IV
L’EMPIRE DU MONDE
M. Eliade distingue quatre groupes de thèmes « lunaires » :
a) « fertilité » (eaux, végétation, matrice, mère, ancêtre mythique) ;
b) « régénération périodique » (symbolisme du serpent, du jaguar et de la panthère, mort et résurrection initiatiques) ;
c) « temps » et « destin » (la lune mesure, tisse les destins, partage le temps, relie entre eux les plans cosmiques et les réalités hétérogènes : astrologie hermétique, thème de l’éternel retour…) ;
d) opposition lumière-obscurité (monde supérieur-monde inférieur, frères ennemis, bien et mal, virtuel-actuel…).
Je ne puis être d’accord en ce qui concerne ce dernier point. La symbolique des frères ennemis (et toutes les dialectiques qui s’en déduisent) est trop clairement liée au Mythe des Gémeaux, soit au syncrétisme Gémeaux-Soleil : jour et nuit, œil droit et œil gauche du dieu…, soit au syncrétisme Gémeaux-Cancer (d’où, l’erreur d’Eliade) : Ormuzd-Ahriman, les Jumeaux mayas, le Yin et le Yang, etc.
En revanche, un quatrième et un cinquième thèmes, purement cancériques, peuvent être substitués à celui-là :
e) le thème du Savoir et tous ses dérivés ;
f) le thème complexe « Palais céleste », « Toit ou Ciel-Monde » et « Souverain d’En-Haut » qui en découle. Ces noms se retrouvent dans les religions amérindiennes et ouralo-altaïques comme dans les anciens textes chinois, où le Serpent Jaune, Chang-Ti, se nomme également T’ien, « le dieu de la voûte du ciel ». La Pierre (centre du monde) se rattache à ce groupe thématique.
Le Mythe d’un dieu à la fois « centre » et « couvercle » contient l’idée de « science universelle » : le ciel sait, voit tout. Il s’accompagne, socialement, de la conception, puis de la création matérielle de l’Empire.
Je ne crois pas qu’aucune étude ait été faite touchant ce rapport « mythes cancériques — Etat impérial » ; du moins n’en ai-je trouvé aucune[1]. D’autre part, ce rapport ne pourrait être établi pour l’ensemble des Mythes du Cancer, car la notion d’Empire est relativement récente. Elle semble avoir pris naissance au cours du Ier millénaire avant J.-C., en Chine — sous la forme purement mythique des Cinq Empereurs (où le mot Empereur, précisément, exprimait la double notion de cycle circonscrit et de siège céleste, c’est-à-dire d’emprise totale sur le temps et sur le monde[2]).
Au IVe siècle avant J.-C., le Macédonien Alexandre fit certainement le rêve de créer un Empire ; mais il manqua d’y réussir : après sa mort, ses officiers et successeurs ne surent créer que des royaumes, imitations affadies des Etats médiques, mitanniens, assyriens, perses, etc.[3]
C’est seulement en 200 avant J.-C. qu’un souverain, Houang-Ti, osera se faire nommer « le Premier Empereur de Chine ». Jusqu’alors, en effet, la Chine avait été au pouvoir de « rois » comme les Yin, de « princes » comme les Tcheou ou de « ducs » comme les Ts’in. Mais désormais (jusqu’en 1911), malgré les invasions hunniques, malgré la croissance du bouddhisme et malgré les conquêtes mongoles, la Chine ne cessera plus d’être un Empire qu’en des périodes brèves et sans conséquences durables (par exemple : les Trois Royaumes).
En Occident, l’accueil des cultes lunaires (Pierre Noire, Déesses-Mères) conduisait également Rome, au cours du Ier siècle avant J.-C., à l’acceptation de la dictature (Marius, Sylla, Pompée, César), puis de l’Empire, avec Auguste. Désormais, en Europe de même, les empires vont se succéder : Empire romain d’Occident, Empire romain d’Orient, Empire germanique…
Sur le modèle du « royaume » d’Israël, Saint Jean et les prophètes des Sibyllines avaient attendu un « royaume » du Christ. Mais, quand le temps en vint, il se découvrit que le « royaume » serait impérial : Empire des Song, Empire de Byzance ou Saint-Empire romain.
La fin du Royaume d’Israël n’avait aucunement mis fin à la notion de royauté (pour la raison que cette notion n’est pas une création bélique, mais solaire). De même, la sortie de « ce temps-là » chrétien, loin d’achever la notion d’Empire, coïncide partout dans le monde avec son expansion : en Chine, au Pérou, au Mexique. La Russie devient l’Empire des Tsars. Les peuples de l’Europe (à l’exception de la France) se groupent dans ces grands ensembles : l’Empire de Charles Quint, puis l’Empire d’Autriche qui recouvrira jusqu’au XIXe siècle la moitié de l’Europe des ailes de l’Aigle (redevenu, à l’aurore de la deuxième mue gémique, un emblème impérial).
Alexandre de Macédoine avait conquis et démembré les grands royaumes de Perse, de Chaldée et d’Egypte (avant que ses successeurs ne tentent de faire survivre ici et là le concept ancien de Royauté). Le premier coup de butoir aux grands Empires (Russie, Autriche, Allemagne) fut donné par Napoléon, lui-même empereur. Un siècle après sa chute, les Etats impériaux, l’un après l’autre, commenceront de disparaître du monde : en 1911, l’Empire de Chine, en 1917, l’Empire de Russie, en 1919, les Empires d’Autriche et d’Allemagne, en 1945, l’Empire du Japon.
Pour s’être maintenue cent cinquante ans après l’abolition du Mythe qui l’a créée, la notion d’un Empire universel n’en est pas moins aussi peu concevable, aujourd’hui, que si elle n’avait jamais été conçue.
[1] M. ELIADE note cependant : « L’Empereur ne garantit pas seulement la bonne organisation de la société mais aussi la fertilité de la terre, la succession normale des rythmes cosmiques » ; et, se basant sur certaines plaintes du Souverain dans le Chi King, Eliade ajoute : « Car l’Empereur est l’homme unique, le représentant de l’ordre cosmique et le gardien des lois » (Traité d’Histoire des Religions).
[2] Cette valeur symbolique se retrouve dans le mot « Empyrée ».
[3] Ainsi, au temps de l’aurore de la seconde mue gémique (1750-1950), les Napoléon ambitionneront de créer une République universelle et ne sauront que créer des Empires affadis (sur les modèles de l’Espagne, de l’Autriche et de la Russie).
Le sommeil du Croissant
Dans le même temps où s’évanouissait le Mythe du Serpent en Amérique du Sud, en Orient et en Occident, la religion fondée sur le Croissant (Taureau et Lune) entrait dans un sommeil où beaucoup crurent voir une mort définitive. Avec une singulière prescience, Nostradamus avait prévu ce « crépuscule » pour le XVIIIe siècle :
Sur le combat, des grands chevau-légers ;
On criera le grand Croissant confond ;
De nuit tuer, monts (ou maints) habits de bergers ;
Abîmes rouges dans le fossé profond[1].
Ce fut, en fait, au début du XIXe siècle que l’Empire turc commença de s’émietter ; et ce fut à partir de 1830 que l’Algérie puis toute l’Afrique musulmane tomba en la puissance de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne et de l’Italie. Cette domination devait se maintenir un peu plus d’un siècle (non sans guérillas continuelles), soit le temps où la Macédoine et les diadoques avaient maintenu leur emprise sur les pays achéens (316-188 avant J.-C.).
Annoncée par la géniale initiative de Lawrence, la renaissance des peuples arabes est aujourd’hui un fait. Des guerres fratricides en marqueront sans doute les premières étapes ; mais il est à prévoir que, vers la fin de ce siècle, une civilisation musulmane nouvelle représentera dans le monde une puissance spirituelle et culturelle dont les Etats-Unis eux-mêmes devront tenir compte.
[1] Les Centuries, VII, 7 (Edition de 1566). « Demandez à un écolier de vous raconter en quelques mots le XVIIIe siècle. Il vous parlera des « chevau-légers » de Fontenoy ; des lettres de cachet et des complots des favorites ; des « bergeries » de Versailles et de la Révolution qui couve. Ajoutez à tout cela que le XVIIIe siècle est le premier siècle, depuis Nostradamus, où, « le Croissant confondu », les musulmans n’ont pas posé de problèmes aux Occidentaux — et vous avez le quatrain. » (J.-C. PICHON, Nostradamus et le secret des temps).
La dernière mue du Cancer
Ce renouveau de l’Islam n’est pas le seul signe d’une prochaine renaissance cancérique. Nous en voyons poindre d’autres un peu partout dans le monde : en Irak du Nord, où les Kurdes s’agitent (dont le chef, le colonel Barzani, ne cache pas sa crainte et sa vénération du Serpent ancestral) ou bien à Haïti, d’où le Serpent vaudou vient justement de chasser l’épiscopat romain.
Mais il n’est pas jusque dans nos pays « civilisés » où une prochaine mue cancérique ne puisse être constatée ou prédite. Car, ce n’est pas un hasard si, des psychanalystes aux physiciens, le courant scientifique contemporain commence de retrouver le sens des vieilles formules d’Hermès (« champs » cosmiques, désintégration de la matière, valeur « contenante » et « créatrice » de l’Archétype et du Nombre, etc.[1]).
Nous avons déjà rapidement noté que la médecine moderne (et, singulièrement, le mythe du Vaccin) se rattache directement au principe hermétiste : la partie contient les vertus du Tout. La même croyance, a posteriori rationalisée, se découvre à la base de toute la physique nucléaire (depuis l’intuition de Niels Bohr identifiant la plus petite partie de l’être : l’atome à la plus grande : l’univers cosmique, jusqu’à la découverte bouleversante de l’Energie effectivement contenue dans cette plus petite partie de l’Etre).
Le rapprochement blessera ceux qui jugent, comme Lévy-Bruhl, que l’esprit scientifique est la négation de l’esprit magique. Mais d’autres n’ignorent plus que « la conception fondamentale de la magie est identique à celle de la science moderne : la foi dans une nature coordonnée et uniforme : comme le savant, le magicien est absolument convaincu que les mêmes causes produiront, sans se démentir, les mêmes effets[2] ». Or, plutôt que magique ou scientifique, ce Mythe d’une nature immuable, dont le Savoir peut faire le tour, est essentiellement le Mythe du Cercle ou du Serpent lové, le Mythe même du Cancer.
Dans l’Art et la Philosophie modernes également se reconnaissent l’approche et le pressentiment d’une nouvelle mue cancérique. L’existentialisme, entre autres, en posant le principe de l’identification de l’individu au monde (et de la moindre sensation à l’être tout entier) va aussi loin dans ce sens que l’enseignement taoïste, il y a vingt-deux siècles. « Un sujet déclare qu’à la présentation du mot « humide », il éprouve… tout un remaniement du schéma corporel, comme si l’intérieur du corps venait à la périphérie et comme si la réalité du corps rassemblée jusque-là dans les bras et les jambes cherchait à se rentrer[3]. » On croirait entendre Tchouang-Tseu !
Les romans de Nathalie Sarraute ne se comprennent que dans cette perspective mythique ; ceux plus encore de Joyce et de Beckett[4]. Mais tout le Nouveau Roman tend à une expression de la Totalité par le détail : l’objectivation de Robbe-Grillet, le reploiement temporel de Michel Butor, et jusqu’aux « trucs » employés par ces écrivains (chez Claude Simon, l’absence de ponctuation, qui « doit » donner l’illusion d’appréhender le Temps total, ininterrompu). Depuis Apollinaire et Paul Eluard, René Char et Saint-John Perse, la poésie n’a pas eu un autre dessein.
De même, l’évolution de la peinture, de la sculpture et de la musique depuis un siècle ne tend à rien d’autre qu’à détruire les catégories de la perception rationalisée pour saisir le Réel en soi, considéré comme contenu tout entier en chacun de ses composants. Partis de l’étude de la lumière, qui en effet imprègne toutes choses, les impressionnistes ont créé le mouvement irréversible qui, à travers les créations « abstraites », aboutit aujourd’hui aux recherches de Fautrier et de Dubuffet (une feuille, un terreau expriment tout le Réel existant). Partis de la négation de l’harmonie classique, les compositeurs « concrets » et « sériels » rêvent de retrouver, soit dans chaque bruit, soit dans un système théorique, l’élément-clé autour duquel se reconstituerait la Réalité sonore tout entière.
Les artistes et les poètes sont des manières d’Antéchrists, en ce qu’ils n’annoncent jamais le Mythe révolutionnaire à naître, mais simplement les résurgences des anciens Mythes. Dans ces limites, pourtant, ce sont de bons prophètes (les plus grands d’entre eux) : ce qu’ils expriment, ils le créent — et la génération suivante s’incarne réellement dans les formes qu’ils lui ont suggérées.
Là-bas, un flux a commencé. A leur manière, poètes, romanciers, peintres et philosophes le disent. Mais ils ne savent pas très bien quelle est cette chose qui bouge : des mouettes, des noyés, des éléphants de mer… Tout au moins savent-ils faire éclater un puzzle effarant, nécessaire, un univers trop longtemps cru immuable et sans surprise ; « laver l’œil », pour le préparer à d’autres visions.
Si leurs créations, un jour, pouvaient suffire à maintenir ou rétablir les hommes dans « l’éveil », les Fléaux cycliques ne cesseraient-ils pas d’être indispensables aux naissances des mondes nouveaux ?
[1] « The relationship of the « language of science » to the « language of man » is comparable to the relationship of a foreign tongue to one’s mother tongue ». REUBEN E. GROSS (Intercom, vol. IV, n°4).
[2] FRAZER, Le Rameau d’or.
[3] MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la Perception.
[4] Proust également est à citer ici. La volonté de saisir le temps par un enveloppement romanesque annonce la volonté de saisir l’universel dans la description de chaque sensation.
Jean-Charles Pichon 1963