JEAN-CHARLES PICHON
« LE CITOYEN DU MONDE »
De la fin 1949 jusqu’en avril 1951, Jean-Charles Pichon collabora au journal « Le Citoyen du Monde ». Porte-parole en langue française du Mouvement fondé par Garry Davis, ce journal était constitué d’une équipe de romanciers, de poètes et d’intellectuels en majorité issus de la mouvance anarchiste. Ils se retrouvaient pour promouvoir le pacifisme, l’objection de conscience et la désobéissance civile — ce qui demandait du courage en ce temps-là !
Nous avons pu nous procurer un exemplaire de ce journal, daté du 27 janvier 1950. En première page, Jean-Charles Pichon présente la nouvelle formule de cet organe de presse, qui devient hebdomadaire. Voici la retranscription de son article.
Petit Bonhomme
vit encore
Ainsi, le « Citoyen du Monde » est devenu hebdomadaire. Ce pas décisif a été accompli sans difficulté, ni tapage, grâce à l’esprit d’équipe qui nous anime, aux appuis de toutes sortes, techniques et rédactionnels, qui nous ont été apportés.
Cet important progrès nous impose de nouveaux devoirs parmi lesquels, en premier plan, celui d’une amélioration incessante de la présentation et de la qualité du journal.
C’est ainsi que le titre qui ouvre ce numéro de transition est provisoire et que nous rehausserons bientôt nos textes avec des dessins dus au talent d’une remarquable équipe de dessinateurs que nous aurons le plaisir de révéler à nos lecteurs.
Il nous semble donc opportun, au seuil de la périodicité hebdomadaire, de vous éclairer sur des les articles, rubriques et chroniques que vous êtes certains de trouver désormais en nos colonnes.
En première page, fidèle à sa discipline de courage et à son refus de toute hypocrisie, Le Citoyen du Monde continuera de dénoncer les scandales où qu’ils se cachent, d’opposer aux violences et aux injustices que fomente la raison d’Etat le clair bon sens et la toute simple humanité. Faisant suite à nos enquêtes (qui ont déjà fait tant de bruit !) sur la véritable situation des indigènes au Maroc ou sur les camps de concentration 1950, nous saurons trouver, n’en doutez pas, d’autres reportages vivants et documentés : ce n’est pas la matière qui manque. Le Citoyen du Monde étant, à notre connaissance, le seul hebdomadaire mondialiste de langue française diffusé dans plusieurs pays, de plus en plus nous entendons aborder tous les problèmes d’un point de vue strictement mondial, sans nous arrêter à de seules préoccupations étroitement nationales.
Toujours en première page : l’éditorial de Bugat, qui donnera le « ton » du journal d’actualité.
La deuxième page, consacrée à l’actualité, contiendra, outre nos échos — « Evènements » de Dieudonné, et « Pile et Face », de Markale, dont on apprécie le talent et la vigueur — la chronique de Politique internationale d’Henri de Portelaine qui n’est plus un inconnu pour nos lecteurs. A cette chronique, nous adjoindrons l’étude politique plus détaillée de notre nouveau collaborateur Jean-Charles Demachy.
Les colonnes de cette page seront également ouvertes aux objecteurs de conscience et aux différentes manifestations suscitées, de par le monde, sous le signe de la Non-Violence. Les organisations pacifistes y verront aussi mentionner leurs activités et leurs appels.
Et, toujours en cette « Tribune de la Non-Violence », nous aurons la joie de publier bientôt une chronique régulière d’Hem Day, membre du Conseil International de l’I.R.C., qui précisera comment la Non-Violence a jusqu’ici fait preuve d’efficacité et comment elle peut être décisive désormais. Car si la Non-Violence est pour nous, avant toutes choses, une foi, elle doit être accompagnée de techniques précises qui ont fait leurs preuves. Ceux qui confondent encore Non-Violence avec passivité apprendront que l’action directe nous est et nous sera de plus en plus familière et que la faiblesse n’est pas dans notre camp.
La troisième page, plus spécialement inspirée par la Ligue des Citoyens du Monde, vous tiendra régulièrement au courant de ses progrès et de son expansion. Dans cette page, on pourra lire la suite de notre Histoire des Citoyens du Monde, les « Lettres à un apprenti Citoyen du Monde », le cours d’Esperanto, notre ancienne rubrique, reprise dès ce jour, « Comme on se rencontre avec… » et des études économiques et sociales approfondies pour la rédaction desquelles nous avons obtenu le concours d’éminents spécialistes.
On retrouvera régulièrement la signature de nos rédacteurs fidèles : Antoine Allard, Hervé Bazin, Banine, de Lacaze-Duthiers, Wintzen, P. Viaud, J. C. Youri, Ph ; Dumaine, Pierrette Sartin, Marie-Louise Sondaz, A. Prunier, J. Dedisheim-Dumeny, Marcel Rioutord, Roger Cam, Jacques Clair, Jean l’Anselme, J. Cathelin, J. Brasier, H. Perruchot, Robert Morel et l’abbé Delmont, auxquels, chaque semaine, viennent se joindre de nouveaux camarades.
Parfois, cette troisième page sera remplacée par une page spéciale à thème. C’est ainsi que notre numéro 13 ou 14, reprenant une idée justement chère à Stop-War, abordera un problème qui fera couler beaucoup d’encre par la suite en raison de la manière dont nous l’aborderons, et en raison des personnalités dont nous aurons recueilli l’interview : Le Délit d’obéissance.
La quatrième page, consacrée à l’amour de l’art, insistera sur le rôle de l’Art dans le monde de demain, tel que nous désirons qu’il soit. Vous y trouverez nos critiques du cinéma, de la radio, des livres, du théâtre, de la peinture par des équipes spécialisées. Parfois, Philippe Roy dira un mot sur son « Courrier du Bonheur » — mal interprété par certains, mais tellement approuvé par les correspondants de Roy — et il y aura le conte du Citoyen du Monde… Bientôt la publication d’un grand roman mondialiste…
Alliant ainsi le souci d’éduquer au soin de divertir, nous espérons que notre journal aura en lui tous les germes nécessaires pour faire de lui, dans un proche avenir, le très grand journal que nous souhaitons. Le reste ne dépend que de vous.
Jean-Charles PICHON,
Secrétaire général du « Citoyen du Monde ».
WALL-STREET JOUERAIT-IL LA NON-VIOLENCE ?
Sur 40 milliards de dollars de budget annuel, les Américains avouent consacrer 30 milliards de dollars à des dépenses se rapportant à des préoccupations d’ordre militaire. Et voici Wall-Street qui grogne contre les exigences sans cesse accrues de ses propres guerriers.
Il faut pourtant savoir ce que l’on veut.
Lorsqu’un pays, sous l’effet d’une peur réelle ou simulée, s’abandonne au point de confier son destin aux mains avides des militaires, il doit trouver dans l’Histoire moderne et contemporaine la préfiguration de ce qui lui est réservé. Avec toutefois ce correctif aggravant que les temps sont définitivement révolus, durant lesquels le génie d’un militaire palliait l’insuffisance de ses troupes et de ses approvisionnements. Les généraux ont définitivement abandonné la plume au chapeau. Hormis les défilés du temps de paix, on ne les voit plus l’épée haute, à la tête de leurs troupes galvanisées et multipliées par leur courage. Ils occupent en cas de conflit de profonds sous-sols bétonnés dont on ne s’approche qu’en suivant une topographie rigoureuse et compliquée et où aboutissent des fils multiples doublant les postes de radio. De là sont transmis les ordres de mouvement et ceux de destruction. Mais il ne s’agit plus, comme en 1940, de « tourner » une position forte, de préparer avec sa de log. et son théodolite, un tir de barrage sur un carrefour, un tir de destruction sur une gare régulatrice. Demain, on effacera la montagne qui pourrait gêner une observation terrestre et compliquer malencontreusement une triangulation savante.
Bien entendu, comme il fallait s’y attendre, ce progrès technique est onéreux. L’emploi exclusif de la main-d’œuvre humaine à la guerre était relativement bon marché. Quelques tonnes de métal pour les armes et les croix d’honneur, une bonne réserve de croix de bois, du papier pour les citations, tout cela n’allait pas très loin, financièrement parlant.
Mais les dépenses s’aggravèrent avec l’extension du combat à distance. Le matériel militaire est plus exigeant, partant plus cher que la main-d’œuvre humaine. Aussi bien, avec les départements de la marine, de l’aviation, de l’artillerie, du génie et de l’armée de terre, vit-on croître rapidement les budgets militaires, au fur et à mesure que matériels et techniques se perfectionnaient.
Naturellement, il ne faut pas confondre les laboratoires de la Marine, de l’Aviation et de l’Armée de terre des U.S.A. avec les amphithéâtres chargés de gloire historique, où se forment nos futurs stratèges occidentaux. Il existe bien là-bas de grandes cours dans les casernes et de grands espaces dans les champs où l’on apprend aux jeunes Sammies à balayer, à marcher au pas et à manier avec ensemble l’arme individuelle. Mais ce n’est pas cela qui coûte le plus cher au contribuable américain.
Les investigations dans le domaine de l’atome imposent de larges investissements industriels qui font travailler patrons et ouvriers et limitent la montée d’un chômage technologique qui déjà dépasse 3 millions 500.000 personnes. Il y a aussi les luttes de préséance entre différentes armes. On amorce par exemple des fabrications en grandes séries de bombardiers pour l’Aviation. Elles sont stoppées brusquement par la Marine qui convainc l’opinion publique de leur inutilité ou inversement, et à charge de revanche !
Toute cette utilisation militaire de crédits budgétaires rejaillit sur le secteur privé et masque parfois opportunément les prodromes d’une diminution de l’activité économique rationnelle et de l’emploi.
Un problème se posait pour l’évacuation des matériels répudiés, parfois même avant la fin de leur production en série. Il a été astucieusement résolu grâce au P.A.M.
En échange de ces armes déjà techniquement dépassées et d’un lot d’officiers qui viendront se distraire en Europe en les manipulant devant nous, nous assistons à une manœuvre de grand style pour relayer le plan Marshall que même les Américains de bonne foi et les plus naïfs des Européens répudient désormais de concert.
Ainsi marchandises et capitaux U.S.A. vont-ils pouvoir prendre la suite des livraisons d’armes dont les militaires se débarrassent pour assurer, paraît-il, la protection de notre souveraineté !
C’est ici que Wall-Street fait preuve d’ingratitude envers ses militaires. Que ferait-il de ces ferrailles qui vont lui assurer de copieux emplois de ses capitaux et de larges sources de profit ?
Déjà avant la guerre, les « cimetières » de voitures déshonoraient les banlieues des grandes villes américaines. Doit-on y ajouter de nos jours les tanks et les bombardiers dont on n’aurait pas l’emploi sans le P.A.M. ? Les stocks de céréales achetés par le gouvernement américain pour maintenir les prix agricoles ne lui donnent-ils pas assez de soucis quand, silos pleins, il faut les laisser pourrir à l’air libre ? Et prévoir qu’au 30 juin 1950, ils seront le double de ce qu’ils étaient en 1949 !
Grâce à la débordante activité des états-majors et à leurs cousins les diplomates, on généralise une panique mondiale. Sous l’effet de la peur, on se débarrasse d’une production de guerre sans intérêt, que des gouvernements aux abois acceptent pour le maintien de l’ordre intérieur. Et du même coup, on a justifié une artificielle distribution de pouvoir d’achat et on a conquis de nouveaux débouchés.
C’est un grand service rendu au mythe de l’expansion américaine indéfinie, qui se heurtait à la misère des trois quarts de la planète.
Aussi bien les prochains débats du Congrès, influencés par Wall-Street, feront-ils la coupe amère aux militaires américains, fidèles commis-voyageurs du capitalisme U.S.A.
Jean-Charles DEMACHY
Nous répondons…
à MM. Jacques DUBOIN et Maurice LANDRAIN
du Mouvement Français de l’Abondance
Mes chers camarades,
J’ai pris connaissance, avec un très vif intérêt, dans « La Grande Relève », numéro 59 de janvier 1950, des articles de Jacques Duboin et de Maurice Landrain, au sujet de l’action pacifiste.
L’essentiel de ces deux articles peut se résumer ainsi : c’est une naïveté que de demander le désarmement, car l’industrie des armements permet de distribuer du pouvoir d’achat pour la fabrication de « marchandises » qui n’encombrent pas le marché des produits de consommation courante, déjà bien encombré… Demander le désarmement, c’est, pour Jacques Duboin « courir à un désastre économique, car c’est grâce aux 69 milliards de commande annuelle d’armements que les producteurs de biens de consommation se plaindront un peu moins de mévente », et, pour Maurice Landrain, c’est « demander à l’Etat capitaliste de se suicider ».
Or, les 69 milliards affectés aux armements — je dirais pour ma part les 400 milliards affectés au budget de la guerre — pourraient être utilisés à construire des maisons d’habitation, par exemple, ce qui, premièrement, n’encombrera pas le marché des biens de consommation courante, des millions de familles étant privées de logement ou vivant dans d’inqualifiables taudis, et deuxièmement, distribuerait les 400 milliards de l’ex-budget de la guerre, « sur lesquels comptent les producteurs de biens de consommation ».
En résumé, les bénéficiaires des 400 milliards de l’ex-budget de guerre construiraient des maisons d’habitation au lieu de fabriquer des armements ou de marcher au pas cadencé, et il n’y aurait ni « désastre économique », ni « suicide de l’Etat capitaliste ». Economiquement, il n’y aurait rien de changé à la situation présente.
En admettant, contre toute vraisemblance, que les bénéficiaires actuels du budget de la guerre soient incapables de faire un travail utile, telle la construction de logements, il serait préférable de leur distribuer leurs salaires, traitements, soldes ou bénéfices à ne rien faire plutôt que de préparer la guerre. Il n’y aurait non plus rien de changé à la situation économique actuelle.
Si les gouvernements préfèrent commander des armements plutôt que des maisons d’habitation, c’est qu’il y a au moins une autre raison que distribuer du pouvoir d’achat sans ajouter à l’encombrement des produits de consommation courante : il n’y a pas d’autre solution que la guerre, au désarroi économique qui ira fatalement grandissant, si l’on se refuse à une économie adaptée à l’abondance de ces produits de consommation. Les gouvernements le savent parfaitement et ils sont conduits à s’armer au maximum de leurs possibilités, donc à commander des armements, et non des logements.
C’est ici que le désarmement que nous, pacifistes, réclamons, prend toute sa signification. Privés de l’exutoire de la guerre, par laquelle ils espèrent retarder l’enterrement du régime du profit, les gouvernements seraient nécessairement conduits à chercher et trouver des formes économiques adaptées à l’abondante production moderne. Autrement dit ils seraient obligés de s’acheminer vers une économie de l’abondance qui ne peut être qu’une économie distributive. Avec la guerre possible, ils créent des armements en abondance, et ils seront conduits, peut-être malgré eux, à les distribuer gratuitement sous forme d’équipements, tanks, obus, bombes. Cette distribution est une caricature d’économie distributive orientée vers le mal, puisqu’ils ne veulent pas orienter l’économie vers le bien.
En somme, pour nous pacifistes, le désarmement est une voie vers la paix. Il vous appartient, abondancistes, de comprendre que le désarmement est une porte ouverte vers l’économie distributive. Porte ouverte « sur la bande », et par laquelle vous devriez aussi tenter de passer, en plus de vos efforts directs, car elle est peut-être votre plus grande chance d’atteindre votre but à temps, pour deux raisons :
1° Les politiciens ne consentiront jamais à entrer sur la voie de l’économie distributive tant qu’ils auront la voie de la guerre pour tenter de conserver le régime du profit et de retarder l’avènement du socialisme distributif qui n’a que faire des politiciens… ;
2° Vous ne seriez plus seuls… Des forces pacifistes plus ou moins idéalistes demandent le désarmement des Etats. Sans être affirmatif, je crois qu’il y a plus de chances — bien minces d’ailleurs — d’atteindre votre but à temps par la porte du désarmement que par la voie directe qui est la vôtre. De toute façon, pourquoi se refuser à tenter aussi de passer par cette porte ? Vous auriez une excellente occasion de faire comprendre vers quels espaces lumineux elle permet de s’acheminer, ce qui renforcerait votre action spécifique dans le domaine économique.
Enfin, l’incohérente préparation de la guerre de la part de nos dirigeants, dont parle Jacques Duboin relève de la même stupidité qui les fait se refuser à une économie adaptée à l’abondance, à pratiquer le monstrueux malthusianisme industriel et agricole, afin de maintenir la rareté, donc le régime prix-salaires-profits. Dans chaque numéro de « La Grande Relève », vous montrez avec beaucoup d’esprit et d’à-propos cette stupidité. Oseriez-vous croire qu’ils ont subitement acquis plus d’intelligence quand il s’agit de préparer la guerre ?
Marcel DIEUDONNE.
(Jacques Duboin, fondateur de la revue « La Grande Relève », fut le créateur du concept de « l’économie distributive »).
Ces deux articles, extraits du même journal, donnent une idée des préoccupations de l’équipe qui le réalise. Guerre froide, guerres coloniales, présence militaire américaine en France, autant de sujets qui suscitèrent de véhéments débats. Jean-Charles Pichon y participa activement, traquant l’imposture et les compromissions, d’où qu’elles vinssent, et dans tous les domaines. En tant que grand reporter, comme il le raconte dans « Un homme en creux », il dévoila les supercheries des affaires Dominici, Bombard et Sagan – ce qui lui valut quelques déboires…
Comme Camus, qu’il connut bien, il ne fut donc pas un philosophe retiré en sa tour d’ivoire, et éloigné du monde contemporain…