II
LE DRAGON, LE CHIEN ET LE BELIER
Le Cancer est un signe d’Eau. Il symbolise la pluie et les eaux-mortes, les eaux-mères matrices de toute vie. Egalement, la mer profonde, la mer chaos. Il peut être Lilith, la primordiale Tiamat du « Livre de la Création », le démon « légion » de l’Evangile, en même temps que le Serpent sage et rusé. Rien de plus simple : souple armature de la pensée organisatrice, hors de cet ordre abstrait il se dissout et s’éparpille. Le Savoir se fait Rêve, Délire, Information ; il parle toutes les langues et détruit la cité ; il obsède à mourir l’homme qui veut et comprend trop de destins contraires pour en épouser un seul.
Il devient le Trompeur, Satan, que les Poissons haïssent ; le Joueur trop sérieux que les Gémeaux, Hercule, Hunhapu châtient en riant. Le Taureau le détruit de même (Hercule encore, ou le Gilgamesh sumérien — le Dusarès nabatéen, Çiva). Quand Néron s’attaquera à la Grande Mère romaine (dont la Panthée qui la couvre, atteste le caractère cancérique), il deviendra lui-même Hercule et la légende voudra que dans son berceau il ait triomphé d’un serpent (placé là, disait-on, par la femme de Claude, Messaline…).
Mais, en Orient, le Cancer connaît un autre destin. Les plus anciens dieux de l’Inde à dix têtes, à dix bras, se reconnaissent en lui. En Chine, le symbole zodiacal qui lui correspond, le Serpent, est l’emblème du Souverain d’En-Haut, Chang-Ti, le seul dieu que les Chinois n’ont jamais rejeté, fût-ce dans l’actuel Etat marxiste, où la fête du Serpent demeure permise, bien que privée de son caractère mystique.[1]
[1] Quant à l’ancienneté des mythes cancériques en Chine, elle nous est attestée par l’archéologie : céramiques à spirales de Yang-Chao et du Hunan.
L’astronomie chinoise
Avant de m’aventurer dans le domaine (à peine défriché) de l’astronomie chinoise, il me faut signaler l’ignorance où l’Occident était de cette science il y a seulement cinquante ans.
A cette ignorance, deux raisons :
1° la volonté rationaliste — toujours ! — de nier l’ancienneté des sciences astrologiques ;
2° la croyance que tout système astronomique devait être, ou avoir été, solaire et écliptique.
Or, d’une part, la destruction de tous les ouvrages astronomiques chinois au IIIe siècle avant J.-C. avait eu pour conséquence de faire table rase des plus anciennes cosmologies ; d’autre part, ces cosmologies, pour ce qu’on peut en connaître à travers des fragments retrouvés, étaient ou bien lunaires ou bien, solaires, basées sur l’équateur et non sur l’écliptique. Il s’ensuit qu’à la lettre l’ancienne astronomie de l’Extrême-Orient ne connaissait pas le « zodiaque » ; d’où, à prétendre qu’elle n’existait pas…
Il appartint au lieutenant de vaisseau Léopold de Saussure de faire apparaître la première vraisemblable évolution de la science du ciel chinoise dans une série d’articles publiés dans le « Journal asiatique », le « Toung Pao » et les « Archives des Sciences physiques et naturelles » de Genève entre 1907 et 1923 et réunis en un volume en 1930 seulement. C’est à ce livre, d’une lecture relativement difficile, que j’emprunterai la plupart des éléments de la présente étude.[1]
Selon de Saussure, trois principales périodes seraient à distinguer :
1° Une période archaïque, dont l’origine demeure incertaine et dont la fin se situerait au IVe millénaire. Comme dans les mystères égyptiens et mayas, le calendrier y est fondé sur les emplacements successifs de la lune au cours d’une année « réduite »[2]. Il semble également que, très tôt, deux constellations, Orion (dans le Taureau) et le Scorpion, aient servi de points de repère aux anciens astronomes, celles-ci indiquant l’entrée dans le Palais d’Automne, celle-là l’entrée dans le Palais de Printemps[3].
2° Par suite, à la fin du IVe millénaire ou au début du IIIe, les quatre positions cardinales du soleil ont été préférées aux premiers points de repère. Aux siècles suivants, dans chaque « cadran » ainsi délimité sont venues s’inscrire sept « stations » différentes, auxquelles les Chinois donnèrent le nom de « siéou ». Ces vingt-huit divisions (7 X 4) ne correspondent pas encore au zodiaque occidental, puisqu’elles sont établies en fonction de l’équateur et beaucoup plus nombreuses que nos Signes zodiacaux. Cependant, elles correspondent aux étoiles principales des systèmes indien et arabe, comme le montre le tableau suivant :
La découverte du « gnomon », pieu vertical qui détermine la date du solstice par le calcul de l’ombre projetée, marque le remplacement du calendrier lunaire par une astronomie solaire et tropique. Ce remplacement, en Sumer, se situe vers le IVe millénaire, et vers 2700 en Chine. C’est alors que l’étoile polaire cesse d’être α du dragon pour devenir l’étoile ι du Dragon (Tien yi).
[1] Léopold DE SAUSSURE : Origines de l’astronomie chinoise, Maisonneuve, 1930.
[2] « Quand la lune est pleine, elle se trouve diamétralement opposée au soleil ; comme le soleil revient chaque année au même mois dans la même constellation (au décalage précessionnel près), il s’ensuit que le plein de la lune se produit également chaque année au même mois à endroit fixe. » D’où, par exemple, l’importance du rite védique prescrit au moment de la pleine lune, et son utilité calendérique. Or, d’antiques traditions montrent que ce moment était prévu à moins d’un quart de jour près (à partir de l’observation primitive que le déplacement de la lune parmi les étoiles au cours d’une nuit était d’environ dix fois sa largeur). Ces calculs étaient faits en fonction de l’étoile Kio (l’Epi de la Vierge) : la pleine lune qui avait lieu à droite de l’étoile Kio était la douzième de l’année (ou la treizième, à cause du mois intercalaire) ; à gauche, la première de la nouvelle année.
[3] Vers 3000 en Sumer, de même, avril est le mois du Taureau.
Un zodiaque inattendu
3° Contre tous les savants de son époque, L. de Saussure a soutenu la thèse — admise aujourd’hui par les spécialistes (mais la plupart, seulement, des historiens) — que l’apparition d’un « zodiaque » chinois ne doit pas être datée des premiers siècles avant notre ère, mais de 2400 ou 2300 avant J.-C.
A ses arguments, souvent très techniques et parfois inintelligibles pour le profane, je préfère un argument simple, auquel je m’étonne qu’il n’ait pas songé. Si le zodiaque chinois avait été emprunté aux Occidentaux (par l’entremise des Turcs, prétendait-on)[1], il me semble évident que les symboles en eussent été ceux que nous connaissons, communs aux Chaldéens, aux Grecs et aux Arabes.
Mais les symboles chinois sont différents des nôtres, si bien qu’ils ne peuvent avoir été qu’une création originale. D’autre part, ils ont été plusieurs fois modifiés, déplacés ou intervertis, antérieurement à leur forme définitive, ce qui représente à coup sûr une lente approche, une difficile recherche — et ne peut avoir été l’œuvre d’un siècle ou deux.
Précisément, ces déplacements et ces interversions semblent d’une importance extrême en ce qui concerne notre propos, car il faudrait y voir trop de coïncidences si l’on n’admettait pas que les astronomes chinois furent non seulement conscients de l’éternel retour mais attentifs à en respecter les lois.
A première vue, ces quatre tableaux ressemblent à un jeu un peu complexe et sans grand intérêt. Mais étudions-les de plus près. Nous allons voir le puzzle se reformer, se préciser, nous conter l’histoire même des religions chinoises.
[1] Thèse défendue notamment par E. CHAVANNES, Les mémoires historiques de See-Ma–Tsien, Paris, 1895.
Première remarque — Quatre signes ne changent jamais leur symbole : les Poissons, le Verseau, le Capricorne, le Lion, et deux signes demeurent sans changement dans trois listes sur quatre : le Cancer et la Vierge.
Les six autres signes modifient leurs symboles deux ou même trois fois. Ce sont : le Bélier, le Taureau, les Gémeaux, la Balance, le Scorpion et le Sagittaire.
Astrologiquement, les signes en « opposition » s’accouplent selon l’axe mystique et le rythme de la « Grande Année », qui remplace en fait l’un par l’autre.[1] Les Gémeaux ont succédé au Sagittaire (vers 7000), le Taureau au Scorpion (vers 4900), le Bélier à la Balance (2800). C’est pourquoi, dans les trois premiers systèmes chinois, les symboles des signes accouplés sont indifféremment donnés à l’un ou à l’autre.
L’axe Gémeaux-Sagittaire est représenté par le couple Dragon-Chien ; l’axe Taureau-Scorpion par le couple Lièvre-Coq ; l’axe Bélier-Balance par le couple Singe-Tigre. En sorte que, si l’on est amené à modifier le symbole du Bélier, par exemple, du singe au tigre, le signe de la Balance subira la transformation inverse et son symbole sera modifié du tigre au singe.
Deuxième remarque — Cela compris, on doit se demander : pourquoi ce changement ? Pourquoi, de la première liste à la seconde, le tigre prend-il la place du singe dans le Bélier, le lièvre la place du coq dans le Taureau, le chien la place du dragon dans les Gémeaux ?
Une seule réponse me semble possible. Parce que dans l’intervalle les astrologues chinois, connaissant mieux les caractéristiques des trois signes, estimèrent que les anciens symboles ne leur convenaient pas.
Entre la première et la deuxième liste, on a donc découvert que les symboles « tigre » et « lièvre » convenaient mieux au Bélier et au Taureau que les symboles « singe » et « coq » ; or, du coq au lièvre, il y a perte de puissance ; exaltation de puissance, du singe au tigre. Nous sommes donc en une période où le Taureau s’est affaibli, où le Bélier croît. La fin du « royaume » du Taureau est datée, selon nos tableaux, de 2900-2800 et la destruction de ses Temples, selon l’Histoire, de 1950 ; l’éveil du Bélier, de 2350-1950. Enfin, le changement simultané du symbole des Gémeaux nous indique qu’à la même époque le « dragon » est apparu trop noble pour représenter le signe, et nous savons que le premier crépuscule des Gémeaux se situe entre 2250 et 1850. C’est donc aux alentours de l’an 2000 que la seconde liste a été établie.
Troisième remarque — Le même raisonnement vaut pour le second changement. Le « crépuscule » des Gémeaux dura quatre siècles. Dès le milieu du second millénaire, ses symboles recouvraient une partie de leur puissance, à Mycènes et à Troie comme au Mexique. Ce dut être à l’époque où, en Chine de même, la dialectique gémique (le Yang et le Yin) renaquit sous de nouveaux symboles. En effet, les souverains Yin (à partir de 1523) honoraient l’Empereur Blanc, dans lequel nous reconnaîtrons un personnage gémique. Or, le retour à la symbolique du Dragon (ennoblissement du signe) est le seul changement qui apparaît entre la seconde et la troisième liste : il date cette dernière postérieurement à 1550 avant J.-C.
Quatrième remarque — La dernière liste est la plus curieuse. Elle se présente comme un bouleversement complet des mythes zodiacaux. Le Bélier emprunte aux Gémeaux leur symbole (le chien), comme si la Chine ne connaissait plus le Bélier qu’à travers les syncrétismes Gémeaux-Béliers du mazdéisme et des cultes romains, cette modification étant en quelque sorte « renforcée » par l’attribution du singe, symbole du Cancer, que les trois autres listes symbolisaient par le serpent.
Le symbole taurique redevient le coq de la liste primitive, preuve évidente de renouveau ; et la Vierge reçoit le symbole du serpent, comme si, abolie en tant que Mythe, elle était remplacée un peu partout dans le monde par des divinités cancériques : Déesse-Mère, Pierre Noire, Lune.
Une seule époque historique présente cette combinaison de réformes mythiques : le IVe siècle après J.-C. Alors, en effet, le Taureau est au seuil de sa seconde aurore (Krishna taurique, Çiva) ; la Vierge a complètement disparu, c’est sous la forme d’une Pierre Noire qu’en Nabatène on la vénère, cependant que les alchimistes invoquent Isis la Mère (voir Jamblique). En Iran, les Sassanides recréent un empire sous le double signe zoroastrien des Gémeaux et du Bélier, tandis qu’en Chine même l’enseignement de Confucius (officialisé depuis le Ier siècle) annule l’ancien culte cancérique et lui substitue une religion d’Etat fondée sur les vertus béliques de l’Exactitude et de la Justice familiale, ainsi que sur le culte des morts.
D’autre part, cette quatrième liste n’eut qu’une existence provisoire. De nombreux ouvrages l’ignorent ; L. de Saussure, qui la cite, ne la commente pas, sans doute parce qu’elle le déconcerte.
Il convient d’ajouter que d’autres changements, de moindre importance, se sont intercalés entre ceux-là. Je n’en parlerai pas longuement, car ils se présentent comme des recherches d’équivalences symboliques, nullement comme des interversions. C’est ainsi qu’anciennement la « tortue » semble avoir été le symbole de la Vierge et que la « caille », le « faisan » et le « phénix » ont quelquefois symbolisé le Lion. Cependant, entre la troisième et la quatrième listes, d’importantes modifications furent tentées par les premiers souverains Tcheou (XIe siècle) et notamment par le prince Wen. Mais, controversées également dans leurs intentions et leurs résultats, ces modifications sans lendemain ne méritent pas la peine qu’en exigerait l’étude.[2] Au reste, nous pénétrons ici (au Ier millénaire avant J.-C.) dans un domaine où les Animaux du Zodiaque ne sont pas notre meilleur repère.
[1] Voir plus loin : La Grande Année — l’Age des dieux.
[2] Il semblerait s’agir d’un retour à la liste « réformée », qui correspondrait à un éloignement des mythes gémiques.
Les cinq souverains
Antérieurement à la dynastie Xia, les manuels d’histoire retiennent les noms de cinq empereurs, Fou-hi, Yen-ti, Houang-ti, Chao-hao et Chouen, dont on indique fréquemment qu’ils auraient pu régner entre 3000 et 2300. En fait, ces souverains sont mythiques et ce n’est sous l’angle de l’Histoire qu’il faut se placer pour comprendre leur succession.
Les travaux de L. de Saussure ont fait apparaître (à mon sens, avec certitude) que l’élaboration de la théorie des Cinq Eléments (et des cinq « Palais » célestes) a correspondu à la phase la plus active du développement de l’astronomie chinoise, entre le XXVIIe et le XXIVe siècles. Par la suite (sans doute sous les Tcheou), ces cinq éléments et les « ères » dépendantes ont été symbolisés par des personnages mythiques, les cinq souverains, dont les « règnes » devaient correspondre à cinq ères cosmiques de l’humanité.[1]
Fou-hi, le premier empereur, aurait su déchiffrer le sens des signes inscrits sur la carapace de la Tortue, antique symbole virginal (en sorte que les rites divinatoires se pratiquaient indifféremment sur des carapaces de tortue ou des omoplates de mouton, autre symbole du Signe). Selon nos tableaux, l’ère de la Vierge se situe entre 13100 et 10950.
Yen-ti représenterait alors le Lion (10950-8800) ; Houang-ti, le Cancer (8800-6650), Chao-hao, les Gémeaux (6650-4500), et Chouen le Taureau (4500-2350).
D’innombrables listes d’équivalences entre les empereurs, les éléments, les couleurs, les saisons et les symboles zodiacaux, viennent vérifier cette hypothèse. Je me suis efforcé de les rassembler toutes en un tableau :
A la seule exception du symbole de Chao-hao, qui devrait être au premier chef le Dragon (les Gémeaux) et qu’on représente aussi par un symbole bélique, le Tigre, les Souverains et les Signes occidentaux correspondent donhc exactement. En ce qui concerne Chao-hao, nous rappellerons que ces listes furent établies sous les T’sin, au lendemain du « royaume » bélique. C’est l’époque où Confucius enseigne une morale révolutionnaire pour la Chine, comparable en tous ses points aux éthiques des Brahmanes et des Hébreux. Chao-hao gênait les prêtres et astrologues chinois ; à tel point que, supprimé des listes au IVe siècle avant J.-C., il n’y fut rétabli qu’au Ier siècle.
Notons enfin que la dynastie qui suit cette chronologie mythique, celle des Xia, est datée selon les historiens occidentaux de 2300 à 1600 et, selon les légendes chinoises, de 2800 à 2300. Or, les souverains Xia sacrifiaient encore au Taureau (Chouen), par une immolation de cet animal (roux au printemps, noir à l’approche de l’hiver, etc.).
[1] En effet, les cinq éléments eux-mêmes étaient encore conçus sous les Han (260 avant J.-C.) comme « se produisant l’un l’autre », ce qui est bien le propre des ères cosmiques.
La première mue
La première mue du Cancer en Chine nous offre un court sujet d’étude, car l’historien en sait peu de choses — du moins jusqu’au XVIe siècle. On estime néanmoins que trois dynasties « historiques » se seraient succédé au cours du IIIe millénaire : les Xia, Yu le grand et Kie.
La dynastie Yin (ou Chang) se serait établie vers 1550 avant J.-C.[1]. Elle correspond à un retour aux mythes gémiques : le Yin et le Yang (du moins dans sa dernière période, à partir de 1300), et, par suite, à un éloignement du Taureau. L’élément principal de la décoration (céramique, bronze) y devient le Dragon, tantôt lézard (cancérique) tantôt oiseau. C’est l’époque où, en Occident, la première mue gémique s’affirme avec les Achéens.
Les souverains Chang et Yin (T’ang, P’an Keng, Cheou-Sin) régnèrent jusqu’au cœur du « royaume » bélique (1027), où les Tcheou leur succédèrent. Le Chou-king nous rapporte que, dès cette époque, les souverains chinois ne doutaient point que la succession des règnes et civilisations était étroitement dépendante de phénomènes cosmiques inconnus. Ayant interrogé un descendant de la famille déchue, le vicomte de Ki, sur les causes de la décadence des Yin, le premier prince Tcheou (Wou) s’entendit répondre que les dieux en avaient décidé ainsi ; puis le vicomte discourut longuement sur « la conservation et sur la ruine des dieux et des Etats » dont il citait neuf « incarnations » successives[2]
La splendeur de l’âge Tcheou semble avoir duré justement tout autant que le « royaume » du Bélier ; mais nous n’en pouvons rien déduire, faute de connaître les rites et cultes de ces souverains. Les vases, tripodes et cloches de cette période, d’une facture plus sobre que les vestiges somptueux de l’art sous les Chang, portent encore la figure du dragon serpentiforme. Mais les Tcheou se flattaient de descendre du « Prince du Millet » (céréale divinisée), ce qui en ferait des « frères » des Phrygiens. Enfin, le Tigre debout (emblème bélique en Chine) apparaît aux IXe et VIIIe siècles dans la décoration ; et Confucius prêtait au royaume des Tcheou des mœurs patriarcales, analogues aux mœurs hébraïques.
Tout au plus semble-t-il que, même sous les Tcheou, le Serpent Jaune ou Souverain d’En-Haut, Chang-ti, ne cessa jamais d’être honoré. Cette assimilation de Chang-ti au Serpent nous est confirmée par de nombreux textes, entre autres le « songe du duc Wen de Ts’in », où le prince vit un serpent descendre du ciel jusqu’à la terre. Un astrologue interpréta ce rêve comme une manifestation de l’Empereur d’En-Haut, qui voulait être à nouveau le centre d’un culte (vers 630).
L’Histoire date la dégénérescence des Tcheou du transfert de leur capitale à Lo-Yang, dans le Ho-nan (711), consécutif à une invasion des barbares du Nord. Jusqu’en 481, la décadence suivit le rythme que nous avons souvent constaté
, à Our comme à Memphis : destruction du pouvoir central, créations de féodalités, abolition des croyances, ruines, pillages et révolutions. Or, nos concordances datent (sur le modèle de la première mue gémique) le « crépuscule » de la première mue du Cancer de 700 à 400 avant J.-C. Ce ne pourrait être qu’une coïncidence (à soixante-dix ans près), si le caractère religieux et mythique de la dégénérescence de l’ancien royaume n’était expressément souligné par un ouvrage de Confucius, Automne et Printemps, que le Sage consacrait précisément à la période 722-481.
Confucius tenait cette étude pour le plus important de ses ouvrages : « C’est par lui, disait-il, que les générations futures me connaîtront et me jugeront[3]. » Analysant les causes politiques et religieuses du désastre, il y établissait le bilan des âges classiques (royaume de Xia et dynastie des Yin) et y proclamait également sa foi en un renouveau prochain de la culture antique sur des bases morales nouvelles.
[1] Selon le sinologue suédois B. KARLGREEN, elle aurait régné entre 1523 et 1028.
[2] Chou-king, « Hong-fan » (le Grand Plan). Le docteur Legge faisait remonter la doctrine des 9 ères à l’époque de Yu le Grand (IIIe millénaire). Dans ce schéma, déjà, un secteur central, celui du Serpent Jaune et de l’Etoile Polaire, conditionne les 8 autres, comme l’Empereur Jaune représentera l’Etoile Polaire et le Centre du Monde dans le schéma postérieur des Cinq Empereurs. (Dr J. Legge, introduction aux Sacred Books of the East, III, Oxford, 1879).
[3] « Meng-Tseu », III, 2.
La grande panique des Ts’in
Cette période noire de l’histoire chinoise est marquée par une succession de princes féodaux, les Ts’in. Incapables de rétablir l’unité dans le pays, nous les voyons surtout préoccupés de pallier la dégradation de l’Empereur d’En-Haut, le Serpent Chang-ti, par l’institution d’un nouveau culte, comme si, pour eux-mêmes, le problème politique fût essentiellement soumis au problème religieux.
Dès 771, le duc Siang de Ts’in avait décidé de rendre un culte à l’Empereur Blanc (Chao-yao) et de lui construire un temple ; en 676, le duc Sinan de Ts’in y adjoignit un culte à l’Empereur Vert (retour au dieu taurique, qui correspond au renouveau assyrien et babylonien).
Pendant deux siècles et demi, les princes de Ts’in continuèrent de sacrifier aux deux Empereurs Blanc et Vert, tandis que la décadence s’accentuait. Puis, en 422, à l’époque où s’achève le crépuscule cancérique, le duc Ling de Ts’in décida de sacrifier de nouveau au Serpent (non plus le Souverain d’En-Haut, car il n’est pas question d’en faire un dieu unique, mais l’Empereur Jaune, Houang-ti, dont le Palais sera cependant le Palais de Chang-ti, le Centre de la Terre — et le symbole, un serpent). Peu après, Ling lui adjoignit l’Empereur Rouge, Yen-ti, personnage solaire qu’en Iran le Perse triomphant honorait sous le nom de » Mazda.
Enfin, vers 368, le duc Hien institua un lieu saint (Hoei) pour y sacrifier de nouveau à l’Empereur Blanc (retour désespéré aux dieux gémiques). Nous avons ainsi le tableau :
qui exprime éloquemment la panique des Ts’in pendant le « crépuscule » cancérique, en même temps qu’il reflète avec une précision singulière les évènements simultanés d’Asie Mineure et de Mésopotamie.
On s’est beaucoup interrogé sur le fait qu’aucun duc Ts’in n’a sacrifié à l’Empereur Noir (Fou-hi). Il semblerait que mon hypothèse permette de répondre à cette question. Au premier millénaire avant J.-C., les symboles attachés à l’Empereur Noir (la Vierge) sont dépourvus de toute efficacité ; d’où l’inutilité de lui rendre un culte…
Cependant, les recours mythiques des Ts’in étaient à peine moins illusoires. Le Taureau est dans la fin de sa première existence ; le Cancer, provisoirement aboli. Au IVe siècle, le Lion va entrer dans son crépuscule.
Le sentiment de cette insécurité et la défiance aux dieux qui s’ensuivit furent si puissants que l’aurore de la deuxième mue du Cancer (400-200) ne rassura pas tout de suite les premiers empereurs Han (à partir de 206). L’ancienne divinité suprême, Chang-ti, ne fut rétablie que le 24 décembre 113, sous le nom de T’ai yi (Etoile Polaire[1] et Souveraine Terre) ; T’ai yi « contint » Houang-ti, qui avait représenté le Serpent pendant son crépuscule.
Une fois encore, pourtant, l’Histoire obéissait aux mythes et les évènements n’étaient que le reflet des « querelles divines ». De 400 à 200, « aurore » d’une nouvelle mue cancérique, naissaient les Etats Combattants qui, par d’innombrables petites victoires sur les barbares, libéraient peu à peu le territoire et préparaient la nouvelle unité de l’Empire.
Cette unité se trouva réalisée en 221, sous Ts’in Che Houang-ti, « le premier Empereur », créateur de la Grande Muraille, organisateur de la Chine du Nord, conquérant de la Chine du Sud, recréateur du langage et fondateur des premières institutions « modernes ». Or, la même période d’aurore avait été pour la Chine le temps d’un renouveau intellectuel et moral que suffisent à illustrer les noms de Confucius, de Lao Tseu et de Mo.
[1] Etoile β de la Petite Ourse depuis la dynastie Tcheou.
Confucius
Nous avons dit quelques mots de Confucius à propos de l’ensemencement du Bélier dans le monde au sortir du « royaume » bélique ; et nous avons montré — trop succinctement — le caractère patriarcal de son enseignement.
On discute encore si le Sage a vécu à la fin du Ve siècle, les dates les plus communément admises étant celles que donne son biographe Sse-Ma Ts’ien : (551-479)[1]. Les mêmes discussions concernent l’existence « réelle » du Bouddha. En fait, les unes et les autres n’offrent pas un grand intérêt. Un siècle plus tard, en Chine, le « grand homme » ne sera pas encore Confucius, mais le « rationaliste » Meng Tsi (372-289), qui écrivait des phrases dans ce genre : « Le Peuple est l’élément le plus important du pays[2] . » De même, le bouddhisme ne prendra son véritable essor que sous Açoka (vers 240) et ses premiers apôtres de génie (Achvaghocha, Nagandschuna) vivront l’un en 50 avant J.-C., l’autre en 150 de notre ère, tandis qu’en Chine les premières communautés bouddhiques n’apparaîtront qu’en 60 après J.-C. Les prophètes parlent dans le désert : c’est une loi sans exception.
Au Ier siècle avant J.-C., l’Empereur Blanc (les Gémeaux), supprimé de la liste des cinq empereurs au IVe siècle, fut officiellement rétabli, et l’enseignement de Confucius commença d’être toléré. Or, le Maître appartenait à la famille des Song, qui pratiquaient les rites des Yin, et notamment le culte de l’Empereur Blanc.
Ces très antiques hiérophanies et les morales qui devaient en découler étaient-elles déduites de la théorie des Cycles contenue dans le célèbre ouvrage « Yi King » (Le Livre des Mutations), que Confucius passait pour avoir étudié et annoté de sa main ? Nous ne pouvons qu’imaginer le contenu de ce livre en grande partie disparu. Mais les Entretiens de Confucius nous restent et nous permettent d’établir sans erreur par quels remèdes éthiques le Sage espérait sauver la Chine moribonde.
Les Entretiens parlent souvent de la « bonté » ; en sorte qu’abusivement, me semble-t-il, certains commentateurs (tant occidentaux que chinois) ont prétendu y voir la preuve que le Sage pressentait et annonçait les religions bouddhique et chrétienne. Il suffit de citer quelques phrases du recueil, parmi les plus célèbres, pour montrer que la « bonté » de Confucius n’avait qu’un très lointain rapport avec les vertus des Poissons.
Yen-Yuan posa des questions au sujet de la bonté. Le Maître répondit : « Remporter des victoires sur soi-même, se rendre conforme à la règle des mœurs, en cela consiste la bonté ». (XII, 1).
Tchong Houng posa des questions au sujet de la bonté. Le Maître répondit : « Quand tu sors de chez toi, veille bien à la manière de te comporter envers chacun comme envers un grand personnage ; tes affaires, traite-les avec une scrupuleuse exactitude, comme des cérémonies religieuses de la plus grande importance. Ne fais à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il t’advienne d’autrui ». (XII, 2).
Il est vrai qu’une autre fois Confucius répond : « La bonté consiste à aimer les hommes » (XII, 21). Mais, cet amour, combien il apparaît réservé et prudent ! « Un homme doué de bonté, pour sauver un autre homme tombé dans un puits, s’y jettera-t-il lui-même ? » demande Tsai Ngo ; et le Maître s’étonne : « Pour quel motif, cet homme sage commettrait-il une telle action ? Peut-être s’approchera-t-il du puits et tentera-t-il d’en retirer l’autre homme. Mais, certes, il ne se risquera pas au point d’y être précipité lui-même ! » (VI, 24).
La distance qui sépare cet apologue de celui du Bon Samaritain montre toute la différence entre cette bonté-là et le « don de soi » chrétien. Confucius l’affirmait expressément : « Un disciple de la sagesse qui ne soit point bon, cela se trouve ; mais celui qui n’a pas la sagesse ne possédera jamais la bonté » (XIV, 7). Exactitude, justice, courage (limité) : tels sont pour lui les composants de cette vertu prudente que nous nommerions plutôt l’utilité. Car le héros de Confucius est « bon » comme peut l’être un vin, du drap ou une pièce de monnaie : ni frelaté, ni hors d’usage, ni faux. Est bon ce qui n’est pas mauvais : rien de plus.
Au Ve siècle avant J.-C., l’heure de l’Esprit Nouveau n’a pas sonné.
[1] SSE-MA TS’IEN : Che Ki (Le Mémoire) ; 181 avant J.-C.
[2] Cité par O. SPENGLER, Le déclin de l’Occident.
Lao-Tseu et maître Mo
Mais elle est déjà proche. Déjà, en face de Confucius se dressent deux hommes dont le double enseignement s’oppose à la pensée du Maître, l’un plus conscient de la Loi des Cycles, l’autre plus ouvert à l’avenir, et tous les deux plus grands que lui, à notre estime.
Le premier, Lao-Tseu, aurait vécu au temps de Confucius, puisqu’on cite un dialogue où ils se combattirent. Cependant, il eût été plus jeune ; on date sa mort, communément, de 430 ou 420.
Lao-Tseu, de son vrai nom Li, se présente comme le continuateur de la plus haute tradition chinoise, telle qu’elle pouvait être définie dans le Livre des Mutations. Alors que Confucius cherchait un remède aux maux de l’Empire dans l’abandon des dieux anciens et le recours à une morale sociale et familiale, Li, s’élevant « au-dessus des apparences » voyait dans le seul Tao la doctrine salvatrice.
« Le Tao, dit Lao-Tseu, est la cause première éternelle de toute existence, une force saisie substantiellement, origine de toutes les choses, principe suprême du monde et moteur du Cosmos, Centre d’où s’irradient les forces régulatrices de l’Univers ».
Cette affirmation serait à prendre dans son sens littéral ; si bien que, selon Duyvendak, la taoïsme postérieur (classique) n’a plus qu’un lointain rapport avec la doctrine de Lao-Tseu[1].
Mais, si le Tao est cela (exactement le « ça » de Kierkegaard), comment l’appréhender ? Un texte de Tchouang-Tseu nous le dit :
« Ce qui m’était intérieur et extérieur se pénétrait ; j’éprouvais les mêmes sensations par les yeux que par les oreilles, par les oreilles que par le nez, par le nez que par la bouche ; mon cœur se concentra ; mon corps se dispersa ; mes os, ma chair se liquéfièrent. Je ne sus plus sur quoi mon corps s’appuyait, mes pieds se posaient ; au gré du vent, j’allais de droite et de gauche comme une feuille, comme une tige desséchée — et, à la fin, je ne sus même plus si je portais le vent ou si le vent me portait. »
On imagine quels liens unissent une telle recherche aux doctrines du retour éternel. Aussi bien, pour le taoïste, la politique n’était qu’une activité secondaire. L’art de gouverner, pour lui, c’est la science d’attendre et d’accueillir les Forces Majeures. Lie Tseu nous rapporte à ce sujet l’entretien que Yang Tchou, disciple du Maître, eut avec le roi de Liang.
« Gouverner le monde, dit Yang Tchou, n’est pas plus difficile que retourner la main. » Le roi rétorqua : « Maître, vous avez une concubine et une femme légitime et vous ne savez pas les gouverner, mais vous prétendez que gouverner l’Etat se fait en un tour de main ! Comment expliquez-vous cela ? »
« Un berger, répondit Yang Tchou, sait mener un troupeau de moutons. Mais Yao et Chouen (les Empereurs Blanc et Vert) ne le sauraient pas. On dit que des monstres marins seraient capables d’avaler des barques : ils ne vivent pas dans les petites rivières ; et de même les grues, qui volent haut, ne hantent pas les étangs troubles. Quand on porte de hauts desseins, on ne s’occupe pas des menues choses. C’est ce que j’ai voulu dire[2]. »
Rejeter les dieux et ne s’appliquer qu’aux apparences, avait été la solution de Confucius ; rejeter les apparences pour comprendre les dieux, la solution de Lao-Tseu. Une troisième voie demeure ouverte, qui serait l’accord avec son époque en même temps que l’accueil sans réticence de l’Esprit. Ce fut celle que choisit le troisième Grand Maître du Ve siècle chinois, Mo Ti ou Maître Mô (479-381 avant J.-C.), que l’historien Sse-Ma Ts’ien croira juger d’un mot : « Mo-Ti est l’auteur d’une doctrine d’économie sociale. Les uns le prétendent contemporain de Confucius ; d’autres disent qu’il vécut après lui[3]. »
En fait, Maître Mô fut bien autre chose qu’un économiste. Mais ce ne sera pas avant le XVIIIe siècle (et le crépuscule de la seconde mue du Cancer) que Pi Yuan, Souen Yi-juan et Wang Chong commenceront de lui rendre hommage.
« Le remède à nos maux, écrivait-il, c’est que les hommes s’aiment les uns les autres », ou bien : « L’histoire nous enseigne que la mort d’un innocent provoque toujours une calamité… (C’est que) le ciel aime tous les hommes sans distinction. » Sans fin, sous diverses formes, il répétait : « Ceux qui aiment sont aimés, ceux qui haïssent sont haïs ». « Tout le mal est venu de la distinction du moi et du toi, du mien et du tien ; tous les litiges, toutes les guerres. Aimez-vous ; tout changera de face[4]. »
Nous sommes au temps où, dans l’Inde, des communautés se constituent autour de la figure du Bouddha ; où, bien moins « avancés » dans les voies de l’Esprit, les prêtres égyptiens et des prophètes juifs s’attardent à annoncer l’inévitable venue d’un Dieu de la Médecine ou d’un Roi de Juda.
Qu’importe ! Demain, Houang-ti pourra de même établir un barème précis des Poids et Mesures, organiser les fonctionnaires, anéantir les œuvres astrologiques et les ouvrages de Confucius (considéré comme trop idéaliste !) : ni les prêtres ni les souverains n’empêcheront les destins de s’accomplir et le modeste enseignement de Maître Mô de renaître et de s’épanouir dans cette autre mystique que sera le Bouddhisme chinois.
Jean-Charles Pichon 1963
[1] DUYVENDAK : Le livre de la voie et de la vertu.
[2] LIE-TSEU : Tchoung hiu-tchen king (Le Vrai Classique du Vide Parfait), Gallimard.
[3] SSE-MA TS’IEN : Le « Che Ki ».
[4] Œuvres de MO-TSEU.