Editions e-dite 2000
Présentation parue dans « Les Portes de Thélème »,
N°3, juillet 1999
En 1961, Jean-Charles Pichon signe un essai historique intitulé « Saint Néron » (Robert Laffont). L’ouvrage déchaîne les passions au sein de la critique francophone. En 1971, l’auteur poursuit sa quête audacieuse par la publication d’une version augmentée et révisée: « Néron et le mystère des origines chrétiennes » (Robert Laffont). En 1990, Jean-Paul Debenat se penche sur le texte de Jean-Charles Pichon et lui consacre une étude, « Néron ou le Combat des Dieux » (éditions Recto-Verso, Bruxelles, épuisé) avec une postface de Jacques Van Herp. Jean-Paul Debenat y effectue un travail de comparatiste, plaçant l’ouvrage de Pichon en regard des textes traitant de Néron – sous la plume d’historiens, de romanciers, voire d’auteurs de science-fiction – publiés depuis un quart de siècle. Voici un extrait de l’essai de Jean-Paul Debenat. La notation (JCP) renvoie à des extraits de l’ouvrage paru en 1971.
L’ouvrage complété et commenté [1971] apparaît dix ans après « Saint Néron ». J-C. Pichon y conclut comme suit son « avertissement »:
« Si je devais être encore (cet) objet de scandale, je donnerais à nouveau rendez-vous au lecteur dans une dizaine d’années »(JCP). A ce rendez-vous, J-C. Pichon n’est plus dans la même mesure, loin s’en faut, l’objet de scandale qu’il demeurait en 1971. Si « l’opinion commune ne s’émeut que lentement et après bien des refus »(JCP), les spécialistes considèrent en effet aujourd’hui que Néron ne fut pas responsable de l’incendie de Rome. Ne serait-ce qu’en cela, l’ouvrage a contribué à modifier le portrait d’un personnage qui restait immuable depuis dix-neuf siècles.
Il convient maintenant d’examiner cet ouvrage de plus près.
Tout d’abord, dans la préface de 1961, l’auteur définit sa méthode. Reporter enquêtant à l’occasion sur des causes célèbres, les assassinats de Lurs, l’affaire Paule Guillon, le procès de Marguerite Marty ou du curé d’Uruffe, il procède en journaliste:
» – Ne pas rejeter une hypothèse, si surprenante ou scandaleuse qu’elle soit, lorsque seule elle permet de comprendre l’inexplicable.
– L’hypothèse trouvée, la juger moins en fonction des faits affirmés et des opinions reçues qu’en fonction des raisons qui purent y faire prétendre: par là s’explique la forme inhabituelle qu’emprunte cet essai. On le considérera comme un reportage parmi les morts, les textes mutilés et les ruines »(JCP). Puis l’auteur précise les circonstances qui l’amenèrent à rédiger « Saint Néron ». Il s’agissait à l’origine d’une commande de Robert Laffont destinée à sa collection Ce jour-là, portant sur un sujet classique, « l’incendie de Rome sous Néron, en l’an 64 de notre ère ». J-C. Pichon avoue qu’il pensait, comme tout un chacun, que Néron était « le génie créateur, dénaturé par le pouvoir, capable de tous les crimes et de tous les excès, placé sur la route du jeune christianisme comme tout exprès pour lui interdire le passage »(JCP).
Rédiger, après bien d’autres, un ouvrage supplémentaire sur Néron, revenait à se livrer à un exercice de style auquel s’adonna J-C. Pichon. Mais après avoir rédigé plusieurs chapitres – pages délirantes – il découvrit le livre de l’historien britannique Arthur Weigall « Nero, Emperor of Rome », qui prend en compte, à partir des textes, officiels ou non, les actes de clémence et de générosité de l’empereur, l’oeuvre du constructeur, les mesures de tempérance vis-à-vis des impôts…
« Il faut bien s’étonner que trop d’historiens n’en aient pas tenu compte. Sans doute, chrétiens, préféraient-ils à ces documents sûrs mais imprévus le mythe commode de l’Antéchrist; universitaires, jugeaient-ils littéraire et dangereux de chercher à concilier de telles contradictions »(JCP).
Il est possible aussi que les spécialistes aient jugé suspecte l’ambition, avouée, d’Arthur Weigall: se faire autre par un retour en arrière, tenter de modeler sa sensibilité sur celle de l’époque étudiée tout en conservant la rigueur du véritable historien. J-C. Pichon adopte la même attitude: « Ainsi, quand je crus avoir compris Néron, j’ai commencé de l’écouter et de l’entendre, de le regarder dormir, alourdi de boissons, de mets et de fatigue, manger sans faim et sans retenue, approcher ses grosses lèvres d’un verre plein de Falerne ou refléter le visage surpris d’un de ses hôtes dans ses yeux de poisson »(JCP).
L’écrivain imagine les conversations entre Néron et ses invités: Josèphe, l’historien juif, Simon le magicien, l’acteur Aliturion, Pétrone. Il souligne la contradiction entre l’énergie infatigable déployée par l’empereur pour soulager les victimes de l’incendie et l’accusation monstrueuse portée contre lui. S’il n’est pas coupable du désastre, Néron s’en réjouit peut-être: il reconstruira une Rome conforme à ses rêves d’artiste.
« Il me fallait, m’appuyant sur tout ce que nous savons du caractère de l’empereur, expliquer « de l’intérieur » la scène insensée et y montrer l’aboutissement d’une lente évolution secrète… »(JCP)
En mars 1960, J-C. Pichon séjourne à Rome, où, dit-il, « j’allais découvrir une autre réalité ».
Comme d’autres avant lui, J-C. Pichon subit l’influence du décor. Maintenant, l’incendie de Rome se déroule sous ses yeux, mais cette fois, comme s’il y assistait vraiment. Devant l’ampleur de la catastrophe, le peuple cherche un coupable car le hasard ne suffit pas à expliquer les faits. Mais, s’il est plausible de supposer que Néron n’aimait pas Rome et rêvait de la remodeler, il est admis aujourd’hui qu’il n’en devint pas pour autant incendiaire. Qui donc avait intérêt à l’accuser de crime et à répandre cette accusation dans le peuple? Jean-Charles Pichon répond en citant le complot découvert en 65, à peine sept mois après l’incendie. Néron condamnera 18 conspirateurs sur 41 à mourir (parmi eux le consulaire Pison, le philosophe Sénèque et le poète Lucain). Des griefs divers unissaient les conjurés: mépris de l’empereur vis à vis d’un sénateur, insulte à un poète, offense à l’égard d’un général.
« Mais d’autres se sentent seulement honteux et las d’obéir à un prince qui préfère la déesse syrienne Atargatis à la Mère Primordiale et les succès – fort douteux – d’histrion aux honneurs que lui rend le Sénat. Tout est bon à leurs critiques: la taxation insuffisante du blé (qui permet à chacun de manger à sa faim); l’abaissement du poids des pièces d’argent (qui consolide l’or, universellement reçu); le droit latin accordé aux populations des Alpes maritimes (bien que, plus gravement, on ait vu Claude accorder le droit de cité à des provinces entières sans que les sénateurs s’en plaignissent). Ils reprochent à l’empereur, tantôt la mort de sa mère ou de sa femme, tantôt sa dangereuse faiblesse envers les poètes insolents, les consuls ambitieux, les généraux vaincus. Ils ont pincé les lèvres et froncé le sourcil la première fois que Néron a joué dans un théâtre – c’était à Naples; ils ont cru que la voûte du ciel s’écroulait lorsqu’ils ont entendu, cette même année, sur l’étang d’Agrippa, l’Empereur du Monde, chevauché par son bouffon, hurler comme une femme que l’on force… »
Les conspirés ne parviennent pas à soulever le peuple: Tigellin, le préfet de police reste maître du prétoire; le sénat est divisé et trop de généraux demeurent fidèles à Néron.
« Ils découvrent à la fois que le moment d’agir est venu et passé, car on peut exploiter le désarroi d’une foule mais non pas sa panique »(Tacite).
Imitant Arthur Weigall, J-C. Pichon insiste sur la mansuétude de Néron: 18 conjurés seulement périrent, les autres seront exilés, graciés ou acquittés, modération remarquable comparée à celle des autres empereurs.
Afin de détourner la rumeur infamante, Néron aurait inventé des coupables. Ainsi le prétend Tacite. L’empereur profita alors de la mauvaise réputation dont jouissait une petite secte juive, celle des chrétiens, « convaincus moins du crime d’incendie que de haine contre le genre humain »(Tacite). Le texte de Tacite autorise J-C. Pichon à soulever plusieurs questions qui méritent d’être résumées ici:
1) Le peuple romain était-il capable de faire le partage entre les diverses sectes juives de cet an 64?
2) Comment Néron aurait-il pu massacrer des milliers de chrétiens alors qu’ils ne sont que quelques uns à Rome puisque la secte vient de naître?
3) Comment parler de répression romaine en 64, alors qu’aucune sanction n’est votée et qu’il faudra plus d’un siècle pour que la croyance en Jésus devienne un crime?
Jean-Charles Pichon, comme l’historien Charles Louandre, soupçonne Tacite de malhonnêteté et suggère en outre la possibilité d’un ajout apocryphe, concernant les persécutions, au texte de Tacite. De même, un passage de Suétone relatant les mesures rigoureuses édictées sous le principat de Néron, semble suspect:« taxées, les dépenses luxueuses, ramenés à des distributions de vivres, les festins publics; interdite, toute vente dans les cabarets, sauf de légumes et d’herbes potagères, alors qu’on y servait naguère toutes sortes de mets; livrés au supplice, les chrétiens, gens adonnés à une superstition nouvelle et maléfique; prohibés, les jeux de cochers de quadriges qu’un vieil usage autorisait à vagabonder en tous lieux, trompant et volant chacun; etc. »
J-C. Pichon se montre fort surpris de voir les chrétiens placés entre les herbes potagères et les cochers de quadrige! D’autant plus que l’ouvrage de Suétone abonde en passages consacrés spécifiquement aux religions du temps et aux excès de l’empereur. Il remarque aussi que le supplice des chrétiens peut difficilement entrer dans le cadre d’une énumération d’institutions nouvelles puisqu’aucun texte de loi n’est venu légiférer de tels supplices. C’est pourquoi l’hypothèse d’un ajout maladroit et tardif, par quelque copiste chrétien, lui paraît tout à fait défendable, et applicable également à l’oeuvre de Tacite. Le massacre des chrétiens, dans ce contexte, est incompréhensible: « les lois qui l’eussent permis ne font pas moins défaut que les victimes! »(JCP)
Qui Néron a-t-il persécuté? Les Juifs? Cela est fort improbable: « L’empereur aimait la compagnie des Juifs. »
En 63, il écoute le jeune historien Flavius Josèphe plaider la cause de ses compatriotes assignés à comparaître. Par la suite, il répond favorablement à la requête d’une délégation juive, soutenue par Josèphe, afin qu’un mur de Jérusalem soit préservé. L’historien dans les « Antiquités Juives », en 93 (soit 25 ans après la mort de Néron) continue de défendre l’empereur et s’élève contre les auteurs qui l’accablent de mensonges impudents.
La question demeure: qui fut la victime des persécutions?
« Pendant ces deux années 65 et 66 où la Ville s’inquiète, où les sénateurs s’irritent, où les patriciens se révoltent, où ses intimes l’abandonnent, que devient Néron? De moins en moins un empereur, de plus en plus l’un de ces hommes insaisissables que les historiens pour s’en débarrasser, prétendent atteints de folie.
Dans le même temps où il gracie trop de coupables, il se montre impitoyable pour des hommes du passé auxquels il ne reproche qu’une rigoureuse vertu. »(JCP)
Pourtant, ces persécutions insensées suffisent-elles, au regard de celles de ses prédécesseurs et de ses successeurs, pour que l’on qualifiât Néron d’ennemi du genre humain ? N’y a-t-il pas un crime encore plus impardonnable, que la destruction de ses créations – la Maison Dorée, ses textes poétiques et ceux de ses chroniqueurs (Rusticus, Cluvius Rufus) – nous interdit de connaître?
« … pourquoi, s’il a été un monstre, le peuple romain le vénéra-t-il pendant un demi siècle comme un bienfaiteur de l’humanité? »(JCP)
La réponse viendra lors du second séjour romain de J-C. Pichon, précisément dans les ruines de la Maison Dorée, car « toutes les routes mènent à l’architecture »(H-G. Wells)
La troisième partie du livre, » L’Hypothèse », commence par la description du palais que l’empereur fit construire sur le Palatin et l’Esquilin. L’édifice évoque la patrie des dieux. Pourtant là où certains ne reconnaissent que la nostalgie de la tradition grecque ou l’expression de la démesure, l’auteur décèle en contemplant les peintures murales, les mosaïques ou les fresques, mutilées, l’empreinte du christianisme.
« J’ai vu ou j’ai cru voir des figures et des ombres où je reconnaissais les contours esquissés des premiers symboles chrétiens: des poissons et des palmes; et, dans la salle des mosaïques, le sentiment qui me tenait était exactement celui que j’avais ressenti dans les plus anciens lieux de la chrétienté. »(JCP)
J-C. Pichon combat cette impression profonde où le raisonnement n’avait que faire, jusqu’à ce qu’en dépit de son absurdité, elle s’impose définitivement.
On admet, à la rigueur, que « Néron n’ignorait rien du christianisme », lui qui accueillait les devins et les astrologues, préférait à l’adoration des Lares les rites « étrangers », s’initiait aux religions perses, syriennes, égyptiennes. Cependant, l’hypothèse d’un Néron adepte du christianisme n’a pas fini de surprendre. Considérons les arguments qui la soutiennent. Parmi ceux-ci, la présence de Paul de Tarse à Rome pèse d’un poids particulier.
En 58, Paul, arrêté dans le temple de Jérusalem est accusé de susciter la rébellion du peuple juif. Il passera deux ans en prison, jusqu’en 59 ou 60. Transféré à Césarée, gouvernée par Festus, il demande à être jugé à Rome en tant que citoyen romain, et fait appel à l’empereur. Il est clair qu’il ne craint pas l’arbitraire de ce dernier. A Rome, en 62, on l’autorise à prêcher: « Paul demeura deux ans entiers dans une maison qu’il avait louée. Il recevait tous ceux qui venaient le visiter, prêchant le royaume de Dieu et enseignant Jésus-Christ en toute liberté et sans obstacle. »(Actes des Apôtres 28: 30-31)
Paul semble effectivement jouir de la protection de l’empereur et en se rendant à Rome, l’apôtre nourrissait certainement l’ambition de s’entretenir avec Néron. La tradition a d’ailleurs sauvegardé le souvenir des rapports entre Paul et Néron, puisqu’une fresque de la Chapelle Palatine à Palerme montre l’empereur arbitrant un débat entre Paul, Pierre et Simon le Magicien.
Pour J-C. Pichon, la rencontre de Paul et de Néron ne fait aucun doute. Paul lui-même fournit un argument irréfutable dans une épître où il laisse éclater sa joie: « j’ai de tout et en abondance » et qui se termine ainsi: « les frères qui sont avec moi vous saluent. Tous les saints vous saluent, particulièrement ceux de la maison de César. » (Epître aux Philippins 4: 21-22)
Ainsi Paul est reçu dans la maison de César, car l’empereur attendait la prodigieuse nouveauté de la parole de Jésus. Dans son entourage, l’influence de son indéfectible amie Acté le portait à entendre cette parole; l’enseignement de Simon le Magicien et d’Apollonius de Tyane également. L’astrologie constituait une partie du savoir des hommes de ce temps. Par l’intermédiaire d’Apollonius, ou par d’autres, Néron connaissait la précession des équinoxes: tous les deux mille ans à peu près – l’ère de 2150 ans selon Platon – les constellations se déplacent sur la roue du Zodiaque.
« Au 1er siècle, les temps sont arrivés où les Poissons, avec leur double sens astrologique – l’amour, Vénus (le vendredi), et l’océan-humanité – allaient être le signe d’une religion nouvelle, appelée à porter témoignage de Dieu pendant deux mille ans. Misant sur les Poissons, Néron mise sur l’avenir. » (JCP)
On sait que les chrétiens ont fait du Poisson, en grec ICHTUS (initiales de Iesous Christos Theou Vios Soter: Jésus-Christ, le Fils Sauveur de Dieu), leur signe de ralliement.
Au printemps de 65, Néron donne son nom au mois d’avril (le mois de l’ouverture), « parce que ce mois, que nous plaçons encore sous le signe du Bélier comme le firent Jacob et Joseph, était en fait depuis un demi-siècle déjà recouvert par la constellation des Poissons, comme il doit l’être, en notre temps, par la constellation du Verseau. » (JCP)
Les déclarations de Paul éveillent des échos singuliers: il ne fait pas le bien qu’il veut et fait le mal qu’il ne veut pas; Romain, il ne s’attache pas à ce qui meurt car la mort doit être vaincue; les tours de Memphis, Ur et Babylone égalèrent celles de Rome, puis elles furent précipitées: la Parole seule demeure.
La passion de Paul dépasse de beaucoup les propos des stoïciens et des astrologues. L’empereur se lasse des dieux officiels du Panthéon romain. Avide de dépassement, il écoute Paul. « A quoi bon le pouvoir illimité de César, si César se contente de paver des routes en Thrace? C’est Rome qu’il faut réinventer; des provinces entières qu’il faut rendre libres; le ciel qu’il faut doter d’un Dieu! Cette joie fulgurante porte une montagne de rêves. Mais les rêves de César sont des réalités. Car vraiment, César, que ne peut-il pas? » (JCP)
Il faut renaître. Alors, le Prince, amant des Grecs, se fait comédien, car s’il faut changer pour vivre, l’acteur, lui, est immortel. L’acteur et l’architecte, ajouterons-nous: rêvera-t-on plus somptueux modèle que la Maison Dorée, modèle que l’empereur, artiste suprême étendra à l’empire tout entier?
« … comme un maître architecte, j’ai posé les fondements: un autre bâtit dessus. Seulement, que chacun prenne garde à la manière dont il construit. En fait de fondement, personne ne peut en poser d’autre que celui qui a déjà été placé: Jésus-Christ. Si maintenant sur ce fondement, on bâtit avec de l’or, ou de l’argent, ou des pierres précieuses, ou du bois, ou du foin, ou du chaume, l’ouvrage d’un chacun sera manifesté… Si l’ouvrage construit résiste, l’ouvrier recevra sa récompense. Si son ouvrage est consumé, il la perdra. Quant à lui, il sera sauvé, mais en passant en quelque sorte par le feu. » (1ère épître aux Corinthiens 3 : 10-15)
C’est Paul qui parle et Néron reçoit son enseignement à la manière d’un prince romain doté d’une âme d’artiste. Dion Cassius, l’historien, dit qu’il a vu l’empereur endosser tous les rôles légendaires, d’OEdipe à Thyeste, mais dorénavant, Néron se transforme en femme enceinte, en mendiant, en héros.
« Si quelqu’un parmi vous se prend pour un sage, à la manière de ce siècle, qu’il se fasse fou, afin de devenir sage. » (1ère épître aux Corinthiens 3 : 18)
Puis, en 66, lors de cérémonies grandioses, l’empereur dépose le diadème de souverain sur le front de Tiridate, qui devient ainsi roi d’Arménie sous le protectorat de Rome. Il ferme également les portes du temple de Janus, symbole de la guerre. Ainsi il acquiert la paix pour l’empire et un ami politique en la personne de Tiridate. Il en profite pour se faire initier par ce dernier à la légende et à la doctrine du Dieu Mithra.
Au travers des rôles qu’adopte l’empereur au théâtre, de ses engouements pour divers dieux et déesses, transparaît l’histoire miraculeuse du Christ: « Le Christ ainsi devra naître d’une vierge – vierge et mère comme l’Eau – et dans une grotte ainsi que Mithra. Comme le dieu de Tiridate, d’humbles bergers d’abord l’adoreront. Aux mages et aux grands prêtres des diverses religions, venus d’Egypte et de Chaldée, de Phrygie, de l’Inde lointaine, les étoiles du ciel désigneront le lieu de la naissance. Alors porté par un tel mythe, le christianisme pourra devenir l’Eglise Unique, promise aux deux mille ans où règnera le Poisson! » (JCP)
Néron se veut le metteur en scène du spectacle grandiose: la création du Dieu universel. Dans ce but, il recrute des agents: il s’entoure d’étranges prêtresses vêtues de blanc; en 68, il prend aux riches pour donner aux pauvres, et les esclaves, les affranchis tiennent le haut du pavé. Il les enrôle dans des cohortes bizarres, qui s’ajoutent aux Augustiani. En 68, après le long voyage en Grèce – pendant lequel il osa confier le consulat à Hélius, un affranchi -, il crée un corps de prêtres de la mer.
Les agents de Néron – que l’on pourrait qualifier de Jeunesses néroniennes – dénoncent le maître injuste, l’avare, le citoyen qui ose porter une toge pourpre au mépris du règlement. Leurs excès, et ceux de l’empereur, mécontentent les dépossédés.
A l’extérieur, la révolte gronde, menée par Vindex, Galba, Othon, Rubrius Gallus. Mais l’empereur se contente de perfectionner ses orgues hydrauliques! Paul réprouve la parodie de la foi, la folie mystique qui pousse Néron à se présenter comme Dieu.
Galba investit la capitale. Il massacre des milliers de soldats sans armes, les fidèles de Neptune, les pêcheurs d’hommes de Néron. Rome ne s’appellera jamais Néropolis. La comédie est terminée. Néron, réfugié dans la villa d’un de ses affranchis, Phaon, se perce la gorge à l’aide d’un poignard, le 9 juin 69.
Paul mourra peu après Néron, sans doute le 29 juin, victime des épurations.
« L’empereur n’avait agi ainsi que par orgueil, si humains que fussent parfois apparus ses actes. Si douteux que les siens aient semblé aux jeunes communautés chrétiennes, l’apôtre n’avait cessé d’agir comme « hors de lui », dans le plus parfait désintéressement. L’un ambitionnait sa gloire et l’autre la gloire de Dieu. Le vrai créateur, dont les oeuvres durent, n’est-il pas celui qui s’est renoncé pour sa création, sans s’inquiéter d’en être applaudi? » (JCP)
Un quatrième et dernier chapitre, de dix pages seulement, intitulé « L’Histoire », précise le sort réservé à la mémoire de Néron. Le peuple, après avoir adoré, puis haï l’empereur mort à 33 ans, espère son retour – ou sa résurrection.
Parmi les qualités de l’ouvrage, certaines méritent d’être soulignées.
La première est d’avoir pris Néron au sérieux, en tant que bon administrateur d’abord, en tant qu’artiste passionné ensuite. Musicien, poète et comédien, Néron ne fut pas un bouffon – même si certains de ses contemporains jugèrent sa présence sur les planches incompatible avec ses fonctions. J-C. Pichon le montre se livrant à des exercices astreignants afin d’améliorer sa voix; angoissé, comme il est fréquent chez les acteurs avant le lever de rideau.
Rassemblant les chefs-d’oeuvre (peintures et sculptures, grecques pour la plupart), s’entourant d’écrivains, Néron ne se contente pas de cultiver l’art pour l’art. L’intuition qui le guide se reflète dans les personnages qu’il incarne à la scène; elle transparaît de même dans son attirance envers la déesse Attargatis, Dea Syria, que les esclaves vénèrent dès le 2ème siècle av. J-C., et pour laquelle le poisson est un animal sacré; envers la vierge-mère Junon-Canathos; envers Apollon enfin, sous sa forme de dieu-dauphin.
Cette intuition se nourrit en outre de rencontres: avec les ésotéristes juifs, le mage gnostique Simon, le sage néo-pythagoricien Apollonius de Tyane, Tiridate, instrument de la conversion au zoroastrisme, et Paul de Tarse.
J-C. Pichon insiste sur les mesures significatives prises par l’empereur: l’interdiction de la mise à mort lors des combats de gladiateurs (mesure fort impopulaire), l’importance sociale, politique et religieuse grandissante accordée aux esclaves et aux affranchis.
On remarquera, incidemment, que lorsque Néron favorise les pauvres – s’aliénant ainsi les notables – il les prive également, dans un monde avide de brutalité, du spectacle des effusions de sang dans les arènes.
Les mesures adoptées par l’empereur sont trop nombreuses à aller dans le même sens pour qu’on continue à les ignorer.
Le second mérite de l’auteur consiste à décrire avec minutie l’évolution de Néron, qui balayant le Panthéon romain, tente d’instaurer le dieu nouveau.
L’humanité connut une tentative similaire, également malheureuse: celle d’Akhénaton, au 14ème siècle av. J-C., qui brisa avec le polythéisme de son époque, et essaya d’établir par la force le culte d’un dieu unique, dont le Soleil aurait été la manifestation. Comme Rome après la mort de Néron, Akhénaton à sa disparition laissa l’Egypte – pays pour lequel Néron nourrissait un profond intérêt – en proie au chaos. Comme Néron, Akhénaton suscite toujours les réactions les plus violentes et les plus contradictoires: « Pour certain savant moderne, c’est la première personnalité que l’histoire enregistre; pour tel autre, c’est un excentrique, un maniaque, à demi-fou, peut-être même débile. » (C.S. Lewis, Reflections on the Psalms)
Chez Néron, le renversement des valeurs mène aux pires excès: J-C. Pichon décrit, sans l’atténuer, la démence religieuse qui envahit un homme dont l’ambition ultime n’est rien moins que de créer Dieu.
Enfin, J-C. Pichon a mis toute son énergie à déchiffrer Néron dans son contexte, et cela est primordial.
« Ceux qui parlent de lire la Bible comme si c’était de la littérature, veulent dire, je suppose la lire sans se préoccuper de l’essentiel; comme si on lisait Burke sans s’intéresser à la politique ou l’Enéide sans s’intéresser à Rome. » (C.S. Lewis, Reflections on the Psalms)
On ne traite pas, en effet, la Bible comme un roman. On n’aborde pas un homme de guerre comme un poète.
Il fallait appréhender l’émergence d’une nouveauté singulière par le truchement de Paul et de Néron, faire le compte-rendu de leur double échec, dans un monde de complots et de massacres.
Il fallait saisir et rassembler, au travers des ruines et des textes fragmentaires défigurés, les liens à la fois émotionnels et logiques.
Jean-Charles Pichon, croyons-nous, y est parvenu.
Jean-Paul Debenat
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