Deuxième partie
DE L’OBJET
AU MOTIF
I
Les Alchimistes
NUYSEMENT
Le texte : Les visions hermétiques, du sire Heurtier de Nuysement (1620).
Deux textes marquent l’origine et la fin de l’alchimie ésotérique. Le premier est un apocryphe de Démocrite : le livre de Démocrite à Leucippe, certainement antérieur au Christ. Le deuxième est L’entrée ouverte au palais fermé du roi, du mystérieux Philalète, certainement postérieur à 1620.
Le premier n’est que l’un des innombrables traités de teinture répandus du 2ème siècle avant Jésus-Christ au 2ème siècle de notre ère. Selon le R.P. Festugière, qui les recense [1], la majorité de ces traités répartissent les opérations de l’Œuvre en 4 phases :
a) de l’antimoine, le plomb le plus riche en eau, le plus ductile et fusible, est tirée la matière première (au noir),
b) devenu fluide, le plomb s’unit aux substances qui ont affinité avec lui et le blanchissent (œuvre en blanc),
c) la cuisson fait passer le noir premier, devenu blanc, par toute la gamme des couleurs (autour du jaune), que l’apocryphe de Démocrite nomme le Caméléon,
d) à la fin des opérations, la teinture est réalisée. Selon le but recherché et les corps employés, en argent, or, pierre précieuse ou pourpre.
Nous ne savons pas quelle date donner à l’apocryphe, mais nous savons que, dès -220, les « teintures » étaient pratiquées, puisque Archimède est l’auteur d’un petit traité qui expliquait comment distinguer un or ou un argent véritables du métal teint.
Du 23ème chapitre au 30ème, le second texte énumère les mêmes phases de l’Œuvre, mais en détaillant la troisième (c), que les alchimistes médiévaux avaient appelée : l’Arc-en-ciel :
œuvre au noir :
le régime de Mercure, 50 jours,
le régime de Saturne ou le travail du plomb, 40 jours,
œuvre au blanc :
le régime de Jupiter ou le travail de l’étain, 21 jours,
le régime de la Lune ou de l’argent philosophique,
l’arc-en-ciel :
le régime de Vénus ou du cuivre, le vert, de 10 à 20 jours,
le régime de Mars ou du fer, le jaune ou la Queue du Paon, 40 + 14 = 54 jours,
la 4ème phase :
le régime du Soleil ou de l’or philosophique, 14 + 26 + 3 = 43 jours.
Le caractère le plus remarquable de l’Entrée ouverte est que le traité unit en un seul symbolisme celui des 7 planètes, des 7 matières (mercure, plomb, étain, argent, cuivre, fer, or) et celui des 7 couleurs du spectre. Il faut y adjoindre le fait que l’ensemble des opérations couvre les huit mois et que Philalète conseille d’entreprendre le travail en Mai. Or, de Mai en Décembre, les Signes auront été : Taureau, Gémeaux, Cancer, Lion, Vierge, Balance, Scorpion et Sagittaire, adjoignant une quatrième symbolique aux trois précédentes.
Entre l’apocryphe de Démocrite et le traité de Philalète, cinquante autres successions auront été proposées, fondées sur les 4, les 7 ou les 12. Mais, parmi ces dernières même, l’ordre des 4 est demeuré immuable, comme on le voit par la plus récente, celle de l’ésotériste italien Evola[2] :
Il est certain que les 12 Principes de Lulle (1312) ou les 12 Clés de Valentin (1550?) nommaient différemment les Douze et, même, se fondaient sur des bases différentes : Lulle sur la Forme et la Matière, Valentin sur les 3 Matières : le Mercure, le Soufre et le Sel. Mais la succession des 4 s’y retrouve sensiblement la même, ainsi que chez le commentateur le moins qualifié de la Grande Œuvre :
a) putréfaction,
b) volatilisation,
c) solidification,
d) ultime combinaison[3].
Si l’abondance et la diversité de ces traités et commentaires posent un problème, on prend conscience que celui-ci tient moins aux matières employées et aux dénominations des phases qu’à la succession des couleurs.
En effet, du Noir au Blanc se déploie déjà un premier « arc-en-ciel » que certains confondent avec le second, ou « grand ». Puis, certains, comme Philalète, ont tendance à contenir les 4 dans les 7, quand les 7 couleurs s’échelonnent dans la 3ème opération parmi les 4 :
1) – L’œuvre au noir (1),
2) – l’œuvre au blanc, nécessairement double : a et b (ou 2 et 3),
3) – l’arc-en-ciel : les 7 régimes, de 4 à 10,
4 – le passage à l’état final et cet état : 11 et 12.
Il n’est donc d’alchimie qui puisse s’analyser sans qu’il soit tenu compte des deux sens des couleurs.
L’un de ceux qui en ont traité le mieux est certainement Georges Lanoë-Villène, dans les 7 volumes dans son Livre des Symboles[4].
Les traités de teintures
Il est difficile pour un esprit du 20ème siècle de se faire une idée de l’importance prise par les couleurs de -200 à +200 plus ou moins, c’est-à-dire depuis Bolos jusqu’aux pierres précieuses de l’Apocalypse. Mais l’ésotérisme d’un Ovide ou d’un Virgile y puise non moins assurément que la « science » encore naturaliste d’un Lucrèce ou d’un Pline.
La difficulté provient en partie de ce que cet ésotérisme n’est pas homogène, il joue des 3 couleurs chez l’un (le Vert, le Rouge et le Jaune), de 7 chez l’autre, des 12 pierres précieuses chez l’apocalyptique ou l’astrologue. S’y adjoint et le complique l’ésotérisme des métaux (de l’Or au Plomb) et, parfois, des plantes (Jacinthe = Hyacinthe = le rouge tirant vers le violet).
Une autre difficulté est que le spectre est inconnu de la plupart des Occidentaux : les couleurs ne s’échelonnent pas du rouge au violet, par l’orangé, le jaune, le vert et le bleu, mais elles forment le cycle, le bleu se situant alors au-delà du violet : bleu, violet, rouge.
D’où, une importance du violet – plaque tournante – complètement rejetée par la suite, quand Apollon – l’Or rouge – a triomphé de Hyacinthe. Mais le mythe du Violet rédempteur, au-delà de la mort, survivra chez de nombreux auteurs, comme chez Pline, qui distingue cinq teintures, toutes violettes : le rouge de crocus, l’améthyste, l’héliotrope, la mauve et la « violette tardive ».
Quant à l’origine du mythe, on doit la faire remonter jusqu’à Hésiode : « Les sots ne savent pas combien la moitié vaut mieux que le tout, ni quelle richesse se cache dans la mauve et l’asphodèle » (Les Travaux et les Jours, 40).
Nous savons que la durée, de l’Unité à la mort, tient entre le 1 et 12/7 (ou e-1). Le nombrement du Violet au 1/2 situe donc cette couleur bien en deçà de l’Unité, et en deçà de la Durée. Même quand le Mauve aura disparu de l’ésotérisme et le spectre pris la place du cycle, le Violet demeurera le symbole de la résurrection, de la plus haute spiritualité, comme une nostalgie du malheureux Hyacinthe, de l’époque révolue où les couleurs formèrent le cercle.
Ce sera dès lors le Jaune qui deviendra le « Centre », le point de retournement entre les deux processions, du violet au rouge ou du rouge au violet, sinon du spirituel au matériel ou à l’inverse.
Mais, pendant tous ces siècles, les Orientaux semblent avoir maîtrisé plus assurément et continûment le neuf ésotérisme : le Chinois par la tradition des Cinq Empereurs, et l’Indien par le panthéon de la Trimurti, dont le Jaune, couleur de Houang-ti ou de Brahma, fut toujours le Centre.
L’ésotérisme des couleurs
Selon le sens choisi, d’augmentation de la longueur d’onde lumineuse (de 0,4 à 0,7 microns) ou de la réduction de la longueur d’onde (de 0,7 à 0,4), on sait que l’ordre des couleurs s’inverse : infrarouge, rouge, orangé, jaune, vert, bleu, violet, ultraviolet ou de l’ultraviolet à l’infrarouge.
La « plaque tournante » ou point de résonance est ici le Jaune, en 0,6.
En des temps où l’on peut penser que le spectre n’était pas connu (on le nomme autrement avant Newton), il reste que le Jaune garde cette situation privilégiée.
Les Chinois de l’âge archaïque connaissaient les 5 Empereurs : le Noir, le Rouge, le Blanc, le Jaune et le Vert.
Dans le sens de la Grande Année, ces correspondances zodiacales devaient leur être attribuées :
La Vierge (ou la Bannière) Noire au Noir,
Le Lion le Cheval ou le Souverain au Rouge,
Le Dragon volant (ou nos Gémeaux) au Blanc,
Le Taureau au Vert.
Le Serpent Jaune Houang-ti (notre Cancer) se situait alors entre le Rouge et le Blanc. Il avait suivi le temps solaire, vers -11 000/-9 000, et précédé le temps gémellique, vers -7 000/-5 000.
Mais les souverains de l’an 1 000 de notre ère, les Tcheou, avaient honoré le Serpent Jaune, et les rois précédents, les Yang, avaient honoré le Dragon volant.
L’ordre était alors :
les Han, sous le signe du Taureau vert, vers -3 000,
les Yang, sous le signe du Blanc, au 2ème millénaire avant Jésus-Christ,
les Tcheou, sous le signe du Jaune, entre -1 080 et -780,
les princes Ts’in entre -780 et -230, sous le signe du Rouge, ou, plutôt les signes successifs du Jaune, du Blanc et du Rouge, par renouvellement successif des symboles-maîtres, dans le sens des couleurs à nouveau inversé.
Soit,
sur 10 000 ans, l’ordre : Noir, Rouge, Jaune, Blanc, Vert,
sur 2 000 ans, l’ordre : Vert, Blanc, Jaune, Rouge, (Noir),
sur 500 ans, l’ordre : (Vert), Jaune, Blanc, Rouge.
Ces changements, peut-être, seraient sans importance si, dans la Grèce d’Homère, d’Hésiode et de leurs successeurs, ils n’expliquaient l’étrange ballet que présentent les trois divinités : Apollon (le Feu rouge, dévastateur), Aphrodite ou Vénus (déesse des blés d’or) et Vulcain ou Héphaïstos (le Feu jaune, forgeron, bienfaisant, mais aussi le dieu des Profondeurs, l’antique Apsu-Bès et, comme tel, plus verdâtre que jaune).
Ici encore le Jaune de la déesse tantôt se situe entre le Rouge et le Vert et tantôt à l’inverse, selon que le Feu de la lumière ou le Feu profond, ténébreux, forgeron ou vulcanique l’emporte. C’est ainsi que l’Eté se situe entre le Printemps ou l’Eveil de la Lumière et l’Hiver ténébreux, mais également entre l’Hiver et l’Automne fructueux.
Or, si la succession des Eres, dans la Grande Année, ou des Jours dans la Semaine se présente comme une telle métamorphose des figures ou des noms, renaissants en chaque éveil d’un dieu ou chaque aurore, la succession des phases de la journée ou de l’ère offre la déchéance inverse, de la première heure à la dernière, ou de la première à la douzième, par le royaume (Krîta), la corruption (Trêta), la division (Dvapara) et l’âge de mort (Kâli). Si les Figures ordonnent l’éternelle renaissance, les Lois de la matière précipitent chaque phase en sa destruction.
L’histoire des 12 Opérations, en cela, se révèle pareille à celle des 12 Tribus.
La forme et la substance
Néanmoins, il n’est d’autre point commun que leur nombre aux 12 Fils de Jacob d’une part et aux 12 Tribus cardinales de l’autre. De même n’est-il d’autre communauté que le nombre 12 entre les Pierres Précieuses de l’Apocalypse, par exemple, et les Opérations médiévales.
Entre les deux premiers ésotérismes tribaux s’était situé le temps mystérieux des Juges ou de la divine Terre Promise : les Fils l’ont espéré; à partir de Samuel les Tribus le regrettent. Ainsi, le premier ésotérisme fut d’espoir, mais le second de nostalgie.
Entre les deux ésotérismes opérationnels se situe le temps de Tous les Saints, ou le temps de la Forme/Substance.
A – L’origine peut en être prise du 5ème siècle, où Zozime proclame la prééminence du Soufre, l’exhalaison sèche, le minéral, par opposition au Mercure (la part humide du métal), selon les Qualités d’Aristote; puis, Synésius proclame la prééminence du Mercure. Car « il blanchit les corps et attire leurs âmes. Il les digère par la cuisson et s’en empare. Il en est le fond permanent (la substance) tandis que les couleurs (formelles) n’ont pas de fondement propre »[5].
Esotériquement, les figures, les couleurs, les formes qu’emprunte le Soufre (ou le minéral en poudre) constituent réellement la succession visible des métamorphoses, mais par la grâce ou la vertu de l’élément contraire, liquide, ductile et fusible, que symbolise le Mercure des philosophes.
B – La fin peut en être datée de l’an 1 000, où les alchimistes arabes, par Avicenne, identifient de nouveau le Mercure à la substance et le Soufre à la forme, recréant de la sorte les 4 Qualités.
En 1 050, la notion de l’Etre en-soi redevenue inconcevable, il ne sera même plus question de substance mais de lois causales, comme l’indique le conseil de Michel Psellus au patriarche Xiphilin : « L’alchimie ne se fonde pas sur les formes mais sur des causes rationnelles : la nature des 4 Eléments, dont tout vient par combinaison et de qui tout retourne par dissolution ».
Dès lors renaîtra l’ésotérisme des 12 (Pierres Précieuses de Marbode et de Joachim de Flore ou Opérations de Bacon et de Villeneuve), mais il ne sera plus que nostalgique, en la fin du Doux Temps d’Amour, quand l’hermétique et le gnostique avaient tendu au Royaume.
En cette acception de l’Etre le temps se referme comme une année de mars à mars (l’ère précessionnelle) ou d’Ezéchiel aux Rose-Croix autour d’un point X : la Toussaint ou, pour l’Islam, l’Hégire :
le Printemps : de la réforme de Josias au panthéon d’Auguste,
l’Eté : du panthéon au 5ème siècle (Zozime),
l’Automne ou le temps de l’Etre : de Zozime à Avicenne,
l’Hiver : d’Avicenne au Concile de Trente.
Puis, le cycle sera nié, au profit de l’Histoire.
Une histoire de l’alchimie
Lorsque le sire Heurtier de Nuysement compose ses poèmes, entre 1590 et 1620, l’origine historique de la Science des sciences : les traités de teinture hermétiques, est entièrement proscrite ou ignorée. Aux nouveaux « chimistes » il faut des filiations plus glorieuses.
1 – Selon une première tradition, l’alchimie a eu pour père Moïse et c’est son enseignement, transmis par Marie la juive, qui a permis de renouer, par-delà le christianisme, avec la science trois fois millénaire, en établissant le transfert du 3 au 4 par adjonction de l’unité.
Les défenseurs de cette tradition vont valoir que les 3 matières, Soufre, Mercure et Sel ne sont autres que les 3 Lettres hébraïques Aleph, Shin et Mêm ou les Lettres brahmaniques A U M, elles-mêmes symbolisantes de la Roue, du Cœur et du Dragon (la Roue, la Semblance et le Vivant d’Ezéchiel).
Mais, alors que Ezéchiel savait jouer de ses 3 structures et des 4 Eléments, l’alchimiste du 17ème siècle ne sait plus comment jouer des 3 et des 4. Exactement, il ne sait comment remonter de la matière à la Forme. Selon le mot de Gérard Dorn (De tenebris contra Naturam, 1602), « la décision est impossible entre la Trinité et le Dragon à 4 cornes ».
2 – Selon une autre tradition, l’alchimie ne viendrait pas des juifs mais de l’Islam, par le prince Khalid et Djâbir ibn Hayyan (8ème siècle). De fait, la science de la Balance, vers 750, semble bien correspondre à la création d’un nouvel ésotérisme, entièrement symbolique ou mathématique, dont le fondement n’est pas les 3 mais les 4 Qualités d’Aristote : le froid/le chaud, le sec/l’humide.
Mahomet lui-même n’a-t-il pas défini l’Etre par la quadrilogie du Visible et de l’Invisible, du Premier et du Dernier?
Fondamentalement attachés à la notion de Substance, ces ésotéristes – islamiques, puis scolastiques – n’ont cessé, tout au long du Moyen Age, de l’opposer aux « apparences », en opposant le sens invisible du Dernier au Premier au sens visible, inverse. Mais eux non plus ne sont pas remontés des apparences à la Substance, et les ésotérismes se sont multipliés sans s’éclairer l’un par l’autre.
Les deux traditions ne sont pas contradictoires, à condition de considérer qu’elles ne se situent pas dans le même plan.
Comparons :
Les tribus L’alchimie
a) le passage Sumer/Patriarches a) le passage Bible/Evangile
b) Jacob, vers -1900 b) la 1ère kabbale vers 250
c) Moïse, vers -1400/-1340 c) la Balance, 750/820
le partage cardinal des tribus les 4 Qualités
d) Ezéchiel, -580/-560 d) les Rose-Croix, 1580/1600
Une première lecture des deux chronologies est d’ordre symbolique, mais il est vrai qu’en ce plan, l’évolution, de Bar Yochaï à Nuysement, renouvelle seulement l’évolution notable de Jacob à Ezéchiel. Au contraire, une lecture historique ou causale des deux suites fait apparaître deux évolutions très différentes l’une de l’autre : depuis Moïse, le jeu des Cardinaux; depuis la science de la Balance, le jeu des Qualités.
Dans cette seconde lecture, le jeu des Cardinaux divise la phase (c) en 4 périodes :
1) le partage des tribus par ordre de marche,
2) le partage territorial,
3) l’éclatement des tribus,
4) les partages symboliques et la formulation nouvelle des 3; les derniers prophètes : -600/-540.
Sur ce modèle, depuis la science de la Balance jusqu’aux derniers Rose-Croix, quatre périodes apparaissent clairement, qu’on ne peut plus confondre dès qu’elles sont révélées.
1 – L’alchimie arabe s’est fondée sur les 4 Qualités d’Aristote en même temps que sur les 4 de Mahomet. Si les premières définissaient les états substantiels de l’Etre, les seconds définissaient les sens formels de ce qui est, soit du visible à l’invisible, soit à l’inverse, selon que le Visible ou l’Invisible était considéré comme premier temps.
Cette osmose Forme/substance était à ce point indivise qu’il n’était pas possible de distinguer l’une de l’autre. D’où, l’absence d’une 3ème matière.
Si l’alchimiste parle de Mercure et de Soufre, il entend par Mercure (tiré de l’argent) la part féminine, substantielle de l’Etre, que symbolise également la Lune; par Soufre (tiré de l’or) la part virile, formelle de l’Etre que symbolise également le Soleil.
Si le trinitaire s’exprime en cette période, du 8ème au 10ème siècle, c’est seulement par les 3 natures de Bolos : celle qui contient, celle qui vainc, celle qui unit : la Grammaire, la Rhétorique et la Dialectique de Boèce, ou le Vrai, le Beau et le Bien de Platon.
2 – La seconde alchimie, scolastique, est revenue aux 4 Eléments, préférés aux 4 de Mahomet, et, de ce fait, a perdu la notion de Substance/Forme, désormais inintelligible (au point que la trans-substantion eucharistique est discutée, dès 1080, puis dévoyée, dénaturée, niée).
Que la dialectique nouvelle soit celle de la Forme et de la matière (la Substance moins la Forme) ou celle de la Substance et de l’apparence (la Forme moins la substance), un troisième terme devient nécessaire pour unir l’une et l’autre. On ne le nomme pas encore le Sel mais le mixte : c’est le miracle du Cœur ou de la Semblance (l’analogie).
En cette même période cependant, du 12ème au 14ème siècle, se révèlent les premiers ésotéristes alchimistes chrétiens, non seulement praticiens, Arnault de Villeneuve, Roger Bacon, mais théoriciens et théologiens : saint Albert, saint Thomas. Tandis que les premiers jouent de la matière et de la forme, les seconds jouent de la substance et des apparences, ainsi que les scolastiques dominicains.
Les 12 opérations des uns (Roger Bacon) ou les 12 Pierres des autres, héritées de l’Apocalypse, de Marbode et de Joachim de Flore (chez le Grand Albert encore) se déduisent soit des 4 Eléments et du Mercure, du Soufre et du Mixte, soit de 3 Vertus (dureté, pureté, transparence) et de 4 couleurs (généralement le vert, le bleu, le jaune et le rouge).
3 – Les alchimistes de la 3ème période ont affiné sans fin les 12 opérations, depuis les Douze principes de Raymond Lulle (1313) jusqu’aux Douze clés de la Philosophie, de Basile Valentin, vers 1540.
C’est alors que, d’une part, l’abondance des symboles et, de l’autre, la multiplicité croissante des opérations dépouillent les premiers de toute matérialité, les secondes de toute rigueur ésotérique. Seul Raymond Lulle, par sa mathématique des combinaisons, semble renouer avec les quêtes de Pythagore, Platon et Djâbir; mais son partage dialectique des 12 entre la forme et la matière atteste que le sens de la substance est bien perdu.
Au début du 16ème siècle il n’est plus possible de retrouver une répartition des 12 opérations dans les 4 d’Aristote, de Mahomet, de Boèce, qu’au temps de Josias il ne l’était de répartir les 12 tribus dans les 4 Cardinaux.
4 – C’est alors que Valentin lui-même, ou Paracelse selon une autre version, invente la 3ème matière : le Sel, vers 1530/1550.
Née de la trinité scolastique, le Corps, l’Ame et l’Esprit[6], la trilogie nouvelle renouvelle évidemment les 3 Lettres kabbalistiques mais, en l’abolition de l’osmose Forme/Substance, sa définition n’en est pas éclaircie pour autant.
Si la Forme n’est plus que l’apparence, l’ancienne Forme islamique, le Soufre, n’est plus que l’antique Semblance d’Ezéchiel, le Cœur ou le Shin de la trilogie; le Mercure est la matière, le Mêm ou le Dragon, et le Sel est le nouvel Aleph (ou la Roue qui ferme le cycle).
Au contraire, si le Sel prend la place du Cœur (de l’Hermaphrodite ou du Re-bis), le Mercure n’est plus que la matière des Philosophes (ce qui demeure de l’ancienne Substance), et le Soufre épouse le Serpent des apparences, Mêm ou le Dragon.
Les 3 matières ne peuvent se ramener assurément aux 3 symboles d’Ezéchiel, ni même aux 3 natures. Mais il y a pire.
La confusion du Mercure avec la femelle et du Soufre avec le mâle ne simplifie pas la quête mais la complique. Car la Terre et l’Eau sont femelles, comme l’humide et le froid, l’Air et le Feu sont mâles, comme le sec et le chaud.
Dès son invention, ainsi, le Sel doit s’identifier à l’un des éléments. Cherchant à formuler clairement les 3 matières, Paracelse lui-même n’a-t-il pas inventé l’étrange image du bois qui brûle et qui se révèle comme triple, dans la flamme qu’il nourrit, la fumée qui l’évapore et les cendres qu’il devient? Ici, le Soufre est comme la flamme, le Mercure comme la vapeur, le Sel comme la cendre.
Comme toujours, la volonté de ramener le Trois à 3 des 4 annule tout ésotérisme.
Des teintures hellénistiques et des métaux romains, vers -200, jusqu’aux ouvrages alchimistes de la période 1600, un immense travail a été poursuivi, dans l’accord recherché, puis aboli, de la Substance et de la Forme : il n’a cessé de s’épanouir, au 8ème siècle, que pour se dissoudre en toutes les folies coutumières aux esprits dépourvus du sens de l’éternel.
Non seulement, vers 1600, la Forme et la Substance ne risquent plus de s’unir, mais elles n’existent plus, ni l’une ni l’autre. En leur place, les Trois ne sont plus que des matières; les Quatre, ou ce qu’il en reste, ne sont plus que d’incertains symboles, que démentent sans fin les apparences.
Or, si les visions d’Ezéchiel ont achevé l’ésotérisme, élémental puis cardinal, des tribus, ce sont les Visions hermétiques de Nuysement qui mettent un terme à l’ésotérisme des couleurs, des pierres et des opérations.
De Scève à Nuysement
Certaines périodes-charnières de l’Histoire se signalent par une floraison éblouissante d’ouvrages insolites, par un renouvellement radical de l’ésotérisme ancien : le romantisme allemand dans les quinze dernières années du 18ème siècle ou « les machines célibataires » dans les quinze premières années du 20ème siècle.
Il en est ainsi pour les quinze premières années du 17ème siècle, où paraissent coup sur coup l’œuvre d’Andrea, celle de Gérard Dorn (1602), le De la Nature de Sethon (1604), le Discours des Sorciers de Henry Boquet (1610), Le Miroir d’Alquimie de Jean de Mehun (1612) et ces retentissants apocryphes : Le livre des figures hiéroglyphiques de Nicolas Flamel (1612) et L’Œuvre royale de Charles VI (1618). Chacun de ces livres, à sa façon, traite du problème insoluble des 3 et des 4, et l’on ne voit pas, à première vue, pourquoi l’on préférerait celui-ci à celui-là.
D’une certaine manière, dès 1545, le poète libertin Scève a recouvert d’avance toutes ces tentatives dans son œuvre extraordinaire : Délie, dont le complexe appareil joue de 504 structures mythiques :
(12 X 5) + (9 X 49) + 3.
Non seulement nombrées mais nommées, ces structures composent l’ésotérisme des végétaux (l’absinthe, l’aloès, l’ambre, le cèdre, le dictame, la marjolaine, la myrrhe, l’œillet, la pomme), l’ésotérisme bestiaire (le lion, le basilic, la chèvre, le corbeau, l’hydre, le lièvre, le loup, le lynx, le papegai, le phénix, la salamandre, le serpent), l’ésotérisme des 12 Pierres, celui des 7 couleurs, l’ésotérisme topologique des Anciens (l’Arabie, le Béthys, l’Egypte, l’Etna, le Gange, Paphos, la Lybie), etc., mais leur ensemble recueille tous les vocabulaires mythiques en usage depuis des millénaires, à l’exception de la symbolique zodiacale, trop éclairante.
Mais, précisément, la Délie révèle l’insignifiance des nomenclatures en l’absence de toute quadrilogie consciente. Car, dans la suite des nombres qui l’ordonnent : 3, 5, 7, 9, 12, et leurs carrés, 9, 25, 49, 81, on ne peut pas ne pas remarquer le défaut du 4.
Les métamorphoses de l’Esprit-JE qu’exige un tel ensemble ne peuvent, en fin de compte, qu’éparpiller le JE, comme Scève lui-même l’avoue :
« Rien, ou bien peu, faudrait pour me dissoudre,
D’avec son vif ce caduque mortel… »
Car, toute affirmation est niée par son contraire, simultanément vrai :
« Quand, sur la nuit, le jour vient à mourir,
Le soir d’ici est aube à l’Antipode. »
La Haute Science de Scève, ainsi, retombe au « Gay Sçavoir » de Rabelais, sinon à la « docte ignorance » du cardinal de Cues.
Quand, en 1562, dix-sept ans plus tard, Scève publiera son Microcosme, il ne sera plus question d’ésotérisme mais d’une prospective quasi scientifique, d’un regard déjà savant jeté sur l’avenir progressiste et mécanique de l’humanité[7].Le seul « appareil » retenu est le « quadrivium » et le « trivium » de Boèce : les 4 sciences et les 3 arts. Quant au langage sacré des symboles, devenu inconcevable ou pleinement oublié, il ne peut être d’aucune utilité à l’Adam foudroyé qui,
« Ne sachant que son dieu qui en Dieu le forma,
En langage de Dieu tous ces brutaux nomma,
Selon le propre nom de leur propre nature ».
Le courage d’un Nuysement est autre, et son génie plus ferme.
En effet, le même processus a reconduit jadis des figures aux lois, qui reconduit à présent des analogies à la science. Mais, contre l’Histoire, c’était aux figures qu’Ezéchiel donnait sa confiance, comme Nuysement donne la sienne aux analogies.
Car, dans le dépérissement de la Matière (la mort de la Vierge), on ne savait pas lesquelles, des lois ou des figures, susciteraient l’Ordre nouveau. Et, dans l’abolition de l’Objet, en sa structure ou sa substance (la mort du Roi, de la Hiérarchie), on ne sait pas laquelle, de la métaphore ou de la métonymie scientiste, suscitera le nouvel Esprit.
Chacune des « visions hermétiques » ne définit pas seulement un ésotérisme particulier comme les poèmes de Scève, mais raconte l’opération même par laquelle l’analogie se transforme et se perpétue.
Je n’en donnerai que ce seul exemple : la transmutation des oiseaux bicolores, par la vertu de l’arbre, en un nouveau phénix :
« Au-dessus de ce nid, je vis, sur une branche,
Deux oiseaux se piller et se donner la mort,
L’un de couleur de sang, l’autre de couleur blanche,
Et tous deux, en mourant, prendre un plus heureux sort.
Je les vis transmuer en blanches colombelles,
Puis en un seul phénix toutes deux se changer,
Qui, semblable au soleil, sur ses brillantes ailes,
Affranchi de la parque, au ciel s’alla ranger. »
Donné pour une description poétique de la transmutation alchimique du Blanc et du Rouge en l’Or philosophal, le poème conte de fait l’accord des deux mythes ailés : la Fraternité et l’Egalité (les deux Aigles d’Ezéchiel) dans le Libre Esprit, par la vertu de l’Arbre.
Car aucun des dieux passés n’a embrassé les 4 (Eléments, Cardinaux, Qualités, Sciences) sans être en soi les 3 Personnes ou Natures :
le Créateur : la Vierge, la Mère ou Caper Ea et le Taureau lui-même;
le Justicier : le Souverain, l’Arche et le Bélier;
le dieu d’Amour : la Sagesse Sophia, le Verbe Basis et le Poisson.
Toujours : le Cœur (Vierge, Archer, Poisson), en même temps que la Roue (Ea, le Bélier, la Sagesse) et le Vivant (Taureau, Souverain, Verbe-Substance).
Ainsi, l’Esprit que tous espèrent devra être tout à la fois de la 1ère, de la 2ème et de la 3ème Personne, bien qu’en tant que 3ème Personne (le nouveau Christ ou le Verseau, l’Esprit Saint) il doive également recouvrir les 4, en leur formulation nouvelle.
Ayant acquis une pleine maîtrise dans le jeu des 3, c’est à cette formulation des 4 que le poète doit s’attaquer.
Les victoires sur la mort
Nous avons vu que, pour le prophète du 18ème siècle : Joachim, Albert, les couleurs, réduites à 4, pouvaient recouvrir les Eléments :
rouge est le Feu,
jaune la Terre,
verte l’Eau,
bleu le Ciel.
Mais cette symbolique, imparfaite, a été promptement oubliée. Au point que l’alchimiste ne joue plus que du Noir, du Blanc, de l’Arc-en-ciel et du Rouge.
Au milieu du 16ème siècle, un homme cependant s’en est souvenu : Paracelse. Si les Couleurs ne symbolisent plus les Eléments, ne serait-il pas possible d’archétyper ceux qu’elles vêtent? D’imaginer que des habitants divers hantent les Eléments?
En effet, chacune des 4 phases de l’Œuvre ne s’achève-t-elle pas comme la vie, par une réelle mise à mort? Les Couleurs, ici, cependant, ne sont plus celles des scolastiques : le bleu, le vert, le jaune, le rouge, ou elles ne le sont que dans la 3ème phase, dite : l’Arc-en-ciel. Deux « œuvres » l’ont précédée : au Noir, puis au Blanc; une 4ème la suit : la sublimation finale.
Identifiant les 4 phases aux 4 Eléments, Paracelse y a vu d’abord comme une succession de la Terre ou matière première (l’Œuvre au noir) au liquide ou Lait de la Vierge (l’Œuvre au Blanc). Puis, par l’action de la cuisson du Feu, l’accession à l’Or Philosophal ou spirituel.
Il a nommé Pygmées ou Gnomes les habitants de la Terre Profonde,
Ondins ou Nymphes les habitants de l’Eau,
Salamandres ou Vulcains les habitants du Feu,
Sylphes ou Phénix les habitants de l’Air (Les Grimoires).
Nuysement retient certains de ces noms et en invente d’autres, quand, faisant parler l’Esprit attendu, le nouveau Christ, il écrit :
« Je suis donc le Phénix qui renaît de sa cendre,
Le Grain qui, pour produire, en la terre pourrit,
Je suis ce Pélican et cette Salamandre
Qui au feu prend naissance et du feu se nourrit. »
Je dis qu’il invente : à peine! Car, les nouveaux symboles sont déjà longuement explicités.
a) l’œuvre au noir se résout en la putréfaction du minéral premier par adjonction d’un métal ou d’un liquide, dont l’union constitue le mercure des philosophes et que Jean de Mehun a nommé le Grain :
« La Pierre est une et trine, ayant quatre éléments. Elle est aussi appelée le grain du froment qui, s’il ne meurt, demeurera seul » (Le miroir d’Alquimie).
b) l’œuvre au blanc se réalise par une série de distillations du Mercure des philosophes, d’autant plus efficaces qu’elles sont plus nombreuses. Cette lente et laborieuse préparation s’accomplissait dans l’appareil que l’alchimiste nommait un Pélican, sorte d’alambic multiple où la vapeur récupérée par « le feu constant et fort » retombait en eau, blanchissant de plus en plus le produit. Pratiqué, à une autre échelle, dans toutes les distillations industrielles, le procédé donne toujours le même résultat.
Comme le Pélican s’ouvre le ventre pour nourrir de sa propre chair sa progéniture, le bec de l’alambic nourrit de sa vapeur-eau la matière qu’il blanchit et rend de plus en plus « subtile ».
c) les Hellénistiques déjà nommaient : le caméléon la phase que d’autres alchimistes ont nommée le Serpent ou la Salamandre, et un Pline l’Ancien croyait que ce dernier animal peut traverser le feu. C’est en effet la phase des métamorphoses, où le corps précieux passe par le spectre des couleurs : le vert, le jaune, l’orangé.
d) arraché à sa propre cendre, sauvé du feu, le Phénix prend enfin son envol, et sa couleur, rouge sombre ou pourpre, « la plus belle couleur du monde », témoigne que l’Œuvre est achevé.
Or, les 4 symboles : Grain, Pélican, Salamandre, Phénix, recouvrent les vocables de Paracelse et de ses successeurs. Mais également ils symbolisent les 4 victoires sur la mort du Mercure des philosophes, du corps, de la matière mutante et de l’Or obtenu :
a) le Grain meurt pour produire,
b) de son propre sang, le Pélican nourrit ses enfants,
c) ses mutations sont autant de renaissances pour celle que le feu métamorphose,
d) de sa propre cendre renaît l’oiseau divin, comme le savait déjà l’égyptien de Sésostris (et Tacite, deux mille ans plus tard).
Ce qui meurt dans un sens du temps, selon les lois de la matière, renaît dans un sens inverse, en son éternelle figure.
Ezéchiel et Nuysement
L’erreur du progressiste est de croire que les temps ne se répètent pas; l’erreur de l’adepte de l’éternel Retour est de croire que les formes se répètent.
Il est aujourd’hui neuf heures comme hier (dans le Jour même) mais l’éclat du ciel y est différent et je n’y ressens pas le même bonheur, parce que aujourd’hui n’est pas le même jour qu’hier.
L’éclatement du cercle des Tribus (le zodiaque) avait conduit les juifs à restreindre les 12 aux 4, élémentaux, puis cardinaux. L’éclatement du cercle des Couleurs (Hyacinthe ou la Substance au cœur) a ramené les 12 ou les 7 aux 3 : le Vert, l’affinité, la sève ou la nature qui charme, le Jaune au centre, et le Rouge, la nature qui combat.
D’où, la nécessité pour Ezéchiel, de recréer les 3 disparus (le Vivant, la Roue et la Semblance) et, pour Nuysement, de formuler à nouveau les 4 : le Pélican, le Grain, la Salamandre et le Phénix. Le temps de Nuysement renouvelle le temps du prophète juif, dans le Temps même; cependant, ce n’est pas le même temps et l’exigence formelle y est tout autre.
D’une ère à la suivante, les deux voies sont substantiellement identiques (dans la matière et la loi) et formellement inversées. Pour le comprendre, ni le jeu des tribus ne suffit, ni le jeu des couleurs ou des opérations. Il faut se référer à la « science des structures » en laquelle aussi bien Nuysement qu’Ezéchiel ne cessent de puiser.
a) En la mort de la Vierge, l’ancien dieu Sagittaire, Arès-Horus-Wra, demeure prisonnier de l’élément de Feu : il ne peut plus accéder au Bien ou à la 2ème Personne, c’est-à-dire devenir Eros, le Grand Arkhon.
Par l’invention de la Semblance, Ezéchiel (puis, par le recours au Nombre Platon) n’autre but que de permettre ce renversement de l’Elément à la Personne.
Ce ne peut être sans recréer l’ésotérisme trinitaire, par le Vivant, la Roue ou la Semblance, ou par le Beau, le Vrai et le Bien, ou la chose différente, la chose même et la même chose plus tard.
b) En la mort du Souverain (le Lion, le Roi), l’ancien dieu scorpionnaire, l’Apsû, Basis, Bès ou Pistis, demeure prisonnier de l’Hermès Trismégiste, le dieu d’Eau : il ne peut plus accéder à la 3ème Personne, c’est-à-dire devenir le Verbe Interne ou le Libre Esprit.
Par l’invention de l’Archétypus, Scève et Nuysement, entre autres, n’ont d’autre but que de permettre ce renversement de l’Elément à la Personne.
Mais c’est-à-dire faire du Verbe ou de l’Esprit Saint, l’un des 3 dans le Trismégiste, quelque chose d’autre : l’un des 4 dans le Verseau. D’où la nécessité de recréer une quadrilogie conforme aux nouveaux archétypes.
En effet, concrètement, la mort de la Vierge s’est manifestée par la destruction d’une certaine réalité (la Terre Promise), ne laissant plus subsister que ces abstractions : le Même et l’Autre, dont Eros a dû jouer, par la Semblance, l’Idée, la Polarité enfin.
Différemment, la mort du Souverain se manifeste par la destruction de l’harmonie universelle, le Royaume de Dieu ou la Forme/Substance. Elle laisse en vis-à-vis l’Externe (l’objet) et l’Interne (le sujet) ou, plus naïvement, le corps et l’esprit.
On remarque, sous cette optique, que les 4 morts de Nuysement s’opposent deux à deux : le Grain et le Pélican survivent par l’objet ou en dehors de soi, en tant que plante ou nourriture; la Salamandre et le Phénix survivent par soi ou en soi-même, par la métamorphose ou la résurrection.
Mais c’est là encore une vue extérieure ou objective, superficielle des choses.
Subjectivement substantielles, l’œuvre de la Salamandre et celle du Grain sont leurs : ils y perdent leurs formes (couleurs ou qualités). Si bien que le rationaliste lui-même reconnaît l’existence de ces regains : la mutation, la germination, par-delà une mort corporelle.
Subjectivement formulées, l’œuvre du Pélican (l’osmose d’Amour) et celle du Phénix (le prodige de la Libération) ne laissent pas leur substance intacte. Les petits du Pélican ne ressuscitent que sa forme et non pas son en-soi; rejailli de ses cendres, le Phénix est seulement comme l’analogie de ce que furent ses ancêtres, en une même renaissance et non dans cette renaissance même. Si bien que, seul, un mystique croit en l’éternité de ces retours : la race ou la libération, par-delà même la mort du JE.
Dès lors, les séjours des 4 ne sont plus ni les Eléments ni les Cardinaux (qui ne se fondaient pas sur la dialectique du sujet et de l’objet), mais les phases successives de l’Œuvre Universelle, en ses sens inversés : du passé à l’avenir d’une part, du devenir au devenu, de l’autre :
L’ARCHETYPUS
A partir de Nuysement, Basilicus, l’ancien Verbe, n’est plus seulement le dieu de la crypte, de la subterrestre ténèbre, de l’eau profonde, qu’il était à Byzance encore. Mais il est le dieu que, déjà, Ignace de Loyola et Luther ont nommé le Verbe Intérieur et que Boehme et Campanella, Fox et Milton vont nommer le dieu du subconscient, le véritable esprit créateur.
Subjectivement appréhendé mais objectivement révélé, après sa mort, par la nourriture qu’il offre, la race qu’il porte, les métamorphoses qu’il assume, la libération qu’il permet.
Si l’archétype, en tant qu’analogie ou métaphore, rénove de l’oubli les formes, contre la fuyante métonymie et l’inévitable entropie (des notions inconnues de Nuysement), il suscite, en tant qu’esprit créateur, contre la diversité des formes, le rythme substantiel qui triomphe de l’oubli.
C’est, au-delà des lois scientistes, la matière même qui perdure, en toutes ses figures imaginables (y compris celle de l’énergie), en dépit de la mort certaine.
Ou, contradictoirement, au-delà des apparences c’est l’essence de l’Etre qui survit, comme le JE à travers les visages successifs de l’enfant, de l’adolescent, de l’adulte, du vieillard.
Car, en son dernier état comme dans l’état d’origine, l’Etre englobe les « quatre éléments », ainsi que le disait Jean de Mehun. Il est aussi « un et trine » ainsi que s’en prévaut l’Esprit de Nuysement :
« En trinité unique et trine en unité ».
Mais le problème est de maintenir cette Essence-Pierre vivante, au-delà de ses quatre morts, car
« Tout le monde à vil prix m’achète et me possède,
Mais c’est après ma mort et quand seulet je suis.
Qui doncques me prend vif et sait ce que je suis
Peut dire qu’aux trésors des élus il succède ».
On l’a beaucoup écrit, on l’écrira encore : la Pierre n’est pas de l’or vulgaire. Lorsqu’un alchimiste commence d’en faire (Nicolas Flamel) le temps de la Substance est déjà terminé. Le but de l’Œuvre est la transmutation de l’alchimiste lui-même. Mais ce but n’est pas l’Azoth sans être l’Alpha. Ce dernier est un premier : le JE fondamental, antérieur à l’enfance et aux trois autres phases.
Par cette vie renaissante et par ces 4 morts, qu’on les prenne dans l’année (les 4 saisons), dans la durée d’une vie (les 4 âges) ou dans une ère précessionnelle ou dans une Grande Année, c’est toujours l’Etre qui survit : la nature d’une année à l’autre; le vivant par ses enfants et par ses œuvres; ce dieu-là, le Taureau, IHV ou l’IHS dans ses métamorphoses; une « race » humaine ou un « état » de l’évolution, d’une période interglaciaire à la suivante, etc.
Toujours en vie, comme grain ou salamandre, pélican ou phénix, parce que toujours Unique et Trine, dans ses trois Natures ou ses trois Personnes : les trois dimensions de Platon, les trois symboles d’Ezéchiel…
La figure que suggèrent les poèmes de Nuysement est apparemment tout autre que celle du prophète juif, non seulement par les symboles retenus mais par l’architecture choisie :
Mais le résultat est le même : la recréation des 12 : mois dans l’année ou heures dans l’horloge, années dans le cycle solaire, phases dans la vie, ères précessionnelles dans la Grande Année, comme jadis des 12 tribus dans la Jérusalem nouvelle.
Jean-Charles Pichon
[1] La révélation d’Hermès Trismégiste (Gabalda, 1950).
[2] Rapporté par Elisabeth Antebi, dans Ave Lucifer (Calmann-Lévy, 1970).
[3] Voir l’article « Alchimie » dans Dictionnaire des symboles, de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant (Robert Laffont, 1969).
[4] Le Livre des symboles, dictionnaire de symbolique et de mythologie (Editions Brossard, 1930).
[5] Cité dans le remarquable ouvrage de Lucien Gérardin, L’alchimie (Bibliothèque de l’Irrationnel, 1972).
[6] On trouve chez Lulle (Le codicille) cette mention alchimique d’un corps (la matière première), d’un esprit purifié (par la distillation) et de l’âme que fixe l’opération finale (à travers les métamorphoses de l’Arc-en-ciel). Mais le mot Corps n’a plus que le sens qu’il aura en imprimerie, le mot Esprit que le sens qu’on lui trouve en « esprit de vie » ou « eau de vie », le mot Ame que le sens qui subsiste encore dans les expressions : « l’âme du canon », « l’âme d’un violon », etc.
[7] La même période (1549/1563) est celle où siège le concile de Trente et où s’imposent les théocraties calvinistes, également destructeurs de la « divine science » et pourvoyeurs des nouvelles inquisitions.