La lumière du jour jamais n’y pénètre; la lumière artificielle y est parcimonieusement distribuée. Comme le paradis, l’enfer a ses lois : c’est ailleurs, là-bas, autrefois, que les esprits chagrins et cependant crédules rêvent d’une éternité où chacun s’adonnerait librement à sa vie. Tous ne seront pas damnés; pourquoi ceux-là et non pas ceux-ci, voulà ce que nul ne saurait clairement dire. Les pires n’ont pas toujours passé la marge; les moins mauvais ne vont pas toujours en deça. Moins mauvais ? Pires ? Le langage d’en dehors a de ces naïvetés pâles, doux échelonnage à la mesure de ceux qui ne connaissent pas les méandres de l’heure.
Les cycles ne sont pas proportionnés aux crimes. C’est dans le temps que s’enfonce la spirale sans fin, déjà revenue à son point de départ pour moudre et pour mordre à nouveau. Six heures – six heures, une demi-journée : la moitié de la journée qui n’appartient qu’à la nuit.
Comme au début de la nuit elle-même, le ciel vacille, à la fois espoir et repentir, regret et peur, et atténue de vert sa lumière tranchante avant l’éclatement de l’obscur. La première heure n’est guère qu’un flottement d’attente incertaine, assurée. Telles, la mort, la dernière cigarette, la prochaine rencontre, toutes ces choses habituelles auxquelles par lassitude on ne croit plus et qui, fatales parce qu’improbables, toujours se recommencent.
La première heure coïncide avec l’ouverture des portes, elles-mêmes, les portes, pendant cette heure, ni vraiment ouvertes, ni fermées, comme si le monde tout autour refusait de se laisser exclure, ou que le maître du lieu répugnât au définitif isolement. Ou bien ces portes battantes ne sont-elles pas une tentation primaire, à l’usage des naïfs, des étrangers ? Pas de verrou, de clef, pas même de serrure. La paume contre le bois : la porte s’ouvre, et si elle se referme seule, rien ne laisse penser que, plus tard aussi, une simple pression ne suffira pas.
Lorsque c’est l’heure, un voyant jaune et rouge s’éclaire sous le porche de la cour qui donne dans une impasse qui donne dans sur une rue; mais, parfois, absorbé par ses tâches familières, le maître du lieu oublie d’allumer le signal et les grandes lettres éteintes tiennent dans le jeu rassurant un rôle non négligeable. La nuit n’est pas venue, donc elle ne viendra pas. Le jour éclaire la rue, l’impasse, la cour même. La porte ouverte au fond de la cour semble un abri, contre le froid ou le soleil, contre la pluie ou le vent. Il n’est pas vrai que l’enfer soit tout entier pavé de bonnes intentions : pierre d’entrée, frottement du seuil. Il doit faire frais là-dedans, ou tiède. Voilà ce qu’on se dit tout d’abord. Je vais m’asseoir cinq minutes, me reposer, me rafraîchir. Je serai mieux pour reprendre ma route. Les lettres mortes de l’enseigne donnent l’assurance que le risque n’est pas plus grand.
Autrefois, peut-être, lorsque Dieu existait et qu’il y avait des cierges sur les autels, brûlait-on ici l’encens et le soufre. Mais les anges ont perdu leur lyre et les lieux maudits leurs quinquets. Un gros camion barre l’impasse; en sortent les hommes chargés de caisses. Une petite auto couine derrière le monstre. Sur le trottoir, un ouvrier en bleu de chauffe croise un soldat nègre amerlo, hésite à lui livrer passage. Il y a des arbres sur l’avenue, des toits coniques dans le ciel, des complaintes new-orléanaises dans les hauts taudis balconneux. Des gens jaillissent des cinémas mais la plupart travaillent encore dans les usines, et par la fenêtre ouverte d’un premier étage on entend le tapage tranquille d’une machine qui débite des prospectus pour les disciples du Christ.
A six heures, le lieu est désert, déserté même par son maître, qui conduit dans les caves les ouvriers aux caisses. On ne craint pas les voleurs. Personne dans la salle, étroite, à peine plus longue que le bar qui la sépare presque en deux. Les tabourets, les petites tables sont rouges et, rouges également, les six lueurs électriques tamisées de rafia. Sur un réchaud à gaz, derrière le bar, bouillonne l’eau où trempent une demi-douzaine d’oeufs à demi durs déjà. La radio clapote en sourdine. Une vague odeur de tabac froid vogue lentement vers l’air libre.
Une immense peinture sombre couvre le mur du fond. Elle représente un navire échoué, un squelette de bateau semblable à l’âme trépassée en état de péché mortel. Le peintre qui a fait cela n’était pas d’un naturel gai, bien qu’il jouât aussi de la mandoline. Le maître l’évoque en ces termes :
– Maintenant, c’est une cloche. Il n’est plus bon à rien. Je dirai même : un pauvre type.
Car il arrive que tout commence par des souvenirs. Ceux qui s’en sont sortis, ou qui le disent, reviennent s’en féliciter :
– On a fait de ces foires, ici !
A l’attention du néophyte qu’ils entraînent et guident, ils ont des histoires prêtes, moins enjolivées que revécues – en marge du job quotidien, de la femme vieillie, des gosses de rigueur :
– Il y avait une époque, on avait installé des ficelles partout; on y accrochait des cravates rouges et des soutiens-gorge…
– Ah ! ça partait § dit le maître. Fallait voir nos amis !
Ils passent en revue d’autres ombres.
– Invraisemblable qu’un homme de cette trempe se fiche sur la paille comme ça pour une fille !
– Il faut quand même, dit le maître, avoir la tête sur ses épaules.
– C’est pas seulement ça. C’est affaire d’orgueil. Il y a des gars qui plastronnent, trois mois, quatre mois, six mois. Et puis le temps vient où l’on attend des heures avant de payer sa tournée.
– Mais la fille, qu’est-elle devenue ?
– Jacqueline ? Elle est avec un peintre. Il gagne bien sa vie.
– Il ne m’a pas donné l’impression de péter sur l’or.
– Et vous, dit le maître, ça va comme vous voulez ?
– Je me débrouille.
Un silence.
– Je ne te raconte pas ma vie.
– C’est la vie, dit le maître, d’un homme heureux, d’un homme sans histoire.
– Je suis toujours avec Simone, dit l’homme heureux, mais je n’en dis rien encore. Je ne juge pas une fille en trois ans. L’emballement, ça ne sert à rien dans la vie.
Les regrettants sont des clients factices. On les revoit une fois et ils ne reviennent plus. La fille qu’ils méprisent, la femme qu’ils haïssent, la vie les a repris sous sa grosse patte ronde. Quel jeu en vaut la chandelle ?
Les premiers habitués sont deux : le vieil ouvrier qui n’aime pas l’Amérique et une petite bonne femme qu’on a toujours envie d’appeler Ernestine mais qui ne mérite pas ce nom, puisqu’elle n’a pas plus de vingt ans, qu’elle écrit des poèmes et fait de la peinture. Son tablier est d’un noir d’écolière, et noire la ceinture épaisse dont on craint qu’elle ne coupe en deux sa taille trop mince. Ses cheveux sont rares et secs, son visage fripé et ses yeux innocents. Il y a deux ans que, quotidiennement, elle arrive dès la première heure, désespérée un jour, le lendemain rassérénée, prête à mourir sur un signe ou triomphant follement de s’être survécue. Elle et le vieil ouvrier boivent des vins blancs secs, assis de part et d’autre du bar sans se parler jamais.
– Ca ne peut pas vous faire de mal, a dit le maître, en regardant sur les étagères les flacons étroits ou ventrus.
Dieux-bornes de l’espoir ? Ou dieux-Janus ? L’espoir du vieux n’est pas celui de la jeune fille, mais la lueur qu’on voit dans ses yeux naïfs n’est pas moins crédule et claire. Espoir, non regret. Ce vieux ne vit pas dans son âge. Il gagnera un jour assez d’argent pour revenir ici en glorieux, boire autre chose que du vin blanc, s’offrir des filles. Sa vie n’est pas finie, elle lui doit une revanche, puisqu’il n’est pas de ceux qui s’enivrent en groupe, de gros rouge ou d’alcool, dans les tabacs douteux. Un jour, il restera ici très tard, un soir il restera ici toute la nuit, toutes les nuits et ne partira plus. Ses yeux soudain prennent l’expression lasse qu’il a vue à ceux qui gagnent trop d’argent. Dignement, il se tait et boit son vin blanc à petites gorgées.
Un jour aussi, Ernestine sera riche : cape d’hermine et chauffeur, ou la gloire, à défaut. Les poèmes qu’elle écrit parlent de croix et d’ennui et de pluie sur les toits; plus évoluées, ses peintures ont reprodui Cézanne, Gauguin, Rousseau naguère, Braque aujourd’hui. Elle charge de rouge et de vert des chaises tristes et détaille avec minutie les arêtes du poisson mort. Elle attend le talent comme d’autres un emploi de contremaître en chef, et le luxe comme un droit de ne plus ressembler. Elle seule ignore sa grande bouche sans fard qui s’ouvre triangulairement, son nez malin, ses mèches raides, son rire décontenancé, son sarrau noir et que la fortune, supposé qu’elle vienne, ne la rendra pas différente.
Ou bien, lorsqu’elle se voit telle qu’elle est, cette vision d’elle-même l’épouvante, elle n’espère plus réussir un jour. Son rire s’aiguise et gêne, elle dit maladroitement des mots très drôles, dont elle se repent plus tard, comme de sales trahisons. Elle ne porte sous son tablier d’autre vêtement qu’une chemise de laine; lorsqu’elle a bu plusieurs verres de vin blanc et qu’un homme s’asseoit près d’elle par hasard et qu’ils sont seuls avec le maître, elle découvre ses jambes, ses cuisses et sa chatte pour montrer qu’elle n’a peur de rien.
– Ah ! dit le maître, Ernestine, il n’y en a pas deux comme elle ! Elle sait y faire, ah ! mais oui !
Ernestine rejoint l’enseigne lumineuse et le disque à flon-flon dans l’esprit de quelqu’un qui voulut tout cela; le silence revêt une épaisseur de chaîne.
Le maître est grand et mince. Les femmes le trouvent beau. Il n’a pas d’âge, avec ses cheveux blancs, son teint frais, ses yeux attentifs. Lorsqu’on le rencontre, avant six heures, vêtu de son trench-coat gris, un sac à provisions au bout de chacun de ses bras, car il fait ses achats lui-même, on ne peut voir en lui qu’un Don Juan vieillissant, gagné aux lentes manies du célibat. Comme la plupart des hommes, il vit douze heures par jour, mais ce sont les douze heures que la plupart ne vivent pas.
Le reste du temps, il dort ou frotte longuement sa peau rose. Il n’est pas très intelligent mais il connaît ses limites et ne rêve jamais de les outrepasser. Ou bien peut-être a-t-il une forme d’intelligence qui n’est pas celle des humains.
– Lui et moi, dit-il parfois de quelqu’un qu’il n’aime pas, on ne parle pas la même langue.
Comme un maître économe n’a que faire d’un grand nombre d’esclaves, parce qu’il sait les employer, une douzaine d’expressions lui tiennent lieu de science, conviennent à sa colère, son amour, sa compréhension. Ses mots ne s’usent, bien qu’indéfiniment il les fasse servir. Il ne les murmure jamais, ni ne les laisse tomber d’une voix désinvolte – et ne les néglige d’aucune façon. Mais au contraire il les projette, les accentue et les assène avec cette admirable force que donne une conviction totale. De très vieilles dames viennent quelques fois par semaine se faire bercer par les mots enchanteurs et retrouver en eux le reflet des chimères qu’on n’ose plus, passé un certain âge, éclairer de pleins feux.
– Mais, Madame Louise, vous êtes encore jeune. La plus belle femme du quartier, monsieur ! Ah ! Mais oui ! Si c’était moi ! Un peu de musique, un peu d’alcool, un peu d’ombre et ça part !
Madame Louise est folle, pauvre et minable. Mais c’était jadis une grande danseuse, qu’on a montrée à Prague, à Vienne et à Berlin, et son corps est resté mince sous les robes démodées, les fourrures élimées qu’elle porte.
– Dansez pour moi, Madame Louise, j’aime vous voir danser !
Le rire de la vieille n’est pas agréable; sa danse ne l’est guère plus, tandis que lentement elle tourne sur elle-même, au rythme d’une valse imaginaire, les bras rejetés au-dessus de la tête et le torse bombé. Mais les paroles du maître l’accompagnent, simples et naïves comme elle.
– Ah ! si vous l’aviez vue, toute nue, dans les lumières. Les coeurs battaient pour elle, et ça partait !
Comme sous la baguette de la fée, on voit se déployer non pas le triomphe ancien mais le rêve même de la femme. L’espoir se fait chair et cette émotion puissante qui se communique à l’unique spectateur de la danse incongrue la rend brusquement admirable.
– Il faudra que vous veniez, madame Louise, une fois, vers une heure ou deux du matin. Ah oui ! Là, c’est la fête.
– Vers une heure ou deux ? dit-elle.
– Il faut venir. Vous rencontrerez des hommes riches, qui sauront vous apprécier. On vous applaudira, on vous bissera, madame Louise, et vous verrez, vous revivrez vos succès d’autrefois.
Elle se met à pleurer, alors; posant le verre qu’il essuyait, le maître s’approche d’elle, entoure d’un bras les épaules tremblantes :
– Il ne faut pas vous laisser aller, madame Louise, il ne faut pas vivre seule. Avec les jambes que vous avez !
Lucifer est un ange. Il ne sait pas mépriser. Ses pitiés sont plus subtiles. C’est l’heure où apparaît, « je reste cinq minutes », une femme, jeune encore, qui ne l’est pas tellement à son gré. Sa peau, ses cheveux pourtant ont de l’éclat. Mais son fils déjà prépare sa communion solenelle et elle se doit de rentrer tôt pour l’accueillir quand il revient de l’étude, « si dur à élever, monsieur, si difficile à comprendre ». Son espoir à elle serait d’être libre de rentrer quand il lui plaît. Elle pense qu’alors elle rencontrerait l’homme de sa vie, l’homme qui porterait sa vie et qui la prendrait en charge.
Elle mise tout sur cet espoir, et sa personne même d’abord. C’est pourquoi sa peau et ses cheveux brillent et qu’elle se voudrait plus jeune. Sa beauté n’est pas un rêve, pas encore, mais une chance fugitive à laquelle elle donne moins de cinq années d’avenir, quinze ou seize cents de ces jours qui passent sans rien apporter.
Dans cette attente, elle défie le sort et les hommes. Elle joue aux dés, elle se raconte. Petitement, il est rare qu’elle rencontre un homme qui vaille seulement une vraie confidence. Elle mesure ses mots, longtemps. Peut-être dira-t-elle qu’elle est une divorcée, avouera-t-elle même qu’elle fait des extras dans les restaurants et les bars, l’après-midi à cause de l’enfant, ou que l’enfant demande à la concierge, depuis des mois, s’il ny a pas pour lui une lettre de son père. « A son enfant même il n’écrira pas ! »
La pente est dangereuse : la justification déjà corrompt l’histoire. L’homme était une brute, il a eu tous les torts. Elle l’a fait condamner parce qu’il ne lui versait pas de pension. A six mois de prison avec sursis, la première fois; la seconde fois, à un an de prison ferme. Il s’est enfui, le lâche. Engagé volontaire, peut-être dans la Légion, ou vivant d’expédients dans un grand port sous une fausse identité. On ne se justifie pas sans s’aggraver, madame.
Le visage de colère ne brille plus mais l’alcool enflamme les pommettes; les yeux ne sont pas clairs mais cruels et perçants. L’étude a pris fin, votre fils joue en pleine rue devant la maison, bien que vous le lui ayez défendu. Votre colère, votre aigreur et cette heure perdue dans un bar, il lui faudra payer tout cela. « Je n’admets pas, dites-vous, qu’il se conduise comme les petits voyous du quartier. »
Bénévole, le maître ferme l’oreille à tous les mensonges. Il sait que faire semblant d’être ce n’est pas mentir vraiment. A chaque évasion, son sourire complice présage une suite heureuse.
Sitôt que surviennent les premiers menteurs, les fantômes s’éclipsent. L’avenir et le passé rejoignent leurs caveaux. Les menteurs (il leur faut la demie bourgogne à chaque repas, une fille tous les soirs) vivent l’aujourd’hui et le vivent double, assez forts encore – moins de cinquante ans plus de vingt-cinq – pour faire au devoir, au plaisir leur part.
Les filles arrivent en même temps qu’eux. Ils les embrassent distraitement, leur offrent un verre. C’est l’heure des arrangements furtifs, des invitations à dîner, des reproches sans trop d’acrimonie pour un lapin posé la veille. Mais le maître apporte la piste, les menteurs se rassemblent à l’un des bouts du bar, entre le poste de radio et le bateau peint. Les dés qu’on remue dans le cornet sons un signal. Les filles s’éloignent, s’asseyent contre le mur ou demeurent seules devant leur verre à demi vide. Pour une heure, deux ou trois, l’avenir et le passé fondent dans la lueur brillante et féroce du jeu.
L’antichambre de l’absurde est d’une grande banalité, Eleusis sans la pourpre et l’or, temple sacré sans portique. Les menteurs se tutoient et ne savent rien les uns des autres. Celui-ci est ingénieur et celui-là barman, cet autre dirige seul une petite entreprise et ce représentant se fait ses trois cents sacs. L’un doit être marié, si l’on en croit son alliance, bien qu’il ne parle jamais de son ménage; un autre, qui ne l’est pas, ne vient jamais sans sa « femme », brune silencieuse et patiente. Mais l’âge, la profession, l’état matrimonial ne cernent pas du tout ce que les êtres sont. La première des sciences est à forme d’oubli. Il y a celui qui n’annonce pas son jeu, mais toujours plus ou moins qu’il n’a, et le timoré qui n’ose pas mentir; celui dont le visage reste impassible et celui qui, faute d’être parvenu à ce contrôle, a inventé plusieurs grimaces à contre temps pour masquer l’émoi véritable. Certains perdent avec le sourire, qui ne sont pas riches obligatoirement; d’autres boudent ou s’irritent et ce ne sont toujours les plus riches.
Combinaison du poker-cartes et du coup de dés, le jeu simule la vie. On accepte ou l’on refuse ce que le voisin de droite fait semblant de donner plutôt que ce qu’il donne, mais l’acceptation porte sa propre peine et la règle est de passer à son voisin de gauche plus que l’on a reçu. Le refus également porte sa punition car l’annonce aussi bien pouvait être correcte. Ni la confiance ni la défiance ne sont une solution certaine; en fin de compte le hasard tranche et ne rien dire du hasard revient à se taire sur tout.
Le vrai joueur n’ignore pas que la foi est une puissance mais qu’il ne peut la dominer, ou qu’asservie elle perdrait ses pouvoirs. Je suis dans un bon jour : voilà ce que dit le joueur, et il entend par là qu’il est dans un tel jour où ses fautes mêmes lui seront bénéfiques, un jour où il ne perdra pas. Mais il se garde de se demander pourquoi, car, s’il se le demandait, il commencerait de perdre. Celui qui met en doute l’existence de son dieu ne doit plus en attendre de faveurs. Toute puissance n’est qu’offrande. Le vainqueur d’abord s’est donné.
Le jeune marié qui se repent de n’être pas encore parti et qui, toutes les deux minutes, regarde sa montre ou l’horloge, il aurait mieux fait de s’avouer perdant dès le premier lancer de dés. Mais l’homme que poursuit une bête furieuse saute plus loin et plus haut qu’il ne le ferait d’ordinaire pour franchir un fossé, un mur et de même le coup désespéré le plus souvent réussit, comme s’il avait requis toute l’énergie du joueur.
– La baraque, dit le maître, est tombée sur le chien.
A quoi répond l’hypocrisie de Claude :
– Je vais te passer modestement …
– C’est un vrai coup de Jeanne d’Arc ! dit Claude aussi, parfois, d’une embûche un peu traître, et :
– Gare à vous, monsieur le Pasteur !
Arrivé dès la seconde heure, ce garçon fin que toutes les femmes tutoient et baisent sur la bouche ne quittera pas l’enfer avant les premières heures de l’aube. Il s’est constitué comme le maître, son maître, un vocabulaire court, élémentaire et suffisant. Elles l’entendent, les femmes, répéter à leurs compagnes les mêmes mots qu’il leur a dits et ne lui en veulent pas, mais désirent l’entendre à nouveau le leur dire. Elles savent que les mots n’ont pas d’importance, que plus ils sont rares et plus on est libre. Devant chacune d’elles entier à chaque fois, c’est par ses yeux, ses bras, son corps qu’il les adjure d’être pour lui aussi entières à chaque fois. Il ne leur promet ni le temps ni la vie, qui passent, mais l’éternité de l’instant.
Des amoureux touchants, égarés, scandalisent. Ils s’aimeront encore demain. D’eux-mêmes ils partent après un vere ou deux, naïfs insatisfaits qui cherchent dans les lieux où l’on s’amuse mieux que la fête qui est en eux et qui ne les amuse pas.
Pour l’éternité, des mains lancent les dés et les dés retombent. Les figures qu’ils forment à chaque seconde arrêtent le temps.
Il y a une heure, vers le milieu de la nuit, où se pose aux joueurs, aux buveurs, aux femmes, la vieille question de guérir ou de refuser le salut.
-Allons ! Je vais rentrer, dit cet homme. J’ai besoin d’un solide sommeil !
Mais de partout, on s’écrie :
– Encore une, la dernière !
Câlinement des bras enserrent l’hésitant, des mains rafraîchissent sa nuque inclinée. Il n’en est pas un sans doute, parmi ceux qui le retiennent, qui ne l’envie follement d’avoir le courage de fuir et ne souffre de ne pas l’imiter. La peur de cette souffrance fait le geste prenant, insidieuse la voix.
Qu’il leur cède, qu’il reste – et, presque toujours, il en est ainsi – la joie d’avoir vaincu autrui faute de pouvoir se vaincre soi-même, le spectacle d’une faiblesse soudain pire que la leur (puisqu’ils n’ont pas essayé, eux) relancent l’intérêt, excitent les rumeurs et referment le cercle.
– Vous n’allez pas nous faire cela ! a dit le maître.
Et, d’un grand geste de la main, balayant ses occupations serviles :
– Celle-là, je la joue avec vous ! Ah ! Le coup n’est pas le même !
On parle plus fort un instant. Quelqu’un qui ne joue pas raconte une histoire.
Ce n’est pas une histoire du jour, logique, simple et faite pour séduire l’esprit. Confusément, nul ne pense plus que la vie repose sur une architecture constituée. Chacun la sent fuir sous ses doigts. Les mots s’échappent au petit bonheur la chance. On entre dans le septième cycle, où la seconde même s’amenuise, s’effile à ne plus se compter. Le maître danse derrière son bar : il jongle avec les verres qu’il essuie, les liquides qu’il sert, les plaisanteries qu’il lance. Mais, bien que maintenant tout repose sur lui, ses mots sonnent faux et sa danse n’est plus agréable. Il se connaît l’esclave des forces déchaînées.
Quand la porte maintenant s’ouvre, c’est toujours sur des couples ivres qui demandent à boire dès le seuil, depuis l’autre verre ils ont soif, ou sur des femmes qui ont vécu plusieurs fois la vie et la mort. La Bistouquette aux yeux de glace (chaude comme pêche au jardin) enseigne que le travail est nécessaire à l’homme et à la femme, raconte qu’elle-même a travaillé, pendant deux semaines, à coller des enveloppes jaunes dans une manufacture de banlieue : elle s’était cassé la jambe et marchait avec un plâtre. La seule fois qu’elle a travaillé.
Mais ce courage lui sauve des années de sa vie. Elle est revenue ici comme neuve, rabotée par le courage et la souffrance. Son visage rouge était moins enflé, moins rouge aussi. Elle parlait de se fiancer, elle n’est pas encore vieille. Elle ne parlait que de se fiancer et de rendre heureux un homme. C’est lentement que son visage rougit de nouveau et enfle.
La Bistouquette est bonne, mais Natouchka est sage. Natouchka crie dans le néant; elle veut offrir à boire à tous, parce qu’il lui semble tout à coup que la générosité ouvre les portes du ciel. Sois généreuse envers toi-même. Quand tu n’as pas encore trop bu, tu sais exprimer tes pensées, et tes pensées sont judicieuses. Tu comprends alors que nul Dieu, assis derrière ton dos, ne guide et ne retient ton bras. Forte fille, qu’attends-tu pour utiliser ta force ?
– Je n’aime pas voir, dit Madeleine, la glace fondre dans un verre. Ca me rend toute chose.
Et ce drame soudain non seulement en vaut d’autres, apparemment plus graves, mais les contient tous mystérieusement. A cette heure, cela est vrai, personne n’aime voir la glace fondre dans un verre vide. Si ce manque d’amour chez tous n’atteint pas le désespoir, c’est seulement que l’angoisse de tous ne s’accroche pas au même fil.
Le fil de Madeleine est ténu; assez souvent, elle le perd. Non pas qu’elle soit folle. A trois heures du matin encore, ses discours demeurent cohérents, et intelligibles presque, bien que sa tendresse alors s’épanche dans l’oreille de n’importe qui. Mais son secret est bien gardé. Peut-être n’y a-t-il pas de secret : la seule décevante habitude. On ne sait pas toujours pourquoi on commence de boire, pourquoi l’on ne rentre pas dormir chez soi. On fait cela comme d’autres vont au bureau huit heures par jour, parce qu’il n’y a plus d’espoir et que le facile est sans doute le mieux.
– Mon petit chat ! dit Madeleine et sans raison elle frissonne. L’intelligence n’est pas son fort. Pourtant, elle vit, et vit sa vie. D’autres n’ont pas encore vécu : ils se regardent dans les glaces et se trouvent beaux. Ils le sont un peu plus qu’hier et moins que demain. Mais ce qu’ils étaient hier est loin; ce qu’ils seront demain, bien improbable.
La plus belle se nomme Gigi. Elle a vingt ans; déjà mariée, déjà divorcée; fière d’être elle, elle n’aime en les autres que de les voir pour exister. Tout inconnu premièrement la séduit; elle s’en approche et donne son sourire; puis, elle attend qu’il donne tout le reste. S’il la caresse, elle ronronne; s’il l’entraîne, elle le précède, et s’il ne fait pas mal l’amour elle retournera une ou deux fois avec lui. Mais s’il l’ennuie de son amour, elle s’en rira et l’évitera désormais.
Elle pleure parfois des larmes brûlantes. Si on lui demande pourquoi, elle secoue la tête en gémissant. L’homme qu’elle cherche partout, elle l’avait découvert, et il n’est pas venu à son rendez-vous parce qu’elle manque trop souvent les siens (mais comment n’a-t-elle pas su, lorsqu’il la tenait dans ses bras, combien elle allait l’aimer ?). Ou bien une compagne jalouse, seule, vieille, abandonnée, lui a jeté au visage que nulle beauté ne dure toute la vie.
Pourtant, si elle n’était pas là, Gigi, bien des hommes partiraient plus tôt et des femmes s’en iraient aussi. Elle donne aux femmes l’illusion que l’alcool, le jeu et les nuits blanches ne détruisent pas tout de suite un être; elle donne aux hommes à croire que la vie est toujours possible, puisque le désir l’est. Gigi s’affiche triomphante. Lorsqu’elle s’en va (souvent pour revenir) les chairs soudain se décomposent et tous les visages sont vieux. Un homme a pitié d’une femme, que jusqu’alors il avait à peine remarquée.
Il lui caresse la jambe. Il reçoit d’elle des paroles usées, comme s’il les entendait pour la première fois. La femme lui rappelle des corps pareils au sien, qui voulaient être reconnus. L’une chaque semaine allait chez un psychiatre parce qu’elle croyait que la liberté vaut tous les biens et qu’elle trouvait inquiétant de le croire. L’autre venait de la lointaine Australie; elle s’était, Anglaise, mariée à un Arabe et voyait le ciel noir lorsqu’elle s’interrogeait sur le sens de la vie. Une troisième s’agenouillait devant la photographie du seul homme qu’elle avait aimé, puis, se relevant, elle se dévêtait et, immobile face au mur, demandait à être châtiée de vivre sans amour.
L’homme embrasse la femme et lui donne des conseils. Il faut, dit-il, presser l’instant jusqu’à ce qu’en jaillisse le jus. Mais il ne boit pas lui-même au fruit. Il n’a pas l’excuse de ne pas savoir mais il imagine que ce défaut d’excuse lui est une condamnation. Dans les rares instants où il s’oublie lui-même assez pour voir la joie, toucher la peine de la femme, il sait que vivre ce serait cela : ressentir tous les êtres.
Un autre sourit. Sa bouche est un mufle de vache, mais de vache ruminante, apaisée, heureuse. Un pli de cette bouche dit qu’il faut être bon. Si pour peindre ce pli l’homme trouvait les mots, il en trouverait pour tous les êtres. Alors plus rien ne le surprendrait – et comment vivre sans surprise ? L’homme voudrait croire en Dieu afin de remercier Dieu de l’avoir créé imparfait.
Dès son entrée dans le bar, deux ou trois heures plus tôt, la femme avait remarqué l’homme, sa taille élevée, son rire confiant; pensé, avec au ventre une petite douleur aigre, qu’un tel homme n’était pas pour elle, ne l’avait jamais été, ne le serait jamais. Elle a passé l’âge où les femmes sont un objet de convoitise.
– Bon ! Vous venez ? dit l’homme.
Et elle répond :
– Je ne peux pas. Il faut que j’attende encore.
Aussitôt, elle a peur de sembler sotte, explique. Elle accompagne une jeune amie que des parents trop solitaires ne veulent pas exposer sans un chaperon. Mais l’amie entend se gouverner seule et l’a signifié à son chaperon, que la garde ennuie : elles vont chacune de leur côté, jusqu’à minuit (deux plutôt, et parfois quatre) et se retrouvent, après que la femme a dansé dans un petit bal et la jeune fille forniqué avec son libérateur, pour faire ensemble une rentrée respectable dans le sein de la famille.
– Vous êtes idiote, dit l’homme.
La femme acquiesce et, heureuse, niche sa tête dans le creux d’une épaule. L’homme l’oblige à se lever, l’entraîne vers une petite table du fond où ils pourront s’embrasser mieux. Un type qui a fait trois cent vingt-deux aux courses paie sa troisième tournée de whisky.
La jeune amie est très brune, ses cils épais sont noirs, il y a même une ombre de duvet, très noire aussi, au-dessus de sa bouche.
– Tu t’es bien amusée ? dit la femme impatiente. Ca ne t’étonne pas de me voir… avec un homme ?
– Oui, ça m’étonne, dit la fille. Tu sais, je suis un peu grise. Mais ça m’étonne.
– Vous voyez, crie la femme à l’homme, je vous l’avais dit que ça l’étonnerait !
L’homme la presse :
– Venez, maintenant.
Elle se rencogne, secoue la tête :
– Je ne peux pas.
La petite brune s’interpose, riche de sa neuve expérience :
– Il le faut. Il le faut parfois. N’est-ce-pas, dit-elle à l’homme, vous serez bon pour elle ?
L’homme pense, en la regardant, qu’elle n’est pas belle, ni très propre sans doute et qu’elle doit sentir fort au lit. Mais elle est jeune et s’il pouvait choisir, s’il n’était pas trop vieux lui-même, ce serait elle qu’il choisirait – de préférence à l’autre.
– On ne sait jamais avant, dit-il. Je ne promets rien.
Les derniers convives sont les seuls damnés. Il y a moins d’hôtes soudain. Quelqu’un n’avait plus d’argent; quelque chose est venu, qu’on attendait depuis la veille au soir. L’homme et la femme sont partis. Ils marchent dans l’aube terne à la recherche d’une chambre. La femme souffre des pieds parce qu’elle porte des hauts talons. Il ou elle devra être de retour dans sa maison pour le dernier coup de six heures : ils disposent de quatre mille secondes – à peine plus d’une heure – pour donner un goût à leur nuit.
Un changement de teinte, léger, annonce le jour. D’où venu, puisque dans la cave close le jour ne pénètre pas ? Ou n’est-ce pas plutôt un changement d’odeur ? Le maître lui-même est las. Ses gestes vont au ralenti. Une pointe d’amertume rend aigüe sa voix. Trop de fois la porte s’est ouverte pour laisser entrer et sortir. Le jour maintenant est là, l’idée du jour comme d’un ciel inaccessible.
L’enfer ne serait pas l’enfer si le paradis n’existait pas; si, à côté des nuages ne s’étendait la douce patrie de l’épargne et de l’affection. Non que le paradis soit interdit à ceux qui chantent dans les flammes; mais il leur est inssuportable.
Pour ceux qui vont commencer d’attendre le soir il y a ce long passage à franchir où faire semblant d’exister, dans son bureau parmi les subalternes et les patrons, auprès de la femme quotidiennement reconquise. Long passage où les élus, qui ne jouent pas, qui ne boivent pas, réfractaires à l’oubli comme à la gratuité, leur demanderont des comptes, car le Seigneur est un banquier.
– Dieu sait où est l’argent ! dit le maître.
Il est de son côté à lui. La balance s’équilibre dans les caisses du ciel entre le doit et l’avoir.
– Je vais travailler, dit Bistouquette, qui va dormir.
– Je vais dormir, dit Madeleine qui est couturière et travaille dix heures par jour pour payer ses nuits.
Gérard a manqué le dernier métro et le premier. Il pense que sa femme l’attend : elle continue de croire que la dignité, l’amour et la persévérance peuvent arrêter un homme sur la pente du mal.
Dans une chambre d’hôtel, au fond d’une impasse – la dernière chambre, sans papier au mur et le lit très bas – le couple d’un matin découvre avec dégoût les varices, l’âge, la maigreur et l’obésité, s’unit très vite et s’aime très fort pour ne pas voir.
Tout à l’heure, il y aura l’heure du sommeil, d’où quelqu’un sortira comme d’un bain profond. Libre des vieilles croyances, des principes détruits, du besoin de ressembler. Pour atteindre à cette heureuse innocence rien n’est trop difficile, rien n’est interdit, rien n’est vain. Mêmes les nuits sont courtes.
Jean-Charles Pichon 1958