II
LA FOI EN L’ETERNEL RETOUR
S’il n’est pas vrai que la puissance temporelle de Juda se soit maintenue intacte jusqu’au Christ, il ne l’est pas plus qu’à partir de Jésus elle se soit complètement effondrée. On connaît la raison de ce mensonge : les catholiques tenaient à répandre que les souffrances des juifs étaient le châtiment du crime d’avoir livré Jésus. D’où, la nécessité de dater la « dispersion » de la mort du Christ et d’où le développement à l’infini du thème : « Le peuple d’Israël, en se dispersant par toute la terre, a continué à former une race à part, demeurant ainsi malgré lui le témoin perpétuel de l’accomplissement des prophéties et de la malédiction qui pèse sur le peuple déicide[1]. »
En fait, répétons-le, le mot lui-même « diaspora » date de la captivité babylonienne, au 6ème siècle avant J.-C. Quant à l’avenir de Juda, Cecil Roth dit excellemment : « Contrairement à ce qu’on pense, la chute de Jérusalem fut, dans l’histoire du peuple juif, un épisode plutôt que la fin d’une époque[2]. » Sans doute la destruction du Temple a-t-elle marqué dans l’histoire du Peuple une terrible coupure; mais elle ne fut à aucun degré le commencement d’une agonie.
Pour l’apprécier, imaginons ce que deviendrait le christianisme, si le Vatican devait être détruit. Les églises protestantes et l’église orthodoxe ne seraient pas directement atteintes par la disparition de la papauté. Puis, on peut croire que des millions de catholiques persévéreraient dans leur foi. Tôt ou tard, ils se rassembleraient ici et là en de petites communautés et chercheraient dans l’étude de leurs livres sacrés l’enseignement qui ne leur viendrait plus de Rome.
Leur adversaire, alors, serait bien moins l’un des Etats à demi matérialistes, indifférents ou peut-être condamnés, qui auraient abattu l »Eglise — que la foi nouvelle (encore hypothétique), dont les adeptes auraient à cœur d’achever la religion moribonde.
Ainsi des juifs. A cela près, qu’il est dans l’esprit des Poissons, mais nullement dans celui du Bélier, de savoir s’adapter et se soumettre. Quarante-cinq ans après la chute de Jérusalem, les juifs du Levant et de l’Afrique se soulevèrent; la Ville fut reprise; sous le commandement de Simon bar Koziba, Juda put espérer revivre. La dispersion de 135, même, ne mit pas fin à cet espoir.
Des académies se reconstituaient en Palestine et en Babylonie; le Talmud y était composé, la Thora étudiée. Des communautés s’y recréaient : certaines d’entre elles ne disparaîtront qu’au temps des croisades.
Dès 138, dans une tentative désespérée de « retour aux sources », le patriarcat était ré institué. De Siméon III jusqu’à Gamaliel VI (suspendu en 415, mort en 425), les « patriarches » allaient se maintenir trois siècles. Un développement philosophique et scientifique accompagnait le redressement religieux. C’était le temps où une secte juive se faisait appeler « les Thérapeutes », et ce nom n’était pas usurpé.
« Sur la science des anciens, notamment en matière d’anatomie et de physiologie animale, le traité talmudique de Hulin apporte un grand nombre d’éclaircissements… Les structures du cœur, des poumons, des reins, du foie semblent avoir été parfaitement connues (au 4ème siècle de notre ère), de même que la circulation du sang et la direction du torrent sanguin dans les divers circuits du système vasculaire. Des travaux de reconstitution très complets ont été effectués à ce propos par la Société d’Histoire de la Médecine hébraïque[3]. »
La science médicale des juifs n’est d’ailleurs nulle part discutée, bien qu’on y feigne parfois d’y voir une connaissance surtout vétérinaire. En effet, cette science progressait principalement grâce aux examens cliniques auxquels était soumis le bétail avant d’être livré à la consommation. Il n’en est pas moins vrai que le médecin juif, pendant des siècles, sera préféré à tout autre; et l’on retrouvera les juifs, au Moyen Age, dans les premières facultés de médecine de Toulouse et de Paris.
Quant aux mystiques de la renaissance judaïque, nous ferons plus ample connaissance avec eux en disant quelques mots de la cabbale.
Or, cette renaissance, Rome l’a vue avec une sorte d’indifférence, brisée, ici, par la répression d’une révolte (en 351), là, au contraire, par la faveur par la faveur inébranlable d’un empereur, Julien, que la mort seule empêchera de reconstruire le Temple.
Jules Isaac défend la thèse que les persécutions des juifs avant le Christ auraient été d’un ordre économique et militaire : des voisins plus puissants s’attaquent à un Etat mal défendu et riche; mais que les persécutions après le Christ revêtent un caractère doctrinal, religieux : un dieu chasse l’autre[4].
Ceci n’infirme pas la théorie, mais plutôt la confirme, que précisément cette autre rupture dans l’histoire du Peuple, la fin du patriarcat, ne date pas du Christ mais du début du 5ème siècle, où s’impose l’église nouvelle.
Cependant, les persécutions les plus atroces ne commencèrent pas dès ce moment : triomphante, l’Eglise s’inquiétait des barbares. Les sévérités de l’empereur chrétien Théodose II (408-450) et les premiers massacres des juifs d’Alexandrie demeurent des exceptions jusqu’au succès définitif de l’Eglise et son unification, au 6ème siècle.
La prohibition de l’exercice public du judaïsme date de l’empereur Héraclius (610-642) et l’expulsion des juifs, en Gaule, du « bon » roi Dagobert (626). La Burgondie, la Lombardie, l’Espagne, commençaient de suivre cet exemple, quand un nouveau danger vint reléguer au second plan le problème juif : les musulmans.
Le premier ennemi, après le christianisme, que la religion hébraïque eût pu redouter! Mais les musulmans se reconnaissaient les fils du Bélier aussi bien que les adeptes du Croissant. Non seulement ils pratiquaient la circoncision et observaient les rites alimentaires, mais ils acceptaient les Prophètes et révéraient Jérusalem comme un haut-lieu de l’Esprit. Devant l’Exilarque, que le Calife asseyait sur un trône en face du sien, les princes musulmans devaient se tenir debout. Aussi bien, ce sera dans l’Espagne « maure », puis dans l’empire turc que les juifs persécutés trouveront leurs derniers refuges.
Aux 8ème et 9ème siècles, nous n’en sommes pas là. Même aujourd’hui, les juifs respectent le nom de Charlemagne, « à cause des faveurs dont il combla leurs pères ». A Lyon, au 10ème siècle, le jour du marché était reporté du samedi au lundi pour la commodité du Peuple. Ses négociants allaient chercher jusque chez les Slaves des esclaves pour le calife de Cordoue et pour les nobles juifs. En vain les conciles ecclésiastiques remettaient en vigueur de vieilles prohibitions, que nul n’appliquait plus.
Au 11ème siècle encore, des communautés religieuses puissantes existaient tout à la fois en Espagne, en Angleterre, en France et en Orient : Arabie, Egypte, Perse — jusqu’aux Indes et en Chine. En même temps, les écrits poétiques ou philosophiques d’un Moïse ibn Ezra, de Grenade, d’un Abraham ibn Ezra (1092-1167) ou d’un Juda haLévy (1086-1141) exerçaient sur les initiés et les intellectuels de tous les cultes un surprenant prestige. Bien que ses royaumes terrestres fussent dispersés, il restait au Bélier l’empire immense de l’Esprit.
[1] W. Devivier, Cours d’Apologétique chrétienne ou Exposition raisonnée des fondements de la foi, Casterman, 1914.
[2] Cecil ROTH : Histoire du peuple juif, 1948.
[3] Meyer SAL : Les Tables de la Loi, La Colombe, 1962.
[4] Jules ISAAC : Jésus et Israël, l’Enseignement du mépris, Fasquelle, 1956, 1952.
Les persécutions
On peut penser que deux évènements surtout (l’un et l’autre chrétiens) furent responsables des persécutions contre le Peuple. En premier lieu, les croisades; en second lieu, le quatrième concile de Latran (1215) qui déchargeait les chrétiens de toute dette envers les juifs. Le même concile reconnaissait comme dogme la doctrine de la Transsubstantiation. Ce fut le temps où coururent les fables immondes : les juifs fabriquent leur pain azyme avec le sang des petits enfants qu’ils égorgent, ou bien ils lardent de coups de poignard l’hostie sacrée, renouvelant ainsi le supplice et la mort de Jésus.
Qu’y avait-il derrière ces calomnies, soigneusement entretenues par les pouvoirs ecclésiastiques? Une fois encore, je le crois, la crainte de l’éternel retour, car c’était Babylone, l’antique cité taurique, qui avait, en 585 avant J.-C., écrasé la puissance de Juda, et l’on craignait qu’à la faveur d’un inconcevable renouveau, le Bélier ne s’attaquât à la puissance chrétienne, précisément menacée[1].
On commença de rendre les juifs responsables de la peste, des mauvaises récoltes, des incendies et des razzias musulmanes. A la fin du 12ème siècle, ils n’étaient plus en paix que dans les possessions mahométanes d’Espagne et dans le Midi de la France, pays des Albigeois. La double victoire catholique sur les musulmans d’Espagne et les Albigeois du Midi les dépossédera de ces derniers refuges.
Dès 1182, Philippe Auguste les avait bannis de son royaume et avait confisqué leurs biens; bientôt, pour la première fois (mais non pas la dernière) ils durent porter un insigne spécial, une « roue » ou la lettre O, et leurs maisons être distinguées aux yeux de tous; enfin, les populations eurent le droit « tacite » de les lapider pendants les fêtes de Pâques (en Grèce notamment, et en Italie).
Au printemps 1240, on saisit tous les livres hébraïques pour les brûler publiquement; après un long procès, l’autodafé eut lieu le 17 juin 1242, à Paris. Les rois de France, Saint-Louis et Philippe le Bel appliquaient à la lettre les consignes de Latran. En Angleterre, les persécutions avaient précédé celles-là (1189-1190); en Allemagne, d’autres persécutions suivirent.
Plus tard, quand les princes se furent ressaisis (Louis X en France), les peuples reprirent à leur compte « le bon combat ». Le mouvement des Pastoureaux en pays d’Oc entraîna le massacre de centaines de juifs. Dans le reste de l’Europe, Boppard, Vienne, Spire, Halle, Erfurt, Mecklenburg, Francfort-sur-le-Main, Orenbourg, etc. étaient les divers théâtres de massacres non moins monstrueux.
L’Alsace connut cette vague en 1336, la Bavière l’année suivante, la Savoie douze ans plus tard.
Vers le début du 15ème siècle, les persécutions allaient s’apaiser, quand le concile de Bâle (1431) les relança. Cette fois, l’Italie, la Bavière et l’Allemagne furent les plus atteintes : on enlevait aux familles les enfants qu’on ne tuait pas, pour les faire élever dans la foi chrétienne. La Pologne connut ses premiers pogroms.
Puis, ce fut l’Inquisition.
Depuis un siècle déjà, l’Espagne avait cessé d’être un abri pour le Peuple : exactement, depuis le mercredi des Cendres, en 1391, où plusieurs milliers de juifs avaient été massacrés par la population de Séville. On avait suivi l’exemple de ce crime à Cordoue, à Tolède et dans toute la Castille. La communauté de Barcelone avait été anéantie, ainsi que celle de Valence. Le nombre total des victimes dépassait soixante-dix mille.
L’Inquisition ne pas mieux, mais elle codifia l’horreur. Torquemada se vantait que trente mille personnes avaient été mises à mort par son tribunal. « Même les morts n’étaient pas épargnés, car, parfois, on déterrait leurs ossements pour les condamner et les brûler dans les règles[2]. »
[1] Ce fut en tout cas la crainte avouée de ces martyrs volontaires, les Flagellants, qui réclamaient la mise à mort de tous les juifs. A ce sujet, il n’est pas exact que l’ascétisme des mystiques de la Renaissance, ou celui des Nazirs de Judée au 6ème siècle avant J.-C., soit le propre d’une religion; mais c’est la marque de la perte du Royaume de Dieu et de la croyance que l’homme en est coupable.
[2] Cecil ROTH, opus cité.
Les cabbalistes
S’il est un réconfort pour la religion meurtrie, persécutée, comment ne serait-ce pas l’exemple de durée, d’incroyable survie, que laisse le souvenir de la religion précédente? Du cœur de ses malheurs, ainsi, le peuple juif continuait de croire au renouveau. Son esprit s’affinait, cernait l’universel, s’ébattait librement dans l’orbe des millénaires.
Des années de la nuit était sorti un livre étonnant, le Zohar, dont l’auteur, selon les uns, aurait été Rabbi Siméon bar Yochaï (2ème siècle) et selon d’autres un mystique espagnol du 13ème siècle, Moïse ben Shem Tov (dit « de Léon »). Cette dernière assertion est sans doute la vraie; mais il se peut que Moïse de Léon ait utilisé des fragments d’œuvres très anciennes. En effet, du 2ème au 13ème siècle, de nombreux livres hermétiques juifs avaient déjà provoqué de multiples commentaires.
L’un de ceux-ci, le Sepher Yetsira avait été un laborieux sujet d’études pour les plus grands penseurs du Moyen Age : Ibn Gabirol, Abraham ibn Ezra… L’auteur inconnu du livre pose que les vingt-deux lettres de l’alphabet sacré et les sephiroth belima furent les trente-deux voies de la Création. Le terme « sephiroth » demeure obscur : certains ont voulu y voir une dérivation du grec : sphaïros, sphère, en quel cas la théorie serait directement rattachée à l’astral. Selon d’autres commentaires, le mot dérive de la racine S P R et signifie : entité, numération du néant.
On ne sait laquelle des deux interprétations est la meilleure[1], car le Yetsira précise d’autre part que les planètes (au nombre de sept) et les constellations (au nombre de douze) commandent aux sept jours et aux douze mois de l’année, ce qui est bien une prétention astrologique. Puis, le symbole de la Roue « dans l’année comme un Roi dans son Etat » nous rappelle la formule Rotas et atteste que l’astronomie demeure une des clefs de l’ouvrage.
Il n’en est pas moins vrai que d’autres ouvrages cabbalistes avouent moins clairement leur filiation zodiacale. Vers les mêmes temps que le Zohar, paraissaient Ghinat Egoz et Shaaré Ora de Joseph ibn Gikatila, dont l’importance ne le cède en rien à l’œuvre de Moïse de Léon. Les deux Aboulafia (Todros et Abraham) écrivent aussi vers 1240-1290. L’œuvre de ce dernier présente l’intérêt que les recherches numériques n’y sont jamais sans référence morale, ce qui nous les rend plus proches, plus « humaines[2]« .
C’est en effet trop souvent aux plus anciennes cosmogonies de l’antiquité que fait songer l’étrange synthèse de poésie et de mathématiques à quoi aboutit l’œuvre des cabbalistes.
Selon l’initié, les Nombres-lettres qui constituent l’Univers, sont la clef même des volontés divines. Dans cette croyance se retrouvent, déformées ou recréées, les plus vieilles traditions indiennes et chaldéennes, touchant l’existence d’un ou plusieurs cycles d’éternel retour. On y reconnaît l’affirmation de Platon. « Cet univers, tantôt la divinité guide l’ensemble de sa révolution circulaire, tantôt elle l’abandonne à lui-même, une fois que les révolutions ont atteint en mesure la durée qui sied à cet univers; et il recommence alors à tourner dans le sens opposé, de son propre mouvement[3].
On y reconnaît enfin les croyances de la colonie juive d’Eléphantine qui, jusqu’au 4ème siècle avant J.-C., tenta de créer le panthéon des dieux successifs, où la déesse Anat et les dieux phéniciens et phrygiens : Béthel, Harambéthel, etc., eussent trouvé place aux côtés de Yahvé.
Cependant, la Cabbale rejette également le panthéon et la pure gnose philosophique. C’est par le Nombre, et le Nombre seul, que le mouvement cyclique est suggéré. Ce fut par le Nombre qu’au cœur de la persécution, l’espoir renaquit dans le peuple juif.
En effet, par des calculs différents de ceux des Egyptiens, les cabbalistes étaient parvenus à la certitude que l’ère des Poissons prendrait fin en 1490 ou 1492 et attendaient pour cette date l’avènement de leur Messie, leur propre renouveau. Je ne puis m’interdire de noter qu’ici encore, à partir de la renaissance du Taureau sous les Rois des Pays de la Mer, nous retrouvons sensiblement les vingt-et-un, vingt-deux siècles fatidiques.
La sortie de la nuit
Cruelle ironie. En 1492, Grenade était reprise aux Maures, l’Espagne tout entière revenait au Christ et l’un des premiers actes des souverains catholiques était de promulguer l’expulsion des juifs, indésirables déjà dans le reste de l’Europe. Restait le Portugal : l’Inquisition n’y fut introduite qu’en 1531. A la fin du 16ème siècle, il n’y demeura plus un seul juif.
C’était le temps où la Réforme triomphait en Allemagne, en France, et l’Eglise accusait le Peuple d’avoir été à l’origine de l’hérésie protestante (ce qui n’était pas faux puisque, nous l’avons vu, une hérésie se crée nécessairement sur le mythe antérieur). Tous les Papes, de 1553 à 1585, puis de 1592 jusqu’à l’aube du 19ème siècle, reprirent la politique des anciens conciles. Sixte-Quint apparaît la seule lueur de compréhension et d’indulgence dans cette longue suite de rigueurs.
Un peuple moins religieux aurait désespéré. Mais les temps étaient venus, disaient les grands mystiques. Beaucoup les crurent et se rappelèrent Jérusalem. En 1538, un exilé d’Espagne, Jacob Bérab eut l’ambition de rétablir en Palestine le centre de la vie spirituelle. Sa tentative, malheureuse, fut cependant reprise et poursuivie par un autre célèbre réfugié espagnol, Joâo Miguez, plus connu sous le nom de Joseph Nassi. Devenu duc de Naxos et des Cyclades, Nassi était l’un des personnages les plus riches et les plus influents de l’empire turc, quand il résolut de soutenir la cause des juifs en Palestine.
Il obtint la concession de la cité de Tibériade, la reconstruisit et entreprit de transformer le pays en un centre commercial alimenté par l’élevage des vers à soie et par l’industrie textile. Calcul trop pratique, sans doute, trop raisonnable, pour supporter un si grand rêve! Lorsque Nassi mourut, en 1572, il ne l’avait qu’en partie réalisé.
Cependant, des communautés s’étaient reformées, non seulement à Tibériade mais dans toute la Haute-Galilée. A Safed, on comptait, à la fin du 16ème siècle, dix-huit collèges talmudiques et vingt-et-une synagogues. De ces centres devaient sortir certains des cabbalistes les plus fameux, Joseph Caro (1488-1575) et, surtout, Isaac Lourié, né à Jérusalem d’une famille allemande. Un long séjour en Egypte (sept années) avait pu le familiariser avec d’antiques traditions.
Quoique Lourié n’eût rien publié, des notes prises d’après ses paroles circulent bientôt dans le monde de la Dispersion, revivifiant les espoirs déçus. Les faux Messies commencent à pulluler.
Il serait vain de les citer tous. L’un d’entre eux fut exemplaire, Sabbataï Zewi, né en 1626 à Smyrne. Pendant toute sa jeunesse, il s’était familiarisé avec les secrets du Zohar, de sorte qu’il en vint à se persuader que lui-même était le Messie attendu.
L’ayant proclamé publiquement en pleine synagogue, à Smyrne même (1665), il connut immédiatement une vogue retentissante et, sans attendre, commença d’organiser le Nouveau Royaume, partageant la Terre Sainte entre tous ses adeptes, dont le nombre allait croissant.
Des prières étaient dites pour Sabbataï Zewi dans toute l’Europe; les marchands d’Amsterdam et les banquiers de Londres assuraient le prophète de leur sou mission; on dansait dans les synagogues et l’on mariait les enfants dès le berceau « pour qu’ils pussent engendrer les corps où s’incarneraient les dernières âmes disponibles avant la Résurrection ». On dit même que Spinoza, interrogé sur le nouveau Messie, aurait admis la possibilité d’une restauration temporelle du pouvoir hébraïque, sans toutefois en fixer la date.
Cependant, arrêté par le Grand Vizir de Constantinople, Zewi commençait le cycle de ses « persécutions ». Vivant avec une pompe princière dans la forteresse d’Abydos, sa prison, il entreprenait tranquillement de modifier le calendrier des fêtes juives et de faire célébrer par le Peuple les Actes Essentiels de sa vie, quand enfin le Sultan lui donna à choisir entre le reniement et la mort. Zewi choisit l’apostasie.
Mais la trahison même, dit-on, ne découragea pas tous les fidèles; enseignés par l’exemple du Christ, ce Messie qu’ils n’avaient pas reconnu, ils savaient maintenant que le scandale et la honte paient à longue échéance. N’était-il pas plus méritoire encore de s’humilier jusqu’à choisir le mépris universel? Certains de ces subtils métaphysiciens préférèrent quitter la foi juive pour demeurer fidèles à leur Messie. On les nommait les Dunmeh et, sous ce nom, ils se maintinrent pendant trois siècles. En 1913, les Jeunes Turcs, créateurs de la Turquie nouvelle, en comptaient un assez grand nombre dans leurs rangs.
Tandis qu’on disputait dans les cercles lettrés de la divinité ou de la déchéance de Zewi, d’autres prophètes apparaissaient et disparaissaient sans tapage. Vers 1680, un médecin marrane, Abraham Michel Carduso, en 1700 le prédicateur italien Mardochée Eisenstadt ou bien, en 1730 à Padoue, l’écrivain Moïse Haïm Luzzato. En Pologne et en Moravie, les Messies se dénombraient plusieurs centaines tout au cours du 18ème siècle. Un aventurier de Podolie, Jacob Leibowicz, dit Frank, devint ainsi le créateur d’une secte, les Frankistes, qui finit par se convertir au Christ. Elle était encore puissante au milieu du 19ème siècle. En revanche, le million d’adeptes d’une autre secte, les Hassidim, dont le fondateur avait été Israël ben Eliézer (1700-1760) se fondirent dans le judaïsme et l’enrichirent de leur « mysticisme quotidien ».
[1] Ce qui est un problème secondaire, car l’abstraction ésotérique et l’abstraction astrologique se recoupent en plus d’un point, ne serait-ce que par leur commune origine (sumérienne).
[2] J’en donnerai cet exemple (repris dans Gikatila) :
« Echad », Alpha (1) + Heth (8) + Daleth (4) = « Ahabah », Aleph (1) + Hé (5) + Beth (2) + Hé (5). Echad, l’unité, égale Ahabah, l’amour. D’où : « L’Amour de Dieu est son Unité même. »
[3] Le Politique, Platon.
Le vrai renouveau
Echec, donc, sur toute la ligne. On ne voyait pas Jérusalem renaître de ses cendres, le Temple reconstruit, un grand roi faire la loi en Orient. Cette déception renouvelée pendant deux siècles justifie assez bien le mépris ou l’ironie que les historiens montrent pour les cabbalistes. Mais, entraînés par le mépris et l’ironie, il se peut aussi qu’ils ne voient pas ce qui pourtant crève les yeux.
Nous avons trop peu de renseignements précis sur l’un des évènements les plus étranges de l’histoire juive : la création d’un vaste empire judaïque aux « Portes du Monde », entre le Caucase, la Volga et le Don. Les Khazars étaient un peuple d’origine mongole, pense-t-on, dont le prince Boular se convertit au judaïsme vers l’an 800. Son successeur, Obadiah, couvrit le pays de synagogues; même après leur conquête par le prince de Kiev (965-969), les Khazars conservèrent leur foi et, jusqu’en 1264, les princes russes durent compter avec eux; si bien que la Russie et la Pologne devinrent naturellement des centres d’immigration pour le Peuple persécuté dans le reste de l’Europe; centres si importants qu’une langue nouvelle s’y créa : le juif allemand, ou Yiddish.
En 1500, le nombre des juifs polonais était estimé à 50 000; en 1650, il atteignait le demi-million. Une science singulièrement éclectique, fondée sur les analogies, prenait naissance à Cracovie (1530), cependant que d’autres systèmes d’étude de la Bible et du Talmud se développaient à Brest-Litovsk et dans d’autres lieux.
Dans un livre publié en 1653 à Venise, Even Metzoulah, Nathan Hanover décrit ainsi cette floraison : « Ce que tout le monde sait ne réclame pas de preuves : dans toutes les lointaines colonies d’Israël, il n’y eut nulle part autant de connaissance de la Thora que dans le pays de Pologne. » L’auteur explique comment, dans chaque communauté, des académies talmudiques se constituaient autour d’un Maître, rétribué par le peuple pour se consacrer entièrement à son enseignement; les étudiants étaient rétribués de même et instruisaient à leur tour les plus jeunes enfants. « Dans l’ensemble des royaumes de Pologne, on n’aurait pu trouver sans peine une seule maison où ne fût étudiée la Thora. Ou le père était un savant, ou bien son fils ou son gendre étudiait perpétuellement; ou bien quelque étudiant y avait table ouverte… »
Ce texte nous rappelle qu’un évènement considérable s’était effectivement produit tout à la fin du 15ème siècle : l’invention de l’imprimerie, et que cet évènement ouvrait aux livres sacrés des juifs, au premier rang desquels la Bible, un champ de propagation encore sans exemple. Il n’est pas inutile de rappeler également que l’hérésie protestante (et le retour au dieu antérieur, qu’elle impliquait) eut, quant au sort des juifs dans le monde, de bienfaisantes conséquences. Sans doute, l’attitude des premiers réformés devant le problème n’avait témoigné de nulle tolérance, bien au contraire! Luther lui-même conseillait de « mettre le soufre, la poix, le feu de l’enfer aux synagogues et aux écoles juives, de détruire leurs maisons, de s’emparer de leurs capitaux et de tous leurs effets précieux, avant de les chasser en pleine campagne ainsi que des chiens enragés[1]. »
Mais c’était la Bible, cependant, que les protestants donnaient à lire (et qu’ils donnent encore aujourd’hui). Si le Livre a conquis la terre entière, du Labrador au Pérou, c’est bien aux sectes hérétiques que ce prosélytisme immense est dû. Nécessairement, quelque apaisement au sort des juifs devait s’ensuivre.
Il est vraisemblable que, si le Peuple avait su comprendre cette chance et tirer parti de cet adoucissement, la Religion, nourrie de méditations et d’études mystiques, aurait connu un éclatant renouveau. Mais c’est le plus grand danger de la théorie des cycles que de vouloir et d’attendre que l’évènement se reproduise dans des formes identiques à celles qu’on a connues. Parce que le Taureau avait, sous Nabuchodonosor, vaincu par la Puissance, par le Fer et le Feu, les juifs des 16ème et 17ème siècles continuaient d’attendre le triomphe d’une Ville alors qu’on leur donnait l’audience de toute la terre.
En fait, seul d’abord, un certain groupe juif, les Marranes, sut apprécier l’occasion. Fidèles au plus ancien dieu d’Israël, Adonaï, et aux plus anciens rites bibliques, ils avaient été, en Espagne, des victimes de choix pour l’Inquisition. Parmi ceux qui se convertirent en apparence et gardèrent dans le cœur la foi de leurs pères, les « Nouveaux Chrétiens », on compte des hommes aussi illustres que Spinoza, le père de Montaigne, celui de Nostradamus, des médecins et des professeurs réputés. En même temps, les Marranes s’installaient dans tous les pays, en Turquie, à Venise, en France, en Afrique du Nord et aux Pays-Bas, où se constitua bientôt leur plus importante colonie.
De là, sous l’impulsion du rabbin Manassi ben Israël (1604-1657), ils gagnèrent l’Angleterre, où Cromwell les toléra. A ces communautés nouvelles, allaient se joindre les derniers réfugiés, traqués dans la Pologne de Charles X de Suède. En 1730, rejetant le masque, les Marranes se faisaient reconnaître partout pour des juifs authentiques. Un continent nouveau appelait des hommes nouveaux. Des ports où ils s’étaient massés, des milliers de jeunes gens gagnèrent l’Amérique.
Le juif moderne
Au nombre des évènements qui bouleversèrent le sort des juifs dans le monde, il faut compter en premier lieu la guerre d’indépendance américaine. Dans une lettre à M. Jacob-H. Schiff (du 12 janvier 1906), Théodore Roosevelt pouvait écrire : « La célébration du 250ème anniversaire de l’établissement des juifs aux Etats-Unis est liée à une série d’évènements historiques dont l’importance est plus que nationale. »
Le Président ajoutait que, pendant la période révolutionnaire, notamment, les juifs s’étaient fait les « champions de la liberté », combattant pour elle dans les rangs de l’armée, alimentant d’abondance le Trésor public, etc.
A la même époque, en Allemagne, la traduction du « Pentateuque » par Mendelssohn (1729-1786) et la création de l’Ecole juive libre de Berlin en 1781 confirmaient le départ d’un mouvement irréversible. Puisqu’il apparaissait que les barrières dressées au cours des siècles entre les juifs et les gentils n’étaient pas insurmontables, il fallait premièrement que les juifs aient les mêmes droits que les autres hommes, deuxièmement qu’eux-mêmes se considèrent comme des citoyens « normaux » des pays qu’ils habitaient.
Napoléon Bonaparte établit clairement le second principe : le Congrès de Vienne et les assemblées qui suivirent surent reconnaître le premier, dont les diverses déclarations des « Droits de l’homme » avaient jeté les bases. La Hollande, puis la France l’appliquèrent aussitôt. La révolution de 1830 mit le judaïsme au rang des autres religions officielles et l’Etat commença de subventionner le culte.
L’Allemagne suivit cet exemple, mais avec quelque retard et non sans réticence : il fallut la vague révolutionnaire de 1848 pour garantir aux juifs les droits démocratiques. En Autriche, la Constitution qui les leur accordait, cette même année, leur fut retirée trois ans plus tard et rendue seulement en 1867; dans le Grand-duché de Bade, l’émancipation des juifs ne fut reconnue qu’en 1862, en Saxe en 1868.
Mais, curieusement, ce fut en Angleterre que les réformes libératrices apparurent le plus farouchement combattues. D’innombrables discussions, projets et rejets de lois se succédèrent presque sans discontinuer de 1833 à 1871, avant que les dernières oppositions fussent surmontées. Il y avait seize ans qu’en Russie même le tsar Alexandre II avait commencé de pratiquer envers le Peuple une attitude plus conciliante; néanmoins, la Russie des tsars continua de se montrer hostile à l’émancipation complète — et l’on sait assez que la Russie de Staline ne s’y montrait qu’officiellement disposée.
Il serait bien inutile de montrer par des exemples, qui devraient être plusieurs milliers, la prise de position croissante des juifs dans la vie de l’Occident depuis le début du siècle : sur le plan financier, politique, artistique et scientifique enfin. Certains en prirent ombrage : l’affaire Dreyfus en France est dans toutes les mémoires. C’était le signe avant-coureur de cette recrudescence barbare de l’antijudaïsme que fut la terreur nazie : six millions de juifs assassinés.
Aujourd’hui, cinq millions de juifs bâtissent l’Amérique nouvelle, cependant qu’en Palestine Israël rénové s’apprête à affronter dans les prochaines années l’invasion musulmane. Mais les U.S.A. ne sont pas — et ne seront jamais — un Temple pour la religion. En Palestine, le gouvernement israélien maintient avec grande fermeté une laïcisation à peine combattue; on y restaure l’hébreu, dans le temps qu’on y construit des villes américaines. Et si, depuis un demi-siècle, les plus grands noms de la littérature et de la science internationales sont juifs, la plupart d’entre eux ne pratiquent plus leur culte.
C’est pourquoi l’on peut croire que l’émancipation du Peuple n’a aucunement servi la cause du Bélier. Jusqu’à présent, le juif s’était trop flatté d’être différent des autres hommes : l’élu de Dieu; mais on lui voit maintenant l’ambition inverse. L’élection a cessé de lui être un honneur pour lui devenir un fardeau[2]. Or, cette crainte d’être distingué entre les peuples est simplement la preuve d’un manque de foi en ses « destins particuliers », l’attestation de la perte définitive de toute mystique véritable.
L’Israélien, le juif doivent nous toucher comme hommes, et ce n’est pas à nous de leur souhaiter une « conscience religieuse » qui ne les conduirait qu’à de nouveaux martyres. Mais, désormais, leur sort ne concerne plus en rien l’histoire des religions.
Jean-Charles Pichon 1963
[1] Jean-Charles PICHON : Nostradamus et le secret des temps.
[2] Dans son livre Portrait d’un Juif, Albert MEMMI révèle quelle obsession démente peut atteindre le refus d’être autre que « les autres », (Gallimard, 1962).