III
LA MORT DU TAUREAU
L’avènement du Christ ne fut pas la mort de tous les dieux comme le disaient Nietzsche et Renan. Le Yin et le Yang poursuivirent leur ronde dans l’orbe du Serpent qui, réduit au Croissant, dominait dans les premiers siècles sur les rivages de la « mer romaine » et qu’on verra, revêtu de plumes, commencer au Mexique une nouvelle carrière. Ici et là, de même, la Grande Mère et les Jumeaux prolongeaient jusqu’à Rome Isis et l’ancien panthéon anatolien, jusque chez les Mayas et le culte archaïque des divinités du maïs. Le symbolique Bélier, établi sur le faîte du Temple de Jérusalem, continue de mouvoir et de protéger son peuple après la destruction du Temple. Le Lion lui-même, le vieux fauve plusieurs fois millénaire, à la crinière solaire, au rugissement d’orage, exaltera le Slave et fortifiera le Parthe (puis le Sassanide) pendant neuf siècles encore. Un seul dieu disparaît : le Taureau.
Mort mystérieuse, aussi étrange que celle des dieux anatoliens, vingt-et-un siècles plus tôt. Car le dieu de Babylone, Mardouk, avait survécu à toutes les destructions et toutes les captivités. Et justement, quand il s’effondre, on peut dire qu’il n’a plus d’ennemis. L’Hittite a disparu depuis neuf siècles, l’Assyrien depuis trois cents ans et, depuis cinq siècles, le dernier roi phrygien, Midas, s’est empoisonné en buvant, dit-on, du sang de taureau[1]. L’Egypte n’est plus à craindre et l’empire perse, dernier bourreau de Babylone, vient de s’anéantir.
Seul, un adversaire resterait à Mardouk : Alexandre, si le conquérant n’entretenait le rêve, précisément, de rétablir le dieu dans sa puissance. Selon Plutarque, et M. Georges Radet qui le commente, tout jeune homme Alexandre avait nourri un culte pour les héros tauriques : Héraklès, Achille, Dionysos. Il ne renia jamais cet amour juvénile. Au cours de sa marche vers l’Orient, ne le voit-on pas, dans toutes les villes qu’il investit, sacrifier à l’Apis de Memphis, à l’Héraklès Melgart de Tyr (au prix d’un siège de sept mois), rebâtir Karnak et Louqsor, adorer Zeus Ammon, restaurer à Babylone même le temple de l’Esagil et y recevoir l’investiture du dieu (vers 331), cependant qu’à Persépolis il fait détruire tous les ouvrages de Zoroastre, l’ennemi juré de Mardouk…
C’est une concordance impossible à taire, dût-elle indisposer les esprits raisonnables, que 2137 ans plus tard, un autre empereur allait vouloir ressusciter la religion juive comme Alexandre avait rêvé de restaurer Mardouk le taureau. On sait d’ailleurs que Napoléon Bonaparte ne cachait pas sa croyance dans les cycles historiques et qu’il était friand des prophéties chrétiennes qui toutes, plus ou moins clairement, avaient annoncé sa venue : la prophétie d’Orval, entre autres, et les quatrains de Nostradamus :
Un empereur naîtra près d’Italie
Qui à l’Empire sera vendu bien cher…[2]
De la cité marine et tributaire
La tête rase prendra la satrapie…
Par quatorze ans tiendra la tyrannie.[3]
Quatorze années : le temps où cet autre « satrape », Alexandre, avait régné : 336-323 avant J.-C. « Près d’Italie », pourquoi? Parce que le Macédonien, également, était né « près de » l’Empire « qui le paya bien cher » : la pacifique Achaïe[4].
Si, malgré les campagnes d’Italie et d’Egypte, malgré la folle marche vers l’Est, on doutait que Napoléon crût fermement à ces songes, c’en serait cependant une preuve, je pense, que son étrange décision, en 1806, de recréer le Sanhédrin. Réunie à Paris, en juillet, l’assemblée des notables juifs émit tout un ensemble de recommandations, que le Sanhédrin reconstitué vota sans discussion.
La clause la plus importante en était que les juifs, désormais, considéreraient le pays natal comme leur patrie et accepteraient de le défendre. En France, le décret réorganisait le sacerdoce juif en une rigoureuse hiérarchie qui, pour l’essentiel, demeure encore en place. D’aucuns reprochèrent à ces textes, « le décret infâme », certaines additions contestables (autorisation spéciale pour qu’un juif pût ouvrir un commerce, limitation du droit de changer de département, etc.); mais, dans l’ensemble, l’innovation napoléonienne fut reçue comme un don prestigieux et, dans sa marche vers l’Est, en Pologne notamment, Napoléon ne cessa de trouver chez les juifs de reconnaissants alliés. Conscient de son échec sur le plan religieux, il se félicitait qu’au moins, politiquement, le Sanhédrin « lui fût utile ».
La tentative d’Alexandre, elle non plus, n’avait pas été une réussite. En 330 avant J.-C., c’en était bientôt fait de la religion taurique : la volonté d’un homme n’y pouvait rien changer. Alexandre lui-même, initié par les prêtres d’Héliopolis aux mystères de « la grande année », semble avoir, vers la fin de sa vie, admis l’agonie de son idole. On le vit se tourner vers le dieu nouveau, Dieu de la Mer et des Poissons, en qui les Grecs et les Romains croyaient reconnaître Poséidon (Neptune). « Laissez-le donc être fils de Zeus et de Poséidon, s’il y tient! » s’écriera Démosthène quand, de retour en Grèce, Alexandre s’y fera rendre les honneurs divins.
Mais c’est à Babylone que le conquérant meurt, en 323, et cette mort brutale, pour tous ceux qui l’entourent, est comme un signe. L’un de ses officiers, Séleucos, satrape de Babylone, triomphateur du dernier Perse, Antigone, réoccupe la ville en 312 et date de cette année l’ère nouvelle.
Au siècle suivant, la tentative des Séleucides de recréer Babylone ira jusqu’à restaurer l’antique langage babylonien, d’ailleurs archaïque et savant : son usage ne prévaudra pas longtemps contre l’araméen, langue neuve.
Les royaumes hellénistiques dureront un siècle et demi. Ils domineront l’Asie mineure, la Grèce, l’Anatolie, l’Egypte, en se déchirant l’un l’autre sans cesser de clamer leur désir de paix et de contracter alliance sur alliance. L’éphémère conquête de la Judée par Antiochos III sera bientôt brisée par la révolte des Maccabées. En 141, le roi des Parthes, Mithridate, enlèvera la Babylonie aux Séleucides, dont la chronologie se maintiendra pourtant jusqu’en 64 avant J.-C., année où les victoires de Pompée arracheront les derniers lambeaux de l’ancien empire d’Alexandre.
Dira-t-on que les Parthes et les Romains ont achevé Babylone? Jamais peut-être les livres sacrés de Mardouk n’avaient reçu un tel accueil : particulièrement à Rome, en Grèce et dans le Moyen-Orient[5]. Les Parthes honorent le Taureau et c’est à Babylone qu’exilés de Judée, les docteurs du Talmud se réfugieront.
Cent témoignages de Diodore, de Strabon, de Ptolémée, de Plutarque nous montrent le crédit dont les chaldéens jouissent auprès des philosophes et des empereurs. Mais nul ne rêve plus de restaurer leur dieu; et eux-mêmes n’y songent pas sérieusement, semble-t-il.
C’est l’époque où la religion taurique entre dans une nuit définitive; de laquelle, du moins, elle ne s’éveillera plus sous sa forme originelle. Dans cette mort, une fois encore, il nous voir la preuve que tous les faits d’histoire ne comportent pas une explication rationnelle.
Jean-Charles Pichon 1963.
[1] STRABON I. Il s’agit évidemment d’une mort mythique, puisqu’à Egire, la prêtresse de la Terre, avant de descendre dans la caverne sacrée, buvait du sang de Taureau. (PLINE : Hist. Nat., XXVIII, 41). Elle n’en mourait pas. D’autre part, Ctésias cite comme victime du breuvage taurique Tanyoxartès, frère de Cambyse (In Pers. ap. Photium); Hérodote cite l’Egyptien Psaménite (I, 13) et Plutarque, Thémistocle (Thémis., 37). On veut bien croire que le Grec, l’Egyptien, le Perse et le Phrygien furent victimes du Taureau-dieu, en cela qu’il leur survécut. Du sang de l’animal? C’est moins croyable.
[2] Les Centuries de Nostradamus, édition de 1566 (I, 60).
[3] Les Centuries de Nostradamus (VII, 13). Comparer : « tête rase » et « Petit tondu ».
[4] Non seulement le synchronisme « Alexandre-Napoléon » a été souvent étudié (par O. Spengler, entre autres), mais le rapprochement « Macédoine de Philippe – France de Louis XV » avait déjà frappé un Frédéric le Grand (1740-1786).
[5] Aujourd’hui, proportionnellement, l’audience de la Bible dans le monde y serait comparable.