FEUILLETON

Illustration Pierre-Jean Debenat

En ce pays les nuits sont plus longues que les jours, beaucoup plus longues, mais les jours furent éblouissants. L’aspect le plus ordinaire du lieu était celui d’un jardin, immense, dont les allées extérieures, les grilles peut-être, se cachaient dans une mer cotonneuse. Entre les parterres fleuris, des sentiers de différentes largeurs descendaient vers la mer que je n’ai jamais vue, mais je la savais là, tout en bas de la pente, bien qu’elle pût également s’étendre sur les côtés du parc, sinon le surplomber, puisque les allées ne se remontaient pas.

Une foule occupait les jardins, mais je n’avais pas l’impression d’une foule : au contraire, les passants étaient rares, ça et là. Pourtant, ce n’étaient jamais les mêmes promeneurs. Comme je ne les voyais pas remonter, je ne les voyais pas disparaître : d’autres les remplaçaient sans cesse, qui se ressemmblaient. Eux ne me voyaient pas. La plupart du temps, veux-je dire, car, parfois, l’un me voyait, je dirai comment. Plutôt qu’ils ne me voyaient, je pense, ils me ressentaient, et je les ressentais aussi, lorsque la nuit tombait, moins souvent autrefois, et qu’elle ne durait pas des mois et des années comme il advint plus tard. Chaque jour le jour revenait et d’autres promeneurs descendaient les allées, ou bien les mêmes, à moins que le sentiment que j’en avais alors ne se répétât seul, d’un jour à l’autre.

Ai-je quelquefois joui de ma solitude ? Du moins, je l’ai voulu préserver tout d’abord. Je fuyais le contact, l’approche. Je choisissais les sentiers déserts. La peur est venue quand j’ai dû comprendre qu’on me pourchassait. Ce fut un couple, la première fois : quelle que fût l’allée que j’avais choisie, je l’y retrouvais aussitôt; je le sentais, puis le voyais, un temps très court, derrière ou, parfois, devant moi. Dans la nuit retombée (ou dans l’absence d’images) je savais qu’il me suivait encore, au flair peut-être, comme un chien. De nuit comme de jour nous ne cessions de descendre, mais je bifurquais souvent, sur ma droite, sur ma gauche; le jardin devenait une sorte de labyrinthe, fleuri ou non, où je ne pouvais perdre le couple, où il ne voulait pas me perdre, bien que, parfois, illusoirement, je crusse lui avoir échappé. Je n’étais pas heureux, plutôt embarrassé d’une nostalgie épaisse comme si, en le fuyant, je trahissais mon destin.

Plus tard, ce fut une fille, une petite fille, peut-être une de mes petites-filles (mais je n’y pense qu’à présent). Elle courait, elle, vers moi, de très loin. Je pressais le pas, je tournais brusquement dans un sentier obscur, vers le seuil des nuages; je m’accroupissais derrière un buis; elle empruntait le sentier et je quittais mon abri pour courir de nouveau. Je courais mal, lourdement, angoissé par un mal plus profond que la peur : le repentir, la peine de fuir ainsi l’enfant, comme par une inversion de son amour pour moi, car je ne la fuyais pas sans l’aimer davantage.

Cette nuit-là fut lente à venir, si lente que, ne distinguant plus mon chasseur, il me semblait le craindre encore ou, pour la première fois, confondre l’angoisse de la poursuite et celle que provoquait en moi l’absence d’images.

De fait, cette nuit soudaine n’était pas une fin, comme la fin d’un sommeil : si elle l’avait été, sans doute, elle ne m’aurait pas inquiété autant. Une solitude y perdurait, qui n’était pas celle du réveil, mais comme le sentiment – encore – d’un long passage, à ne pas finir, parmi les ombres cotonneuses, ou comme si, hors de moi et des autres, au-dessus, en dessous, quelque part, un tapis-univers se fût déroulé sans fin, faisant se succéder des éclairs de jardin aux longs intervalles onscurs. Je m’expliquais ainsi qu’on ne pût que redescendre, dans le sens du courant, jamais remonter les allées fleuries.

Précisément, l’angoisse naissait de ce mouvement qui emportait toutes choses, les fleurs avec les gens, vertigineux en ce que, sous le flux immobile, un autre s’imaginait, peut-être en sens inverse (à moins que je ne l’imagine ainsi que maintenant). Si bien que l’autre peine – celle de la solitude – n’était peut-être qu’un regret, une impatience, le souvenir et l’attente de l’autre réalité. Mais, en même temps, je savais que tout autre réalité n’eût pas été possible, je ne croyais pas vraiment qu’il existât des mondes en dehors du jardin. Partant, la nuit venue, je ne pouvais qu’attendre, sinon le réveil illusoire, du moins le retour de la lumière, des fleurs, des jardins, des passants.

Enfin, le cycle s’achevait; la zone des ténèbres cédait à la clarté; la poursuite reprenait, du même promeneur parfois et, parfois, de quelque autre. Tout de suite je le savais, si le chasseur était le même ou non; avant de le voir, sans le voir, je l’avais ressenti semblable ou différent. J’aimais que ce fût le même : le choc était moins grand, l’inquiétude plus diffuse. Il vaut mieux reconnaître celui qui vous poursuit, dont on a étudié la démarche et les ruses. Mais, lorsque c’est le même, une autre peur s’installe. Car il faut, dans ce cas, que le poursuivant ait fait, au coeur de la ténèbre, le même chemin que moi : ne le retrouverai-je pas à mes côtés, toujours, dans la suite des temps ?

Avec la nuit revenait l’attente, le renouvellement. Mais elle ne m’était plus un asile, au contraire! Quelle faute avais-je commise qui exigeât de l’autre un tel acharnement ? Ainsi j’en arrivais, je crois, à préférer que ce ne fût pas le même chasseur, un jour l’autre, malgré l’incertitude où j’étais de ses pas, qui me rendait vulnérable à son approche, plus inquiet et plus démuni.

Comment cela finit ? Je me le rappelle mal, la nuit revenait de plus en plus vite, elle s’étendait de plus en plus longue. Puis, dans la clarté même, je voyais de moins en moins clairement les ombres : des bois épais, obscurs, croissaient hors des jardins, qui paraissaient plus proches à chaque retour du jour. Mais je l’imaginais sans doute : les autres continuaient d’aller de ça et de là, jusque dans la ténèbre; je les entendais rire et parler de de la lumière et de la mer, en bas. Je les enviais enfin. Je me serais voulu innocent comme eux, ou qu’ils le fussent moins et qu’ils prissent conscience de la nuit. Ce fut pourquoi j’allai vers eux, d’abord pour les pévenir, ou peut-être non : ce fut qu’on ne me poursuivait plus. Au milieu même de leurs groupes, ils ne s’occupaient pas de moi. Je frôlais en vain les couples, les femmes seules qui m’effleuraient d’un regard indifférent. Je n’émettais plus le bon signal, il n’émanait plus de moi la bonne odeur, l’attirante.

Dans les brefs – trop brefs – moments de clarté, je perdais du temps à rechercher celui ou celle qui eussent pu répondre à mon appel; quand je l’avais trouvé, j’en perdais encore à chercher le moyen de m’approcher de lui – ou d’elle – sans éveiller sa suspiscion. Je n’utilisais plus les moments de clarté, je m’affolais seulement seulement de leur brièveté, qui me laissait à peine le temps de lancer ma chasse.

A mon tour, je suivais un passant solitaire, n’importe qui enfin, je m’approchais de lui comme au hasard des pas. Je marchais à sa hauteur et ne le voyais plus. Je ressentais sa présence pareille à celle du fruit qu’on devine à l’odeur alors qu’on a très faim. Je me distrayais de sa peur quand il avait compris qu’il ne pourrait me fuir, me retrouvant partout au détour des sentiers. Car, je ne sais comment, il continuait de me voir dans le jour des jardins. La nuit ne venait que sur moi, de plus en plus fréquente, comme les arbres, dans l’ombre, ne croissaient que pour moi. Ou bien en irait-il de même pour toutes les ombres, le temps naissant ?

Mais que tout cela est loin! Oui, ce petit plaisir même, hâtivement dérobé à la nuit triomphante! Adieu clarté, jeunesse, le bref éclat des fleurs! A présent je vais dans la nuit entière. Je ne vois jamais celui que je poursuis; ou, peut-être, ce n’est plus un quelconque étranger mais notre part commune, seulement le passé, seulement celui que je fus en sa fuite inutile à travers les allées faites comme des labyrinthes et qui toutes descendent vers l’invisible mer.

Jean-Charles Pichon 1982

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