TROISIEME PARTIE
JUDAS
ou
LA TENTATION DE LA REVOLTE
LE COMBAT
_____
CHAPITRE IX
Pour soi-même
I
JUDAS
L’élection de l’Hermon, s’il l’avait connue, aurait fait sourire Judas. Seul de tous les disciples il était venu vers Jésus non pour apprendre de lui mais pour le mettre en garde et le prendre sous sa protection. Son amour était donc le plus désintéressé. L’ingratitude du Maître ne pouvait rien contre cet élan intérieur, que l’accroître. Ce n’est pas assez de dire qu’il avait pour le Maître l’attachement d’un ami : il nourrissait envers lui toute la générosité d’un père.
Il demeurait souvent seul, à l’écart, écoutant d’un air distrait les belles histoires du Maître, les approbations entêtées de Simon, les charmantes divagations de l’enfant chéri. Il se faisait l’effet, au milieu de ces humbles et de ces illuminés, d’être le seul solide, mât et pilote à la fois de cette nef qui, sans lui, depuis longtemps serait partie à la dérive. « Qu’ils s’amusent », pensait-il, « je veille. »
Car pour créer une Action importante il ne suffisait pas, ainsi qu’ils semblaient le croire, de se faire des protestations d’amitié ni d’aller, en devisant gaiement, par des routes qui ne menaient nulle part. Il fallait conquérir l’appui des grands ou, tout au moins, faire un choix parmi les puissants de ce monde, parce que, bien entendu, il ne pouvait être question de plaire à tous. De ce soin, le plus grave, une fois pour toutes, il s’était chargé. Et son choix n’avait pas été fait à la légère. Il avait tenu compte non seulement des dispositions générales du peuple mais des caractéristiques particulières de la petite troupe, toute entière hostile à Rome, malgré le nombre inquiétant des Publicains qui se voyaient parmi les disciples, et le cas exceptionnel de Matthieu apôtre.
D’ailleurs, en eût-il été autrement, quelle que fût l’affection qu’il portait à Jésus, il ne se serait pas joint à eux : les relations dont il était le plus fier avaient toutes été recrutées parmi les Pharisiens. Eux seuls avaient assez l’oreille politique pour prévoir à coup sûr la marche des événements. Il en apprenait plus chez eux que pendant des semaines d’errance, bien que ces petits prêtres de Galilée ne fussent évidemment pas aussi au fait des choses que ceux qui, à Jérusalem, approchaient journellement le Sanhedrin. A cause de cela, la décision de Jésus de descendre vers le Sud le comblait d’allégresse. Mais, en même temps, il pressentait combien sa tâche allait devenir difficile : la moindre erreur qu’en ces campagnes il compensait d’un mot adroit ou d’une pénible démarche, quel en serait le retentissement dans la Ville des Villes ?
Il devenait préoccupé, soucieux. Jésus, maintenant, évitait son regard quand ils rencontraient un soldat romain. La haine qu’il voyait dans les yeux de l’apôtre le meurtrissait. Comment se pouvait-il, alors qu’il ressentait si bien les dégoûts de l’ami, que l’ami ne comprît pas les siens ? A d’autres jours, il prenait conscience de suivre une voie monstrueuse, hors de son temps. Il comprenait Judas de s’être cherché des alliés dans l’un des deux camps en présence. Pour lui, amis de Rome ou fanatiques, il ne leur refusait ni ses dons ni sa joie, mais il ne réclamait rien en échange. Il ne voulait rien de personne. Ce que personne ne lui pardonnait.
Le premier éclatement se produisit peu après le départ pour la Ville Sainte. Judas avait plusieurs fois, vainement, réclamé de Jésus le denier qui était dû au Temple. Et voilà que, cet argent, on le trouva tout de suite pour les gardes d’un pont qui voulaient arrêter la petite troupe tant qu’elle n’aurait pas payé le péage.
« Ces brutes ! » dit l’Israélite. « Sommes-nous tous devenus Romains ? »
Jean parlait d’avarice. Jésus, lui, ne s’y trompait pas. A l’étape, il emmena Judas loin des autres et il lui dit :
« Que nous sont les Romains, pour que nous perdions nos forces à les combattre ? »
« Ils sont nos vainqueurs », dit Judas.
Et il grimaçait. Soudain, posant sa main sur le bras de Jésus :
« Maître, si tu voulais… Nous pouvons être les premiers en Israël et lever l’admiration du peuple au lieu de sa raillerie. Les temps sont proches de la Révolte. »
« Les temps surtout », dit le Maître, « sont proches du Royaume de Dieu. »
« Mais comment le Royaume pourra-t-il naître tant qu’Israël sera dans l’esclavage ? » (Il suppliait.) « Ne pousse pas à bout les soutiens de l’indépendance, les ennemis inexorables de Rome. Partout, tu vas au devant du Publicain, qui nous trahit. Ne sens-tu pas que nous aurions tous les prêtres pour nous, si nous n’étions pas si lâches ni si timorés… »
Jésus rêvait. Il se fit plus pressant :
« Ou, du moins, si nous n’étions pas si hostiles à ceux-là seuls qui pensent à sauver notre race ? Il leur faudrait un peu de garantie. Ta puissance et ta grâce les émeuvent. S’ils pouvaient nous présenter au peuple comme les adversaires de Rome, sans crainte d’être démentis, alors ils seraient pour nous. »
« S’ils pouvaient me présenter au peuple », dit Jésus, « alors je ne serais plus digne de lui parler. Le peuple souffre bien moins de la présence Romaine que de l’hypocrite tutelle des Pharisiens. Ce n’est pas quelque impôt de plus ou de moins qui l’accable, mais leur morale falsifiée. Nous n’avons pas pour mission de prendre part à cette lutte. »
Judas avait frémi en entendant le blasphème. Mais la dernière phrase le rassurait : elle lui parut être une acceptation.
« Eh bien ! Sois neutre, et remets t’en à moi de ce soin politique. »
« Est-ce toi », le gronda Jésus, « toi, le plus libéré de mes disciples, qui peux t’attacher à ces choses ? »
« Je suis assez libre », répartit Judas, « pour vouloir que le soient aussi ceux que j’aime. »
Ils ne dirent rien de plus sur ce sujet, ni ce soir-là, ni les jours qui suivirent. Jésus avait prévu depuis longtemps la pente où s’engagerait l’homme de chair. Il le sentait préoccupé de la gloire non d’Elie mais des Juges anciens et de son homonyme, Judas Macchabée. La terre d’Israël bruissait des cris de vengeance de ceux que le nom : Judas tourmentait d’une ambitieuse ardeur.
Judas répétait souvent les paroles qu’avait fait retentir, deux siècles avant lui, Macchabée le libérateur : « Il n’est pas nécessaire d’être une grande multitude pour venir à bout d’une multitude d’ennemis. Un petit nombre d’hommes, s’ils sont résolus, emporte la victoire. » C’était par de telles formules qu’il avait gagné l’estime et l’amitié des Pharisiens. Lorsque, sur sa prière, ils invitaient ses compagnons, Jésus s’y laissait conduire. Il acceptait l’hospitalité offerte. Il écoutait, plein de compassion mais sans colère, ces innombrables récits qui se propageaient sous le manteau : les jeunes gens mis en croix sur les monts de Galilée et de Judée, l’arrogance des vainqueurs, que le temps n’adoucissait pas ; leurs regards insultants vers les vierges et leur violence de grands enfants brutaux ; leur mépris, surtout, des pratiques juives et de tout ce qui était juif. Il écoutait sans s’émouvoir et son silence, déjà, le condamnait.
Mais, soudain, un mot le sortait de son silence. Il se levait, loin de ces quotidiennes querelles. Il criait :
« Vous, Pharisiens, vrais prêtres de la Loi, vous nettoyez la face de vos maisons, mais l’intérieur en est immonde ! Ne croyez pas qu’il vous suffise de faire l’aumône et de proclamer la plus grande gloire de la Race d’Israël, pour que tout soit pur en vous. Il faut aussi veiller à l’exécution de la justice et à la pratique de l’amour. »
Cette ironie cinglante les pétrifiait. Ils ne se rappelaient plus ce qui l’avait pu mettre en cet état. Ils s’offusquaient qu’on pût répondre par des injures aux lois de l’hospitalité.
« Malheur à vous ! » criait-il, utilisant leur gêne pour l’accroître. « A cause de vos premières places dans les Synagogues. A cause des salutations dont on vous honore du bout des lèvres. Vous avez beaucoup étudié, vous vous êtes beaucoup combattus. Et cela était bien. Mais vous n’avez jamais eu en vous qu’une certaine façon de recevoir, jamais la vraie façon de donner. »
Un homme, parfois un Docteur de la Loi, s’interposait :
« Prenez garde qu’en parlant de la sorte vous nous offensez aussi. »
Mais ce conseil de prudence n’apaisait pas Jésus.
« Et à vous aussi, Docteurs de la Loi, malheur ! Vous chargez les hommes des plus lourds fardeaux et vous n’y touchez pas d’un doigt. Vous bâtissez de splendides monuments aux Prophètes, et ce sont vos pères qui les ont tués ; et, s’il venait vers vous d’autres prophètes, vous les tueriez encore, pour que vos fils puissent leur rendre hommage. Malheur à vous, Docteurs, qui avez dérobé les clefs de la Science : vous-mêmes n’êtes pas entrés, et vous avez empêché que les autres n’y entrent ! »
A ces paroles, les hôtes du Pharisien se regardaient, ne sachant s’ils devaient s’en fâcher ou en rire. C’était aussi ridicule qu’indécent. Ils se reculaient devant lui comme s’il eût été la Forme Bleue aux quatre branches. Mais le rire éclatait tout de même, après un long silence, parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen de faire passer cela que le rire. Et l’homme qui riait, toujours, était Judas.
« Bien, Maître », disait-il, « bien, Maître ! Sale-les un peu avec le feu. Ne vois-tu pas qu’ils ne répondent rien, et qu’il n’y a rien à répondre ? »
Jésus n’était pas abusé. Il surprenait le regard complice par quoi Judas leur faisait signe : « Riez donc avec moi. Ce n’est d’aucune importance : sa petite folie. » Il n’ignorait pas le mépris grandissant de Judas. Il se voyait par les yeux de Judas : les membres grêles, trop blanc, trop fin, trop attentif, trop savant de mots — et si peu capable de se maîtriser !
Et, toujours, pour finir, il se taisait, honteux de sa fureur et de sa naïveté. Et l’Amour recommençait, en dehors d’eux et de leur temps, de forer son creuset, où se transmutaient ensuite les mots de chaque jour en un métal flamboyant.
Cette ardeur violente, et pourtant mesurée, qui l’animait contre les prétentions de la sagesse, ce ne pouvait être à son sang juif qu’il la devait. Dans ces instants, l’ombre d’un autre le couvrait et le guidait vers des voies étrangères. L’ombre d’un homme qui n’avait pas aimé les Juifs, bien qu’il ait été séduit par leur orgueil humilié. Plus grand, soudain, et tout le corps en place, Jésus s’identifiait à l’harmonieuse silhouette, en épousait les formes, la patiente démarche. Il pouvait demeurer, pendant des heures, impassible, indifférent en apparence aux soucis les plus pressants, aux craintes les plus légitimes. Quand il parlait, enfin, les mots ne brisaient pas tout de suite la torpeur qu’il était parvenu à susciter en ses disciples, mais ils la prolongeaient, la colorant de mille teintes subtiles :
« Le Royaume est semblable à un père de famille qui sortit de grand matin afin de louer des ouvriers pour sa vigne… »
La conclusion de l’apologue était proche quand ils prenaient conscience qu’il n’y avait plus de paix en eux. Réveillés, ils avaient peur ; impatients, ils voulaient le mot de l’énigme ; confrontés, ils se raidissaient dans le sursaut de l’accusé qui n’avoue pas. Et le reproche les atteignait au plus profond d’eux-mêmes :
« Ton œil sera-t-il mauvais parce que je suis bon ? »
Quelques-uns, qui voyaient passer ce groupe d’hommes unis comme des mercenaires autour de leur chef, évoquaient la dernière révolte des Galiléens. Peu avant la Ville Sainte, un vieux les arrêta pour leur dire :
« Mes beaux enfants, mes braves hommes, prenez garde. Ne soyez pas comme ceux dont Pilate a mélangé le sang à ses sacrifices. Ils partaient, semblables à vous, glorieux et fiers. Ils allaient, croyaient-ils, soulever la nation d’Israël contre le Romain. Ils se voyaient déjà, plusieurs milliers, faisant reculer le Romain sous leur Nombre, et le rejetant à la mer. Mais nous les avons vus, nous, chargés de chaînes. Et la Ville Sainte ne les a pas préservés du Supplice. »
Ils l’entourèrent, avides d’en savoir davantage sur le destin des révoltés.
« On croit beaucoup », disait le vieux, « à la puissance des armes. On voudrait sortir d’où nous sommes par le fer et par le sang. Il y a des cris et des rumeurs sur toutes les places. Les gens se plaignent des sévices qu’ils subissent d’autrui, non de ceux qu’ils s’infligent eux-mêmes. On crie après l’impôt, non après le péché. »
« Pensez-vous », dit Jésus — et le vieux, aussitôt, se tut — « Pensez-vous que ces Galiléens fussent de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens pour avoir souffert de la sorte ? Et ces dix-huit, sur qui tomba la tour de Siloé et qu’elle tua, pensez-vous que leur dette fût plus grande que celle de tous les autres habitants de Jérusalem ? Non, je vous le dis. Si vous ne vous repentez, vous périrez tout de même. »
Mais il ne disait pas de quoi il fallait qu’ils se repentent. Et là encore, ceux qui l’entendaient croyaient qu’il parlait le langage des prêtres. Judas avait frémi : était-ce donc de la révolte et du courage de la sédition qu’il fallait se repentir ? Le vieux, seul, avait compris. Il sourit avec amertume :
« Ne suis-je pas bien vieux ? »
« Un homme », dit Jésus, « avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint pour y chercher du fruit et n’en trouvant point, il dit au vigneron : « Voilà trois ans que je viens chercher du fruit à ce figuier et je n’en trouve pas ; coupe-le donc. Pourquoi rend-il la terre improductive ? » Le vigneron lui répondit : « Seigneur, laissez-le encore cette année, jusqu’à ce que j’aie creusé et mis du fumier tout autour. Peut-être portera-t-il du fruit, ensuite ; sinon, vous le couperez. »
« Oh ! Mes frères ! » pensait-il, « que tout cela est simple ! » Mais que, lorsqu’ils quittaient un bourg, quelques jeunes gens, toujours, le quittassent aussi pour se joindre à eux, cela ne le trompait pas sur l’incompréhension de ceux qui le suivaient. Plus ils seraient nombreux et plus la loi du Nombre voudrait qu’ils fussent sensibles à ce qui était le moins important pour eux et pour lui.
II
JERUSALEM
Ils arrivèrent dans la Ville pour la fête des Tabernacles, ayant musardé sur les chemins pendant tout le mois des vendanges. Cette circonstance, peut-être, fut cause de tout ce qui suivit. Après la quête de joie du Lac de Tibériade, l’ivresse des mots jetés d’une montagne à la foule affamée, et le voyage, découvrir à trente ans la Ville des Villes, (car ni l’égarement de l’enfant, ni le passage du jeune homme tenté ne peuvent se nommer : découvertes) c’était une aventure suffisante pour, d’une assurance calme et mesurée, précipiter Jésus dans le dégoût et le désespoir. Mais la découvrir en cette occasion !
Toutes les races. Un va et vient constant, dans les rues trop étroites, d’hommes et de femmes aux haleines fortes, d’enfants criards, et le fumet et les cris plus violents encore des sacrifices, et les vapeurs des holocaustes, les tentes de branchages élevées au cœur de la ville, et ce vertige qui s’empare des sens les mieux éprouvés, leur interdit de distinguer un parfum de distinguer un parfum parmi tant d’odeurs, un son parmi tant de bruits : l’homme, écartelé soudain, doute de l’utilité de sa vie, de l’efficacité de son message. Pourtant, tout de suite, il lui faut se rassembler, répondre. Des disciples ont parlé ; des étrangers ont reconnu l’ami de Jean-Baptiste. Et ceux qui ne savent pas, les premiers, questionnent : que pense-t-il de la répudiation ? Et de la Loi ? Et du Messie, qui doit venir ? Répondre à tout, sur le champ.
Il s’agit bien de répondre ! Il attaque. Pris dans le tumulte, il est tumulte lui-même. Il condamne. Il absout. Il s’impose avant même qu’on ait ouvert la bouche. Il y suffit qu’une violence s’oppose à son pas. Toutes les souffrances ont le visage de cette femme rencontrée au coin d’une ruelle.
Belle encore, désirable, les vêtements déchirés, les cheveux en pluie sur ses joues, elle fuit les hommes armés de pierres. Elle s’accroche à Jésus, le seul dont les mains soient démunies. Il n’est pas besoin de s’informer pour reconnaître en elle l’adultère. On l’a surprise avec son amant, poursuivie de rue en rue, sans lui laisser le temps de se couvrir d’un manteau. Jésus connaît la Loi, et la Loi prescrit la lapidation.
Elle enserre ses jambes, à genoux, le dos et la poitrine nus. Il baisse les paupières, il détourne la tête, il trace sur le sable des chiffres que nul ne connaîtra. Il pense aux pierres tranchantes, lacérant cette chair trop douce, trop parfumée. Quelqu’un lui crie :
« Eloignez-vous ! »
Tous ces yeux jaunes de désir, ces yeux hagards ! Est-ce bien l’obédience à la Loi qu’ils reflètent ? N’est-ce pas, plutôt, l’ivresse malsaine de punir ?
« Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre. »
Il ne les a pas regardés pour donner l’ordre. Mais la voix est assez forte : elle porte loin. Il devine leur hésitation. Il sait que les doigts ne se crispent plus sur les cailloux ramassés. Ils s’interrogent : « Qu’a-t-il dit ? Mais, alors, que devient la Loi ? » C’est dans le but de les frapper de stupeur, prévoyant leur révolte, qu’il a pénétré si avant en eux. Les pierres, il les entend qui retombent sur le sol. Les plus vieux sont ceux-là qui s’éloignent les premiers. Enfin, des lèvres lui baisent la main. La femme pleure.
« Personne ne t’a condamnée ? Moi non plus… »
Combien d’ennemis peut-on se faire en une minute ?
Il s’efforçait, semblait-il, à ce que ce fût le plus grand nombre. Car il ne parlait jamais si scandaleusement qu’au milieu de la foule. Lui demandait-on :
« Que faut-il faire pour gagner la Vie Eternelle ? »
« Que dit la Loi ? » répondait-il.
« Tu aimeras et serviras ton Seigneur Dieu. »
Et il se crispait sous cette réponse, ce Dieu qu’on lui jetait au visage, ce piège où tous se laissaient prendre et qu’on ne lui pardonnait pas d’éviter. Toujours cette abstraction immatérielle, quand il parlait de l’homme à des hommes !
C’était l’instant où, dans une salle fraîche du Temple, les Pharisiens pressaient Judas :
« Reconnaissez que vous nous avez trompés. Cet homme ne peut nous être d’aucune utilité. Chaque sabbat, nous le surprenons occupé d’un quelconque travail interdit. Il ne jeûne pas quand la Loi le prescrit. Il vit en dehors de nous, en dehors de sa race. »
« Il est indocile », concédait Judas. Puis, adroitement, il les flattait : « Vous êtes trop sages et trop savants pour accorder à des peccadilles une valeur qu’il est certes bon que le peuple leur prête. »
« Vous l’avouez », reprenaient-ils. « Il faut que, pour le peuple, la Loi soit inviolable, dans ses plus petits détails. Que pouvez-vous donc penser de l’exemple qu’il donne, et de l’influence qu’il a sur tous, car on l’écoute et on l’observe ! »
« Et vous », répliquait Judas, « comment expliquez-vous un tel prestige en dehors de pouvoirs exceptionnels ? »
Sur ces mots, ils s’écriaient tous à la fois, les uns pour protester de leur bonne foi et de leur sympathie, les autres pour évoquer le démon et ses ruses.
Loin d’eux, Jésus parlait aux sourds :
« Et moi, je vous donne ce second commandement, qui est tout semblable au premier : tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
Judas revient à l’instant où quelqu’un demande :
« Qui est mon prochain ? »
Judas attend. « Le prochain, c’est mon frère en Israël. » Voilà ce que répondrait le docteur qui pose la question, et Judas lui-même, et les prêtres. Et la foule, autour d’eux, hurlerait d’enthousiasme. Car voilà ce que les Textes sacrés leur ont appris : le prochain du Juif, c’est le Juif.
« Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho. Il tomba entre les mains des voleurs, lesquels, après l’avoir dépouillé, s’enfuirent le laissant couvert de plaies et à demi mort. »
Comme à des enfants. Oui, c’est une belle histoire pour enfants.
« Un prêtre qui suivait le même chemin vit cet homme et passa outre. Après lui, un lévite, étant venu près du blessé, le regarda et passa de même. Mais un Samaritain arriva près de lui et fut touché de compassion. »
Judas sursaute. Un Samaritain, pourquoi ? Est-ce qu’il le fait exprès ?
« Il banda les plaies, y ayant versé l’huile et le vin. Puis, il le plaça sur son cheval, le transporta dans une hôtellerie et lui donna tous ses soins. A votre avis, lequel des trois, du prêtre, du lévite ou du Samaritain, fut le prochain de l’homme tombé aux mains des voleurs ? »
Ils s’inclinent. Ils ne sont pas convaincus. Ils ne le seront jamais. Mais qu’opposer à cet étrange poète qui, à tout moment, leur propose la chair et le sang ? Judas regarde intensément le Maître, dont le sourire amusé l’éclaire. Oui, il l’a fait exprès. Un Samaritain, l’un de ceux-là que tout le monde exècre. Demain, ce sera un soldat de César. Pourquoi pas ?
Une fois encore, ils l’ont laissé seul. Il s’éloigne avec Marie. C’est pour elle qu’il va jusqu’au bout de sa pensée, c’est à cette femme qu’il dit le plus grand secret : celui que les questionneurs n’ont même pas pressenti.
Aimer comme l’on s’aime soi-même : chaque homme et chaque femme comme une créature unique, irremplaçable, ni comparable à aucune. Ou, plutôt, être soi-même autre devant l’autre devenu soi… Marie sourit. Elle avait compris bien avant les mots : n’est-ce pas sa propre histoire qu’il leur a offerte en exemple ?
En de pareils soirs, elle l’emmenait chez sa sœur dans le petit village de son enfance : Béthanie.
III
MARTHE ET MARIE
C’était la morne angoisse de l’hiver, cette Judée robuste et déserte, dont la ville d’Elisabeth et Bethléem, et le désert de la tentation, plus tard, avaient à jamais marqué sa vie. Nazareth, en comparaison, malgré les mortelles nuits du désespoir, était un havre de Paix. Les tempêtes, là-bas, n’enlevaient que les jeunes graines et les feuilles brillantes ; ici, elles arrachaient aux sables des pierres grosses comme le poing, qu’elles projetaient contre les toits. Ici, par delà l’enfance impure, il touchait au néant de la solitude et de la naissance ; il retournait au néant.
Il y retournait conduit par la main de la plus impure des femmes, et de la plus désespérée. La Passion et la Naissance avaient le même visage pierreux, la même froide figure tourmentée par le vent. Et, dans le silence qui les unissait, le vent seul, en effet, avait la parole. Lazare et Jean regardaient Jésus, Pierre regardait Marthe, affairée. Jésus et Marie, l’un en face de l’autre, attendaient la fin du jour. Il ne venait là, usé de discours, que pour se taire. Et Marie se taisait aussi parce qu’elle n’aurait pu parler sans crier d’allégresse et d’amertume. Toujours, c’était Marthe qui brisait le lien fragile :
« Voyez-la, Maître. Croyez-vous qu’elle m’aiderait ? »
Il pensait à sa jeunesse, écoulée dans un cadre semblable. Et, revivant les tourments qu’il avait infligés à sa mère, il pensait à l’Enfant Prodigue, c’est-à-dire à Marie. Ni son frère, ni sa sœur ne l’avaient chassée quand elle était revenue de sa quête. Mais ils n’avaient pas tué le veau. Et ils comprenaient mal — Marthe surtout — qu’elle n’ait pas plus à cœur de se faire pardonner en ceignant le tablier de la souillon.
« Marthe, oh Marthe, vous vous inquiétez et vous agitez pour beaucoup de choses ! Une seule est nécessaire. Marie a choisi la bonne place. Elle ne lui sera point ôtée. »
Il se tournait vers les apôtres :
« Mes amis, je voudrais vous parler de ce qui est plus important que l’argent et la gloire. Quand l’esprit impur est sorti d’un homme, il va par les lieux arides, cherchant le repos. N’en trouvant pas, il revient dans le corps d’où il est sorti. Mais il n’y revient pas seul. Sept autres esprits, plus méchants que lui, l’accompagnent, et ce nouvel état de l’homme devient pire que le premier. Nulle faute n’est grave, mais ne retombez jamais en tentation. N’acceptez pas de voir ce qui vous offense. Car la lampe du corps, c’est l’œil ; si l’œil est sain, tout le corps sera dans la lumière ; s’il est mauvais, tout le corps sera dans les ténèbres. Mais si le corps est dans la lumière, sans mélange d’ombre, il sera éclairé tout entier comme lorsque brille sur lui la clarté d’une lampe. »
Il regardait la lampe et le visage de Marie. Il ne lui retirait pas sa main, qu’elle caressait.
Lorsqu’il partait, la maison de Lazare ne redevenait pas immobile dans l’instant, comme après le départ d’un ami de passage. Celui et celles qui restaient échangeaient de longs regards surpris, humides et transparents. Cette douceur persistait jusqu’à la nuit ou jusqu’au lendemain, jusqu’au retour du Maître. C’était alors, qui les figeait, la lassitude empreinte, chaque fois plus profondément, sur le visage de Jésus.
Les nouvelles que Lazare rapportait de la ville leur expliquaient cette fatigue et ce dégoût. Le Sanhédrin s’émouvait : il s’était pour — disait-on — discuter de la mort du Prophète. On disait aussi qu’une des docteurs présents, Nicomède, avait pris sa défense et obtenu pour lui une rémission. Mais la trêve ne serait pas longue. Il eût fallu que le Maître, quelque temps, s’abstînt de ces discours provocants et de ces vaines audaces qui les dressaient contre lui. Marie criait :
« Vous ne le connaissez pas ! Lui, prudent ! Autant demander au passereau de se taire, à l’aigle de se cacher dans son aire et de n’en plus sortir ! »
Ce fut vers ce temps que Lazare, en effet, apprit à mieux connaître Jésus. Avec l’outrance coutumière à son âge, du jour qu’il l’eut compris, il ne put tolérer l’inaction. Il y a des caractères, ainsi, non pas tellement remarquables eux-mêmes mais qu’éveille le passage d’un être d’exception, et qui s’attachent à lui de toute leur ferveur maladroite.
Quand le jeune homme tomba malade, Marthe s’inquiéta de cette fièvre qui incendiait ses yeux, et qui n’était pas due à la seule maladie. Quelques jours plus tôt, à Béthanie même, des enfants juifs avaient poursuivi Jésus avec des pierres dans leurs mains, le nommant sacrilège et blasphémateur.
« d’après Marc »
« Régnant, il se reposera. »
CHAPITRE X
Pour l’amour
IV
LAZARE
La journée était chaude. Lorsque Marie revint du sépulcre, elle leva vers le ciel un visage tout pareil à celui de la terre moite et pleine de senteurs. L’excès de son bonheur formait ces larmes que ses amis attribuaient à la mort de Lazare. Marthe, elle, ne pleurait pas. Plus tard, quand elles furent seules toutes deux, elle attira contre elle sa jeune sœur.
« Chère folle, petite folle, où cela nous mènera-t-il ? Est-ce qu’il viendra seulement ce soir, ou demain ? Est-ce qu’il saura ? Et si nous devons, nous-mêmes, délivrer Lazare ? Ce serait alors qu’il serait perdu. Et nous avec lui. »
« Il sera prévenu à temps et il viendra. »
Que faire contre la foi ? Marthe la laissa à son rêve. Et même lorsque, à l’orée de la nuit, Marie s’en retourna vers le tombeau, elle ne l’y suivit pas. Marie n’admettait pas le doute, ni le reproche. Elle agissait en tout comme si Lazare était mort. Elle disait à Marthe :
« Mais oui, il est mort. Humainement, qui pourrait survivre ? »
Elle disait cela tranquillement. Et Marthe la contemplait avec stupeur. Marthe voulait courir, lever la pierre, arracher leur frère à ce piège dont il n’avait pas compris toute l’horreur. Mais Marie :
« Non. C’est alors que nous manquerions de foi, que nous pècherions contre l’Esprit. »
Elle ne cachait pas son mépris pitoyable :
« Tu n’as jamais pénétré le secret de son amour. Tu es l’esclave de ce qui se voit et se touche. Tu as des mots effrayants pour dire les choses les plus simples, les dons les plus naturels. Il sauvera Lazare pour que Lazare le sauve. Et, parce qu’ainsi tout se répond, il est doux de vivre. »
Marthe voila son visage et s’enfuit. Lazare l’avait voulu. Lazare la maudirait, si elle rouvrait sa tombe avant le retour de l’ami. Mais elle n’espérait plus, même, qu’il pût la maudire. Elle suppliait qu’on aille chercher le Maître. Et ce rut la onzième heure du deuxième jour. Et une nouvelle nuit et une nouvelle journée. Personne ne venait plus : elles faisaient peur.
Cette troisième nuit, Marthe entendit pleurer sa sœur, continument. Mais elle n’étendit pas le bras pour l’apaiser. Elle se sentait, d’heure en heure, devenir plus dure. Lucide, elle prévoyait l’avenir qu’elles auraient toutes les deux sans Lazare ni Jésus. Elle s’immobilisait dans ce défi, qui n’était pas le sien, comme seuls le peuvent des êtres désespérés. Elle n’avait jamais cru que, de l’amour, quelque chose de bon pût sortir. Mais elle savait aussi, par le propre enlisement de sa stérilité, qu’hors de l’amour une vie ne peut avoir de sens. Elle s’endormit au petit jour et fut, presque aussitôt, réveillée par Marie. La jeune femme l’implorait :
« Marthe, va sur la route, au devant de lui. Moi, je ne peux pas. »
Quelle crainte, enfin, l’avait saisie ? Celle de perdre son frère ? Ou celle de perdre l’Elu ? Jamais, depuis le retour de Marie, il n’était demeuré trois jours sans la voir.
Or, Jésus avait appris la maladie de Lazare. Mais il n’avait pas jugé utile de hâter son retour vers Béthanie, car il était sans inquiétude.
Cependant, s’étant mis en route avec ses disciples, il rencontra Marthe bien avant le bourg. Elle s’élança, dès qu’elle le vit. Et, le désespoir aboli par cette seule présence, elle retrouva les mots que Lazare lui avait commandé de dire :
« Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais maintenant encore je sais que ce que vous demanderez à Dieu, Dieu vous l’accordera. »
« Il n’est pas mort, dit Jésus. Il dort et je vais l’éveiller. »
Marthe le précéda, afin de prévenir sa sœur. Marie, sitôt qu’elle sut qui venait, se leva et courut vers lui. Et ceux qui la voyaient courir ainsi, en larmes et les cheveux défaits, croyaient qu’elle allait au sépulcre, pleurer son frère. Mais elle, se jetant aux pieds de Jésus :
« Si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort. »
Jésus frémit en son esprit et ne douta plus devant ces pleurs.
« Où l’avez-vous mis ? »
« Seigneur », dirent ceux qui étaient là, « venez et voyez. »
Jésus pleura. Il pleurait en regardant Marie et, par ses larmes, semblait lui demander pardon d’être arrivé si tard. Jusqu’au bout, connaissant l’exaltation de Lazare, il avait voulu se soustraire à ses conséquences. Et sa faute, sans doute, n’était pas de s’y être dérobé, mais de n’avoir pas prévu qu’elles seraient telles.
Il les accompagna au tombeau : une caverne étroite. Devant l’entrée une pierre était posée.
« Oh maître ! » criait Marthe, « certainement il sent déjà, depuis quatre jours qu’il est là-dedans ! »
Et ce mot encore était un reproche, à cause des quatre jours. Mais loin d’abattre Jésus, il le durcit. Il renouvela l’ordre d’ôter la pierre. Il ne se pouvait pas qu’il fût trop tard. Ce miracle n’était pas comme les autres : celui-là, que l’amour seul avait créé, devait être à sa mesure. Et les pleurs, à l’avance, l’avaient purifié. Il n’y avait pas de honte à l’accomplir.
« Père », murmura-t-il et il leva les yeux. « Père, je vous rends grâces de ce que vous m’allez exaucer. Pour moi, je sais que vous m’exaucez toujours. Je le dis à cause de la foule qui m’entoure, afin qu’ils croient. »
Puis, il cria :
« Lazare, sors ! »
Et l’homme qu’on disait mort sortit, les pieds et les mains entourés de bandelettes, et la face couverte d’un suaire.
« Déliez-le », dit Jésus, « et laissez-le aller. »
Il y avait, à sa droite, un petit scribe maigrelet dont les yeux reflétaient une telle haine que, certainement, s’il était un jour appelé à juger, il voterait la mort.
Avant d’être obéi, Jésus était reparti sur la route.
V
RENDEZ A CESAR
La résurrection de Lazare ne le sauva pas. Nul ne mettait en doute le miracle : les larmes des deux sœurs n’avaient-elles pas été convaincantes et la lividité du jeune homme, l’assurance souveraine de Jésus ? Mais, dans la mesure même où il faisait ainsi la preuve de sa puissance, son attitude devenait pour la communauté juive tout entière un danger plus évident.
« Loin de nous fuir, », se plaignait ce prêtre, « il nous provoque. Hier, il est entré dans Jérusalem sur une ânesse que ses disciples, selon son ordre, avaient dérobée dans un champ. Publicains, mendiants, parasites, femmes perdues, jeunesse sans foi ni loi, le suivaient en l’acclamant. »
Il apparaissait brusquement. Quelquefois seul, quelquefois entouré de ses apôtres, comme d’une garde. Il était irascible, violent, maudissait le figuier qui ne pouvait désaltérer sa soif, renouvelait, pour ses disciples, le geste, impulsif jadis, de chasser les marchands du Temple. On ne savait plus vers quoi il allait. Lui-même le savait-il encore ?
« Une chose est sûre », dit Nicomède, dans le but de les apaiser, « il ne veut plus d’adeptes. A un jeune homme qui se pressait à sa suite, je l’ai entendu moi-même commander de distribuer son bien aux pauvres. Et il dit qu’il est plus difficile à un riche d’entrer dans le Royaume qu’à un chameau de passer par la porte de l’Aiguille. »
« Tout », criait Achas « tout en cet homme est orgueil ! Le plus naturel des sentiments, l’amour filial n’existe plus pour lui. A une femme qui rendait ainsi hommage à sa mère : « Heureuses les entrailles qui vous ont porté ! », il a répondu : « Heureuse surtout celle qui reçoit mes paroles et les garde ! » Que garderaient-ils et comment ? Il ne lui suffit plus de nous scandaliser. Il recherche — et trouve à coup sûr — le moyen d’exaspérer le peuple par la violence et l’obscurité de ses propos. »
Nicomède se tut. Il lui avait fait porter ce message : « Sache te taire. » Jésus l’avait jeté au vent. La vérité ne souffre pas le compromis. Et lui, qui jadis avait prêché à ses disciples la prudence du serpent, il vomissait toutes les prudences.
On le vit bien, le jour où quelqu’un lui posa la question majeure :
« Faut-il payer le tribut à César ? »
Question longuement mûrie : Judas lui-même la considérait comme une épreuve décisive, si sûr au fond que Jésus saurait éviter le piège qu’il avait fait la promesse solennelle, au cas où la réponse serait affirmative, de le livrer de ses propres mains. L’instant n’était pas moins judicieusement choisi : nul soldat ne se voyait dans la foule. Tous, pourtant, aussitôt, se turent. Poser la question c’était la résoudre. La poser, c’était s’affirmer contre Rome ; car, mettre en cause le droit de l’oppresseur, c’est le nier. Et personne ne croyait qu’il oserait répondre : oui. Ils l’auraient lapidé sur le champ. Il demanda seulement à voir la monnaie du tribut, et, tenant entre ses doigts la pièce à l’effigie de Tibère :
« Que représente cette médaille ? »
« César », dit le Pharisien.
« Eh bien donc ! Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui revient à Dieu. »
Nul cri, tout d’abord, ne s’éleva. Avait-il dit : oui ? Avait-il dit : non ? Et que venait faire Dieu dans cette histoire ? Plus tard, ils surent qu’il avait dit en clair : « Payez le tribut à César ». Il leur avait échappé, et les prêtres interdirent au peuple de le poursuivre. Désormais, l’affaire suivrait le cours impartial de la Justice.
« Mais sous quel chef le faire périr ? Nous ne pouvons, ami des Romains, obtenir du proconsul Pilate sa condamnation ! »
Ils se rendaient à cette logique. Ils se tournaient vers Judas, l’habile et l’intime du Maître, comme vers le plus capable de leur indiquer l’heure et le lieu. Judas était résolu. Il l’eût été, même déchargé de son serment. Il venait d’entendre Jésus, non content de manifester son indifférence pour la cause d’Israël, proclamer sa haine et son dégoût de la race dont il était issu, prophétiser :
« Vous connaîtrez la guerre et la peste. Vous êtes fiers de vos édifices. Il n’y sera pas laissé pierre sur pierre qui ne soit renversée ! »
Il s’était enfui trop tôt pour l’entendre prédire à ses apôtres une fin pire :
« On vous livrera aux tortures et on vous fera mourir et vous serez méprisés par toutes les nations, à cause de moi. Et les meilleurs se trahiront, se haïront les uns les autres. »
Déjà, il était trahi. Déjà, au regard de Judas, il avait trahi. Pourtant, Judas remettait encore de jour en jour, donnant prétexte aux prêtres qu’il attendait le moment favorable. Et tous les jours de cette semaine, qui précéda la Fête des Azymes, il fut avec le Maître plus que jamais par le passé. Il épiait ses moindres signes d’amertume, le devinait conscient de ce qui se préparait, s’émouvait encore des restes d’éloquence que sa violence ne parvenait pas à détruire. Une fois, il fut sur le point de lui dire : « Va-t-en, quitte cette ville. Qu’on n’entende plus parler de toi ! » Il s’était approché de lui, déjà, mais entre le Maître et lui des petits enfants jouaient. Et, comme il voulait les écarter de son chemin, Jésus lui dit, à lui et à tous ceux qui étaient là :
« Laissez les petits venir à moi. Eux seuls ont la pureté et la grâce ! »
Il dut regarder, sans y croire, cet homme mûr dont la tête était mise à prix, caresser les bambins et, les caressant, pleurer sur lui-même.
Un autre soir, il l’accompagna chez Lazare, à Béthanie, et chez un certain Simon qui les invitait à diner. Et Marie, renouvelant son geste de Naïm, était venue, elle aussi, portant une grande quantité de parfum, dont elle lavait les mains et les pieds de Jésus. Il voulut tenter un dernier effort, attirer l’attention du Maître sur cette folle prodigalité, indigne de sa propre personne et désastreuse en raison des dangers qui le menaçaient de toutes parts. Combien de prêtres n’eût-on pas soudoyés avec les sommes ainsi perdues ? Mais Jésus, le reprenant, prophétisa qu’à cause de ce geste Marie serait à jamais présente dans la mémoire des hommes.
Lorsqu’ils se furent cachés pour une fête ultime (dans l’anxiété qui les poignait — certains d’entre eux s’étaient munis d’armes — cette clandestinité leur semblait pire qu’une menace), la sérénité du Maître les affola. Et, sans doute, dans un pareil moment, l’apaisement qui se marquait sur ses traits avait quelque chose de plus angoissant que le péril. « Voilà donc, pensa Judas, où il voulait en venir ! A cette faillite sans remède. Soit pour lui. Mais, si je n’avais pas été là, dans six mois ou un an, que serait-il advenu d’eux ? » L’indifférence, loin d’atténuer le crime, l’aggrave.
« L’un de vous me trahit. »
« Dieu merci ! L’un de nous voit assez clair. »
Il s’est repris à temps. Il ne veut pas de ce pain faussement dénommé chair — de ce monde où les temples se construisent en trois jours, où les prostituées sont les saintes ; où les ouvriers reçoivent même salaire, qu’ils travaillent une heure ou une journée. Judas sourit à celui qu’il aimait. S’il ne tenait qu’à lui, on le ferait mourir vite, car il n’a pas la secrète énergie qui permet de supporter longuement la souffrance. Une fois encore, Judas avait prêté au Maître sa propre horreur de l’éparpillement. Et il sortit, pour aller le livrer.
« C’est un enfant. Il vous donne lui-même, par ses paroles, plus de prétextes qu’il ne vous en faut pour le perdre, et je renonce à le défendre. »
Ils l’approuvèrent en souriant. Oui. Ce n’était pas difficile de se débarrasser de lui. Et ce serait une bonne chose, une grande justice, que de le faire condamner, précisément, par ces Romains qu’il prônait tant. Il fut décidé qu’on l’arrêterait au milieu de ses disciples, le soir même, avant-veille de la Pâque.
VI
L’ANGOISSE
La dernière solitude. Etrangement semblable à la première. Il lui semble, cette nuit, que, depuis des années, il n’a pas progressé d’un pas. Il a tourné sans fin dans la spirale ; ayant cru tant de fois en être à la dernière spire qu’il n’ose se persuader d’y être parvenu. Pourquoi tout s’arrêterait-il ici, aujourd’hui, plutôt que là-bas, autrefois ?
Peut-être parce qu’il ne veut plus tricher. La raison qui commande à l’immobilité échappe à la raison. C’est lui tout entier, chair et sang, qui demande grâce, qui n’en peut plus. Lorsque, parfois, il s’est cru au dernier relais, il le croyait moins qu’il ne le souhaitait, défi à son destin, désir d’une mort digne de lui. Cette nuit, il ne le voudrait plus. S’il pouvait vivre encore, même sans ami, sans gloire, il continuerait de vivre. S’il pouvait se lever et faire un pas encore, il ferait ce pas. Il ne s’est jamais connu si vivant.
Connaissance tout intime. Quelqu’un qui le verrait couché, au jardin des Oliviers, couché à demi sur le sol, à demi sur la pierre à laquelle il s’appuie, penserait que, déjà, il a cessé de vivre. Le tumulte n’atteint pas aux doigts crispés.
Des arbres bleus et des pierres vertes l’entourent de leurs teintes trompeuses. Jean, Pierre, Philippe, Jacques dorment. Deux fois, il est allé vers eux ; il leur a demandé de veiller avec lui, d’avoir pitié de sa solitude. C’est fini. Il ne les réveillera plus qu’à l’arrivée des gardes. Aurait-il peur de la solitude, la vieille amie enfin conquise ? Il faut comprendre. Très vite : il n’y a plus de temps à perdre. Etait-il né pour cela ?
Ou bien : quelle est cette évidence qui fuit de question en question comme, de branche en branche, l’insaisissable oiseau ? Lui-même, il est vert et bleu : le rayon de lune l’a rendu bicolore. A droite sont les jours, l’activité désordonnée de l’homme d’ordre et de métier ; à gauche, les nuits et l’attente nourrissante du rêve. A droite l’épée et la balance et livre de la Loi ; à gauche, cette crispation et cette faim et ce désir et ce mépris de la joie. Pour certains, il fut une lumière blonde et, pour les autres, la zébrure meurtrière de l’éclair dans l’ombre. La peur se nommait, ici, fatigue et action. Personne n’est assez fort pour vivre deux existences : elles ont tant combattu l’une contre l’autre qu’il fallait bien qu’elles s’anéantissent.
Une femme l’eût aimé : ç’aurait été tout l’équilibre que l’homme peut rêver en ce monde. Dans cet amour se serait abolie la dualité essentielle : le jour eût été accord des gestes et des voix, la nuit accord des chairs. Partout, accord. Et lui, au sommet de l’échelle, jambes et bras égaux des deux côtés de lui… Mais une femme, au moins, l’a aimé. Pourquoi ne songe-t-il qu’aux autres ?
Ou qu’un homme, une fois, l’ait entendu ! Un seul homme, une seule fois. Pour réaliser l’équilibre entre l’ivresse de soi et la communauté des hommes. Pour jeter le pont entre son épaule droite et son épaule gauche : la voie — la voix !
Il a perdu cette confiance. D’un seul coup, l’évidence s’en est allée de lui ; si soudainement qu’il faut bien que cet exil soit définitif. Il vivrait dix ans de plus, ou vingt, le sursis ne changerait rien à l’absence du rêve, ne comblerait pas le sentiment profond de l’absence, tel qu’il n’est même plus capable d’en souffrir. Il a déjà vécu huit jours de trop. Depuis huit jours — depuis la résurrection de Lazare — il sait que personne, jamais, ne l’entendra. Les vrais prophètes sont durs, entiers devant eux-mêmes. Ils ne traînent pas derrière eux le souvenir d’une enfance défiante, cet orgueil insatisfait, et ce vice — oui, ce n’était qu’un vice — de chérir sa chair au point de vouloir en faire une nourriture. Il n’a pas apporté un message valable pour tous. Il s’est chanté, seul. Comme un homme tout à coup opprimé par l’ivresse n’est heureux que pour soi, et se meut dans une joie qu’il croit universelle ; mais son égarement lui est plus précieux que les vérités communes.
De même aussi, revenu à la raison, l’homme ivre garde de son euphorie une nostalgie désespérée. Pourquoi cela est-il permis ? Et par qui l’est-ce ? Le poison délicieux rôde vaguement dans ses entrailles. Pourquoi est-il si vide ? Debout, il chancellerait. Des vagues d’encens lui montent de la poitrine à la tête : d’encens ou de fumée. Il est plein de brume. Et sa torpeur est lente : trop lente pour lui permettre le sommeil. Seule la mort doit être si mesurée.
Il a trop et trop longtemps parlé ce soir. Et de son départ et de la justice du départ, et de la prière pour être exaucé, et de l’amour. Ce soir, il a osé leur dire : voici ma chair et mon sang. O ! Les pauvres yeux de Judas, et sa supplication muette ! Mais il continuait de leur parler de l’avenir, de leur avenir à eux, comme s’ils devaient en avoir un ! Et, tandis qu’ils buvaient le vin, le sang s’est retiré de son visage, il a levé sur eux une face exsangue. Maintenant, à son tour, il sait qu’il va partir, mais il ne sait pourquoi ; maintenant il aime comme il eût voulu être aimé. Maintenant, il prie :
« Père, l’heure est venue. J’ai parlé comme vous m’avez dit de dire, et si j’ai dit ce que vous m’avez dit de dire, c’est que j’étais envoyé par vous. »
Il ne s’adresse plus à Gabriel ; son souvenir même s’est estompé. A travers le père de chair, il atteint l’Autre. Il est face à face avec l’Autre. Seul l’Autre explique et justifie l’erreur.
La vérité, qui naissait comme une vapeur du puits de Nazareth, voilà qu’enfin il lui a donné une forme — qu’il l’a créée. A cela se reconnaît le créateur qu’il n’ose croire responsable de sa création. Au bout de l’égarement, du repliement sur soi-même et du scandale, la bête de proie aux aguets : Dieu.
Echanger toute la fausse amitié et toute la haine et tout le mépris des indifférents contre une réalité sans limite, tout-amour ! Peut-être n’aurait-il pas entrepris le voyage s’il avait su que le but était ceci. Mais aussi cette capture n’est jamais prévisible ou, lorsqu’elle l’est, il est déjà trop tard. J’étais le Christ mais le Christ est cela qu’on ne peut comprendre avant de l’être. Je suis avant qu’Abraham et Moïse aient été, car ils n’étaient que la Loi, je suis l’Homme. Parce que le désir — et le refus, son frère — s’en sont allés de moi, parce que je ne suis plus, je suis. J’ai conquis le droit de ne plus penser.
Et, dès lors, le rachat. Dès lors, il a raison contre Judas, contre Marie, la mère, et Marie, la compagne. Raison contre le rire et contre la pitié. Et contre la Justice. Ce qui n’était que monstrueux devient un message divin. L’Evidence et la Pureté, ces deux recherches de toute une vie, n’appelaient pas le Sacrifice. Mais, Dieu étant derrière tout cela, tout cela devait être.
Comme il prendrait peur, comme il fuirait cette pacifiante hypocrisie, s’il était dans sa force et sa vigueur ! Pourtant, à celui qui va mourir, le rejet en Dieu n’est plus hypocrisie. Il est l’ultime courage. Non pas la fin de l’angoisse, mais son extrême. D’un seul coup, il lui est donné de souffrir dix fois plus. De souffrir non plus par son étroit passé de lutte sans ouverture, mais par tout l’avenir découvert. Aux hommes qui viennent et dont il ne distingue pas encore les visages, il donne aussi un nom. Et ce nom, toujours, est : Dieu.
Les apôtres, en même temps que lui, les ont entendus venir. Ils sont debout, hésitants, parce que celui qui marche au-devant de la troupe est des leurs. Il donne à Jésus un baiser, et Jésus le lui rend. Que se sont-ils dit, pendant l’embrassade, les deux compagnons ?
« Pardonne-moi. »
« Va jusqu’au bout de ton courage. »
Ou bien, non prononcés, les mots :
« Tu ne pervertiras plus le peuple d’Israël. »
« Tu viens de le condamner. »
Peut-être, rien. Celui qui parle, c’est le chef des gardes :
« Lequel de vous est Jésus de Nazareth ? »
« C’est moi. »
Simon a une épée cachée sous son vêtement. Il la saisit, frappe le serviteur du Grand-Prêtre au visage, et lui décolle à demi l’oreille. Mais Jésus, aussi vif, lui a saisi le bras :
« Ne frappez point, si vous ne voulez pas être frappés. »
Et, vers les autres :
« Vous êtes venus avec des bâtons et des armes, comme si j’étais un brigand. Tous les jours, j’ai parlé dans le Temple et sur les places publiques, et vous ne m’avez pas arrêté. Il fallait que ces choses arrivent. »
Il est hors de ces mots ; il n’est plus en lui-même. Il n’y sera jamais plus, jusqu’à sa mort. La part vivante qui est en lui n’agit ni ne parle : elle témoigne. Elle voit les disciples fuir, un jeune homme inconnu, vêtu d’un drap, s’approcher de l’abandonné. Les gardes se sont saisis de lui ; mais, rejetant le drap, il s’est enfui, nu, d’entre leurs mains. Sa forme, blanche dans un rayon de lune, bondit sur le sentier.
LA LEGENDE
_____
CHAPITRE XI
Dans l’amour
VII
LE TRIOMPHE
« Ce matin était clair.
« Sur la voie, je trouvai Suzanne et la femme de Philon ; plus tard, Marie, sa mère, venue se joindre à nous pour la fête aux Azymes et, aussi, pour assister aux merveilles qu’accomplissait son fils. Elle n’était plus la même qu’en Galilée : elle semblait avoir choisi, enfin, dans le désaccord de ses enfants. Elle nous parut plus entière et plus forte, comme revenue à une ancienne préscience. Elle était très douce avec moi, s’appuyait sur mon bras en marchant.
« Avant que nous n’eussions atteint la ville, il vint vers nous, au pas régulier d’une ânesse, précédé et suivi de ses disciples portant des palmes. Son visage était fier et reposé. Et, tout à coup, une foule de femmes et d’enfants fut sur son chemin. C’était à qui embrasserait son pied, sa main. On jetait devant lui des manteaux. Lazare me dit :
« Ils l’ont reconnu pour le Christ. »
« Il rayonnait. Marthe elle-même s’efforçait à sourire. Car elle est de celles qui, sans le secours d’une consécration publique, ne savent pas admirer.
« Je vois cela ! » disait sa mère.
« Et elle pleurait.
« Je ne pouvais ni parler ni sourire. Cette joie, cet apparat, c’était ce que j’étais allé chercher à Capharnaüm, à Naïm. Dix fois par jour, alors, j’avais un soldat, un prêtre, un simple intendant du Palais d’Hérode, pareillement escortés par un peuple en délire. Rares sont les amants qui ne m’ont dit, après la possession, à l’heure où l’homme se cherche des raisons de prolonger sa victoire : « En telle année, à telle date, on m’a porté en triomphe ! » Pour Marthe, pour Lazare, pour sa mère, ce jour était le sommet de sa vie, ce vers quoi depuis toujours il avait tendu son effort. Je le connaissais trop bien pour commettre une telle erreur. Mais trop bien aussi pour comprendre. Cela ne ressemblait à rien qu’il eût aimé, ou dit.
« Ils criaient :
« Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! »
« Paix dans le ciel et gloire au plus haut des cieux ! »
« Comment supportait-il cela ?
« Un homme fendit la foule et, s’approchant de lui :
« Maître, réprimez vos disciples ! »
« S’ils se taisent », répondit-il, « les pierres crieront. »
« Je l’ai bien regardé. Il n’y avait plus sur ses traits ni la douceur qui m’emplissait de vertige, ni le doute éternel qui me jetait à ses genoux. Il était pareil à tous ceux que j’ai vus acclamés de la sorte, captif des acclamations. Moi-même, moi-même, hélas ! j’ai oint de parfum ses pieds. Puisque cela semblait lui plaire. Mais comment cela lui plaisait-il ?
« Puis, aussi brusquement qu’elle était venue, la satisfaction l’a quitté. Il contemplait le Temple, et la ville. Il disait :
« Si tu connaissais, toi aussi, du moins en ce jour qui t’est donné, la paix que tu peux avoir ! »
« Alors, je l’ai reconnu.
« Et j’ai recommencé d’avoir peur. »
VIII
LE PROCES
Les soldats l’ont emmené. Ceux qui, dans la nuit, croisaient le groupe, détournaient le visage. Mais, silencieusement, ils se réjouissaient, parce que le scandale allait être puni.
Deux jours plus tôt, d’autres soldats avaient traîné par les rues, en pleine lumière, un autre homme, un vrai Juif, dur et loyal, un combattant en qui vivait passionnément le Dieu de la race d’Israël, Barrabas, que les Romains nommaient séditieux. Et celui-là aussi risquait la mort. Mais on avait pleuré sur son chemin. Qui donc aurait pleuré sur le chemin de celui-ci ?
Trop longtemps il a promené dans la foule son regard étranger. Ceux qui l’ont vu encadré par les gardes vont frapper aux portes de leurs amis, pour leur annoncer la nouvelle. On se répète qu’il a défendu une femme adultère, protesté contre les ablutions prescrites, blasphémé le sanctuaire, appelé la colère de Dieu sur la ville. Mais cela n’est rien. Ce n’est pas pour ces raisons que le peuple, bien avant l’aube, se presse devant le palais de Caïphe. Il admettait la présence Romaine. Il s’entourait des séides les plus fidèles de César. En toute occasion, il défendait et justifiait leurs exigences, aussi docile aux lois de la Louve qu’indocile aux lois de Moïse. Rien encore. Les sympathies et les antipathies du peuple ne naissent pas des mots d’ordre politiques. Mais celui-là était mauvais fils autant que mauvais ami : sa mère se mourait de chagrin depuis qu’il l’avait abandonnée, on citait les noms de tous ceux qui s’étaient détachés de lui et de Judas, le dernier, dont tous reconnaissaient la vertu civique. Le rire transformait la colère en fureur : il était incompréhensible, offrait sa chair à manger aux apôtres. Il prêchait la pureté le jour — et, la nuit, il allait retrouver sa maîtresse, une ancienne courtisane de Tibériade. D’un orgueil et d’une humilité dont l’assemblage était insoutenable pour tout homme équilibré.
Tout finit par se savoir, et l’on savait qu’il n’avait même pas pu faire un charpentier présentable. Sur la fureur le rire, à nouveau, se greffe : la joie de la justice satisfaite (lui-même ne se complaît-il pas en cette humiliation prédite ?). Drôle d’homme.
Cependant, l’ancien Grand-Prêtre l’interroge. Il avait désiré le voir. Il n’en obtient pas de réponse. Ou d’évasifs retournements.
« Es-tu le Messie, le Christ ? »
« Tu l’as dit. »
Faut-il entendre : « Tu as dit la vérité » ? ou : « C’est toi qui le dis » ? On fait venir les témoins. Mais les plus sûrs se contredisent :
« Il a dit qu’il détruirait le Temple pour le reconstruire en trois jours. »
« Non. Il a dit que, si on le détruisait… »
« Non. C’était un ordre : détruisez le Temple. »
« Pourquoi », demande Anne, beau-père de Caïphe, Grand-Prêtre annuel, « pourquoi voulais-tu le détruire ? »
La face frémissante, l’accusé répond :
« J’ai parlé publiquement au monde et je n’ai rien dit en secret. Pourquoi m’interrogez-vous ? Interrogez ceux qui m’ont entendu. Ceux-là savent ce que j’ai dit. »
Un valet, à ces mots, le soufflette :
« Est-ce ainsi que tu parles au Grand-Prêtre ? »
« Si j’ai mal parlé, montre-moi en quoi j’ai eu tort. Si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? »
Le ton est juste, émouvant même. Mais les doigts ont laissé leur empreinte sur la joue livide et l’on ne peut retenir le rire. Cette façon de s’exprimer : « J’ai parlé publiquement au monde » ! Qu’il en faut peu à ce rêveur pour faire un monde ! Dans un instant, le rire va le sauver. Ils ont besoin d’un jouet plus que d’une victime.
D’un jouet. Un homme est pris. Autour de lui se monte la farce énorme de la justice. Ils sont pleins de bonnes intentions. Ils se veulent justes. Ils le sont. Longtemps, ils ont étudié ce cas étrange. Mais, quand il s’agit du salut d’un peuple, il ne peut être question d’épargner un homme, fût-il insensé. Plus heureux que son beau-père, Caïphe a obtenu l’aveu :
« Je le suis. Vous verrez, un jour, le Fils de l’Homme assis à la droite de la Puissance Divine et venant sur les nuées du Ciel. »
La folie n’a jamais été une justification. Même un fou peut être redoutable. Quel prophète a ressemblé à ceci ? Il serait vain de discuter plus longtemps. S’ils discutent, d’ailleurs, c’est, entre eux, de la manière dont Rome va prendre la chose. Le déchirement traditionnel d’une robe. Un seul cri : « Il mérite la mort ! »
A l’aube, le grand vestibule du palais est glacial. Et plus glaciale encore la cour où les valets ont allumé un grand feu. Il devait traverser le vestibule et la cour pour être mené au cachot. Il entendit que les valets parlaient à quelqu’un qui se tenait assis au milieu d’eux. Et ils lui demandaient :
« N’étais-tu pas avec cet homme, dans le jardin des Olives ? »
« Non », répondit celui qu’ils questionnaient, « pour la troisième fois je vous le dis : je ne connais pas cet homme. »
Et l’Homme le regarda. C’était celui qu’il était allé chercher sur les bords du Jourdain, le compagnon de Cana et de la mer apaisée, le témoin de la nuit de l’Hermion — celui qu’il avait nommé Pierre. Mais, dans ce silence sans limite, les pierres elles-mêmes ne criaient pas.
Ou bien, d’un étranger attendre le salut ? Le voilà, l’envoyé de César — le conquérant. Intensément, Jésus le contemple. Ponce-Pilate est force et santé. Judas avait ces yeux limpides, durs. Ce sont des hommes qui ont un devoir, qui le respectent jusqu’au bout. Hors du devoir, ils sont capables d’effusion et de patience. Après le conciliabule haineux des prêtres, quelle détente et quel espoir ! Après les violences des gardes et les injures des valets, quel bain de fraîcheur que ce calme ! Jésus voudrait avoir appris l’histoire de Rome.
« Quelle accusation portez-vous contre lui ? »
« Si ce n’était pas un malfaiteur, nous ne vous l’aurions pas livré. »
La moue de Pilate exprime sa gêne : un malfaiteur ? Il l’observe, puis se dérobe :
« Prenez-le donc vous-même, et jugez-le selon votre loi. »
« Il ne nous est plus permis d’infliger la peine de mort. »
Quelle amertume dans ce « plus » ! Pilate n’ignore pas qu’ils le haïssent. Leurs ennemis ne doivent pas être les siens.
« Ils disent que tu t’es fait leur roi ? Es-tu, vraiment, le roi des juifs ? »
L’imagination du Proconsul s’évade. Pourquoi pas ? Ils sont si compliqués, ce gens — et leur généalogie est si étrange ! Que celui-ci découvre dans ses parchemins une filiation oubliée, royale — et des centaines, des milliers d’hommes pourront se joindre à lui. Il appartient à Rome de diviser pour régner : Hérode n’est pas si sûr.
« Parles-tu de toi-même, ou d’après ce que d’autres t’ont rapporté de moi ? »
Non. Ce n’est pas le langage d’un chef.
« Est-ce que je suis Juif, moi ? Ta nation et tes prêtres te traduisent à mon tribunal ? Qu’as-tu fait ? »
« Si ma royauté était de ce monde », dit Jésus, « mes hommes m’auraient défendu contre les soldats du temple. Pour l’heure présente, mon Royaume n’est pas d’ici. »
Est-ce une condamnation de ses chimères ? Est-ce un espoir renaissant ? Pilate ne voit pas si loin :
« Tu es donc Roi ? »
Ah ! Tout de même, si cet étranger, si cet homme intègre pouvait comprendre ! Qui sait s’il n’a pas fait erreur en s’acharnant si longtemps à éclairer ceux de sa race, qui sait si sa place n’était pas ailleurs, en Grèce ou à Rome. S’il survit, il partira pour ces régions lointaines…
« Je suis Roi. Je suis né, je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la Vérité. Quiconque est du parti de la Vérité entend ma voix. »
« Qu’est-ce que la Vérité ? » dit le Gouverneur.
Il baille. Et c’en est fini de l’espoir. L’espoir n’est plus qu’un repentir. Il n’a pas accompli cette route pour attendre son salut d’un soldat. Il n’y a rien de commun entre le Devoir et lui. Toujours, il a choisi la voie étroite, inattendue et non permise. Cet officiel n’est rien de plus que le bras d’un autre officiel. Il mourra, et le Principe d’Autorité qu’il représente mourra aussi, alors que l’inquiétude des hommes ne sera ni apaisée ni résolue. Que savent-ils du Royaume, ces fonctionnaires ?
Il va racheter l’erreur de l’ambition et la faute du simulacre. Il va payer, pleinement, dans sa chair et dans son esprit d’homme — d’une manière telle que tout le reste, dans la nuit des temps, serait oublié. Il a trouvé le refuge, l’unique refuge possible contre l’orgueil et l’égoïsme, et la fureur de nourrir des projets : l’assumation de toutes les responsabilités par le supplice et la mort. « Béni sois-tu », crie en lui-même une voix allégée, « toi qui m’es le prétexte d’une fuite honorable ! Pour tes rigueurs qui m’exhausseront et pour leur fin qui sera ma fin. » Il est comme l’ouvrier harassé qui voit venir la nuit et le sommeil, et qui sait que cet espoir est une certitude et que rien, le moment venu, ne pourra l’empêcher de dormir.
Il ne répondra plus aux questions de Pilate, non plus qu’à celles d’Hérode, depuis longtemps curieux de le connaître et de passage dans la Ville pour la Pâque. La robe blanche a remplacé la robe rouge. C’est un roi que le Procurateur a envoyé au Tétrarque. C’est un fou que le Gouverneur revoit. Pourquoi vêt-on de blanc les insensés ? Pour témoigner de leur innocence ? La femme du Proconsul a eu un rêve : il ne faut pas verser le sang d’un Juste. Elle envoie lui dire que, peut-être, c’est précisément ce Juste qu’il est en train d’interroger.
Or, c’était la coutume, pour la Pâque, de délivrer un condamné. Pilate s’en souvient, alors qu’on crie vers lui :
« Il se dit Roi. Quiconque se dit : Roi est l’ennemi de César. »
C’est vrai, dans la lettre. Mais ils ont bien en vue la justice de Rome ! Cette hypocrisie lui répugne.
« Je vais le faire châtier, puis je vous le rendrai. Je ne découvre rien en lui qui mérite la mort. »
Il attend le départ de l’accusé pour ajouter, négligemment :
« Je vais le libérer pour les Azymes. »
Un grand rire jaillit du peuple. Que disait-il ? Il leur proposait une libération lorsque Barrabas était dans les fers ! Ces Romains sont stupides, pire que stupides : abrutis par leur vie de luxe et de paresse. Leur donner à choisir entre Barrabas et Jésus ? Entre le guerrier et la femme ? Entre le pur et l’immonde ? Entre l’ami et l’adversaire ? Dérision !
« Barrabas ! » Criaient-ils tous. « Qu’on nous libère Barrabas ! »
La rumeur montait, unanime, noyant la pauvre surprise de Pilate. Mais il ne comprenait pas sa faute. Il ne distinguait pas l’amour contenu dans le cri. Il songeait, soudain, que le droit de punir est celui auquel tiennent le plus les peuples conquis. Quelqu’un lui soufflait qu’on peut exiger beaucoup en échange d’une vie.
IX
LA PASSION
« Notre nuit d’amour devait être telle. Une armée entre lui et moi ; repoussés par les soldats et moqués par les servantes, ses pauvres amis désarmés…
« Je l’ai vu dans sa nudité. Dieu ! J’ai réalisé mon rêve impur. Mais comment aurais-je pu savoir qu’il ne se réaliserait qu’ainsi — combien peu son corps était fait pour d’autres caresses que celles du fouet ?
« Ses longs cheveux couvrant de nuit flamboyante les plages des épaules, lié par les mains à un pilier tronqué, ployé, il offrait à ces brutes une chair ferme et délicate comme celle d’une femme ou d’un enfant.
« Les verges ne lui arrachaient nul cri ; mais à chaque fois qu’elles atteignaient ses reins, il frémissait. Et une zébrure sanglante, nouvelle, inscrivait d’une épaule à l’autre son cri muet.
« Les premiers coups, il les reçut debout, droit sur ses jambes, haletant avec douceur ainsi qu’un homme jeune que sa maîtresse accable de baisers. Puis il tomba sur les genoux, et tout devint effrayant.
« Ils étaient deux à le frapper. A tour de rôle. Les longues raies noires dessinaient sur sa chair des croix juxtaposées. On ne savait quand ils finiraient. Il n’y avait aucune raison qu’ils finissent.
« On dit qu’on peut mourir de ce supplice. Il faudrait qu’ils le frappent combien de temps encore pour qu’il en meure ? En esprit, je baisais les places déchirées, je buvais le sang qui coulait de ses plaies, ainsi qu’il l’aurait voulu…
« Non. Je n’ai pas assisté à cela. Mais ce fut pire quand, alors que l’attendions gracié et libre, devant le prétoire, il nous fut présenté par les soldats, sur le front une couronne d’épines tressées et le corps déchiré sous l’infâme manteau rouge.
« Voilà l’Homme ! » Le seul homme qui fût jamais. Dans sa nudité d’homme. Ils criaient tous : « Crucifiez-le ! Crucifiez-le ! » Et, soudain, j’ai compris qu’il fallait qu’il le soit, que rien n’aurait de sens si cela n’était pas conduit jusqu’à la mort.
« Et j’ai voulu le crier, j’ai voulu dire qu’on avait le droit de le tuer, mais non celui de le ridiculiser de la sorte. Qu’il avait mérité le martyre, non la honte. Pourtant, lorsqu’un son est sorti de ma bouche, ç’a été : « Crucifiez-le ! »
« Il montait, au milieu d’un peuple à chaque pas plus nombreux. Il devait aimer ce peuple et cette montée. Il aimait cette mort. La lourde croix de bois portait sur ses épaules, sur les blessures qu’y avait ouvertes le fouet. Mais je n’ai pensé à cela qu’ensuite. Sa première chute me surprit. C’était inattendu de le voir souffrir.
« Nous avions vu souffrir bien d’autres hommes, sans aucune colère et sans beaucoup de pitié. Mais, ici, la surprise était pareille à de l’effroi.
« C’était comme si, pour la première fois, nous avions vu souffrir un homme. Peut-être qu’il était moins coupable que nous l’avions cru, qu’il n’était pas coupable du tout. Peut-être étions-nous terrifiés par cette innocence flagellée, écrasée, sans espoir ni recours. Mais pourquoi cette pensée que je n’ai jamais eue, que mes amis n’avaient jamais eue, à propos de celui-ci ?
« La fragilité de la Justice, l’impuissance de l’homme, l’incertitude de nos vérités les mieux établies, l’amertume et la peur… Nous n’avions jamais ressenti ce déséquilibre, cette impression que tout nous échappait. Pourquoi, soudain ? On eût voulu se mettre à sa place, savoir ce qu’il pensait, ce qu’il voulait, en acceptant. Innocent, j’aurais nié, je me serais débattu, on aurait dû me traîner de force. Quelqu’un prononça près de moi :
« C’est dur, tout de même ! Après tout, on ne lui reproche que des mots… »
« Il ne pensait rien, il ne voulait rien. Il ne subissait pas la douleur. Il faisait corps avec elle. On le vit bien lorsque les soldats eurent arrêté un homme qui revenait de son travail et que nous connaissions sous le nom de Simon, de Cyrène, pour l’aider à porter sa croix. Bien que la charge fût pour lui deux fois moins lourde, il ne se redressa pas sous le poids — et, au bout de quelques pas, il eut une seconde chute. Sa souffrance ne provenait ni des coups ni de l’épuisement : elle était en lui-même, indépendante de tout ce qui arriverait. Rien ne pouvait la faire cesser, ni l’accroître. Et ma souffrance, à moi, était semblable à cette torpeur immobile ; un sel mot la faisait naître et la retenait captive : ami.
« On entendit un sanglot de femme. Et, tout aussitôt sa voix — distincte, bien qu’il n’ait ni relevé la tête, ni suspendu son pas :
« Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais sur vous. »
« Alors il tomba pour la troisième fois, et il disait :
« Voilà que viennent les jours où l’on criera : « Heureuses les stériles et les entrailles qui n’ont point enfanté, et les mamelles qui n’ont pas allaité. Car, si l’on traite ainsi le bois vert, que fera-t-on du bois mort ? »
« On le remit debout à coups de fouet. Et les coups nous firent du bien, parce que ses paroles étaient dures, le même genre de bien et d’apaisement qu’on doit obtenir en serrant lentement une corde autour de son cou.
Ils se partagèrent ses vêtements. Aux osselets. Chaque jeter ponctué par un coup du lourd marteau de fer sur les clous géants. On a dressé d’abord les croix des deux voleurs : entre elles, au sommet du crâne, un trou est creusé.
Ah ! Que nous importent les plaintes ou les cris de ragez, et les insultes ! Et l’éponge imbibée de vin aigre ! Une figure monte vers le ciel que, pour la dernière fois, nous voyons.
Cette figure, ceux qui la contemplent immédiatement la reconnaissent. C’est son premier visage pareil pour tous. On n’y distingue qu’une plaie sanglante, blanchie par les crachats, noircie par les traînées de sang coagulé. Des cheveux s’accrochent aux épines et retombent sur le front, en paquets ; la barbe est poisseuse, le nez écrasé, la bouche tordue. Le corps, crispé, écartelé (comment l’un et l’autre possibles à la fois ?) offre aux regards sa nudité osseuse, les genoux ployés, comme rompue et projetée vers les spectateurs, la cage de la poitrine où continue de battre un cœur.
Parfois, pourtant, les yeux s’ouvrent. Les yeux regardent ce corps offert et, plus bas, un homme et deux femmes qui pleurent en tenant la croix embrassée. L’ami fidèle, la mère, l’amante : trois visages qu’une même stupeur incrédule fait un peu à la ressemblance de l’autre visage, là-haut.
Une inscription en trois langues dénonce, au-dessus de sa tête qu’il a été Roi des Juifs. Cet unique rapprochement du mannequin tordu et de la devise orgueilleuse suscite encore les rires. Mais nombreux sont ceux qui écoutent intensément les moindres mots qui tombent de ses lèvres ; car, après les yeux, la bouche a commencé de revivre.
Il a prononcé le mot : fils, et le mot : mère. Il a dit : « J’ai soif. » Il a dit : « Eli », et quelques-uns ont cru qu’il pensait au Prophète. Mais comment pourrait-il penser ? Ceux qui l’aiment par la chair voudraient qu’enfin il fût mort ; ceux qui l’aiment par l’esprit voudraient qu’il continuât de souffrir jusqu’à la fin des temps, tendu, debout, à tous les carrefours du monde.
Mais souffre-t-il ? Et le peut-on encore lorsqu’on est devenu ce symbole de souffrance ? Tous les désirs, tous les espoirs, toutes les volontés abolis, il est la main qu’ouvre le fer, le bras que tire en avant le poids du corps, la courbature et le feu des reins, la paralysie des membres. Il est le sang et le crachat. Il est toutes ces choses parmi d’autres choses, il est chose, sans que plus rien n’unisse la meurtrissure de la joue gauche à la balafre ouverte sur la cuisse par un dernier coup de fouet.
Un puzzle prend conscience de son éparpillement et se dit à lui-même : « Tout est consommé ! » La Flamme qui avait uni ces tronçons pour l’ultime fois s’incarne dans le Verbe :
« Père, je remets mon âme entre tes mains. »
Devant la mort, les cris et les rumeurs s’apaisent, et le ciel, soudain, leur paraît à tous obscur et pesant. A chaque tressaillement de la chair, chacun de ceux qui étaient là sentit que cela était terminé qui avait été un homme. Et, tout de suite, en présence de ce corps qui n’avait plus rien de redoutable, certains se dirent :
« Il était vraiment le fils de Dieu ! »
Car il suffit de mourir pour détromper la haine et rendre l’envie silencieuse. Pour mettre fin au doute et au remords, mourir suffit aussi. Celui qui n’avait montré qu’il fût lâche va rendre aux prêtres l’argent dont il n’a chéri que le moyen d’action. Mais les prêtres n’en voulaient pas : ils ne souhaitaient qu’oublier cette histoire. Et il en fit l’acquisition d’un champ, pour satisfaire son vieil amour de cette terre et, aussi, parce qu’il s’y dressait un arbre dont la forme le tentait. Jésus n’avait eu tort ni de l’aimer, ni de le vouloir son égal : la potence est sœur de la croix. Et nul amour n’est comparable à celui de l’honnête homme qui ne peut vivre sans l’ami, que le sens du devoir seul lui a fait condamner. Heureux ceux qui n’ont pas aimé avec une telle exigence, qui ont aimé sans se compromettre ! Il leur sera donné de recouvrir le corps, d’offrir les aromates et le tombeau. Il leur sera donné d’être pour l’âge futur des exemples d’humanité.
CHAPITRE XII
Dans l’histoire
X
LE TOMBEAU
Pourquoi n’y sont-elles pas revenues dès le lendemain ? Pourquoi avoir laissé passer ce jour de fête ?
L’homme a plusieurs lieux de naissance et plusieurs lieux de sépulture. Non pas le Roi mais l’Aède, non pas le Juge mais le Découvreur. Comme le doit être le tombeau de Quelqu’un qui a tout donné de lui avant de mourir, le tombeau du Fils de l’Homme était vide.
Vainement, elles sont venues à lui, chargées d »huiles et d’aromates ; vainement, elles ont prié sur le seuil entr’ouvert. Il n’y a plus rien. Tout le phosphore et toute la chaux d’un être, est-ce trop pour illuminer et bâtir vingt siècles ? La chair est à ceux-là qui l’ont le plus aimé, le sang est cette source du nouveau fleuve d’Adonis que bien d’autres fleuves grossiront.
Marie, de Béthanie, était venue la première, avant l’aube. Lazare ne l’accompagnait pas, ayant été le seul à violer la Pâque, vers l’heure du repos des gardes et de la torpeur du ciel. Elle se tenait à l’entrée, et pleurait — et, parfois, elle regardait dans le sépulcre, où brillaient des blancheurs. Elle disait :
« Ils ont enlevé mon Seigneur, et je ne sais où ils l’ont mis. »
« Femme, pourquoi pleures-tu ? »
S’étant retournée, elle vit près d’elle un homme qu’elle ne connaissait pas.
« Si c’est vous qui l’avez enlevé, dites-moi où vous l’avez mis, et je l’emporterai… »
L’homme la regardait. Et, soudain, elle vit qu’il était très bon. Il devait Le connaître, lui. Il l’appelait par son nom, afin de la consoler. Sans doute était-ce un jardinier du riche Joseph d’Arimathie, propriétaire du tombeau, et l’avait-il vue, souvent, aux côtés de Jésus. Il comprenait. Il aimait, lui aussi, celui qu’on avait mis à mort… Elle se jetait vers lui. Il l’arrêta. Ou bien une autre voix se fit entendre :
« Je ne suis pas encore remonté vers mon père. »
« Ne me touche pas ainsi », disait l’homme.
Et la voix :
« Je monte vers mon père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. »
Puis vinrent les autres femmes, et Jean et Pierre, qui découvrit les linges et le suaire, en des lieux différents, comme si quelqu’un, dans sa hâte, n’avait pas pris le temps de les rassembler. Plus tard encore, vint une très vieille femme, qui s’appuyait sur un très jeune homme. Elle parlait d’une couche de paille et d’un chameau.
Ce n’est plus ici, femme, et toi, le cher adolescent, que vous le rencontrerez. Il y a d’autres jardiniers dans le monde, et ces deux, sur la route brûlée, qui conversent de lui en marchant.
XI
LES DISCIPLES
Tous ceux qui errent et qui souffrent d’aller sans but, tous ceux qui cherchent et qui ne trouvent pas, tous ceux qui n’acceptent pas la Loi pour cela seulement qu’elle est la Loi le croisent sur son chemin. Un simple mot les livre.
Celui-là, d’Emmaüs, se plaignait que, toujours, au sommet de la joie, une fatigue s’emparât de lui. Et l’autre disait que ce serait trop facile si la pourpre apparente de la vertu protégeait de toutes les souffrances. C’en est assez. Quelqu’un, déjà, avait parlé ainsi, quelqu’un qu’ils ont connu. Par ouï-dire, plus que d’intimité. Mais ils l’ont aperçu, parfois, prêchant dans le Temple.
Et le voici. Blanc et roux, pareil à combien d’autres hommes ? Celui-ci est un étranger. Il demande pourquoi ils sont tristes.
« C’est un que les prêtres ont fait crucifier. Nous avions espéré, longtemps, que ce serait lui le Libérateur d’Israël. Il y a trois jours qu’il est mort, mais déjà, on raconte des choses effrayantes et que son corps a disparu. »
« Peut-être », dit l’Etranger, « fallait-il qu’il souffrît tout cela pour entrer dans sa gloire. »
Il chemine entre eux et, quand un silence s’établit, c’est lui qui parle. Ils l’ont invité à entrer chez eux. Ils partagent le pain et l’échangent. Chacun pense que l’autre est ce qu’il préfère. Le temps de l’amitié, ils cessent de souffrir et de se tourmenter d’un problème insoluble.
Mais est-il insoluble ? Celui qui fuyait la pourpre complète sa pensée :
« Est-ce que, humainement, quelque chose de bien peut naître de la vertu satisfaite ? »
L’autre se tait. Ils iront plus avant demain — ce jour prochain où les apôtres doivent se réunir, après les premières rebuffades et les premières déceptions. Le plus difficile est fait, dans ces deux esprits du moins : l’acceptation encore épouvantée du scandale, l’ouverture torturée à un monde où la chair et le sang auront plus d’importance que la considération et la loi.
Lorsque l’étranger fut parti — si vite ! — ils se regardèrent :
« N’était-ce pas étrange combien notre cœur brûlait en nous-mêmes, lorsqu’il nous parlait en chemin, et qu’il nous révélait le sens des Ecritures ? »
S’étant levés sur l’heure, ils s’en retournèrent à Jérusalem.
« Lorsque vous serez réunis, toujours » — leur avait-il dit — « je serai au milieu de vous. »
« Moi-même, qui suis loin de vous et loin d’ici. »
« Laissez-moi, Seigneur, répondaient-ils, mettre mon doigt dans les plaies de vos mains et de vos pieds. »
Le souffle se précise et donne au groupe des amis — comme venus des confins de la mer les vents de sel — le sentiment confus de l’éternité.
« Paix mes agneaux… Paix, mes brebis ! »
Nourriture ou Sagesse ? Ils sont les têtes dans leurs mains et se regardent. Et se souviennent de la promesse. Nous sommes réunis, Seigneur. Et, déjà, je suis là. N’est-ce pas que l’on comprend mieux les paroles de l’absent ? Ils vous mettront en croix, comme moi-même. Etes-vous prêts ? Jette tes filets, Simon. Et pêche. Le lac n’a pas changé. Il est chargé de parfums sur ses bords, transparent loin des rives ; elle naît de lui, cette vapeur bleue. Marie-Madeleine, vêtue de noir presse la main d’une autre femme, vêtue de noir. Les hommes pêchent. Souvenir ? Présence ? On ne sait plus. Ils pas eu plus d’existence que des noms de personnages dans un livre. Le livre refermé, après un certain temps, on ne se rappelle plus que l’auteur, s’il fut grand. Et, de même, quelques phrases privilégiées hantent la mémoire, avec l’accent qu’il devait avoir pour les prononcer, et dont on discernait comme un reflet entre les lignes.
Ils ont commencé de lire entre les lignes et de s’étonner que des paroles si diverses, grâce au temps, aient fini par constituer un livre. Toute la douceur de la vie était là, et tout l’amour.
Heureux ceux qui n’ont pas besoin de leurs yeux pour croire ! Mais ce sont toujours ceux-là qui croient, les aveugles et les survivants, l’oreille seule ouverte aux remous du passé. Par un bel après-midi d’été, sur la route de Jérusalem, ce qu’ils attendaient s’est accompli. Ils sont restés soudain, les yeux levés au ciel. La Forme exquise les abandonne. Tout le travail a été fait. Voilà le temps de la récolte et de la sueur, de l’espoir et de la supputation. Sa robe était immaculée comme un nuage et son manteau bleu comme le ciel. Sa face resplendissait. Ils durent fermer les yeux sous son éclat.
XII
SAUL
Il marchait. Au pas ferme de sa monture. Et ne regardait pas ses compagnons. Dans le ciel brillaient vastes mers limpides de midi. Le cavalier songeait à l’interrogatoire de son dernier chrétien. Et le désir, plus grand que de punir, de comprendre ces gens, le pénétrait d’une souffrance humiliée. Si, du moins, ils venaient d’ailleurs ! De cette Grèce féconde en arguties ou de ces lointains déserts où l’image du Vrai Dieu n’a jamais pénétré… Mais de sa propre race ! Que disaient-ils ? « Nous voulons bien mourir. » Mourir pour qui ? Pour le souvenir d’un traître ? Insensés ! Ils disaient, eux : « Pour l’Homme. »
Celui que tu interroges, t’interroge toi-même sans sourire. La grande question se pose. Y a-t-il donc plus important que la vie ? Ce qu’on en fait. Ils te maudissent, puis te reviennent. Ils voudraient échapper à cette meurtrissure ; mais, toujours, y portent la main, avivent à plaisir la douleur. Scandale d’une volupté de l’insatisfaction, d’une jouissance de la torture, d’une règle d’or du déséquilibre ! Celui qu’on punit d’un éternel tourment parce qu’il a désobéi, le meurtre d’un homme, le meurtre du Fils l’absout ? Oh ! L’on a vu plus étrange : la Beauté, la Puissance, la Force, la Joie du ravisseur et le Plaisir de posséder, tout sacrifié à l’incomparable supplice de te donner à qui te rebute. Mais ce qui vient, n’est-ce pas plus surprenant encore : le souffleté, le battu de verges, le mis en croix rayonne. Il gagne à lui tous ceux qu’on a crucifiés et souffletés et battus de verges, les plus nombreux. Il gagne tout.
Quoi donc ? Toutes les folies seraient permises ? Recommandées. Sécheresse de l’esprit, vide des joies de la chair, tout fond dans le brasier géant. Le jeune homme qui, déjà, s’est heurté au monde décevant de la connaissance, au monde cruel du « Vae Victis » ne se trompe pas sur le bouleversement que doit apporter ce message. Dans la révolution qui le possède soudain n’interviennent ni sa raison, ni ses cinq sens. Il ne combat ni ne raisonne : il est pris.
Bien heureuse nuit que répand sur les yeux la brûlure du soleil ! Ses compagnons, épouvantés, peuvent bien le remonter sur son cheval ; le guider comme un infirme. Dans la chaleur du midi l’aveuglement est une halte. Le Royaume. Où les pères admiraient la sereine harmonie des plaines, ainsi que le font encore ceux qui continuent de voir, les fils seront sensibles au chant de la cigale ; où les pères désiraient le corps accompli de la vierge, les fils respireront l’odeur de sa pureté et de sa grâce ; où les pères se moquaient de l’épaule contrefaite, les fils s’apitoieront et dans cette pitié puiseront la joie. Le bourreau se cache, la victime resplendit, la honte accable celui qui faisait profession de condamner la honte. On gagne des batailles avec les mains nues, on renverse les trônes avec un mot. Le verbe sourd et l’amour aveugle, accouplés, entendent mieux qu’Echo et voient plus loin qu’Argus. Et, tout au fond de la lie des scandales et des vices, un jour on trouve l’image de l’être vrai.
Certes, découvrir entièrement ce monde, un homme, dans sa courte existence, ne le pourrait : des siècles passeront avant que le cercle soit achevé, l’esprit rejoint par le cœur, avant que, par l’acceptation de l’esclavage et du sacrifice, les hommes conquièrent la maîtrise et la liberté ; avant que des œuvres, des lois aussi, hélas, dogmatiques et cruelles, viennent témoigner tout à la fois de la consécration et de la mort définitive de l’enfant de Nazareth.
Mais, déjà, Saint Paul s’est mis au travail.
Jean-Charles Pichon
Juillet 1948-Septembre 1949.