Le 19 juillet 1997, nous étions, Marie-Jo Saurin et moi, dans le bureau/salon/salle à manger d’une petite maison à côté de Blain, en Bretagne. Face à nous, devant un épais manuscrit, Jean-Charles Pichon se mit en devoir de nous présenter sa dernière oeuvre, le 3è volume de sa somme « Le rire du Verseau ». C’est un extrait de cette présentation que je vous livre ici. Sa lecture suppose une certaine connaissance des ouvrages antérieurs et du parcours philosophique de Jean-Charles. Néanmoins, il permet de constater une fois de plus l’originalité et la puissance d’une réflexion enrichissante.
Pierre-Jean Debenat
LE SAUTE-MOUTON
Il s’agit du troisième livre du « Rire du Verseau ». Le premier c’est « La question et le jeu », le deuxième c’est « Le train et le vagabond », là ça s’appelle « Le saute-mouton ».
J’ai mis en exergue ce qui est inintelligible actuellement : le rêve est la présence de Dieu dans le Je absent, en sommeil, mort. Toute œuvre humaine, cette tapisserie, est la présence de Je dans le Dieu absent, lointain ou endormi. Lorsque Heidegger pose sa question, il évidemment vu l’Etre. Lorsqu’il dit « cela », il dit l’Etre, bien sûr : est-ce que cet Etre est Dieu ou Je, c’est tout le problème, non seulement d’Heidegger, mais de tous ceux qui ont écrit sur la question, depuis la scolastique jusqu’à Lacan.
En quoi ce qu’on a dit jusqu’à présent répond-il à la question de Je et de Dieu? A la question de l’Etre? Il faut reprendre tout ce qu’on a dit, d’une autre façon, d’une façon plus simple, plus dépouillée. Nous sommes partis des Aspects, les 3 aspects de l’Objet; nous avons montré que les 3 Sens – directionnel, sémantique et sensoriel – s’ensuivent; s’ensuivent aussi les 3 Lieux : l’unité, l’appareil et le terme. Ce qu’on a ajouté à ces premières trinités, c’est la notion que la trinité est la seule façon de saisir la Personne, c’est-à-dire l’Etre en soi, en soi vis-à-vis de toi et envers l’autre. Mais, en même temps, après avoir rejeté les questions vaines, nous avons esquissé des jeux, à peu près tous les jeux de table, qui jouent des cartes, des dés et des pièces, et puis les jeux les plus complexes, du jeu de l’oie aux jeux de rôles et à l’internet. Nous sommes revenus à quelque chose que nous n’avons pas exprimé, qui devrait être commun à tous ces jeux, et que nous n’avons pas dit en réalité : cette chose commune, je l’ai dite il y a trois ans, dans une conférence-spectacle. La première scénette traitait du saute-mouton. Et c’était curieux de commencer par là, je ne savais pas pourquoi je commençais par là; en réalité, le saute-mouton s’est trouvé à la fin, quand le conférencier est rejeté, exclu par son public, lapidé, fichu hors de la scène. Je n’avais pas compris pourquoi je plaçais au début ce qui se passait à la fin. Mais, en approfondissant la notion de saute-mouton, j’y ai trouvé des notions toutes différentes : une question de sommaire, une question de sommation mathématique et une question de somme (dans le jeu de mots : une somme, un compte et un somme, un rêve).
Alors, traiter du sommaire revient à traiter de tout ce qui est écrit jusqu’à présent. C’est-à-dire qu’il y a toujours au départ une trinité, par exemple les Aspects, les aspects de l’Objet, puis la saisie de ces aspects dans les questions successives : – je rappelle la question : « Pourquoi cela est-il là plutôt qu’une autre chose? » – qu’est-ce que cela? qu’est-ce que c’est « être »? où, là? et comment répondre à cette question. Et je répondais ou bien par le parce que, parce que c’est ainsi, le passé, l’explication, ou pour que, pour que ça serve à quelque chose, la projection.
Et puis ces 5, je les encastrais dans la notion de question et à ce moment-là j’étais amené à opposer les mêmes questions : comment est-ce qu’on répond? quelle est la réponse? quelle réponse choisir, comment la faire venir, où la faire venir? Et ces 3, de nouveau, je les encastrais dans la notion de jeux, et puis cette notion de jeux, qui contenait les 3, je la prolongeais par la notion de voyage et de meuble, etc.
De telle sorte que les sommaires de ce livre reposent sur une notion de 3, puis 2, les 3 premiers étant pris pour une première question, et les 5, à ce moment-là, en constituant 3. Plus tard, j’ai montré que cela procédait de la possibilité de trouver le 4, qui n’existe pas, par le passage du 3 au 5.
[…]
En fait, ça veut dire que le Je ne se suffit pas des 3, bien que seuls les 3 existent, il a besoin de quelque chose qui n’existe pas, le 4, et de quelque chose qui le relance, le 5. Ce n’est possible que si on admet que le Je ne dispose pas d’un seul sens, comme du signe au seuil, mais qu’il dispose d’un sens contraire, de l’inventaire à l’indivis. Il faudrait tenir compte au moins de ces deux sens.
D’autre part, ces 1, 2, 3 ne sont jamais, ou rarement, dans la même formulation. Ils ne le sont que dans le sommaire, en réalité! Mais il y a eu des combinaisons qui jouaient du 1, 3, 2 ou du 2, 3, 1, enfin des combinaisons tout à fait différentes.
Alors, ça veut dire que notre sommaire ne suffit pas, puisqu’il se base sur les 3 et se situe dans un seul sens de 1, 2, 3 et qu’en réalité c’est beaucoup plus complexe que ça.
A ce moment-là, je vais parler d’une autre approche du problème, que j’appelle les sommations, mais sommations en un sens qui n’est pas uniquement mathématique : il y a des sommations de lettres, des sommations de figures.
Qu’est-ce qu’une sommation? Je dis que la sommation, brièvement, est toujours comme un saut : c’est un saut, en réalité, d’un état à un autre, et par-dessus quelque chose, qu’on peut appeler l’adversaire, bien sûr, le sauté, mais nous verrons que c’est plus que le saut et beaucoup plus complexe que ça.
Prenons quelques exemples. Une des choses que nous avons apprises aussi, c’est qu’on n’atteint au général, au plus général, que par le plus particulier. En fait, on ne peut pas traiter du général, parce que le général est infini, bien sûr, on peut toujours y ajouter quelque chose, pour que ce soit plus général. Il ne procède pas d’une accumulation, il procède d’une saisie conjointe des choses, et finalement à un retour à l’origine, à l’indivis. Quand je dis qu’on va du signe au seuil, c’est clair, c’est l’accumulation, le développement, mais l’autre sens, de l’inventaire à l’indivis, propose un sens inverse où l’unité serait au terme. Or ça, ce n’est pas dicible dans la généralité, parce qu’il y aura toujours, encore une fois, des accumulations à l’infini. Donc il faut procéder par un particularisme de plus en plus grand.
Je vais choisir la langue française comme particularité. Je choisirai ensuite des nombres très précis dans le Zodiaque ou la Tétraktys, je choisirai aussi des figures assez précises puisqu’elles se résolvent dans le cercle, le zéro, et la croix, le X. Ce n’est pas que je réduise tout le problème à ces exemples, mais c’est que seuls ces exemples sont assez clairs pour pouvoir être développés jusqu’à leur terme.
Dans un premier temps, je vais donc traiter du langage et, tout de suite, je trouverai les deux approches du langage, le langage comme parole et le langage comme signe.
A notre époque, le dogme prépondérant, universel, c’est évidemment un thème d’accumulation. On ajoute des choses et, ajoutant les choses, on les développe, on les rend universelles. Ça va dans un sens très précis, de la cause vers l’effet. La cause est identifiée à une masse compacte, prétendument, en réalité un simple axiome – on prétend que c’est ainsi – et, à partir de ce signe, on va déduire des appareils, comme la mathématique des ensembles; et puis de cet appareil, on va rêver une fin extrêmement complexifiée, extrêmement pluralisée, et qui sera le néant en fin de compte, qui sera l’entropie, puisque cette méthode ne mène qu’à l’entropie. C’est une dispersion du signe initial, qu’exprime parfaitement notre dogme final qu’est le Big Bang. Effectivement, la théorie du Big Bang, c’est la manière dont, à partir d’une masse compacte on arriverait à créer les univers.
Il y a évidemment une autre notion, au contraire, c’est celle d’Edgar Poe, où, à partir de la dispersion finale, par un mouvement et des formules inverses de celles de Newton, on recréerait l’unité de départ – qui à ce moment-là ne serait pas une unité, d’ailleurs, qui serait quelque chose d’incalculable, d’innommable, d’inexprimable : l’Etre.
Ce dogme lui-même, bien sûr, vient de tout ce qui a été proposé depuis 150 ans, dans les systèmes, tout axiomatiques d’ailleurs, physiques, chimiques, linguistiques, astronomiques, etc. Donc, au terme de tous ces systèmes, on devait arriver au Big Bang, à la notion que rien ne se crée, bien sûr, sauf par dispersion, mais qu’en même temps rien ne se perd, et tout se disperse quelque part. Seulement, cette méthode part évidemment d’un monde originel, d’un état originel des choses, qu’il s’agit de retrouver à partir du présent, puisque nous ne connaissons que le présent, nous ne vivons que le présent. A partir de ce présent, on prétend réinventer, et connaître, et comprendre l’origine.
Alors ce n’est jamais réalisé, bien entendu. On trouve une pierre, l’un dira : c’est le vestige d’un temple d’il y a 4 000 ans, parce que nos ancêtres étaient des imbéciles, il croyaient dans les dieux, on en est sorti; ou bien ça c’est d’une maison, d’une cité, d’un village, sinon d’une administration, comme on dit maintenant des édifices hellénistiques, donc l’homme a toujours été raisonnable, a toujours su, a toujours vécu comme nous vivons. En réalité, personne n’en sait rien : on ne sait pas si c’est la pierre d’un temple ou la pierre d’une simple maison.
Si on prend un signe, on va le construire à partir d’une théogonie, comme Champollion, qui est d’abord un grand mythologue et qui, à partir de sa mythologie propre a « traduit » le langage égyptien. Ou bien de toute façon on peut dire n’importe quoi d’autre.
En fin de compte, on dira ou bien c’est déjà une langue structurée, ou bien c’est un balbutiement de singe. On n’en sait rien. Ou bien on dira que l’homme est un adulte qui est né de l’enfant – et en effet l’enfant commence par des signes, puis en devenant adulte il accède à la parole. Nous dirons, ce qui est plus vraisemblable, qu’à partir de la parole actuelle, la parole des bien-entendants, on va créer des systèmes de signes pour celui qui ne parle pas. C’est-à-dire pour le singe. Et en effet, on peut éduquer un singe, à la longue, avec beaucoup de patience, à formuler quelques signes qui équivaudront à des paroles. Là encore, on ne sait pas : est-ce que le singe descend de l’homme, est-ce que l’homme descend du singe, on est absolument incapable de le savoir. D’ailleurs, est-ce que le singe fut à l’origine des choses, ou est-ce qu’il ne fut qu’une branche cassée, on ne sait rien du tout de ce qu’on prétend connaître du passé.
Là je te cite [1], parce que vraiment tu m’as apporté beaucoup de choses, et notamment cela que personne ne m’avait jamais dit, parce qu’on ne dit jamais ces choses-là, que le langage des signes n’est pas du tout une sorte de formulation universelle de ce qu’essaye d’exprimer la parole, mais qu’il y a des langues de signes à l’infini, qui dépendent non seulement de ce qu’on est lié à un pays, ou à une famille. On voit très bien que dans certaines familles, certains signes seraient prohibés. Alors je dis là que, précisément, l’internet actuel, dont j’ai émis un moment l’hypothèse que ça pouvait être l’aboutissement de notre langage, l’internet n’est qu’un internat. Ce n’est pas autre chose. C’est-à-dire qu’en réalité, nous mettons ensemble des gens de même fortune, de même civilisation, de même culture, de même religion, qui auront pour but premier de proscrire ceux qui emploieront des signes différents.
Donc il y a là quelque chose d’absolument déterminant, et si on examine un langage, comme le langage français, et bien on est incapable de dire si ce langage est sorti de signes primitifs et comment il en serait sorti, pourquoi celui-là, du moins, plutôt que le phénicien ou le grec – et, dans le sens contraire, comment est-ce qu’on va traduire ce langage français par des signes universels? On n’arrive pas non plus à le dire très clairement.
Mais je vais rester fidèle à la langue française, parce que c’est elle que je connais le mieux. Je dis que, un mot étant donné, il y a une déchéance du mot dans le sens, c’est-à-dire qu’on va lui trouver des sens de plus en plus nombreux, et qui finalement détruiront le signifiant. C’est-à-dire que le signifiant lui-même n’aura plus de sens, il n’aura que le sens qu’on lui donne. L’aboutissement de cette synchronicité, pour parler le langage de Saussure, cette synchronicité conduit évidemment à l’entropie, à l’éparpillement, à la dispersion. Donc à la mort du mot : je l’ai montré pour opus, pour prescription, pour caritas et il y en a bien d’autres…
Ce qui est important pour nous, c’est le combat entre le S et le C. Il est clair qu’à un certain moment, au départ il y a eu un S prépondérant, qui était le Sepher, qui était le Nash, et même avant on ne sait quel mot qui portait le S, le Serpent, puisque ces cultures primitives reposent sur le Serpent, la lune, la pluie, l’eau. Et puis, peu à peu, cela s’est changé, s’est transformé et dégradé, par les innombrables prétentions d’enseignement – religieux entre autres – mais, en même temps, il faut le dire, par l’éclat de vérité qui restait dans Joseph, dans Josué, le vainqueur du soleil, dans Jésus. Il y a une survivance du S à travers les âges chez les prophètes, chez les apôtres de la Vérité. Et puis, à la fin, le S est combattu par le C, le C de klino, de kliné, de culture, d’éducation, et le C à ce moment-là va jouer aussi, d’abord avec l’appui du L, dans la coulpe judiciaire et le couple chrétien. Et puis en fin de compte, le L va disparaître et on va se trouver devant la coupe du Graal. Quelque chose survit à travers tout ça, évidemment, c’est le C, CL qui peu à peu va se modifier en CP.
En même temps, on pourra voir d’autres dégradations avec le L, du lituus au licnon, etc. Par le licteur, le lithéen des Sibylles, par le lituus du loup, etc.
Alors c’est ce qui fait dire, qui faisait rêver que le temps du T revenait peut-être avec internet, retrouvant le TL de l’Atlantide primitive, etc.
Il y a donc cette déchéance qui va jusqu’au point où le S n’existe plus que dans le F, à partir du langage médiéval, on ne va même plus parler d’enseignement, mais d’affabulation, d’affection, d’affectivité et puis d’affectation pour finir.
Mais en même temps qu’il y a cette déchéance du sens, il y a des changements de lettres, des changements de formes, des inversions de lettres, etc. A ce moment-là, le langage ne se fonde plus sur des usages, sur des sens, il se fonde sur des mythologies – on peut dire des anamorphoses, où on croit voir une chose et en réalité c’en est une autre.
Apparemment, ça peut être n’importe quelle lettre, mais en fin de compte, on voit qu’on va jouer du H, on va jouer du N ou du M, du P ou du V, du J ou du R, etc. Ces lettres sont appelées à la rescousse, en réalité, à partir des dieux morts. C’est ça qui est assez curieux. On a vu la vie du S, la vie du C, mais il y a des civilisations, autres que la française, qui vont utiliser d’autres lettres pour modifier les formes. En dépit de leurs usages propres, ou de leur expansion génératrice ou généralisante, ces langues apportent effectivement quelque chose. Cet apport est étrange, il est scandaleux même, mais il apporte un panthéisme dans le monothéisme simpliste du sens.
Là, j’ai pris la langue française, mais je pourrais prendre comme exemples des langues étrangères, l’anglo-saxon, j’aurais pu le faire avec le grec et le latin, le phénicien et le cunéiforme, etc.
Cette clarté que la langue mythologique apporte ne va pas sans une certaine confusion des sens. Il y a développement, affinement de la formalité, donc il y a dégénérescence accrue du sens. Ce fut en Assyrie que le Taureau créateur s’est allié à son adversaire gémellique rejeté à Sumer, dans le Taureau ailé, le Kérubim, ancêtre du Chérubin et des autres anges sauveurs porteurs de l’S, Isaac, José, Jésus. Ce fut à Rome que le Justicier s’est associé au Créateur, le Veau d’Or rejeté par Moïse, en ce Jupin, Jovis au génitif, qui n’est différencié de Iahvé que par cette alliance justement – tandis que les deux chemins allaient devenir prioritaires dans Janus, d’où allaient sortir les deux Jean, etc.
Aujourd’hui, c’est par l’union de l’Icthus, le Christ et du Justicier biblique, ces anciens adversaires, que les Etats-Unis se sont créés, oublieux de leur mythe fondamental : la vache, le taureau, dans le cow-boy ou l’indien, mais il s’imposera de nouveau.
Jean-Charles Pichon 1997
[1] Jean-Charles s’adresse ici à Marie-Jo Saurin, qui lui avait donné un exemplaire de son mémoire de maîtrise en Sciences du Langage, intitulé « Le nœud gordien ».