LES POÈMES DE FÉVRIER
I
Tout à l’heure
La première fois que ton corps
seul avec moi dans le désert des chambres
et dans l’écho des rêves prononcés
pour m’adorer et me servir s’humiliera
à pas lents vers toi je m’avancerai
à pas si lents que malgré toi tes bras
se lèveront pour ralentir et protéger
et que la peur fera tes yeux comme des phares
et que moi renvoyant vers toi cette lumière
et t’en éblouissant
j’aurai l’air d’un miroir en marche
te menaçant de ton image
Tu fuiras sans bouger l’approche
de mes doigts et du sceptre effrayant qu’ils tiendront
Immobile tu t’enfuiras la route est longue
Mais plus long encor le bras que j’étends
Et comme un roi debout sur son trépied de fer
miroir vrai de son peuple et de ses repentirs
je te regarderai t’enfuir L’issue est proche
mais plus proche est encor la douleur qui t’attend
Alors oh tout chavire et ploie et ta chair même
Tu croules sous l’attente et cherches dans le mur
derrière toi la faille où te dissoudre et cries
de n’en pas trouver l’ombre
A genoux te voilà comme les pénitentes
et comme les enfants
Ta langue fut coupable et tes yeux et ton sexe
Tu te sens condamnée et donc déjà punie
Ce qui vient ne peut plus ajouter à son mal
que sa libération
II
Privilège
J’attendais de la joie une attente craintive
Tout était en moi-même
Et te voilà pareille à toi qui es moi-même
comme au long d’un long fleuve une fidèle rive
Ce bonheur se mesure avec des fils de vierge
et le soleil est pris en chacun d’eux
Ce que je veux tu le voulais un monde à deux
comme au bord d’une eau morte une porte d’auberge
Ce soleil maintenu entre nos mains croisées
comme un astre tombé aux rideaux des croisées
il est de feu sais-tu et de sel qui assoiffe
et de vin pour couler sur le sel et le boire
Cette joie est venue avec des pas d’araigne
De partout elle agrippe et se nourrit de chair
et partout elle court d’une blessure éclair
où soif de vin et faim de sel ensemble saignent
Ce bonheur se mesure à des visions de mer
lointaine et de soleil indécent au milieu
tout comme ton orgueil coupé en deux
sur l’avenir qu’enfin nous coulons dans du verre
III
Dix heures du matin
Dix heures du matin dimanche dans un café Quartier Latin
l’heure et le jour étaient au rendez-vous
et la musique et la lumière
comme des fleurs
Dimanche un café du Quartier-Latin
et tous les hommes et toutes
les femmes
qui trop vivaient pour être messagers de l’ombre
qui disaient non avec leurs lèvres
avec leurs yeux
non à l’approche incertaine de l’ombre
Mais qui donc disait oui
qui n’était ni la musique ni les fleurs
Peut-être dimanche à dix heures
comme s’il pouvait être dix heures
un dimanche
toute la vie
IV
Le tambour
A l’appel du combat les vivants seuls répondent
le plus vif du vivant et son désir ancien
d’être à l’avant de la bataille et le seul lien
du sang qui coule à cette paix large et profonde
que l’arrêt du tambour donne au sommeil des morts
Sur cette peau tendue à l’image du monde
où les sonorités roulent et se répondent
et s’inscrit un écho proprement einsteinien
s’évoquent des douleurs et des craintes venues
de très loin par delà le royaume des morts
Au rythme de la charge enfin tout suspendu
la joie et le malheur l’orgueil et le refus
comme éclate un éclair sans que nul ne réponde
sinon par ces clameurs vers une ronde nue
dont la forme rappelle et suscite la mort
J’ai frappé dans le vide et nul n’a répondu
Ce silence voulait que sur l’échec se fondent
la raison du supplice et la raison du fort
et qu’on juge l’échec et que l’échec réponde
comme si la justice inquiétait les morts
J’ai donné le signal du massacre et les morts
ont d’eux-mêmes repris leur forme accoutumée
J’ai levé la douleur j’en ai construit un fort
de chair mêlée au sang et d’algues enfumées
où la honte et la peur affleuraient à pleins bords
et sa haute stature a fait reculer l’onde
V
D’hier à demain
Un souvenir se fait espoir lieu des rencontres
Ce que j’ai bu demeure en forme de parfum
Un souvenir se fait espoir lieu des rencontres
et le plaisir renaît âpre comme une faim
le temps d’un trait de plume au verre d’une montre
Le souvenir n’est plus image mais un mot
lourd de sens qu’on a lu sans plus savoir la page
et déjà ce n’est pas plus un mot qu’une image
mais une vague plainte oubliée aussitôt
Et voilà que l’on cherche et qu’on doute et qu’on tremble
Car c’était l’important il fallait que l’on sût
Mais peut-être qu’aussi l’on ne savait qu’ensemble
et que pour l’homme seul ces mots n’existent plus
Mais la plainte oubliée est en nous qui nous presse
Ce qu’elle voulait dire allait tout arranger
Et s’en aller sans elle est aller étranger
sans lueur dans la nuit sans main vers les caresses
Ah je ferme ces yeux inutiles Je tends
mes poings crispés coupes sans ouverture
J’attends que de la faim naisse une nourriture
et que la soif me désaltère Je l’attends
VI
La ville
Depuis le temps que je chantais plus
tous ces rythmes en moi qui demandaient à naître
Depuis le temps que je chantais plus
que je n’entendais plus
construisaient une ville intérieure où peut-être
quelqu’un d’autre savait que nous avions vécu
Une ville de miel et de sang aux rues blanches
comme celles qu’on voit aux rêves sans couleur
Une ville pourtant aux couleurs de l’enfance
qui sont le bleu le blanc le rouge des douleurs
et le jaune pareil aux désirs des voleurs
Une ville pourtant absente du désir
Une prison construite avec des murs choisis
tout exprès pour s’enfuir sans avoir à sortir
et qui s’en vont devant comme un miroir mobile
que l’espoir seul a mû d’une âme faite ainsi
Et me voilà marchant dans cette ville ancienne
et plus neuve que moi qui du moins me souviens
de l’autre nom de cette place un nom de guerre
et qui cherche l’école et l’église et reviens
de rue en rue au tout départ de cette quête
Etais-je dans la ville ou bien la ville en moi
Je ne sais plus si l’heure était celle-là même
Mais quelqu’un s’est dressé qui par la main me mène
et qui n’a pas construit la ville mais qui doit
en habiter une autre en silence pareille
Et ce chant c’est le bruit de nos pas côte à côte
dont peu à peu l’écho fait surgir sur les seuils
nos désirs rassemblés pour une Pentecôte
où plus ni toi ni moi ne seront jamais seuls
VII
A un souvenir
Crevant en bulles savonneuses
mon rêve en vain soufflait
Crevant en bulles savonneuses
en ces jours de froidure un feu empoisonné
les fleurs perdaient leurs pétales
et leur pistil s’enflammait
dans le charbon brillaient des cendres d’or
Tous mes chemins remontaient à leur source
tous mes fleuves naissaient d’une profonde mer
nous étions deux à refuser l’amour
pour le plaisir
et mon rêve à cheval sur une forme chère
vampire chatoyant buvait sa vie
VIII
Chanson
J’écoutais une chanson d’amour
le soir dernier sur le Pont des Arts
J’écoutais s’en aller sur l’eau
une vague mélopée
Le ciel avait pour ce dimanche soir
pris ton visage qui me souriait
C’était ta voix que les oiseaux
S’essayaient à imiter
Mais c’était l’amour hélas
le vrai amour qui me tourmentait
Et c’était moi qui souffrait seul
ce soir-là au Pont des Arts
Jean-Charles Pichon
1951