Comme le dit Jean-Charles Pichon, « il n’importe pas de réussir sa vie, mais de l’accomplir« . Aller du possible vers la durée, en somme, et y mettre « patience et passion« . Que la propre vie de notre ami soit une illustration de cette idée, cela n’est que trop évident. Mais, ignorant tout de sa première oeuvre, sinon le peu qu’il disait dans « Un homme en creux« , je ne laissais pas d’être intrigué par ces titres de romans imprimés au début de ses ouvrages mythiques, comme la mémoire d’une vie antérieure. Ces titres me plaisaient, ils me parlaient par leur force et leur pouvoir évocateur, leur énumération formait en quelque sorte les vers d’un poème – un ensemble cohérent. J’aurais aimé lire ces livres introuvables, mais je me demandais surtout de quelle façon ils participaient de l’accomplissement singulier de leur auteur.
J’étais intrigué par ce passage de la fiction au mythe, et je sentais peut-être confusément que la première avait mené au second, ou bien, pour mieux dire, qu’elle n’était pas sans rapport avec l’oeuvre à venir – malgré le peu de cas que Jean-Charles semblait en faire lui-même.
Et puis Jean-Paul Debenat m’a fait cadeau de « La vie impossible« , le premier des romans. Le hasard avait bien fait les choses. J’aime appréhender les phénomènes dans leur dimension temporelle. Il me plaît de découvrir un auteur en suivant l’ordre même qui s’est imposé à lui dans sa démarche créatrice, les diverses étapes de sa « nécessité intérieure » (Kandinsky). Or j’ai été frappé de constater, en lisant cette « Vie impossible », à quel point j’avais vu juste. J’écrivais donc à Jean-Charles, le 7 janvier 1997: « Au-delà de la tentation, un peu superficielle, d’y voir tel ou tel élément autobiographique, je sens qu’il s’est agi, bien plutôt, d’une vision prémonitoire. J’ignore si le jeune homme que vous étiez se sentait aussi clairement habité par un dieu que Jean Desanges [héros de « La vie impossible »], mais le fait est que vous êtes devenu essentiellement cela, un homme habité par un dieu. Quant à celui-ci, il est intéressant de constater, dans le roman, une certaine ambiguïté, ou plutôt un conflit entre le Christ, l’Amour, et un dieu, d’essence dyonisiaque, que je suis tenté d’assimiler au Verseau; c’est la fusion dans la nature comme dans un absolu, la contemplation des roches et des fleurs, une vie qui ses satisfait d’elle-même. Et cet amour de la nature n’est-il pas une négation de l’Amour? La démonstration de sa non-nécessité? A la fin du roman,, même Solange-Elvire n’est plus nécessaire au jeune homme, qui n’a pas plus besoin d’elle que des autres pour vivre. VIVRE, en effet, voilà l’essentiel. Et ce simple mot de vient le nouveau credo de Jean (…Baptiste Constant?), qui renoue par là avec son enfance amoureuse des choses, du concret, du vivant. Et n’est-ce pas à la fois le credo et le destin de Jean-Charles Pichon, en la dernière page du roman :Vivre longtemps et vivre libre, en marge, de plus en plus, des tyrans? »
Puis je remarquais que la trilogie, qui se poursuivait avec « L’épreuve de Mammon« , trouvait sans conclusion dans « La liberté de décembre« . Et je concluais ainsi: « La liberté, bien sûr – dans le décembre mythique, ne se vit-elle pas dans l’instant? »
Mais je demandais jusqu’à quel point « cette lucidité qui transparaît dans le texte » était consciente. J’avais lu de puis longtemps « Un homme en creux » et y avait vu les dernières étapes de la transformation de la pensée du romancier-reporter en la pensée du mythologue. Mais j’en savais trop peu encore encore sur toute la période précédente – la jeunesse, pour comprendre réellement de quel terreau commun avaient pu surgir l’oeuvre littéraire et l’oeuvre mythique. Pour comprendre qu’elles forment en réalité les deux véhicules d’une recherche unique. Car de même que le mythe était déjà présent dans l’oeuvre romanesque, la fiction a toujours sa place dans l’oeuvre mythique, comme en font foi de nombreux textes écrits au cours des vingt dernières années.
J’en étais là de mes réflexions quand, il y a quelques mois, j’ai pu mettre la main sur un exemplaire de « L’autobiographe« , paru chez Grasset en 1956 dans la collection Rien que la vie (sic). Entreprise après la mort de sa première femme, France Guy, cette première autobiographie de Jean-Charles est une entreprise de révélation de soi. Justement, on entre tout à coup dans autre chose que la littérature, au-delà même de l’autobiographie. Cet arrachement, long et douloureux (du 15 septembre 1955 au 28 mai 1956), des voiles de l’individualité est un extraordinaire effort de révélation de l’être, qui s’appuie sur une analyse rigoureuse des journaux intimes. La queste, ici de vérité totale, ne peut être obtenue qu’au prix d’une négation de la personnalité, telle qu’on la conçoit couramment. Apparaît ici l’idée se développant au fil de l’oeuvre: chaque individu est multiple, porte en soi la diversité de ses semblables, et ainsi participe de l’être.
Le livre narre toute la jeunesse de Jean-Charles Pichon et nous le montre tel qu’il est toujours, de ce point de vue: il écrit pour vivre, à défaut d’en vivre, et déploie son art dans les trois formes éternelles que sont la fiction, l’essai et le journal. Il passera du théâtre au roman, ne cessera jamais d’écrire son journal, et très tôt essaiera de fixer les éléments d’une théorie qui, transfigurée, nourrira toute l’oeuvre mythique. Il est frappant de lire dans « L’autobiographe » des passages comme celui-ci:
« Ainsi, ce que je nommais la continuité n’était pas le passé, mais le lieu de rencontre du présent et de l’avenir; ce que je nommais la présence n’était pas le présent, mais le lieu de rencontre de l’avenir et du passé, d’une certaine ouverture de soi au monde et de l’habitude de soi-même. » De même, « je ne doutais pas que le passé, le présent, l’avenir étaient des mots dépourvus de sens. Il n’existait rien que des formes d’être différentes du temps, ou, plutôt, de tout rapport possible entre l’univers et l’homme ». Et dans la même page 272: « Je ne doutais pas davantage que, sous l’optique du temps réel, l’impossible devait apparaître possible, l’avenir, ou mieux: le devenir – troisième rapport de l’homme au monde – n’étant que le lieu de rencontre de ma situation présente et de ma projection dans la continuité. »
On retrouve aussi dans « L’autobiographe » la genèse des grands principes de « L’éthique », qui prendra une importance capitale dans l’évolution de la pensée de Jean-Charles Pichon. Cette « Introduction à une morale sensuelle, mystique et raisonnée » sera publiée en 1945 dans la revue Prétextes. La synthèse du système « tenait en cinq pages de définitions et en trois axiomes et se présentait comme un condensé de géométrie, où les signes eussent été remplacés par des mots ». L’axiome premier se formulait ainsi: « Toute libération d’un lieu est condition d’un autre lieu », une idée véritablement centrale dans l’oeuvre mythique de Jean-Charles Pichon. Ce travail théorique s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui et a trouvé son aboutissement dans « La Question et le Jeu« , sorte de précis de la géométrie temporelle qui est le lieu de déploiement de l’être.
Ce qui auparavant était pour moi si mystérieux, l’incursion soudaine dans l’univers du mythe à la fin des années 50, qui aboutit bientôt à la publication de cette oeuvre monumentale qu’est « L’homme et les dieux » (écrite en moins de deux ans!), puis de tous les livres qui s’enchaîneront comme machinalement, m’apparaît maintenant sous son vrai jour. En vérité, Jean-Charles Pichon est l’homme d’une seule queste, dont le visage s’est peu à peu précisé sous l’effet de son propre cheminement. Il a marché sur un chemin qui mène quelque part, inéluctablement, empruntant tour à tour les voies du beau, du bien et du vrai – de la fiction, de l’essai et de l’autobiographie.
Il me semble donc qu’il convient d’étudier son oeuvre telle qu’en elle-même, dans la cohérence de sa totalité.
Je viens de localiser un exemplaire de « Borille« .
André Lemelin, le 1er mars 1999
« Les Portes de Thélème », N°3, juillet 1999