En 1972, parut aux Editions Payot « Les Dieux Phénoménaux », premier ouvrage d’une trilogie intitulée « La vie des dieux ». Puis suivirent « Les Dieux Humains » et « Les Dieux Etrangers ». Ce dernier livre fut réédité chez E-dite, sous le titre « Le cri articulé ». En réalité, c’est ce dernier texte que Jean-Charles tenait à voir publié. Mais, craignant que, s’il le présentait d’emblée, M. Payot ne le refusât, il proposa cette trilogie dont les deux premiers tomes consistent en un recensement thématique des diverses divinités connues depuis environ huit mille ans.
C’est un extrait de la préface des « Dieux phénoménaux » que nous vous proposons ici.
La vie des dieux
Après de longues études menées dans le dessein de collationner et de situer temporellement les traditions communes aux religions (Les cycles du retour éternel, L’homme et les dieux), aux prophéties (Le dieu du futur, Nostradamus en clair, Les témoins de l’Apocalypse), aux groupements religieux ou non (Histoire universelle des sectes et des sociétés secrètes) et aux croyances les plus diverses de l’humanité (Histoire des mythes), le présent ouvrage ne poursuit pas de telles recherches. Mais il se fonde sur elles pour tenter d’en tirer des lignes de forces capables de susciter des quêtes différentes, tournées non plus vers le passé causal, mais vers ce qui en demeure dans l’éternelle durée et qui formule par là des prospectives nouvelles.
En regard de ce but, excessif on l’avoue, les trois livres de La vie des dieux paraîtront bien naïfs à de certains esprits, leur documentation et leur rigueur insuffisantes, leur construction et leurs schémas gratuits; mais non plus qu’en regard des grandes religions du IIe millénaire av. J.-C. ou de notre Ier millénaire, ne nous apparaissent naïfs les recensements astrologiques des chaldéens ou dérisoires les Physica de Bolos et de ses successeurs, qui ont cependant conduit l’Akkadien, puis l’Egyptien, à la conscience de la Justice ou l’Hellénistique, puis le Romain, à l’exigence de l’Amour. Un embryon de figure, ici, vaut mieux que pas de figure du tout : il n’est rien de plus gratuit que les règles d’échecs, mais aucun jeu plus beau que celui qu’elles fondent.
Quant à démontrer l’urgence d’une telle quête, beaucoup douteront que ce soit nécessaire désormais. La renaissance des sectes depuis 1916, leur multiplication depuis 1928, l’éclatement des croyances purement rationalistes de l’époque 1900, les tentatives fascistes et nazies, le réveil mythologique de tous les peuples dits « sauvages », en Amérique et en Afrique, les crises religieuses qui se multiplient soudain au sein du christianisme, du bouddhisme et de l’Islam, l’engouement des civilisés pour la littérature fantastique, la révolte et l’éveil de la jeunesse, la renaissance des races dans un monde qui les nie, le structuralisme même, ou sémantique ou biologique, et bien d’autres phénomènes, innombrables en vérité, puisqu’ils vont de la restauration de l’astrologie à l’étude des pouvoirs psi, par l’évolution de la psychanalyse depuis Freud jusqu’à Jung et la croyance mondiale aux soucoupes volantes, tout atteste qu’à nouveau les hommes n’ont soif que de l’Irrationnel, officiellement rejeté deux siècles, absent de nos cités depuis cent ans et plus.
Or, le plus grand danger qui menace les peuples et les individus saisis par ce besoin n’est aucun de ceux que nous redoutons : la destruction atomique, la famine, la pollution, le racisme ou la guerre. Car l’homme a cent fois prouvé qu’il peut survivre aux fléaux. Mais les peuples atteints de la fièvre mythologique, dans le bref intervalle qui sépare l’athéisme du renouveau sacré, n’y ont de fait pas survécu : les Akkadiens et les Hellénistiques, entre autres.
On voit comment cette destruction peut se produire. L’homme qui revient au besoin de l’Irrationnel à la sortie de ce temps même où l’Irrationnel était nié pénètre dans un univers dont il ne sait rien. Il en ignore les lois et les réalités. Tout ce qui l’étonne l’attire, tout ce qui le déconcerte lui paraît admirable. Il met sur le même plan le vertige de l’érotisme, le risque de la passion, le combat des croyances, la parodie des dieux que donne, comme un spectacle, l’habile charlatan. Il lui faut se droguer ou mourir par amour, tuer ou se faire tuer, jouer tous les rôles. Par exigence de vivre, il lui faut nier la vie : le suicide stoïcien est au bout de ces quêtes.
Nous n’en sommes point là, mais le processus irréversible a débuté. Quand le savant dit qu’il faut vivre pour la Connaissance, sans se préoccuper de la conséquence de sa découverte, et le technocrate, plus étrangement encore, que l’important est de faire, sans savoir ce qu’on fait (ou bien que le Progrès se suffit à soi-même), ils parlent comme le marxiste quand il proclame qu’au prix de son paradis futur, l’enfer de l’étatisme est un mal nécessaire, ou comme le jeune révolté qui dit : « il faut détruire – et on verra, après! »
C’est que l’ignorance mythique est à son comble. Des chrétiens nient le sens du baptême (car ils ne veulent pas que l’IHS soit l’Ichtus) et d’autres nient le sens de l’eucharistie, parce qu’ils ont perdu la mémoire de la tradition fraternelle, fondée sur la magie du pain. Le disciple de Cousteau espère « le dieu de l’Eau » en ignorant que le Christ-Hermès ou le Bouddha du Petit Véhicule le furent il y a deux mille ans. Le fanatique de la science-fiction croit que les Elohim étaient d’autres hommes venus du ciel, il attend leur retour et ne sait point qu’ainsi il honore le dieu d’Air. L’alcoolique et le drogué servent Bacchus, Dionysos, sans connaître ces dieux. Chacun conçoit le sacré à sa façon, sur la foi de quelque guru non moins ignare que son disciple, de quelque livre mal traduit, mal digéré.
L’hétérogène, dont le « chercheur » fait sa friandise, n’est que le fruit de cette ignorance, où tous les rêves prolifèrent en liberté. Mais le mot nous trompe encore, car aucune liberté n’éclot dans le vertige, le risque ou le combat. Elle est elle-même une structure des plus précises, des mieux formées. Parce qu’il n’existe rien qui n’ait une forme et il n’est pas de forme qui ne soit structurée.
Ce n’est pas dire que l’homme n’ait pas le droit – ou le devoir – de poursuivre au hasard ses quêtes mythologiques. Comme nous commençons de le ressentir, il ne s’agit sans doute ni d’un droit ni d’un devoir, mais d’une exigence telle qu’on ne s’y refuse pas sans se déchirer.
Vers un « esprit » nouveau, les chemins sont multiples. La connaissance n’en est pas le seul, mais on ne peut nier que l’amour (ou la passion), la création (ou l’aventure) détruisent également les structures anciennes pour en formuler de nouvelles. Les saints ont plus changé le monde que les gnostiques et, depuis un siècle, ce sont des poètes, des peintres, des musiciens, des inventeurs qui ont créé les symboles révolutionnaires; non pas le professeur ou le technicien.
Pourtant, chacun de ces chemins, fût-ce le plus hasardeux, doit être suivi rigoureusement, comme s’il était le seul possible, quoiqu’il soit un parmi plusieurs, car on ne peut nier non plus, sur le plan historique, que les âges hétérogènes reconduisent à la rigueur des panthéons : l’akkadien à Thèbes, le séleucide à Rome, où chaque structure est reçue comme relative aux autres et absolue en soi. Il n’est pas un dieu qui ne soit formel (contenu en sa forme) en même temps qu’universel (contenant de toutes les formes ou passées ou possibles).
Or, cette contradiction, où vit le mythologue, consterne le rationnel : elle lui révèle son impuissance de se faire dieu, c’est-à-dire d’assumer à la fois le relatif (discontinu et comparable) et le Tout-contenant (continu, incomparable à ses parties). On possède celui-là, on le connaît, on s’en sert, on le circonscrit; on épouse, on sert, mais on ne connaît pas, on ne circonscrit pas ce qui nous contient.
L’expérience en est si commune que nous n’y prêtons plus attention; mais notre existence s’en trouve partagée. Je suis dans une chambre ou dans un champ mais je contiens tels organes ou telles idées. Mais je ne suis pas à la fois dans la chambre et l’organe, ou dans le champ et l’idée. A l’inverse, je puis contenir l’idée de champ ou de chambre, je ne contiens pas réellement l’espace matériel où je suis. C’est toute la différence qu’il y a entre le territoire où j’évolue et la carte que j’en puis dresser en mon cerveau.
Mais tout se passe comme si, pour les dieux, cette distinction n’avait pas de sens. Car ils sont en effet contenus dans des ensembles qui les englobent, par exemple le dieu de Feu et la Terre-Mère dans l’ensemble des dieux phénoménaux, ou le dieu à l’Arc et le dieu au Bélier dans l’ensemble des dieux de Feu, ou Horus, Arès, Eros, Mars, dans l’ensemble des dieux à l’Arc, mais, en tant que dieu unique, Dieu, ce qu’il fut pour des millions d’hommes, Horus recouvre effectivement non seulement tous les dieux de Feu, mais tous les dieux à forme humaine et, par là même, tous les dieux concevables dans tous les plans élémentaux.
A l’inverse, les dieux que contient le dieu unique – qu’on les nomme ses génies, ses anges, ses principes ou simplement ses Noms – sont capables, en d’autres temps, de l’englober lui-même. Zeus n’a été qu’un des enfants de Saturne, le Bouddha qu’un des avatars de Vichnou, avant de supplanter, comme dieu universel, celui qui les contint. Si l’on m’oppose qu’il s’agit là de divinités païennes, je prendrai ces autres exemples : IAV était dit le fils d’El au début du IIe millénaire av. J.-C. et le Christ ne fut d’abord que le Messie, l’envoyé de Celui qui envoie (le dieu de l’Arche ou l’Eros archer).
Selon, donc, que je considère un dieu donné comme constituant d’un ensemble – dans l’acception panthéiste de sa nature – ou comme contenant de ce même ensemble, dans une acception monothéiste, je ne le change pas vraiment. Mais, au contraire, je ne saisirai pleinement son caractère divin qu’en le considérant à la fois comme l’hôte reçu, la création ou le reflet – et l’hôte recevant, le créateur ou le miroir d’une carte-territoire sans exemple dans notre monde. Jésus-Christ, tout à la fois, comme Dieu unique et la seconde Personne de la Trinité.
Cela, dira-t-on, est un « mystère », cela n’est pas concevable. Mais cela peut être « figuré ». Il n’est pas impossible d’imaginer un être tel qu’il serait contenu dans la carte, sous forme de symbole, d’idole ou de vocable, et contenant du territoire réel, qu’il posséderait effectivement, un peu comme un propriétaire foncier n’est qu’un nom et un numéro dans le cadastre communal, dont la carte figure en effet le territoire qu’il possède.
L’image est imparfaite, on le sait, car nul propriétaire n’est l’essence même, le créateur ou le formateur, de la propriété qu’il détient, tandis que les dieux sont les principes, les créateurs ou les miroirs dont l’univers n’est que le reflet, la création ou la contingence selon la foi choisie. Maître ou esclave, dominateur ou dominé, l’homme ne détient jamais que les cartes de ses possessions prétendues. A l’inverse, Dieu détient le territoire que ces cartes, les religions et les sciences, délimitent symboliquement, dans l’espoir de l’y contenir.
L’homme possède fictivement une réalité qui l’emprisonne et dont il ignore tout (fût-ce la simple nature de sa naissance et de sa mort); Dieu possède réellement les univers dont il est fictivement l’occupant ou le captif. Ainsi le premier ne peut-il cheminer que du territoire à la carte, en dessinant celle-ci à partir de celui-là, alors que les dieux nous semblent cheminer d’une construction abstraite (symboles, mythes, religions) à la saisie concrète de l’univers-territoire.
Autant, spatialement, la contradiction nous est inconcevable, car elle oppose l’un à l’autre des espaces sans commune mesure, autant elle se conçoit aisément sur le « plan » temporel. Car le cheminement rationnel, du territoire à la carte, s’exprime alors par un mouvement du contenant à la figure, du devenir au devenu et, plus précisément, de la cause à l’effet, du Passé à l’Avenir; le cheminement inverse, par une projection du possible mythique (mille fois advenu en figure) à l’éternelle durée contenante (nécessairement dynamique, puisque nous en vivons).
Or, on sait que le premier cheminement se présente toujours comme explicatif, réducteur, et finalement entropique (car l’avenir rationnel, la planification, n’est jamais que la fin d’un processus plus ou moins lent de consommation, de stylisation et de raréfaction du réel). Le cheminement inverse, irrationnel, ne peut donc être que néguentropique, miraculeux ou prodigieux, dans la mesure où il ne se fonde sur aucune cause réelle, sur aucun fait, mais sur une finalité virtuelle, le renouvellement ou l’évolution d’un mythe, que ce cheminement dote en fin de compte d’une réalité croissante.
Mais les deux chemins se croisent évidemment en ce point, l’instant, où la flèche du temps Passé-Avenir rencontre la flèche Possible-Durée. Et, de fait, en ce point, il se trouve que je puis choisir de suivre ou l’une ou l’autre voie, selon que j’affirme et prétends : je dois accomplir cet acte, parce que le Passé m’y porte (dans le sens rationnel) ou je puis l’accomplir ou non, car ce qui n’a pas eu lieu est encore à venir et l’acte ne sera passé que lorsqu’il sera accompli.
La logique nous en persuadait. L’histoire des religions nous le confirme : ici et maintenant, Dieu et l’homme se rencontrent, non pas d’une manière exceptionnelle ou par hasard, mais à chaque fois que l’homme vit concrètement l’instant, par l’amour, l’évidence, l’intuition, la création, le combat pour la justice, le jeu de la liberté, etc., quelle que soit sa démence, si elle est assez forte pour l’arracher au sens entropique du temps et le faire participer à la nature des dieux.
Car, pour approcher Dieu – par l’un de ses Noms – l’homme doit renoncer à ce qu’il nomme raison, renverser toutes ses conceptions (se convertir) et nier ce qu’il tenait pour certain. Mais, quand un homme rejette le sens rationnel du temps, toute causalité et son passé même, c’est alors seulement qu’il connaît, qu’il imagine ou qu’il éprouve que son dieu n’est qu’un parmi bien d’autres (symboliquement) en même temps que réellement le seul, l’immanent et l’universel.
C’est alors que, soudain, comme on passe d’une orbite à l’autre, il franchit ce seuil invisible qui sépare notre monde des autres (l’amour, la création ou l’évidence, etc.) et entre de plain pied dans la réalité temporelle des dieux.
Dans ces époques de confusion mythique où furent les Akkadiens et les Hellénistiques, où nous sommes aujourd’hui, l’homme n’y peut pénétrer qu’exceptionnellement, par le « royaume d’enfance », en état de crise, d’ivresse, sous l’effet d’une drogue ou d’une grande passion, au moment de sa mort ou dans l’état clinique d’aliénation mentale qui fut celui de Hölderlin, Gogol, Nietzsche, Van Gogh, Antonin Artaud, etc. Car nous ne pouvons rationnellement admettre un être qui, au contraire de nous, serait contenu dans la carte et maître du territoire, abstraitement dépendant d’ensembles ésotériques et réellement contenant de ces mêmes ensembles réalisés.
Au contraire, l’esprit rationnel feint de croire les dieux, comme lui-même, fictivement dominants dans l’échelle des mythes et sur ce plan seulement, mais en réalité prisonniers de la flèche rationnelle du temps, dont ils ne sont que des échappatoires commodes pour l’aliéné ou l’enfantin.
Par suite, tout lui échappe de la divinité, soit qu’il réduise les dieux à des morceaux de réel qu’il dira « transcendés » (les astres, les prophètes, les structures sémantiques), ou qu’il n’y voie que des archétypes fragiles, inventés par son propre esprit ou celui, prétendu « primitif », de ses ancêtres.
A une extrémité de la divagation, l’homme contemporain fera des dieux d’Air, les Elohim, des voyageurs extraterrestres qui seraient venus nous visiter il y a cinq ou vingt mille ans, sinon des millions d’années (cf. toute une partie de notre science-fiction, d’Adamski à Sendy). A l’autre extrémité, il en fera des rêves collectifs de l’humanité, comme les Soucoupes Volantes dans le système jungien. Mais, ou bien, matériel, le dieu sera dépouillé de toute universalité; ou bien, universel, il sera dépouillé de toute réalité. Dans l’un et l’autre cas, on n’a pas expliqué que l’institution franc-maçonnique de la Trinité d’Air : Gémeaux-Balance-Verseau (Fraternité, Egalité et Liberté) ait réellement correspondu à l’avènement des Républiques, d’une part, à la conquête de l’Air, de l’autre.
On n’explique plus le miracle, qu’on nie, ou le phénomène de conversion instantanée, qui déconcerte, ni même pourquoi et comment, en certaines périodes de l’Histoire, tel dieu particulier : les frères jumeaux, le Taureau, le Bélier ou le Poisson, a été honoré par toute la terre et une culture nouvelle est née de cette croyance. Puis, la contradiction atteint d’autres secteurs et l’on y voit confondre l’exigence profonde d’une mutation radicale avec l’acquisition de quelques biens douteux : de la Justice avec des lois, de l’Amour avec l’érotisme, de la Liberté avec de désastreux « progrès ».
De ce chaos mental qui va croissant, nul ne peut croire, en notre époque, que l’homme sortira sans dommage. Nul n’imagine bien, à vrai dire, comment il s’en tirerait. Mais il s’en est tiré déjà – aux temps anciens – et ce qui s’est produit tant de fois doit se produire une fois encore (compte tenu de rythmes et de cycles plus vastes, dont nous ne savons rien).
Pour passer de la maison dans le champ qui l’entoure, je dois franchir un seuil, et, de même, pour passer de l’atmosphère terrestre à quelque autre stratosphère. S’il existe un passage quelconque de notre cartographie mentale au territoire des dieux, un seuil doit exister aussi, où la conversion sera possible. Je l’ai nommé le Panthéisme, car, ni au XXIIe siècle av. J.-C. ni aux temps mêmes du Christ, l’homme n’est passé de l’abstraction rationnelle à la réalité divine par un autre seuil que celui-là.
Mais le problème demeure : qu’en nos époques rationalistes, le panthéisme est lui-même une notion presque inconcevable. On ne peut concevoir un panthéon lorsqu’on n’éprouve pas le besoin de croire en un dieu. Or, des trois grandes divinités qui, aujourd’hui, se partagent les esprits : le Christ, la Connaissance et le Créateur, le premier n’est qu’une tradition, le deuxième une entité à ce point désacralisée que le rationaliste, aveuglément, se laisse conduire par lui. Quant au troisième, seul l’insensé l’honore, on le sait, les hommes raisonnables, hommes de lettres, fabriquant ou fabriqués, jouant seulement le jeu qu’il offre.
Cependant, il doit être noté que tous, nostalgiques de Jésus, technocrates et charlatans, attendent de leur mythe propre une sorte de « liberté », de dieu nouveau : soit la Seconde Venue du Christ, soit un Age d’Or issu de notre « progrès », soit un Eden de consommation où le plus habile, mon Dieu! n’aura qu’à prendre ce que les plus sots laisseront tomber. Or, il est bon que tous rattachent de la sorte le Libérateur, le Dispensateur ou l’Esprit-Saint, aux trois mythes présentement vivants. Car, de fait, il tiendra de chacun des trois dieux ce qui doit lui en revenir, le problème étant de savoir quoi (ou de le créer ou de s’en imprégner par osmose).
Pour avoir étudié distinctement les trois divinités : le dieu du Savoir chez Lao-Tseu et Parménide, la Kabbale juive, la scolastique chrétienne, le premier bouddhisme et le chi’ite; le dieu d’Amour dans les Evangiles et dans les Epîtres de Paul mais aussi dans Platon (Socrate et Diotime), les Puranas, Achvagocha et la « doctrine du cœur » des Islamiques imâmites; le Créateur dans tous les livres qui parlent de lui, depuis l’Enuma élish jusqu’au Granth des Sikhs, par le Coran et le cinquième ciel de Dante, je ne crois plus qu’on puisse les confondre en un seul dieu, car ils ne se situent pas sur le même plan ou dans le même « espace » temporel.
Le Christ, le Bouddha et tous les dieux humains, Horus, la Vierge, les Dioscures, viennent dans le monde, parmi les hommes. Intérieurs à notre univers, ils ne nous sont assimilables que par l’amour ou l’amitié, l’adoration ou la dévoration. Présents à nous comme des modèles, nous n’en sommes que les reflets. Selon le Collège des Rites (ou la Canon pâli), le saint n’est-il pas celui qui, par sa vie, atteint à la conformité avec le Christ (ou le Bouddha, en Orient)?
Au contraire, le Créateur et tous les dieux étranges, le Ténébreux, le Solaire, le Libérateur sont hors du monde. Nous ressentons les effets de leur présence ou de leur absence plutôt que nous ne les percevons eux-mêmes. Ils ne nous guère perceptibles que par leurs agents (génies ou djinns, héros, gurus), de sorte que l’aveuglement ou la soumission, l’allégorie, le jeu demeurent les seuls chemins qui les mènent vers nous.
Jean-Charles Pichon 1972