ANDRE LEMELIN,
L’EXIGENCE DU MOT JUSTE
André Lemelin habite la belle ville de Québec. Il est l’auteur d’ouvrages historico-sociologiques sur les institutions de la province du Québec. Et depuis des années, il écrit des poèmes, modeste, silencieux et inspiré.
Il fut l’ami – il le demeure – de Jean-Charles Pichon. Il lui rendit visite un jour à Blain, près de Nantes. Ce fut une rencontre des plus importantes, pour J.-C. Pichon et surtout pour André Lemelin.
On trouve des traces des échanges entre les hommes dans le recueil The Ballads of Frank Finnegan, Ed. Codex, Sainte-Foy (Québec), Canada, 2001. Le recueil est bien sûr rédigé en français, à l’exception d’un texte « introductif » en anglais, non daté. Il semble d’ailleurs anonyme mais Frank Finnegan – André Lemelin se cache, ou se montre sous ce pseudonyme – en est à coup sûr l’auteur.
Il y déclare que son livre est « en réalité un journal, le recueil d’évènements intimes tels qu’ils se produisirent comme le reflète le soin que prit l’auteur à respecter l’ordre chronologique de ses écrits. »
Ainsi, « Codex Animi » (2ème partie) ressemble beaucoup plus à quelque matériau brut que « Maritimes » (1ère partie – il y en a 4 en tout). Pourrait-on trouver la réponse derrière le voile de ce vers fameux placé en frontispice du livre : « Le Temps se souvient de l’espace » [ma traduction] ?
Permettez-moi d’ajouter une remarque. En effet, suite à ce préambule en langue anglaise, fort élégant, on trouve la table des matières :
– Maritimes
– Codex Animi
– Du possible vers la durée
– Vivre
Après le titre « Maritimes », la phrase « le temps se souvient de l’espace » se détache sur la page suivante.
André Lemelin l’imprime donc deux fois, en anglais puis en français.
Or, deux pages auparavant, on a pu lire ceci :
« Pour Jean-Charles
Qui sans le savoir m’a aidé à vivre
Pendant ces années ».
Jean-Charles aura contribué à la fidélité de Finnegan/Lemelin à son œuvre de poète silencieux, solitaire et exigeant avec lui-même. Tenez, considérez ceci :
« La prescience est le plus beau des sentiments. Nous ne pouvons plus être des chroniqueurs de la mémoire. L’urgence nous commande de lever la tête et d’en user comme d’une antenne, d’un miroir parabolique branché, en amont, sur l’aval du fleuve. Il s’agit de se représenter l’embouchure du temps. Et de ramer dans le bon sens, pour faire que la douleur nous amène au bon endroit, puis s’efface. » (le 18 mai 1978).
Puis ceci, tiré du recueil Le Vol de l’Instant – Carnets 1997-2007 :
« L’encre est plus noire que le noir
La plume, plus oiseau que l’oiseau
Le bec, plus sonore que le chant
L’envol, plus lointain que la mer ».
Ceci encore :
« Lorsque la voile gonfle le vent
L’homme peut parcourir le temps ».
J’allais oublier ceci :
« La braise luit sous la cendre
La nuit s’oublie sous les violons
La pensée sort de la planète
Et va chanter sous d’autres feux ».
Les premiers mots de l’introduction au texte « Palimpseste » in Le Vol de l’Instant précisent que « Toute vie est palimpseste », formule qui aurait séduit Jean-Charles Pichon.
Il suffit de quelques lignes pour entrevoir le monde poétique de Frank Finnegan :
« La vie est une éternité dont on s’éveille tout à coup ».
On goûtera ses propos sur le haïku avant d’aborder Silences, recueil de 100 haïkus.
« Le haïku est l’une des manifestations de la « japonitude » classique, à l’époque où Yeyasu impose la paix aux barons et met l’empereur en cage. On entre dans l’ordre parfait, assuré par une dictature efficace, et le pays se referme sur lui-même dans un instant éternel, extasié devant sa propre perfection, qui rappelle l’ordre même de la nature. L’ordre qui règne est harmonie, et ses gardiens se plaisent à méditer sur le caractère même de l’existence, cet infini déroulement de la conscience qui va d’un instant lucide à un lucide instant, et se fait chute et saut, nage, mouvement, soc et sillon, chemin et perception du chemin qui va… Les roses pétales du cerisier, le destin de l’eau qui va vers elle-même, la vie qui passe et n’est que ce passage. Le bouddhisme, l’autre grande religion de l’Amour, semble s’être intégré à l’âme japonaise, au point d’en constituer l’un des principaux versants. L’individu n’est qu’une incarnation provisoire d’un principe animé universel, une petite flamme fragile, mais ô combien persistante, condamnée à connaître à jamais, ou presque, cette souffrance qu’est la vie. Il est esclave d’une sorte de loi naturelle implacable et aveugle, dont les arrêts tombent comme ceux d’une certaine physique. C’est comme ça. Et seul sera délivré de cet enfer celui qui se sera fait Bouddha à son tour. Tout est circulaire, comme cette logique même, qui dit que seul le délivré sera libre. L’illumination est au fond indescriptible et inconnaissable, comme l’univers lui-même. N’espérons pas sottement, en cette existence-ci, gagner le nirvâna comme un gros lot, mais considérons lucidement la perspective, efforçons-nous vers la perfection, qui porte en elle le germe de la délivrance, engrossée par l’harmonie. Dans les écoles japonaises, le bouddhisme prend une allure volontiers esthétisante et ritualisée, qui trouve son pendant dans plusieurs expressions culturelles. Il y a la cérémonie du thé, et, pourrait-on dire, la cérémonie poétique. La poésie classique pose un regard amoureux, mais retenu sur le monde. Cet art est fait de petites touches subtiles, de fragments concis, de petits coups de brosse s’essayant à tout dire en disant l’essentiel, tel qu’il se manifeste dans le trivial, dans l’évidence de l’éphémère. La seule action digne de l’homme consiste alors à créer de la beauté tout en affirmant le côté dérisoire de l’existence. Il s’agit de réformer la vie humaine par cet embellissement, de lui rendre un peu de la splendeur du monde. Le haïku est la traduction, comme sur une plaque de verre, de micro-moments de réalité/conscience. Une humble contribution à la peinture du monde, un chant du dérisoire qui est en même temps une preuve et un chant d’amour. »
« Le poème n’est pas un à-côté de l’existence, mais il la recouvre : ce que montrent les mots, c’est la vie elle-même, et « plus que la vie ». Jean-Charles Pichon, Reliefs, Editions e-dite, Paris 2009.
Jean-Paul DEBENAT
Février 2010
Note : Le recueil de Frank Finnegan (alias André Lemelin) est disponible à l’adresse suivante : Codex 984, avenue Duchesneau Sainte-Foy(Québec) Canada G1W 4A9
Silences
1
Au bout du respir
Pour un peu, tout l’avenir
Calmé dans l’instant
5
Le reflet sur l’eau
Tout à coup, comme un cadeau
De l’inanimé
9
Garder un secret
L’exposer aux yeux de tous
Ne pas être cru
15
C’est l’enfant qui va
Sa route n’est pas tracée
Être : liberté
16
Il pleuvait déjà
Sur la neige corrompue
Promesse d’été
30
Quand il fut parti
Au-delà de toute nuit
Il fut près de moi
35
Langue des oiseaux
À la recherche du sens
J’ouvre mes ailes
39
Je ne comprends plus
Ce qui est ne jure plus
Que par le néant
42
La porte franchie
Les deux pôles réunis
L’Un se réjouit
46
Les feuilles, enfin
Se déploient comme une fin
Qui veut commencer
48
C’est un moi de mai
Qui te dit sans aucun mais :
« Demain, je t’aimais »
49
Plus loin que le non
Affronte le non du non
Et trouve le oui
59
Marcher et dormir
Contribuer au réel
Vivre sans permis
67
Se savoir mortel
S’installer dans la durée
Présent éternel
68
S’approcher du but
Le repousser sans merci
En tirer espoir
71
Prison du haïku
Courte laisse de l’idée
Ne me quitte pas
80
J’aurai tout vécu
Toute mort et toute vie
Quand je serai né
95
Rien n’est arrivé
Qui ne soit déjà changé
En futur passé
99
Je n’ai pas couché
Dans le lit de la pensée
Sans être invité
100
Comme une rosée
Une caresse posée
Un souffle dernier
Le vol de l’instant
Ce n’est pas nous qui questionnons : c’est l’univers tout entier qui s’interroge sur sa propre existence et met tout en œuvre pour perpétuer l’acte de création par quoi il cesse à chaque instant de ne pas être. Toute existence est ce rituel par quoi elle célèbre, non pas elle-même, mais le fait extraordinaire qu’elle puisse être. C’est pour cette raison que l’existence est consubstantielle à la conscience.
~
Le temps est une auto-abolition ad infinitum, et c’est en cela, précisément, qu’il est, et rend possible toute manifestation. Rien ne saurait être sans lui. Mais à l’inverse il peut être tentant de penser que ce sont les choses, par leur existence même, qui le mettent en marche en se maintenant. En réalité, la question est fausse, puisque ni l’un, ni les autres ne peuvent avoir d’existence propre. Le couple choses-temps forme le réel, et celui-ci finit par susciter, en certaines « choses », le regard conscient capable d’appréhender ce qui précède – et de prévoir et d’appeler ce qui suit.
Le commencement ne cesse jamais d’exister, ni de tomber dans la suite, dont il ne cesse de renaître.
~
Frank Finnegan