DEUXIEME PARTIE
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JEAN-BAPTISTE
ou
LA TENTATION DE L’ASCETISME
LA CONNAISSANCE
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CHAPITRE V
de soi : le déchirement
I
JEAN-BAPTISTE
Jean avait un vêtement de poils de chameau et, autour de ses reins, une ceinture de cuir. Il se nourrissait de miel sauvage.
Sa voix était lente et brutale comme celle d’un homme qui, depuis des années, vit dans la solitude ; âpre et brutale comme celle d’un homme qui, depuis toujours, refuse pour soi-même les plaisirs et les joies. Les pèlerins qui venaient vers lui, il ne les complimentait pas de vouloir, enfin, faire pénitence. Il les insultait en face, avec des mots sonores comme seul peut en trouver celui qui n’a jamais couché dans le lit de l’épouse et ne s’est jamais enivré.
« Vous ne serez pas jugés, s’écriait-il, sur vos ancêtres, mais sur vos propres fruits. Les temps sont proches où les plus beaux arbres de la forêt seront mis à bas parce qu’ils ne portent plus de fruit. Et tout le vieux bois sera jeté au feu. Seul ce qui est de vous sera justifié ou puni, et non vos pères, ni votre race ; car, de ces pierres mêmes Dieu peut faire naître des fils à Abraham, s’il le veut. »
Paroles dures à entendre pour des hommes qui plaçaient la primauté de leur filiation au-dessus de toute vertu. Ils ne se blessaient pas de ses violences, pourtant, soit qu’ils le crussent simple d’esprit, soit qu’ils aimassent être flagellés. Il n’était pas de jour qu’on ne vînt lui demander conseil. Au plus pauvre, il répondait :
« Que celui qui a deux tuniques en donne une à celui qui n’en a point. »
A l’agent du fisc :
« N’exigez rien au-delà des ordres que vous avez reçus. »
Et, au soldat :
« Abstenez-vous de tout pillage. Contentez-vous de votre solde. »
Mais ce qu’on attendait de lui, c’étaient d’autres menaces, d’autres promesses. Et, pour l’y pousser, on ne craignait pas de l’interroger sur lui-même :
« Es-tu le Christ, es-tu le Messie que nous attendons ? Es-tu Elie ? Es-tu le Prophète ? »
« Non, » disait-il, « non, je ne le suis pas. »
« Qui donc es-tu ? Que dis-tu de toi-même ? »
Il levait son regard noir vers les grandes étendues. Il frissonnait et tous les spectateurs voyaient les petites rides de la peur naître et se prolonger sur ses bras maigres :
« Je suis la voix qui crie dans le désert. Moi, je baptise dans l’eau ; mais il vient, celui qui est plus puissant que moi. Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de sa chaussure. »
Au milieu du cercle agrandi, il entrait en transes. La passion, enfin, le soulevait. Les bras tendus et son noir visage immobile, il les dévisageait, l’un après l’autre, ces commerçants avides et ces prêtres menteurs. Sa voix devenait un hurlement :
« Il vous baptisera dans le feu. Il nettoiera sa grange et brûlera tout ce qui ne sera pas froment. »
Ses regards les transperçaient mais ne les voyaient pas, eux que sa violence rassurait, car c’était celle-là même d’Ezéchiel et d’Amos. Mais l’un de ceux qu’il ne voyait pas le regardait.
« Le voici donc, le tant envié ! que je suis venu poursuivre au milieu du désert. Un petit jeune homme maigre. Oui : maigre et petit, et plein de la lourde fatuité de ceux qui ont su se trouver une place, plein de l’absurde aveuglement de ceux qui ne souhaitent qu’être vus et non pas voir, être admirés et non pas connaître ni comprendre. Pourtant, je le savais bien qu’il avait mon âge ! »
Jésus ne s’avouait pas la pire humiliation, et, par suite, il la ressentait avec une force accrue. Mais il était sincère en se reprochant d’avoir jalousé si longtemps, si tenacement, le solitaire. Il découvrait, soudain, l’abîme d’inattention et d’égoïsme que voile, chez le meilleur, toute notoriété ; il ne résistait pas au dégoût qui le poussait à fuir.
Le lendemain, de nouveau, il était au bord du fleuve. Désirant et redoutant, tout à la fois, que son cousin le reconnût. Le reconnût pour son cousin ou pour Celui Qui Devait Venir ? C’était toujours la même attente désespérée du Signe qui le poussait à s’approcher du prophète, à toucher sa peau de bête, ou à fuir, seul et le dos courbé, dans la réverbération terrible des sables.
De loin, encore, il épiait les pèlerins qui descendaient de la Ville vers le fleuve. Coup de canne après coup de canne ou, du même geste indéfiniment répété, remontant le petit sac et la gourde sur l’épaule. Et, de même, un peu plus tard, un pied plus haut, plus bas que l’autre, à cause de l’inégalité du sol, vociférant des injures et des prières, ils s’en retournaient à leurs vices, à leurs affaires, aussi vils qu’à l’arrivée ; un peu plus vils en ce qu’ils essayaient de greffer sur leurs personnalités sombres et sordides un peu du reflet de l’Autre — la voix qui crie dans le désert. Ils n’avaient rien appris que la vertu de l’imitation.
Loin d’eux, Jésus levait les bras au ciel, verticalement. Non pour prier. Une force, qui avait nom « l’Attente dans le Calme » tombait du ciel sur lui, du bout de ses doigts à ses épaules. « Si j’étais pur, je soulèverais le monde. » Mais l’Autre, là-bas, qui gesticulait au milieu du cercle des disciples, comme un scorpion noir à l’instant de se tuer, l’Autre n’était pas plus pur que lui. Et sa voix attirait à lui tout Israël.
« Nous avons beaucoup à apprendre l’un de l’autre. Moi de lui l’éloquence, lui de moi l’âme ouverte. »
Un jour, tout un groupe d’hommes s’approcha du prophète. Ils portaient une forme étendue. L’un d’eux balbutia quelques mots que Jésus n’entendit pas. Mais il put deviner que l’homme demandait à Jean de guérir son ami.
Jean s’écarta. Et les hommes qui portaient le corps étendu le descendirent dans l’eau. Jean le baptisa. Et ils le remontèrent. Mais il demeura couché et roide sur le sable où, épuisés, ils le déposèrent. Sa tête seule bougeait, de droite à gauche, de gauche à droite. Il ne se plaignait pas. Il n’avait jamais espéré guérir.
Jésus comprit qu’il n’avait espéré guérir. Jean n’avait jamais guéri personne. Ce n’était pas le malade que Jésus plaignait, mais Jean, et ce fut vers celui-ci qu’il alla.
Jean leva la tête et le vit. Ou, plutôt, il vit la grande douceur répandue sur ses traits. Il ne reconnaissait pas Jésus, mais cette douceur ne lui était pas inconnue : elle correspondait à quelque chose qu’il avait dû vaincre dans sa première jeunesse. En outre, elle répondait à son découragement, à sa fatigue présente. Jésus était blême, tant à cause de l’effort qu’il avait dû faire pour sortir du cercle des spectateurs qu’en raison de sa pitié pour le magicien malheureux. Mais, en même temps, ses yeux brillaient d’un éclat assuré, comme ceux d’un homme qui, enfin, a vaincu sa peur.
Jean détourna le regard de ce visage. Alors, il remarqua la robe blanche de Jésus et — parce que le blanc était la couleur des Esséniens — il se crut en présence d’un membre de la secte. Jusqu’alors, toujours, les ermites de la Mer Noire l’avaient tourné en dérision.
Il n’en savourait que mieux sa victoire.
« C’est moi qui devrais être baptisé par vous », dit-il, « et vous venez à moi ! »
La parole retentit profondément en Jésus. Sa pâleur s’accrut et, soudain, il eut le pouvoir qu’il n’avait détenu encore, de parler en public.
« Laisse faire maintenant, car il convient que nous accomplissions ainsi toute justice. »
Les mots, il ne les avait ni voulus ni contrôlés. Ils n’exprimaient rien d’autre que son ardente, orgueilleuse certitude intérieure. Mais, à la rumeur qui les accueillit, il put juger combien leur étrangeté et leur douceur avaient porté sur la foule. Puis, il comprit qu’il venait de se mettre à la merci de l’Autre, qu’il venait de lui demander le baptême.
Et, se dépouillant de son vêtement, il entra dans l’eau.
II
LE BAPTEME
Il était nu dans l’eau, à l’heure de midi. Et les regards des hommes ne l’humiliaient pas, ni le geste au-dessus de lui, protecteur, de Jean. Il avait croisé ses bras sur sa poitrine. Une claire chaleur bleue s’étendait du ciel sur lui. Il était au creux de la coupole du ciel reflété, à nouveau le centre de l’univers. Et la lumière se séparait au-dessus de sa tête, plus haut que le bras de Jean, comme les deux ailes d’une colombe.
Quel soleil trouait les prunelles de cet envol de flammes blanches ? Et qui disait :
« Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances » ?
Est-ce que l’étranger Gabriel était là, perdu dans la foule, qui l’admirait et le reconnaissait sans l’avoir jamais vu ? Ou bien la voix n’était-elle sortie que de lui ? Lui seul, sans doute, l’eût pu dire. Mais sa joie, qu’il retenait contre lui avec ses bras croisés, sa Joie n’était due qu’à lui-même. Il avait parlé et l’on ne s’était pas moqué de lui ; il s’était dévêtu et il n’avait pas honte ; il était venu à Jean, le baptiste, et Jean l’avait avoué pour son égal — ou pour son maître ?
Il sortit de l’eau et s’agenouilla à l’écart. Les regards d’un grand nombre étaient sur lui. Il étendit les bras, parallèlement, vers le ciel, il se rechargea de force. Et, tout à coup, il se vit : à genoux et semblant prier. Il était au milieu des choses et des gens, et il se voyait avec la même netteté et le même détachement que, la seconde d’avant, il avait vu les gens et les choses. Il était l’oiseau-lumière, qui planait les ailes étendues.
De tous les regards posés sur lui, celui de Jean était le plus attentif et le plus intense. Et Jésus n’avait pas besoin d’entendre ce qu’il disait pour deviner le sens et le rythme des mots :
« Voici l’agneau de Dieu. Celui qui ôte les péchés du monde. C’est de lui que j’ai dit : « Un homme vient après moi, qui est passé devant moi parce qu’il était avant moi. »
Ainsi qu’un magicien sous les acclamations, Jésus baissa la tête. Sa joie était sur le point de finir. Elle était trop violente pour ne pas finir sur le champ. Déjà, une voix perverse lui soufflait que, puisqu’il avait osé créer de toutes pièces le Signe, le vrai Signe ne viendrait jamais. Il cessa de se voir. Il fut cet homme penché sur le sol, et qui écoutait sans entendre. La force qui l’emplissait lui faisait mal.
Cependant, il s’est couché dans le sable, le ciel posé sur lui comme un drap. Et voici : la Force s’apaise et le libère, sans que cette libération lui soit un mal. Les rumeurs qui chantent autour de lui, le doux bruit de l’eau contre les berges ou le cri rapide d’un rapace, chantent en lui et le comblent, et font taire par leur présence le tumulte de sa pensée.
Il y a des jours derrière lui, et des visages qu’il avait cru oubliés. Sa mère Marie est dans le bruit de l’eau, ses frères planent là-haut sur des ailes noires et la Petite Fille à la Souris est au cœur rose d’un nuage. La fumée qui monte du Jourdain n’est pas si légère que celle du puits : elle s’étend et s’éparpille aux quatre coins de l’horizon comme sa propre vérité. De l’autre côté du Jourdain se dresse le blanc château des Mages, venus, disait sa mère, pour l’adorer. Plus loin encore retentissent le hurlement d’Hérode le vieux et les plaintes des massacrés. Et des femmes s’étirent dans le ciel, qui disent : « Voilà celui qui s’envole vers le Seigneur. » Et le Seigneur, plus loin toujours, plus haut, a la figure dure et souriante de Gabriel quand il quittait Marie après l’avoir créé.
Tel est son monde, étrange, en vérité, et solitaire. Mais, pour la première fois, et dans les limites de ce monde, il a vaincu les lois de l’effondrement du plaisir : toute l’ardeur des voyages converge vers ce point unique, sans lequel il n’eût pas été. De ce point, qui fut lui-même, il s’élève et grandit, pareil à la touffe de cactus. Au bout de sa croissance est la mesure du monde, non plus du sien mais de l’autre, le vrai, qui, alors, se confondra avec le sien. Est-ce qu’enfin c’en est fini de la division contre soi-même ?
Près de lui passent et repassent les pèlerins, dont l’un, parfois, l’enjambe. Il va leur parler, tout à l’heure, dès qu’il voudra… Mais il attend. Il est bien. Que dit-il, l’Autre, sur la berge ?
« Repentez-vous, car le Royaume de Dieu est proche. »
Oui. Il s’en va se repentir, d’abord. Il n’est plus à huit jours, non plus qu’à deux mois près. Maintenant qu’il n’y a plus de signe à attendre, maintenant qu’il a compris que tout viendrait de lui, et de lui seul, il lui paraît que l’éternité est sienne. Il lui faut la solitude, d’abord, être seul avec lui-même comme jamais il ne l’a été. « Demain, je me laverai de ma vie passée, lourde, indigeste — je me laverai des légendes et de la fausse sécurité qu’elles entretiennent… »
Il s’écoute vivre avec ravissement. Il épouse son corps.
III
LES TENTATIONS
La solitude était semblable au bec de grand aigle posé sur un rocher sans faille, immobile comme s’il eût été lui-même sculpté dans la pierre. Audacieuse et cruelle, immobile elle aussi, elle ne cessait de le contempler fixement. Avec la fixité de la pierre. Et le désert était tout autour d’eux. Mais, sous cette apparente tranquillité, des sables grouillaient mille vies, depuis le vairon énorme jusqu’à l’infime vermisseau. Et gisaient quelles nappes de liquide précieux?
Nulle ride sur son front, nul éclair trouble dans yeux ne manifestait l’existence des étranges pensées et des souvenirs tronçonnés qui rampaient l’un vers l’autre. Et, durant le temps de cette insatisfaction aveugle qui, du Jourdain à l’Hébron, et de l’Hébron à Jérusalem, le promena quarante journées, rien ne la manifesta. Pourtant, il y eut des heures si terribles qu’il ne pouvait se les rappeler, plus tard, sans un long frisson, toujours étonné d’avoir, volontairement, accepté cette angoisse.
Mais, d’abord, toute l’épreuve consista à demeurer immobile. N’être que soi. L’aigle sur sa roche lui était un exemple; tout au moins les premières heures l’oiseau lui fut un exemple. Puis il s’envola, et Jésus fut seul, sans un autre visage et sans une autre face sur quoi poser les yeux. Et le désert était semblable à quelque monde anéanti.
Lui-même, il était ce monde. Regardant le désert, d’une façon plus éclatante, plus évidente qu’au bord du Jourdain, il se reconnaissait. Tout ce qui prend naissance dans la peine et le conflit existe, quelque jour, plus puissamment que ce qui n’a dû faire aucun effort pour naître. Et il était à l’heure, enfin, où sa vie prenait un sens : où il comprenait le doute et l’horreur – et les admettait l’un et l’autre, l’un par l’autre pour ce qu’ils avaient été : l’accomplissement d’un être non semblable.
Il était intact. Miracle! Seul, là, tel que voulu et retrouvant en lui-même toute l’innocence des premiers âges, l’éveil lucide de l’enfant qui sait que, ce qu’il désire, il le lui faudra prendre. En même temps, épuisé. Sans rêve autre que celui de rester longtemps assis sur la roche, le long sable à ses pieds. Il n’y avait plus rien à attendre.
Et sitôt qu’il se fut réjoui, ainsi, de son apaisement, son apaisement, une fois encore, se fissura. Il était seul et mordu du désir de la multitude. Il avait espéré des jours d’isolement : les premières heures suffisaient à le briser. Il se jeta le front contre terre et s’endormit.
Lorsqu’il s’éveilla, la nuit était venue et les étoiles brillaient en grand nombre. Mais le sommeil n’avait interrompu ni le désir ni la terreur. Les mots qui l’avaient rassuré : « Il n’y a plus rien à attendre » le faisaient frissonner, maintenant. Il s’était rêvé marchant dans la foule. Et tous se détournaient sur son passage. Des lèvres bougeaient sur son passage. Des lèvres muettes, et il avait peur d’entendre. Encore couché, il ramassa du sable et l’émietta entre ses doigts. Un sable dur, compact, humide. Il lui fallait ne plus penser. Mais il savait, par expérience, que c’était là le plus difficile.
Quarante jours. Est-ce qu’il comptait par heures, ou par secondes? Des gouttes de silence, une à une, tombaient de la voûte des cieux. Et chaque larme lui donnait soif. Il parle et tout se tait; le silence est le seul écho que puisse susciter ce cri.
« A qui m’adresserai-je, maintenant? Vers qui lancerai-je cette pierre désormais perdue hors du chemin prémédité de la fronde? N’était-ce qu’orgueil, cette impatience de fuir les hommes ou bien, vraiment, conscience d’un avenir que moi seul puis remplir? Mais si nul Signe n’est à attendre, s’il n’y a rien d’autre en la gloire du prophète que l’habileté du mage, si tout espoir se crée, si toute science s’apprend, comment saurai-je que je suis l’élu? Je te découvre immobile en moi-même, ô Foi, et plus semblable au refus de vivre qu’à l’enthousiasme du prophète. Et, toute pareille, cette sécheresse : le mur fermé des êtres, sur lequel je n’ai pas assez pleuré. Donc, c’était cela que me promettait mon extase – la nuit. Pire que la nuit : un abîme sans lune et sans étoile, une insoutenable déception. Cela n’est pas la voie de la sainteté, c’est le chemin du désespoir. Comment ne les mépriserais-je pas, les hommes, si, contre moi-même, j’exerce un tel mépris? Oui, ceci me sauverait : les tenir tous dans mes mains. Pouvais-je prévoir qu’ils deviendraient si petits, vus d’une certaine hauteur? Ah! Je n’ai plus peur d’eux. Je parle à Quelqu’un de plus terrible et je ne crains pas ses réponses. Nu, je les haranguerai de la plus haute terrasse et ils ploieront au souffle de ma voix, comme des arbres surchargés de feuilles et de vent. Et je les lancerai, plus tard, à la conquête du monde, moi derrière et qu’on ne verra pas. »
Il gravissait le mont. Sous ses pieds, il n’y avait rien que du sable. Et ce spectacle aiguisait son tourment :
« Voilà », dit-il, « tout ce que le monde peut offrir au solitaire : une mer d’immobilité et de silence. » (Il voyait en esprit les splendeurs du Tétrarque, il écoutait le pas des vainqueurs Romains.) « Je pénétrerai dans ces grandioses chambres. J’étourdirai ces Rois de mille tours, je me ferai entendre d’eux. Et mon regard les fera pâlir et ma puissance les étonnera. Et l’on bénira mon nom à l’égal de ceux d’Abraham et d’Elie. »
Il commençait à le croire, quand un profond découragement s’empara de lui, balaya ces vides espérances. Il était assis, les mains aux tempes.
« Non, le pourrais-je, je ne le voudrais pas. Ni Hérode, ni César ne me font horreur, mais le faux apparat de leur fonction. Je hais l’homme riche qui, parce que riche, se persuade qu’il est libre. Je défaillirais de dégoût dès la première sortie publique, les gardes devant et derrière moi, bien moins pour m’honorer que pour me défendre. Je ne pourrais supporter le sourire éparpillé des courtisanes, ni ne saurais combler cette profonde amertume avec des plats d’argent. Toujours, à l’homme qu’il me faudrait mettre à mort, je poserais la question : « Qui aimes-tu? » Et je ne serais jamais las d’observer le mouvement harmonieux de ses membres. Il faut bien redescendre parmi les hommes pour les gouverner – et les voir. Comment pourrais-je me faire servir par eux, alors qu’il est écrit : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que lui seul? »
Quand il s’en revint de l’Hébron, il pensait à ce Dieu. Il chassait, du pied, des petits cailloux ronds comme des pains. Les Prophètes étaient nourris dans le désert. Une douleur si vive, si tenacement présente, n’est plus la Faim, mais une sorte d’enfer intérieur. Quelqu’un, au-dedans de lui, rongeait les chairs et les organes : il sentait les deux griffes implantées dans ses côtes. Elles le punissaient du moindre mouvement et du moindre pas. Entre les griffes, était un bras de fer, rigide sous le thorax, et qui le ployait très bas sur le chemin parcouru; il tournait sur lui-même, toupie fuyant l’inflexible morsure. Le désert tournait en même temps que lui : après des jours, il reconnaissait un petit cactus solitaire, une dune rouge, un amoncellement d’os. Et les pains, eux aussi, tournaient. Le mouvement leur prêtait une odeur savoureuse – une odeur chaude de pierre brûlée.
Une hallucination le guide vers la plus frugale des nourritures : celle des Ermites de la Mer Noire. Changer en pain ces pierres? Il ne doute pas qu’il le puisse. Cela est son métier de faire ce qui est interdit aux autres hommes. Déjà, il étend la main. Tels, des pigeons se jettent sue le gravier qu’on leur présente entre deux doigts. Et, parfois même, ils le dévorent.
Mais il a trop misé sur ses forces physiques. Combien de jours qu’il n’a pas mangé? Il chancelle et tombe sur les brioches blondes. Il ressent leur morsure et rit d’un rire de dément.
« Que cette tentation s’éloigne de moi! Ce n’est qu’une défaillance. Une défaillance sans lendemain, indigne. »
Debout de nouveau, comptant ses pas, il remonte vers les villes. Il est loin des quarante jours. Mais il peut bien, si tôt, se mettre en marche. Car combien de soleils éclaireront sa route vacillante? Combien de nuits couvriront son corps tendu, broyé par un épuisement en qui seront le renouveau et le courage d’un pas encore, et puis d’un pas?
Le Temple. Jamais Jésus ne l’avait vu de si près. Il ne pouvait rien imaginer de plus imposant que sa triple enceinte en haut du rocher escarpé.
Lorsqu’il y atteignit, le matin du trente-neuvième jour n’était pas encore levé. Les murs se perdaient dans la nuit. Il les franchit par le portique de l’Est, ayant longé dangereusement le précipice jusqu’à cette porte retirée. Du même pas incertain, il traversa l’immense Parvis des Incroyants, si décontenancé, si faible que, surpris par quelque prêtre, il n’aurait su répondre, aurait pleuré comme un enfant perdu. Sur une marche de l’Autel des Holocaustes, il trouva un fragment de pain non sanctifié, mais il ne le mangea pas tout de suite. De même, il n’essaya pas d’entrer de front dans le Sanctuaire. Par le Gizrah, il atteignit l’Edifice latéral de gauche, y monta, se hissa sur le mur Sacré et, de là, sur la couronne des Piliers du Saint des Saints. Il n’y avait plus au-dessus de lui que la terrasse de l’Edifice Séparé à l’Occident. Lorsqu’il y fut, le soleil était visible de l’autre côté du Jourdain; et l’espace soudain découvert si vaste qu’un instant il eut l’illusion d’avoir toute la terre d’Israël sous les yeux.
Il ne pouvait plus en jouir.
A quoi bon? Tout n’est qu’illusion. Depuis trente-neuf jours, il n’a vécu que d’illusions. Il a connu que, dans le domaine de la pensée, tout est possible – mais dans ce domaine-là seulement. Ainsi, il a bâti toute sa vie sur un rêve. Il y a des hommes partout, qui ont tenté ce qu’il tente et qui ont échoué. Pourquoi devrait-il réussir? Et réussir à quoi, ou échouer dans quelle entreprise? Il ne saurait même pas le dire. Il n’a jamais été si aveugle, si absent de son rêve. Peut-être ne voulait-il que vivre. Ne veut-il que vivre. Dans une chambre fraîche, sa mère le servant. En écoutant les plaintes bénignes d’une sœur mariée, d’un frère qui, lui aussi, s’est cru quelqu’un. Mais il ne le peut pas, c’est trop tard. Et même il le voudrait, ils ne voudraient plus de lui. Sa mère, seule. N’a-t-il pas, sans tricher, combattu pour que cela pût être? Ah! Il y a trop de distance d’eux à lui : sa liberté commence où finit le bonheur.
Il s’est penché au-dessus du court crénelage. Et la Ville est toute là, sous lui. Des petits êtres vont et viennent, qui ne l’attendent pas, qui ne s’attendent pas à se trouver à travers lui. Les a-t-il regardés autrement que jadis avec ses yeux d’enfant silencieux et têtu? Il s’agit maintenant de s’égaler à eux, d’abord. De n’être pas pris en défaut par leur étrange tableau de valeurs. Ne pas les heurter de front : chercher au scandale des étapes. Mais lui laisseront-ils le temps d’aller jusqu’au bout, d’atteindre le faîte?
Ils lui font peur, eux et leurs arrière-pensées, leurs exigences contradictoires d’une sensibilité apparente et d’une inconcevable et souterraine cruauté. Il voudrait savoir les gestes qu’il aura, le pli que prendront ses lèvres dans le sourire et dans l’amertume. Il ne se connaît plus de visage. Son sourire et son élan se heurtent à une carapace de chair dont il sait seulement que c’est tout ce qu’on voit de lui.
Il ne regarde plus les hommes, en bas, mais le vide qui s’écroule sur eux. Ne faudrait-il pas se délivrer, enfin, de cette enveloppe menteuse? Ce n’est pas une question mais un vertige. Si peu de choses, ce corps. A peine un geste y suffirait…
Et, tout à coup, cette facilité de l’irréparable le révolte. C’est le même sursaut que devant la Tentation de l’Empire et la Tentation du Pain : « Je vaux mieux que cela! Il est impossible que je disparaisse alors que rien n’est ébauché. On croit qu’il suffit de se jeter d’une tour mais, au milieu de la chute, des anges invisibles accourent et vous portent ».
Tout danse, de tous côtés. Il ne sait plus si le crime est de vouloir mourir ou de savoir qu’on ne le peut pas. Il est si léger qu’il s’envolerait dans l’air, s’en irait, soulevé par le vent dans les plis de son manteau, doucement se poser au milieu de la route. Alors, il pourrait parler. Alors, il serait entendu.
Par ce biais, il en revient au royaume du monde, et ce retournement le sauve. Il s’arrache à ses stupeurs, recule d’un pas, lève les yeux au ciel. Le ciel est vert et mauve. Et c’est la dernière heure.
Dans sa main moite s’émiette le pain du sacrifice.
CHAPITRE VI
des autres : le mépris
IV
LES MARCHANDS DU TEMPLE
Depuis un certain nombre d’heures, Nicomède contemplait, à travers une lunette de son invention dont l’usage était de grossir les objets lointains, cet étrange escaladeur de murailles. Quand l’obscurité fut trop grande pour lui permettre de poursuivre ses observations, il remisa son instrument dans un étui, puis, d’un pas paisible, il sortit de chez lui et se dirigea vers le Temple.
Soudain, dans l’ombre, — il avait atteint le premier parvis, celui des curieux et des incroyants — il s’arrêta. Pressés par le crépuscule, des marchands qui, tout le jour, avaient vendu les colombes pour le sacrifice et l’huile sainte, refermaient leurs paniers plein d’invendus, penchaient sur leur épaule la perche longue où gémissaient, pattes liées, les blancs oiseaux captifs. Certains, qui aux tables trop étroites pour leur négoce, avaient adjoint des tréteaux démontables, les repliaient en jetant vers leur voisin un regard soupçonneux.
Un instant, il les observa, aussi agiles et tourmentés que des voleurs surpris en flagrant délit. Et, silencieusement, il se prit à rire : sautant de la dernière terrasse, le jeune homme maigre que, tout le jour, il avait observé, en courant venait vers eux. Sans doute était-il las de se battre contre les vains démons de sa pensée : il avait grand besoin d’adversaires de chair et d’os et qu’au moins il pourrait meurtrir.
Une corde traînait par là, qui tout à l’heure, devait servir à ficeler quelque précieux colis. Le marchand, occupé à sa besogne avide, ne s’inquiétait pas. Le jeune homme prit la corde et la doubla. Puis il la fit siffler dans l’air. Le marchand la reçut en plein visage et vacilla. Moins que le coup, peut-être, la voix — profonde et dure — le rendait muet :
« Chiens qui osez faire commerce de la Foi, vendeur d’âmes ! »
Un autre avait eu le temps de baisser la tête ; il reçut le coup en travers des reins et hurla. Celui-ci était un changeur : sur sa table brillait encore un monceau d’or et d’argent. De son fouet improvisé, le jeune homme l’éparpilla. Nicomède écoutait, ravi, tomber sur le pavé cette pluie musicale.
Le geste de l’audacieux ne le surprenait pas. Mais il eût aimé en déceler le secret mobile. « Il a peur et il se dompte », pensa-t-il. Et aussi : « Il a vécu trop longtemps loin des hommes. Ils l’égarent avec leurs couleurs flottantes, leurs étoffes vives, leurs cris âcres, leurs odeurs sonores. Il est si faible qu’il lui paraît que les blessures qu’il leur inflige rétablissent un équilibre détruit. Et ces yeux, surtout, le terrifient, petits, enfoncés dans l’orbite, lampes du vice dans la tête de mort. »
« Ah ! Qu’avez-vous fait de la maison de Dieu ! »
Etrangement, Nicomède comprit que le mot : « Dieu » était là pour un autre ; que le jeune homme pensait une autre chose, plus précieuse et plus présente — une chose qui était en lui, à quoi il tenait plus qu’à tout au monde. Enfin, le jeune homme trouva et dit :
« Vous avez changé en tripot la maison de mon Père ! »
Parmi l’envol bruissant des oiseaux sacrés et les vociférations de celui qui était tombé avec ses jarres d’huile et se relevait, gluant, d’entre leurs débris, Nicomède, lui aussi, ne voyait plus que des yeux. Stupides, méchants, affolés. Des yeux d’hommes ?
« Que vont-ils lui faire », pensait-il, amusé, « lorsqu’ils auront compris qu’il est seul ? »
Pourtant, le Justicier s’obligeait à poursuivre sa route, pas à pas. Marche après marche, il descendait le parvis. Il en était à la dernière quand, enfin, ils se ressaisirent. Hurlants, les bras levés au-dessus de leurs têtes, ils couraient sus au profanateur. Le jeune homme jeta son fouet inutile. Il disparut sous le portique de l’enceinte. Nicomède s’y trouvait, qui lui toucha le bras.
« J’habite tout près. »
Le jeune homme inclina la tête et le suivit. Une porte se referma sur eux et son claquement sec mit un point d’orgue aux plaintes décroissantes des poursuivants.
« Je vous ai compris », dit Nicomède.
Jésus le regarda et sut que ce n’était pas vrai. Mais, après tant de prunelles brûlantes, féroces, les siennes étaient reposantes, bien qu’elles ne fussent pas pures. Le visage rond et rose, les cheveux rares et le soin avec lequel était tendu le manteau indiquaient l’affabilité en même temps que la distinction. La bonté ? Oui, peut-être. Mais dédaigneuse : une bienveillance faite surtout d’observation.
« Un jour déjà », continuait-il « — il y a longtemps — j’ai assisté à une semblable scène. Le révolté était jeune, comme vous. C’était la première fois qu’il montait à Jérusalem. Comme vous aussi, n’est-ce-pas ? Je n’ai pu, cette fois-là, intervenir à temps. Arrêté à la sortie du Temple, il est passé en jugement. Sa défense tenait dans une phrase : « Ils trafiquaient le Nom du Très-Haut ». C’est ce qu’aussi vous auriez dit pour la vôtre ? »
« Ils vivent dans l’erreur et le crime », dit Jésus. « Vous avez regardé leurs yeux ? Mais ils disent que le Salut tient au plumage de la colombe ou au sang de l’agneau. »
Nicomède sourit. Il se fit apporter un breuvage parfumé.
« Vous n’êtes pas comme ce jeune homme dont je parlais. Vous savez voir. Vous avez étudié les Textes. Vous avez des idées à vous, auxquelles vous tenez particulièrement. »
« J’ai étudié le sable du désert. Les seules pensées que j’ai me viennent de mon père. Et mon Père vous ne le connaissez pas. Car, comment pourriez-vous savoir ce qu’il est, lorsque moi, son fils, je l’ignore ? »
« J’aime entendre parler les jeunes hommes », murmura le Sage : « leurs paroles les plus simples ont l’accent des choses prophétiques. C’est parce que je suis sensible à leur charme qu’au Sanhédrin on ne me prend pas toujours au sérieux. Mais de quelle importance est l’avis des prêtres, n’est-ce pas ? »
Jésus comprit que son hôte jouait. Non par méchanceté, mais par désir de paraître plus jeune qu’il n’était, il s’efforçait de parler un langage qui n’était pas le sien. Ce qu’il croyait être le langage d’un jeune révolté assez fou pour fouetter les marchands du Temple. Son sourire interdisait qu’on s’en offensât. Cet homme aussi avait sa plaie profonde : la peur de la vieillesse et de la mort.
« Rien n’a d’importance », dit Jésus, « que le respect de la Loi. »
« Quelle est la loi ? » répartit l’autre, promptement.
Si Jésus avait réfléchi à cette question, sans doute n’aurait-il su quoi répondre. Mais, en présence du vieil homme doux et craintif, il ne se souvenait plus de ses longues veillées torturantes ; il ne savait plus rien de ce qu’il avait appris. Aussi la réponse fut-elle, tout de suite, sur ses lèvres. Et, à son tour, il parlait le langage le mieux fait pour être compris :
« Renaître », dit-il, « c’est la Loi. »
Nicomède frémit. Il voila son regard et feignit l’incompréhension, ne pouvant croire que ce jeune en fût déjà au même stade que lui :
« Comment renaître ? Comment deux fois passer par le sein de sa mère ? »
« Je te parle de l’esprit et non pas de la chair. Je te parle d’un Royaume que tu ne connais pas, peut-être, mais que, moi, j’ai entr’aperçu. Et nul ne voit ce Royaume, s’il ne naît à nouveau. »
L’incompréhension de son auditeur n’était plus feinte. Il lui sourit :
« L’Esprit souffle où il veut et toi, si tu l’entends, tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va. Ainsi en est-il de tout homme qui renaît de l’esprit. Plus facilement tu saisirais le vent dans tes doigts que tu ne retiendrais cet homme. »
Nicomède, cette fois, se crut deviné :
« Je ne cherche pas à te retenir. »
Mais ses regards enveloppaient la jeune barbe blonde et le pli enfantin de la bouche, de manière à ne plus les oublier.
« Tu es mon Maître dans toutes les Sciences », disait celui qui ne pouvait se taire, « et, pourtant, tu ne savais pas cela. Mais ceux qui souffrent le pressentent. Ils ont soif d’être cette créature impalpable, dans l’espoir qu’alors la souffrance ne pourra plus rien contre eux. Et c’est moi qui leur montrerai la route. De même que Moïse a élevé dans le désert le Serpent d’Airain, ainsi sera élevé le Fils de l’Homme, afin que les hommes croient en lui et qu’ils vivent. Car le Fils est venu pour sauver le monde, non pour le condamner. Mais, sans doute, ils seront condamnés ceux qui ne croiront pas. Il faut être bien coupable pour ne plus pouvoir déceler la lumière. Il faut les yeux de ces marchands, là-haut. »
Il était debout et près du seuil. Nicomède ne fit pas un geste pour le retenir. Cette orgueilleuse certitude le glaçait. Pourtant, les yeux du jeune homme étaient clairs. Mieux : presque humbles. Il semblait, tout en parlant, demander pardon d’être contraint de dire ces choses. Nicomède le jugeait maintenant inexplicable. Inexplicable aussi son long discours. « Je le reverrai », pensa-t-il ; « ce genre d’homme, fatalement, doit se retrouver sur mon chemin ». Il lui fit, de la main, un vague signe d’adieu.
V
LES OUVRIERS DE LA PREMIERE HEURE
De Jérusalem, Jésus revint tout droit vers le Jourdain. Il avait peine à se détacher des lieux où le Précurseur baptisait. Lui-même, il l’avait nommé le Précurseur. Et il se répétait avec ferveur l’aveu de Jean : « Voici l’Agneau. Celui qui vient racheter les péchés du monde ».
Il avait besoin de cette amitié. La rudesse de Jean ne le rebutait pas. Elle était comme le complément de sa propre ouverture aux êtres. Lorsque les deux jeunes gens se revoyaient, ils reposaient leurs regards l’un sur l’autre. « Tu seras plus grand que moi ». Le mot le plus doux que l’ami pût dire à l’ami. Jean ne le prononçait peut-être pas. C’était assez que Jésus l’entende. Il avait assagi le lion, revêtu le chêne de la grâce du lys. Jean ne blasphémait plus, ne hurlait plus sa rage, ni son dégoût. Il racontait sans cesse :
« Celui qui m’a envoyé m’avait dit : « Tu verras l’Esprit descendre et se poser sur celui-là qui baptise dans l’esprit ». Et je l’ai vu et je témoigne qu’il est enfant de Dieu ».
Ce qu’il lui coûtait de parler ainsi, personne, ni Jésus même, ne le pressentit jamais. Plus qu’à demi épuisé par l’ascétisme et par la solitude, il avait connu la douleur, dès le lendemain du baptême de l’Homme Blanc, d’entendre ses disciples ne plus parler entre eux que de celui qu’ils n’avaient vu qu’une fois. On ne pouvait lutter contre une telle ingratitude. Et surtout pas contre Jésus ; car, si ce n’était lui, ce serait quelqu’un d’autre. Mystérieusement, l’instant était venu pour lui de dire adieu aux bords du Jourdain, de céder sa place. Il voulait bien. Peut-être l’attendait-il ailleurs une gloire plus grande, une plus éclatante consécration. Mieux : il aimait celui devant qui il acceptait de s’effacer. Et son retour, bien qu’il signifiât que l’heure était venue, avait été pour lui une grande joie. Même, il savait par qui lui serait porté le premier. Et, souvent, tout en parlant, il observait André, le plus jeune de ses disciples. Un jour, enfin, il le vit qui suivait Jésus, et il détourna les yeux.
André était accompagné d’un autre homme. Jésus leur permit de le suivre quelque temps, puis, il s’arrêta et, sans les regarder, il leur demanda :
« Que cherchez-vous ? »
« Maître, où demeurez-vous ? »
Ils s’approchaient peureusement.
« Venez et voyez », leur répondit-il.
Il les emmena dans cette grotte souterraine, au sud de la Ville Sainte, dont il faisait sa retraite depuis son retour du désert. Ils mangèrent les poissons et les dattes qu’André avait sur lui. Et il leur parla. Ils s’étaient retiré dans l’ombre, serrés l’un contre l’autre, comme s’ils avaient eu peur de se laisser voir ; de troubler, en se laissant voir, la méditation du Maître. Il ne leur annonçait pas, ainsi que Jean, des tourments ineffables. Sa voix était une paix. Et ils étaient heureux : ils se souriaient, dans l’ombre.
Au matin, André demanda :
« Maître, me permettez-vous d’aller chercher mon frère ? Il est pêcheur comme moi. »
« Nous irons », dit Jésus.
Et ils s’acheminèrent tous les trois vers le petit village où, pour complaire à son frère, auditeur de Jean, Simon était venu s’établir. Un homme solide, aux épaules carrées, aux regards droits.
« André », dit-il, « prétend que vous êtes le Messie. Est-ce vrai ? »
« Toi, tu es Simon, fils de Jonas, » répondit le Jeune Homme. « Mais je t’appellerai Pierre parce que tu es comme une pierre au milieu du chemin. Et que tu en as l’immobilité massive. »
La nuit suivante, ils couchèrent chez un ami de Simon. Une forme féminine les frôlait, posant devant eux des plats qu’elle enlevait à mesure qu’ils étaient rassasiés. Mais Jésus ne leva pas les yeux sur elle. Il ne demanda pas quelle était cette femme. Il fallait, pour qu’ils vinssent vers lui, qu’ils abandonnassent tout — et cela même qui les touchait de plus près.
Il les laissa dormir ; au milieu de la nuit, il se leva. Ces présences étrangères, trop attendues, le comblaient et l’irritaient tout à la fois. Comme une longue plainte, indéfiniment répétée à l’oreille, et qu’on ne peut faire taire sur le champ. Leur bonne volonté n’était pas en cause. Mais il se souvenait de quelle bonne volonté sa mère s’était tendue vers lui, sans le comprendre, ni partager. Toutes ces paroles qu’il devait dire, par avance, le vidaient. Et les paroles n’ont jamais gagné personne.
Ils étaient venus vers lui. Il n’avait même pas eu le mérite de les choisir. Il leva la tête : l’aube naissait rose dans le lointain. Et un homme marchait le long du fleuve. Ils échangèrent un regard. Jésus, par ce premier regard, rejetait la charge d’une nuit d’insomnie, acceptait toutes celles qui étaient à venir. L’homme attendait, plein de confiance. Il lui dit :
« Suis-moi. »
Et l’homme — il s’appelait Philippe — le suivit. Et Jésus, une fois encore, parla. Il disait que le Royaume était proche. Philippe ne demanda pas quel était le Royaume. Il le savait, quand il regardait le Jeune Homme roux. Bien mieux, il appela, près de la maison de Simon, un bel adolescent aux lèvres rouges et charnues comme celles d’une femme :
« Nathanaël, nous l’avons trouvé, Celui qui devait venir, Celui que Jean le baptiste annonce. C’est Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth. »
« De Nazareth ? » dit Nathanaël. « Que peut-il en sortir de bon ? »
Et Jésus, en le voyant venir, se voyait venir lui-même, tel qu’il avait été dix ans plus tôt, préoccupé des Textes Saints et de vraie science.
« Tu es bien de la race d’Israël. Il n’y a aucune duplicité en toi. »
« Qu’en savez-vous ? Et d’où me connaissez-vous ? »
Peut-on connaître plus intimement que soi-même ? Il avait aimé, déjà, un décor semblable : la rue étroite et les maisons épaulées l’une à l’autre, des deux côtés de la rue. Aimé et fui. Un figuier, comme là-bas, montait le long d’un mur.
« Avant que Philippe t’appelât, quand tu étais sous le figuier, je t’ai vu. »
« Maître ! » s’écria l’adolescent, « vous êtes le Fils de Dieu, le Roi d’Israël ! »
« Parce que je t’ai dit que je t’avais vu sous le figuier, tu as cru. Oh ! Nathanaël, tu verras des choses plus étonnantes, le ciel ouvert et les Anges descendant au-dessus du Fils de l’Homme. »
Telles étaient les paroles que, sans cesse, il leur adressait, se taisant aussi subitement qu’il avait parlé, et les laissant ravis du Rythme et du Nombre des mots. Ce jour-là, il ne dit rien de plus jusqu’à l’heure de midi. Mais, après le repas, il les contempla tous et il leur demanda s’ils voulaient remonter avec lui vers le Nord et vers la Galilée. C’était la patrie de Simon et d’André. Nathanaël et Philippe promirent de les y suivre.
Parfois, il s’arrêtait au milieu d’un discours ou rompait le silence pour leur dire :
« Je vous aime. »
Et eux, qui avaient supporté le silence ou le discours pour entendre ce cri, soudain, ils se sentaient moins pesants que la graine de l’érable qui va très loin, portée comme sur des ailes par la double feuille.
« Je vous aime parce que vous êtes simples. »
Ils l’étaient trop pour deviner quelle duplicité contient le mot, quel mépris voile la plus sincère admiration. Mais lui s’en effrayait : si brutes, si laids, si mal nourris et mal vêtus qu’ils fussent, ils lui donnaient à tout instant des leçons de propreté et de richesse.
Une femme s’approchait de lui, murmurant un souhait banal, quelquefois inintelligible, où seule transperçait la salutation :
« Maître… »
Tout de suite tourné vers elle, il l’interrogeait, répondait à sa plainte :
« Je vous aime. »
Non, lui-même, il ne savait pas encore tout le bien qu’il leur faisait, le trouble et le délire de délivrance dont ils lui étaient redevables — à lui, qui détenait tous les mots du monde et les jetait à poignées vers ces pauvres errants. Il n’avait pas encore pris l’habitude de ne pas les craindre, de craindre, précisément, ce dont ils s’enorgueillissaient. Lorsqu’il rencontrait des femmes, autrefois, bien vite il se détournait d’elles. De sorte que, maintenant, il ne s’apercevait pas que c’était elles qui semblaient le fuir. Mais, sous leurs paupières baissées, filtrait vers lui la lueur de curiosité non satisfaite. Elles avaient envers lui la même jalousie — oui, la même suspicion, avant qu’il ne parlât — que s’il eût été femme.
Il avait envoyé ses disciples acheter des vivres à la ville, lorsque, auprès de Sichar, en Samarie, il fit une telle rencontre. C’était à peu près le milieu du jour et, comme il s’appuyait à la margelle d’un puits qui se dressait là, une femme y vint, portant sa cruche.
« Donne-moi à boire, » lui demanda-t-il.
Elle s’étonnait, parce que ce n’était pas la coutume des juifs de demander quelque chose à un Samaritain. Mais cet Israélite possédait quelque charme que n’ont pas ceux de sa race ; il était étrangement beau. Elle s’attarda. Comme si la dénonciation de l’obstacle eût suffi pour l’annuler, il lui parlait de cette autre soif dont elle ne pouvait pas ne pas souffrir. Et, la voyant séduite par l’éternelle promesse d’une eau inépuisable, et la jugeant sur son attention même :
« Va, » dit-il, « appelle ton mari et reviens ici. »
« Je n’ai pas de mari. »
Elle lui souriait des yeux et des lèvres. Il n’était pas las encore de ces demi-confidences où la rougeur de la joue, une gêne imperceptible du regard complète la phrase ébauchée. Tout au contraire, l’ivresse de découvrir et de connaître le tendait vers l’hypocrite, donnait à sa voix un accent enfantin de problème résolu :
« Tu as raison de dire : je n’ai point de mari. Tu en as cinq, et celui que tu as maintenant n’est pas à toi. »
Cette victoire n’est jamais décevante. Ils se croient si bien cachés, derrière leurs visages de pierre ou leurs sourires, si bien protégés contre toute indiscrétion par la fixité ou la mobilité de leurs regards ! Dès la première clairvoyance, ils s’effondraient.
« Je vois que vous êtes un prophète ! »
Bien sûr. Toujours cela finirait ainsi. Par l’aveu et le discours :
« Femme, l’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne ni dans le Temple que vous adorerez. Nous avons notre Dieu et vous avez le vôtre et nous croyons que notre Dieu est le vrai Dieu, et vous croyez de même du vôtre. Mais l’heure est déjà là où il n’y a plus d’adoration qu’en esprit et en vérité. »
« Il y a, » murmura-t-elle, « un homme qui doit venir nous enseigner ces choses. On l’appellera : l’Envoyé. »
« Je te les enseigne, moi — qui le suis. »
Lorsque les disciples revinrent, il ne voulut accepter aucune nourriture. Il regardait la femme, que ses disciples, eux aussi, observaient, jaloux de la première qui se mêlait à leur groupe. Plus tard, il tourna les yeux vers le Nord. Et, sur la route, jusqu’à la maison de Marie, à Nazareth, il leur parla des champs bientôt blanchis par la moisson. Depuis deux jours il savait que Jean-Baptiste était captif d’Hérode.
VI
CANA
Ses disciples furent épouvantés par l’extrême pauvreté qui s’étalait partout dans la petite maison de Nazareth, et la grande maigreur de la vieille femme qui les y reçut. Seul, Jésus n’en fut pas frappé. Il avait reçu le coup bien des mois plus tôt, lorsqu’il s’était décidé au départ et que, lucidement, il avait prévu toutes les conséquences de son abandon. Il ne poussa même pas la porte de l’atelier désert, plein de poussière et de toiles d’araignées. Il ne s’étonna pas de ne point voir le dernier-né — quel âge avait-il maintenant ? — que Marie avait confié à sa fille Anne, pour que lui du moins, il mangeât à sa faim. Ce fut à peine s’il l’écouta lorsqu’elle lui dit qu’elle n’avait pas voulu quitter Nazareth avant qu’il revînt, et lui parla d’un prochain mariage qui devait se faire à Cana, et le supplia de ne plus la quitter, de l’emmener avec lui dans ses voyages.
Il voulait prêcher dans sa ville. Il voulait que le chef de la Synagogue le désignât pour lire la Loi et que l’hazan lui remît les rouleaux sacrés. Il voulait apporter aux siens, d’abord, la parole de consolation. Tout cela se réalisa dès le lendemain, qui était un jour de sabbat. On lui remit le livre d’Isaïe et, l’ayant déroulé, il trouva ce passage :
« L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par son onction pour porter la bonne nouvelle aux pauvres, et il m’a envoyé guérir ceux qui ont le cœur brisé, annoncer aux captifs la délivrance, aux aveugles le retour à la vue, la liberté aux esclaves… »
On l’écoutait avec une attention profonde. Sa voix charmait. Soudain, on le vit avec surprise fermer le livre. Il s’écriait :
« Vos oreilles, aujourd’hui, ont entendu l’accomplissement de cet oracle ! »
On se regardait sans oser comprendre. Puis, quelqu’un dit :
« Mais il se prend pour le Prophète ! »
Et quelqu’un, d’une voix plus forte :
« N’est-ce pas là le fils de Joseph, le charpentier ? »
Les rires ne fusèrent qu’ensuite. Il eût voulu ne pas entendre, ne pas voir. Il s’efforçait de poursuivre calmement et de leur annoncer le Royaume. Enfin, la colère l’emporta :
« Je sais. Vous attendez de moi des actions prodigieuses et, d’avance, vous n’y croyez pas, parce que vous me connaissez trop. Vous pensez : « Médecin, guéris-toi toi -même ». En vérité, aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie. Il y avait beaucoup de veuves en Israël aux jours d’Elie, lorsque le ciel fut fermé pendant trois ans et six mois et qu’il y eut une grande famine, mais Elie ne vint pas vers elles. Il alla vers une veuve de Sarepta, au pays de Sidon. Et, de même, Elisée ne guérit pas un seul des lépreux d’Israël, mais Naaman, le Syrien. »
Alors, ils se levèrent tous et le chassèrent du Temple. Ses disciples fuyaient devant lui, ayant envoyé l’un d’eux prévenir sa mère. Le lendemain, s’étant retrouvés, ils quittèrent Nazareth, porteurs d’un petit bagage. Marie voulait emmener Jésus à Cana, au mariage d’une belle-sœur d’Anne. Simon proposait la maison de sa belle-mère, à Capharnaüm.
Lentement, tout d’abord, ces bruits : un piétinement, un bavardage prolongé à mi-voix. La mariée rougissait sous ses voiles, à chaque fois qu’un mot grossier échappait à son père. Le rabbin n’était pas le moins rouge, ni le moins claironnant. Les plats étaient salués par des exclamations reprises en chœur. Et les animaux de la basse-cour venaient, jusque sous les pieds des convives, mêler leurs cris, leurs glapissements, leurs aboiements, à leurs obscures plaisanteries.
Jésus, donc, était venu là sur la prière de Marie. Une prière passionnée : l’ayant quittée si longtemps allait-il, dès son retour, la laisser partir seule pour cette fête de famille ? Son désir de renouer des liens entre ses fils avait, pour une fois, vaincu son mutisme malheureux. Il ne pouvait rien lui refuser quand elle l’implorait de cette façon. Elle le savait et n’abusait pas de son pouvoir. Plus subtilement, elle avait prié Simon et Jacques, deux des disciples, de les accompagner.
Dès l’abord, l’assemblée lui déplut. Pour eux, il était le rêveur, l’être un peu plus qu’étrange, parti, sans prévenir, pendant des mois. Son retour, dans leur esprit, pouvait se nommer : défaite. Il a quitté son vêtement de voyage, poussiéreux et taché pour une robe entretenue par les mains maternelles ; elle n’est plus à sa taille, elle le gêne aux épaules, à la poitrine, développées par le voyage et l’épreuve. De même, les phrases qu’il lui faut dire sont une contrainte. Mais il a salué sa sœur et ses frères, et ils lui ont répondu. C’en est assez pour que Marie soit heureuse. Vainement, il s’isole des groupes, parle à Simon et Jacques qui, eux du moins, l’écoutent. A tout instant levée, elle rôde autour d’eux, elle leur fait part des petits potins du repas, des petits ennuis du maître de maison.
« Ils n’ont plus de vin. »
Il sursaute et crie :
« Femme, qu’est-ce que cela pour moi — et pour vous ? »
Non seulement ils ne l’auront pas reconnu, non seulement ils se seront joué de lui et non seulement il se sera ridiculisé par sa dédaigneuse absence, mais encore on réclame de lui des tours de charlatan, de mauvais magicien ! Il lui faut les distraire ! Il lui faut leur donner à boire — du vin, comme s’ils n’en avaient pas assez bu ! Et qui le lui demande ? Un indifférent, un ennemi, qui choisit ce subterfuge pour rire et se gausser ? Non. Sa mère.
L’excès de l’indignation lui rend son calme. Il la regarde mieux, la femme précocement vieillie, et, soudain, il comprend. Elle n’a rien trouvé de mieux au fond de son cœur, pour le glorifier. Peut-être ne l’a-t-elle tant prié de l’accompagner que dans ce but : détourner de lui le souvenir de l’échec de Nazareth. Peut-être entend-elle le récompenser de lui avoir causé cette joie — par cette occasion de se révéler lui-même. Peut-être n’a-t-elle jamais douté de lui. Il y a des larmes dans ses yeux, maintenant, comme il y en a dans les yeux de Marie, à cause de » la méchante réponse. Plus doucement, il la gronde :
« Mon heure n’est pas encore venue. »
Mais elle ne comprend pas. Et comment lui en voudrait-il de ne donner que ce qu’elle a, de l’aider dans la mesure de sa compréhension ? Est-il si sûr, lui-même, de bien se comprendre ? Si son heure n’est pas encore venue, quand sonnera-t-elle ?
« Oui, mère. Qu’on remplisse d’eau les urnes. »
De grandes urnes de pierre, dont chacune contient de deux à trois mesures, sont alignées contre le mur de la maison. Les urnes ont servi aux ablutions, les autres ont déjà contenu du vin. Pour donner l’ordre, la mère n’a eu qu’un pas à faire. Jésus a l’impression d’un silence insolite. Les conversations particulières se sont tues. Sait-on ? Si vite !
« Puisez et qu’on remplisse les coupes. »
C’est à qui tendra la sienne, vide ou non : ils ne savent plus très bien leur richesse, ces ivrognes. Ils goûtent. Que c’est rafraîchissant après l’épaisse beuverie ! Intensément, il les regarde, l’un après l’autre. Quelqu’un, qui doute, au lieu de boire, renverse sa gourde. Et l’eau est rouge. Mais les autres ne songent même pas à douter. Le père de la mariée a pris à part l’époux et il lui dit :
« Vous… vous ne faites rien comme personne. D’ordinaire, on donne à boire le meilleur vin et on garde le moins bon pour la fin du festin, parce qu’on ne sait plus ce qu’on boit… Mais vous… vous avez gardé le meilleur… »
Ils rient avec de grands éclats. Ils sont heureux. Ils ne voient pas cette terrible tristesse du sourire de Jésus. Le Maître se détourne de l’admiration de sa mère, de ses disciples. Comment ne pas établir un parallèle entre le discours de Nazareth, si véhément, si sincère, et ceci ? Il s’est penché vers Jacques :
« Viens. C’est fini. Allons-nous-en. »
S’est-il, la nuit qui suivit, endormi paisiblement ? Ou bien ne put-il dormir, dans l’attente — la conscience — du jour à venir ? Ici s’ouvre la faille, ici s’écoulent les heures mystérieuses où la pensée se résout en action, où, toutes ensembles, apparaissent les feuilles aux branches des arbres fruitiers. Ici se situe le saut — l’ouverture, que rien ne saurait combler — entre le retournement obscur des veilles juvéniles et le geste équilibré, entre la crainte et le désir du mûrissement et l’étreinte accordée, entre la déchirante volonté d’absolu et la plénitude des voix.
Et voici ce qu’on ignore : accepte-t-il cette métamorphose avec reconnaissance ? Ou la refuse-t-il ? L’expérience du pouvoir lui sera-t-elle nécessaire pour l’amener au regret des années désolées — ou n’en a-t-il que faire et connaît-il, d’avance, la stérilité du héros ? Il veut bien tenter l’épreuve, cela est certain. Mais la tente-t-il pour vaincre, ou, se connaissant et connaissant l’échec, n’est-ce que pour la tenter ?
A la veille des jours de Capharnaüm et de la Vie Publique, vraisemblablement, il sait ce qui lui sera demandé. Les tout premiers disciples, déjà, ont révélé, par un regard craintif ou un prosternement, ce qu’ils espèrent de lui : la Justice et la Loi. Deux mots qui le roidissent et le désespèrent. Mais il n’est pas défendu de croire qu’intervient ici, pour la première fois, l’homonyme du Baptiste, son contraire : l’adolescent blanc et rose, aux chairs de femme. Grâce à lui l’illusion s’établit du Dogme à la Tendresse. De ce que personne, jusqu’alors, n’est parvenu à s’imposer autrement que par la force et le mensonge, ne serait-il pas lâche d’induire que nul n’y réussira ? Les yeux de Jean répondent :
« Dieu, personne ne le vit jamais : le Fils, qui est dans le sein du Père, c’est Jésus qui l’a fait connaître. En lui était la Vie. »
Avant que le témoignage ait commencé, le témoignage est fini. L’Amour-Janus, au départ, indique les deux voies du Possible — et certifie quelle est la bonne.
Jean-Charles Pichon 1950