Grâce à Jean-Paul Debenat, qui a su contourner les obstacles administratifs, Jean-Charles Pichon a enseigné pendant trois ans à l’I.U.T. de Nantes. La majorité des étudiants a été plus qu’intéressée par ces cours, et beaucoup en ont gardé un souvenir durable.
Jean-Charles a également donné plusieurs conférences dans cet établissement.
Il s’agit ici de la retranscription d’une de ces conférences, et non d’un texte littéraire, qui s’adresse à des jeunes. D’où un style ironique, volontiers provocateur, dont la ponctuation essaye de rendre le rythme et la respiration.
Pierre-Jean Debenat
LA NAISSANCE ESOTERIQUE DE L’AMERIQUE
Conférence à l’I.U.T. de Nantes,
le 16 décembre 1991
Je vais dire une chose assez légère, d’une certaine manière, puisque je parlerai de sectes et, comme vous savez, les sectes ne sont pas une chose sérieuse; et d’autre part, je parlerai d’une chose sérieuse, qui est la naissance de l’Amérique. Alors, c’est à vous de choisir le sérieux ou le distrayant dans ce que je dirai.
Je vais peut-être incidemment parler en même temps d’une chose très d’actualité, dont devez entendre parler, ou dont vous discutez peut-être entre vous : un sujet ni sérieux ni grave, mais… terrible! Un sujet qui est de la dynamite en soi. Je vais parler de l’invasion et de l’émigration qui constituent, je crois, un sujet très actuel. Je vais chercher, incidemment, dans quelle mesure un Etat se fonde sur l’invasion et l’émigration ou l’immigration.
Car l’Amérique, en fait, s’est fondée sur les deux : sur l’invasion et sur l’immigration. Le problème sera peut-être, en conclusion, de voir si un Etat peut se fonder sur autre chose que cela, ou bien seulement sur l’invasion, ou bien seulement sur l’immigration.
Essayons de définir, avant de commencer l’exposé proprement dit, les termes et ce que j’appellerai les lois générales de la naissance d’un Etat – d’un Empire, disons. Un Empire, qu’est-ce que c’est, c’est un grand Etat. C’est un Etat qui tend à recouvrir le monde et qui, dans une certaine mesure, le recouvre pendant un certain temps : comme l’Empire assyrien il y a 4 000 ans ou l’Empire romain il y a 2 000 ans. Ça peut être de plus petits Etats, de plus petite durée, comme l’Empire français, par exemple, pendant le 19ème siècle.
Comment donc naît un Etat, cet Etat qui deviendra un Empire? Et bien, je crois qu’il se fonde sur deux instincts assez différents : ce que j’appellerai l’instinct de conservation, et ce que j’appellerai l’instinct d’expansion, de domination.
Le 1er instinct n’est pas propre à l’homme. On le trouve chez les animaux, notamment les mammifères, et spécialement les grands fauves : il s’agit d’acquérir un territoire et de le marquer pour le garder. Au départ de la constitution d’un Etat, il y en effet invasion, c’est-à-dire conquête. Et usage de moyens qui permettront de garder ce territoire, de le marquer, comme un chien ou un lion marque son territoire.
Et, dans un 2ème temps, il y a un instinct beaucoup plus humain, plus grégaire disons, mais qui est connu des oiseaux, qui est connu de certains reptiles et de certains poissons, et qui serait l’instinct de développement, l’instinct de peuplement.
Pour qu’il y ait Empire, il faut qu’il y ait un territoire et il faut qu’il y ait un peuplement. Le territoire se conquiert, le peuplement s’assure par deux moyens essentiellement – enfin, le peuplement est toujours un développement démographique, bien sûr. C’est-à-dire que les habitants du territoire et non plus le territoire lui-même, dans le temps et non dans l’espace, vont devenir de plus en plus nombreux, c’est ce qu’on appelle le développement démographique. Ça va être par les naissances, c’est-à-dire la production humaine, animale, et puis aussi la production mécanique, industrielle, etc., propres à cet Etat, à ce pays, à ce peuple, qui va s’enrichir, se développer, s’accroître. C’est un développement absolu, je veux dire qu’il n’y a pas de relativité : on part de 1, ou de 2, ou de 3, nous verrons, on part de quelques individus. On part d’un individu, en ce qui concerne l’Amérique : on part de Christophe Colomb, c’est clair. On part d’un et on arrivera à être des millions, des centaines de millions, peut-être un jour des milliards. Par sa production propre, et notamment la reproduction sexuelle.
Et aussi, on se développe de cette manière par l’immigration de peuples autres, de races autres. Nous étudierons précisément les deux cas, et particulièrement aujourd’hui peut-être, le phénomène de l’émigration/immigration.
Nous verrons que ces deux instincts, qui deviennent deux méthodes de constitution d’Empire, obéissent à des lois très précises que j’appellerai des lois secondaires, puisque je viens de vous parler des lois générales – ou particulières, peut-être, à chaque étape. Nous étudierons surtout ces lois particulières en ce qui concerne l’Amérique, et particulièrement les Etats-Unis d’Amérique.
Au début donc, il y a conquête d’un territoire. C’est vrai de tous les Etats. Rome s’est fondée à partir d’un couple mythique – d’ailleurs le départ est presque toujours mythique – Romulus et Remus. C’est généralement le fondateur et le poète, ou celui qui apporte un élément matériel et celui qui apporte un élément mythique ou poétique. En ce qui concerne l’Amérique, ça a été, légendairement, mythiquement, le fait de quelques hommes : Christophe Colomb est à l’origine de la légende, c’est hors de doute. 1492. Je vous donnerai peu de dates; les dates sont essentielles dans mon exposé, je vous en donnerai le minimum. Ces dates sont importantes, car elles créeront ce qu’on appelle un cycle, ou un rythme cyclique. En 1492, il y a donc découverte mythique, j’insiste là-dessus, de l’Amérique.
Pendant 5 siècles, Rome a cru et dit – les historiens romains ont dit – que Rome était née de sa création par Romulus et Remus, c’est-à-dire les Gémeaux. Et puis 5 siècles après, au temps d’Auguste, au temps du Grand Etat, du Grand Empire, un homme, Virgile, un autre poète, a dit : pas du tout, ça date d’Enée. C’est un exilé de Troie, rejeton des grandes familles troyennes qui, passant par Carthage, traversant la Méditerranée, est arrivé et a formulé le premier germe de Rome, bien que Rome n’existât pas encore, et bien que Rome fût à son époque plutôt un pays latin. Donc, à partir de l’an 0, – 28 exactement, au temps de l’avènement mythique du Christ, on a reculé dans le temps l’avènement de Rome de 5 siècles, de Romulus et Remus à l’autre mythe d’Enée.
Actuellement, en Amérique, on en est encore au mythe de Christophe Colomb, à la fin du 15ème siècle; mais tout laisse prévoir que dans peut-être cent ans, ou avant cent ans, on défendra la théorie, on propagera l’autre légende selon laquelle l’Amérique, en tant que civilisation, en tant que création d’Etat, date des Vikings, de l’an mille, et que, dès l’an mille, des envahisseurs, qu’on appelle Incas et qu’on appellera Aztèques ensuite – Incas au Sud de l’Amérique, Aztèques en Amérique Centrale – sont venus chasser les civilisations anciennes, les civilisations proprement indiennes, pour créer une autre civilisation.
Nous n’en sommes pas encore là, et nous partirons aujourd’hui seulement de Christophe Colomb. 1492. Il est certain que quand Christophe Colomb arrive là-bas, et ceux qui vont suivre, Pizarre, Cortès, ils vont trouver des peuples dégénérés qui n’ont pas cent ans, ou deux siècles, trois siècles au maximum d’existence, dont les Empires ont pris naissance aux 12ème, 13ème siècles. Et ce sont ces petites civilisations que les envahisseurs occidentaux ont anéanties.
Ils vont les anéantir d’une manière incompréhensible pour l’esprit rationnel. Ils vont être une cinquantaine d’hommes, quelquefois trente-cinq, qui vont traverser l’Amérique du Sud et qui vont asservir des centaines de milliers d’hommes. C’est comme ça. Alors on nous dira que les Aztèques d’une part, les Incas de l’autre, savaient qu’ils allaient finir, leurs prêtres leur disaient que leur temps était fini et que les nouveaux dieux allaient venir de l’Occident et que par conséquent, quand ils ont entendu l’arquebuse ou quand ils ont vu le cheval, ils se sont trouvés devant des phénomènes tellement étranges qu’ils ont tout de suite cédé, non pas à la puissance militaire, mais à cette sorte de puissance intellectuelle, spirituelle, qui animait ces hommes-là. Colomb, Cortès, Pizarre, au Nord Jacques Cœur, etc. Ça s’est fait très vite, en 20, 30 ans, entre 1490 et 1530.
De telle sorte qu’en Europe, les grands écrivains du 16ème siècle savent que quelque chose de formidable s’est passé. Ils savent que quelque chose a été découvert à l’Ouest, comparable à ce qu’était Rome, la Rome naissante, pour les Grecs ou les Hellénistiques. Ce n’est pas moi qui fais le parallèle. C’est un homme comme Thomas More, par exemple, dans son Utopie, en 1519. C’est Rabelais, c’est Montaigne, dans le 5ème livre de ses Essais. C’est Nostradamus, c’est Paracelse, ce sont tous ceux qu’on appelle les prophètes du 16ème siècle.
Prophètes, pourquoi? Parce qu’ils disent, tout de suite, que quelque chose est arrivé, on a découvert une nouvelle Rome. Et quand Thomas More raconte l’Histoire à venir, les 5 siècles de cette Amérique à venir, qu’il situe sous le règne de la Justice et de la rationalité, c’est-à-dire de l’utopie contre l’abraxas mythique, et bien il ne se trompe pas tellement.
Ils ne décrivent pas dans le détail ce qui va arriver à l’Amérique, mais ils décrivent en gros les mythes, ils savent à quel moment il va se produire une nouvelle guerre des Albains et des Sabins – ce sera la guerre de sécession – quand il va arriver une nouvelle libération de l’Amérique, comme Rome s’était libérée des Hellénistiques, quand il va arriver que cette Amérique va peu à peu dominer le monde, tout cela est vu assez clairement dès le 16ème siècle.
C’est très important parce que, avant toute analyse des sectes, il faut dire que les Américains – pas tous, bien sûr, mais enfin ceux qui écrivent, ceux qui pensent, les poètes, les romanciers, les philosophes, les essayistes, et les Européens qui les regardaient croître – ne se trompent pas. Pendant 5 ou 6 siècles, ceux qui débarquent du Mayflower en 1620 – ce sont surtout des puritains et des juifs -, ceux qui vont transmettre le message d’Emmanuel Kant – ce sont les Transcendantalistes, au 19ème siècle –, ceux qui écrivent à la fin du 19ème ou au 20ème siècle – comme Lewis, comme Miller –, tous ces gens-là savent que l’Amérique est en train de constituer une nouvelle Rome, un nouveau Grand Empire. Il n’y a pas le moindre doute. Et c’est ce qui explique que la Constitution américaine, peu à peu, se calquera sur la Constitution romaine. Qu’il y aura les deux grands partis comme il y avait les deux consuls à Rome, qu’il y aura une même construction depuis le plus bas niveau, les premiers élus des parlements –chambre des députes ou sénat – qu’il y aura ensuite des élections à un deuxième niveau, puis à un troisième niveau pour atteindre au Président des Etats-Unis. Etc., etc.
Mais il est important de dire, dès le départ, qu’un Etat qui se développe est généralement conscient de ce qui va lui arriver. Et il est conscient de cela parce qu’il croit dans un éternel retour des cycles, il croit que les choses se répètent et il croit que l’Amérique croissante va renouveler les destins de la Rome antique.
Nous allons parler des mythes : mythe de l’éternel retour, mythe républicain, mythes des dieux qui vont animer l’Amérique, et qui vont être différents des dieux romains. Il faut voir dans le détail si ce sont des sectes, des mouvements religieux, un ésotérisme continu qui a fait la naissance puis la croissance de l’Amérique.
Je vais mettre dès le début une première loi particulière qui va surprendre, je crois. Et je vais prendre pour ça un exemple contemporain, immédiat : ce sont les élections algériennes, qui vont avoir lieu très bientôt. Le but de ces élections étant de savoir lequel va l’emporter, parce qu’ils se combattent pour l’instant, mais il faudra bien que l’un des partis l’emporte. Le but de ces élections étant de savoir lequel va l’emporter en fin de compte en Algérie, des sectes schismatiques, religieuses, fanatiques – tellement fanatiques qu’il faut bien reconnaître que certaines sont associées au fanatisme de Kadhafi, par exemple, ou de Bagdad, bien entendu, ou de l’Iran –, ce sont des sectes religieuses qui, plus ou moins chacune leur conception de Mahomet, et qui rêvent d’un Grand Islam, qui rêvent d’un Grand Maghreb en Afrique, qui engloberait le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Lybie, l’Egypte et qui constituerait une sorte de nouvel Empire des Parthes, pour reprendre l’exemple d’autrefois, sur le territoire africain. Et en face, nous avons un parti, peut-être pas athée absolument, parce qu’ils font semblant aussi d’être islamiques, mais enfin qui a rejeté la plupart des lois islamiques, au profit des lois socialistes, humanitaires, progressistes, qui sera contre l’inégalité des hommes et des femmes, contre le voile, contre une discipline religieuse outrancière, et qui défendra réellement cette idée que les hommes sont égaux, qu’il n’y a pas de races, qu’il n’y a pas de peuples différents, et qu’il faut oublier toutes ces distinctions dans le grand mouvement socialiste et humanitaire de notre époque.
Voilà les deux partis qui se battent en Algérie. Actuellement, le parti religieux a failli l’emporter, les socialistes qui sont au gouvernement ont repris les choses en main, on a mis quelques religieux en prison, on a fait peur aux autres et surtout on leur a interdit toute action politique. Les religieux eux-mêmes ont renoncé, puisqu’ils avaient, aux dernières élections – partielles, il est vrai – refusé de voter, c’est-à-dire qu’ils avaient pratiqué une sorte de refus, de black-out sur les élections. Enfin, en tout cas, ils l’avaient proclamé. Cette fois-ci, il n’en est pas de même, ils viennent de proclamer qu’ils participeront aux élections. Donc ces prochaines élections vont vraiment opposer deux tendances, alors on va voir laquelle est la plus forte en Algérie.
Or, il est certain que pour les socialistes français, ce serait une merveilleuse nouvelle, une merveilleuse réussite, que le parti progressiste algérien l’emporte. Ils y verraient une preuve que le socialisme continue de croître dans le monde. Au contraire, ils seraient sans doute très atteints par une victoire des religieux. Ça, vous le savez tous si vous avez réfléchi un peu au problème, c’est élémentaire, c’est tout simple. Mais une chose se déclenche là, qui vaut la peine d’y réfléchir. Et j’appellerai ça la loi des vases communicants. Parce que ça, vraiment, va vous éclairer le problème des sectes et de la naissance de l’Amérique. C’est la même chose, en beaucoup plus grand. Là, nous parlons d’un pays encore petit, l’Algérie, d’un petit problème si vous voulez, alors que nous allons atteindre des problèmes beaucoup plus vastes. Mais c’est le même problème.
Je dis qu’il faut faire très attention. En effet, si les socialistes l’emportaient en Algérie, qu’est-ce qui se passerait? Ils rejetteraient bien sûr les fanatiques religieux. C’est dire que les fanatiques religieux émigreraient en Europe. C’est dire que l’Europe verrait se fortifier tous ces mouvements religieux, qui sont des mouvements plus ou moins rétrogrades, plus ou moins de droite et, par conséquent, cette victoire socialiste des Algériens aurait un effet exactement contraire en Europe.
Si au contraire les partis religieux l’emportaient en Algérie, évidemment ce seraient les socialistes qui devraient fuir l’Algérie, pour éviter la persécution. Donc la France serait ouverte obligatoirement à ces socialistes, et donc la France serait de plus en plus socialiste et Mitterrand de plus en plus fort.
C’est donc très important, le problème des vases communicants, et fondamental lorsqu’on veut comprendre l’Histoire.
Ce sont des choses qu’on ne nous explique pas, sans doute, à l’école secondaire, ou dans les collèges ou les lycées, quand on fait de l’Histoire, mais c’est tout de même ce qui importe.
Or, j’ai dit que ça a été une des clés du problème de l’émigration en Amérique, et donc des sectes et de l’Amérique. Et bien nous allons voir à quel point c’est vrai, avec une exactitude hallucinante.
J’ai dit que la reconnaissance de l’Amérique par Christophe Colomb était le début, dans nos légendes actuelles. Mais, en même temps que ça se produisait, il y avait ce mouvement prophétique, dont je vous ai donné un exemple, en Europe, avec Thomas More, ou avec les Essais de Montaigne.
Et il y a un troisième phénomène qui se passe en même temps, et ce n’est pas par hasard que ces choses-là se passent. Il y a même deux autres phénomènes qui se passent en même temps, je ne sais pas lequel est le plus important.
Il y a eu la destruction de Byzance en 1453, donc quelques années avant l’exploit de Christophe Colomb, et il y a eu presque tout de suite après la naissance du protestantisme.
Si vous voulez, pour ceux qui croient dans l’éternel retour, la ruine de Byzance correspond à la ruine d’Israël, 2160 ans avant, et la naissance des sectes protestantes correspond à la naissance des sectes schismatiques de Samarie, etc.
Enfin, nous allons laisser l’éternel retour, nous allons traiter de ce qui s’est passé depuis le 15ème siècle.
Donc, ruine de Byzance, ça veut dire triomphe de l’autre partie de l’Eglise, c’est-à-dire Rome, et quand nous parlerons de l’Eglise catholique, nous parlerons de Rome, évidemment, parce que Byzance est conquise par les Turcs et c’est un autre problème.
En revanche, les protestants, eux, sont un problème occidental qui concerne la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, les Pays-Bas, etc.
Qu’est-ce que le protestantisme? En réalité, il ne faudrait presque jamais dire le protestantisme, parce que dès le départ, il y a deux mouvements tellement différents qu’il est difficile de les confondre.
Dès le début, 1510, 1515, un moine, Luther, a commencé de s’élever contre les richesses, l’égoïsme, l’orgueil, l’ambition, les cruautés de l’Eglise catholique, et il a essayé de créer une religion de Réforme. Ça veut dire qu’il voulait réformer l’Eglise de Rome. Il a émis quelques idées, qui sont devenues des dogmes, et qui ont donné naissance à une autre religion, qu’on appelle le luthérianisme.
Cette religion n’est pas anticatholique positivement, elle n’est que réformatrice, c’est-à-dire que Luther aurait voulu, au début, modifier les vices de l’Eglise; mais, peu à peu, il s’est éloigné de l’Eglise, au point qu’il s’est marié contre la loi, les vœux de chasteté. Et voilà un moine marié, qui va soutenir les Princes, qui va soutenir une certaine violence à son tour, notamment contre les Juifs – il n’hésitera pas à dire qu’il faut tous les exterminer. Et c’est très clair. Je veux dire que tous les luthérianistes ne sont pas anti-juifs, ne sont pas des tortionnaires, ne sont pas des défenseurs des prêtres, n’ont pas une vie luxurieuse. Mais tous sont pour une certaine libération de l’homme, de la femme, du couple, et l’attente d’une certaine liberté qui, finalement, pourrait donner naissance à une autre forme de religion, à la limite, qui ne serait pas seulement la religion du Christ, mais la religion de l’Esprit, du Paraclet qui doit suivre le Christ, qui doit venir après. Cette attente, pour Luther lui-même, s’exprimait par le symbole de la rose et de la croix. La croix, évidemment, rappelle le christianisme et la rose, c’est la rose des libertaires, c’est la rose du combat des deux roses en Angleterre, c’est l’arrachement à une certaine conformité trop étroite.
Quant à l’autre mouvement protestant, il va suivre de peu, vers 1530. Il va être l’œuvre d’un homme, Calvin. Calvin, et j’insiste là-dessus, est à l’opposé de Luther. Je veux dire que Luther est un homme fort, c’est une sorte de Gargantua – peut-être que Rabelais le prendra pour modèle –, un homme énorme, qui a des appétits charnels, qui a besoin de femmes, qui adore boire, qui adore manger. Calvin est un homme malingre, petit, sans beaucoup d’appétits, apparemment – il épousera quand même à la fin de sa vie, mais ce sera une veuve et ce sera sur ses vieux jours – et en tout cas, il déteste fondamentalement cette liberté-là : disons la liberté sensuelle, rabelaisienne de Luther. Qu’est-ce qu’il appelle la liberté, Calvin? Pour lui, la liberté en question, c’est la liberté de Dieu, ce n’est pas la liberté de l’homme. Dieu, Jésus, le Christ, est un dieu d’Amour – c’est-à-dire qu’il aime les hommes, il sauve les hommes. Calvin dit que peut-être que cet amour serait une restriction de la puissance divine. Si Dieu est obligé d’aimer, il n’est pas libre. C’est le problème de Calvin. Il le résout d’une manière extraordinaire, il dit : et bien oui, Dieu est libre. Il est libre d’aimer qui il veut. Il est libre de donner sa Grâce à qui il veut et, si vous n’avez pas la Grâce de Dieu, vous ne pouvez rien faire. Vous pouvez être aussi gentil que vous voudrez, vous pouvez donner tous vos biens à votre voisin, vous pouvez vous priver de femme, de nourriture ou de boisson, si vous n’avez pas la Grâce, vous êtes perdu. C’est une religion terrible, mais qui va donner naissance à d’autres religions terribles, qu’on appellera, en gros, les sectes puritaines. Et dans ces sectes, les hommes passeront leur vie à adorer ce dieu jaloux – parce qu’un dieu qui aime et qui est libre, il est d’abord jaloux, il refuse que l’homme aime quelqu’un d’autre que lui, bien sûr – dieu jaloux, dieu terrible et, finalement, dieu de la Bible. Vous connaissez la Bible, le livre de la Bible, Dieu était terrible aussi : c’était le dieu qui punissait. Il lui arrivait de répandre ses Grâces : il donnait la manne à Moïse ou il ouvrait en deux les eaux du Jourdain, il donnait son miracle quand il le voulait, mais généralement il était méchant – non, pas méchant : juste, mais terrible – il ne tolérait rien que ce qu’il avait ordonné, que ce qu’il avait voulu, que ce qu’il avait exigé.
Et donc le puritanisme de plus en plus va s’ouvrir à la Bible juive, c’est-à-dire à cette notion que tout doit être payé. C’est œil pour œil, dent pour dent. Vous n’avez pas le droit d’être en dehors de la loi, la loi de Dieu, puis la loi des hommes. Et puis, finalement, la loi hébraïque, la loi de la Bible.
C’est-à-dire que pour être précis, nous allons voir les catholiques, et puis les luthériens aussi, croire en un dieu « Esprit », difficile à cerner, à approcher, mais qui doit être créé, qui doit être transformé peut-être, du Christ en Esprit, qui est ouvert à l’avenir. Et puis les autres, les puritains, les calvinistes, les juifs aussi bien sûr puisque c’est leur dieu, vont défendre un dieu de rigueur, un dieu de Justice, de passion jalouse et systématique.
Alors, que s’est-il passé depuis le 16ème siècle? C’est très simple. L’Europe va se partager constamment entre les deux courants. Quand les catholiques vont l’emporter – ça va être le cas par exemple sous Marie Tudor en Angleterre, sous les rois français, surtout Louis XIV, les rois espagnols, bien sûr, Philippe II, etc. – les protestants vont être persécutés. Les protestants et les Juifs, ils sont toujours persécutés ensemble. Il va falloir qu’ils quittent l’Etat européen où ils sont. On n’a plus idée, aujourd’hui, de ce qu’ont été ces dépeuplements, ces exils, ces pogroms. Les dragonnades de Louis XIV ont chassé des dizaines de milliers de protestants. Ils ont anéanti des dizaines de villages du Midi. Ils ont persécuté tous ceux qui avaient une quelconque appartenance au dieu de la Bible. Ils ont persécuté les jansénistes, bien sûr, les camisards. Ils les ont exterminés. Ces hommes partaient en Angleterre quand l’Angleterre était protestante, ou ils partaient aux Pays-Bas et puis de là, quand la persécution reprenait, ils partaient en Amérique.
Mais, à l’inverse, quand les protestants ont dominé en Europe, par exemple Calvin à Genève ou Knox en Ecosse ou Cromwell en Angleterre, ou la Grande Elizabeth, c’étaient les catholiques qui étaient persécutés. Qui devaient fuir, sous peine d’être exterminés. Et qu’est-ce que faisaient les catholiques, qu’est-ce que faisaient les Princes (c’étaient souvent des Princes ou des gens de la Cour, des nobles, ou des inventeurs, ou des créateurs)? Ils partaient en Amérique.
De telle sorte que lorsqu’on parle du peuplement de l’Amérique, ce peuplement est essentiellement constitué par des sectes puritaines, juives, protestantes d’une part, ou par des sectes, des mouvements, des religionnaires de droite, rétrogrades, passéistes, mystiques, etc.
Voyons un peu ça dans le détail.
Je vous ai dit qu’au départ il y avait ces deux hommes, Luther et Calvin et, bien sûr, de ces deux mouvements sont nées très vite des multitudes de sectes. Simplement parce que Luther et Calvin, tous les deux, étaient encore des hommes humains, c’étaient des gens intelligents. Les réformes que Luther veut apporter à l’Eglise ont du bon. Le raisonnement de Calvin, dans l’optique religieuse de Calvin, n’est pas faux, c’est une logique – terrible – mais logique. Calvin a tué des gens. Il a tué des gens, il a jeté Michel Servet au bûcher. Luther disait qu’il fallait exterminer les Juifs. Ce n’étaient pas des hommes bons. Mais, à part ces excès, disons qu’ils ont été des hommes relativement modérés, qui savaient quelles pouvaient être les conséquences effroyables de leurs actes. Et finalement, la religion luthérienne, qui a triomphé dans les Pays-Bas ou dans les pays du Nord, est une religion affable, paternaliste, familiale, tranquille, douce, humaine. On accuse très peu, si ce n’est Luther lui-même, les luthérianistes de persécutions violentes. Bien sûr, ils voulaient que leurs ennemis s’en aillent, mais enfin ils ne les brûlaient pas, alors que l’Eglise de Rome brûlait ses ennemis.
Calvin a brûlé Michel Servet qui était un authentique prophète, et Knox aussi en Ecosse, et surtout Cromwell n’ont pas fait des choses très gentilles, mais enfin, dans l’ensemble, le calvinisme suisse par exemple, qui domine depuis 6 siècles, n’est pas monstrueux. La Suisse est un pays agréable à vivre, humain, tranquille, et qui a donné naissance à de très grands artistes, à de très grands écrivains, ou à de très grands penseurs. Et des hommes libertaires, comme Voltaire ou Rousseau, ne craignaient pas de s’y réfugier à certains moments.
Donc ces religions, ces grandes sectes sont encore humaines. Mais, dès qu’il y a une secte nouvelle, il y a des disciples qui naissent et qui peuvent être terribles, qui peuvent être fous même, fous! Luther disait : il faut un nouveau roi aux hommes, mais il disait un roi du Ciel, un nouveau dieu. Certains ont pris ça à la lettre, ils ont dit : il faut créer maintenant un dieu, un homme-dieu. Et il y a eu, dans des villes allemandes, des sectes nées du luthérianisme, ou en marge du luthérianisme, les Anabaptistes par exemple, où à Münzer, un homme, Jean de Leyde, a pris le titre de roi et a essayé d’imposer sa loi, même aux Princes allemands qui ont fini par détruire Münzer. C’est un exemple, il y en a eu bien d’autres, il y a eu des violences de tous les côtés. Et à l’inverse, nous savons que Calvin a donné naissance à des mouvements moins humains, plus rigoureux : les Arminiens, les Uniates, et ces sectes, au 16ème siècle, vont généralement triompher avec arrogance, avec violence, avec massacres et finalement être rejetées par les Etats.
Et ces sectes vont partir en Amérique, dans la partie Nord.
D’autre part, les catholiques sont rejetés notamment par le protestantisme anglais, c’est-à-dire par l’anglicanisme d’abord, d’Henry VIII, et puis par la Grande Elizabeth – elle a fait décapiter sa rivale Marie Stuart, ce n’était pas pour reculer devant d’autres exécutions si nécessaire – et puis après Cromwell surtout, qui va décapiter le roi d’Angleterre pour imposer son puritanisme. Les catholiques chassés par ces persécutions vont en Amérique. Ils vont se réfugier généralement dans le Sud, la Virginie, la Louisiane. Et puis des Français s’installeront là-bas.
Quand les protestants vont commencer d’être terriblement persécutés – et ça va commencer dès 1580 (il y a un renouveau de l’Inquisition catholique en France), on va tuer, brûler de 30 à 40 000 sorciers et sorcières entre 1570 et 1600.
Qui sont-ils? Ce sont des libertaires, des gens qui n’admettent pas le catholicisme de Rome; ce sont des gens qui veulent soigner et guérir à leur façon; ce sont des gens qui, quelquefois, prétendent honorer un autre dieu que Jésus-Christ; et puis il y a les protestants qui envahissent la France, qui sont maîtres dans le Midi, en Gascogne, en Dordogne, en Camargue, dans le pays cévenol bien sûr. Lorsque commencent les persécutions, ces hommes vont fuir en Amérique.
Ensuite, après la mort de Cromwell, quand le roi va revenir en Angleterre, et les catholiques avec lui, que vont-ils faire? Ils vont persécuter les protestants. Et ces protestants aussi vont aller en Amérique. Eux vont se rendre dans le Nord, et c’est très important ce partage entre le Nord et le Sud. Ils vont aller à Boston, à Philadelphie, plus haut encore, au Canada; mais ils vont surtout aller dans une ville qui est vraiment le cœur des U.S.A. : cette ville, c’est New York.
Or, New York a été, d’abord, une ville luthérienne, qui s’appelait New Amsterdam, et qui était habitée, créée, fondée par des émigrés moitié luthériens, moitié catholiques, qui avaient acheté cette terre pour une poignée de dollars aux Indiens : ce rachat, à Manhattan, fut le fait de ces émigrés, protestants pour la plupart, catholiques pour quelques-uns, mais en fait pas tellement calvinistes, pas tellement puritains, et peut-être pas tellement Anglais, je dirai, beaucoup plus européens, continentaux.
Mais, tout au long du 17ème siècle, ce sont les protestants anglais qui sont de plus en plus allés vers l’Amérique. Le voyage du Mayflower, en 1620, est la grande origine fondatrice de l’Amérique puritaine : le voyage des Pères Pèlerins, qui étaient presque tous des puritains ou des juifs, et qui vont devenir assez puissants, en quelque sorte, en 1685, pour non seulement occuper New Amsterdam ou le racheter, ou faire des trafics et finalement changer le nom de la ville en New York. Non plus la Nouvelle Hollande, mais la Nouvelle Angleterre.
Nous voyons bien ce balancement, qui va se continuer, mais qu’il faut peut-être préciser mythiquement. Il y a d’une part ceux qui attendent un dieu nouveau, un dieu libertaire, un dieu libérateur, ésotérique aussi, mystique, occulte, rétrograde dans ses aspects cultuels. Et puis il y a ceux qui servent le dieu de la Bible. Or, le dieu de la Bible, c’est le Bélier; c’est celui qui est sorti du buisson pour faire épargner le fils d’Abraham.
Au contraire, les autres se référaient de plus en plus, à mesure que passaient les années et les décades, les autres se réfugiaient en quelque sorte dans des religions bien antérieures, des religions païennes, comme on dit, des religions qui remontaient à Sumer, au dieu Taureau, Mardouk, Apis, et aux grands dieux d’Egypte qui avaient pu exister avant le Bélier d’Abraham. Et n’est-ce pas étrange que ces deux grands mouvements américains, dès le 17ème siècle, reprennent ces vieux symboles que l’Europe avait complètement oubliés?
En Amérique, ça va être tout de suite l’opposition fondamentale pendant deux siècles, entre les bouviers, ceux qui ont des troupeaux de bœufs – qui vont donner le fameux « cow-boy », le garçon de vaches – et qui vont donner les plus grands Indiens révoltés comme le grand « Bull », parce que les Indiens reconnaissent le Taureau dans leurs bisons, bien entendu. Ce sont des dieux de l’aventure, des dieux de l’Ouest, des dieux du désert, des grandes étendues du Texas.
Et puis les autres sont les bergers, – les laineux, comme on les appelle aussi – qui viennent avec leurs troupeaux de moutons et qui vont essayer, eux, de faire du commerce.
Vous avez certainement vu des films qui montrent cette opposition des bouviers et des bergers. C’est très important. Quand les bergers s’amenaient dans un pays où les bouviers étaient maîtres, ça finissait toujours mal. On n’élève pas des brebis comme on élève des bœufs. Le berger n’est pas un cow-boy. Le berger est un être pacifique, le cow-boy appelle l’outlaw, le bandit de grands chemins, mais aussi le découvreur, l’inventeur. Le berger, lui, amène l’homme de loi, le juge. Ce conflit du cow-boy et du juge de paix, c’est presque toute l’histoire de l’Amérique pendant deux siècles.
Evidemment, s’il n’y avait que ça, ça n’aurait pas entraîné la guerre de sécession.
Seulement, en Europe, on continue de massacrer des gens, on continue de les persécuter, de les chasser vers l’Amérique. Nous avons parlé des camisards. Et bien les camisards, quand ils peuvent fuir, ils fuient en Angleterre, et puis d’Angleterre ils vont en Amérique.
Au long du 18ème siècle, en Europe, il se passe quelque chose de très important, c’est que ces deux mouvements dont je viens de parler deviennent des mouvements rationalistes. Ce qui fut des croyances en des dieux mal discernés quelquefois, ou du moins parfaitement étranges, parfaitement liés à leurs livres sacrés, ces dieux donnent naissance à au moins deux façons totalement radicales, opposées, de voir le destin de l’homme.
Ces mouvements sont les mouvements francs-maçons. Les mouvements francs-maçons ont pris naissance au 17ème, ou à la fin du 16ème siècle, chez les rois et les princes, d’Ecosse notamment – les Stuart. Et il s’agissait, dans cette première Franc-maçonnerie opérative, de faire de tous les hommes des princes. Mais, bien sûr, on ne pouvait pas le faire pour tout le monde, au début en tout cas, mais on avait le temps. Ce sont des mouvements qui se disent : nous avons le temps pour nous, nous avons des siècles devant nous, ce n’est pas demain que le dieu va naître, on a tout le temps. Ce n’est pas demain que le paradis va s’instaurer sur terre. Donc on va commencer par quelques-uns. Et les Franc-maçonneries anglaises, notamment, vont s’ouvrir, tout au long du 17ème siècle, aux ouvriers particulièrement doués, aux maîtres d’œuvre, aux poètes, aux peintres, aux bons soldats, aux héros, aux princes évidemment. Et ces hommes doués, qui ont montré leurs qualités, on va essayer d’en faire des Princes, c’est-à-dire qu’on va leur apprendre des arts qui vont élever : ce sera la danse, l’escrime, les jeux d’armes, les jeux martiaux en Orient – parce qu’il y a aussi des Franc-maçonneries en Orient : les Triades. On va ciseler ces hommes pour en faire un peu des surhommes, pour en faire des gens qui seront les maîtres dans leur art, dans leur technique, dans leur pratique et qui, en même temps, seront des hommes accomplis, connaissant des langues, sachant danser, sachant plaire, sachant séduire, sachant se battre. Ça, c’est la première Franc-maçonnerie, celle des rois, des princes qui veulent faire des princes.
Mais, à partir de 1717, certains hommes, dont le plus connu est Anderson, se font recevoir dans cette Franc-maçonnerie, avec l’idée d’en changer la nature, les méthodes. Je vous cite Anderson, parce qu’il est l’auteur des Constitutions qui vont transformer la Franc-maçonnerie opérative en une Franc-maçonnerie spéculative. Qu’est-ce que la Franc-maçonnerie spéculative? C’est la Franc-maçonnerie qui, tout au long du 18ème siècle, va proclamer que ça ne sert à rien de prendre quelques hommes, doués, et de leur donner un supplément d’éducation, de finesse, d’aristocratie. Ce n’est comme ça qu’on va changer, qu’on va sauver le genre humain. C’est trop long, trop lent, trop incertain. Et puis c’est une idée de poète, d’aristocrate. Et le peuple, alors?
Donc, on ne va plus faire comme ça. On va décider que tous les hommes sont égaux, et que par conséquent il n’est pas question d’en élever certains à une aristocratie supérieure, mais il est question d’abaisser les princes, les créateurs, les novateurs, de manière à ce qu’aucune tête ne dépasse la norme établie. Si tous les hommes sont égaux, ils seront libres, parce que l’égalité, pour ces francs-maçons, c’est la liberté, et il n’y a pas d’autre liberté que l’égalité.
On peut appeler ça la méthode de Procuste. C’était un géant de l’Antiquité, qui n’avait qu’un seul lit. Alors il était très gentil quand on venait frapper à sa porte, il recevait très bien les visiteurs, puis il les faisait coucher dans son lit. Si le gars était un peu trop grand, il lui coupait la tête, pour qu’il ne dépasse pas du lit. S’il était un peu trop petit, il tirait sur les jambes, de manière à ce que le gars couvre le lit. C’est un peu comme ça que procèdent les Francs-maçons spéculatifs. Il est certain que si l’homme est un peu petit, il va falloir le grandir. Il y a là une sorte de catéchisme moral, une sorte d’enseignement politique, qui fait que tout le monde va quand même arriver à occuper le lit. S’il a une tête en trop, comme les rois, les poètes, les créateurs, on coupe. On ne coupe pas tout de suite, mais à partir de 1789, on coupera vraiment. On coupera la tête de Louis XVI, de Marie-Antoinette, on coupera la tête d’André Chénier, de Lavoisier, de Condorcet.
Parce que, dans cette optique, le génie c’est le scandale. Ou bien on admet le génie, et alors les hommes ne sont plus égaux, ou alors on supprime le génie et il n’y a plus de justice. Le génie pose le problème insoluble. Qu’il s’agisse d’un génie scientifique comme Lavoisier ou d’un génie poétique comme Chénier, c’est insoluble.
A chaque fois qu’il y a persécution, il y a vases communicants, il y a inversement en Amérique.
Là, nous en avons la preuve manifeste : tout au long du 18ème siècle, alors que les sectaires francs-maçons spéculatifs, socialistes, protestants sont persécutés, ils se sont réfugiés là-bas.
Ne tombons pas dans l’excès à notre tour, on a dit que la Révolution française a libéré les hommes, c’est vrai, c’est indiscutable; notamment les Juifs : en 1789 la motion Dupont a décidé que les Juifs seraient traités comme tous les citoyens. Et il était temps, parce qu’il n’y avait plus que quelques familles juives à Paris. Les Juifs ne pouvaient pas se faire enterrer, ils n’avaient pas de cimetière à eux; il fallait qu’ils se fassent enterrer dans leur jardin derrière la maison. Ils n’avaient aucun droit. Ils n’étaient pas persécutés à proprement parler, on ne les mettait pas en prison parce qu’ils étaient juifs, mais on leur retirait tout droit, ils vivaient on ne sait comment, très peu nombreux et privés de tous les avantages, de tous les conforts qui étaient donnés aux autres hommes.
Donc les révolutionnaires ont créé l’égalité, d’abord entre les Juifs et les autres. Et les Juifs, chose extraordinaire, l’ont accepté. Parce qu’il ne faut pas oublier que jusqu’au 18ème siècle, les Juifs se considèrent comme le peuple élu, comme la seule race qui a survécu pendant 4 000 ans, et que par conséquent, ils n’acceptent pas, ils n’ont jamais accepté les lois des goyim, des non-juifs.
C’est un prophète juif, Baal Shem, qui a créé la secte des Hassidim, cette chose absolument révolutionnaire de l’histoire juive : les Juifs doivent admettre le mythe de Fraternité, le mythe du Semblable, des Gémeaux, que Iahvé avait formellement interdit en interdisant l’idole, l’image, le simulacre aux anciens Hébreux. Et les Juifs, tout au long des millénaires, avaient respecté cette interdiction de Jehova : nous ne sommes pas comme les autres hommes, nous sommes la race élue. Il y a eu des réactions violentes au sein des communautés juives, notamment en Pologne et en Russie, où les Juifs refusaient absolument d’admettre le mythe d’égalité, de reflet, de miroir – le miroir était le grand symbole franc-maçon à l’époque – ils ont refusé tout ça en disant : nous ne pouvons pas désobéir à notre dieu. Mais Baal Shem leur a dit : le temps est venu, pour vous, d’être comme tous les hommes, de vous fondre dans la communauté humaine, d’oublier votre élection; le Messie viendra un jour, votre temps viendra, mais aujourd’hui il faut vous faire oublier, il faut accepter les pratiques de vos ennemis, et notamment il vous faut aimer la notion de simulacre, d’observation. L’observation scientifique, c’est ça, c’est le miroir, c’est l’image qui reflète le réel : c’est la même chose qui domine dans le foyer et dans le soleil, dit Newton; toute la science matérialiste de cette époque est fondée sur la notion de choses qui se répètent, qui se reflètent; la lune est comme la pomme, dit encore Newton. Et bien, il vous faut admettre tout ça, dit Baal Shem, il faut vivre votre temps et, à ce moment-là, vous verrez que vous êtes aussi comme tous les hommes.
Donc l’action de Baal Shem, puis l’action des révolutionnaires français qui vont dans le même sens aboutissent à cette égalisation, en tout cas entre les Juifs et les non-juifs, ce qui était primordial.
Seulement, il ne faut pas oublier que de 1792 jusqu’à 1800, il y aura des dizaines milliers de prêtres d’abord, et des centaines de milliers d’aristocrates, d’artistes, de ci-devant, qui seront chassés, proscrits. Il ne faut pas oublier que le Pape lui-même sera finalement enlevé de Rome et qu’il mourra en exil, en France, l’année même du 18 Brumaire.
Ces gens chassés par la persécution laïque, révolutionnaire, se réfugiaient en Amérique. C’est-à-dire qu’au moment même où les méthodistes, où les francs-maçons spéculatifs, ou les puritains, ou les pèlerins du 17ème siècle, ou les sectes protestantes du 16ème siècle ont fini par imposer à l’Amérique la République, ont libéré l’Amérique du joug anglais, et créé les premiers droits des peuples à disposer d’eux-mêmes, à ce moment-là où tout semble terminé, en quelque sorte, par la victoire du progressisme, du rationalisme, de l’humanitarisme, cet afflux de gens exclus d’Europe par les révolutionnaires va créer de nouveau des sectes étranges en Amérique.
Je dis sectes étranges, parce que que vont faire les Américains du Sud, les Texans, les Virginiens, les gens de la Louisiane, les Acadiens français, que peuvent-ils faire contre la marée démocratique du Nord? Ils vont se rejeter vers mythes indiens. Ils vont chercher leurs racines en Amérique même, contre l’afflux des sectes européennes, ils vont dire : revenons à nos origines; et nos origines, c’est quoi, c’est l’Indien.
Il va y avoir des sectes qui vont s’appeler les « Redmen », les Hommes Rouges, secte européenne catholique, ou du moins étrange, mais motivée par ceux qu’on appelle des « Illuminés » : ce sont des Francs-maçons opératifs qui, chassés par la franc-maçonnerie spéculative, s’étaient justement réfugiés en Amérique.
Alors ce sont des noms français : Claude Saint-Martin, par exemple. Et puis il y en a d’autres partout, à Haïti, celui qu’on appellera le Baron Samedi, qui fondera le nouveau vaudou, sur les anciens cultes noirs.
Dans ces sectes, on aura un vocabulaire qui tentera de ressusciter le vocabulaire indien : on parlera de wigwam, de totem, de squaw, etc.
Et puis il y aura d’autres mouvements qui vont se développer tout au début du 19ème siècle. Je ne peux pas vous en parler d’une manière approfondie, mais enfin je vais vous parler de quatre grands mouvements qui ont structuré un petit peu le conflit, notamment de la guerre de sécession, et nous verrons pourquoi on était obligé d’arriver à cette guerre.
Les grandes quêtes mythologiques et réelles, géographiques je dirai, de l’humanité semblent reproduire toujours le même schéma, depuis au moins 6 000 ans. Il y a un mouvement des peuples vers l’Ouest, vers Rome, vers l’Amérique, mais avant il y a eu le grand voyage de Gilgamesh, le roi de Sumer, vers le Liban, le voyage de Jacob et de ses fils vers l’Egypte.
Et puis il y a un mouvement inverse, vers l’Est, où les gens semblent revenir à leurs ancêtres, à la source. La quête du Graal dit bien ça : il y a un moment où les chevaliers vont depuis Rome jusqu’en Bretagne continentale, et puis jusqu’à la Grande Bretagne, puis jusqu’au Pays de Galles et jusqu’à l’Irlande, et puis ils sont arrêtés par l’océan.
Et c’est ce voyage vers l’Ouest que Christophe Colomb poursuit, en sachant ce qu’il fait, en sachant qu’il va au-delà, vers un autre paradis.
Et il y aura le mouvement inverse où, au contraire, les Américains chercheront leurs sources en Europe, leurs origines et leurs pensées de base. Les grands écrivains américains du 18ème siècle dont nous avons parlé tout à l’heure feront ce mouvement.
Mais, entre le moment où les peuples vont vers l’Ouest et le moment où ils refluent vers l’Est, il y a un conflit entre le Nord et le Sud. C’est étonnant, il se retrouve presque toujours. Il y a un moment où les peuples du Nord refusent les peuples du Sud et à l’inverse.
Pour parler de la France, ça se situe pendant la guerre de Cent ans. En fin de compte, qu’est-ce que Jeanne d’Arc? C’est quelqu’un, c’est quelque chose, c’est un mythe, c’est aussi bien sûr une sainte. C’est d’abord un mythe, qui veut sauver le roi de la domination du Nord : la domination des Germains, des Anglais – la France est encore une colonie anglaise aux trois quarts. Elle veut trouver le roi et l’arracher au Nord pour le rapprocher d’un roi chrétien, catholique, latin. Ce qu’elle contribue à faire, c’est précisément chasser les Anglais, les Bourguignons. Elle n’y parviendra pas entièrement, mais Louis XI continuera, puis les Valois, pour créer un roi du Sud, un roi latin, contre les barbares du Nord.
Je vous montrerais la même chose en Russie, en Islam… Mais là nous parlons de l’Amérique.
Qu’est-ce que la guerre de sécession? C’est un conflit entre le Nord et le Sud, tout le monde sait ça, mais qu’est-ce que ce Nord et qu’est-ce que ce Sud?
J’ai dit qu’au Sud, il y avait les bouviers, les cow-boys, les anciens seigneurs, les derniers fils de rois, mais ces hommes n’étaient pas humanitaires, ils n’étaient pas socialistes du tout. Ils ne songeaient pas à l’égalité entre les peuples. Pour tout dire d’un mot, c’étaient des esclavagistes. Ils avaient fait venir des Noirs d’Afrique et de ces Noirs ils avaient fait des esclaves, c’est-à-dire des gens qui étaient dans la tradition chrétienne – parce qu’il y a toujours eu des esclaves dans la chrétienté, des serfs. L’Amour ne connait pas l’égalité, l’Amour vit de la préséance : s’il y a préséance, il n’y a pas égalité.
Mais ces esclavagistes, ces hommes qui ne croyaient pas à l’égalité des races, avaient le culte des races. C’est ça qui est étonnant et qu’il faut bien comprendre. C’est pourquoi il y a tant d’histoires d’alliances, des Européens, des Buffalo Bill, même des hors la loi, avec les Indiens : les éclaireurs, qui sont presque toujours là pour essayer de faire la paix. Lorsque les troupes américaines essayent de massacrer les Indiens, il y a toujours un des hommes qui est au milieu, qui dit : mais non, vous ne comprenez rien aux mœurs des Indiens, ne les massacrez pas parce que vous ne les comprenez pas.
Il y a un amour réel, le mot n’est pas excessif, pour la race. Le sens de la race et l’amour de la race vont de pair, il y a des alliances, au point, nous l’avons vu, qu’il y avait des sectes européennes, occidentales qui essayaient de rénover les sources de l’Amérique profonde, les sources indiennes.
Et paradoxalement à première vue, mais si vous réfléchissez bien cela ne vous paraîtra pas étrange, les gens du Nord, les puritains, les Juifs, les rationalistes qui veulent l’égalité, qui ne peuvent pas supporter l’idée d’esclavage, l’idée que les hommes ne soient pas égaux – leur grand apôtre sera Lincoln, qui fera la guerre de sécession : l’honnêteté, l’humanité, la philosophie profonde d’un tel homme est hors de doute – les Fédéraux ne peuvent pas tolérer qu’il y ait des races. Le Noir doit être traité comme le Blanc, il ne peut pas être esclave. Mais aussi, s’il n’y a pas de races, la prétention des Indiens à vouloir rester des races, c’est inadmissible. Si tu dis au Noir : tu dois me ressembler, parce que nous sommes frères, il ne faut pas que le Noir réponde : pas du tout, je ne veux pas te ressembler, je suis un vaudou, j’ai mon culte, j’ai mes croyances, j’ai mes ancêtres. Ça ne va pas du tout, c’est un mauvais Noir à ce moment-là : c’est un raciste. Et bien les Indiens sont d’épouvantables racistes : ils veulent maintenir leurs lois, leurs dieux, ils ont besoin des bisons, ils n’admettent pas qu’on tue les bisons, parce qu’ils ne peuvent pas vivre sans eux. Donc il faut tuer les Peaux-Rouges. C’est très simple et très clair.
La guerre de sécession va opposer, en réalité, des gens qui veulent une fédération d’Etats, les Etats-Unis, sans distinction de races, et des gens qui, au Sud, refusent cette fédération; ils veulent bien qu’il y ait une alliance, une confédération, une sorte d’union entre des pays différents – il y a le Texas, la Californie, il y aura un jour l’Alaska – tout ça c’est très bien, mais que chacun reste ce qu’il est. Et qu’on n’oblige pas chacun à épouser une norme égalitaire. Parce que lui, le texan, le cow-boy, le planteur du Sud, il n’acceptera jamais d’être semblable à un industriel du Nord. Il n’a pas les mêmes soucis, les mêmes problèmes, il n’a pas les mêmes dieux à la limite, puisque le dieu du Nord, nous l’avons vu, c’est Jehova, c’est le dieu de la Bible. Les dieux du Sud seront des dieux chrétiens ou bien autres, des dieux-esprits, des dieux très proches des dieux indiens : le Saint Esprit et Manitou, c’est la même chose.
Donc il va y avoir la guerre. Mais cette guerre n’est pas seulement entre des rationalismes. Il est certain que le puritain de Boston est un rationaliste et, d’une certaine manière, le texan aussi, bien qu’il ait une religion intense peut-être. Mais enfin c’est un rationaliste : pour faire son coton, il utilise le vieux principe de la cause à l’effet, il y a le bon et le mauvais moyen pour faire du coton. L’économie est la même, le rêve américain est le même au Sud comme au Nord, il faut faire le Grand Etat et le faire par le fric, il faut être riche d’abord, et déjà ça s’impose au cours du 19ème siècle. Ils ne veulent pas devenir riches par les mêmes moyens, mais il y a quand même un certain rationalisme chez les deux, peut-être plus accentué au Nord qu’au Sud.
Mais il y a aussi un irrationalisme, il y a toutes ces sectes qui vont naître, au cours du 19ème siècle, et qui viennent de sectes européennes : sectes de l’amour libre, fondées sur des légendes, des traditions.
Et l’un des premiers à avoir fondé une telle secte, enfin l’un des plus étonnants, s’appelait Smith, un nom vraiment très commun. Il avait inventé, ou créé, ou trouvé, ou quelqu’un l’avait persuadé – on ne sait pas s’il était sincère ou pas, si c’était un illuminé ou un imposteur – il prétendait avoir trouvé une sorte de Bible, qui aurait été écrite plusieurs siècles avant, et qui aurait raconté l’odyssée d’une tribu hébraïque, la tribu perdue des Benjamin, qui aurait été un peu partout dans le monde, fuyant déjà les persécutions; et cette tribu aurait débarqué en Amérique du Sud, dès le 7ème siècle avant J.C. Elle aurait fait souche, aurait eu des familles qui seraient nées de cette origine; ils seraient devenus à moitié Indiens, ils auraient épousé des Indiens, quelquefois les auraient combattus, la Bible de Smith raconte ça. Et ils auraient donné naissance à ces races dont personne ne connait l’origine, les Aztèques, les Incas. Cet homme prétendait créer une religion nouvelle, paganiste, qui reconnaissait plusieurs dieux; polygame, très en dehors de ce qui avait été fait jusqu’alors dans les sectes, et qu’il appelait l’Eglise des Derniers Saints ou les Saints des Derniers Jours, qu’on appelle, nous, les Mormons, et qui a survécu jusqu’aujourd’hui.
Mais la guerre de sécession brise l’essor. Smith lui-même a été assassiné assez vite et ce sont ses disciples qui ont continué à défendre sa secte, notamment à Salt Lake City, qui est un haut lieu d’Amérique.
La guerre de sécession a supprimé toutes ces sectes paganistes, bien sûr, puisque les puritains ne pouvaient pas admettre ce genre de choses.
Mais elle est revenue à la surface, comme bien d’autres sectes, et elle existe aujourd’hui, très atténuée, très affaiblie, par l’action de gens comme Young qui, à la fin du 19ème siècle, l’a rénovée – sans polygamie, sans polythéisme, très affadie – mais qui croit toujours dans la Bible de Smith et qui pense toujours qu’il y aura un avènement dans l’avenir, avenir qui se confond avec celui de l’Amérique, du Grand Empire, comme toutes les sectes le font.
Une autre secte importante, et peut-être plus importante par sa conséquence, en tout cas moins ridicule, plus glorieuse d’une certaine façon, vient de ce qu’on appelle le transcendantalisme; c’est la doctrine d’Emmanuel Kant, un philosophe, qui l’a développée en 1790 – 92, dans son fameux livre La critique de la raison pure. Kant défend l’idée que la raison n’est pas du tout le réel, comme le croient les rationalistes, mais que le rationalisme est une couverture que l’on met sur le réel, une sorte d’image, de carte qui permet de lire le réel, et que ça n’a rien à voir avec le réel. C’est-à-dire que les principes qui fondent le rationalisme, principes géométriques, mathématiques, principes de causalité, d’identité, sont des inventions de l’esprit humain, pour y voir clair. Mais ce que nous appelons la raison n’a rien à voir avec la réalité. Tout repose sur des structures – ça peut être des mythes, ces structures, ça peut être des dieux, Kant appelle ça des noumènes, ça peut être des points, ça peut être des atomes.
Cette idée a été combattue très vite en Europe, par Hegel et par les philosophes du 19ème siècle, qui trouvaient que c’était tout de même un peu simple de ramener toute la réalité connue à une sorte de carte mentale, et qu’on ne pouvait pas tout ramener comme ça à des idées mythiques.
Mais ce mouvement a eu beaucoup d’influence en Amérique. Le plus grand écrivain américain peut-être, il faut le dire et le répéter sans cesse parce que les Américains eux-mêmes ne le savent pas, Edgar Poe a bien posé qu’il y avait ce mouvement, qu’il appelle des Cantiens, et en face il y a les Hogiens. Les Hogiens, ce sont les disciples d’Hegel, qui sont les rationalistes purs, et qui nient que le réel ne soit fait que d’idées, ou du moins ne soit lu que par des idées. Je cite Edgar Poe avec d’autant plus de force et de nécessité, ici, qu’Edgar Poe n’est pas transcendantaliste. Il les a en horreur, il les considère comme en dehors. Lui se veut un poète, l’apôtre du beau, de l’harmonie et il ne veut pas du tout de philosophie, il ne veut pas se réduire à la philosophie. Donc il n’aime pas les Transcendantalistes, qui vivent en même temps que lui, précisément en 1848, où il va écrire Eureka et mourir.
Une secte, celle de Brook Farm, va voir éclore les plus grands écrivains du 19ème siècle, avec Edgar Poe : c’est-à-dire Emerson, Hawthorne, dont La lettre écarlate est une extraordinaire machine ésotérique, et Melville. Tous sortent de Brook Farm ou ont été amis les uns des autres. Il y a un lien direct d’Emerson à Melville. C’est tout à fait étonnant, on ne le sait pas assez et ça se retrouve dans leurs œuvres. C’est dire l’importance de cette secte. Je crois qu’on ne trouvera de secte aussi importante littérairement que vers 1900, avec la Golden Dawn. Il est rare qu’une secte réunisse autant de grands esprits.
Edgar Poe n’aime pas du tout les Républicains, toute sa vie le prouve, et ses œuvres. Et la légende veut qu’il soit mort une nuit d’élections, où les Républicains faisaient boire pour amener les gens à voter pour leur candidat; et comme c’était un homme fort porté sur la boisson, le pauvre Edgar Poe, on pense qu’il n’a pas pu résister à cette tentation de se faire payer à boire à droite et à gauche. On l’a retrouvé dans une rue de Baltimore au matin, il n’a survécu que deux jours à l’hôpital. C’était un homme un peu fou à la fin, je dirai comme tous ces grands écrivains du 19ème siècle, depuis Hölderlin ou Novalis jusqu’à Nietzsche ou Rimbaud. Mais lui, il était particulièrement étrange : d’abord un homme du Sud, Virginien, fondamentalement Virginien. Alors que les autres, et Emerson d’abord, sont des écrivains qui se sont ouverts, se sont même portés défenseurs du Nord à certains moments, parce qu’ils ne pouvaient pas tolérer l’idée de l’esclavage, et qu’ils voulaient croire absolument dans un avenir de fraternité et d’égalité entre les hommes, même s’ils en ressentaient les dangers.
Donc on voit bien l’opposition, là encore, même dans ce noyau littéraire qui est au cœur du 19ème siècle américain.
Bien sûr, on dira que la guerre de sécession c’est bien autre chose qu’un conflit littéraire. Elle a mis aux prises toute l’Amérique, elle a entraîné des dizaines et des centaines de milliers de morts. Ça a été la guerre la plus meurtrière, peut-être, avec les guerres napoléoniennes, mais les guerres napoléoniennes avaient duré dix ans, et là, c’est une seule guerre qui a causé ça. Il faudra attendre 14-18 pour voir des millions de morts, il faudra attendre la dernière guerre pour voir 60 millions de morts.
Mais là, avec la guerre de sécession, on est à un point charnière, où les hommes sont décimés. Ce n’est pas une guerre tribale, où on s’arrête au premier mort parce que le rite est respecté.
C’est passionnant de voir l’évolution des sectes aux Etats-Unis pendant le siècle dernier. Il y avait, je crois, un millier de sectes – chrétiennes, néo-chrétiennes ou judéo-chrétiennes, ou anglo-catholiques ou vieux-catholiques – qui se sont succédé au cours du 19ème siècle.
Je vous parlais des Méthodistes qui ont été créés par un Anglais, un étudiant d’Oxford, mais il y a plusieurs mouvements méthodistes : il y les des méthodistes tories et d’autres qui sont whigs, c’est-à-dire les uns qui sont plus des princes, les autres plus près du peuple, les uns plus près du catholicisme, les autres plus près du protestantisme. Cinq fois au cours du 19ème siècle, des hommes doués d’intelligence, de raison, des grands esprits ont trouvé cette situation intenable. Ils ont voulu se réunir, créer un œcuménisme qui existe à peu près maintenant. Créer un œcuménisme où toutes les sectes protestantes se reconnaîtraient au moins si elles ne pouvaient reconnaître Rome, qu’il y ait au moins une union entre elles. Mais ce n’était pas possible.
Prenons l’exemple de la secte des Quakers, qui était une secte du 17ème siècle, qui se fondait sur l’honneur, donc sudiste lorsqu’elle a débarqué en Amérique, mais qui en même temps croyait en l’égalité et créait l’égalité. C’est une des premières sectes où l’homme et la femme doivent prendre la parole [en réunion], pour que l’un ne soit pas inférieur à l’autre, où les hommes de couleur sont reçus exactement comme les Blancs, etc.
Donc nous avons là une secte de jointure entre une certaine égalité et un certain sens de l’individu par cette notion – tout à fait nouvelle, à l’époque – d’honneur. L’honneur, on le sait bien, ça va devenir le duel des mousquetaires, et puis en Amérique ça va devenir le duel au soleil, chacun tirant son colt; et celui qui tue, c’est celui qui a raison. Ça débouchera sur le ridicule et le monstrueux, mais c’était quand même une certaine grandeur.
Les sectes sont rarement meurtrières au départ, elles partent toujours d’un bon sentiment et ceux qui créent des sectes sont en général des hommes extraordinaires. Fox avait pris la route dès 14 ans. A 19 ans, il a reçu son illumination, qui était que ce qui habitait l’homme, c’était une sorte d’inconscient, de verbe intérieur, de lumière intérieure, qu’il lui fallait suivre, à laquelle il devait obéir. C’était ça, être un homme : obéir à sa conscience. Et Fox s’en allait avec sa Bible dans les villages anglais. Il lisait sa Bible aux gens en l’expliquant à sa façon. Les paysans du 17ème siècle lui disaient : fous le camp, tu nous emmerdes, et comme il ne partait pas, ils lui jetaient des pierres. Et il ne réagissait pas : c’est ça le véritable honneur. Ça rejoint la non-violence de Gandhi. Il ne faut pas réagir, il ne faut pas faire le mal. Il ne faut pas céder à la violence. Et le malheureux Fox continuait à faire ses exposés sous les jets de pierres.
Cette secte est devenue, comme souvent après la mort de son initiateur, une chose très importante, surtout en Amérique. Et un jour on a vu en Amérique deux mouvements Quakers, opposés comme toujours. Il y a un mouvement qui est allé vers le sens de la justice, de la rigueur, donc davantage vers l’égalité, et l’autre qui est allé davantage vers le sens de l’honneur, de la prise de conscience de l’individu. Et nous aurons affaire à deux sectes.
Les Méthodistes, ça aura été la même chose. Quand une secte se crée, elle tend à unir une certaine tradition biblique et une certaine exigence de l’esprit, et puis un jour ça se scinde et il y en a deux. Et dans le moindre village américain aujourd’hui, il y a des Baptistes qui haïssent les Anabaptistes d’à côté, ou les luthériens qui haïssent les calvinistes, etc. Ça ne les empêche pas de faire un barbecue ensemble, mais dans les jeunes couples américains, combien de Roméo et Juliette?
Il y a un moment où cette violence sous-jacente, qui a motivé la guerre de sécession, et qui continue d’exister dans le moindre village américain, ou dans le choix de tel Président, selon qu’il est républicain ou démocrate – selon les mots très adoucis qu’a choisis la politique – il y a un moment où ça éclate, où surgit un groupe monstrueux, ou délirant.
L’un des plus scandaleux – mais il faut tout de même l’expliquer, il faut tout expliquer, ça ne sert à rien de rejeter sans comprendre – a été le Ku-Klux-Klan.
Le Ku-Klux-Klan est né de la manière suivante : il est né de la défaite des Sudistes après la guerre de sécession. Ça a été terrible. Ce ne sont pas seulement les morts sudistes ou nordistes, c’est que quand les Sudistes ont été balayés de leur pays, de leurs plantations, de leurs domaines, de leurs maisons, ils ont été vraiment balayés. On les a complètement proscrits, comme on a pu proscrire les collaborateurs en France après la dernière guerre, ou comme on va proscrire les communistes russes demain. Dans ces cas-là, l’ennemi est bon à jeter aux chiens.
Ces planteurs du Sud, ces anciens princes, ces anciens aventuriers, ces anciens outlaws, ces anciens poètes, qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent? Ils n’ont pas de recours. Ils sont spoliés par les troupes du Nord, par les Noirs qui se vengent souvent d’injustices, évidemment, ils sont spoliés par les nouveaux gouverneurs qui vont être élus à ce moment-là.
Alors ils se réunissent, secrètement, et ils poursuivent une lutte désespérée, perdue d’avance, violente, cruelle : il faut empêcher les Noirs de voter, d’abord, il faut leur faire tellement peur qu’ils n’oseront pas voter. Donc on va les fouetter, on va les lyncher. Dès qu’il y aura une faute, un crime, on accusera le Noir. C’est horrible, ce qui a été fait. Il n’y a aucune justification du Ku-Klux-Klan. J’explique, je ne justifie pas.
D’ailleurs, ça n’a pas duré longtemps, parce que les gens du Nord, des gens très intelligents, ont dit : » Ecoutez, foutez-nous la paix avec vos fouets, vos chaînes, vos croix de feu. Qu’est-ce que vous voulez? Qu’il n’y ait pas de Noirs élus dans le Sud, et bien il n’y en aura pas. Il n’y a pas besoin de prendre des carabines ou de pendre des gens pour ça. Il y a des manières de trafiquer les élections, que tout le monde connait. Laissez-nous faire et vous verrez qu’il n’y aura pas de Noirs élus dans le Sud. »
Il n’y eut pas de Noirs élus dans le Sud, et le Ku-Klux-Klan disparut parce qu’il n’avait plus de raison d’être.
Lui aussi a recommencé d’exister en 1916, comme la plupart des sectes. Mais là c’est parce que la guerre de 14-18 a tellement terrifié les hommes que les hommes les plus sages, les plus raisonnables sont revenus aux croyances anciennes, aux sectes anciennes. Et d’ailleurs le Ku-Klux-Klan qui existe encore aujourd’hui en Amérique n’a rien de comparable comme cruauté avec le Ku-Klux-Klan de 1865. Mais il reste des racistes, il reste des gens du Sud. Ils sont assez ridicules, plus que terribles, de par leur refus inconditionnel du Noir, du Juif et même du catholique, parce qu’ils rêvent de quelque chose d’autre, ils ne savent pas trop quoi, je pense. On peut comparer ce mouvement aux derniers mouvements nazis que nous connaissons en Europe, sauf qu’il est constitué, plus cohérent, mais c’est la même chose.
Aujourd’hui, il faut bien dire qu’il s’est passé en Amérique plusieurs phénomènes – en Amérique et dans le monde – qui donnent une autre couleur à ces problèmes ésotériques dont j’ai tenté de vous parler.
Il y a le soulèvement de la jeunesse. Il y a la création de nouvelles industries. Et il y a, évidemment, la domination croissante des Etats-Unis d’Amérique sur le monde.
Et, conséquence un peu de ces trois conditions préalables, il y a un flux, un accroissement de sectes incroyable en Amérique. Actuellement, on pense qu’il y a 1 500 sectes en Europe, peut-être 1 800 puisqu’il s’en ajoute tous les ans; il y a plus de 6 000 sectes en Amérique.
La plupart de ces sectes vient des mouvements de jeunesse. J’ai écrit déjà il y a une vingtaine d’années dans certains livres, comme L’homme et les dieux, que c’était l’esclave à Rome qui avait pris la place des anciens nomades. C’étaient les nomades qui avaient détruit les villes du 4ème millénaire avant J.C., ce sont les esclaves qui ont détruit Rome par le christianisme des origines, il y a 2 000 ans – parce que la religion d’Amour est une religion d’esclaves, comme la religion judaïque ou les religions de Justice étaient des religions de nomades.
Je pense que la religion à venir, s’il y en a une qui doit venir, sera une religion de l’adolescence, de la jeunesse. Je pense que les adolescents prennent aujourd’hui la place qu’ont prise les esclaves à Rome, ou les nomades il y a 4 000 ans. Je veux dire qu’ils sont rejetés de l’état adulte, comme les esclaves étaient rejetés de la citoyenneté romaine, comme les nomades étaient rejetés des citadins.
Je dois dire que depuis vingt ans les mouvements de jeunesse – malheureusement peut-être, parce que j’avais aussi prévu que ça ne serait pas facile et que ça ne serait pas drôle, ni pour les jeunes ni pour les autres – semblent me donner raison. Mais c’est à travers mille sectes, des sectes purement juvéniles et données comme juvéniles.
Il y a eu les blousons noirs, dès 1950, ceux qui honoraient à la fois le gangstérisme et le jazz – la musique les suit ou les précède – mais aussi des héros de cinéma. Ça a commencé par le culte de Brando ou de James Dean. Et puis des poètes, des créateurs (de chansons essentiellement).
Et puis sont venus les beatniks, qui étaient plus secs, plus desséchés, plus durs. Les beatniks qui ont fait éclater le monde, qui ne s’en est pas relevé. Les beatniks ont disparu, mais la révolution qu’ils ont suscitée n’a pas fini de faire des vagues. Les beatniks ont démontré – les hippies ont suivi, plus doux, tournés vers l’Amour – en une dizaine d’années, entre 1960 et 1970, que toutes les lois sur lesquelles se fondait la société capitaliste (et aussi bien la société communiste), que toutes ces règles étaient absurdes. Qu’il n’y avait pas besoin de trois repas quotidiens. Qu’il n’y avait pas besoin d’avoir de maison où crécher, qu’il n’y avait pas besoin d’argent.
Des centaines de milliers de jeunes ont traversé le monde, sont allés d’Amérique en Asie, d’Asie en Australie, d’Australie en Europe, sans argent : l’impossible – pas réalisé par deux ou trois, mais par des centaines de milliers de filles et de garçons qui montraient par leur existence même que tous les principes sur lesquels notre société se fonde sont illusoires et qu’on peut vivre hors.
Cela s’est adouci, s’est affaibli, mais il y a eu d’autres mouvements, les hooligans, qui sont peut-être pires, plus cruels, plus violents. Mais les jeunes sont là, et croyez-moi, ils sont là pour longtemps.
Les guerres juvéniles, comparables aux guerres serviles de Rome, n’ont pas encore commencé. Si : en Chine on a tiré à la mitrailleuse sur les jeunes, et ailleurs aussi. Enfin, dans les pays « civilisés », on hésite à tirer à tirer à la mitrailleuse, quand même, sur les manifestations de jeunes. Mais ça viendra. Parce que ça ne peut pas se ralentir.
Le prolétaire, qui pour Marx était le moteur de la révolution, ne pouvait pas l’être. Parce que ce que veut le prolétaire, c’est devenir un bourgeois. Dès l’instant qu’il devient un bourgeois, c’est-à-dire dès l’instant qu’on l’assure de sa retraite, de sa sécurité sociale, de protections de toute nature, il n’a plus besoin de faire la révolution. Il fait des grèves pour avoir un peu plus d’argent, mais ce n’est rien de comparable aux grandes révolutions du siècle dernier.
Alors que le jeune – bien sûr, vous me direz : il devient adulte, donc finie la révolution. Mais non, parce que les jeunes sont la génération suivante : le jeune est toujours là.
Mouvements de jeunesse, mouvements sectaires en abondance, vous les connaissez, ce sont généralement des mouvements que je trouve ignobles personnellement, parce qu’ils cherchent justement à séduire la jeunesse, à l’endormir, à l’envoûter : toutes les sectes de Scientologie, sectes Moon, sectes krishnaïtes, etc. Il s’agit de modeler l’enfant, de le conditionner, pour qu’il serve les intérêts de quelque milliardaire.
Les jeunes marchent parce qu’ils ne savent pas ce qu’est un mythe, ils ne savent pas ce qu’est l’ésotérisme, comment on peut conditionner l’esprit humain. Alors, ils marchent; il suffit que quelqu’un leur sourie gentiment, que quelqu’un échange bien, que quelqu’un flatte l’ambition ou l’orgueil qu’il y a au fond de chacun de nous. Et puis le jeune est pris, il est emporté, il est enlevé – littéralement.
Mais enfin, des sectes comme ça, il y en a de plus en plus. Et autant j’honore le jeune dont je vous parlais – même le beatnik, même le blouson noir, même le hooligan – autant je méprise et je crains ces sectes de conditionnement. Malheureusement, l’un ne peut pas aller sans l’autre, comme la révolution des jeunes ne peut pas aller sans une recrudescence d’autres délires (de la drogue, par exemple). C’est comme ça.
C’est peut-être aussi comme ça qu’on arrive à se calmer, à se modérer, à devenir « raisonnable », dans le bon sens du mot, pas rationaliste mais raisonnable, c’est-à-dire savoir ce qui est bon et ce qui est mauvais, savoir ce qui vous détruit et ce qui vous élève. Tout ça s’apprend. C’est ce que j’essaye de faire aujourd’hui, d’ailleurs.
Mouvements de jeunesse, mouvements sectaires, mouvements de délires, de crimes. Et puis d’autres sciences, d’autres industries.
Il y a une chose qui est tout de même curieuse : ces vaincus d’hier (et eux seuls : les Sudistes, les Arabes, l’Islam, les musulmans, que la colonisation a vaincus pendant un siècle, que les Français, les Belges, les Anglais ont essayé d’asservir et de réduire à rien, c’est la même chose; gens du Sud, texans ou musulmans, rejetés par les gens du Nord, colonisés, » humanisés », « civilisés » par les gens du Nord), ces peuples-là ont relevé la tête en même temps. Pourquoi? Parce qu’ils ont trouvé le pétrole. C’est bête comme chou : le pétrole leur est tombé dessus. Et du coup, les industriels du Nord, les laineux, étaient bien embêtés, parce qu’à côté du pétrole, leurs petites industries, c’était pas grand-chose.
Alors, libération du Texas, libération de l’Islam. Il ne faut pas grand-chose pour renverser l’Histoire.
Mais c’est toujours la même chose. Dans le Coran, il y a une annonce de Mahomet, pour notre époque (je donne 19 années à peu près pour chaque sourate), il y l’annonce des jours que nous vivons : il y a la pluie bienveillante, qui va libérer l’Islam de l’esclavage. Mahomet dit que ça ne durera pas toujours.
Je dis ça pour montrer que la vision historique, économique, rationnelle de l’Histoire, et ma vision à moi, qui est mythologique, ésotérique, qui se fonde sur les pensées et non sur les richesses ou les possessions des gens, ces deux points de vue sont beaucoup moins opposés qu’on ne peut le croire, beaucoup moins ennemis.
Il y a un moment où le mythe devient réalité, il devient un Etat. Les conflits entre les mythes deviennent des guerres. La croyance en un dieu devient du pétrole.
Il vient un moment où on ne sait plus lequel conditionne l’autre.
Alors reste la grande question : les Américains n’ont jamais douté d’être la nouvelle Rome, le nouveau Grand Empire.
[…]
Il y a un texte peu connu d’Hegel, qui cherche quel sera l’Etat de l’avenir. Et il dit que ça ne peut pas être l’Europe, pour telle et telle raison; ça ne peut pas être l’Afrique, parce qu’elle n’est pas prête. « Je ne vois que l’Amérique », dit Hegel en 1805. C’est ce que dit Tocqueville.
Donc tout ça est très clair pour tous ceux qui pensent, au cours des âges.
Pourquoi nos gouvernants font-ils comme s’ils ne le savaient pas? Comme s’ils n’avaient pas lu, comme s’ils ne savaient pas de quoi il s’agit? On peut se poser la question.
Est-ce qu’on ne peut pas empêcher ce destin? Est-ce que nous aurons vraiment un jour une nouvelle Rome de l’autre côté de l’Atlantique? Est-ce qu’il y aura de nouveau le panthéon des douze dieux, est-ce qu’il y aura l’attente d’un nouveau dieu, les persécutions de nouveaux apôtres? Est-ce qu’il y aura des légions – qui ont commencé, il est vrai, de bombarder ou d’envahir à droite et à gauche, mais enfin, c’est comme à Rome, d’ailleurs, sous couvert de l’égalité, de la fraternité?
Voyez Rome : 2 000 ans après, on se dit : quel pays extraordinaire, et quel courage, quelle force, comment ont-ils créé des hommes comme leurs légionnaires, qui dominaient le monde? Ils envoyaient 15 000 ou 30 000 hommes dans un pays qui comptait des centaines de milliers de gens, et le pays était soumis. Comment est-ce possible?
Les Américains, on l’a bien vu, et on le verra de plus en plus, n’ont pas besoin d’envoyer beaucoup d’hommes, en fin de compte.
Rome avait trouvé le procédé suivant : elle libérait les peuples. C’est-à-dire que quand on faisait appel à elle – ou quelquefois quand on lui déplaisait – Rome envoyait ses légionnaires, mais avec l’accord d’autres peuples, qui envoyaient des mercenaires pour les seconder. Et plus l’Empire s’est installé, plus s’est pratiquée la méthode suivante : si les peuples ne pouvaient donner des mercenaires à Rome, ils devaient payer tribut. C’est ce que nous avons vu, pour la première fois dans l’Histoire contemporaine, pendant la guerre du Golfe.
Jean-Charles Pichon