RALPH BENNETT,
SCULPTEUR DE MYTHES
GOO LA’ SLACOON
Il est maître-sculpteur et conteur. Pendant l’été 2011, il a commencé à graver dans le cèdre jaune River Woman [la Femme du Fleuve]. Il est entouré de jeunes gens qui vont, avec lui, insuffler une nouvelle vie à l’énorme tronc qui a été transporté jusqu’à la bourgade d’Index (178 habitants), dans l’Etat de Washington (U.S.A.).
Là, sur les contreforts de la Chaîne des Cascades, dans un écrin de montagnes recouvertes de grands résineux — non loin de Steven’s Pass — l’équipe rassemblée par le sculpteur va apprendre à ciseler les différentes figures symboliques qui constituent la personnalité de River Woman.
Le River Woman Totem a l’ambition d’évoquer les richesses de la Nature qui entourent le village. Le totem sera un double de River Woman elle-même, cette entité qui préside à la vie sous diverses formes; cette vie que l’on trouve en abondance dans les forêts pluviales du Pacifique Nord-Ouest.
River Woman est aussi l’incarnation des populations, passées et présentes, et de leurs activités sur les rives de la rivière Skykomish.
Afin d’évaluer la tâche — l’épreuve, dirons-nous — qui attend les jeunes travailleurs, il faut aller sur Google et taper : Photos : the Cedar Log Arrival into the town of Index.
L’équipe peut se fier à Goo la’ Slacoon. Son nom se traduit en anglais par « Abalone Fingers » et s’interprète en français par « Les doigts de nacre ». La nacre est souvent utilisée dans l’ornementation des masques traditionnels.
Pour l’état-civil américain, le sculpteur s’appelle Ralph Bennett et il a suivi la même voie que son père, le maître-sculpteur John R. Bennet. Originaires des Iles de la Reine Charlotte, au large de la Colombie Britannique (Canada), ils sont issus de la tribu Haida.
Ralph est un artiste, et un « guide » également. Au travers des contes, chants et danses, il sait ouvrir les chemins de la réflexion. Le River Woman Totem Project est beaucoup plus qu’une activité « culturelle ». Nous savons qu’il laissera des traces invisibles mais durables dans les esprits des participants.
Nous avons admiré l’art de Ralph lorsqu’un de ses totems, en cèdre rouge celui-là, fut offert à la ville de Nantes par le comité de jumelage Seattle-Nantes.
Puis, le sculpteur fut invité officiel de la ville de Nantes — avec un groupe de danseurs et chanteurs Tlingit — en 1997; précisément à l’occasion du festival des Arts et Traditions Populaires (1986-1998).
Ralph dirigea les opérations lorsque le totem fut érigé — temporairement au bord des douves du château de la Duchesse Anne.
Goo la’ Slacoon poursuit son œuvre tout en initiant les jeunes générations — d’Amérindiens notamment — aux savoirs des peuples premiers du Pacifique Nord-Ouest.
Chez les Haida, Gagiid est un proche cousin de Sasquash, l’Homme Sauvage des Forêts, ainsi nommé en langue Salish.
Jean-Paul Debenat
RECIT
Je suis d’une tribu qui n’allaite pas ses enfants. Ils se gavent pourtant — certains — de sucs autrement maternels. D’aucuns s’y enivrent. Ils se perdront plus tard dans des labyrinthes de roches… n’auront de sépulture qu’une sèche ravine et de rite funéraire que la becquée des busards.
D’autres se dessèchent : momies-fœtus à vocation de talisman. Une vie suspendue… Je me demande s’ils l’ont choisie. Ils nous servent d’emblème, a contrario. Ce sont les seuls, joues plissées, yeux bridés et rictus immuable, à demeurer statiques les jours de grand vent. Les sorciers les ignorent, à tort ou à peur, peut-être…
La plupart des autres se nourrissent des légendes que nous taisons. Ils savent voyager dans les esprits des morts, et se gaver du miel des récits millénaires. Ils sont de goût délicat : un tel se régalera de l’âme inachevée d’une vierge immolée à un dieu subalterne; un autre sucera avec délice les rêves tumultueux d’un vieux mâcheur de peyotl; un autre encore picorera avec grâce l’amertume d’un banni…
En règle générale, ils dédaignent la psyché des guerriers et matrones. Ils n’aiment pas les fruits mûrs.
Ils fuient les prêtres et, les jours de cérémonie, se mettent à distance pour leur cracher dessus.
Ils ne marchent pas et pourtant se déplacent — on ne sait comment. On veut les prendre dans ses bras, on s’approche doucement, la distance reste la même. On ne peut les toucher.
Ils se touchent pourtant entre eux — d’une façon qui nous dérange. Une étrange fusion…
Nous évitons leur regard, qui toujours accommode juste derrière nous.
Ils ne parlent pas, ou du moins nous ne comprenons pas les sons qu’ils émettent, en de rares occasions.
Par les nuits sans lune, ils se rassemblent sur la Colline, en petits groupes, et grognent de temps à autre, accroupis ou couchés sur le dos.
Dans la journée, on ne sait à quoi ils s’occupent. Pour certains, la contemplation d’une feuille de yucca peut prendre des heures. D’autres resteront assis, tout l’après-midi, le dos tourné à une fourmilière. Tous semblent porter une grande attention aux mouvements des nuages.
Ils vivent nus, et paraissent prendre plaisir à la caresse du vent sur leur peau.
Dorment-ils? Je ne saurais le dire. Même les yeux fermés, tout recroquevillés, ils gardent leur distance à notre approche.
Lorsque, par exception, nous surprenons l’un d’eux au détour d’un buisson, l’air se remplit de haine et nous devons faire demi-tour.
Apparemment ils ne jouent pas et pourtant j’ai l’impression en les voyant qu’ils se livrent à un jeu dont nous ignorons les règles.
Je ne sais combien ils sont, n’ayant pu les voir tous ensemble.
Ils ne vieillissent pas.
A présent, le Chef est toujours pris de tremblements, le sorcier se mutile en scarifications, ma femme et mon cousin, devenus aveugles, demeurent dans leurs cases jour et nuit, sursautant au moindre bruit.
Oui, nous ne sommes plus que cinq dans ma tribu.
Mais… vous entendez les tambours?
Pierre-Jean Debenat
J’ai écrit, en 1997, ce texte pour Ralph Bennett. Mon frère Jean-Paul le lui a remis, et, à ce qu’il m’en a retransmis à l’époque, Ralph l’a apprécié.
Vous pouvez faire connaissance avec Ralph par l’intermédiaire d’une vidéo :
http://www.youtube.com/watch?v=FStV4PgVOpw
Devant le totem qu’il a sculpté, Ralph raconte son histoire : l’union du Vent du Nord et du Vent du Sud, le combat entre l’Oiseau-Tonnerre et la Baleine, autant de mythes fondateurs de la tribu Haida.
Il termine son récit par cette phrase : « La sagesse vient avec l’âge, et non par la force ».