Ceux qui ont cheminé avec Jean-Charles Pichon ont acquis – peu ou prou – la faculté de constater des évidences qui échappent à la plupart des personnes engluées dans le rationalisme actuel.
Cette faculté se manifeste parfois de façon surprenante. Ainsi, dans son dernier ouvrage sur le Yéti, Jean-Paul Debenat consacre la plus grande partie d’un chapitre à la vieille coutume de la bûche de Noël. Nous sommes loin des Hommes Sauvages et des cycles mythiques. Et pourtant…
Les temps intercalaires
et les coupures du Temps
Avant de poursuivre l’exploration du temps sacré et du présent, tentons d’établir quelques repères. En nous enfonçant dans le continent asiatique, nous rencontrons lieux, objets et personnages portant des noms déroutants, tout autant que les rituels pratiqués. Penchons-nous sur quelques notions liées aux pratiques en usage autrefois dans nos pays occidentaux. Nous userons à cet effet d’un vocabulaire aussi familier que l’arrière-plan culturel qui est le nôtre. Mais quel que soit le décor, on constate que les phénomènes décrits ressemblent, dans leur essence, aux célébrations traditionnelles, aussi lointaines soient-elles (Himalaya, Chine, etc.).
Pour l’instant, abordons une tradition vivante en Europe : celle de la bûche de Noël, par exemple, dont la signification s’éclaire lorsqu’on se tourne vers la Grande-Bretagne. On y évoque Yulelog, terme emprunté à la Scandinavie qui célébrait le solstice d’hiver lors de la fête de Yule. Le mot Yuletide, synonyme de Christmas (Noël) fut pratiquement banni par les Puritains car il leur semblait entaché du paganisme des Saturnales. En effet, les Romains adoraient Saturne et en décembre, se livraient à des célébrations débridées. L’orgie était un des aspects spectaculaires de ces fêtes pendant lesquelles tout semblait permis : les hommes et les femmes allaient jusqu’à échanger leurs vêtements et le déguisement reflétait le retour vers le chaos.
« Déguisement, tu es, je le vois, une profanation, qu’exploite l’habile ennemi du genre humain[1]« .
Shakespeare exprime l’attitude adoptée par les Puritains jusqu’au 17ème siècle, avant que les festivités, consacrées à la Nativité (Christmas), soient rétablies au cours de la Restauration anglaise, sous Charles II.
On notera que la pièce que Shakespeare consacre à la nuit la plus courte s’intitule Twelth Night [La Douzième Nuit], devenue en français La Nuit des Rois. La religion chrétienne enseigne que les Rois Mages arrivèrent à Bethlehem après un périple de douze jours et offrirent en présents l’encens, la myrrhe et l’or à l’enfant Jésus. Un chant de Noël, The Twelve Days of Christmas évoque un cadeau par jour : en tout, on en énumère une douzaine, manière d’entraîner la mémoire des chanteurs.
Le nombre douze prend une importance particulière si l’on considère que les anciens peuples païens utilisaient un calendrier lunaire. Le mois lunaire durait en moyenne 29,53 jours et douze mois représentent 354 jours, c’est-à-dire qu’il faut ajouter 11 à 12 jours pour parvenir à l’année solaire de 365 jours un quart. Les Egyptiens disposant de mois de 30 jours, se contentaient d’ajouter 5 jours intercalaires pour compléter l’année solaire.
Ces jours additionnels – ou épagomènes – ont été placés différemment selon les calendriers. Le calendrier grégorien a conservé un mois lunaire, février, qui fut longtemps le dernier mois de l’année chez les Romains.
On obtient ainsi des mois de longueur inégale et on a alors dissous le caractère sacro-saint de ce qui fut une période intercalaire particulière. Les jours supplémentaires, ainsi disséminés, ont pris la teinte banale des jours courants. Il nous est difficile de retrouver à leur égard l’état d’esprit des épagomènes antiques. Le carnaval conserve cependant la saveur de ces périodes de faste et de désordre, pendant lesquelles un roi-bouffon remplace le souverain en titre.
Les initiés des temps anciens sont remplacés aujourd’hui par des porteurs de masques et de costumes représentant les esprits des morts ou des démons, et très souvent des personnages burlesques. Les fêtes du Nouvel An, ou Gody, des Slaves et des Germains existent toujours. Elles demeurent vivantes et colorées en Europe de l’Est et conservent l’esprit de ces cérémonies antérieures au christianisme. Lorsque l’obscurité l’emporte sur la lumière, quand le vent rugit, faisant régner la froidure, les âmes s’approchent des fenêtres et quémandent des offrandes. Les villageois se blottissent près de la cheminée car ils ont peur des bêtes telles que le Loup, l’Ours… esprits souterrains transformés en animaux. Lors des Gody, ils apparaissent, comme attirés par les lumières et viennent converser avec les vivants. Ces derniers les craignent car les esprits connaissent l’avenir et peuvent agir sur les destins.
On s’attire les bonnes grâces des esprits et démons en offrant avoine, paille, foin, pain, etc. Puis un festin communiel est suivi de la distribution des douze dons. Les rites de conjuration – contre le Loup, l’Ours… – sont prononcés dans un langage devenu incompréhensible. Dans les rues, les masques, comme lors du carnaval, pourchassent les jeunes filles. On les attelle parfois à des charrettes ou à des charrues. Aujourd’hui, on se contente de leur faire tirer un petit chariot – ou encore on les promène dans ces petits chariots! Ces brimades servent à transformer la femme en déesse-jument, en Mère Divine chevaline, dignité suprême d’antan. On sait par exemple qu’Epona, notre déesse gauloise, signifie Grande Jument.
Ces cérémonies nous amènent à évoquer les Coupures du Temps. Ces « coupures » assurent, selon l’historien des religions Mircea Eliade, la régénération cyclique du Temps. Ainsi, chaque année, le monde est créé de nouveau. Et comme une nouvelle création se prépare, les morts-vivants surgissent, puisqu’il n’y a plus de barrière entre morts et vivants. Le Temps est suspendu et les défunts espèrent un retour à la vie.
L’orgie marque le renversement des valeurs, les formes sociales se dissolvent, le roi est humilié rituellement en prenant la place de l’esclave : il y a régression. C’est une sorte de déluge qui précède la régénération, qui est comme le mot l’indique, une seconde naissance. Dans certaines sociétés, ce sont les cérémonies d’extinction et de ranimation du feu qui prédominent; dans d’autres, c’est l’expulsion matérielle des démons, avec force bruits, danses et gestes violents; ailleurs, c’est l’expulsion du bouc émissaire sous sa forme humaine (l’Homme Sauvage par exemple) ou animale (le Loup, l’Ours…).
Ce qui compte, c’est l’annulation des fautes et des péchés de la société dans son ensemble et non une simple purification. L’année passée est abolie, consumée et l’on enlève la moindre parcelle de cendre du foyer. Il est temps de restaurer l’harmonie. On dispose une bûche soigneusement choisie pour qu’elle projette une lumière claire. Yulelog, la bûche de Noël, est synonyme de cycle nouveau. La Création du Monde a été réactualisée et les membres de la communauté y ont participé. Pendant cette « coupure », ils ont été projetés dans un temps mythique. Le romancier et mythologue Jean-Charles Pichon a fait des Saturnales la « liberté de décembre[2]« . Mais les citoyens des pays riches ont oublié les fêtes anciennes et cette expression n’évoque rien pour eux!
Jean-Paul Debenat 2011
[1] William SHAKESPEARE La Nuit des Rois, II, 2.
[2] C’est d’ailleurs le titre d’un de ses premiers romans : La Liberté de Décembre, Editions Ariane, 1947. La disparition inéluctable des traditions laisse un vide plus ou moins durable. Une attente se fait jour. La jeunesse y est particulièrement sensible. Jean-Charles Pichon écrit : « La bande est une tentative pour approcher le Grand Secret. Ce que nous pouvons y reconnaître des cultures maintenant disparues, l’emblème, le totem, l’initiation, nous indique clairement qu’il s’agit aussi d’une tentative pour établir, en marge du monde adulte, un plan d’univers, irrationnel mais vivable » (L’Homme et les Dieux, p. 492).