1
L’homme dit à Dieu : Apparais-moi, que je puisse enfin t’adorer!
Car voilà des milliers d’années que j’honore une sagesse sans visage.
On ne peut toujours se prosterner devant l’invisible.
D’accord, dit Dieu, je veux t’apparaître : il n’y aura plus le modèle sans le
reflet, ni la voix sans l’écho.
Mais n’oublie pas de m’adorer.
Il fut ainsi et nulle chose ne se cacha sans se montrer.
Il y eut l’image du tonnerre, celle du chant;
l’oiseau fut, tout clair, sur le mur comme l’ange, caché dans le ciel.
Le frère imita le frère et le brave le lion.
De la droite naquit la gauche,
ce qui était en bas fut comme l’être d’en haut :
l’homme vécut dans la transparence des choses.
Mais, un jour, l’image lui suffit et, dès lors, il n’adora plus.
Dieu se retira de l’idole et tout s’empoussiéra,
une vie sans parfum et des couleurs sans âme
enveloppèrent le monde
d’un brouillard dévorant.
2
L’homme dit à Dieu, alors : Toi seul est créateur,
comment puis-je te servir quand rien ne sort de mes mains qui ne fut
avant que je sois? donne-moi un pouvoir digne de ton esclave, digne de ta
grandeur, et je te servirai comme tu exiges de l’être.
D’accord, dit Dieu, crée donc! Je serai toujours auprès de toi, t’inspirant
l’impossible et t’insufflant ma force.
Mais ne quitte pas d’un pas l’ombre que je projette.
Il fut ainsi et Dieu resta près de l’homme : il le nourrit de sa puissance et
l’homme créa le nombre, la lettre et la figure.
Il édifia des pyramides aussi hautes que les montagnes,
des villes aussi grandes et fructueuses que la plaine,
des fleurs nouvelles et des joyaux que nul dieu encore n’avait conçus.
Il se forgea des armes brillantes comme l’éclair et plus rapides que le daim;
il laboura les mers de ses navires et la terre de ses charrues. Il accumula
des trésors sous lesquels s’ensevelirent la mauve et l’asphodèle. Puis, il
tua le bleu, le vert, le jaune, et l’horizon s’incendia.
L’œuvre lui suffisant, il oublia le Seigneur; il envahit sa nuit d’une lampe
éternelle, où s’abîmèrent Babel, et Sumer et Lagash, Our dix fois
reconstruite et Ninive embrasé. On recueillit les cendres du Grand Taureau
mort.
Le dernier Homme alla, de ruine en ruine, se faire embaucher par des rois
qui ne combattaient plus que pour survivre.
3
Le dernier Homme dit à Dieu : A moi, l’expert, de quoi peut me servir ta
présence si, entre nous, aucune parole n’est échangée? Si tu ne m’assures
pas le maintien des merveilles, de quel prix me sera la merveille? Et de
quel prix la vie que tu peux m’enlever? J’ai besoin de peu pour perdurer,
d’une femme, d’un troupeau, d’un fils qui me perpétue. Accorde-moi cela
et je respecterai le lien qui nous unit.
D’accord, dit Dieu, nous allons conclure cette alliance. Je t’en donne le
signe, qui sera ta signature. Par le petit bout de peau que tu t’enlèves
sera conclu l’accord qui me fait ton berger, ton gardien et ton roc. Mais
n’oublie pas l’alliance.
Il fut ainsi. Les fils d’Abraham eurent des fils, des troupeaux et des biens
salutaires en nombre, pour que, par les tribus, le premier des patriarches
revécût de siècle en siècle, et tous ceux de sa race autour de lui.
D’autres patriarches l’imitèrent, qui signèrent d’autres contrats, par
d’autres signes.
Par la justice et par la loi, en tous pays, le bonheur s’instaura sur terre,
comme une fleur prise dans le fruit.
L’homme s’en réjouit d’abord. Hélas! Il s’en flatta.
Il ne préserva plus la vie mais il l’ôta.
Il conclut des pactes d’un jour avec des peuples aussi cruels et non moins
orgueilleux que lui.
On signa de son sang des clauses douteuses, pour des négoces dont
l’innocent fut rejeté. On ne respecta pas l’Alliance.
La nielle détruisit le froment, la rouille le fer. Les hommes s’entretuèrent,
les peuples s’épuisèrent. Avant la Syrie Israël tomba, Juda le glorieux
avant Babylone. Athènes ne compta plus vingt mille citoyens, Sparte huit
mille hoplites. Toutes les villes de la Lydie s’anéantirent l’une après
l’autre.
4
Quelque anachorète au pli d’un désert dit à quelqu’un qui l’observait :
De quel prix me sont tes alliances, quand je continue de souffrir?
Apprends-moi la souffrance, et à la supporter. Daigne souffrir avec moi,
un peu, afin de savoir ce que je sais, car tu m’as fait don d’une science
terrible – et qui te détruit.
Prends modèle des dieux dont j’amuse ma fièvre : Marsyas et Bacchus,
également déchirés, Ixion écartelé, Prométhée sur son roc.
Fais cela pour moi : je t’aimerai.
D’accord, dit Dieu, je vais me faire un homme, je veux souffrir avec toi, et
d’une agonie telle que toutes les misères s’y révèleront ce qu’elles sont :
peu de chose.
Je me ferai le pain que tu manges, le vin que tu bois; tu me sentiras en
toi à chaque jour du mois, à chaque heure du jour. Tu sauras comme moi
le pourquoi du malheur.
Mais n’oublie pas de m’aimer.
Il fut ainsi. Dieu se fit homme et il mourut. Il ressuscita, pour qu’on sût.
Et l’homme apprit et remercia. Il se fondit en cet amour plus fort que
toutes les absences, car, en l’absence de l’aimé, toutes les vies sont
suspendues.
Il y eut des fruits fendus, à nouveau réunis, des guérisons du cœur, des
abîmes d’angoisse en cet instant comblés, et l’éternel possible du certain
renouveau.
Mais l’homme n’aimait plus Dieu : il n’aimait que lui-même, ou l’épouse
l’époux.
L’amour eut un objet, comme l’enfant son jeu.
De l’osmose prodigieuse, on fit le plaisir court.
Dieu n’habita plus l’homme, et tout dégénéra.
Pire que les fléaux anciens, une lèpre nouvelle mordit le cœur déserté; la
musique troubla au lieu de rasséréner; le rythme s’épuisa comme un
ruisseau qui s’assèche.
L’homme et la femme se déchirèrent au nom de l’amour; les peuples au
nom de la vertu. Celui qui croyait dans le pain mit au bûcher le joyeux
buveur, pour le sauver. Le marin maudit le laboureur.
La Terre s’ouvrit comme une pomme : chacun chercha le ver dans le
morceau dédaigné. Une moitié de l’humanité entreprit de détruire l’autre.
5
Un enfant qui se meurt dans l’air empoisonné de l’ultime faubourg dit à
celui qui passe : De quel bien m’est ta nourriture, quand elle m’assoiffe?
De quel bien ton sang, quand il m’enivre? Je ne survivrai pas, je devrai
disparaître, ainsi que les espoirs que tu mettais en moi, si tu ne m’élèves
jusqu’à toi-même, si tu ne me rends ton égal. Fais cela pour moi. Donne-
moi l’indifférence, la liberté d’un dieu, et je te serai utile, comme tu l’as
voulu.
D’accord, dit Dieu, sois donc une partie de ce qui est.
Que rien ne nous distingue plus l’un de l’autre!
Il te suffira d’être différent. Il te suffit de t’oublier.
Mais n’oublie pas, n’oublie jamais le secret : quand tu dis MOI, le Moi que
tu dis est une chose si peu singulière, si peu réelle, que quiconque dit: Moi
la dit aussi.
Jean-Charles Pichon Le Petit Métaphysicien Illustré