LE ROYAUME ET LES PROPHETES – QUATRIEME PARTIE : L’AVENTURE PROMETHEENNE

QUATRIEME PARTIE

L’AVENTURE PROMETHEENNE

I

ÉBAUCHE D’UNE THÉORIE

 

Tout cela serait-il clairement démontré, m’affirme-t-on, seuls les progrès des sciences (historiques, archéologiques) nous ont permis de le découvrir. Nous voilà loin des légendes et superstitions du passé. Nos connaissances se sont accrues formidablement depuis un siècle et c’est faire preuve d’un esprit rétrograde que de traiter avec sérieux les élucubrations d’un Joachim de Flore ou d’un Moïse de Léon.

M. Paul Couderc exprime parfaitement cet état d’esprit lorsqu’il écrit : « C’est se moquer du lecteur non averti de lui laisser entendre que les pharaons connaissaient vingt décimales au nombre π, les nébuleuses spirales et peut-être même l’analyse des spectres[1]« . Tout au plus devrait-on reconnaître aux ancêtres une « technique de bâtisseurs déjà fort remarquable » et, accessoirement, porter à leur crédit ces œuvres inégalées : Le Poème de la Création, l’Ecclésiaste, l’Iliade et l’Odyssée, les Evangiles, l’Apocalypse.

Assurément, aucune fouille n’avait révélé à Ptolémée l’ancienneté de Kish et de Warka. Son contemporain, Plutarque, affirme tranquillement que « les Egyptiens ne sont pas si anciens qu’ils le prétendent[2]« . Nostradamus ignorait tout ou presque de la Chine; Saint Jean ne savait rien de Sumer; et les « prophètes » allemands du 15ème siècle résumaient en un nom : Nemrod toute l’histoire de Babylone.

L’Histoire a marché. Nous avons plus de matériaux de recoupement aujourd’hui que naguère. Mais est-on sûr que ces matériaux infirment les croyances anciennes?

A défaut de la science, les plus grands de nos ancêtres avaient l’honnêteté d’admettre leur ignorance. Tacite écrit que, dans un combat entre les Hermundures et les Cattes, la victoire vint aux premiers mais que la cité alliée de Rome fut atteinte d’un mal imprévu : « des flammes, qui sortaient de terre, dévoraient les métairies, les moissons, les bourgs; elles s’avancèrent même jusqu’aux murs de la colonie, et rien ne pouvait les éteindre, ni la pluie ni l’eau des rivières. » Enfin, les paysans en triomphèrent en jetant leurs vêtements sur le feu « et ces vêtements l’éteignaient d’autant plus vite qu’ils étaient plus vieux et plus sales[3]« .

Traduisant ce texte à la fin du siècle dernier, M. Charles Louandre croit utile de noter : « Il est étonnant qu’un esprit aussi éminent que Tacite accueille de pareils contes; mais l’antiquité pas plus que le Moyen Age ne s’inquiétait de vérifier les faits extraordinaires… Lorsqu’il s’agit d’anecdotes aussi invraisemblables, il ne faut y voir qu’une preuve de la crédulité des anciens[4]. »

Que n’a-t-il vérifié lui-même! Cela lui eût évité de passer à nos yeux pour plus sot que Tacite! Mais combien d’historiens, en rejetant d’avance ce qu’ils ne comprennent pas, se conduisent comme ce cuistre? Le véritable « esprit d’observation » ne se trouve pas toujours chez nos contemporains, ni même « l’esprit scientifique », si ce dernier consiste à recueillir tous les faits, même l’inexplicable, en attendant d’être en mesure de l’expliquer.

Nos ancêtres nous en remontraient en matière d’honnêteté intellectuelle; ils obtenaient aussi des résultats, ce qui ne manque pas de nous surprendre. Un chaldéen inconnu avait prévu la mort du roi Assarhaddon si Jupiter était caché pendant l’éclipse de lune du 10 juin 669; la planète demeura invisible pendant 40 jours, et le 2 novembre le roi mourut, alors qu’il était en route pour l’Egypte[5]. L’ignorant Claude Ptolémée prévoit qu’Othon survivra à Néron et lui succédera comme empereur, alors que toutes les probabilités s’opposent à l’accomplissement de la double prophétie (le jeune Néron est bien vivant et Othon exilé[6]). Les cabbalistes, bien longtemps avant l’évènement, annoncent que, vers 1490, la « chrétienté » aura vécu. D’Ailly, Turrel, Nostradamus annoncent en clair de « grands bouleversements en 1789 » et le dernier, sur le modèle d’Alexandre, prophétise qu’un empereur naîtra près de l’Italie et régnera quatorze ans.

C’est donc que leurs connaissances, si rudimentaires qu’elles fussent, permettaient à ces hommes une science dont nous n’avons plus idée. Leurs connaissances? Quelques « légendes » glanées dans les ouvrages sacrés, quelques observations du ciel (imprécises le plus souvent) et l’indestructible croyance que l’humanité se trouve au pouvoir des dieux, c’est-à-dire des astres et des forces cosmiques.

Dans l’impuissance où ils étaient de repérer avec exactitude, par l’observation seule, la marche des planètes et des constellations, faute d’instruments assez précis, ils suppléaient à ce défaut par ce qu’on pourrait nommer une connaissance « théorique » du cosmos. Cette recherche mathématique n’allait pas sans d’énormes erreurs. Nous en avons relevé certaines, il y en eut de pires : la croyance en une terre centre de l’univers ou en un feu central différent du soleil[7] .

Autre source d’erreurs : l’ordre arbitraire donné aux constellations dans le Zodiaque. Voici, à titre d’exemple, deux listes. La première est un texte arabe de Mashalla, astrologue arabe du 8ème siècle, qui prétend reproduire un traité d’Hermès[8], avec sa traduction; la seconde, une liste contemporaine classique, avec mention de la « magnitude » et de l’éloignement de l’étoile.

On remarque tout de suite que les étoiles occupent la même place dans le zodiaque ancien et dans le système astronomique actuel quand nulle erreur n’a été faite touchant leur magnitude. C’est le cas pour Aldébaran (1 ou 0,8) et pour l’Epi de la Vierge (1); au contraire, les écarts de distance deviennent vertigineux lorsque l’écart entre les magnitudes atteint ou dépasse l’unité. Sirius, situé par l’Arabe dans les Gémeaux (sous le nom d’Alhabor) devrait se trouver plus éloigné de la terre que le Taureau (donc à plus de 63 années-lumière) et non à 8,7 années-lumière. L’erreur est encore plus grande pour Acturus, que nous situons à 37,4 années-lumière (avec la magnitude -1) alors que Mashalla situe l’étoile dans la Balance, au-delà de l’Epi de la Vierge, c’est-à-dire à plus de 191 années-lumière, avec la magnitude 1.

Le Zodiaque n’était donc d’aucune utilité? Ce n’est pas si simple. La magnitude d’une étoile exprime inversement son éclat : plus elle est grande, moins l’étoile brille; c’est-à-dire qu’elle est fixée à la fois en fonction de la distance de l’étoile et de sa masse[9]. Deux étoiles de magnitudes comparables, Aldébaran (0,8) et Antarès (1) se situent, l’une à 63 années-lumière, l’autre à 232. C’est que le diamètre d’Aldébaran est 36 fois celui du soleil, le diamètre d’Antarès 280 fois. Au contraire, Acturus, dont le volume est d’un ordre de grandeur analogue à celui d’Aldébaran (23 fois celui du soleil), a un éclat beaucoup plus grand (magnitude : -0,1) et se trouve seulement à 37,4 années-lumière. Ainsi, les anciens pouvaient commettre d’énormes erreurs en ce qui concernait les distances et n’en commettre aucune en ce qui concerne l’action éventuelle des radiations cosmiques. Une source d’énergie de puissance 2 située à 10 mètres aura le même rayonnement qu’une source d’énergie de puissance 4 située à 100 mètres[10].

Tout incertaine qu’elle fût, la science de nos ancêtres devait donc leur suffire pour établir un tableau approximatif de la « densité énergétique » des astres et des constellations, bien qu’elle ne fût pas suffisante pour établir leurs distances réelles de la terre. De même pouvait-elle, approximativement, tenir compte de leur déplacement dans l’espace.

Une preuve nous en est donnée par un manuscrit chinois du troisième millénaire avant J.-C., qui établit l’étoile « Dragon » comme étoile polaire; vers le même temps, le pharaon Chéops faisait bâtir la grande pyramide et ses ingénieurs ménageaient dans l’édifice une galerie dirigée vers l’étoile Dragon, polaire de l’époque. Aujourd’hui, on estime que la petite Ourse cessera d’être notre polaire dans une quinzaine de siècles; elle ne deviendra notre guide que dans 27 300 ans, puisque le troisième mouvement de la terre décrit le cercle zodiacal en 25 800 ans.

Le « champ » des Poissons

Une autre preuve de l’intelligente ignorante des anciens nous serait apportée par la relative précision de leurs systèmes d’éternel retour, fondés sur le déplacement du point vernal sur le zodiaque.

1° Selon les prêtres égyptiens (et Pythagore, qui les reproduit) le point vernal met 25 808 ans à parcourir le zodiaque; la traversée d’un « champ » dure donc 2150 ans et 8 mois.

L’ère du Taureau s’est prolongée de 4236 à 2087 avant J.-C.; l’ère du Bélier, de 2087 avant J.-C. à 64 après J.-C. Rappelons que 64-65 marque le début de la révolte juive et de la répression romaine, qui s’achèveront en 70 par la destruction du sanctuaire. C’est également l’année où Néron reçoit sa vision cosmique dans le temple de Vesta, entreprend la destruction de tous les dieux et décide de donner son nom au mois d’avril. C’est enfin la date assignée par Irénée à l’écriture de l’Evangile de Luc.

L’ère des Poissons, selon ce calendrier, doit durer de 64 à 2214 ou 2215 de notre ère.

2° Selon Ptolémée, le parcours du zodiaque demande 25 908 ans, soit 2159 ans pour la traversée d’un signe (le1/6 de la « grande année » de Platon).

Ptolémée datait l’entrée dans le signe des Poissons de l’année 747 avant J.-C. L’ère devait durer jusqu’en 1412 après J.-C.

3° Selon Joachim de Flore, l’ère des Poissons (ère du Christ) commençait au temps d’Elie, aussitôt après le schisme d’Israël (900 avant J.-C.) et devait durer jusqu’en 1260, à raison d’une période d’incubation de neuf siècles, plus 42 générations de 30 ans. L’ensemble représente 2160 ans.

4° Selon les cabbalistes, l’ère des Poissons devait s’achever en 1490 ou 1492. Ils calculaient que le parcours du zodiaque demandait 25 950 ans et la traversée d’un « signe » 2162 ans et 6 mois, si bien que la fin du Bélier se situait vers 672 ou 674 avant J.-C., sous le règne de Manassé, roi impie qui pratiquait les augures, la divination, institua des « sorciers » et mit l’idole d’Astarté dans la maison de Yahvé[11].

Si l’on ne tient pas compte pour l’instant du système pythagoricien, visiblement autre, nous constatons que Ptolémée, Flore et les cabbalistes établissaient tous trois :

– l’entrée dans les Poissons entre 900 et 672 avant J.-C. Cette période englobe le schisme d’Israël, les hérésies de Juda et d’Israël, la destruction de ce dernier royaume, ainsi que l’apparition du Poisson dans la Bible (Tobie) et en Syrie (Atargatis);

– la sortie des Poissons entre 1260 et 1490. Cette période englobe le schisme de Byzance, les hérésies de la pré-Renaissance, du massacre des Cathares à la naissance de Luther, le schisme des deux papes, la destruction de Byzance enfin.

Un problème difficile, dû à l’imprécision de nos connaissances astrologiques, réside dans le fait que les calculs d’Hipparque, d’où découlèrent tous les systèmes de Ptolémée, des Arabes et de Joachim, étaient établis en fonction de l’étoile Spica (l’Epi de la Vierge), dont l’emplacement dans le zodiaque à cette époque ne peut plus être rigoureusement précisé.

Après de nombreuses recherches, je me suis résolu à établir l’Epi, au temps d’Hipparque, à 16° dans le signe de la Vierge, à 14° de la sortie du signe. Ainsi, l’observation de l’astronome grec (en 128 avant J.-C.), plaçant le point vernal à 174° de l’Epi, l’aurait situé à 8° dans les Poissons. Cette hypothèse, depuis, m’a été confirmée par des observations arabes, vers 1096, qui situaient le point vernal à 25° dans le signe des Poissons : 17° avaient été franchis en 1224 ans, soit 1° en 72 ans.

Dans ce cas, le point vernal eût pénétré dans les Poissons 576 ans avant l’observation d’Hipparque, soit en 704 avant J.-C. Or, c’est alors que l’Israélite (l’homme du « Royaume ») disparait pour faire place au juif, l’homme du regret éternel.

2150 ans plus tard selon les Egyptiens, 2162 ans d’après les cabbalistes, nous sommes en 1446 ou 1458. C’est de 1453 que le plus « raisonnable » des manuels d’histoire date le début des « Temps Modernes » et c’est alors que l’Eglise va devenir « catholique » par opposition aux sectes hérétiques chrétiennes.

La concordance

Qu’on tienne ces calculs fondés sur le zodiaque pour d’utiles instruments de recherche ou pour de bizarres inventions, il faut reconnaître que les faits et les dates historiques s’y conforment avec régularité. Une ou deux concordances ne seraient qu’amusantes; cinquante ou cent seraient inquiétantes. Que dire devant le nombre et l’importance de celles que nous avons relevées?

Qu’au moins nous avons le droit d’employer le mot au singulier. Car la remarque essentielle qu’appelle notre étude est bien la persistante concordance qu’on y voit entre les trois religions de Mardouk, de Yahvé, du Christ. En ce qui concerne les deux premières, le parallélisme ne pouvait échapper aux prêtres égyptiens, aux prophètes hébreux, aux philosophes grecs. Plus tard, sous l’influence des musulmans, d’autres esprits, juifs et chrétiens, ont découvert un autre cycle de concordance entre les religions chaldéenne et biblique et le christianisme lui-même. Mouvements similaires, de victoire et de défaite, de suprématie et de destruction, de croissance et d’appauvrissement, de réaction et d’hérésie, en effet, y dessinent des courbes identiques.

Il était naturel que philosophes et croyants cherchent une explication au phénomène. Ils la trouvèrent dans les travaux des astrologues. L’écart de 22 siècles plus ou moins qui séparaient les « coïncidences » les plus évidentes leur parut correspondre au temps où notre planète se trouve exposée à un champ zodiacal donné; la conséquence de cette remarque étant que la naissance, la croissance et la mort des religions dépendent d’un flux et d’un reflux de forces immenses, nées du cosmos et des étoiles. Toutes les religions sont mortelles : mais toutes également peuvent revivre quand notre planète se retrouvera sous les mêmes influences.

Pour illustrer clairement ce « voyage » et ces « influences », on pourrait dire que la terre est comparable à un enfant qui effectue, sur un champ de foire, son « tour de manège ». A mesure que le manège tourne, l’enfant reçoit des effluves différents : du marchand de cacahuètes grillées, de la boutique aux frites, aux beignets, de la grande confiserie de la place… Les sources mêmes de ces effluves demeurent fort éloignées de lui, et il n’est pas à craindre qu’il les rencontre au cours de son voyage. Cependant, aussi longtemps qu’il se trouve dans une zone d’émanations particulières, les autres odeurs sont balayées par celles-là.

Seulement, ici, le voyage dure vingt-six mille ans et les irradiations que nous recevons des champs de forces ont sur nous de tout autres influences qu’un parfum :

1° elles transforment les climats, augmentent ou diminuent le niveau des mers, déclenchent de nouvelles périodes forestières ou désertiques, c’est-à-dire pluvieuses ou sèches, et modifient sensiblement les températures moyennes du globe;

2° elles diversifient également nos conditions économiques d’existence. L’ère du Taureau fut marquée par la découverte de l’élevage, de la brique, d’un attelage rudimentaire et sans doute l’art de la sculpture, par l’invention du bronze; l’ère du Bélier par l’avènement de l’élevage pastoral, de la laine, du lait, par la découverte du fer; l’ère des Poissons par la conquête des océans, l’usage du sel, du soufre, etc., toutes sortes de raffinements dans l’art de travailler le métal et la création de tout l’art théâtral. L’ère du Verseau sera probablement marquée par la conquête de l’espace et de la science des radiations;

3° elles suggèrent aux hommes une « éthique » nouvelle, une vision inattendue et bouleversante de la divinité, en même temps que de leur destin. Cette morale, cette vision mystique épousent toutes les caractéristiques du « signe ».

Cependant, symbolique en son début, la « religion zodiacale » ne tarde pas à se libérer des symboles qui l’ont fait naître. Bientôt, le sacrifice de l’agneau pendant la fête du Tabernacle ou le repas de la Pâque et le shofar suffisent à maintenir le lien nécessaire avec le signe du Bélier; ou, avec le signe des Poissons, l’obligation de « faire maigre » le vendredi et l’anneau pontifical. A Babylone, deux cornes et un croissant avaient suffi.

Dans son premier stade tout au moins (ses deux premiers millénaires), la religion tend à concilier ses exigences mystiques avec l’instauration matérielle d’un Etat social conforme à ces exigences. Pendant une partie de cette première période (cinq siècles plus ou moins), elle y parvient par l’intronisation de « pontifes » ou de « grands prêtres » dotés du pouvoir temporel. Puis, le pouvoir sacerdotal et le pouvoir temporel sont contraints de se séparer. La religion des Poissons était parvenue à l’équilibre vers la fin du 8ème siècle. On peut considérer que, dans le monde, entre la fin du 13ème siècle et le début du 15ème, cet équilibre a basculé. Les périodes similaires du Bélier et du Taureau sont historiquement concordantes.

Puis, la religion se scinde : d’une part, en un courant mystique, dispersé ou persécuté, qui maintient pendant deux autres millénaires l’esprit originel du Signe; d’autre part, en une suite de royaumes ou d’Etats, pour lesquels la lettre seule compte et les préoccupations spirituelles n’ont qu’une importance relative.

Enfin, la religion mère disparaît, en même temps que l’Etat qui la supportait : Mardouk, ainsi, en même temps que les dernières traces de Babylone, au premier siècle avant notre ère; la religion originelle des Gémeaux, en même temps que la civilisation anatolienne (vers 2200 avant J.-C.). Et ces disparitions sont  si totales que les panthéons existants ne recueillent aucun vestige de la divinité morte; ni le Moyen Empire Egyptien ne fait leur place aux Gémeaux, ni Rome au dieu-taureau, bien que l’un et l’autre empires fussent ouverts à tous les dieux.

Les deux tableaux suivants ont simplement pour but de montrer jusqu’à quel détail vont ces concordances historiques. Les discours deviennent inutiles quand le Nombre parle.

L’avènement du royaume

Au point où nous en sommes, il n’importe plus guère que le Zodiaque soit une figure exacte ou fictive de l’univers. Nous pouvons n’en garder que les signes : Taureau, Bélier, Poissons, que pour la commodité du langage, puisqu’ils figurent chacun des religions diverses et analogues, et chercher librement d’autres interprétations de l’Histoire, fondées sur la concordance seule. Explicable ou non, l’éternel retour doit être pour nous, maintenant, un fait.

Toute évolution religieuse tourne autour de ce pivot : le Royaume, soit que la religion le prépare, soit qu’elle en porte la nostalgie. C’est donc de lui que nous devons partir.

En sa plus large estimation, le Royaume lui-même ne déborde pas les cinq siècles, âge d’or dont les deux derniers siècles marqueraient l’apogée.

– Pour les Poissons, il se situe de 750 à 1250 après J.-C. Soit le temps où l’Etat Pontifical devient le guide et le tuteur des pays d’Occident, où l’autre royaume chrétien, Byzance, conquiert une puissance égale à celle de l’empire d’Alexandre – de l’Italie du Sud à l’Arménie; et où le monde entier (Bretagne, Irlande, Pérou, Mexique, Islam, Inde, Chine…) perçoit de cent manières l’Esprit nouveau.

Les deux siècles d’apogée, ici, seraient le 11ème – à partir de la création du Saint Empire romain : 962 – et le 12ème, à la fin duquel Joachim de Flore écrit son livre; soit précisément l’époque des grandes victoires chrétiennes, où l’empire de Byzance connaît  sa plus grande expansion. Plus nettement, nous verrons, en d’autres points de la terre (Inde, Chine), le « royaume » prendre fin dès 1190-1210.

– Pour le Bélier, le Royaume se situe de 1400 à 900 avant J.-C. Soit le temps où s’instaure en Palestine l’inexplicable puissance israélienne, cependant que d’autres Sémites et d’autres dieux béliques dominent en Mésopotamie, en Médie; que les Hittites disparaissent, que Cnossos, puis Mycènes s’effondrent, que le Péloponnèse s’enténèbre, que Zoroastre établit sa morale de Justice et que dans les Indes Agni supplante les dieux de l’ancien panthéon.

L’apogée de deux siècles s’établit sur la fin de la période des Juges, le temps de Samuel et la période des Rois : 1150 (environ) – 930 avant J.-C.

– Pour le Taureau, le Royaume aurait couvert de même cinq siècles, de 3500 (?) à 3000. Soit le temps des premiers royaumes post-déluge, de Mari, de Kish, de Warka. C’est l’époque où des figures tauriques sont découvertes à Mohanja-Daro, dans l’Inde, et des sépultures de bœufs en Egypte; l’époque où les souverains chinois sacrifient au Printemps et à l’Automne des taureaux blancs et roux.

Gilgamesh, héros du Royaume, aurait vécu entre 3300 et 3100.

Puis, deux siècles achèvent la ruine du Royaume, ou si l’on préfère « la sortie du Signe »; deux siècles où se divisent Sumer (3000-2800 environ), Israël (933-712), la chrétienté (1261-1453) et qui contiennent tout à la fois l’écroulement du temporel, l’avilissement du spirituel, le schisme, l’hérésie – et pour finir, dans une certaine mesure, le retour aux anciens dieux.

De ce moment, intervient aussi le « pressentiment » du signe futur et commence la lente évolution de l’humanité vers le nouveau royaume. Ce cheminement va durer quatorze siècles et comportera trois paliers successifs : l’attente de l’Esprit Nouveau, l’éveil de l’Esprit, l’attente du Royaume.

1° L’attente de l’Esprit s’étend sur cinq siècles et ce temps put être scindé en deux.

– D’une part, une période de « réaction » sur trois siècles :

pour le Bélier, de 2850 à 2550 : suppression des symboles béliques à peine apparus (tant en Egypte qu’en Sumer);

pour les Poissons : de 700 à 400 avant J.-C. : suppression des symboles (sauf l’histoire de Tobie); combat contre l’esprit nouveau, emprisonnement des prophètes, imposture des Lois de Moïse, codification de la prophétie, de Josias jusqu’à Esdras et Néhémie; IIe temple de Jérusalem.

En ce qui concerne le Taureau, nous ne disposons pas de repères historiques suffisants pour décider quelle fut la nature de la « réaction » au cours du 5ème millénaire. L’archéologie seule nous révèle l’existence de statuettes tauriques (à Tell Halaf) vers 5000-4800, donc bien avant le début de la civilisation de Warka. Quant au peuple d’Ubaid, d’où naîtront les Sumériens, il n’apparaît pas « historiquement » avant 4400-4300.

En ce qui concerne le Bélier et les Poissons, les premières manifestations du Signe sont en quelque sorte négatives. La religion précédente connaît de nouvelles épreuves, sous forme de l’hérésie ou même de la domination étrangère; elle ne se maintient qu’à force de rigueur et ne rétablit pas ce « dieu dans la cité » sans lequel elle n’est rien que « régie » et « formulaire ». Néanmoins, déjà, le pressentiment se précise en renouveau d’espoir. Comparez, à ce sujet, le pessimisme des prophètes hébreux (Elie, Osée) et chrétiens (Glaber, Engelbert d’Admont) avant le début de la période d’attente (-700, 1450) et le messianisme des prophètes postérieurs (Jérémie, Ezéchiel, ou les mystiques allemands, Nostradamus). Avant, un monde finit; après, un autre monde commence…

-D’autre part, une période d’impatience (sur deux siècles) :

pour le Bélier : de 2550 à 2350. C’est le temps des premières invasions sémites, amorites et akkadiennes en Mésopotamie, cananéennes en Syrie, et le début historique des dieux El;

pour les Poissons, c’est l’époque des premiers dieux « créés » : le Bouddha, Sérapis; la tentative hellénistique, vite détournée en « progressisme » et indifférence spirituelle. Elle dure de 400 à 200 avant J.-C.

2° Le temps d’éveil débute avec l’apparition de la nouvelle mystique, encore confuse et faussée, mais désintéressée, ardente :

pour le Taureau, l’archéologie nous fournit ici les dates : 4500-4100 (premiers niveaux de Warka, petits temples carrés, statuettes…). Les Egyptiens datent les débuts de l’ère de cette période : 4236.

pour le Bélier, les dates 2350-1950 englobent avec certitude l’exode du clan d’Abraham, Abraham lui-même, le sacrifice d’Isaac, l’institution de la circoncision; et, d’une manière probable, la sacralisation de Béthel et la révélation des noms Yahvé et Israël;

pour les Poissons, le temps d’éveil débute au véritable avènement du Bouddha (1er concile historique; révélation de la doctrine sous Açoka) et aux premiers balbutiements de la Gnose (200 avant J.-C.); il dure jusqu’aux premières persécutions romaines, qui attestent soudain l’ampleur de la religion (sous Septime-Sévère, 193-211).

Il englobe donc tous les récits messianiques; la vie, légendaire ou historique, de Jésus; le règne de Néron et l’enseignement de Paul; l’écriture des Actes et des Evangiles; la naissance de l’Eglise nouvelle.

3° L’attente du Royaume, enfin, s’étend sur cinq siècles et peut être divisée en trois parties.

– La naissance dans un monde hostile (deux siècles) :

pour le Bélier, de 1950 à 1750 : l’errance et les malheurs des enfants de Jacob, puis de Joseph en Egypte jusqu’à la reconnaissance du Bélier par les pharaons et la tolérance des « tribus »;

pour les Poissons, de 200 à 400 : résistance aux persécutions, puis luttes contre le manichéisme, le donatisme, l’arianisme, etc.

L’empereur chrétien Théodose règne de 379 à 395 et, sous son règne, se réunit le concile de Constantinople qui met fin à la crise arienne. Saint Augustin est baptisé en 397; le paganisme proscrit en 392.

– Un fléau terrible et inexplicable qui, littéralement, anéantit le vieux monde :

en Mésopotamie, le déluge (vers 3800 ou 3700);

en Egypte et en Canaan, les invasions hyksos, hittites; kassites à Babylone, etc. (entre 1750 et 1600);

dans l’empire romain, la Perse, l’Asie Mineure, les barbares (à partir de 405 après J.-C.).

– Enfin, la croissance de l’Esprit Nouveau dans un monde nouveau :

pour le Taureau : 3750-3550 : le Temple Blanc de Warka, première période d’Ourouk;

pour le Bélier : 1600-1400 : Agni, dieu-bélier dans le Rig-Véda; le bélier de Phryxos (?); Moïse;

pour les Poissons : 533, unité de l’Eglise – 756, avènement de l’Etat Pontifical. En Chine, développement du bouddhisme : T’O-pa Hong, Leang Wou-Ti, Hiuan-Tsang. Dans les Indes : le chef-d’œuvre de la pensée bouddhique : « La marche à la lumière » du mystique Cantidéva…

Mais il reste que cette période est encore celle du conflit et de la violence : croissance des Peuples de la Mer ou constitution de l’Islam, ainsi que des derniers éclatements internes : Madianites en Egypte, Pauliciens au Moyen-Orient…

L’ensemble des trois religions (six millénaires) se laisse ainsi réduire en trois tranches, de 2150 ans chacune, dont les courbes d’évolution sont rigoureusement identiques, comme le montre le tableau suivant.

Le temps du Verseau

En fonction de cette première étude sur les trois « signes » précédents, est-il possible de tirer quelques prévisions concernant l’ère du Verseau? Peut-être, à condition de ne pas s’aventurer au-delà de certaines limites, réduites nécessairement. L’exemple des premiers siècles avant J.-C. nous enseigne que le dieu nouveau ne se crée pas à partir de concordances et de déductions logiques. Tout au contraire : l’Esprit est cela qui échappe aux calculs, aux prévisions, la Flamme, le Phénix, qui remet tout en question. La logique suggère Asclépios, Sérapis; la révélation seule impose la charité.

Cette réserve admise, on doit pouvoir dater approximativement l’avènement de l’Esprit du Verseau et peut-être, même, prévoir quelques-uns des symboles qui le détermineront.

Selon Joachim de Flore, l’ère a dû commencer dès 1260 et connaît une période d’incubation de neuf siècles. Ce serait donc en 2160 que naîtrait le nouvel Abraham, le nouveau Christ. Le temps d’éveil (quatre siècles) nous ramène à 1760 pour le début de la prise de conscience de l’esprit nouveau.

Selon le calendrier égyptien, nous aurions : 64 + 2150 et 8 mois = 2214 ou 2215, ce qui reporterait le début de la période d’éveil à 1814 ou 1815.

On se souvient que Nicolas de Cuse, Pierre d’Ailly, Turrel, Nostradamus prévoyaient le début de la période d’éveil pour 1789. J’ignore à partir de quels calculs ils parvenaient à cette date; mais on peut supposer qu’ils se basaient sur l’année 29, début de la vie publique de Jésus (selon la tradition). Le début de la période d’éveil, quatre siècles plus tôt, se situait alors en 371 avant J.-C., l’époque où se réunissait le premier concile bouddhiste (légendaire) et où les prêtres égyptiens édifiaient de nouveaux temples pour accueillir le dieu nouveau.

2160 ans plus tard, nous sommes en 1789[12].

Selon ce dernier calcul, le futur Prophète devrait commencer de prêcher en 2189.

Bien qu’elles soient fort diverses, les trois chronologies ne se contredisent pas. Elles prévoient pour l’ouverture de la « période d’éveil » du Verseau un laps de temps de cinquante-cinq ans : 1760-1815, qui englobe effectivement l’éveil philosophique d’un esprit nouveau et ces bouleversements considérables que furent la guerre d’indépendance américaine, la révolution française, l’Empire – avec une mention particulière de l’année 1789. Le seul dieu qu’on ait créé pendant cette période est la déesse Raison, dont le culte fut institué par Robespierre (influencé par les doctrines cycliques de Condorcet).

Les trois chronologies prévoient également :

– pour la naissance du dieu prophète : 2160,

– pour le début de son enseignement : 2189,

– pour la propagation de l’esprit nouveau dans le monde, le véritable début de l’ère nouvelle : 2215.

On peut préférer, cependant, une chronologie différente, fondée non plus sur la légende et le symbole, mais sur l’histoire. Dans cette optique, l’éveil de l’Esprit, pour les Poissons, s’est étendu des premiers écrits mystiques et messianiques (200 avant J.-C.) aux Catacombes (200 après J.-C.).

Curieusement, le calcul met en évidence la période même où naît ou se développe la nation ou l’Etat qui portera le Royaume quand l’heure en sera venue. Pour le Bélier (2350-1950) : le pays de Canaan; pour les Poissons : l’Hindoustan, alors en pleine renaissance (Açoka, Counga, Kanva) et Rome qui, à partir de l’an 200 avant J.-C., par sa déclaration de guerre à Philippe V de Macédoine, va commencer d’intervenir dans les royaumes hellénistiques, en Egypte, en Espagne, en Gaule, en Asie Mineure, en Arménie, dans tout le monde occidental enfin… Pendant la même période, s’effondre l’Etat-porteur du Royaume précédent : Sumer entre 2000 et 1950; Jérusalem en 70 après J.-C.

Si l’on admet cette chronologie, nous devrons prendre comme point de départ de la période d’éveil du Verseau l’année 1950 et, pour sa fin, l’année 2350, où la religion commencera d’avoir une existence et deviendra un danger mortel pour l’Etat où elle se sera développée. Entre ces deux dates (en suivant nos concordances jusqu’au bout), le Bélier aura vécu, Rome aura été saccagée, Saint-Pierre détruit, et les religions des Poissons seront entrées dans la nuit du second millénaire, temps de persécutions, de dispersion et d’exode, mais également d’étude et de reploiement.

Soit, sur le modèle des tableaux précédents :

1450

Le pressentiment

1550

La réaction

1750

L’impatience

1950

L’éveil

2350

Les symboles du Verseau

Aucun des innombrables mythes et cultes institués depuis deux cents ans (le Bâbisme en Asie Mineure, le Caodaïsme en Orient, le Peyotlisme en Amérique et toutes ces sectes : évangélistes, spirites, antoinistes, théosophes, Témoins des Derniers Jours, de Jéhovah, du Christ…) ne peuvent nous donner la moindre indication sur la religion future, puisqu’ils recréent tous le passé : syncrétismes du taoïsme et du bouddhisme, du christianisme et de l’Islam, des traditions indiennes et du protestantisme, de la Bible et de la Croix, etc.

Mais nous pouvons, les ignorant, en revenir au « pressentiment » des premiers jours de la Renaissance. Nostradamus nommait « Jovialistes » les futurs croyants et croyait que leur jour sacré ne serait plus le samedi (le sabbat) comme chez les Juifs ou le vendredi (jour de jeûne, Vendredi Saint) comme chez les chrétiens, mais le jeudi, jour de Jupiter :

De l’aquatique triplicité naîtra

Un qui fera le jeudi pour sa fête. (I,5.)[13].

La terre et l’air gèleront si grande eau

Lorsqu’on viendra le jeudi vénérer. (X, 71.)

Depuis Nostradamus, une autre planète a pris sur le Verseau une influence plus grande que Jupiter (ou même Saturne). Il s’agit d’Uranus, curieusement découverte en 1781 par l’astronome Herschel.

On sait qu’à chaque signe, dans le passé, a correspondu une « matière » nouvelle : au Taureau, la brique et le bronze; au Bélier, le fer, la laine; aux Poissons, les matières « philosophales ». La matière du Verseau ne serait-elle pas l’uranium? Or, l’uranium est pour chacun d’ores et déjà le symbole de la radioactivité.

Ainsi passe-t-on au symbole qui est l’emblème, le schéma même du Verseau : une double onde. Cette dialectique « ondulatoire » touchera le physicien nucléaire et le marxiste également; elle demeure lettre morte pour la philosophie. Nietzsche (encore une fois lui) est sans doute l’un des rares (ou, du moins, des premiers) qui ait su détecter le sens de la Double Onde : l’exigence d’un équilibre entre le « continu » et le « discontinu » ou, comme le dit Jean Charon, entre le Connu et le Réel (parce que notre esprit a besoin du système, de la « chose » dont il fait le tour, et que le réel ignore ce morcelage didactique).

Pour étudier l’électron dans l’atome, le physicien doit le « placer » sur une sorte d’orbite, tout en sachant très bien qu’il ne s’y trouve pas en fait (c’est le principe d’indétermination d’Heisenberg) et, de même, l’astronome d’aujourd’hui comme l’astrologue d’hier doit « placer » les étoiles sur des sortes de spires hélicoïdales qui ne correspondent pas plus à la réalité. Dans la Réalité, on peut dire que l’étoile n’existe pas, qu’elle ne présente avec ce qui n’est pas une étoile qu’une simple différence de densité… Tout n’est qu’énergie et les masses elles-mêmes ne sont que des rapports entre cette énergie et la vitesse de la lumière.

Mais, contradictoirement, les masses existent : l’étoile, l’atome, la table où j’écris, ce papier et le mot que j’y forme. Trouver l’harmonie convenable entre ces deux figures, les « ondulations » du réel et les « corpuscules » que j’y vois (ou que j’y crée pour m’en servir) ce serait découvrir le sens des symboles du Verseau. Et, du même coup, la clef de la morale future : accord secret, organique, entre l’exigence de l’élan, la soumission totale à l’instinct créateur et le besoin d’une loi.

L’hiatus éternel

Or, d’une manière ou de l’autre, cette nécessité de la Règle, de l’Artifice, des Formes (et du mensonge) a été la question que se sont posée tous les prophètes; simplement, les uns et les autres l’ont posée en termes différents et les religions l’ont résolue différemment au cours des siècles.

Il y eut un temps, très antérieur à l’ère du Taureau, où l’hiatus s’exprima sous sa forme rudimentaire : l’homme ne peut pas vivre sans l’aide de Forces qui lui viennent de l’Ailleurs : il doit donc être toute soumission, toute « ouverture »; mais, également, il doit s’inquiéter de soi-même, se nourrir, se loger. De ce jour, les hommes (chasseurs, cueilleurs de fruits…) se payèrent des oisifs – les sorciers, les chamans – qui recevaient pour eux les influx du cosmos et qui les traduisaient.

Puis naquirent les villes, et l’hiatus s’élargit jusqu’à se formuler en termes de « liberté » et « d’esclavage »; c’est la contradiction naïve entre le sauvage et la cité, conséquence de la fin de « l’âge d’or »; nous aurons à en reparler, à voir comment certaines religions l’ont résolue.

Vers ce temps, le Taureau dut naître et avec lui une contradiction d’un autre ordre, puisqu’elle mettait en jeu la contrainte et l’élan, l’exigence de vaincre et le sens de l’amitié, le besoin des autres hommes et le besoin de s’accomplir soi-même. La clef de ce problème était la création, qui accomplit effectivement l’individu en lui donnant sa place dans la cité. Comme l’animal, l’homme peut produire un « travail », qui sera sa plus haute expression, en même temps que la nourriture des peuples. Comme le Taureau, il s’accomplit en servant.

Mais la création même créait d’autres besoins; d’autres hiatus, entre ceux qui l’accueillent, d’abord, et ceux qui ne l’accueillent pas : d’où le besoin du choix, de l’élection d’un Peuple, envers lequel se pose bientôt le second problème de l’enseignement. « Suis-je digne de commander? Pourquoi suis-je obéi? » Le sentiment de leur indignité soude en une chaîne indissoluble tous les grands Guides du Bélier, d’Abraham à David, de Solon à Confucius. Il donne son nom à la contradiction nouvelle, née de la conscience d’être responsable envers les autres.

La solution, lentement élaborée, fut la Famille, qui, en effet, permet à l’homme d’agir sur un groupe d’autres êtres : ses enfants, ses femmes, ses esclaves, sans devoir leur cacher ses propres faiblesses. Cette sagesse équilibrée, cette « juste conscience » accompagne en tous lieux, en tous temps le Bélier : nous la retrouvons en Achaïe, en Chine comme dans le ghetto polonais; elle est l’irremplaçable apport des patriarches et de leur incarnation, David (qui l’étendit au Peuple entier).

Mais, en son équilibre, la Justice se fissure, découvrant un autre abîme. Tenir l’enfant, la femme, l’esclave ou l’homme d’un autre peuple pour cette chose « inférieure » : l’étranger, l’esclave, la femme, l’enfant, et le traiter comme tel sans perdre la conscience de sa propre indignité? Mais ce qu’il est, pourquoi l’est-il? Cet être humain, au nom de quel principe le traiterais-je autrement que moi-même?

La question posée, toute famille s’effondre. Tobie, le précurseur, quitte son père aveugle et la jeune fille qu’il se choisit est comme hantée par le refus de fonder une famille. Jésus, le Dieu, quitte sa mère, ses frères et, quand ils viennent le chercher : « Qui est ma mère? Qui sont mes frères? » demande-t-il; à l’enterrement d’un parent, il refuse d’assister, crime inexpiable. « Laissez les morts enterrer les morts! »

Comme Jésus, le bouddha a quitté premièrement la maison, le père et la mère; comme le « nazir » de Galilée, il fuit les morts familiaux et, plus haut que le devoir de « fonder un foyer », place le devoir de se consacrer à Dieu, c’est-à-dire à l’humanité. Lorsqu’on lui annonce la naissance d’un fils, « un petit démon m’est né, dit-il, une nouvelle chaîne s’est forgée! »

Néron ne se trompait pas en cherchant un rapport entre cet enseignement et le drame d’Œdipe, meurtrier de son père, amant de sa mère (et, lui-même, Néron tue sa mère – Poppée peut-être, alors qu’elle attend un enfant). Mais quoi? Plus de famille? L’hiatus devient gouffre : d’un côté, l’homme seul, en proie à ses démons, de l’autre la mer des hommes, innombrables et divers…

La solution vint lentement, siècle après siècle : un plus grand abandon, plus de confiance en Dieu, et toujours plus d’humilité… Mais ce n’est pas assez, car le souci de soi-même le plus léger corrompt l’accord. C’est à soi qu’il faut renoncer – dans l’Autre. Seule, la notion de « prochain » peut suppléer et surmonter le mythe de la famille; un « prochain » qui sera « soi-même » par une inconcevable et réelle osmose.

La solution du « couple », brièvement pressentie par les Grecs de l’ère des Poissons (Philémon et Baucis) et par Tobie, le Royaume chrétien la révèle dans sa plénitude; non seulement par le mythe de Tristan et Yseult, non seulement par le couple mystique et platonique, sans exemple dans l’histoire, que symbolise l’union de Sainte Claire et Saint François ou de la grande Sainte Thérèse et Saint Jean de la Croix, mais par toute cette vie quotidienne du Moyen Age, que l’historien contemporain redécouvre peu à peu.

Au 11ème siècle, le fils était majeur à quatorze ans, la fille à douze, la « famille » réduite au plus court temps de dressage; mais le « couple » s’affirmait sur les places publiques comme dans la pièce commune; la dame égalait l’homme en tous les actes de la vie : d’élection, de donation, de testament, de vente. Présente sur les tableaux aux côtés du mari, présente aux assemblées, conservatrice du « bien » moral et matériel – et, s’il faut, Reine de France, Impératrice de Byzance…

Au-delà du couple?

La fin du 13ème siècle allait voir le retour au droit romain, à la « famille » gauloise et hébraïque; la guerre de Cent Ans poserait le problème de la « loi salique » et les femmes et leur descendance seraient exclues du gouvernement; il y aurait une époque où le fils ne serait majeur qu’à vingt-cinq ans, où la jeune fille bourgeoise quitterait la tutelle souveraine du père pour celle, tyrannique, de l’époux.

Mais on ne revient jamais sur ses pas, et ce recours provisoire aux lois anciennes durera somme toute le temps de la « réaction », laissant en notre époque les hommes dépossédés de la Cité, de la Famille, du Couple… Crise pédérastique de la Renaissance, « libération » de la Femme Savante, divinisation romantique de l’Egérie, bovarysme de la femme mariée, masochisme croissant de l’homme : montrer comment, depuis la sortie du Royaume, le couple s’est détruit, cela demanderait tout un livre – bien inutile, puisqu’il suffit de regarder autour de soi pour vérifier où nous en sommes. Les institutions civiles et religieuses pourront longtemps encore maintenir à force les « formes » du mariage, comme les juifs maintiennent les « formes » de la famille hébraïque; les aspirations de l’Esprit sont autres; et l’hiatus s’ouvre à nouveau, plus vaste et terrifiant que jamais, puisque ses rives sont aujourd’hui, d’une part, le culte du Moi, de l’autre, non plus seulement l’humanité mais la vie même, dans toute sa fluidité et la multiplicité de ses possibles.

Dès les jours prédits par Joachim de Flore, d’authentiques prophètes, « les Frères du Libre Esprit » balayèrent l’Europe de leurs hordes déments (auxquelles se joignirent bientôt Béguards et Béguins). L’amour libre et le communisme égalitaire étaient le double fanion qu’ils brandissaient. Mais, plus secrètement, ils assumaient déjà l’épouvantable hiatus. D’une part, « Dieu est tout ce qui est, Dieu se trouve dans chaque pierre aussi sûrement que dans le pain eucharistique[14], toute chose créée est divine[15]« ; d’autre part, « Je » est dieu : « Il en est de moi comme du Christ, dans tous les domaines et sans exception. Tout comme Lui, je suis la vie et la sagesse éternelles[16]… » Effectivement, c’était à se faire Dieu, avec tous les pouvoirs de la divinité, que tendaient les Frères du Libre Esprit.

Etouffés jusqu’au 18ème siècle, les deux courants contradictoires éclatèrent de nouveau, avec la fureur qu’on sait, par l’entremise de ce grand « divisé », père des Confessions et du Contrat Social : Jean-Jacques Rousseau. Le 19ème siècle vit éclore, d’une part, le courant anarchique où le marquis de Sade, William Godwin, Max Stirner, les terroristes russes et les nazis n’aboutirent tous qu’à se perdre dans l’angoisse, la folie ou la mort volontaire; d’autre part, le courant matérialiste et socialiste, humanitaire et panthéiste, dont l’existentialisme est le fatal aboutissement.

Cependant, les philosophes-prophètes, de Schopenhauer et Kierkegaard à Pirandello et Gide, redisaient de cent façons les mêmes plaintes : l’image légère du monde que se font les esthètes et le drame poignant de la volonté, le « ça » impénétrable et la forme illusoire, l’impossibilité du choix : « Je suis tout, donc je ne suis rien, puisque je ne puis vouloir être quelque chose sans m’interdire ce que je ne choisirais pas. »

« Ce qui est simple est faux (y compris tout l’intelligible); ce qui ne l’est pas est inutilisable (y compris l’être même). » Ce mot de Valéry circonscrit le problème et personne n’oserait affirmer qu’on entrevoit l’ébauche d’une solution. Cependant, il se peut que seuls quelques principes anachroniques nous empêchent d’y atteindre.

L’un de ces principes pourrait être, justement, la notion de but, d’utilité. « Approcher de son but comme les rameurs, en lui tournant le dos » (car ne pas voir le but, c’est n’en pas tenir compte). Cela fut dit par le cardinal de Richelieu, en une époque où le « pressentiment » touchait encore les grands esprits.

Ou bien, ce qui nous aveugle, ne serait-ce pas au contraire la notion de vérité? Nietzsche le croyait, qui exigeait du moraliste qu’il sût admettre l’erreur et le détour comme les chemins les plus naturels de sa recherche. Le philosophe allemand allait jusqu’à prêcher le mensonge; non pas dans le sens jésuitique, ni même dans le sens scientifique où l’entendait Descartes quand il disait qu’au bout de l’erreur l’homme découvre une vérité, mais dans le sens moral – paradoxalement.

« Et si plus rien n’apparaissait comme divin, si ce n’est l’erreur, l’aveuglement, le mensonge – si Dieu lui-même se trouvait être notre mensonge, celui qui a le plus duré?… Car il se pose un nouveau problème : la valeur de la vérité. Définissons ainsi notre propre tâche : il faut essayer une bonne bois de mettre en question la valeur de la vérité[17]. »

Confirmant Richelieu, d’ailleurs, et non moins durement, le même Nietzsche savait mettre en question, en doute, la notion d’utilité : « Ici, l’on demande toujours de penser à un œil qui ne peut pas être imaginé, un œil dont, à tout prix, le regard ne doit pas avoir de direction, dont les fonctions actives et interprétatives seraient condamnées, absentes; on demande un œil absurde et insensé[18]… »

Cela ne nous satisfait pas? Cela ne doit pas nous satisfaire. Nous ressentons bien que la notion de « vérité » n’est que l’enfant infirme de l’ancienne Exactitude et la notion « d’utilité » le rejeton monstrueux d’une très ancienne tradition. Mais que mettre à la place de cette utilité, de cette vérité, du « bien » qui ne vaut guère mieux? La scandaleuse vertu qui sera pour le Verseau ce que fut la création pour le Taureau, pour le Bélier la conscience juste, pour les Poissons le don de soi; l’institution qui développera (et restreindra) le Couple chrétien, comme le Couple agrandit, tout en la restreignant, la Famille hébraïque; et la Famille, la Cité – nous ne pouvons les nommer : le rite qui les créera n’est pas encore créé, inutile et non véridique mais strict et vivant comme un jeu.

De ce rite nous ne savons rien, sinon qu’il soulèvera d’abord le rire et le mépris, qu’il sera condamné (et son prophète puni) avant qu’une certaine politique le tolère et, pour quelque raison nullement religieuse, mette la nouvelle machine en marche.

Car, à nouveau, l’avenir connaîtra l’artifice, la mystification, l’intrigue, et c’est très bien ainsi. Qu’importe, en fin de compte, que les premiers « Mardouk » aient été des symboles, les Patriarches une simplification de l’Histoire, Jésus et ses disciples une imposture probable? A Kish et à Warka, Mardouk s’est accompli dans des œuvres réelles; un jour, les Patriarches ont réellement vécu dans les Juges et les Rois; et ce qui bouleversa l’Orient et l’Occident, alentour de l’An Mille, n’était en rien une imposture. Huit siècles achèvent le temps du mûrissement.


[1] Paul COUDERC : Histoire de l’Astronomie, Que sais-je?

[2] PLUTARQUE : Numa.

[3] TACITE : Annales, XIII, 57.

[4] Œuvres complètes de Tacite, traduction de Ch. LOUANDRE, couronnée par l’Académie Française, avec le texte, une notice et un index, nouvelle édition entièrement revue et corrigée, Paris, 1891.

[5] Textes assyriens cités par R. Lebat.

[6] PLUTARQUE : Othon.

[7] Système de Philolaos (vers 410 av. J.-C.).

[8] Edité par Louis Delatte.

[9] Ce qui, souvent, ne signifie rien. Toutes les étoiles n’ont pas un éclat fixe. Mira Ceti, dans la Baleine, passe en 330 jours d’une magnitude 10 à une magnitude 2!

[10] En effet, « à l’échelle de l’univers entier, et en moyenne, la densité d’énergie de rayonnement est partout égale à la densité au repos d’énergie de la matière », de sorte que la loi de Newton demeure valable ici. (Principe d’équipartition d’énergie matière-rayonnement), Jean E. CHARON : La connaissance de l’univers.

[11] IIe Livre des Rois, XXI, 6-8.

[12] Selon une autre estimation, fondée sur la date légendaire de la mort du Christ : 33 et sur le rythme précessionnel de 2159 ans (platonicien), la date d’éveil du Nouveau Mythe devait être 1792.

[13] A ceux qui doutent que Nostradamus ait eu de l’humour, je dédie cette « aquatique triplicité » qui parvient à évoquer, en deux mots, le dogme de la Sainte Trinité, fondement du Christianisme, en même temps que le caractère marin de la religion des Poissons!

[14] Jean de Dürckeim.

[15] Errores sectae hominum intelligentiae.

[16] Albertus Magnus. (D’après Norman COHN).

[17] Selon Ruysbroeck.

[18] Frédéric NIETZSCHE : Généalogie de la morale.

[19] Frédéric NIETZSCHE  : Généalogie de la morale.

II

LA DERNIERE OBJECTION

 

Mais précisément, diront les sceptiques, ces impostures nous importent. Les « concordances » peuvent ne prouver qu’une chose : que les trois religions (toutes les trois nées au Proche-Orient) ont obéi au même schéma, produit d’une même croyance astrologique. Les prêtres de Mésopotamie, de Palestine, de Rome n’auraient-ils pas, volontairement, artificiellement, créé cette évolution trop parfaite du Taureau au Bélier, du Bélier au Poisson, sur une durée de cinq ou six millénaires?

A l’appui de l’hypothèse, il faut reconnaître :

1° que les trois religions s’enchaînent sans solution de continuité. Le Livre de la Création passe, pour l’essentiel, dans le premier livre de la Genèse; la Bible devient le support des Evangiles;

2° que le Père fut le Logos-Yahvé de Plotin, lequel avait été le dieu El, que Jéroboam adora sous le nom de Beth-El, le « veau d’or », et les Phéniciens sous le nom de Hadad, l’Adad-Ea babylonien, lui-même issu d’Enkil, l’un des noms de Mardouk. Plus nettement, une tablette de Ras Shamra fait du dieu Yaw l’un des fils d’El et d’Elat;

3° que les trois religions poursuivirent un unique but, qui était de détourner les peuples du culte meurtrier et stupide de la Force. Cet enseignement fut progressif en même temps qu’ininterrompu. Le Taureau révéla aux hommes que la Force n’est pas tout : elle ne triomphe pas de la mort et, si la mort n’est pas vaincue, rien ne vaut. Le Bélier leur enseigna que la Force n’est pas utile; l’intelligence et la sérénité viennent toujours à bout d’Esaü et de Goliath : l’une et l’autre s’obtiennent par l’Exactitude. Enfin, le Sacrifié démontra par l’exemple que la Force est nuisible et que l’acceptation même de la défaite est en soi une victoire, le passage douloureux du Vieil Homme au Nouveau.

Un peuple qui fut témoin de cette triple évolution, les Grecs, en avaient fait une aventure unique : celle héros, prophète et victime Prométhée. Fruit de la poussière et sorti de terre (mythe taurique), il avait dérobé le feu (mythe bélique) avant d’être livré aux deux aigles gémiques en punition de sa quête. Cette légende ne concerne que de loin notre propos, puisque l’éternel supplice qui l’achève témoigne d’une simple nostalgie d’une divinité morte, que le Taureau, puis le Bélier ont tuée. Mais elle nous donne le mot : prométhéen, qui convient parfaitement à l’hypothèse sceptique.

Dans l’hypothèse d’une « aventure prométhéenne », donc, à partir d’évènements simplement hasardeux : le déluge, les invasions de l’Hyksos et de l’Hittite, les invasions barbares, qui dépeuplèrent les villes, désespérèrent les peuples et détruisirent d’un coup les cultures antérieures, des hommes, sages ou rusés, auraient volontairement et malignement créé et recréé le « mythe de l’éternel retour », pour rendre l’espoir aux uns, le courage aux autres, la soumission à tous. Ainsi se justifieraient la légende, l’imposture, la persécution même… Je ne cacherai pas qu’une si vaste et si durable conjuration des Maîtres me semble difficilement croyable, bien plus étrange que l’hypothèse cosmique.

Puis, quels génies n’aurait-il pas fallu, voulant discipliner la brute, pour lui donner ce dérivatif : la création abstraite du Nombre; plus abstrait encore, le goût de la Justice et, enfin, inhumain dans son abnégation, de vivre et de mourir pour l’Autre! Si des hommes sont capables de pareilles inventions par seul sens politique, pourquoi n’inventent-ils rien de comparable en d’autres siècles où l’exigence s’en fait très violemment sentir?

Mais, au contraire, nous voyons les Etats, les Rois, les Prêtres, combattre la doctrine de l’éternel retour, la nier officiellement, détruire les ouvrages qui la démontrent, persécuter ceux qui l’avouent. Et, quand la liberté de ces Maîtres peut s’exercer, précisément, c’est pour interdire le Retour, au prix de n’importe quel massacre. En six mille ans, nous avons dû noter ce succès des prêtres : la suppression du peuple juif qui interdit la reconstruction de Jérusalem. (Pauvre victoire en regard de l’énormité du crime! La restauration de Babylone et de Mardouk sous Nabuchodonosor avait duré soixante-dix ans : le relèvement des juifs dans le monde, à partir du 18ème siècle, a été d’une tout autre ampleur!)

Enfin, pour que cette hypothèse fût défendable, il faudrait que l’aventure prométhéenne n’eût pas débordé les cadres de la Méditerranée et des millénaires en question. Il faudrait que toutes les autres religions n’eussent pas obéi au rythme que nous avons fait apparaître. Sans doute ne pouvons-nous encore en décider : d’autres recherches, plus difficiles, nous attendent. Mais, déjà, nous savons que le mythe astrologique de l’éternel retour n’a pas été la marque particulière des trois religions en cause.

L’arbre de vie

Le pape scientifique (et paranoïaque selon certains) Pie XII eut en octobre 1950 une vision que le cardinal Tedeschini annonça seulement une année plus tard. Sous la main de la Vierge, le pape avait vu le soleil vivre, s’animer, se transformer en un dessin de vie, « en un ballet de mouvements célestes, en un émetteur de messages muets », que le Souverain Pontife pouvait cependant comprendre.

Or, ce soleil vivant aux « branches » mouvantes n’est pas une expression nouvelle dans la littérature mystique de la chrétienté. Il rejoint le symbole que Saint Jean place au cœur de la Jérusalem nouvelle : « Des arbres de vie, qui donnent douze fois leurs fruits, une fois par mois, et dont les feuillages guérissent les nations. »[1]

A la vérité, nous ne savons pas si l’Arbre de Vie biblique était l’image du Cosmos; en tout cas, dès la Genèse, s’opposaient le mythe de l’Arbre de Vie et le mythe de l’Arbre de la Connaissance. « Puisqu’ils ont mangé du fruit de la connaissance, dit Dieu, qu’au moins ils ne goûtent pas au fruit de l’Arbre de Vie, de peur qu’ils ne deviennent immortels… »

« Si l’homme brise l’Arbre avec l’arme de la connaissance et s’il en jouit en esprit, il n’y participera jamais plus », dit un commentaire de la Bhagavad Gita. A. Coomaraswamy, qui cite ce texte, précise que « couper l’Arbre revient à isoler du Cosmos, à se couper des racines célestes. »[2] Connaître, c’est donc tuer.

Il est significatif, en effet : 1° que les « Royaumes » correspondent toujours à des périodes d’acceptation naïve et spontanée des Forces; 2° que cette naïveté et cette spontanéité disparaissent au moment même où notre planète quitte le « champ » (2800 avant J.-C., 700 avant J.-C., 15ème siècle de notre ère) et où se présentent les explicateurs théoriciens, philosophes, exégètes, etc.

Aussi les sages et les saints se sont-ils gardés de dévoiler les secrets de « l’arbre vivant ». C’est toujours à mi-voix qu’il en est fait mention, et dans des formes telles que, seul, l’initié peut comprendre. Dès les temps héroïques de la religion du Taureau, « l’arbre magique d’Ea croissait dans le plus mystérieux sanctuaire d’Eridou »[3], il s’agissait du « kish-kanû ».

Cependant, le mythe de l’arbre se retrouve aux deux extrémités du monde : dans le folklore islandais et dans la plus ancienne tradition indienne. « C’est vers le bas que se dirigent ses branches, c’est du haut, où se trouve sa racine, que ses rayons descendent sur nous », dit le Rig-Véda.[4] Plus tard, les Upanishads préciseront : « Ses branches sont l’éther, l’air, le feu, l’eau, la terre »[5]; et, deux millénaires plus tard, le Zohar : « L’arbre de vie s’étend du haut vers le bas et le soleil l’éclaire entièrement ». Les musulmans le nomment l’Arbre du Bonheur : « Ses racines plongent dans le dernier ciel et ses rameaux s’étendent au-dessus de la terre ». Dante, enfin, dévoile en partie le secret quand il compare les planètes et les astres à la couronne d’un arbre dont les racines sont tournées vers le haut : l’arbre qui vit de sa cime »[6].

Chez les Lapons, pendant le sacrifice bovin au dieu de la végétation (syncrétisme taurique et gémique), un arbre est posé tout contre l’autel, la cime vers le sol. W. Schmidt, qui rapporte un fait analogue, constaté chez les Wiradyuri, en Australie, affirme que l’Arbre représente l’arbre des constellations.[7] Cela n’est plus douteux, mais clairement exprimé dans de très vieilles légendes, telles que la Vôluspa nordique, où l’arbre se nomme Yggdrasil (par exception normalement planté). Dans ses branches se cachent un aigle (symbole gémique), un cerf (symbole ouranien), une chèvre (symbole capricorne), un écureuil enfin; à ses racines, la vipère Nidhögg essaie de le ronger. Lorsque viendra la fin de la terre, l’Arbre tremblera sur ses racines mais ne sera pas arraché.

Ecrite, sous la forme que nous lui connaissons, au 9ème ou 10ème siècle de notre ère, la Vôluspa illustre, en fait, certains des mythes solaires les plus anciens des Celtes, très antérieurs à notre Bible et même au Livre de la Création. Se pourrait-il qu’il y ait eu, jusqu’à Sumer, une période où les systèmes cosmologiques se fussent imposés aux hommes malgré eux, par la répétition des cycles, et une période (depuis Sumer) où, les cycles connus et dénommés, les hommes eussent commencé d’attendre et de provoquer la pousse des « branches » nouvelles?

Déjà, nous avons vu dans ce premier livre comment les prophètes chrétiens et les cabbalistes s’attachèrent à prévoir et préparer le passage d’un « signe » à l’autre et y échouèrent en partie; comment, entre le 3ème siècle avant J.-C. et le second siècle de notre ère, les Egyptiens, les Grecs, les Juifs et les Romains avaient voulu forcer le sort en des tentatives inquiétantes, et partiellement réussi. Reste à savoir si d’autres peuples, en d’autres temps et d’autres lieux, n’auraient pas plus clairement, plus nettement triomphé. Reste à savoir comment ces religions et ces mythes que nous avons seulement entraperçus : les Gémeaux, le Serpent, le Lion, la Vierge, les dieux de l’Ouragan… ont pu survivre, contre les cycles, ceux-ci jusqu’aux 3ème millénaire avant J.-C., celle-là presque jusqu’au Christ et d’autres, peut-être, jusqu’à nous. Reste à savoir enfin si l’homme est libre ou non; et si sa liberté irait jusqu’à plier à son caprice les Puissances (énergie ou dieux) de l’univers qui le contient.

Jean-Charles Pichon   1963


 

Illustration Pierre-Jean DEBENAT

[1] Apocalypse, XII, 1-3.

[2] A. COOMARASWAMY: The inverted tree, dans « The Quartely journal of the mythic society », Bangalore, 1938.

[3] Edouard DHORME : Les Religions de Babylone et d’Assyrie, Presses Universitaires.

[4] Rig Véda, I, 24, 7.

[5] Maitri Up., VI, 7.

[6] DANTE, Paradiso, XVIII, 28.

[7] W. SCHMIDT : Ursprung, III.

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LES JOURS ET LES NUITS DU COSMOS – Préface : De mémoire d’homme…

DE MEMOIRE D’HOMME…

 

Les premiers livres de la Bible ne font pas mention d’ères successives qu’auraient vécues l’humanité (sauf, incidemment et confusément, dans Job[1]); les Evangiles, pas davantage, sauf en deux versets chez Luc[2]. Cependant, les siècles hellénistiques et ceux qui ont suivi (jusqu’au 4ème siècle après J.-C.) offrent des œuvres importantes et nombreuses consacrées à ce sujet : on en trouve trace chez Diodore, Strabon, Plutarque, Sénèque, Saint Jean, Tacite, Ptolémée, Marc-Aurèle, Dion Cassius, Saint Irénée, Jamblique, ainsi que dans les œuvres dites « hermétiques » (égyptiennes et grecques) ou sibyllines (chrétiennes).

Dans ces divers ouvrages, les Eres apparaissent liées au zodiaque et portent les noms mêmes des Signes : les Poissons, le Bélier, le Taureau, l’Aigle ou les Gémeaux, le Serpent ou Cancer, etc. Pour trois d’entre elles, l’Histoire a pu nous être un guide sûr et leur étude a révélé que chacune avait duré précisément le temps où le soleil se lève dans un Signe donné; dans le Taureau de 5 000 à 2850 avant J.-C., dans le Bélier de 2850 à 700 avant J.-C., dans les Poissons de 700 avant J.-C. jusqu’à 1450 après J.-C., chaque passage d’une Ere à l’autre étant indiqué au surplus par le remplacement de l’étoile polaire.

Les récentes découvertes de l’archéologie nous ont également permis de faire apparaître que, durant chaque période de 2150 ans ainsi délimitée, les hommes on inventé de nouveaux mythes et de nouveaux dieux, en même temps que de nouvelles techniques, jusqu’à ce que le Mythe ou l’Esprit s’incarne dans une Eglise (ou tradition ou collectivité) dont l’apogée, le « royaume » se situe aux derniers siècles de l’ère, peu de temps avant sa fin, bien que des principes ou dogmes nés de la Tradition aient une durée beaucoup plus longue.

Cette analyse nous fut facilitée du fait que les trois Mythes en question nous demeurent familiers et que leur étude n’exige pas d’initiation particulière. En effet, les symboles qui s’y rattachent appartiennent à un vocabulaire dont presque tout lecteur aura eu connaissance, ne fût-ce que par la lecture de l’horoscope quotidien : notre astrologie a cinq mille ans d’âge.

Au contraire, antérieurement à 3 000 avant J.-C., les repères mythiques nous apparaissent à tel point différents qu’une étude superficielle ne permet pas de les rattacher aux nôtres. Ainsi semble-t-il assuré que le « bestiaire astral » auquel nous nous référons appartient presque exclusivement à la période : 2000 avant J.-C. – 300 après J.-C. Alors, les Poissons, le Bélier, le Taureau prennent ces noms sous lesquels chacun les reconnait; alors, les Gémeaux se nomment l’Aigle Double ou le Dragon, le Cancer le Serpent, notre Lion le Lion ou le Cheval ou le Faisan (en Chine), la Vierge le Mouton (en Chine) ou la Tortue (dans l’Inde et à Cnossos) et la Balance le Sanglier (Inde, pays celtiques). Plus tôt, le Cancer s’était nommé la Lune (ou la Pluie), le Lion : le Soleil (à Sumer) ou le Palais Rouge (en Chine), la Vierge : la Terre Fertile ou la Déesse des Moissons, la Balance : le Vent, l’Orage ou la Tempête.

Plus haut dans le temps, nous rencontrons l’époque où l’idée même d’un zodiaque n’existe pas : le calendrier y est lunaire, non solaire, et ce sont les « stations » de la lune dans le ciel qui délimitent les mois et les années. Alors, d’autres symboles ont dû permettre aux mages, aux chamans, aux sorciers, d’illustrer les phases successives de l’évolution humaine.

Il reste que des monuments comme les alignements de Kermario et de Kerlescan ou le calendrier péruvien de Tiahuanaco attestent que, 5000 ou 6000 ans avant J.-C. (certains disent 10 000), le ciel était déjà l’objet d’observations; celles-ci conditionnaient certaines architectures, elles étaient consignées sur des « agendas » de pierre, où il nous faut bien voir comme une manière d’ébauche de l’astrologie, l’ébauche d’une croyance en des Forces inconnues, en des influences cosmiques ou divines, dont les cycles eussent expliqué l’évolution de l’humanité à travers des ères ou des « avatars » déjà dénommés et prédits.

En effet, les peuples « sauvages » eux-mêmes, privés de schémas mythiques, admettent cependant l’idée des « incarnations » successives du Dieu. « L’homme qui marche s’arrête où il lui plaît, disait à Miss Fletcher un indien dakota. Ainsi de la divinité : le soleil est un endroit où elle s’est arrêtée, les arbres, les animaux en sont d’autres. C’est pourquoi on les prie, car on parvient enfin à la place où le Dieu stationne, et l’obtient de Lui aide et bénédiction[3]. »

Or, cette croyance paraît avoir été commune à tous les peuples à un moment de leur histoire. Des Chinois aux Mayas, des Chimus aux Mongols, des Assyriens aux Romains, des Japonais aux juifs de la Cabbale, des Phéniciens aux nestoriens et des Grecs aux Peaux-Rouges, les nuances perceptibles concernent quelquefois les emblèmes employés – mais jamais le cœur du problème. Tous ont dit la même chose, bien que ce fût différemment.

L’escalade et le voyage

Le thème de la Traversée ou du Voyage se retrouve en Egypte et au Tibet. En Egypte, le Voyage s’effectue à travers des zones ou des « chambres » successives, où se laissent parfois reconnaître, esquissées, les figures zodiacales que nous utilisons : les deux Lions gémiques, le Serpent, le Soleil, la Déesse Vierge, le dieu à la balance, le Scorpion. Mort, l’homme doit revivre les étapes antérieures de l’évolution humaine et recueillir l’approbation, ou le pardon, des divers dieux qui ont précédé le sien.

Pareillement, le Bardo Thodol tibétain enseigne qu’après sa mort, l’homme doit revivre pour son compte personnel les sept étapes de l’Evolution, présentées comme sept mondes, constitués chacun par sept globes placés sur des cercles parallèles.

Plus confus, le célèbre « voyage nocturne » de Mahomet est, de même, comme un pressentiment des « ciels » qu’il devra traverser après sa mort. Dans le premier, l’attend Adam (l’homme éternel); dans le second, Jésus et Jean (les prophètes chrétiens); dans le troisième, Joseph, le prophète biblique; dans le quatrième, Hénoch, qui vécut au temps de Sumer; dans le cinquième, Aaron; dans le sixième, Moïse; dans le septième, Abraham. Symboliquement, ce Voyage n’a guère de sens : l’ignorance historique du Prophète de l’Islam est un sujet banal de raillerie; mais la mention des sept espaces ou firmaments nous laisse imaginer comme une initiation quelconque, interrompue.

Similaire, le thème de l’Escalade se retrouve chez les Mèdes, les Perses, les Mongols. C’est une échelle à sept degrés où devait s’élever le myste mithraïque, et c’est un arbre (bouleau) marqué de sept encoches que devait gravir l’apprenti chaman chez les peuples s’Asie Centrale.

Ces sept encoches figurent clairement sept cycles cosmiques, et nous pouvons reconnaître certains des symboles qui y correspondent : le Faucon (symbole gémique) à la 5ème encoche, la Lune (symbole cancérique) à la 6ème, le Cheval ou le Soleil (symboles léonins) à la 7ème. Chez les Iakoutes, l’Aga suprême, qui habitait le 7ème ciel, était adoré comme le dieu de la Foudre. Chez les Toungouses, où les encoches du bouleau atteignent le nombre neuf, le 9ème ciel est habité par Buga, le « ciel-monde », identifiable à l’Anu sumérien, dont le temple à Ourouk était l’E-an-na, la « maison du ciel ». Il s’agit là de divinités ouraniennes, dont le siège zodiacal serait la Balance.

Lettres et dieux

Plus abstraitement, les Séphiroth de la Cabbale correspondent à des sphères encastrées l’une dans l’autre. Selon le Sepher Yetsira, Nombres ou Signes fondamentaux, ils représentent les formes idéales par lesquelles Dieu a créé les mondes successifs. Voici leurs noms et leurs équivalences mythiques :

1° Kether : la Couronne (ou le Cercle).

2° Chochmar : la Sagesse ou, primitivement, l’Essence de toute vie.

3° Binah : l’Intelligence.

4° Chesed : la Bonté

ou Gedulah : la Magnificence[4].

5° Geburah : la Puissance (ou la répartition dans la Justice).

ou Pechad : la Peur [5].

6° Tiferet : la Gloire ou la Perfection.

7° Nisah : la Victoire ou la Durée.

8° Hod : l’Honneur.

9° Yesod : la Fondation.

10° Malchut : le Royaume.

De tous les systèmes d’éternel retour, le système cabbaliste est le plus difficile à réduire au zodiaque; sa complexité même, pourtant, atteste une millénaire étude des évolutions cycliques, et l’on conçoit que de grands esprits (Spinoza, Leibniz, Kant) se soient penchés sur le problème.

Plus simple était, au départ, le système brahmanique, où des Lettres et des Noms représentaient également des ères successives. « La lettre A, la lettre U et la lettre M qui, par leur réunion, forment le monosyllabe sacré Aum (ou Om) ont été exprimées des trois livres saints (les Védas) par Brahma, le Seigneur des créatures, ainsi que les trois Noms : Bhur, Bhuvar et Swar [6]. »

Les Upanishad reprirent ces noms dans leurs listes sacrées (entre le 6ème et le 4ème siècles avant J.-C.). Bhur y représentait la terre; Bhuvar, le ciel atmosphérique; Swar, la partie du ciel proche de la Polaire; Mahar, la région située au-delà; Janar, l’endroit du ciel habité par le fils de Brahma; Tapar, l’endroit du ciel habité par les Vairagins déifiés; Satya était le domaine de Brahma lui-même.

Dans ses ouvrages, où il décrit cinq systèmes astronomiques différents, le maître Varâmihira (6ème siècle après J.-C.) compare ces sept « ciels » à sept des « sphères » d’Aristote, « manifestations temporelles de l’être divin ». D’autre part, Robert Fludd (1577-1637), dans sa Philosophie mosaïque, identifie les dix sphères d’Aristote aux Séphiroth de la Cabbale. Enfin, de très nombreux parallèles ont été établis (et le sont encore de nos jours) entre les trois religions indiennes, le brahmanisme, le bouddhisme et l’hindouisme.

En effet, dans un bouddhisme « évolué », aux sept ciels du brahmanisme correspondent en partie sept « avatars » ou incarnations du Bouddha, depuis la Vierge (Avalokiteçvara) jusqu’à l’ère des Poissons (Çakya-Mouni), auxquels doit succéder l’avatar (du Verseau) Maitrêya.

Parallèlement, l’hindouisme prêtait au dieu Vichnou dix avatars, dont le 1er était le poisson Matsya, le 2ème : Varaha, le Sanglier, le 3ème : Kurma, la Tortue qui devint Femme, le 4ème : Nara-Sinha, l’homme-lion, le 5ème : Vanana, le Nain, le 6ème : Parusa-Râma ou Râma à la hache, le 7ème : Rama (plus tard, Çiva le Taureau), le 8ème : Krishna, mythe taurique, puis bélique, le 9ème : le Bouddha, dieu d’Amour – et dont le 10ème sera l’avatar du Verseau : Kalkin.

De l’ensemble des correspondances peut être tiré le tableau suivant :

 

 

Ce tableau fait apparaître la différence la plus notable entre les systèmes cabbalistes et brahmanes et les autres systèmes indiens : les deux premiers (béliques) présentent le caractère fondamental du Bélier : dédaigneux du passé, tourné vers l’avenir. Le tableau nous révèle également l’élaboration empirique des Séphiroth, par opposition à la création abstraite des autres systèmes : au 5ème siècle après J.-C., la Justice et le Jugement, au 16ème siècle la Peur du peuple élu sont des faits historiques. Ces mythes recouvrent exactement la période 700 avant J.-C. – 1500 après J.-C., telle qu’elle fut vécue par les juifs.

Enfin, le tableau permet de vérifier les équivalences déjà étudiées entre la Création (Intelligence abstraite) et le Taureau, entre l’Exactitude et le Bélier; il suggère certaines équivalences (sur lesquelles nous reviendrons), entre la Vierge et la Tortue, entre le Cercle, l’Œuf et le Serpent.

Les couleurs et les métaux

Tout autres que les symboles indiens et juifs furent les symboles mésopotamiens et iraniens des cycles successifs. Hérodote rapporte que les murs d’enceinte d’Ecbatane avaient été enduits de couleurs différentes par le roi des Mèdes Dejocès (vers 722 avant J.-C.). Les créneaux de la première enceinte étaient blancs, ceux de la seconde noirs, de la troisième pourpres, de la quatrième bleus, de la cinquième orangés, de la sixième argentés et de la septième dorés [7].

Combinant les couleurs et les planètes, les sept étages du palais assyrien de Khorsabad étaient : le premier blanc et dédié à Vénus, le second noir (Saturne), le troisième vermillon (Mars), le quatrième bleu (Mercure), le cinquième pourpre (Jupiter), le sixième argenté (la Lune) et le septième doré (le Soleil). Différemment, l’enceinte où s’élevait la tour de Mat-Nu-Nakir, à Babylone, comportait sept étages ainsi ordonnés : noir pour Saturne, blanc pour Vénus, pourpre pour Jupiter, bleu pour Mercure, vermillon pour Mars, argent pour la Lune, or pour le Soleil [8].

Enfin, l’échelle des Perses comportait sept « seuils ». Le premier était de plomb et correspondait à Saturne, le second d’étain (Vénus), le troisième de cuivre (Jupiter), le quatrième de fer (Mercure), le cinquième de divers métaux (Mars), le sixième d’argent (la Lune) et le septième d’or (le Soleil).

En rapprochant ces diverses suites de nos symboles zodiacaux, nous obtenons le tableau suivant :

 

 

Il apparaît que trois « régions » ne changent jamais leurs symboles : l’âge du Taureau (dont dépendent précisément les divers cultes assyriens, mèdes, babyloniens), l’âge d’Or et l’âge d’Argent. AU contraire, l’ère nouvelle (à l’époque) du Bélier est rattachée tantôt à Jupiter tantôt à Mars; or, astrologiquement, Mars est la planète du Bélier. L’erreur serait donc ici le fait de Babylone, la patrie du Taureau, ce qui ne peut surprendre.

Elle entraîne l’erreur « complémentaire » de rattacher le Signe des Gémeaux à Mars, alors que la Médie, la Perse et l’Assyrie caractérisent parfaitement le signe par la couleur orangée, divers métaux ou la planète Jupiter.

Quant aux deux ères alors à naître (les Poissons et le Verseau, selon notre Zodiaque) les Perses et les Babyloniens nous paraissent ici plus exacts que les Assyriens, car Vénus fut effectivement la planète-symbole des Poissons et Saturne celle du Verseau, non l’inverse. Néanmoins, la vraie planète des Poissons est aujourd’hui Neptune et celle du Verseau Uranus, toutes deux ignorées de Babylone et d’Ecbatane : ce qui justifie pleinement l’incertitude des anciens astrologues [9].

Vérité des légendes

En dépit de la diversité de ces illustrations symboliques, il est impossible de douter qu’un thème unique s’y trouve constamment en question. C’est pourquoi on ne peut s’interdire l’ironie en songeant à l’outrecuidance de certains historiens du siècle dernier (pour ne rien dire de leurs héritiers), qui opposaient la confusion et la naïveté des « mythes et légendes » à la précision raisonnée de « l’historien scientifique » – alors que, des Védas jusqu’à nous (à travers cent chefs-d’œuvre, dont les sommets se nomment le Livre de la Création, les Livres des Morts, l’Avesta, l’Odyssée, les Puranâs, le Popol Vuh, la Baghavad Gitâ, l’Apocalypse, la Volupsa, le Lebor Gabala, le Zohar), les mythes et légendes n’ont cessé de tracer et de creuser le même sillon; et alors qu’en un siècle d’existence, les historiens scientifiques n’ont su que se combattre et se jeter l’anathème, sans pouvoir décider seulement des époques où vécurent Manès et Zoroastre, Moïse et le Bouddha, ni même du nombre exact de triomphes accordés à Néron.

Certes, la « vérité » des mythes et des légendes est d’une autre nature que les « vérités » de l’Histoire. Elle leur est opposable comme la vérité mathématique aux vérités fluctuantes, parfois contradictoires, des sciences naguère dites « naturelles » (quand elles le sont si peu!).

Il s’ensuit qu’on ne saurait établir la première comme on établit les secondes. Ainsi, l’observation seule ne découvre pas que : 1 + 1 = 2; car, rapprochés l’un de l’autre, un objet A et un objet B seront toujours A et B, immodifiés dans leur structure par le plus étroit voisinage. Mieux : l’invention de l’ensemble (AB), que représente le chiffre 2, ne fait qu’ajouter une troisième réalité, fictive, aux réalités concrètes A et B; de sorte qu’on devrait écrire : 1 + 1 = 3. Mais, tout indémontrable qu’elle soit au regard de l’observation quotidienne, la vérité « binaire » n’en est pas moins indiscutable sur plan où elle se situe.

La vérité mythique de même. Les chamans, les prophètes, les prêtres n’ont jamais nié le caractère abstrait du Mythe, fût-ce quand le Mythe en vient à se substituer à des réalités concrètes (historiques ou sociologiques), comme l’ensemble (AB) aux objets réels A et B qu’il symbolisait d’abord.

Mais nous voyons aussi que les « réalités » historiques ou sociologiques échappent non seulement au raisonnement mais à l’observation même (une seconde après l’évènement), comme si l’esprit n’était jamais en prise directe sur le réel et comme s’il lui fallait précisément inventer quelque fixateur de la réalité afin de pouvoir s’en saisir.

C’est donc ce fixateur (le Nombre ou le Mythe) que nous devons nommer la Vérité, tout autre « vérité » – prétendument identifiée au réel même – étant nécessairement une imposture. N’est-ce pas pourquoi la vérité mathématique se présente (à l’homme de la rue et au physicien nucléaire) comme la garantie par excellence du raisonnement le plus simple et de la recherche la plus audacieuse, quand les « vérités » dites empiriques n’ont jamais suscité que l’orgueil, le fanatisme et la mauvaise foi ?

« Vérités » catholique, rationaliste, marxiste, elles se ressemblent en cela : si l’Eglise du Concile de Trente brûle Giordano Bruno, la Science du  Positivisme persécute Boucher de Perthes, et pour la même raison : parce que, ici et là, le Mythe est devenu un dogme, l’Invention une « réalité objective ».

Or, la persécution, Sibérie ou bûcher, ne saurait sauver l’Etat, la Discipline, l’Eglise qui ont commis l’erreur majeure de « prendre la carte pour le territoire », le Fixateur pour le Fixé : les Eglises s’y sclérosent, les sciences s’y ridiculisent. Trop fier d’un savoir bientôt criminel (puisqu’il fut d’abord mensonger), l’homme est comme proscrit d’une réalité qu’il ne peut asservir sans l’aide d’un agent exécuteur, auquel il doit se soumettre avant d’y soumettre l’univers.

La vie des Formes

L’hypothèse est assez récente que les Mythes puissent conditionner le comportement humain, être l’agent moteur des civilisations, jouer le même rôle que les Nombres, fixateurs du réel : il y a cent ans, personne n’eût pris le risque de la soutenir – si ce n’était quelques poètes, Edgar Poe, Nerval, Emerson, Shelley, Baudelaire, Mallarmé, desquels leurs contemporains n’attendaient pas ce genre de révélation.

Mais, depuis trente ans, la folle hypothèse a cessé d’être indéfendable; les esprits les plus savants ne craignent plus de la justifier : Russel, Bachelard, Lachenar sur le plan de la philosophie pure, Jung sur le plan de la psychanalyse, Spengler, Toynbee, Borgès, Eliade sur le plan de l’Histoire, Heisenberg sur le plan de la physique nucléaire, etc. Des ouvrages d’Elie Faure à ceux de Jean E. Charon, une très importante bibliographie a préparé le terrain aux futurs philosophes (qui devront être, tout à la fois, des biologistes, des historiens et des astrophysiciens).

Le plus important reste à faire : établir comment les Mythes – ou, plus précisément, les Formes – naissent et mûrissent dans l’inconscient collectif avant de se manifester au grand jour et d’acquérir soudain le pouvoir créateur qu’on leur voit.

Dès aujourd’hui, cependant, on peut se risquer à supposer que cette naissance et ce mûrissement sont comparables à la formation de toute vie. Comme le fœtus ou le germe, le rite initial (le symbole-moteur, nécessairement absurde) contient les éléments constitutifs de l’Etre parvenu à sa plus grande expansion; comme la plante ou l’animal, le Mythe naît de l’intérieur, par accroissement progressif : il ne peut être « fabriqué » ou « planifié », quelles que soient les raisons – logiques, morales ou politiques – qui en font souhaiter l’avènement. En conséquence, on ne saurait préjuger de la forme définitive que prendra le Mythe abouti, pas plus que de la forme définitive d’un homme, avant que les conditions mêmes de son existence aient constitué ses limites naturelles. En ce sens, Rilke affirmait que l’homme s’accomplit seulement par sa mort : le point qu’il n’a pu dépasser.

Or, il est dans le destin de tous les êtres de perdre leur fraîcheur, puis leur vitalité, puis leur pouvoir de création avant de perdre la vie. Ces êtres impalpables que sont les Mythes ne font pas exception à la règle. Leur épanouissement (le « royaume ») est pour eux la sortie de la jeunesse – et l’agonie de la religion-mère, qui les créa, est l’équivalent du vieillissement de l’homme.

Durcissement des artères, irritation, sclérose, appauvrissement de l’imagination, fatigue du système nerveux, perte des divers pouvoirs générateurs (organiques et intellectuels), refus de l’Avenir, puis du Présent, affaiblissement, désespoir, acceptation de sa mort : ces étapes successives, qui constituent la plus grande partie d’une existence humaine, font de même la plus grande partie de l’existence du Mythe initial. Et, de même que l’homme tend – par la modération, la prudence, l’hygiène – à prolonger le plus longtemps possible cette lente abdication, ainsi avons-nous vu l’Eglise, la Religion porteuse du Mythe, s’efforcer d’échapper à la règle commune par la rigueur du Dogme, la terreur de l’Excès et sa condamnation.

Mais, imprudent ou sage, l’homme ne dépasse guère son siècle d’existence; de même, aucune précaution n’assure au Mythe plus de 4 000 ans de vie (4 800, si l’on tient compte de son éveil et de son crépuscule).

Il est vrai que les Symboles renaissent, à la différence de l’homme. Cependant, ce dernier survit – dans sa progéniture. Ainsi, les renaissances mythiques ne sont-elles pas, plutôt, des survivances ? C’est, en effet, comme des « mariages » que nous apparaissent les syncrétismes, dits « hérétiques », du Mythe vivant et des Mythes antérieurs et mutants. Or, de ces hérésies naissent précisément les mutations futures du Dieu : de Kish, un renouveau du Lion, de Lagash la première mue gémique, de Sodome la seconde mue du Serpent, du Madian le Croissant islamique, enfants déjà lassés d’appartenir à de très anciennes races et dont le temps de vie non plus que les pouvoirs n’équivaudront ceux de leurs ancêtres.

Ce sont ces mues qu’ici j’entreprends d’étudier, dans la croyance qu’il y a « dans les rites magiques et religieux, dans l’immense littérature ancienne consacrée aux moments singuliers, aux instants fantastiques de l’esprit, des milliers et des milliers de descriptions fragmentaires qu’il faudrait réunir, comparer, et qui évoquent peut-être une méthode perdue – ou une méthode à venir [10].

Il reste à m’expliquer d’avoir conservé aux chapitres de ce livre les références les plus simples – aux signes zodiacaux que chacun reconnaît, bien que les aient ignorés certains des grands ancêtres dont j’étudie les œuvres et les systèmes. Qu’on me passe cette liberté, en raison du souci qui me l’a fait prendre : accueillant le lecteur dans le pays inconnu et immense des Mythes, l’aider par des repères aisément reconnaissables, comme un guide prend soin de traduire dans la langue du touriste étranger les noms des rues, des places, des palais et des temples qu’il doit lui découvrir.


 

 

Jean-Charles Pichon    1963

Illustration Pierre-Jean Debenat


1 Job, XXXVIII, 31-33. – Dieu s’adresse à Job : « Est-ce toi qui serres les liens des Pléiades? Pourrais-tu relâcher les chaînes d’Orion (dans le Taureau)? Est-ce toi qui fais lever les constellations en leur temps? Connais-tu les lois du ciel et ses influences sur la terre? ».

[2] Selon Luc, XXI, 25. – « Et il y aura des signes dans le ciel… »

[3] Cité par ROGER CAILLOIS : L’homme et le sacré, Gallimard.

[4] Selon PAUL RICCI : Porta Lucis, Augsbourg (1516).

[5] Selon la Cabala Haeraeorum (1652).

[6] Lois de Manou, II, 76.- Selon le Yetsira, les trois lettres-mères sont Aleph (A), Mem (M) et Shin (SH); Aleph représente l’Air, Mem l’Eau et Shin le Feu. Des combinaisons entre ces trois Verbes et les dix Séphiroth sont nées toutes les existences, par l’intermédiaire des 7 lettres doubles et des 12 lettres simples.

[7] HERODOTE, I, 98

[8] DION CASSIUS, XXXVII, 19.

[9] Ce rapport entre les Signes et les planètes était encore un objet de discussion aux premiers siècles après J.-C. Paul d’Alexandrie (sous Gratien) et Héliodore (vers 500) y consacraient de longues études dans leurs analyses des livres hermétiques.

[10] LOUIS PAUWELS et JACQUES BERGIER, Préface du livre d’Alleau, Les Sociétés secrètes, Encyclopédie Planète. Denoël.

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LES JOURS ET LES NUITS DU COSMOS : PREMIERE PARTIE : LES PANTHEONS 1 Les Gémeaux

PREMIERE PARTIE

LES PANTHEONS

 

I

LES GEMEAUX

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

Au-delà de l’ère du Taureau, notre principal support : l’Histoire, nous abandonne. L’historien piétine au seuil du 4ème millénaire (premières dynasties thinites en Egypte, âge de Kish en Sumer) et n’ose plus rien aventurer.

Nos concordances, sans doute, permettraient d’établir qu’une religion fondée sur le mythe des Gémeaux put s’instaurer 2150 ans avant l’avènement du Taureau, soit vers 6250, après une lente croissance secrète de huit siècles. Mais les trois exemples étudiés (Taureau, Bélier, Poissons) apparaîtraient insuffisants à un certain nombre d’esprits pour en induire une hypothèse nécessairement théorique. Ici, notre méthode doit donc être modifiée, de manière à donner le pas aux mythes sur des datations imprécises.

Une liste astrologique arabe du 8ème siècle porte en face du nom de la planète Alhiotl (dans les Gémeaux) la mention : « Homme qui se réjouit d’un concert d’instruments ». C’est accorder d’emblée à l’homme du Signe la qualité de joueur et de baladin. Or, dans la collection « Le Zodiaque », l’ouvrage consacré au Signe définit cet homme d’un mot : l’arlequin.[1]

Arlequin, celui qui joue, qui voltige et distrait. L’image, tout à la fois, rappelle que les Gémeaux sont un signe d’air, dont la planète privilégiée, Mercure, est le domaine d’un dieu ailé, et souligne l’aspect ludique, changeant du symbole : Arlequin ne sait pas choisir.

En effet, Osiris pourra être faucon, taureau, bélier, sans cesser d’être; Zeus, lui aussi, se fera taureau, cygne ou pluie d’or… Quant aux Gémeaux eux-mêmes, on les verra des dieux, comme les frères maudits de la Genèse babylonienne et les Açvins indiens, ou de simples hommes comme Romulus et Rémus. Ils pourront également être l’un homme, l’autre dieu, comme Castor et Pollux, les Dioscures. Pour l’historien des religions, ce protéisme n’est qu’une difficulté supplémentaire, car il n’est pas aisé de suivre l’évolution d’un Signe à ce point fantasque, alors que les symboles nous en sont mal connus.

Quelques traits cependant demeurent reconnaissables dans tous les panthéons gémiques. Ce signe d’air sera toujours représenté symboliquement par un oiseau : faucon, aigle, condor, et humainement par un couple fraternel : les lahamous sumériens, Ahriman et Ormuzd, Osiris et Seth, Castor et Pollux, etc. Historiquement enfin, la naissance du mythe semble correspondre à l’avènement des premières communautés agricoles et, plus précisément, à la période où l’homme apprit à vaincre certains fléaux naturels, la sécheresse entre autres, et à « forcer la nature ».

Etudiant les survivances du « cycle agraire » dans le monde contemporain, Mircéa Eliade[2], ainsi, me paraît avoir été amené à y découvrir un thème gémique caractérisé : l’échange « homme-plante », valable dans les deux sens : la plante guérit l’homme, mais les souffrances de l’homme font la vie de la plante.



[1] Publié sous la direction de F.-R. BASTIDE (Le Seuil).

[2] Mircéa ELIADE, Traité d’Histoire des Religions (Payot).

 

La plante guérit l’homme

Dans certaines régions d’Afrique et de Scandinavie, on soigne l’enfant malade en le faisant passer entre deux arbres fruitiers liés ensemble ou dans la cavité d’un arbre. Légendairement, cette tradition rejoint l’espoir de la naissance ou de la renaissance. Dionysos fut mis, dès sa venue au monde, dans une corbeille qui contenait les prémices des récoltes; la même légende s’attache à la naissance de Moïse l’Egyptien, à celle de Sargon 1er d’Akkad.

C’est à Byblos, tout contre un arbre (érica ou cèdre) qu’Isis retrouva le coffre où gisait le corps d’Osiris, son époux. L’arbre, merveilleusement, avait grandi au point de recouvrir et de contenir le cercueil flottant. Rappelons qu’Osiris est le dieu gémique par excellence, comme l’attestent les deux plumes qui lui servent de coiffure et le récit très compliqué de ses luttes contre son frère jumeau Seth.

Nyberg a réuni un très grand nombre de faits qui prouvent la croyance quasi universelle que l’enfant né auprès d’un arbre aura un meilleur destin; parfois, il est à sa naissance emmailloté ou frotté avec des herbes et des branches vertes.[1] Dans les Indes, un couple sans enfant plante deux arbustes, un manguier mâle et un figuier femelle (Arasu et Vepu) et les unit par des fibres. Ce mariage des arbres assurera la fécondité du couple humain.

Dans nos régions occidentales, la tradition du Mai témoigne du maintien de croyances analogues. En Europe centrale, au début de l’été ou à la Saint-Jean, un arbre est planté sur la place du village; il en était de même en France à la fin du Moyen Age. En Angleterre, le 1er mai, on promène des couronnes de branchages et de fleurs. En Suède, le pin, dépouillé de ses branches, est orné de fleurs artificielles; puis les cendres de l’arbre, « le mât de Mai », sont dispersées dans les champs pour favoriser les prochaines récoltes. Chez les Slaves de Carinthie, à la Saint-Georges, un jeune homme est enveloppé de branchages verts; dans d’autres régions de la Russie, les feuillages ont disparu : le « Georges Vert » est seulement revêtu d’un drap de cette couleur. Toutes les festivités possibles, orgie, danses, musique, « gaudrioles », accompagnent le Mai ici et là. Ou bien, on distribue des cadeaux et des gages, ne fût-ce que l’humble brin de muguet…

La mort fait la vie

Mais, également, la mort de l’homme fait la vie de la plante. En Egypte, le blé naissait d’Osiris mort; sous la forme d’un vautour (l’oiseau), c’est en se plaçant au-dessus du cadavre d’Osiris qu’Isis devient enceinte d’Horus.[2] En Iran, la plante rivas naît de l’homme primordial Gayomart, violemment sacrifié. W. Schmidt rapporte qu’en Australie, les cérémonies d’initiation d’une tribu comportent le scénario suivant : le néophyte est enterré, puis on plante sur lui un arbuste. Par ses mouvements, le jeune homme fait trembler l’arbre; alors, il se lève et sort de la tombe.[3]

Sur le cadavre d’un homme, un jour, les céréales poussèrent mieux. Ce jour-là, les hommes purent s’éloigner des rives du fleuve et de ses alluvions, pénétrer, assurés, à l’intérieur des terres. Ils purent mépriser la croyance antique aux « eaux fécondantes ». L’eau ne fut plus la seule matrice de la vie : la mort la suppléa.

En certains cas, cette fusion de l’homme et de la plante en vient au point de créer de véritables liens de filiation. Les Miao adorent le bambou comme leur propre ancêtre; à Formose, aux Philippines, au Japon, des cultes similaires ont pu être observés. Une tribu de Madagascar, les Antaifasy, se disent les descendants du bananier; dans le Penjab, Udumbara, nom d’un peuple, est aussi le nom de la « ficus glomerata ». Et les habitants de l’ancienne Corinthe (Ephyre) se croyaient fils de champignons poussés après la pluie.[4]

La pierre des nautes parisiens qui porte l’effigie des Gémeaux montre également un homme au torse pris dans un arbre, sans qu’on puisse déterminer si l’homme devient un arbre (comme dans les « Métamorphoses » d’Ovide)[5] ou s’il ne naît pas de l’arbre plutôt. Cette incertitude, ou cette dialectique, est sans doute la clef du mystère osirien : la vie et la mort sont liées par un éternel retour de l’une à l’autre. De la mort naît la vie : mystère agraire; fondement de la mystique du « double »; intuition révolutionnaire, scandaleuse et géniale des créateurs du mythe.

Or — c’est cela qui nous intéresse — partout, ce thème demeure lié au thème des Gémeaux. Les dieux de l’Egypte et de l’Iran étaient des frères semblables. Chez les Bagandas, en Afrique centrale, la femme qui donne naissance à des jumeaux devient capable de féconder les bananiers : une feuille de cet arbre portée entre ses jambes se vend à bon prix aux fermiers voisins.[6] Selon un mythe indochinois, c’est un couple de jumeaux, frère et sœur, réfugié dans une courge, qui fertilise le fruit : de la graine de la courge sont sorties toutes les races humaines.[7] Dans les traditions indiennes, les jumeaux, Krpï et Krpa, naissent de l’union de Gautama et d’une touffe de roseau; dans la tradition iranienne, le couple Mashyagh et Mashyânagk naît de la plante rivas fécondée par Gayomart, et d’un roseau, dans la tradition japonaise, les dieux Izanagi et Izanami.

Ailleurs, le symbole avien complète le mythe. En Equateur, la tribu des « Canari » a conservé la légende de jumeaux échappés au déluge, que nourrissent des « oiseaux » à visage de femme; dans le Honduras, la Femme-Blanche donne le jour, bien que vierge, à trois fils qui se ressemblent, avant de disparaître dans le ciel sous forme d’un oiseau.[8]


[1] NYBERG, Kind und Erde.

[2] MARIOTTE, Dendérah, IV.

[3] W. SCHMIDT, Ursprung, III.

[4] OVIDE, Métamorphoses, VII, 5.

[5] La métamorphose de Crocus (Ovide, IV, 283). Les Pierres des Nautes, datées du règne de Tibère, peuvent encore se voir au musée de Cluny.

[6] FRAZER, The Magic King et Golden Bough.

[7] MATSUMOTO, Essai sur la mythologie japonaise.

[8] MAX FAUCONNET, Mythologies des deux Amériques, dans « La Mythologie Générale » (Hachette).

 

Les origines

Les dieux les plus anciens de l’Egypte sont le scorpion, le soleil, le serpent et le faucon. Avec la déesse Nekbet, ils forment ce que devait être le panthéon d’un grand peuple avant la naissance du Taureau : les Gémeaux (ou l’oiseau), le Cancer (ou le serpent), le Lion (ou le soleil), la Vierge et le Scorpion.

Ces dieux, dont on retrouve les traces à Négada comme au sud du Fayoum, n’ont pas, bien entendu, ni la même ancienneté ni la même importance. Le Scorpion, notamment, arrive tout à la fin du cycle de ses survies, quel que soit ce cycle. Les scorpions-dieux de Thèbes et l’énorme tête de massue du roi Scorpion découverte à Hiérakoupolis sont les derniers vestiges religieux ou mythiques dont nous ayons connaissance. L’époque thinite[1] nous montrera encore des Isis, des serpents, des faucons; mais le Scorpion aura disparu d’Egypte comme de Sumérie (sauf dans la légende du soleil). La Crète, Mycènes, la Grèce et Rome l’ignorent.

La datation des dynasties préthinites est encore très controversée. Pour l’égyptologue Kees, elles ne déborderaient pas le 4ème millénaire; pour l’égyptologue Sèthe, elles prendraient origine au milieu du 5ème.[2] Les « légendes » nous découvrent un tout autre passé. Selon l’historien égyptien Manéthon (reproduit par Eusèbe et Julius l’Africain), il y aurait eu, antérieurement au premier roi thinite, Manès, des « Mânes » au pouvoir pendant 5813 ans et, antérieurement à ceux-ci, trente rois memphites et dix rois thinites (2140 ans). Suivre cet historien reviendrait à situer les origines de l’Egypte historique vers 11000 avant J.-C. Mais un autre manuscrit, dit « papyrus de Turin », indique une plus longue suite de rois, « les serviteurs d’Horus », directement antérieurs à Manès et qui auraient régné pendant 13420 ans.

L’archéologue contemporain distingue, à l’époque préthinite, quatre civilisations distinctes : le Badarien, l’Amratien, le Gerzéen, le Maadien.[3] Il semble qu’en Haute-Egypte du moins, le Badarien ait précédé l’Amratien et celui-ci le Gerzéen. Les tombes mises à jour à Négada (amratiennes et gerzéennes) furent classées par leur découvreur, Petrie, en zones de séquences-dates fondées sur l’ancienneté des poteries, la plus récente, SD 79, correspondant au règne de Manès.

La méthode de Petrie est déduite de cette argumentation que, si une tombe recèle des poteries SD 30-37, SD 30-50, SD 35-71, elle ne peut être antérieure à SD 35, puisqu’elle contient un type qui ne se rencontre qu’à partir de cette date, ni postérieure à SD 37, puisqu’elle contient un type qui disparaît à cette date.[4]

Or, si brillante que semble la déduction, elle demeure assez fragile; parce qu’elle repose tout entière sur l’hypothèse que « les imitations d’un vase sont moins parfaites que le vase et qu’elles lui ressemblent de moins en moins à mesure qu’elles se font plus nombreuses et s’éloignent davantage de l’époque où le prototype a été créé ». En fait, il ne semble pas qu’un rapport si étroit existe « entre la qualité des palettes et leur âge »; les ébauches également sont moins parfaites que l’œuvre achevée : des types de SD 77 paraissent moins dégradés que des types plus anciens, SD 42-50, comme si la technique s’était perfectionnée de ceux-ci à celle-là.

Surtout, Petrie a été conduit, par son système, à assigner aux quatre civilisations prédynastiques des durées beaucoup trop réduites (le Badarien de SD 21 à 29; l’Amratien de 30 à 37; le Gerzéen, de 38 à 60…) : ni les techniques ni les peuples anciens n’évoluaient en quelques années (ou bien nous devrions renoncer à notre théorie la plus chère : l’accélération croissante du Progrès!).

Depuis Petrie, d’autres classifications ont été proposées. Peet et Droops divisent la période prédynastique en quatre classes : poterie avec englobe d’ocre rouge; poterie noire, en général polie; poterie en argile épurée; poterie en terre non épurée, à surface rugueuse. Junker délimite trois périodes seulement : polie, lissée, grossière.

Des parallèles ont été établis entre ces civilisations et les différents niveaux mésopotamiens et iraniens, selon lesquels les types SD 79-77 (protodynastiques) correspondraient au dynastique sumérien ancien (Kish : 3300-3000); le Gerzéen et le Maadien (prédynastique moyen et récent) à Suse II en Iran, Warka en Mésopotamie — époque « post-déluge » : 3600-3300; le Badarien et l’Amratien (prédynastique ancien) à Suse I et aux plus anciens vestiges ubaidiens en Mésopotamie : 4500 – 3800. L’ensemble relie le Néolithique égyptien, vers 5000, aux premières dynasties thinites, si l’on date celles-ci du 4ème millénaire seulement.



[1] Appelée ainsi, parce que, selon Manéthon, le fondateur de la dynastie, Manès, aurait été originaire de Thinis.

[2] Selon Petrie, 4326-4078; selon Borchard, vers 4553-4050. Mais, selon Meyer, en 3315 ou 3197, selon Gauthier, entre 3200 et 3000, et selon Scharff, vers 3000.

[3] Mis en lumière par MM. Petrie, Scharff, Meyer… (sous des noms parfois différents : ainsi Petrie ne parle pas du Maadien, mais divise le Gerzéen en deux branches).

[4] Docteur EMILE MASSOULARD, Préhistoire et Protohistoire d’Egypte, Institut d’Ethnologie, 1949.

Les croyances

Dès l’époque gerzéenne, nous avons déjà noté l’apparition du bœuf et du taureau. Les vestiges de cette période (à Gebel-el-Arak notamment) témoignent en effet d’une forte influence de Kish et de Suse sur la civilisation égyptienne (homme aux deux lions, femmes se tenant par la main, de caractère typiquement élamite); ils tendraient à prouver que vers 3500-3200, aux temps de la première dynastie de Kish et de Suse II, des expéditions victorieuses seraient venues du Nord jusque dans la vallée du Nil.

Au contraire, les premières décorations gémiques, « deux têtes d’oiseau séparées par une encoche ou une saillie », « deux moitiés d’oiseau accolées », etc., ont été retrouvées dans des tombes de l’ère amratienne (Mahasna : SD 34-43). D’autre part, à l’époque (indéterminée : entre 5000 et 4000) où l’Egypte était divisée en « nomes » ou régions, le faucon, emblème des Gémeaux, se retrouve en majorité dans la plupart des cultes régionaux.

Dans le 3ème nome, l’enseigne mythique est faite de deux plumes et la divinité est la déesse vautour Nekbet. Le 4ème se reconnaissait primitivement dans un sceptre recourbé d’un bout et fourchu de l’autre (emblème probable du Scorpion), puis dans le dieu-faucon Montou. L’oryx et le faucon figuraient conjointement le 16ème nome. Ailleurs, où le symbole ailé manque, d’autres symboles gémiques sont évidents : le 13ème et le 14ème adoraient un arbre, « nedjéfet »; le 5ème admettait les deux dieux Seth et Nénoun, dieu-faucon, qui fut identifié tardivement à Horus.[1]

A l’époque où les nomes cèdent à une organisation bipartite du pays, cette organisation même se présente comme un reflet des croyances gémiques.[2] Deux royaumes se partagent l’Egypte, l’un dont la capitale était Balamoun; l’autre, Ballas. Horus était le dieu de la Basse-Egypte (emblème : l’abeille), Seth le dieu de la Haute-Egypte (emblème : le jonc); de leur rivalité naissaient tous les conflits entre les deux royaumes.[3] Enfin, l’étude du calendrier égyptien fait ressortir qu’à cette époque « l’année était purement agraire. L’inondation, la croissance des plantes, la récolte en constituaient les divisions principales et le début de l’inondation en marquait le commencement ».[4]

Il serait donc tentant de voir dans les pays du Nil le berceau de la religion gémique, puisqu’il semble, pour les raisons que nous avons dites, que cette religion prit naissance en même temps que l’agriculture. Et, en effet, les fouilles révèlent, dès le Néolithique égyptien, l’existence de scies ou d’éléments de faucilles caractéristiques des premières civilisations agricoles.

Cependant, les céréales (orge et blé), très diversifiées dès cette époque en Palestine, Syrie, Cilicie — jusqu’aux plateaux au nord de l’Irak — étaient beaucoup plus rares et moins diverses en Egypte. Même de nos jours, le blé sauvage de l’espèce « Triticum dicoccoïdes », d’où est sorti le blé néolithique du Fayoum, ne pousse naturellement qu’en Arménie, Syrie, Palestine, Transjordanie et dans l’ouest de la Perse. On admet que ces cultures auraient été introduites dans les Hauts Royaumes égyptiens par d’autres civilisations venues de l’Irak et de la Jordanie; les religions liées à ces cultures auraient suivi le même chemin.[5]

Sèthe fait valoir à ce sujet un argument spécieux mais non pas négligeable. L’identité des mots égyptiens « Droite » – « Ouest », « Gauche » – « Est » prouverait que ces civilisateurs sont bien venus du Nord par le désert du Sinaï; s’ils étaient venus du Sud, l’identité des mots droite-ouest, gauche-est, serait inexplicable.

Enfin, antérieurement aux dieux gémiques (et même alors que les « Egyptiens » n’occupaient pas encore la vallée du Nil mais habitaient le plateau de Lybie), ces peuples paraissent avoir adoré Seth, divinité de la pluie et de l’humidité. Son emblème était un petit quadrupède inconnu, à museau pointu, aux oreilles hautes et droites, à la queue mince et longue (selon certains, un âne; selon d’autres, un chacal). Min, second dieu libyen, aurait été de même une divinité de la fécondité; son emblème, un dard à deux pointes, le rattache peut-être au cycle ouranien, peut-être au cycle du Scorpion.

Mon hypothèse (si je puis m’en permettre une en conclusion de tant d’incertitudes!) est que les premiers « Egyptiens » venus de Libye se seraient installés sur les rives du Nil, en Haute-Egypte, où Seth continua longtemps d’être adoré, et dont les alluvions favorisaient les cultures humides et sauvages. Puis, sous l’influence des peuples du Nord, se serait constitué un autre royaume, aux techniques agricoles plus évoluées, aux dieux gémiques, dont Horus, le faucon, l’abeille (et, tardivement, le fils d’Osiris) est le plus clair symbole. Toute l’histoire de l’Egypte prédynastique n’aurait donc été qu’une lutte entre deux conceptions de l’agriculture, puis de la vie.

Or, le début du Néolithique égyptien est daté par Moret et Joleaud de 8000-7000 avant J.-C.; par miss Caton-Thompson de 5800 seulement. En ce qui concerne d’autres régions voisines (l’Asie Mineure), cette dernière date peut être assurément reculée.


[1] Selon la reconstitution de l’égyptologue Sèthe. Kees s’est au contraire soucié de rattacher ces « dieux locaux » à un panthéon de « dieux cosmiques » dont on remarque avec une certaine surprise qu’ils correspondent à nos signes zodiacaux. A côté du dieu-Soleil, nous trouvons en effet des dieux à tête de Lion (Shou et Tefnout), des dieux-faucons (gémiques), une déesse-vache (Nout), une déesse-panthère (la Panthée cancérique) Mafdet, etc.

[2] Encore une fois, la datation de ce passage des « nomes » à l’organisation bipartite est impossible à préciser. Sèthe le suppose antérieur à 4200 avant J.-C.; Kees, à 3400 seulement. Une indication très vague nous est donnée par la liste « de Palerme », qui énumère neuf rois couronnés de la couronne rouge de Basse-Egypte et dix coiffés de la couronne blanche de Haute-Egypte. La division bipartite aurait duré dix générations environ.

[3] Plus tard, peu avant l’unification, le royaume du sud se trouva lui-même soumis à deux métropoles jumelles : Nékhen et Nékheb.

[4] NAUGEBAUER. Cet égyptologue estime que le calendrier solaire doit dater de la fondation d’Héliopolis, qu’il situe vers 3500, alors que d’autres (Sèthe, Meyer) le datent de 4241 avant J.-C. (début de la nouvelle « Ere » égyptienne). Les fouilles archéologiques tendent de plus en plus à donner raison à ces derniers.

[5] PEAKE, The origins of agriculture, London, 1928.

Religion originelle (avant 2300)  :

1. Louisiane – 2. Suisse – 3. Anatolie du Nord (Angora) – 4. Asie centrale (Turkestan) – 5. Chine du Nord – 6. Sud de la Corée – 7. Céram, Timor, etc. – 8 Sud-Ouest de l’Australie.

Première mue (entre 1550 avant J.-C. et 1450 après J.-C.) :

A. Rome – B. Grèce – C. Egypte – D. Anatolie – E. Perse – F. Tibet – G. Chine du Sud et Indochine – H. Philippines, Bornéo, etc. – I. Indonésie et Australie occidentale – J. Afrique du Sud, Madagascar – K Amazonie (Centre Amérique du Sud) – L. Mexique et Amérique centrale.

 

Les Natoufiens

D’après le radiocarbone[1], des pêcheurs natoufiens campaient autour de Jéricho vers 7000 avant J.-C.; ils récoltaient le grain au moyen de faucilles munies de lames de silex. Deux ou trois siècles plus tard, on relève dans les mêmes régions l’existence de maisons constituées de chambres rectangulaires groupées autour d’une cour-cuisine; les murs en étaient faits de pierres liées par une sorte de tourbe et les sols recouverts de plâtre de chaux bruni.

Cela n’indiquerait rien encore, qu’un Néolithique « évolué ». Mais les découvertes de Jéricho I et de Jéricho II ont donné aux archéologues une tout autre vision de la vie en Asie Mineure vers le 7ème millénaire. En effet, les deux villes (datées, l’une de 6800, l’autre de 6200), se révèlent avoir été tout autre chose que des « agglomérations de huttes » : escaliers et murailles en font de véritables cités.

Des vestiges typiquement religieux (concernant l’inhumation, entre autres) nous interdisent d’y voir d’antiques cités gémiques. Du moins nous prouvent-ils que la civilisation des Gémeaux ne jaillit pas du désert, mais, de même que le Taureau, le Bélier et les Poissons, en marge d’une civilisation déjà puissante. Ce point nous est confirmé par la manière même dont le culte des morts, très vite, sera pratiqué chez les Natoufiens : les morts enterrés avec leurs vêtements, leurs armes et leurs ornements personnels. Bien mieux : dès 6500 avant J.-C., les crânes remplis d’argile et les yeux « renforcés » de coquilles incrustées, indiquent la volonté de conserver au défunt son apparence individuelle : ils annoncent les rites pharaoniques, de même que la récolte des céréales sauvages ou cultivées (question encore débattue) et l’apparition d’un type primitif de moulin à bras pour écraser le grain annoncent le début d’une civilisation essentiellement agricole. Momification et culture se maintiendront sept mille ans, à travers toute l’histoire égyptienne d’une part, d’autre part à travers la triple histoire de l’Anatolie, de Mycènes et des Etrusques.

Ajoutons que des fouilles récentes montrent un même degré de civilisation, vers le 6ème millénaire, dans les collines kurdes au nord de l’Irak. Il ne s’agit assurément pas d’une tradition circonscrite en un seul lieu, mais bientôt aussi répandue que le sera la religion du Taureau deux mille ans plus tard. De toute façon, nous nous trouvons ici à l’origine d’une civilisation antérieure à la plus ancienne Egypte, dont elle possède déjà deux caractères primordiaux, l’un mystique et l’autre matériel : croyance à la survie d’un « double » et activité agricole, également basées l’une et l’autre sur un seul rythme dialectique : la mort fait la vie, la vie fait la mort.



[1] La méthode dite du « radiocarbone » repose sur le fait que leur radioactivité diminue lorsque des organismes meurent, de sorte qu’en mesurant leur réserve restante de C. 14, il est possible d’estimer le temps écoulé depuis leur mort. On doit savoir gré à certains vulgarisateurs d’avoir précisé les limites de cette méthode. « En dehors des possibilités de contamination (qui ne peuvent être évitées même avec les plus grandes précautions en recueillant les échantillons et qui peuvent avoir provoqué des troubles dans le processus d’appauvrissement en C. 14)… il y a un élément inhérent d’incertitude statique dû à la désintégration fortuite des atomes. » (Graham Clark, La préhistoire de l’humanité). Cela signifie en clair non seulement que « les dates du C. 14 doivent être exprimées en tenant compte d’un certain degré d’erreur », mais que ces dates peuvent toujours être modifiées dans le sens d’une antériorité plus grande.

 

Le « royaume » gémique?

Les livres sacrés des Hébreux et des Sumériens nous ont permis de nous familiariser avec les religions du Bélier et du Taureau, de les mieux connaître. En ce qui concerne les Gémeaux, ces livres manquent (soit qu’ils aient été détruits en même temps que les civilisations auxquelles ils donnèrent naissance, soit qu’ils jamais existé, l’invention de l’écriture étant communément fixée au 4ème millénaire avant J.-C.).

Même les secours de l’archéologie nous font ici défaut. Pour des raisons politiques, la Turquie a pendant longtemps interdit les fouilles qui nous éclaireraient sur la religion et les mœurs de l’antique Anatolie. Les découvertes  de Schliemann à Troie, sensationnelles à l’époque, n’y suffisaient pas (de très loin); et les archéologues qui poursuivent ses recherches dans toute la Turquie n’ont pu que révéler le considérable ouvrage qui doit s’y accomplir.

La dernière Troie exhumée (la plus ancienne) pourrait être datée, croit-on, de 3500 avant J.-C.; la seconde aurait été anéantie entre 2800 et 2400 avant J.-C.; la troisième, qu’on suppose rasée par les Hittites, lui aurait succédé de peu; trois autres séparent cette dernière de Troie VII-A, la ville d’Hector et de Priam, assiégée puis conquise par les Mycéniens.

Or, tandis que les Troie VII à III recèlent un « fouillis de dieux » : griffons, lions, cerfs, femmes et colombes, caractéristique du panthéon hittite, il semble que les villes les plus anciennes aient contenu des vestiges comparables à ceux qu’on découvre aujourd’hui dans le reste de la Turquie : lion double et oiseau double (ainsi que le cerf ouranien).

On les découvre aussi à Suse.

 

Suse

Pour l’historien, la Perse archaïque commence d’exister avec les premiers royaumes élamites (encore très proches des communautés agraires) vers 2300-2200 avant J.-C. La religion y est un composé de croyances solaires (léonines) et tauriques, comparables à celles qu’on découvre dans l’Inde vers le même temps. Le lion paraît en être le symbole principal.

Néanmoins, cette « apparition » de l’Elam sur la scène historique aux alentours de l’an 2000 était bien plutôt une renaissance — d’un peuple plusieurs fois millénaire, dont la dernière cité, Suse III, semble avoir disparu, rayée de la carte, entre 2800 et 2700. Sept ou huit siècles plus tôt, au lendemain du déluge, une autre cité, Suse II, se dressait déjà au même emplacement; et, trois millénaires avant les invasions élamites, une première cité, Suse I, dont les vestiges nous indiquent l’existence d’une haute et complexe civilisation.

Si la sculpture et le bronze sont les révélations qu’apporta le Taureau, la céramique et le cuivre furent les techniques gémiques les plus favorisées. Partout où se trouvent l’une et l’autre, on est certain de déceler le symbole osirien : l’oiseau.

Le décor des vases, plats et coupes de Suse I est, pour la plus grande part, géométrique. Quand des personnages y interviennent (ibex, bouquetins, palmipèdes, échassiers), ils sont fortement stylisés ; de même, les personnages humains, en général accotés et caractérisés par leurs mouvements « en chaîne » (bras levés pour adorer, mains unies pour la danse). Outre quelques spirales, qui ne sont pas du Signe, les dessins attestent une recherche de symétrie où l’on doit reconnaître l’esprit même des Gémeaux : lignes parallèles, triangles réunis par la pointe, redoublement des contours, etc. Enfin, les fouilles de Tépé-Mussian (à cent cinquante kilomètres à l’ouest de Suse) ont mis à jour des céramiques peintes, datées de 5000 à 4500, qui montrent le même souci de parallélisme et de symétrie, ainsi qu’un grand nombre d’oiseaux, stylisés ou non.[1]

Pour fragmentaires qu’elles soient, ces diverses découvertes permettent une manière d’esquisse de ce que put être l’histoire de la civilisation gémique entre le 7ème et le 3ème millénaire.

Vers 7000    un peuple agriculteur, les Natoufiens ;

6500-6000  traces rudimentaires de la religion ; la croyance au « double » ; les                premières momies ;

vers 6000     vestiges agraires et gémiques en Fayoum ;

vers 5500     Suse I en Iran ; Négada en Egypte, « les serviteurs d’Horus » ;                          développement du culte en Anatolie ;

entre 4500  décorations gémiques de Mahasna ; les « momies » en Egypte ;

et 3800

vers 3800     effondrement de Troie I ; disparition des « royaumes jumeaux » en              Egypte ;

vers 3000     les dynasties thinites en Egypte ; désaffection pour les cultes                            gémiques ;

vers 2800     disparition de l’antique civilisation en Iran ; destruction de Suse III ;

vers 2300     destruction de Troie II ; fin de la civilisation en Anatolie ; crise                          religieuse en Egypte, fin de l’Ancien Empire.

Cela est trop peu, sans doute, pour prétendre établir une véritable « concordance » entre la religion gémique et celles qui lui ont succédé ; mais c’est assez pour suggérer que le schéma valable pour celles-ci le serait également pour celle-là.

Jean-Charles Pichon 1963


[1] Musée du Louvre (Mission de Morgan).

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LES JOURS ET LES NUITS DU COSMOS – LES PANTHEONS – 2 – LA PREMIERE MUE

II

LA PREMIERE MUE

 

Depuis le début de notre siècle, l’étude comparée des religions a commencé de dessiner une passionnante synthèse entre des cultures et des civilisations que, jusqu’alors, on avait crues très différentes (bien que, dès 1767, le missionnaire Cœurdoux ait fait apparaître des premiers rapports, par la confrontation des langues, entre les religions indiennes et iraniennes). Ces recherches ont été reprises et poursuivies, sur le plan linguistique, par Antoine Meillet, Benveniste, E. Forrer, Pieter, etc.

Il y a trente ans, par la confrontation des mythes, Georges Dumézil obtenait de plus singuliers rapprochements entre les cultes celtes et romains d’une part, entre les croyances romaines et indo-européennes de l’autre. Sa méthode, définie par lui-même, consiste à « s’attacher aux faits homologues, entre lesquels l’homologie est telle qu’elle suggère une commune origine ». Un exemple significatif en serait la célèbre comparaison entre la légende irlandaise du Cûchulainn et la geste des Horace et des Curiace ; un autre exemple, ce trait commun aux religions indo-européennes et à la civilisation italo-celtique : une hiérarchie fondée sur la contradiction. A un niveau « populaire et producteur » s’oppose un niveau sacerdotal et souverain ; puis, à l’intérieur de celui-ci, un aspect violent et magique s’oppose à un aspect juridique civilisateur. Cette dialectique d’organisation devait correspondre, pense-t-on, à une dialectique mythique. Le thème des Gémeaux conviendrait parfaitement ici.

Or, la double expansion des Indo-européens et des Celtes à travers l’Espagne, la Gaule, la Bretagne, la Germanie, puis à travers l’Europe Centrale, l’Anatolie, la Grèce, les Etats italiques — et la Gaule de nouveau, avait laissé dans ces divers pays des traces de leur passage qui paraissaient corroborer ce que la confrontation des mythes et des langages avait fait apparaître ; en sorte que, vers 1930, on put croire le problème résolu.

Toutefois, la religion initiale de ces peuples, de même que leurs origines (nordiques selon les uns, indiennes selon les autres), continuaient d’intriguer l’historien, puisque des dieux aussi divers, contradictoires, que les divinités de l’Ouragan, de la Terre Fertile et du Soleil se retrouvent dans leurs panthéons, sans oublier le culte des pierres levées et celui des urnes funéraires.

Par la suite, la volonté nazie de ramener toutes les races « créatrices » à une commune origine aryenne (indo-européenne) conduisit à de tels excès qu’un revirement se produisit. Ce revirement atteint aujourd’hui l’excès contraire, et l’on voit le docteur Gordon affirmer que les Crétois du 3ème millénaire avant J.-C. appartenaient à la même race que les Hébreux ; que les Akkadiens, les Sumériens, les Egyptiens eux-mêmes étaient des Sémites ; et qu’on devrait attribuer à ces derniers la fondation des premiers Jéricho !

 

Les Achéens

Je pense qu’on peut se garder d’un excès comme de l’autre et admettre que les Sémites, bien avant les Hébreux de Moïse, s’étaient établis en Syrie (les Phéniciens), en Palestine (les Cananéens), en Colchide (les ancêtres des Phrygiens) et peut-être en certains lieux d’Akkadie et de Sumérie.

D’autre part, il n’est pas douteux que des invasions étrangères (venues des steppes ou de l’Europe Centrale) balayèrent vers 2400-2300 toute l’Anatolie, la Mésopotamie, la Syrie, détruisant les anciennes villes gémiques (Troie II) et nourrissant de leurs apports des peuples autochtones et vieillis qui allaient redevenir des races neuves : les Elamites, les Peuples de la Mer…

En même temps, les nouveaux venus étaient amenés à modifier ou reconsidérer leurs anciennes croyances (dieu de l’atmosphère, dieu solaire) et leurs anciens symboles (le cheval, le lion) pour accueillir dans un neuf syncrétisme les religions des peuples asservis : le culte des Gémeaux, puis du Taureau, et du Bélier beaucoup plus tard.

On veut voir dans ces peuples les ancêtres à la fois des Achéens, des Mitanniens, des Philistins, des Thraces, des Sardes. Mais, en fait, on ne peut les définir avec exactitude qu’en les opposant à ce qu’ils n’étaient pas, c’est-à-dire des Sémites, des Sumériens, des Egyptiens, des Minoenyens (déjà installés en Crète).

S’ils ont participé d’une quelconque manière au renouveau des peuples indigènes du nord de la Mésopotamie et de l’Irak (descendants des Halafiens, ancêtres des Elamites, etc.), il faudrait voir en eux également ce peuple mystérieux descendu du Zagros, les Goutéens, qui pendant un siècle et demi, de 2200 à 2050, domina le su de la Sumérie, avant de se fondre avec les autochtones des Pays de la Mer (riverains du Golfe persique). J’ai dit pourquoi la similitude entre le nom : Goutéens et celui du roi de Lagash, Goudéa, ne me semblait pas une coïncidence. Or, les « deux lions » de la vision du roi se retrouvent dans les symboles de l’Elam, dans les symboles assyriens, et plus tard au fronton de la grande porte de Mycènes…

Quoi qu’il en soit, pendant six siècles, le peuple mystérieux ne fait plus parler de lui. Bien que certains historiens, Allemands de la période nazie, aient tenté de l’identifier aux premiers occupants de la Grèce (dès 2000 avant J.-C.), aucun des textes cunéiformes retrouvés à Terguth, à Thèbes ou à Pylos n’en porte mention.

Il faut attendre la « guerre de Troie » (vers 1300) pour le voir combattre, sous le nom d’Achéen, aux côtés d’Agamemnon.

Que les Achéens occupèrent Mycènes, cela est attesté entre autres par la décoration d’un poignard métallique retrouvé au Wessex (domaine celte) et semblable à celle d’armes enfouies dans les tombes à fosses de Mycènes. D’un autre point de vue, les tombeaux profonds et circulaires de la ville des Atrides annoncent les tombeaux étrusques ; et le « mégaron » (grande salle rectangulaire munie d’un porche et d’une pièce intérieure) caractérise également les habitations mycéniennes et troyennes (de l’époque Troie II).

A ces trois « moments » de l’histoire achéenne se retrouvent les mythes des deux lions et des deux taureaux, auxquels maintenant nous sommes initiés. Stefan Przeworski a montré l’importance de la panthère et du lion dans l’Anatolie ancienne. Les fouilles turques d’Aladja Heuyk ont exhumé des enseignes en cuivre du 4ème millénaire qui figurent le cerf (symbole ouranien) entre deux taureaux ou le même animal entre deux panthères.[1] Enfin, les deux lionnes de la grande porte de Mycènes et le culte achéen de Castor et Pollux annoncent le Janus et les deux fondateurs, Romulus et Rémus, que le roi romain Numa empruntera aux Etrusques.

Ainsi avons-nous, par l’architecture et la symbolique, une chaîne sans faille, qui nous conduit de l’ancienne Anatolie à Rome. S’y superpose un lien non moins serré : toute la mythologie grecque.



[1] René DUSSAUD, Les Religions des Hittites et des Hourrites… Presses Universitaires, 1945.

 

Les trois étapes de la mythologie

Deux mille ans séparent les livres sacrés babyloniens de leurs modèles, l’homme du déluge et le roi Gilgamesh. En ce qui concerne les Gémeaux, l’hiatus de temps s’élargit. Les premiers textes mythiques que nous ayons retracent des évènements dont quelquefois nous ne pouvons qu’imaginer le lieu et dont l’époque doit se situer entre 6000 et 4000 avant J.-C. En outre, ils racontent les débuts d’une religion née d’un signe zodiacal dont aujourd‘hui la terre a quitté le champ de forces depuis six millénaires. Il est impossible dans ces conditions que nous puissions accéder par eux à la mystique particulière de cette religion. C’est seulement à des symboles (modifiés et dénaturés par la pensée grecque) qu’il nous est permis de nous référer.

La mythologie héroïque des Grecs peut se diviser en trois parties bien distinctes.

1° La première (la plus proche de nous) concerne Thésée, Jason, les Argonautes, la quête de la Toison d’Or. Sous un voile allégorique, elle décrit vraisemblablement des évènements réels : l’exil des habitants de Mycènes après la destruction de leur ville — vers 1250 avant J.-C., l’introduction du Bélier en Grèce — vers 800, la fondation d’Athènes et de Sparte enfin.

A la même série appartient l’histoire symbolique des dernières dynasties mycéniennes, tout entière contenue dans le récit de la guerre de Troie et des malheurs des Atrides. Cette famille avait pour ancêtre Tantale, roi de « Phrygie », père de Pélops. De l’élodienne Hippodamée, Pélops avait eu deux enfants : Atrée et Thyeste, fondateurs de Mycènes. Jaloux de son frère couronné roi, Thyeste déroba à Europe, femme d’Atrée, (que le Zeus-Taureau allait conquérir) un bélier à la toison d’or, présent de Mercure-Hermès. C’est ce même bélier que nous avons vu sauver Pryxos du sacrifice divin ; puis, sur le dos de l’animal mythique, le futur roi de Colchide aurait gagné les rives orientales de la Mer Noire.

Par la suite, Atrée se vengea de son frère en lui faisant manger les corps de deux de ses fils. Le troisième enfant, Egisthe, élevé avec les fils d’Atrée : Agamemnon et Ménélas, allait devenir le meurtrier de son père adoptif et, plus tard, de son cousin Agamemnon, qu’il trompait avec Clytemnestre. Deux siècles de crimes et de forfaits politiques s’inscrivent sans doute dans cette légende.

 

Ulysse

Dans sa tragédie Ajax, Sophocle nous raconte comment le héros devint fou pour s’être vu préférer Ulysse : les armes d’Achille mort qu’Ajax convoitait ont été données, en effet, au roi d’Ithaque, le rusé, l’habile, le plus hébraïque des Grecs.

Dans sa démence, le héros massacre un troupeau de béliers et de moutons, dans lesquels il a cru reconnaître Ulysse et ses guerriers. Par ce symbole parlant, toute une antinomie entre deux modes de pensée, entre deux conceptions du monde se découvre à nous. Car la rivalité entre Ulysse et Ajax, de même que le conflit antérieur entre Thyeste et Atrée, expriment assurément la réalité d’un double courant (bélique et taurique) décelable à travers l’histoire de l’Asie Mineure tout entière de 1600 à 1200 environ.

Jusqu’à la guerre de Troie, le courant taurique triomphe. C’est le temps du formidable mais éphémère empire du Mitanni (1500-1300) qui en vient à réunir sous son emprise le nord de la Syrie (région d’Alep) et l’Assyrie jusqu’au Zagros ; le temps aussi des grandes conquêtes hittites. En Achaïe de même, il faut attendre Ulysse pour que les dieux de l’intelligence et de la prudence l’emportent sur la religion du « héros ».

Comme Abraham et Jacob, Ulysse n’a qu’un sens fort incertain de l’honneur et de la vertu guerrière : un jouet, un cheval de bois, lui livre Troie, que la bravoure seule n’avait pu abattre. Plus tard, de retour à Ithaque, son attitude envers les « prétendants » de Pénélope, son déguisement, sa ruse, sa victoire obtenue par l’adresse plutôt que par la force, rappelleront singulièrement l’attitude d’Abraham envers les admirateurs de son épouse Sarah ou celle de Jacob envers le ravisseur de sa fille : la tromperie leur semble à tous trois la meilleure défense. Elle l’est en effet, comme le prouve David s’avançant demi-nu, armé d’un bâton dérisoire (et d’une fronde invisible) vers le redoutable champion Goliath.

Dans le petit livre extrait de sa volumineuse histoire,[1] Arnold J. Toynbee analyse longuement les raisons qui rendirent la phalange spartiate si terrible à ses ennemis et ne cache pas qu’il y reconnaît la leçon donnée par l’hébraïque David au Philistin Goliath. La rapidité vaut mieux que la lourdeur ; l’élan donne une autre puissance. Il ne semble pas douteux que les futurs Grecs ont en effet appris du peuple israélite une nouvelle manière de combattre ; mais une révélation technique de cet ordre ne va pas sans un profond bouleversement moral. Ajax ne s’y trompait donc pas : Ulysse était bien un bélier, dont la divinité, la savante Minerve, Athéna la chouette, haïssait le meurtre et la brutale violence.[2]

Ce n’est point par hasard non plus si le père de Télémaque se présente à nous, d’abord sous les traits d’un grand voyageur, comme tous les hommes du Bélier. Il se pourrait d’ailleurs que L’Odyssée ne soit autre chose que le récit de la quête du nouveau Grec à la recherche d’un nouveau dieu. Sous leurs formes les plus humaines, ce sont des divinités astrales qui tentent Ulysse ou le retiennent quelque moment : les Lotophages, en qui se reconnaissent des servants de la Vierge, dont le lotus fut le symbole (le lys et l’hermine en France) ; les habitants de la terre des vents, adorateurs du dieu de l’Ouragan ; Calypso et Circé, les Magiciennes… Ou qui menacent sa vie : le cyclope, l’hydre Scylla. A noter encore qu’un bélier le sauve des mains du cyclope, hideuse figure du soleil-lion[3] ; et que des troupeaux de moutons, des pasteurs justes et sages, une vie patriarcale se trouvent justement là où il ferait bon vivre : au pays des Phéaciens, près de la douce Nausicaa…

 



[1] Arnold J. TOYNBEE : Guerre et Civilisation, Gallimard.

[2] L’identification de la chouette, du castor et du bélier persiste jusqu’au 2ème siècle de notre ère, où « L’Ane d’Or » d’Apulée racontera les métamorphoses des amants (émasculés) d’une sorcière, la chouette, en ces animaux. (I, 7-10).

[3] On se rappelle l’épisode : pour s’évader de la grotte où le Cyclope le tient enfermé, Ulysse s’accroche à la toison d’un bélier et quitte sa prison caché au milieu du troupeau. Dans peu de légendes, l’esprit de ruse et l’esprit bélique se trouvent aussi clairement associés.

 

La Toison d’Or

Entre la sanglante histoire des Atrides et ce périple zodiacal, un évènement considérable s’était produit : l’effondrement de tous les empires aryens d’Asie Mineure et d’Achaïe : l’Elam, le Mitanni, le royaume hittite, Mycènes même. Fuyant Argos, Tyrinthe, la Laconie, l’Elide et l’Achaïe, Jason et ses héros sont partis vers de nouvelles terres pour y conquérir des villes et des dieux.

C’est en effet vers cette époque, le 13ème siècle, qu’apparaît brusquement sous le stylet des scribes égyptiens, la première mention d’un peuple conquérant terrible, qui envahit l’Asie Mineure, balaye l’Anatolie, détruit l’empire hittite, s’attaque aux pharaons eux-mêmes : le Peuples de la Mer. Après son passage, les ruines s’amoncellent, et notamment dans toute la Syrie-Palestine, où les plus grandes villes phéniciennes, Tyr, Ougarit, Sidon, seront durement éprouvées, Ougarit (Ras Shamras) au point de ne jamais renaître.

Contenus, puis défaits par Ramsès III, les envahisseurs semblent s’être repliés vers les rivages palestiniens, entre Gaza et Gezer, où, vivant du travail du fer et de la céramique, ils subsisteront pendant plusieurs siècles. La Bible nous raconte les luttes acharnées que durent livrer contre eux le jeune peuple d’Israël, ses Juges et ses Rois.

L’identification des Mycéniens avec les Philistins des Livres des Juges et des Rois n’est plus à démontrer. Chaque fouille palestinienne y apporte un argument supplémentaire. Parmi les plus récentes, sont les fouilles d’Hazor, la ville conquise par Josué, puis reperdue et reconquise, où se retrouvent des poteries aux effigies mycéniennes, ainsi qu’un admirable lion de pierre, semblable par sa facture aux célèbres lionnes.[1]

Or, cette longue cohabitation (deux siècles) entre les Philistins et les Hébreux n’a pas été sans laisser chez les deux peuples des traces importantes et nombreuses. L’évolution des dieux hérétiques de Béthel, de l’antique bélier jusqu’au veau d’or, en témoigne d’une part ; de l’autre, l’esprit nouveau qui, désormais, imprègne le panthéon achéen. Le Livre de Samuel atteste la véritable crainte sacrée qu’inspirait aux Philistins le dieu tout-puissant et invisible d’Israël. Ce qu’on redoute à ce point, tôt ou tard, on s’efforce de l’imiter.

En effet, cependant que les Achéens combattaient en Palestine, un obscur « moyen âge » enténébrait l’Attique et le Péloponnèse. Et quand, au 8ème siècle, Athènes resurgira de cette nuit, ce sera sous le double signe de Pallas-Athéna et de Thésée, son premier roi, le triomphateur du Taureau, l’un des navigateurs de la nef Argo.

Selon la légende (transparente), l’équipage de la nef comptait, outre Jason et Thésée, les Gémeaux Castor et Pollux, Hercule le vainqueur du Lion, Orphée le chantre à la voix d’or. Son but, on le sait, était de retrouver et de ramener en Grèce la toison du Bélier dérobé par Thyeste et que Phryxos, l’ancêtre des Phrygiens, avait sacrifié à Dieu dès son arrivée en Colchide — cette même Colchide dont, étrangement, les habitants, les Hétéens, se retrouveront à Béthel, la ville sacrée de Jacob.

Suspendue à un orme (arbre gémique) dans un champ dédié à Mars (planète bélique), la Toison d’Or était gardée par un dragon. Avant de pouvoir s’en emparer, Jason dut dompter deux taureaux et leur faire labourer le champ, puis y semer les dents du dragon ; celles-ci devinrent des géants, qu’il lui fallut abattre. A la manière d’Ulysse et de Jacob, il les fit s’entretuer : élégante manière de vaincre sans péril.

Ce ne peut être une coïncidence si le Taureau (les deux taureaux gémiques), les Gémeaux et le Cancer (le dragon-serpent) — c’est-à-dire les trois Signes antérieurs au Bélier — se retrouvent dans cette autre Odyssée. Il n’est pas jusqu’à la Vierge, l’enchanteresse Médée, fille du roi de Colchide, dont les sortilèges n’aident Jason à réussir son rapt. Effectivement, les Hétéens (Hittites) adorent la Vierge au premier chef.

La légende se présente donc comme la minutieuse recette à employer pour passer d’un premier syncrétisme (ici, Gémeaux-Taureau) à un autre (ici, Gémeaux et Bélier). Une fois le champ étranger (bélique) préparé par le travail des deux taureaux, une graine de la très antique religion du Cancer, elle-même mutante (ce sera la Déesse-Mère dans le panthéon grec) favorise la naissance d’une mue léonine (les géants) qu’il suffit de dompter enfin. Sur le plan historique, c’est littéralement que ces géants aryens aux dieux solaires ou léonins (Elam, Ourartou — l’ancienne Médie — Mitanni, Hittites) se sont entretués entre 1400 et 1100 avant J.-C. Puis, sur ces ruines, avec l’appui de la Vierge (Minerve) et du Bélier, les Gémeaux instaurèrent en Grèce une civilisation nouvelle, dont les héros ne furent plus Achille et Ajax, nobles brutes, mais Ulysse et Thésée, les aimés d’Athéna.

La Toison d’Or rendait sage, riche et puissant quiconque la possédait : nous sommes en « ce temps-là » du royaume bélique… Cette sagesse, cette richesse, cette puissance de l’esprit seront donc désormais le partage d’Athènes. Et l’on ne saurait s’étonner que la population athénienne, vers 685 avant J.-C., fût partagée en « tribus », chacune divisée en douze « naucraries », sur le modèle des royaumes d’Israël et de Juda.

La principale de ces « tribus », celle des égicores ou pâtres, constituait la classe sacerdotale, dont le dieu devait être bélique (sinon, pourquoi des « pâtres » ?). Elle était en cela parfaitement distincte de la classe des géléontes (cultivateurs), ainsi que de celles des ergades, les artisans, et des hoplites, les guerriers.[2] Vers le même temps, en Inde, les Brahmanes constituaient des castes analogues, et les Mayas au Mexique.

Dans cette Athènes archaïque, le régime est essentiellement patriarcal, comme dans les tribus d’Israël. Le père a le droit de tuer son enfant ; pendant des siècles, il gardera le droit de le vendre. Bien mieux : les grands législateurs d’Athènes et de Sparte, Solon et Lycurgue, apparaîtront d’abord comme des arbitres, des juges — et, là encore, c’est à Moïse, à Josué, à Samuel qu’il faut songer.



[1] The biblical archaelogist, vols XX, n°2, et XXII, n°1, 1957, 1959.

[2] HERODOTE, II, 66. — PLUTARQUE : Solon.

 

 

Le héros taurique : Hercule

2° La seconde épopée mythologique raconte les exploits d’Héraklès, de Belléphoron, de Persée, etc. Selon Hésiode ces héros seraient issus de la génération qui combattit devant Troie et devant Thèbes. En fait, ils se distinguent radicalement de leurs successeurs, Ulysse et Jason, par leur caractère dionysiaque, auquel se reconnaît le héros taurique type.

Comme les premiers rois de Kish et de Warka (et comme Noë, qui les représente dans la Bible), Dionysos est d’abord celui qui découvre le fruit de la vigne. En effet, la « boisson magique », sous des noms divers, se consomme partout où le Taureau est adoré : aux Indes, le Soma était un élément du culte au temps où Indra s’encornait ; à Sumer, Gilgamesh lui-même cherche dans la boisson divine à reconquérir le paradis perdu.

Gilgamesh également fut un grand voyageur : selon la tradition, il eut à effectuer vingt mille heures de marche pour atteindre le démon de la Montagne des Cèdres (sans doute l’Amanos au nord de la Syrie).[1] Et, de même, Dionysos parcourt la Thrace, la Béotie, l’Attique, la Laconie, les Iles ; puis, hors de la Grèce, la Syrie, le Liban, l’Ibérie caucasienne, la Mésopotamie, l’Inde même. Partout, il libère les hommes et les « ressuscite », quand il ne les rend pas ivres-fous.

Il n’est pas impossible que les voyages du Bacchus grec correspondent aux grandes migrations des indo-européens entre 2000 et 1700 avant J.-C., de même que les voyages d’Ulysse symboliseraient le périple des Achéens entre 900 et 700 jusqu’aux rivages de Sicile et d’Italie. Ce qui nous intéresse principalement ici est que toutes ces fables héroïques (qu’elles concernent Dionysos, Héraklès ou le premier Thésée) offrent quelque rapport avec le mythe du Taureau.

Pour punir les filles de Minyos, roi d’Orchomène, Dionysos se changeait en taureau (puis en lion et en panthère) et leur faisait perdre la raison, de terreur. Ampélos, le très cher ami du dieu, sera piétiné et tué par un taureau sauvage (ainsi d’Enkidou, l’ami de Gilgamesh). Ce fut un taureau crétois, le Minotaure (fils de Dionysos et de Pasiphaé) qu’Héraklès, puis Thésée, eurent à combattre et ce fut tout un troupeau de bœufs qu’Héraklès dut ramener d’Ibérie sur l’ordre d’Eurysthée : le long et pénible voyage d’Hercule à travers la Gaule, la Ligurie, la Sicile, est soigneusement jalonné par la légende. Et chacun des épisodes qui la constituent offre à n’en pas douter quelque sens symbolique. Un seul exemple : afin de permettre aux bœufs de boire en paix, le héros doit combattre l’Hydre, figure transposée du Cancer, dont l’allié, en effet, est un crabe cuirassé, autre figure du Signe.

Remarquons toutefois que ces mythes tauriques ne sont jamais traités sérieusement par les Grecs. Si Zeus se change en bovidé pour enlever Europe, cela reste un exploit de garnison ; et les plus grands ennemis que le bouvier Hercule eut à combattre furent le crabe cuirassé qui le mordit au talon et le taon qui dispersa ses bœufs.

Il apparaît donc qu’Hésiode avait raison. La tolérance du Taureau dans le panthéon achéen ne doit pas être antérieure au 15ème siècle avant J.-C. (époque où le dieu de Babylone a déjà entamé sa dégénérescence) ; il ne survivra pas à la guerre de quatre siècles qui opposera les Mycéniens aux Hittites, aux Egyptiens, puis aux Hébreux. Cette tolérance correspondait ainsi à la période d’agressivité des « Peuples de la Mer » entre la guerre de Troie et le retour en Grèce (au 9ème siècle de notre ère).

Il ne faut pas en déduire que la religion de Mardouk n’a pas ému les anciens Grecs à un moment de leur histoire, mais simplement que les récits qui en portent le témoignage ont été composés (ou récrits) à une époque, le 8ème siècle avant J.-C., où ces mythes n’offraient plus aucun caractère sacré pour les Athéniens.

Il en va autrement pour Sparte. Au même ordre taurique, en effet, appartient le mythe de Cadmos, ancêtre des héros thébains, frère de Phœnix, de Cilix et d’Europe. Conduit par une vache, après le rapt de sa sœur par Zeus-Taureau, le héros fut emmené par l’animal fatidique jusqu’à l’emplacement de Thèbes, qu’il fonda. Avant de sacrifier la vache à Athéna, Cadmos eut à combattre un serpent monstrueux, dont il sema les dents (c’est, transposé dans le caractère laconien, le mythe attique de Jason). De ces dents naquirent des guerriers, dans lesquels les Spartiates reconnaissaient leurs ancêtres (et c’est, transposée sur le plan mythique, l’assimilation technique que Toynbee fait apparaître). Ainsi se recoupent parfois les légendes et les faits avec une précision tout « historique ».



[1] Cependant, ce voyage de Gilgamesh n’est pas encore la longue errance bélique des patriarches ou même d’Ulysse. C’est la recherche du Royaume, mythe éternel de toutes les religions naissantes jusqu’à la Quête du Graal.

 

Les Gémeaux

3° La troisième série de récits mythologiques ressortit à un type bien différent. Mon hypothèse est qu’elle retrace non plus des faits mais de purs symboles religieux, dont l’origine, au-delà de l’âge taurique, remonte à l’ère des Gémeaux.

Le lien sensible entre les conquérants de la Toison d’Or et les anciens héros dionysiaques était assuré par Thésée, vainqueur du Minotaure et Argonaute, en même temps que créateur d’Athènes. Le lien sensible entre l’ère dionysiaque et l’ère gémique serait assuré par Héraklès, héros taurique et frère jumeau d’Iphiclès. Son premier acte, encore bébé, n’avait-il pas été de tuer les deux serpents (cancer-gémeaux) envoyés par la Déesse-Mère Héra pour étouffer les deux enfants ?

Une Thébaine, Alcmène, ayant la même nuit subi l’étreinte de Zeus et de son époux Amphitryon, avait mis au monde les deux frères, de sorte qu’Iphiclès était considéré comme le fils d’Amphitryon, Héraklès comme le fils de Zeus. Cette généalogie des deux héros illustre celle de tous les gémeaux attiques. Ce fut sous la forme d’un cygne que Zeus rendit Léda enceinte, la nuit où son époux Tyndare la rejoignait ; à la suite de cette double possession, Léda mit au monde deux fils et deux filles : Pollux et Hélène, réputés enfants du Dieu, Castor et Clytemnestre, réputés enfants de Tyndare.[1]

Zétos le maçon, Amphion le poète (types plus archaïques[2]) étaient également jumeaux, fils de Zeus et d’Antiope. Vainqueurs de Lycos, roi de Thèbes et de son épouse Dircé (attachée aux cornes d’un taureau sauvage), les deux frères organisèrent et fortifièrent la ville. Zétos épousa Thébé, Amphion Niobé, laquelle, pour avoir offensé les dieux, vit mourir tous ses enfants et fut changée en rocher au sommet du mont Sipyle.

Les destins des jumeaux sont rarement favorables. Iphiclès sera tué par le taureau, Héraklès brûlé vif dans la dépouille du Lion qu’il avait abattu. Hélène deviendra la trop célèbre héroïne de Troie et sa sœur, Clytemnestre, épouse de Tantale puis d’Agamemnon, assassinera son second époux avec l’aide de son amant Egisthe, avant d’être châtiée par son propre fils, Oreste. En effet, les destins des grands mythes gémiques s’annonçaient difficiles en une époque où la religion renaissante devait combattre non seulement le Taureau encore vigoureux mais tous ces dieux : le Cancer, le Lion, la Vierge, également désireux de renaître et soutenus par des Etats puissants.

Une exception : les Dioscures. Lorsque Idas eut puni Castor en lui tranchant la tête (à la suite d’une complexe histoire de troupeau de bœufs mal partagé), Pollux obtint de Zeus l’immortalité pour son frère, à condition que Castor et lui acceptent de vivre un jour sur deux, alternativement.

On peut déduire de ces légendes un certain nombre de conclusions que rien jusque aujourd’hui ne dément. La première sera que la naissance de jumeaux, à un certain moment de l’Histoire, fut tenue pour « miraculeuse ». Il fallut que l’un des deux enfants fût l’œuvre d’un dieu.

La seconde sera que la substitution de la religion taurique à la religion gémique dut être reçue par les « fidèles » comme le seront plus tard les substitutions de la religion bélique à la religion taurique, de la religion des Poissons à celle du Bélier : un véritable déicide, plus monstrueux d’être laissé sans châtiment. En contrepartie, aux temps qui suivirent le « royaume » taurique, d’effroyables hécatombes durent être perpétrées parmi les croyants de l’ancienne religion. C’est un taureau qui tue le frère d’Héraklès et l’ami de Dionysos ; c’est à cause d’un troupeau de bœufs que Castor meurt… Ainsi, les massacres juifs des 13ème et 14ème siècles n’eussent pas reproduit un seul précédent (le ravage des cités babyloniennes par les Sémites aux 9ème et 8ème siècles avant J.-C.), mais également d’autres persécutions (de quatre mille ans antérieures) dont la légende a conservé le souvenir.

Notre troisième conclusion sera que, si le mythe d’Héraklès raconte l’agonie des Gémeaux, le mythe des Dioscures raconte leur renouveau ou « mue ». Et ce renouveau, cette mue paraissent étroitement liés à la naissance (ou renaissance) de l’astrologie. C’est en qualité de « constellation » que les jumeaux survivent, symbole transparent…



[1] Fils de Tyndare, roi de Lacédémone, les Dioscures étaient particulièrement vénérés des Spartiates, qui les représentaient par « deux pièces de bois parallèles, sans sculpture d’aucune sorte, jointes par deux traverses ». (PLUTARQUE : De l’amitié fraternelle.)

[2] Comme nous l’avons vu, l’art de bâtir et le chant étaient probablement parmi les primitives réalisations du Signe. D’où, le maçon Zétos et le poète Amphion.

 

La nostalgie de l’Age d’Or

Ce bref résumé ne tend pas à donner un tableau complet de tous les mythes grecs, mais il dessine assez nettement la courbe de leur évolution.

Antérieurement au second millénaire, la religion du être uniquement gémique : en Anatolie, sûrement, si l’on en croit les vestiges qu’on y trouve, et peut-être dans cette très antique Argos qu’Homère nommait « pélasgique », par opposition à l’Argos postérieure, et même, plus étrangement, « Argos ionienne »[1] , la rattachant ainsi au monde anatolien.

Or, le nom d’Argos contient l’idée de paresse, de négligence (Xénophon l’emploie dans ce sens) et l’épithète « jasien » qu’on lui rattache parfois, vient de « jasion », hiéroglyphe de la terre cultivée et synonyme de « mauvaise herbe ». Le Pélasgien est ainsi l’homme de l’âge d’or gémique, qui « possède la blonde Cérès dans un guéret heureux ». C’est pourquoi le culte nostalgique des herbes sauvages (parmi lesquelles l’ache et la mauve) persistera jusqu’au temps du Christ. Plutarque note qu’à Délos, dans le temple d’Apollon, on faisait manger de l’ache aux fidèles, « avec certaines plantes communes, qui poussent d’elles-mêmes », en souvenir d’une nourriture primitive.[2]

Platon assure que, dans ces temps anciens, « les arbres donnaient des fruits en abondance et que les hommes dormaient nus sur le sol, sans avoir besoin de lit, car toutes les saisons étaient alors tempérées ».[3]

Sénèque écrit : « Le genre humain ne s’est jamais trouvé dans un état plus digne d’envie, et si la Divinité permettait à un mortel de former lui-même la terre et d’enseigner à ses semblables, elle ne pourrait les mettre dans une situation plus heureuse… Chacun jouissait de la nature : cette mère suffisait au soutien de ses enfants. »[4]

Ovide ne dit rien d’autre : « Contents des aliments que la terre créait sans y être contrainte, les hommes recueillaient les fruits de l’arbousier, les fraises des montagnes, les cornouilles, les mûres suspendues aux ronces cruelles et les glands tombés de l’arbre de Jupiter aux larges branchages ».[5]

Puis, Saturne est précité dans le Tartare, Jupiter règne sur l’univers. « Alors, vint l’âge d’argent, d’une valeur moindre que l’âge d’or, mais plus précieux que l’âge d’airain à la couleur fauve. Pour la première fois, les hommes entrèrent dans les maisons… Pour la première fois, de longs sillons couvrirent la semence de Cérès et le poids du joug fit gémir les jeunes taureaux. »

Si l’on admet, comme les concordances y invitent, que le « royaume » gémique a pris fin vers 5000, au moment où s’ouvrait l’ère du Taureau (dont le « royaume » doit être daté de 3500 à 3000), on voit que la très brève description de l’âge d’Argent par le poète illustre ce passage même du « royaume » gémique (âge d’Or) au « royaume » taurique (âge de Bronze). Nous avons noté, en effet, que le bronze fut une création du Taureau. D’autre part, Jupiter, le dieu à l’aigle, père d’Héraklès et de Pollux, est bien le dieu gémique par excellence.

Dans cet « âge d’argent » d’Ovide, reproduit d’Hésiode, on pourrait reconnaître l’Etat fabuleux que Platon décrit longuement dans le Critias, l’Atlantide. Des rois jumeaux y règnent. Hérétiques gémiques, les Atlantes honorent le Cheval, symbole solaire. Leurs « douces lois » laissent aux hommes, encore, une certaine liberté ; et le Jeu est déjà, semble-t-il, leur occupation favorite. S’il n’ose rêver de rétablir l’Age d’Or, Platon ne juge pas insensé l’espoir de recréer cette cité idéale.[6] On peut penser que son effondrement correspondit à l’effondrement de l’ancien royaume anatolien ainsi qu’à la disparition de la double royauté égyptienne (vers 4000).



[1] HOMERE : L’Odyssée, XVIII , 246.

[2] PLUTARQUE : Banquet des sept sages, 14.

[3] PLATON : Le Politique,  272a.

[4] SENEQUE, lettre XC.

[5] OVIDE : Métamorphoses, I, 89-120.

[6] PLATON : La République, 592 b.

 

Le symbole de l’Aigle

Pendant tout le temps où croît l’Esprit taurique et où s’impose son Royaume (de l’antique Warka jusqu’à la fin de Sumer), nous voyons les cités gémiques — Suse, Troie — sans cesse détruites et recréées. Puis, au lendemain du Royaume taurique, les mythes gémiques renaissent, confusément d’abord, sous forme d’hérésie (à Lagash), ou d’emprunts nettement plus nostalgiques que religieux (en Elam, en Akkad). Il faut attendre Mycènes, ses deux lionnes et ses silos de blé, il faut attendre Orphée pour que le Dieu renaisse, à demi gémique, à demi solaire, comme le prouvent les emblèmes jupitériens de l’Aigle et du Foudre.

Il ne serait pas concevable, en effet, que cette longue suite de syncrétismes que nous venons d’étudier n’eussent pas présenté un symbole commun, illustration de l’alliance Gémeaux-Lion (ou Gémeaux-Soleil). Ce symbole existe : c’est l’Aigle.

Symbole solaire, Plutarque en fait le ministre de Zeus[1] ; Pline le croit à l’abri de la foudre[2] ; Lucien le prétend capable de « soutenir, sans baisser la paupière, l’éclat des rayons du soleil »[3]. Symbole gémique, il se présente souvent sous la forme d’aigle double ou bicéphale. Ce sont deux aigles qui punissent Prométhée du vol du feu divin. Mais, double ou unique, l’emblème se retrouve, au cours des second et premier millénaires, sur tous les bords de la Méditerranée.

Le dieu assyrien Nin-Girsou était représenté par l’Aigle, le Taureau et le Lion (vase d’Entéména). Quinte-Curce rapporte qu’aux attelages du char de l’Achémide, le joug supportait deux divinités jumelles, Ninus et Bellus, reliées par un aigle d’or aux ailes éployées.[4] En Egypte, le symbole essentiel des nomes avait été le Faucon. Mais Horapollon affirme qu’au second millénaire, l’Aigle était devenu l’image du roi solitaire et impitoyable[5] en même temps que l’emblème de la « sécurité citadine » : l’oiseau enlevant une pierre dans son bec ou dans ses serres représentait un homme qui habite une ville en toute sécurité.[6]

Ce trait est à rapprocher du vol d’aigles qui indique à Romulus et à Rémus l’emplacement où ils devront bâtir Rome.

 

 



[1] PLUTARQUE : Dion, XXVI.

[2] PLINE : Histoire naturelle, II, 56.

[3] LUCIEN : Icarom, XIV.

[4] QUINTE-CURCE : Vie d’Alexandre, III, 3.

[5] HORAPOLLON : Hiéroglyphes, II, 56.

[6] HORAPOLLON : Hiéroglyphes, II, 49.

 

Rome

Les Sabins prétendaient descendre des Grecs émigrés de Lacédémonie, ce que l’archéologie tendrait à mettre en doute. Mais tous les peuples qui occupaient alors le Latium et les environs de Rome se prévalaient plus ou moins d’une ascendance grecque ou troyenne — gémique dans les deux cas. Et ce que nous savons des Etrusques révèle effectivement de curieuses ressemblances entre leurs croyances et celles d’Anatolie. Les Jumeaux, entre autres, y figurent.

Ce fut également aux Etrusques que les premiers rois romains empruntèrent l’emblème de l’Aigle.[1] Plutarque nous apprend que le premier de ces rois, Numa, avait modifié le calendrier, selon les enseignements égyptiens, en remplaçant l’ancienne année de 10 mois par une année de 12 mois. Désormais, février (mois de purification) et janvier (mois de Janus) ouvrirent l’année aux lieu et place du mois vernal.[2] Cependant, aucun des rois qui suivirent n’abolit le symbole aquilin : sous Tarquin le Superbe, encore, il figurait la royauté.

Le rite de purification institué par Numa annonçait également une civilisation bélique, dont Rome, jusqu’aux empereurs, ne s’éloignerait plus. Elle donne leur véritable caractère aux lares familiaux, au culte des Pénates, à l’entretien du Feu sacré, au sacerdoce des Flamines.

Quant à Janus, le dieu au double visage, il reflète cette autre dualité dont le mythe imprègne toute l’histoire romaine : Romulus et Rémus. Il arrivera pourtant que le culte des Fondateurs ne semble plus assez respectueux aux Romains.

En 509 avant J.-C., la République était fondée. Imitant les rois jumeaux de l’Atlantide, les deux rois de la vallée du Nil et les deux rois de la Sparte légendaire, deux consuls allaient désormais se partager le pouvoir à Rome. Douze ans plus tard, pendant la guerre du Latium, le dictateur Aulus Posthumius fera vœu d’élever un temple à Castor et Pollux, comme les Dioscures en avaient un dans la ville ennemie, Tusculum.

Les Gémeaux descendirent du ciel pour se mettre à la tête de la cavalerie romaine et gagnèrent la bataille ; puis ils entrèrent dans la Ville avec les troupes. Sur le Forum, à l’emplacement où burent leurs chevaux blancs, on leur édifia le temple promis.

En 1715, date légendaire de la fondation de Rome, les Jumeaux étrusques avaient vu deux groupes d’aigles ; Rémus un groupe de six, Romulus un groupe de douze. C’était donner à Rome l’alternative d’une double durée, et cette ambiguïté tourmenta non seulement les prêtres mais le peuple — jusque sous Auguste, qui mit fin à ces terreurs en décrétant l’éternité de l’Empire.

Il y avait un siècle déjà (sous le consulat de Marius, en 106 avant J.-C.) que l’Aigle était redevenu l’emblème des légions, à la tête desquelles il remplaçait le loup, le minotaure et le sanglier. Se présentant inspiré par l’oiseau de Jupiter, Auguste proscrivit les cultes étrangers.[3] Désormais, lors de l’apothéose d’un empereur, on lâcha dans le ciel un aigle, qui était supposé ravir et porter au Maître des Dieux l’âme du souverain défunt.

Au premier siècle après J.-C., Romulus et Rémus devaient se contenter d’une « chaumière » et d’un « figuier » sur le Palatin. L’arbre mythique des comices, dit : figuier ruminal, perdit ses branches et son tronc se dessécha en l’an 59 (812 de Rome). L’évènement parut si grave et frappa si vivement les esprits que Tacite, cinquante ans plus tard, le consignait dans ses Annales (XIII, 58).



[1] Denys d’HALICARNASSE : Antiquités Romaines, XVIII.

[2] PLUTARQUE : Numa.

[3] Cette proscription fut renouvelée par Tibère, en 19 après J.-C., après que Livie lui eut donné des jumeaux (TACITE : Annales, II, 84 et 85).

 

L’esprit des Gémeaux

Or, cette approche de la mystique gémique que ne nous permettaient pas les traces, trop vagues et trop succinctes, de Suse I, de Troie I et de l’Egypte des « nomes », l’étude de la « première mue » nous autorise à l’entreprendre. Nous avons vu qu’à l’origine, la révélation du Signe dut reposer sur l’effroi de découvrir un être — le jumeau — parfaitement semblable à un autre être, alors que, selon le mot gidien, « pas un brin d’herbe ne reproduit exactement un autre brin d’herbe ». Cet étonnement mêlé de crainte sacrée appelait la croyance primitive que le « double » était la création miraculeuse d’un dieu.

En même temps, le hasard d’une charogne dans un champ découvrait aux hommes du Signe que la mort fait la vie, établissait un lien entre la mort de la plante et la vie de l’homme. Cette révélation mystique de « l’engrais » qu’enrichissait bientôt le sens nouveau de la technique (répétition du geste) condamnait ipso facto la vie nomade. Tous les héros gémiques sont créateurs de villes, en Egypte et en Achaïe comme au Mexique.[1]

Séjournant, l’homme s’assagissait ; s’assagissant, il joua. Le jeu, sous toutes ses formes, présente ce caractère de « gratuité » que révélaient à la fois le vol libre de l’oiseau et le sentiment profond que la vie naît de la mort : l’inutile même n’est pas sans prix ; il faut accepter de perdre pour gagner. Sous toutes ses formes également, le jeu, ce temps perdu, repose sur la répétition, sur la technique : en connaître les règles, c’est savoir reproduire les mêmes actes en fonction des actes du partenaire, dans le cadre d’une parfaite symétrie.

Gratuité, règles et symétrie se redécouvrent dans la danse, la plus haute création gémique ; à un degré moindre, dans la céramique des âges archaïques — et, sur le plan moral, dans l’amitié.

Ces trois innovations devaient marquer les étapes de l’évolution du Mythe et constituer son univers au moment de sa « première mort ».

A Mycènes, la religion, tout en restant gémique et en devenant solaire, subit les influences du taureau sumérien (après son passage par la Crète, sous le nom du Minotaure, le fils de Dionysos[2]). Alors le sens de l’abstraction, hérité du Taureau, renforça les premières données du Mythe : les Règles du Jeu se soumirent au Nombre, les techniques artisanales devinrent des lois de production (mathématiques), la confraternité devint la base de l’éthique (en Lacédémone, particulièrement).

Enfin, au lendemain du Royaume d’Israël, les deux apports béliques : la Justice et le culte familial achevèrent l’édifice de la Cité, jusqu’à cette perfection qu’en furent le droit, les jeux et les principes romains.

C’est ainsi que Mycènes avait été fondée à l’ombre de Cnossos, sous la terreur du Minotaure ; qu’Athènes s’inspira de l’esprit du Bélier ; qu’à partir de Néron, l’histoire des Latins n’est plus dissociable de la montée et de l’expansion du christianisme.



[1] Où ce fut l’Aigle américain (le Condor) qui indiqua aux Aztèques l’emplacement de leur ville sainte : Tenochtitlan (Mexico).

[2] Parlant du temple de Junon (Héra), l’Haerum, situé à mi-chemin entre Argos et Mycènes, Georges Lanoé-Villène précise « qu’on a pu donner aussi le nom de Vallée des Mugissements à cette partie du territoire mycénien à cause de Junon, « au visage de vache », hiéroglyphiée par cet animal dans l’ésotérisme ». (Le Livre des Symboles, Lettre C, Editions Bossard, 1929).

Jean-Charles Pichon, 1963

 

 

 

 

 

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LES JOURS ET LES NUITS DU COSMOS – LES PANTHEONS – 3 – UN MYTHE IMMORTEL ?

III

UN MYTHE IMMORTEL ?

 

 

L’avènement du christianisme et du bouddhisme ne fut pas la mort des Gémeaux. En Orient, certaines sectes reconnaissaient dans les Açvins le quatrième avatar du Bouddha. En Occident, les Dioscures, devenus dieux maritimes, acquéraient le privilège d’apaiser les tempêtes ; les nouveaux croyants les identifiaient à un symbole parlant de la vie et de la mort.[1]

Ne sont-ce pas les Gémeaux que défend Origène, lorsqu’il écrit : « Si nous pouvions expliquer l’efficacité des noms dont se servaient les sages de l’Egypte et les Mages de la Perse, nous montrerions pourquoi la magie n’est pas une chose vaine (comme Epicure et Aristote l’ont prétendu), mais qu’elle s’appuie sur de sérieuses raisons ? »[2]

Sans doute, puisque tous les empereurs et les conciles, de Constantin (319) jusqu’à Auxerre (570), qui condamneront la magie prohiberont de même les autres actes de la foi « païenne », c’est-à-dire mythologique. J.A. Rony l’exprime très bien : « La justification par la magie apparaît ainsi comme le dernier avatar de l’intellectualisme grec : les dieux sont des définitions hypostasiées — tout objet a sa définition, tout objet recouvre un dieu. C’était une tentative d’autant plus séduisante pour la pensée chrétienne — le gnosticisme en témoigne — que cet intellectualisme froid et mesuré, si étranger par ailleurs à l’esprit nouveau de démesure et d’inconnaissable, s’alliait ici à la vision d’un univers traversé d’influences sympathiques, c’est-à-dire peuplé de ces démons que les chrétiens eux-mêmes reconnaissaient. »[3]

Cette survie allait se prolonger. Un des faits les plus importants que révèlent les fouilles archéologiques récentes est certainement la persistance des thèmes et mythes gréco-romains dans la Gaule chrétienne, mérovingienne et même carolingienne.[4]

A vrai dire, ces fouilles n’étaient point nécessaires pour attester une vérité trop évidente ; ne l’eussent pas été si l’historien savait atteindre toujours à l’objectivité à laquelle il prétend. En effet, les premières églises reproduisent les basiliques grecques de l’Empire romain d’Orient et cela est encore vrai de la basilique d’Aix-la-Chapelle, édifiée vers 800. Il faut attendre le 9ème siècle pour voir paraître le style nouveau que M. Puigi Cadafalch nomme le « premier art roman » (Catalogne, Provence, Bourgogne).

Or, ce qui est vrai pour l’architecture l’est obligatoirement pour le langage et les symboles. Quant au langage, « vicaire » et « diocèse » dataient du persécuteur des chrétiens, Dioclétien, qui avait fait de ces institutions les bases de son organisation provinciale ; « basilique », « curie », « pontificat » étaient d’origine grecque ou hellénistique, etc. Il ne peut donc pas surprendre que, dans les pays chrétiens d’Occident, les mythes et symboles gémiques se soient maintenus, plus ou moins avoués, jusqu’au 9ème siècle.

Il y a mieux. Les traces que nous avons relevées des rites agraires de similitude : « homme vert », « arbre de mai »… se découvrent encore dans les pays nordiques et slaves, qui furent précisément les derniers, en Europe, à être touchés par le christianisme — ou bien les premiers à s’en détacher. La Suède ne s’est convertie qu’en 1080 ; et, de la révolte « païenne » de 1066 jusqu’à l’intervention féroce des chevaliers teutoniques du 13ème siècle, les pays baltiques se sont tenus à l’écart du grand courant chrétien. Ainsi la corrélation apparaît-elle évidente entre la mise en sommeil des mythes gémiques et l’avènement du « royaume ».

Eclipse éphémère… Là même où le « royaume » s’était implanté le plus fermement, en Europe Occidentale, il suffit qu’il s’effondrât pour que reparussent les symboles gémiques les mieux caractérisés.

Le sceau officiel des Templiers représentait deux chevaliers montés sur un même cheval. « C’est là, précise René Alleau, un rappel assez significatif non pas, comme le croient certains historiens, de la pauvreté d’un ordre militaire qui disposait au contraire d’une cavalerie considérable, mais d’un thème mythique très ancien : celui des deux cavaliers qui annoncent la présence du Soleil, les « Accewin » védiques, les Dioscures grecs. »[5]

Transporté à Byzance en même temps que l’Empire romain, l’autre symbole gémique, l’Aigle, y était devenu un emblème armorial. Au lendemain du « royaume », il renaquit sous cette forme hiératique. On dit que l’empereur d’Allemagne Othon IV fut le premier souverain à choisir l’aigle bicéphale pour son sceau personnel. Néanmoins, l’édit décisif de la Bulle d’Or (1356), qui arrachait au pape le droit de s’immiscer dans l’élection du chef du Saint Empire romain, portait encore pour sceau l’aigle à une seule tête. L’aigle double ne s’imposa que sous Sigismond (1432), pour se maintenir jusqu’à la fin de l’Empire.

Enfin, les mesures prises contre la « sorcellerie » ne seront codifiées qu’en 1488 ; mais, tout au long des 14ème et 15ème siècles, de tels procès ont été intentés par dizaines de milliers.

Il n’est pas question de rattacher de force au cycle gémique tous les rites de sorcellerie. Le premier témoignage que nous ayons de ces rites est une bulle d’Alexandre IV qui énumère les chefs d’accusation suivants : les sorciers renient Dieu et le blasphèment ; ils adorent le diable et lui vouent leurs enfants, les lui consacrent même dès le ventre de leur mère ; ils se font ses prosélytes et jurent par son nom. Accessoirement, ils commettent journellement l’inceste, font crever le bétail, etc. La bulle est de 1620 ; elle prouve qu’à cette date la magie pratiquée dans les pays chrétiens était une magie « noire », infernale, sans rapport avec notre sujet. Satan ni Belzébuth ne sont le Christ, mais ils ne sauraient être les Dioscures. Baal-Zéboud était un dieu taurique, comme en témoigne son croissant ; Satan, le Serpent ancestral, dans lequel nous reconnaîtrons le Cancer.

Au contraire, il serait insuffisant de voir dans les Jacqueries des mouvements seulement politiques ; dans La Sorcière, Michelet a démontré quelle nostalgie des temps « païens » les animaient tous ou partie (des Pastoureaux aux Vaudois) dès le début du 14ème siècle.

Au nombre des croyances et rites magiques les plus probants d’une survivance gémique dans les campagnes, nous pouvons dénombrer : l’oiseau-présage ; la femme-oiseau et la sorcière volante ; l’envoûtement fondé sur une technique du double et les fantômes ou « doubles » de toute espèce ; la guérison par les « simples », herbes ou plantes ; l’arbre aux fées (près duquel Jeanne, authentique sorcière, entendit ses voix[6]) ; le Janus-borne, auquel on rend un culte si fervent que, faute d’en triompher, il faut sculpter des Christ et des Vierges dans la pierre ; toutes les cérémonies agraires et villageoises des semailles, des moissons et de la nuit de la Saint-Jean (où les dieux morts revivent sous des formes démoniaques).

A ce rituel complexe, fait d’antiques traditions, il semble que l’apparition de la Vierge aux Epis (1491) ait mis précisément un terme. Comme il arrive souvent lorsqu’on s’avise de prendre une vue synthétique de l’Histoire, l’enseignement universitaire serait ici à renverser. Le retour des philosophes aux doctrines de Platon et des poètes aux symboles grecs n’indique pas un renouveau ; il marque une fin ; car c’est alors que le peuple se détourne des cultes et des légendes pratiqués et vénérés depuis les temps immémoriaux (sinon pendant les cinq siècles du « royaume »). Désormais, la sorcellerie (satanique et non gémique) ne sera plus pratiquée que par des illuminés, des prêtres et des dames nobles. L’Inquisition en condamnera quelques centaines en deux siècles, quand 30000 sorciers avaient été brûlés dans le seul 15ème siècle.[7]

Or, en cette même époque, vers 1500, de l’autre côté du monde, une autre religion disparaît également — et c’est encore la religion d’un peuple aux traditions agraires, aux dieux gémiques.



[1] Notons, simple anecdote, que, quittant Malte pour Rome, saint Paul embarqua sur un vaisseau d’Alexandrie « qui avait passé l’hiver dans l’île et portait pour enseigne les Dioscures ». (Actes, XXVIII, II).

[2] ORIGENE : Contre Celse.

[3] J.A. RONY : La Magie (Que sais-je ?).

[4] Lire, à ce sujet, d’Albert GRENIER, Manuel d’Archéologie gallo-romaine (Picard et Cie), et les ouvrages de H.P. EYDOUX, chez Plon.

[5] René ALLEAU : Les sociétés secrètes (Encyclopédie Planète).

[6] Margaret MURRAY : Le dieu des Sorcières (Denoël). Jeanne, dans le procès-verbal de son procès, dit expressément que l’Arbre aux Fées était l’objet de cérémonies caractérisées (couronnement de fleurs, etc.).

[7] Mais c’est seulement en 1731 que la peine de mort pour crime de sorcellerie sera supprimée en France. Retenons la date : elle est importante.

 

Les Mayas

Les plus anciennes traces de cette civilisation consistent en de rares vestiges découverts à Tamaulipas, au nord-est du Mexique et dans la grotte de Bat (Nouveau Mexique). Elles attestent une culture archaïque du maïs, ce blé américain, entre 3000 et 2000 avant J.-C.

Puis, au milieu du second millénaire, vers le temps où, en Méditerranée, la religion gémique renaît sous l’influence achéenne, la présence du maïs est de nouveau attestée dans la vallée de Mexico. Cette fois, les traces s’accompagnent de vestiges d’architecture et de céramique, dont la facture rappelle les réalisations mycéniennes de la même époque, bien que les décorations en soient naturellement différentes (ici, le puma remplace le lion, le condor tous les autres oiseaux). Fait remarquable, ces vestiges sont absents du reste de l’Amérique, et notamment du Pérou où s’édifie cependant un empire parallèle, ce qui démontre bien l’existence d’une civilisation nettement caractérisée.

Elle subit une éclipse brutale (inexplicable, disent les historiens) vers le temps où, en Achaïe, Mycènes s’effondre ; elle renaît non moins brusquement vers le 8ème siècle avant notre ère.

Notons à ce sujet l’avis de Graham Clark : « Les recherches modernes et particulièrement l’application des analyses au radiocarbone, font penser que l’âge classique (maya) débuta nettement plus tôt que ne voulaient l’admettre quelques chercheurs, bien qu’elle confirme avec une exactitude curieuse, dans le cas de l’empire Maya, les estimations antérieures fondées sur l’étude des anciens calendriers sculptés sur des stèles. »[1] Cet « âge classique » semble pouvoir être daté de 800 à 300 avant J.-C. ; il correspond à l’âge classique grec.

Une dernière période commence entre le 3ème et le 5ème siècle de notre ère, où s’épanouissent des villes de 50 000 habitants (Teotihuacan) ; cette survie postclassique, interrompue et enrichie par l’intervention toltèque (9ème-12ème siècles) se prolongera en fait jusqu’à l’invasion des Aztèques dans la vallée de Mexico. On date communément la fin de l’empire Maya de la destruction de Mayapán par les seigneurs Xiu (1461).

Sans vouloir pousser à l’extrême le jeu des concordances, car chaque culture garde sa marque propre, incomparable, on peut noter que les préoccupations astrologiques, le sens de l’ornementation, toutes les traditions agraires, le goût de la danse et du jeu se retrouvent au Mexique maya comme en Achaïe. Il serait surprenant que le mythe des Jumeaux ne couronnât pas le tout.

En effet, le livre sacré des Mayas-Quichés, le Popol-Vuh, n’est rien d’autre que l’histoire des jumeaux Hunhapu et Ixbalamqué.

« Nous planterons chacun une tige de maïs au milieu de la maison ; si elles se fanent, c’est que nous serons morts ; vous pourrez dire : « Ils sont morts ». Si elles fleurissent, vous pourrez dire : « Ils sont vivants ». Ne pleurez pas, grand-mère, car nous vous laissons ces signes de Notre parole, dirent les Jumeaux. »

Analysant le jeu de la balle tel qu’il se pratiquait hier encore au Mexique, Pierre Espagne en montre le caractère primitivement magico-religieux : ce jeu reproduit en fait le combat que les Jumeaux eurent à livrer contre les Camé, seigneurs infernaux, au cours de leur voyage. Vainqueurs des démons, les Jumeaux n’étaient pas au terme des épreuves : il leur restait à vaincre les vampires, oiseaux démoniaques. Dans ce dernier combat, l’un des frères, Hunhapu, eut la tête tranchée ; il renaquit sous la double forme du jeune maïs et du Soleil glorieux.

Dans la résurrection de Hunhapu, P. Espagne voit « l’image la plus haute de la pensée maya, celle du cycle éternel de l’Univers, la mort n’étant qu’un moyen d’accéder à un état plus grand, malgré le pourrissement dans la terre. »[2] Cette pensée s’incarne non seulement dans un jeu mais dans le rythme même de la germination et de la mort du maïs, fondement et clé du système complexe, magico-astro-religieux, du peuple maya.



[1] Graham CLARK, opus cité. Egalement, Claude LEVI-STRAUSS : « Même les monuments des Mayas apparaissent comme une flamboyante décadence d’un art qui atteignit son apogée un millénaire devant eux », Tristes Tropiques.

[2] Pierre Espagne : Feux Indiens (Gédalge, 1960). Parmi les autres jeux mayas, une mention spéciale doit être faite du Volador mexicain, où les joueurs se suspendent à un mât et en descendent en tournoyant, mimant « l’oiseau ».

Du pareil au même

Limitée dans l’espace et le temps, la survivance gémique en Occident et au Mexique ne rend pas compte de l’universel ensemencement de la tradition du « double », tel qu’il ressort des ouvrages des ethnologues.[1] En Mélanésie, aux Iles Marquises, en Inde, dans toute l’Afrique, en Australie et en Arizona comme chez les anciens Grecs se recueillent des traces de la création gémique par excellence : la magie.

Il convient seulement de s’entendre sur le mot. Le savant contemporain en a fait un fourre-tout, qui recouvre aussi bien le rite de la renaissance et la formule incantatoire que la guérison par les « simples » ou la technique d’envoûtement. Ni la magie incantatoire ni le transfert de la partie au tout n’appartiennent au cycle gémique. Nous les étudierons l’un et l’autre à leur place.

« Similer similibus » : le semblable va au semblable. L’expression est de Frazer ; elle établit le lien convenable entre la magie-simulacre, qui nous importe ici, et le Signe gémique. Ce qui se ressemble s’équivaut, donc : imiter c’est vaincre.[2]

Les raisons sont les mêmes, de l’Indien ou du Noir qui, de nos jours encore, refusent de se laisser photographier, de l’ancien Grec qui ne se serait jamais levé de son lit sans y effacer la marque de son corps, ou du sorcier qui vous tuera en poignardant votre effigie. La poupée, la forme du corps et la photo représentent l’homme, le reproduisent : toutes les trois le livrent à ses adversaires.

Un pas de plus : tout objet possède les vertus de ce qu’il imite. Dans l’univers gémique ancien (Egypte, Byblos), les rites sacerdotaux étaient d’abord des rites manuels qui reproduisaient le miracle de la fécondation végétale ou humaine — et qui la suscitaient. De même, pour faire tomber la pluie, les Apaches projettent de l’eau sur un rocher ; les Aymaras fabriquent des figures d’animaux aquatiques et les placent sur des lieux élevés. A la cour de Théodose 1er, le médecin Marcellus de Bordeaux jouait les phases de l’accouchement devant ses patientes pour que leur délivrance s’accomplît sans incident. Dans toute l’Europe, hier encore, une main desséchée ou « Main de Gloire » frappait de rigidité (de stupeur) la personne avec laquelle on la mettait en contact.

Au même esprit s’apparentent les rites de génération ou de régénération dont Mircéa Eliade démonte le mécanisme. Qu’ils soient tauriques ou béliques (l’Akitu, la Pâque juive), ces rites ont pris leur origine en une « loi » antérieure à Sumer, à Jérusalem, telle qu’on la retrouve dans la plus lointaine Egypte et qui fut certainement une des lois essentielles de la religion du Double : mimer les actes du Dieu ou du Prophète, recréer le climat du « royaume », c’est faire qu’à nouveau le Dieu soit là — ou que le « royaume » recommence, c’est réactualiser « ce temps-là » en ce temps-ci, sans aucune solution de continuité.

Eliade cite notamment l’intronisation d’un nouveau chef chez les Fidjiens, cérémonie nommée « création du monde » et qui a lieu à chaque fois que les récoltes sont mauvaises ; la terre s’appauvrit : il est temps de créer à nouveau l’univers.[3]

Or, partout où se maintiennent ces traditions du double, de la similitude et de l’image, se retrouve également le thème de l’oiseau ou des jumeaux. En ce qui concerne ces derniers, nous avons déjà cité l’Egypte, la Perse, les Bagundas africains, l’Indochine, l’Inde, le Japon, l’Equateur, le Honduras ; il faut ajouter à cette liste Mycènes et la Grèce, Rome et le Mexique, des tribus australiennes dont nous parlerons plus loin (leurs rites naissant d’un syncrétisme Serpent-Gémeaux).

Quant à l’oiseau, il se retrouve dans la mythologie indienne, où les jumeaux Arüna et Garuda sont des oiseaux ; en Indonésie, où « des oiseaux jaunes liés par un fil jaune au pied du lit guérissent les maladies du foie » ; chez certains Indiens d’Amérique du Nord et chez les Esquimaux, où le dieu se présente souvent sous une forme ailée. Il se retrouve en Suisse, où le rouge-gorge maltraité se venge de son tourmenteur en teignant en rouge le lait de ses vaches, comme en Grèce où, pour guérir de la jaunisse, il suffisait de regarder fixement la bécasse de mer.[4]

Mais, en ce qui concerne la Grèce, et plus tard Rome, il y aurait trop à dire sur l’influence magique qu’y revêtait l’Oiseau. C’est Auguste inspiré par l’oiseau de Jupiter ; c’est Xénophon en route vers Ephèse, assuré du triomphe final parce qu’il a entendu le cri d’un aigle venant de sa droite ; c’est toute la science des aruspices (lecture dans les entrailles des oiseaux sacrifiés) et des auspices (étude de leur vol, de leur chant) qu’il faudrait évoquer ici.


[1] FRAZER : Le Rameau d’Or.

[2] La formule est à rapprocher de la prétention homéopathique : Similia similibus curantur : le semblable guérit du semblable.

[3] Mircéa ELIADE : Le mythe de l’éternel retour, Gallimard.

[4] Selon PLUTARQUE.

L’avenir du Mythe

Disparu du monde entier vers 1450-1460 (fin de Byzance, fin des Mayas, etc.) le Mythe gémique l’est-il définitivement ? Peut-on parler de sa mort ? « Est-il bien sûr que les anciens dieux fussent finis ?… Que le christianisme n’ait eu qu’à souffler sur ces vaines ombres ? »[1] Il semble qu’il n’en soit rien.

Au 18ème siècle, brusquement, reparaissent chez certaines tribus de l’Oklahoma des figurines gémiques disparues depuis le 14ème ; dans toute l’Amérique du Nord, renaissaient les grandes tribus indiennes partagées en « phratries » jumelles : Zuni, Sioux, Winnebagos, Iroquois. A la même époque (mars 1767), le décret d’expulsion de la Compagnie de Jésus commençait de libérer l’Amérique du Sud de l’effroyable tutelle des Jésuites[2] ; à demi « convertis », les Indiens du Mexique, du Pérou, du Paraguay ne l’étaient pas suffisamment pour ne pas en revenir bientôt à leurs traditions les plus chères : culte du Condor au Pérou, rites agraires au Mexique.

En Chine, les T’sing tentaient de rétablir, contre le bouddhisme et le taoïsme, les mythes gémiques du Yin et du Yang, cependant qu’en Europe, les révolutionnaires français rêvaient d’un retour paradoxal aux mythes romains et grecs.

Tentatives sans suite. Les tableaux d’Ingres et de David, la coutume de « l’arbre de la liberté », le souvenir amusé du calendrier de Fabre d’Eglantine, sont à peu près tout ce qui nous reste de la grande influence révolutionnaire. En Chine, dès 1840, l’influence grandissante des doctrines « socialistes » et des philosophies occidentales amorçait le mouvement matérialiste dont nous savons l’évolution. En Amérique du Nord, le massacre des Indiens, en Amérique du Sud la ressaisie des peuples indigènes par l’Eglise freinaient l’imprévisible retour. Apparemment, l’aurore d’une mue mythique obéit aux mêmes lois que l’éveil de l’Esprit Nouveau : il faut d’abord qu’en vienne le temps.

Au contraire, l’élaboration du grand mouvement dialectique, qui naît et s’épanouit au cours du siècle dernier, représente, non pas un « retour » (on ne revient jamais), mais une mue véritable de l’ancien esprit gémique. Tocqueville écrit quelque part que ses surprenantes prévisions touchant l’avenir des U.S.A. et de la Russie lui avaient été permises par une parfaite prise de conscience de l’évolution intellectuelle de son temps — qui est précisément le temps de Hegel et de Karl Marx.[3]

Un mythe mutant se reconnaît à ses caractères permanents, qui se retrouvent identiques à travers toutes ses mues. En ce qui concerne les Gémeaux, nous avons établi que ces caractères sont le Double et l’Imitation (ou le Simulacre), ainsi que l’importance privilégiée donnée aux problèmes agricoles. Ils correspondent à ceux d’une certaine « culture », aujourd’hui maîtresse à Moscou comme à Washington.

On voit généralement une grande différence entre les deux civilisations : les U.S.A. officiellement tolèrent toutes les religions, quand l’U.R.S.S. les proscrit toutes. Mais cette différence est moins affirmée qu’on ne le prétend. En fait, l’U.R.S.S. ne proscrit pas l’Eglise orthodoxe (dont nous ne devons pas oublier d’ailleurs le caractère manichéen, donc gémique). Bien mieux : les paysans ayant toute latitude pour échapper aux taxations (l’interdiction du « marché libre » les amènerait à refuser de produire), la paysannerie russe est plus riche que jamais. Elle ne sait que faire de cet argent, qui va aux popes, de sorte que l’Eglise orthodoxe en U.R.S.S. accroît chaque jour ses richesses.

D’autre part, les U.S.A. admettent bien, officiellement, tous les cultes. Mais qu’on veuille imposer dans les écoles une formule sacrée (en mars 1962, il s’agissait seulement de reconnaître la suprématie de Dieu), le Sénat refuse d’en voter le décret. Les U.S.A. se veulent et se voudront de plus en plus au cours des siècles à devenir une puissance une puissance matérialiste, humaniste, civilisatrice (c’est la grande loi de l’Empire romain : on ne doit la vénération qu’à César), tandis que, probablement, les Républiques socialistes ne parviendront jamais à en être une.

Non seulement les deux empires ne sont pas foncièrement différents, mais, sur le plan qui nous importe, le plan mythique, ils offrent plus d’une ressemblance. Ici et là, le Mythe essentiel demeure la Production (par la reproduction) et la Démocratie (par l’égalisation), développements rationalisés du mythe gémique du « double » : si deux objets peuvent être semblables comme deux jumeaux, principe de la technique artisanale, de la danse et du jeu, des millions d’objets peuvent l’être (taylorisme) — et des millions d’hommes.

Tous les principes d’égalité entre les hommes, entre les races, entre les sexes, découlent de cette croyance ; ainsi que la terreur d’être « autre » que les autres, la notion de jeu collectif, la mode la plus uniforme et l’instruction la plus référentielle. Dans cette prétention démocratique, nous croyons voir la conséquence d’un humanisme matérialiste, ce qu’elle est sans doute. Mais n’est-ce vraiment que cela ? A Rome jadis, de même, les mythes républicains présentaient un bien faible caractère mystique. De ces mythes, pourtant, allaient naître les folies des Lupercales, l’adoration des déesses-mères, l’accueil même des dieux-poissons : Sérapis, Atargatis, le Christ-Jésus.

Non pas qu’il soit à craindre que nos fils et nos petits-fils voient renaître les dieux jumeaux, qu’ils fussent mayas, grecs ou romains ! Mais il se peut que, sous une forme nouvelle, renaisse le symbole de Janus : celui qui ouvre le chemin ou se tient sur le seuil. Les croyances spirites au Double rejoignent ici les recherches les plus aventurées de la psychiatrie, cependant que la croissance d’une morale de l’ambiguïté (Simone de Beauvoir) établit, sur le plan éthique, un cheminement parallèle.

Mieux : il est à prévoir que les voyages interplanétaires vous nous donner de notre habitat, le système solaire, une vision neuve, inattendue, qui débouchera sans doute sur la représentation matérielle d’un « espace à quatre dimensions » (dont la bouteille de Klein nous présente aujourd’hui une suggestion première).

C’est également ce monde non aristotélicien que prépare une science à ses débuts : la sémantique générale, bien qu’elle n’ait pas encore atteint à la parfaite ambiguïté : la carte, qui n’est pas le territoire, est le produit du territoire en même temps que, sur le plan mythique, elle en est le contenant ; créé par l’homme, le Mythe limite l’homme.

De tous côtés, ainsi, nous sommes cernés par le pressentiment d’une vision nouvelle du monde — vision déjà irrationnelle, demain mystique — où le « contenu » se refermera sur le « contenant », le « dehors » deviendra le « dedans » d’une autre forme limitatrice. Pour l’instant, ce pressentiment n’annonce qu’une mise au point intellectuelle, le double regard nécessaire pour circonscrire un univers à peine encore imaginable.

Mais il n’est pas impossible que, d’ici à la fin du 20ème siècle, une religion nouvelle (inspirée des Poissons et des Gémeaux) s’instaure à l’Est ou à l’Ouest. Dès aujourd’hui, nous voyons se développer aux U.S.A. une Eglise nouvelle, le Peyotlisme, dont le départ semble avoir été donné dans les Réserves indiennes de l’Oklahoma et du Colorado vers la fin du 19ème siècle.[4]

Dès 1922, l’essor de la nouvelle religion était tel que les autorités fédérales durent l’interdire. Néanmoins, ces églises, « Native American Church » et « Native American Church of the United States » sont aujourd’hui plus puissantes que jamais. Leur influence a largement dépassé le cadre des Réserves. Des revues sérieuses s’en font les propagandistes et les Blancs ne dédaignent pas de s’en informer.

Il ne s’agit aucunement d’une création mythique et les fondements sacrés en demeurent la Bible et l’Evangile. L’innovation ne réside pas dans le Mythe mais dans la méthode employée : l’absorption d’une drogue (le peyotl) qui permet d’atteindre au dédoublement de la personnalité, c’est-à-dire très exactement à l’incarnation gémique. En cela, cette tentative rappelle celle des « gymnosophistes » de l’Inde aux premiers siècle avant notre ère.[5] Il se peut que ces églises n’aient aucun avenir, comme il se peut qu’en naisse demain la seconde métamorphose des Gémeaux, appelée à durer en quelque point du globe.

Jean-Charles Pichon    1963


[1] MICHELET : La Sorcière.

[2] Les premiers tribunaux de l’Inquisition étaient entrés en fonction à Lima en 1570, à Mexico en 1571.

[3] TOCQUEVILLE : De la démocratie en Amérique, 1833. C’est également l’époque où « les poètes inspirés » commencent d’être sensibles aux mythes de l’éternel retour (Poë, Emerson, Shelley, Nerval…).

[4] Le survol auquel j’étais contraint ne m’a point permis de parler comme je l’aurais voulu du caractère gémique de tous les mythes indiens d’Amérique du Nord — étude à laquelle Lévi-Strauss s’attache depuis plusieurs années et dont les conclusions ne sont pas encore connues.

[5] Qui rêvaient d’accéder par des méthodes « physiques » à l’incarnation cancérique (saisie de l’absolu par le relatif, de la totalité par l’individu).

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LES JOURS ET LES NUITS DU COSMOS – LES PANTHEONS – 4 – LE REVEIL DU TAUREAU

IV

LE REVEIL DU TAUREAU

 

L’histoire de la religion taurique, en Sumer puis à Babylone, nous avait laissé croire qu’une religion s’achevait au terme de quatre mille ans. Parce qu’elle nous a permis de remonter plus haut dans le temps (jusqu’à 7000 avant J.-C.), l’histoire des Gémeaux nous révèle qu’il n’en est rien ; ou que, du moins, cette « mort » du cinquième millénaire peut n’être que provisoire, une sorte de « crépuscule », d’où la tradition mythique renaîtrait, encore vivante et créatrice.

Néanmoins, elle renaît différente, moins pure, liée à d’autres traditions, qui la déforment ou la colorent d’une manière inattendue, en sorte qu’elle ne se laisse pas aisément distinguer parmi d’autres panthéons ou syncrétismes. Un certain recul est nécessaire pour la reconnaître, la suivre au fil des millénaires. En ce qui concerne les Gémeaux, le recul est à peine suffisant : il laisse apparaître une seule mutation, que d’autres pourront suivre. En ce qui concerne le Taureau, le recul est presque nul.

Dans l’hypothèse, pourtant, où l’éternel retour régit le rythme des métamorphoses comme il régit le rythme de la marche au « royaume », l’histoire des Gémeaux nous enseigne que six ou sept siècles de « sommeil » ou d’absence s’écoulent entre la fin de la religion-mère et sa première mutation.

En ce cas, ce ne serait pas avant le 6ème ou même le 7ème siècle de notre ère que nous devrions trouver trace d’une ou de plusieurs mues tauriques. Effectivement, du 1er siècle avant J.-C. jusqu’au 3ème siècle après J.-C., le Taureau disparaît du monde entier (des panthéons grecs et indiens eux-mêmes) ; c’est l’époque où Babylone se laïcise, où, en Egypte, Sérapis remplace Apis, où les légions romaines rejettent l’emblème du Minotaure. Mais, dès le 4ème siècle après J.-C., le dieu ressuscite, timidement d’abord, à Doura-Europos sous le nom de Zeus-Kyrios[1] et sous le nom de Zeus-Belos (Bôl) à Palmyre[2], dieux primitivement solaires, assimilés tardivement au Bel babylonien ; ou bien, sous les nouvelles dynasties sassanides, en Perse, comme victime sacrée du dieu solaire Mithra.

Mais, victime en Iran, le Taureau se confond encore, en Jordanie et en Transjordanie, avec le dieu-serpent, le dieu-lune ou le dieu solaire, de sorte qu’il n’y a là que l’ébauche d’un réveil, nullement une nouvelle religion. Plus intéressante serait la mention, chez les Nabatéens (arabes de Transjordanie) d’un dieu secondaire, Dusarès, identifié à Dionysos. Saint Epiphane rattache ce dieu au Mithra perse en le faisant naître un 25 décembre de la vierge Ka’abou. Adoré sous la forme d’une pierre noire, il sera plus tard rapproché de l’Allah musulman, et le nom Ka’abou de la Ka’aba de la Mecque. En fait, « les noms propres nabatéens attestent que le dieu Allah était vénéré chez eux, tout comme chez les Palmyréniens, mais ce ne sont que les inscriptions safaïtiques qui fournissent ce nom divin à l’état isolé ».[3]

Vers le même temps, le panthéon indien récupère l’ancien Taureau. Après un « sommeil » de quelques siècles, la religion nouvelle, le bouddhisme, l’accueille comme une incarnation de Bouddha : Krishna, le dieu joueur, le jeune dieu bouvier aimé des vachères.

Comme le héros taurique Hercule, Krishna étrangle, enfant, le serpent Kâliya, qui l’étouffait de ses anneaux ; comme Gilgamesh, il triomphe d’un démon (Arishta) et de Çiva lui-même, l’ancien dieu taurique, dont il est seul à pouvoir bander l’arc. Il faut noter cependant que les dieux solaires de même (Indra, Odin, Osiris) combattent le Serpent. D’autre part, dans la mesure où Çiva, précisément, est dieu-taureau, la victoire de Krishna sur lui ferait du jeune dieu un mythe solaire plutôt que taurique. Nous verrons qu’également Krishna banda l’arc d’Indra, et que de nombreux traits le rattachent au cycle léonin (solaire), si bien qu’il se présente comme un mythe ambigu.

En fait, il faut attendre le 6ème siècle pour qu’une religion s’impose en Inde, sinon nouvelle, du moins fondée sur un syncrétisme nouveau : l’hindouisme. Née dans les derniers siècles du Taureau (vers 250 avant J.-C.) et probablement suscitée par les conquêtes d’Alexandre, fidèle servant de Mardouk, cette religion n’avait d’abord connu qu’une audience limitée avant de se fondre dans le bouddhisme et de se présenter comme un « catalogue » des mues du Bouddha. Sous l’impulsion du mouvement « bhakti »[4], elle devait renaître avec un tout autre caractère, et l’ancien dieu Çiva y revêtir une importance croissante, jusqu’à « coiffer » et supplanter toutes les autres divinités védiques.



[1] Franz CUMONT : Fouilles de Doura-Europos, Paris, 1920.

[2] SEYRIG : Syria, XIV, 1932.

[3] René DUSSAUD, opus cité.

[4] Dont le livre essentiel, la « Bhagavad-Gîta » (le chant du bienheureux), est communément daté du 3ème ou du 4ème siècle après J.-C.

 

Çiva

Dans l’iconographie moderne de l’Inde du Sud, Çiva se présente avec son épouse Parvati (une des mues de l’énergie cosmique) sous l’aspect d’un couple divin monté sur le taureau Naudin. En l’ancien dieu ressuscité se retrouvent tous les attributs du mythe primordial : le membre viril et la double corne. Sous cet aspect, il est redevenu Indra-Çiva, c’est-à-dire l’Enkil sumérien, et les hymnes qui le chantent ont l’accent que nous avons entendu vibrer dans le Livre de la Création :

« Quand tu danses pour la conservation du monde, la terre battue par tes pieds tremble comme sur le point de périr, le ciel est pris de vertige, l’armée des planètes est détournée (de sa marche) par le mouvement de tes bras et le firmament, que touche ta coiffure, est prêt à s’écrouler — tant paraît contradictoire ta puissance, toujours d’accord avec elle-même, O Toi qui es au-delà de tout et qui renfermes tout ! »[1]

Aux débuts de l’hindouisme, Çiva n’était qu’une mue de Vichnou, le dieu suprême, l’Essence de l’Univers ; par la suite, il se confondit avec le Maître des Dieux. En Indochine (empire Khmer), dès le 7ème ou le 8ème siècle, le couple Vichnou-Çiva formait le dieu unique Harihara. En Inde même, au 13ème siècle, Çiva était nommé « Vichnou plus que Vichnou » : « Les âges où se succèdent plusieurs millions de dieux dans le ciel, où plusieurs Brahmâ meurent et où Vichnou lui-même cesse d’être ne sont qu’un des moments de Çiva. »[2]

Tous les dieux, dira-t-on, se retrouvent dans l’Inde ! C’est vrai, et nous verrons pourquoi. Il est également vrai qu’aucun de ces dieux ne s’arrache au « cycle des années », dont il est le captif, assez longtemps pour que l’observateur occidental puisse l’isoler nettement de ses rivaux : les dieux morts sont toujours sur le point de renaître ; renaissants, de mourir. Pour ces raisons, il faut chercher ailleurs qu’en Inde l’équivalent de ce que fut la survie gémique en Achaïe puis en Grèce.



[1] Cité par René GROUSSET : Les religions d’Orient.

[2] Le grand théologien de cette période fut l’Indien Ramanuja, qui vécut aux 12ème et 13ème siècles. De la même époque sont datés les Bhagavatas.

 

Le Croissant

Les plus anciens vestiges de la « mue achéenne » remontent en fait bien au-delà de cette mue elle-même, jusqu’au royaume de Kish (entre 3200 et 2800 avant J.-C.), dont nous savons que l’un des dieux fut l’Etre aux deux lions, Gish-Zi-da, le futur dieu de Lagash.

Créé à cette époque et en ce lieu, le syncrétisme hérétique « lion-gémeaux » se retrouverait mille ans plus tard dans la capitale du roi Goudéa, puis à Mycènes, la ville préhellénique et jusque dans la ville philistine Hazor. Le Taureau, puis le Bélier s’y ajouteraient sans détruire le thème gémique et solaire dont Castor et Pollux demeurent l’illustration légendaire et l’Aigle Double l’emblème.

Cette croyance commune nous a conduits à découvrir un lien entre les Goutéens (2200-2000), les Peuples de la Mer (1400-1200), les Philistins (1200-1000) et, pour finir, les Athéniens et les Spartiates ; de même, d’autres croyances communes rattachent des peuples qu’à première vue on ne songerait pas à rapprocher. Elles concernent toutes un syncrétisme du Cancer (la Grande Mère, le Lune) et du Taureau, El ou Hadad, connu de tous les peuples de la Méditerranée dès le 2ème millénaire. En effet, le dieu babylonien de la lune, Sin, était appelé « le puissant veau d’Enlil » et Nannar, le dieu lunaire d’Our : « le puissant taureau du ciel, fils le plus remarquable d’Enlil. » Dans l’Egypte du Moyen Empire, la divinité de la lune était également dite « le taureau des étoiles ».[1]

Le symbole parlant en était le croissant, que le Livre des Juges nous montre porté par les Ammonites, ennemis des Hébreux[2], et que nous voyons tout au long du 1er millénaire, décorant le front d’Isis, la déesse égyptienne, d’Ishtar, la déesse assyrienne, d’Ashtar, la déesse phénicienne, et de la déesse carthaginoise Tanit. Le croissant d’une part évoque la lune, d’autre part les cornes du taureau.[3]

Or, l’hérésie éléphantine, aux premiers siècles avant J.-C., consistait en une alliance de ce dieu « Cancer-Taureau » et du bélier bethélien, sous le nom de Bethel, Harambethel, Ashûmbethel et de la déesse lunaire Anat, comme l’hérésie de Lagash, sous Goudéa, avait consisté en un syncrétisme du dieu « Lion-Gémeaux » et du Taureau d’Ourouk.

Ce parallélisme conduit tout naturellement à rechercher une équivalence à la renaissance des Gémeaux (vers 1500 avant J.-C., à Mycènes) dans une renaissance probable du Taureau qui se serait située 2150 ans plus tard, vers 600-650 de notre ère, et aurait recueilli à la fois le Croissant (lune-taureau) et le Bélier.

On en trouve sans peine la trace. Imprégnée de l’esprit biblique et symbolisée par le Croissant même, cette religion existe. Son origine, l’Hégire, est datée de 622.

A ce premier lien entre Bethel et la Mecque, s’ajoute un autre symbole permanent : la Pierre Noire, déjà connue des Phrygiens et adorée à Pessinonte comme une image aniconique de la Grande Mère.[4]

Une autre pierre noire avait été l’autel du culte hérétique de Bethel (où, nous le savons, vécurent les Hétéens, premiers occupants du royaume bélique de Colchide) ; plus exactement, Bethel était cette pierre même. Après son rêve prophétique, « s’étant levé de bon matin, Jacob prit la pierre (dont il avait fait son chevet), la dressa pour monument et versa de l’huile sur son sommet. Il nomma ce lieu Bethel, car primitivement la ville s’appelait Luz. »[5]

Or, cette pierre bethélienne (multipliée) allait demeurer un objet de culte pour les arabes nabatéens de la Transjordanie et les Safaïtes de l’est du Hauran. En Nabatène, le bétyle sacré deviendrait le support du dieu Dusarès (identifié à Dionysos), fils de la Vierge Mère Ka’abou[6], cependant qu’à Chypre, dans le port de Bapho, sous forme d’une Pierre Noire on adorait la déesse lunaire.

Quand Mahomet se dresse, à la fin du 6ème siècle, « les tribus arabes sont encore plongées dans une idolâtrie dont le culte de la Pierre Noire, à la Ka’aba de la Mecque, donne la mesure ».[7] Mahomet ne pouvait ignorer le sens de cette « idolâtrie ». Loin de la combattre, pourtant, il l’utilise : c’est de la Pierre Noire de la Ka’aba qu’il s’élève et disparaît aux yeux des hommes, ravi en Dieu…

Ce dieu lui-même, Allah, n’est autre que l’Aleph de la Torah et de la Cabbale juive (idéogramme du Taureau) en même temps que l’El phrygien et ammonite (taurique et lunaire à la fois), comme le Zeus primitif des Grecs avait été, tout à la fois, le dieu du tonnerre et de la foudre, époux de la Grande Fécondatrice et le Maître de l’Aigle, le père d’un des Dioscures.



[1] Mircéa ELIADE : Traité d’Histoire des Religions.

[2] Livre des Juges, VIII, 21-26.

[3] Mis en lumière par MENGHIN (cité par Mircéa ELIADE).

[4] En 205 avant J.-C., Attale, cédant au désir des Romains de posséder la Mère des Dieux, la fit livrer à Rome, où la Pierre fut installée sur le Palatin.

[5] Genèse, XXVIII, 18-19.

[6] René DUSSAUD, opus cité.

[7] René GROUSSET : Les Civilisations d’Orient.

Le Coran

Ainsi, le dieu : Allah, le culte secret : la Pierre Noire et le symbole : le Croissant rattachent triplement l’Islam à l’ancienne religion taurique. Mais l’aveu le plus clair de cette filiation est le Coran même, dont le chapitre premier (7 versets) n’est qu’une invocation au Souverain Dieu et le chapitre II (286 versets) s’intitule La Vache.

Quatre versets en sont particulièrement significatifs :

67 — « Lorsque vous mîtes un homme à mort, et que ce meurtre était l’objet de vos disputes, Dieu produisit au grand jour ce que vous cachiez.

68 — Nous commandâmes de frapper le mort avec un des membres de la vache ; c’est ainsi que Dieu ressuscite les morts et fait briller à vos yeux ses merveilles, afin que vous compreniez.

69 — Après ce miracle, vos cœurs opiniâtres devinrent plus durs que les pierres ; car à la voix du Très-Haut, le rocher se fendit, et de ses flancs entrouverts coulèrent des ruisseaux. Mais le Tout-Puissant ne néglige pas vos actions.

70 — Prétendez-vous, ô musulmans ! que les juifs aient votre croyance ? Tandis qu’ils écoutaient la parole de Dieu, une partie d’entre eux en corrompaient le sens, après l’avoir comprise. Et ils le savaient ! »

Or, cette légende de la vache qui ressuscite les morts (rapportée d’autre part par Abulfeda) repose, en fait, sur l’épisode du Pentateuque où Dieu commande à Moïse d’immoler une vache rousse, sans tache et qui n’a pas porté le joug — mais, dans la Bible, il ne s’agit que d’une « victime d’expiation ».

L’affabulation est évidente. Non moins, la mauvaise foi avec laquelle Mahomet, tout au long du Coran, parle avec complaisance de « l’hérésie » du père d’Abraham, Azar, et de la condamnation par Moïse des adorateurs du Veau[1], alors que le Livre inspiré ne fait aucune mention du mythe du Bélier, infiniment plus important aux yeux des juifs (sacrifice d’Abraham, sacrifice des Béliers, toison préservée de la rosée, bélier du Temple, etc.).

De même, Mahomet honore les prophètes : Abraham, Jacob et Moïse, mais tout autant — et peut-être plus — les Précurseurs : Noé, Hénoch (créateur de l’écriture et de l’astrologie), Hod le prophète, Locman, l’Esope sémite, tous contemporains de Sumer ; les Madianites hérétiques (Chaïd ou Jetro, le beau-père de Moïse, VII, 83-91) ; les Génies, qui furent à Ninive (LXXII) et le premier homme et la première femme, Adam et Hève, que l’historien Abulfeda fait vivre au 6ème millénaire avant J.-C.

A la postérité d’Abel, les musulmans opposent celle de Cabel, le « premier », qu’ils se refusent à nommer Caïn, le « traître » et à rejeter d’entre les hommes. Dieu charge un corbeau de lui enseigner la manière d’enterrer son frère. « Malheureux suis-je, s’écrie le meurtrier, de ne pas pouvoir creuser la terre comme ce corbeau, pour y cacher les tristes restes de mon frère ! Il se livre au repentir. » (Coran, V, 34).

Par-delà l’enseignement de la Bible, qu’ils ne voulaient pas rejeter, ce que les musulmans cherchaient à retrouver c’était l’enseignement de Warka et de Kish. Et ils le retrouvèrent, intact.

L’appétit de jouissance — gastronomique, sexuelle, guerrière — qui caractérisait l’esprit sumérien demeure le trait le plus marquant des renaissances tauriques, tel que le dessinent aussi bien Les Mille et Une Nuits que les Soutra. Le Fatalisme illimité et l’exigence de l’Honneur établissent, en Islam comme en Chaldée, une contradiction permanente, tandis que les sciences arabes, algèbre, astrologie, rejoignent directement les préoccupations de l’antique Babylone. Seul, le Taureau Mardouk ne sera jamais recréé, parce qu’en ses mues le dieu se défigure.


[1] Dans le Veau d’Or même, les mahométans voyaient autre chose qu’une simple idole. La poussière que foulait le cheval de l’ange Gabriel donnait la vie. Fabriqué avec cette poussière d’or, le Veau mugissait et vivait (Coran, XX, 96-97).

 

La concordance

Sur le plan strictement religieux où je veux me placer, les concordances temporelles ne sont pas aisées à établir, entre la mue achéenne et la mue mahométane ; assez nombreuses et significatives pour qu’il suffise de présenter synoptiquement les deux évolutions parallèles (en renvoyant aux livres spécialisés ceux qui s’intéresseraient particulièrement aux problèmes de l’Islam).

C’est encore Oswald Spengler qui a le plus clairement établi un parallélisme évident entre, d’une part, l’orphisme primitif des Achéens, puis la formation d’une conception mathématique du Cosmos chez les Grecs, pour aboutir au stoïcisme hellénistico-romain du temps du Christ — et, d’autre part, l’intuition religieuse de Mahomet, la naissance d’une astrologie mathématique chez les Arabes, le fatalisme réaliste qui, de l’Islam, en est venu à imprégner toute l’Afrique, la moitié de l’Asie et une partie de l’Europe.

Comme souvent chez Spengler, les dates sont malheureusement incertaines et parfois fausses. En fait, il reconnaît devoir son système de cycles à Goethe, qui lui-même reproduisait certaines théories zodiacales de la Renaissance, et notamment le système de Scaliger, l’ennemi juré de Nostradamus.

Selon Scaliger, l’évolution indienne, l’évolution « persienne » et l’évolution « barbarique » (musulmane) recouvraient trois zones distinctes et parallèles d’influence cosmique.[1] Contre toutes les données de l’Histoire, Spengler admet ce schéma, dont il se contente de préciser le détail, ne craignant pas de dater le début de l’évolution indienne des Védas (vers 1500) et le début de l’histoire achéenne de 110 avant J.-C. (premières traces d’un orphisme primitif). Or, nous verrons que les premiers grands mythes indiens ont aujourd’hui plus de 6000 ans d’âge. Quant à la légende d’Orphée, ses rites et ses mystères, les écrivains des premiers siècles se rencontraient pour en dater l’origine de Cnossos et de Mycènes.

En revanche, Spengler est convaincant lorsqu’il analyse la diversité des races d’où sortit le « peuple » musulman. Le nouveau mouvement religieux, dit-il, continue les grandes religions antérieures. « Et son expansion n’est pas davantage une migration de peuples sortis de la péninsule arabique, mais au contraire un assaut de fidèles enthousiastes qui entraînent, comme une lave, les chrétiens, les juifs et les mazdéens et qui parviennent bientôt à dominer, sous le nom de fanatiques musulmans. C’étaient des Berbères, compatriotes d’Augustin, qui conquirent l’Europe, et des Perses de l’Irak (anciens babyloniens) qui s’avancèrent jusqu’à l’Oxus. Les ennemis d’hier devinrent les champions de demain. »[2]

Ainsi, seize siècles avant J.-C., les « peuples » qui se reconnurent liés par les thèmes orphiques accueillaient dans leurs rangs : des fidèles du Bélier (les Hétéens), des hérétiques babyloniens des Pays de la Mer, des peuples aux cultes solaires (Elamites, Mitanniens) et gémiques (le reste des Anatoliens). Ce sont des Indo-européens qui asservissent la Syrie et l’Assyrie, des Hittites qui dominent en Colchide et les rois des Pays de la Mer qui s’établissent — provisoirement — à Babylone.

Diodore rapporte que « les Dactyles idéens passèrent avec Minos en Europe… Orphée devint leur disciple et, le premier, apporta chez les Hellènes les initiations et les mystères ». Dans son ouvrage Contre les hérésies, Saint Epiphane attache le nom d’Orphée aux premiers mystères des Hellènes, « d’abord conçus de façon funeste chez les Egyptiens et les Phrygiens, les Phéniciens et les Babyloniens et transportés d’Egypte chez les Hellènes par Cadmos et Inachos… »

Or, Minos est le père du Taureau crétois ; Cadmos, que guidait une vache, le fondateur de Thèbes ; et Inachos (ou Iakhos), l’un des noms de Zagreus, le « père » de Dionysos. Dans l’un et l’autre cas, le symbole taurique est clairement indiqué : nous sommes dans la première partie de la première mue gémique (Soleil + Gémeaux + Taureau) entre 1600 et 1200 avant J.-C.

La première partie de l’histoire islamique (Cancer + Taureau + Bélier) y correspond : de l’épanouissement de la « tribu perdue » des Coroïshites (naissance de Mahomet : 578) jusqu’au Royaume chrétien, période où les mahométans proclament encore leur filiation bélique et traitent les juifs avec le plus grand respect.

Cette reconnaissance et cette vénération s’accompagnent curieusement de la domination de la race mutante sur les Villes Saintes du Dieu respecté. Au 15ème siècle avant J.-C., les rois des Pays de la Mer puis les Mitanniens sont maîtres de Babylone ; en 638 après J.-C., les musulmans occupent Jérusalem.

Enfin, dans les deux cas, ce premier syncrétisme entraîne le refus de la religion antérieure : 1° pour les Gémeaux, le refus du Cancer : la déesse-mère Héra devient à Mycènes une parèdre du Taureau, la déesse au mufle de vache ; 2° pour le Taureau, le refus des Gémeaux : le Coran prohibe le Double, l’Image — « la nature n’offre pas de modèle ».



[1] SCALIGER : Remarques sur Manilius.

[2] O. SPENGLER : Le déclin de l’Occident.

 

Période intermédiaire

Je nomme intermédiaire la période qui correspond ici et là au « royaume » de la religion « forte ». En ce qui concerne les Achéens, elle s’étend de 1350 à 900 avant J.-C. (« royaume » israélite) ; en ce qui concerne les musulmans, de 800 à 1250 après J.-C. (« royaume » chrétien). Dans les deux cas, elle est caractérisée par les combats de plus en plus violents que se livrent la religion nouvelle et la religion mutante :

Au sortir de cette période, une double influence manifeste s’est exercée entre les adversaires. D’une part, les Israélites repensent leur religion sous l’influence des Philistins : c’est le schisme d’Israël, puis l’hérésie à l’intérieur de Juda (de Jéroboam à Athalie : 933-837). 2150 ans plus tard, certains croisés, les Templiers entre autres, subissent l’influence des Sarrasins : 1200-1300.[1]

D’autre part, les Achéens s’éloignent du dieu-taureau et se rapprochent du Bélier (Toison d’Or, Ulysse, etc.) vers 900 avant J.-C. 2150 ans plus tard, les musulmans (et principalement les Turcs) s’éloignent du Bélier et se rapprochent des chrétiens : alliances avec les Templiers, avec Frédéric II (1229).

Ce dernier mouvement avait commencé dès le 10ème siècle, au cœur même du « temps » chrétien. C’est ainsi qu’en 922 le mystique musulman Hallâj avait été supplicié pour avoir prêché l’identification avec la « réalité vraie », c’est-à-dire l’amour total et la perte de soi-même en l’autre.[2]

En même temps que se produisait cette évolution, s’amorçait ici et là un morcellement Irrémédiable. Entre 1400 et 1194, les Peuples de la Mer se fragmentent en Achéens, Philistins, Thraces, Sardes, etc. Certains choisissent de séjourner en Anatolie, d’autres d’attaquer l’Egypte, qui les vainc, ou choisissent « l’Odyssée » jusqu’aux mers inconnues (l’Atlantique). A partir de 800 avant J.-C., l’un de ces groupes fonde Athènes.

Entre 750 et 970, les disciples spirituels de Mahomet, les khalifes se partagent en groupes dissidents : en Perse, les Abbâssides (760) ; en Espagne, les Umayyades (après la défaite de Poitiers : 732) ; en Egypte, les Fâtimides (969). A partir de 1350, l’un de ces groupes, les Abbâssides, va connaître une carrière prodigieuse, à la suite des premières victoires (turques) en Europe.

Dès lors, les grandes dates des deux évolutions sont dans toutes les mémoires.

Ces concordances temporelles recouvrent un autre parallélisme non plus seulement religieux mais artistique et littéraire. La poésie et l’art persan ne le cèdent en rien à la culture athénienne. Omar Khayyâm, Djelaleddine, Roumi, Hafiz… ne sont pas inférieurs aux grands lyriques et tragiques grecs. Trait d’union entre la Bible et la Croix, les poèmes et livres persans répètent sans fin le drame du Couple dans la Famille[3], ainsi que les tragédies de Sophocle et d’Euripide avaient brodé sur le thème : malheurs de la Famille dans la Cité.

Cette période de victoires et de stabilité sociale d’Athènes s’achève avec la conquête spartiate de l’Attique (413) que suivront la domination macédonienne (340) et la mainmise de Rome sur la Grèce (au cours du 2ème siècle avant J.-C.).

En 1599, tout à la fin des dynasties Shaibânides, se situe la décadence persane. La domination turque sur l’Iran à partir du 17ème siècle ressemble en bien des points à celle que les Spartiates infligèrent à l’Attique. Du moins, dans les deux cas, s’agit-il du triomphe de l’esprit militariste et civique sur une civilisation plus pacifique et esthète. Triomphe de peu de durée : avant deux siècles, la Turquie, comme Sparte autrefois, entre elle-même en décadence.

Au 2ème siècle avant J.-C., se libérant de la domination des Cassandre, des Antigone et des Macédoniens, les Hellènes créaient des Gémeaux une métamorphose nouvelle, qui les rendit aptes à s’assimiler le dieu-serpent Hermès, puis le dieu des Poissons, et ce fut le nouvel empire grec (Byzance) du 5ème au 15ème siècle de notre ère. Nous sommes à l’instant, sans doute, où le renouveau arabe, s’il veut s’assurer une longue vie, devra connaître une semblable évolution, qui l’amènera peut-être à accueillir (vers 2700) la religion nouvelle du Verseau.

Déjà, les conquêtes européennes (françaises en Afrique du Nord, anglaises dans le Moyen-Orient) avaient, au siècle dernier, l’équivalent du démembrement grec au 3ème siècle avant J.-C. Déjà, les « libérateurs » n’ont pas manqué à l’Islam plus qu’aux derniers royaumes achéens. Depuis le cri de Djamâl al-Din al- Afghâni (au début du 19ème siècle) : « Musulmans, unissez-vous ! », nous avons vu l’Egypte, puis l’Afrique du Nord secouer leurs chaînes ; l’Arabie Séoudite se créer sous Ibn Séoud ; Sajid Ahmed Khan, puis Mohammed Iqbâl (mort en 1938) faire du Pakistan l’un des centres modernistes du nouvel Islam.

Il est certain qu’aujourd’hui même nous ne distinguons pas clairement ce syncrétisme « Islam et Croix » que laissent prévoir les lois de l’éternel retour, bien que le refus du Bélier (du juif) dans les pays arabes rappelle l’éloignement définitif des Grecs pour le Taureau. Mais des mouvements dans ce sens (ainsi que dans le sens d’un nouveau dualisme gémique) commencent à se dessiner ici et là : la secte Bahaï (née du Bâbisme) accroît chaque jour le nombre de ses adeptes dans le monde entier et compte présentement cinquante-sept communautés religieuses, réparties de l’Iran jusqu’en Amérique[4] ; la secte Ahmadîja, fondée par Mirza Ghulâm Ahmed, le nouveau « Christ » (1880) se survit à Lahore : elle s’est donnée pour mission la propagation de l’Islam dans le monde chrétien.



[1] Dans son ouvrage, Les Templiers, Albert OLLIVIER tente de rejeter cette accusation. Je préfère en croire l’empereur Frédéric II qui, dès le début du 13ème siècle, « reprochait à l’Ordre d’entretenir des relations avec le sultan de Damas et d’assister à la célébration des rites islamiques ». En fait, il est assuré qu’après l’excommunication de l’empereur (pour la troisième fois) en 1245, les Templiers entamèrent des négociations secrètes avec Damas. Or, ce même début du 13ème siècle est le temps où Byzance subit le plus fortement l’influence musulmane, au point que les prince chrétiens décideront de la détruire (1205). Bientôt, Roger Bacon, Albert le Grand, Thomas d’Aquin découvriront les œuvres des Grands Arabes et, par eux, l’œuvre d’Aristote.

[2] « Je suis celui que j’aime, celui que j’aime est moi. Si vous me regardez, vous le voyez, lui ; le regardant, vous nous contemplez tous deux ». (Célèbre quatrain de Hallâj).

[3] Au siècle dernier encore, sous l’influence du Bâb, créateur d’un syncrétisme Islam-Croix, les œuvres iraniennes retrouvaient spontanément ce thème dramatique (voir extraits et commentaires dans « Religions et Philosophies dans l’Asie Centrale », par le Comte de Gobineau).

[4] Alors que j’écris ces lignes, en décembre 1962, trois « bahi’a » sont condamnés à mort pour atteinte à la foi musulmane (au Maroc).

Le peuple et la nation

Mais, dira-t-on, quels peuples étranges, qui rassemblent dans un même « groupe » Mycéniens, Athéniens, Etrusques — ou les Nabatéens, les Turcs et les Noirs du Mali ! Je laisserai répondre Oswald Spengler : « Le principe générateur de peuple a-t-il été différent chez les Jacobins et chez les Hyksos ? Combien de peuples ont pu naître de l’escorte d’un chef ou d’une bande de fuyards ? Une telle association peut changer de race, comme les Osmaniens apparus en Asie Mineure sous le nom de Mongols ; elle peut changer de langue comme les Normands de Sicile, de nom comme les Achéens ou les Danaens. Il existe un peuple comme tel, tant que dure le sentiment de la communauté. »[1]

J’ajouterai seulement qu’au contraire, parfois, le Nom nous trompe, lorsqu’il a été porté pour faire illusion ou tromperie. Il n’y a pas plus de rapport entre le Saint Empire Romain du Moyen Age chrétien et l’Empire Romain des premiers siècles qu’entre les Assyriens de 700 avant J.-C. et le premier royaume assyrien, mille ans plus tôt. Mais, visiblement, au cœur du « royaume » bélique (1100-900 avant J.-C.) des rois, ou des aventuriers, sémites ont voulu recréer l’ancienne unité assyrienne (reprenant même, au 8ème siècle, ce nom : Sargon, chargé d’une gloire impérissable) comme, au cœur du « royaume chrétien », les princes allemands rêveront de restaurer sous l’emblème de la Croix l’antique puissance romaine.

L’imposture porte en soi son châtiment : ni vraiment akkadien, ni réellement bélique (malgré le mouton du sacrifice), le nouvel Etat assyrien ne survivra pas au 7ème siècle avant J.-C. ; quant au Saint Empire, ni vraiment chrétien, ni, bien sûr, romain, il sera emporté dans les troubles du 16ème. Hâtivement « rapiécés », les antiques symboles, la déesse cancérique Ishtar ou l’Aigle gémique, entraîneront dans leur nuit les deux royaumes hybrides.

Au contraire, nous voyons que la Première Mue couvre trois millénaires. Elle naît au lendemain du Fléau, à la veille du « royaume » du Dieu nouveau, portée par la puissance cosmique qui éveille, exalte l’Esprit. Dans ce délai de deux siècles (1550-1350 avant J.-C., 600-800 après J.-C.), la religion syncrétique se trouve des prophètes (Orphée ou Mahomet), un terrain d’élection, héroïque — précisément chez ceux que la mort de l’ancien Dieu laissait dépossédés : Anatoliens, Indo-européens — ou bien Arabes, Syriens, Persans. S’y adjoignent bientôt les peuples hérétiques de la religion précédente : Goutéens des Pays de la Mer — ou bien « tribus perdues » du temps des Juges ; enfin, des impatients de la religion nouvelle, qui croient le Royaume venu : Hétéens de Colchide — ou bien Turcs nestoriens.

Eléments disparates, rien ne les prédispose à s’accorder, ni le pays d’origine ni le dieu primitif. Quinze siècles avant J.-C., les premiers Achéens venaient des steppes, dit-on, leurs dieux étaient solaires ; le dieu du Troyen était gémique et celui de l’Hétéen un Bélier d’Or. Six siècles après J.-C., la plupart des Arabes ont des dieux cancériques (la Pierre Noire, le Croissant), les Irakiens de l’ancienne Chaldée ont le dieu Taureau et les Turcs nestoriens Jésus.

Qu’est-ce donc qui fait un peuple ? Qu’est-ce donc qui lui donne ce « sentiment de la communauté », sans lequel il ne serait qu’une invention fragile ? A ce point de notre étude, il nous faut répondre : ses symboles, ses mythes syncrétiques. Car ses dieux ont créé, développé, entretenu ses mœurs et sa morale ; ses mythes ont inspiré son passé et lui font tardivement une Histoire ; ses symboles ont créé des « formes » qui sont devenues son visage.

La mosquée est une « forme » inimitable, au même titre que le temple grec. Que le Temple fût à Epidaure ou à Ostie, cela ne changeait rien à son pouvoir de rassemblement, de cohésion, de synthèse — et, de même, il importe peu que la mosquée soit à Paris ou à Bagdad, au Caire ou à Tombouctou. Il y a un « peuple » musulman par la vertu de la mosquée comme, par la vertu du temple, il y eut un « peuple » hellénique, bien que par Hellènes on entendît des communautés aussi différentes que les Athéniens, les Spartiates, les Crétois, les Cypriotes, les Lydiens — et, par ce nom de musulmans des Soudanais et des Arabes, des Iraniens, des Egyptiens et des Pakistanais.

Or, curieusement, ces formes catalysatrices, c’est à la patrie-mère du Mythe que les nouveaux croyants vont la demander. Dès le 14ème siècle avant J.-C., le « mégaron » mycénien provient de l’Anatolie troyenne ; au lendemain du « moyen âge grec », naissent dans l’Ionie anatolienne la statuaire grecque et le principe même de l’ordre architectural nouveau, sous l’impulsion d’Anaximandre et de Thalès de Milet.

De même, c’est le ziggourat babylonien qui directement inspire le minaret de Samarra (8ème siècle), c’est sur l’Euphrate que se dresse dès 790 le palais de Rakka et c’est à Bagdad même, au cœur de l’ancienne Mésopotamie, que naissent les premières mosquées de style musulman (762). Enfin, c’est à Bagdad encore, à Ispahan (Perse, province d’Irak) qu’au lendemain de notre Moyen Age l’art islamique atteint son apogée.

Car, sans cesse, poussés comme malgré eux au berceau du Dieu mort, les Achéens, puis les Hellènes reviennent en Anatolie, patrie de la divinité gémique : dès le 14ème siècle avant J.-C. (guerre de Troie), puis de 750 à 500 (la seconde colonisation), enfin au 2ème siècle avant J.-C. (au lendemain de l’ère hellénistique). De même, les Musulmans, maîtres en Babylonie, l’ancien royaume taurique, au 8ème siècle après J.-C. (l’âge des conquêtes), y triomphaient une seconde fois au lendemain du « royaume » chrétien et de l’invasion mongole (épanouissement de l’art persan). Aujourd’hui enfin, l’Irak (où fut l’antique Babylone) rejoint le nouvel Etat arabe — et ce ne peut pas être une coïncidence… Ou bien, il faudrait admettre que l’Histoire tout entière en est une.

Mais il ne peut surprendre qu’une même nostalgie, des mythes analogues, des constructions semblables, à la longue, fassent un peuple. Si le Dieu est pur de tout syncrétisme, cela peut faire un Peuple indestructible.

Non pas nos fils, ni nos petits-enfants, mais ceux qui naîtront dans cent cinquante ans commenceront de voir, ainsi, se former et se développer sous la persécution un peuple de Chrétiens aux caractères d’autant plus affirmés qu’il sera plus divisé, éparpillé dans le monde. Car, au contraire de la « nation », qui se constitue autour d’une « idée » et meurt sans laisser de traces sous le coup de butoir d’une idée neuve, un peuple est un symbole, un Verbe qui a pris forme et partout où la Forme peut être recréée, le Peuple existe.


[1] O. SPENGLER : Le déclin de l’Occident, 2ème partie.

 

Une communauté : la Pierre

Certes, des échanges ont lieu. C’est ainsi qu’on ne comprendrait pas que les Achéens et les Arabes, en contact pendant des siècles (en Palestine et en Syrie) n’aient pas eu des dieux, des mythes communs, passages nécessaires d’une « hérésie » à l’autre. Nous avons vu que certains dieux nabatéens portent encore le nom de Zeus alors qu’ils déjà devenus le dieu taurique (et bélique) Allah. Antérieurement aux peuples du Nabatène, le panthéon phénicien et le panthéon grec offraient déjà de curieuses équivalences entre les différentes amours et les progénitures de Kronos et de El : Dioné, c’est Baaltis ; Astarté, Aphrodite ; Rhéa se retrouve elle-même dans les deux panthéons.[1]

Un autre trait commun serait le mythe de la Pierre. Pausanias (VIII, 24) affirme que, dans les temps anciens, on voyait tous les Grecs rendre des honneurs divins « non pas à des statues, mais à des pierres brutes ». Bien avant qu’Hermès fût devenu un dieu (le dieu serpent-bélier de la Toison d’Or), les pierres protectrices du chemin étaient nommées des « hermaï ». Ainsi Bethel, lieu du culte israélite, Pierre Sacrée de Jacob, représentait le dieu lui-même pour les hérétiques d’Eléphantine et de Samarie.[2]

Enfin, les deux courants se mêlent en un seul fleuve, la pierre philosophale, découverte en terre noire (Al Chémia) par les Arabes musulmans, allait devenir, pour les alchimistes du Moyen Age un don d’Hermès lui-même, dont le nom signifiait précisément « la pierre ». Ici, nous rejoignons la magie, mais sous un angle neuf. L’image (le simulacre) gémique étant proscrite de l’Islam, ce n’est point par le « double » qu’on frappe ou qu’on guérit, mais par l’incantation. Rien n’est magique ici, que le Mot.



[1] Equivalences citées par Philon de Byblos.

[2] Non seulement pour les hérétiques. Bethel, Baitilani, se retrouve à la tête des dieux phéniciens invoqués dans le traité entre Asarhaddon et le roi Ba’al de Tyr (René Dussaud).

 

La magie incantatoire

Sous toutes les formes imaginables, les légendes de l’Islam et de l’hindouisme répètent à satiété le Sésame d’Aladin. Ce sont les mots sacrés qui ouvrent les portes et fendent les rochers, qui font naître ou suppriment l’amour (leur pouvoir érotique est souligné de même dans Les Mille et Une Nuits et les Kama Soutra), qui tuent ou ressuscitent.[1] Le code matrimonial n’échappe pas à cette contagion : dire trois fois à l’épouse qu’on la répudie, c’est obtenir le droit de se séparer d’elle.

S’il arrive que les jeteuses de sort musulmanes utilisent de plus anciens symboles : la tourterelle coupée en deux vivante, dont le contact guérit la méningite, le remède resterait inefficace en l’ignorance du Mot qui seul peut le charger de vertu thérapeutique. Les conjurations (de verrues, de maux de tête…) obéissent aux mêmes principes : la Formule en fait tout le prix. Car nommer, c’est créer.

On jugera par là combien nous sommes loin de la technique du Double et proches du Nombre babylonien, des incantations assyriennes ou égyptiennes de l’ère du Taureau. De même, dans le rite sumérien de régénération, le Verbe (ou la sacralisation du Nom) avait primitivement plus d’importance que le rite d’imitation et de reproduction, bien que, naturellement, celui-ci fût antérieur à celui-là. L’incantation est faite pour être répétée, ce qui implique une certaine croyance en la vertu de la Similitude. Sous cet angle, on peut admettre que la magie incantatoire n’est qu’une évolution (et une spécialisation) de la magie du simulacre ; mais aussi une précision : le simulacre imite l’objet, le mot reproduit exactement le mot. De la mue gémique à la mue taurique, l’homme s’écarte un peu plus du « mouvant de la vie », et, pour dominer le Réel, s’en éloigne.

Le manichéisme byzantin

Le jeu des concordances nous a permis d’éclaircir trop de points obscurs dans les filiations hérétiques pour ne pas tenter d’en éclaircir un autre. L’écart classique des 2150 ans nous suggère que, vers les débuts de l’ère chrétienne, a dû naître un syncrétisme entre le Bélier et les Gémeaux, qui provoqua plus tard un premier schisme à l’intérieur de la chrétienté (aux temps mêmes du « royaume ») et qui donnera naissance, l’heure venue, à la première mue du Bélier.

Cet ancien syncrétisme existe. Nous connaissons ses créateurs : les disciples de Zoroastre au 2ème siècle avant J.-C., les mystiques alexandrins au 1er siècle, Mani enfin, le Perse fils d’un prêtre judéo-chrétien de la secte des Alexeites (3ème siècle).

Le schisme existe également. Il est connu sous le nom de premier schisme grec (1054). Vers le milieu du 11ème siècle, en effet, Byzance étant aux mains des femmes, Zoé, Théodora, et sous la menace des Abbassides, des réformateurs inconscients tendaient à dissocier la « vérité » de « l’acte » reproduisant ainsi, sous la régie de l’Eglise, l’ancien manichéisme chrétien, lui-même apparenté à l’antique syncrétisme zoroastrien : Gémeaux-Bélier.

La longue « querelle des Images » était à l’origine de ce mouvement. Déclenchée en 726 par Léon III et âprement poursuivie par son fils Constantin V (740-775), cette affaire s’était présentée d’abord comme une crise iconoclaste, vraisemblablement provoquée par l’influence des musulmans et de leur doctrine : Dieu ne peut être figuré. On décrocha de force les crucifix ; le peuple se révolta (qui ne trouvait plus que dans ces « images » des vestiges de l’ancienne foi gémique) ; du sang coula et des massacres eurent lieu. Deux partis naquirent dans Byzance.

La grandeur byzantine dura le temps du « royaume », où l’on vit l’Empire englober le sud de l’Italie, toute la Grèce, l’Illyrie et la Macédoine, ainsi que l’ancienne Anatolie, la Chaldée et même l’Arménie. La paix intérieure dura juste autant. Au 13ème siècle, le problème renaissait, accru de l’apport des dialectiques manichéennes rénovées.

Sans entrer dans les détails, où l’on se perdrait aisément, nous pouvons dire que la crise, reprise indéfiniment, tournait autour de cet unique pivot : l’Esprit peut-il s’incarner dans des œuvres humaines sans passer par les voies de l’erreur et du mensonge ? Peut-on « réaliser » l’Esprit sans le corrompre ? Le problème de l’Image Sacrée était naturellement une claire illustration de ce dilemme théologique ; mais ce n’en était pas la seule.

A la limite, le manichéisme devait aboutir aux deux courants qui divisèrent et affaiblirent Byzance en ses dernières années : d’une part, cette acceptation réaliste du Mal que fut le Patriarcat fonctionnalisé du Palais Sacré ; de l’autre, l’accomplissement monastique, détaché du Réel social, que furent les Higoumènes de l’Athos, isolés du monde à ce point que, seul, un filin (ou une échelle de corde) établissait le contact entre la plaine et leurs refuges inaccessibles… Parfaits solitaires ou franches canailles ? Rome refusa de choisir.

La prophétie

L’application des concordances aux suites probables du syncrétisme manichéen, puis de l’hérésie byzantine, nous donnerait le schéma suivant.[2]

Jean-Charles Pichon 1963


[1] Et le caractère sacré du Coran tient à la splendeur de son verbe.

[2] Pour l’admettre, il est suffisant (mais nécessaire) d’avoir compris qu’un « panthéon » n’est autre chose qu’un syncrétisme vu de l’extérieur. Les liens qui unissent les dieux grecs par exemple (ou les dieux mayas ou les dieux indiens) sont aussi forts et rationnellement basés que ceux qui unissent le Croissant (lui-même syncrétique) et le dieu de la Bible dans l’Islam ou le culte des icônes (gémique) et le culte de la Croix dans l’Eglise orthodoxe. Simplement, la mystique d’Apollon, des Dioscures ou d’Hermès nous demeure étrangère, tandis que nous « habitons » la mystique biblique ou même la dialectique du double.

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LES JOURS ET LES NUITS DU COSMOS – DEUXIEME PARTIE – 1 – L’EAU, LA LUNE ET LA MERE

DEUXIEME PARTIE

LES REPLIS DU SERPENT

I

L’EAU, LA LUNE ET LA MERE

 

Dans cette laborieuse remontée du temps que nous effectuons, il est curieux de constater comment, presque insensiblement, les faits — historiques, archéologiques — se raréfient, cependant que leur rareté croissante durcit et rend plus nécessaire les cadres théoriques de notre recherche.

Au point où nous en sommes, ainsi, il apparaît certain qu’avant l’ère des Gémeaux fut une autre période, qui dut être dominée par le mythe du Serpent, créatrice d’un cycle lunaire et illustrée par la spirale. Celle-ci se retrouve à Suse comme dans les poteries du Fayoum. Le calendrier lunaire précède le calendrier solaire en Egypte, en Extrême-Orient ; au Mexique, il s’est maintenu — en partie — jusqu’à la conquête espagnole. Quant au Serpent, il fut l’emblème des dieux anciens de l’Egypte et de l’Inde, ainsi que des Camés mayas, que les Jumeaux vainquirent. Mais le lien symbolique qui devait unir la lune, la spirale et le serpent échappe à un premier regard, et l’on comprend que les premiers historiens des religions ne l’aient pas même cherché.

Au contraire, nos tableaux de concordance nous découvrent ce que put être ce lien, en même temps qu’ils précisent l’époque où le Mythe initial dut naître, mûrir et s’accomplir en un Royaume difficilement imaginable.

En effet, l’ère des Poissons a connu son éveil de 200 avant J.-C. à 200 après J.-C. ; son « royaume » s’est situé entre 750 et 1250 après J.-C.

L’ère du Bélier a connu son éveil de 2350 à 1950 avant J.-C. ; « royaume » : 1400-900.

Pour l’ère du Taureau, nous avons les dates : éveil : 4500-4100 ; « royaume » : 3550-3050.

Pour l’ère des Gémeaux : éveil : 6650-6250 ; « royaume » : 5700-5200.

Il s’ensuit que l’ère antérieure aux Gémeaux dut connaître son éveil entre 8800 et 8400, et son « royaume », son apogée entre 7850 et 7350. Quant à ses symboles, multipliés par les mutations successives, ils doivent détenir tous les caractères que les astrologues donnent au signe du Cancer : influence lunaire, introspection et connaissance, retour au fœtus et à la mère, etc.

Un premier symbole : l’Eau

Historiquement, ce dernier Signe présente une singularité : il marque la limite où notre zodiaque (qu’on peut dater de l’époque hellénistique) cesse de correspondre avec les zodiaques antérieurs. Alors que les Mages, les Chaldéens, les anciens Grecs et les Sumériens avant eux, connaissaient les Poissons, le Bélier, le Taureau et les Gémeaux, ils ne connaissaient pas le Cancer, non plus qu’ils ne reconnaissaient comme Signes le Lion, la Vierge, la Balance…

Pour eux, le Signe que nous nommons Balance était le Signe de la Tempête, du Vent, du Sanglier ; la Vierge était la Déesse des Moissons[1] ; le Lion s’identifiait au Soleil. Du moins utilisaient-ils en tant que symboles « secondaires » la Vierge, le Lion et la Balance. Mais le mot même « Cancer » leur était inconnu ; on n’en trouve pas trace certaine avant l’ère des Poissons, bien que le Signe et les mythes qui lui sont rattachés fussent parfaitement appréciés dès le 2ème millénaire en Egypte (L’Amdouat) et en Sumer (Le Livre de la Création) ; dès le 3ème millénaire en Chine. Simplement, le symbole-clé du signe n’était pas alors le Cancer mais le Serpent.

Plus tôt, qu’était-il ? Il faut y rêver. Selon notre tableau « Théorique », le premier temps du Mythe aurait recouvert près de cinq millénaires, du 9ème au 4ème, c’est-à-dire une époque où l’on chercherait en vain des repères et des preuves historiques. Au contraire, l’archéologie peut nous être d’un certain secours.

En Asie occidentale, de nombreux gisements (fouilles d’Eguam, de Jéricho) nous révèlent vers 7000 l’existence d’un peuple de pêcheurs plus ancien que les Natoufiens. La marque principale de cette civilisation serait l’existence de cimetières situés à l’intérieur des bourgs. A Muharet-el-Wad, on a pu dénombrer quatre-vingt sept individus, parmi lesquels soixante-quatre adultes, recroquevillés dans la position du fœtus.

Datant de la même époque, des pagaies ont été trouvées à Star Carr en Angleterre, ainsi qu’un canoë creusé à Pene en Hollande (6250). Nommés Maglémosiens, du nom du grand marais (magle mose) de Mullerup, au Danemark, ces peuples de l’Europe du Nord paraissent avoir vécu entre le 8ème et le 6ème millénaires, sur l’emplacement de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne du Nord et sur les bords de la mer Baltique, puis s’être étendus vers la Russie de l’Est, la Suède centrale et la Norvège du Nord, à mesure que les glaciers de la dernière glaciation disparaissaient de l’Europe septentrionale.

Leurs outils et leurs armes se composent de têtes de pioches, de haches, de pointes de javelots, d’hameçons, d’aiguilles à filet, d’outils pour travailler le cuir. Les techniques décoratives, rudimentaires selon le jugement contemporain, s’expriment généralement par l’inscription de lignes très fines ou de petits trous disposés en chevrons ou en lignes spiraloïdales. Ces mêmes motifs se retrouvent à Suse I (5500-5000) et dans les plus anciens vestiges égyptiens, du Fayoum, où ils paraissent avoir préexisté aux motifs symétriques de l’ère des Gémeaux.

Peuple de pêcheurs, les Maglémosiens n’ont pas laissé de ruines de cités ou de bourgs, non plus que de sépultures reconnaissables. Ils semblent avoir constitué un passage (d’une durée de deux millénaires) entre les peuples d’Amérique du Nord et de Sibérie centrale, uniquement nomades, de l’ère du Lion, et les civilisations plus évoluées d’Asie orientale et de Lybie, dont les dieux étaient la pluie et la lune.


[1] Chez les Arabes encore, l’Epi : Elsembala.

 

Les dieux de la pluie

Les premières sépultures égyptiennes, au Fayoum, en Haute-Egypte (datées par le radiocarbone du 6ème millénaire) sont nettement postérieures aux traces maglémosiennes et même aux sépultures pré-natoufiennes, auxquelles elles ressemblent souvent. Elles se situent en la période des pluies abondantes (6000-4000), dont l’optimum sera atteint au début de l’ère du Taureau, et couvrent donc l’ère gémique tout entière. Pour une raison inconnue, les Fayoumiens se sont tenus à l’écart de cette civilisation nouvelle ; ils ont continué d’adorer des dieux de la pluie (Min, Seth) et d’appliquer les rites primitifs du Cancer, jusqu’au 5ème millénaire inclus.

De nombreux silos exhumés ont fourni des traces de vannerie tressée, ainsi que des faucilles d’os ou de bois munies de lames de silex (où je crois distinguer des vestiges d’une civilisation de la Vierge et, plus spécialement, de sa première mue : 8000-4000, syncrétisme vierge-dieux de la pluie[1]). Les traces d’habitation indiquent l’usage de tentes ou de huttes de branchages ; les récipients sont de formes simples, sans décoration, sans anse ni bec.

Un peu plus au nord, au seuil du Delta, El Omari et Merimdé ont fourni des des vestiges d’une civilisation similaire, datée du Ve millénaire (pour Merimdé) et du IVe millénaire pour El Omari ; cependant, des motifs en spirales y apparaissent sur les poteries et les morts y sont encore enterrés selon la coutume pré-gémique, au milieu des habitations plutôt qu’en dehors du village.

Ce rite mortuaire très caractéristique s’attache particulièrement à reproduire la position du fœtus dans le ventre de la mère, fût-ce en liant les membres, ainsi qu’à sauvegarder la partie la plus noble de l’individu : la tête. On ne la détache plus du tronc comme dans une période antérieure, mais on l’évide du cerveau, dont la cavité est remplie d’argile. Enfin, le motif de la spirale sur les poteries démontre la préoccupation majeure de ces antiques peuplades : une figuration de la totalité, c’est-à-dire de la « chose » contenue (dans le cercle ou le nœud), dont on peut faire le tour.[2]

Ainsi, dès leurs débuts, les rites cancériques se manifestent sous le triple aspect qu’on leur verra au cours des âges : prépondérance donnée au cerveau, à l’esprit ; retour à la matrice maternelle ; obsession de la matrice elle-même : centre du monde, univers clos. Entre la création instinctive du Lion (le hasard de la Roue) et la création purement « gratuite » des Gémeaux (la céramique, la danse), les œuvres cancériques offrent un caractère de préméditation et d’intellectualisme qui les distingue entre toutes. Après que l’homme eut appris qu’il pouvait faire naître des formes de ses mains et avant qu’il s’en divertît, il s’en émerveilla longuement.

Cette « prise au sérieux » de l’esprit porte un nom : la connaissance. Se sachant créateur, l’homme voulut savoir le « comment » de la création. Il observa la vie dans les eaux mortes et les phases de la lune ; il regarda les enfants naître et il ouvrit le ventre de la femme enceinte pour découvrir comment l’homme peut y tenir. Alors, il sut reproduire la forme du fœtus, image de l’univers ; alors, il sut que la femme est l’esclave de la lune ; il connut que les plantes ont besoin de la pluie.

Le rapport lune-pluie est l’un des mieux connus des ethnologues[3] et je ne m’y attarderai pas, sinon pour souligner qu’historiquement il se trouve vérifié en tous lieux du monde, entre le VIIe et le Ve millénaires, précisément. C’est l’époque que Posnanski assigne aux vestiges lunaires de Tiahuanaco, alors que les Péruviens ne sont qu’un peuple de pêcheurs, dont les ressources — les coquillages et les poissons — et le matériau de construction, le roseau de lagune, apparaissent liés à l’élément liquide. Et, de même, en Palestine, en Hollande, au Danemark, en Angleterre, ce sont des peuples de pêcheurs que nous trouvons.

Une fois encore, le Mythe recouvre l’évènement. Il n’est guère de Livres et de légendes sacrés qui ne gardent le souvenir de ces âges anciens où « sous la chaleur solaire (en l’âge du Lion) se formèrent des nuages et des orages ; d’énormes chutes d’eau se produisirent, et le fracas du tonnerre réveilla les Zophesamins, qui s’épouvantèrent et se divisèrent en mâles et femelles. Ceux-là, les premiers, divinisèrent les produits de la terre, les astres, et les adorèrent.[4] »

Ces Zophesamins (les « animaux intelligents », dit le texte) sont vus, selon les peuples, très différemment. Dans le Popol Vuh, les seigneurs Camé, qu’annonce et symbolise le grand serpent Zakicaz, sont des Méchants dont les Jumeaux triomphent — par le feu, la sarbacane et le Jeu de la balle. Au contraire, dans l’épopée polynésienne des Maui, le premier homme naît d’un ver de vase, et le père du héros Kisikisi, le vieil Atalaga, fait pleuvoir à son gré.



[1] C’est alors que le dieu humain Min est figuré par un verrou (selon SETHE).

[2] Le culte du crâne humain et le motif de la spirale se retrouvent encore associés en Nouvelle-Zélande, aux Marquises, etc. Différemment, la position fœtale et l’ensevelissement dans un sac qui rappelle le placenta caractérisent les momies péruviennes de l’âge archaïque (Musée de l’Homme).

[3] Sur les rapports « lune-serpents » : R. BRIFFAULT, « The Mothers » ; FRAZER, « The Belief in Immortality”; HENTZE, “Mythes et symbols lunaires”. — Sur les rapports “lune-eaux”: J. BIDEZ et F. CUMONT : « Les Mages hellénisés » ; P. SAINTYVES, « L’astrologie populaire », Paris, 1937 ; KRAPPE, « Genèse des Mythes » ; W.SCHMIDT, « Ursprung ».

[4] EUSEBE, cité par le Père LAGRANGE : Etudes sur les religions sémitiques.

 

La Lune et le Serpent

Les Védas et les livres brahmanes enseignent que « la lune est dans les eaux » et que « la pluie vient de la lune »[1]. Apânapâ, « le fils de l’eau », était également dans l’Inde un mythe lunaire ; Anâhitâ, déesse iranienne des Eaux était « lunaire dans sa condition céleste » ; Sin, dieu babylonien de la lune, contrôlait les eaux[2]. Une tribu brésilienne nomme « Mère des Eaux » la fille du dieu de la lune ; d’autre part, le rapport de causalité entre la lune et les marées était connu des Grecs, des Celtes, des Maoris de Nouvelle-Zélande, des Eskimos[3]. Enfin, nous le verrons, les Kenningar islandais associent dans une même formule la lune et le Serpent.

Or le Serpent est lié à la pluie et à l’eau dans la plupart des grandes tribus australiennes et africaines ; il l’était également chez les Incas et dans l’Inde de l’époque prébouddhique, où le génie-serpent se trouvait toujours dans le voisinage des lacs, des sources, des étangs. Egalement, le Serpent est un symbole lunaire chez les Mayas, chez les Grecs (Artémis, Hécate tiennent des serpents dans les mains), chez les Phéniciens. D’après certaines superstitions de l’Europe centrale, si l’on enterre les cheveux arrachés à une femme qui se trouve sous l’influence de la lune (à l’époque des règles), ils se transforment en serpents[4]. Une très belle légende africaine, le « conte des Wakaranga » identifie en un seul mythe la pluie, la lune et le reptile.

« Le jeune homme marqué au front d’un signe en forme de lune épousa la jeune fille. Lorsque la pluie faisait défaut, le jeune homme allait dans la caverne et disait au serpent : « Je suis le jeune homme marqué au front d’un signe en forme de lune. Rampe sur mes pieds, sur mon corps et sur la marque de mon front ». Le serpent le faisait, et il pleuvait ».[5]



[1] Rig Véda, I, 105, 1 ; Aitareya Brâhmana, VIII, 28, 15.

[2] Mircéa ELIADE, opus cité.

[3] BRIFFAULT : The Mothers ; KRAPPE : Genèse des Mythes ; W. SCHMIDT : Ursprung.

[4] Mircéa ELIADE, opus cité.

[5] Le dossier Afrique (Collection Marabout).

 

Le Serpent et la Mère

La religion-mère du Cancer, ce qu’elle fut, où elle naquit, quel dieu elle adorait, nous ne pouvons évidemment que l’imaginer, puisque sa disparition se situe au Ve millénaire, antérieurement aux débuts de l’Histoire. Au contraire, dans sa 1ère mue, entre 3700 et 700, le Mythe peut faire l’objet d’une plus sérieuse étude. Les anciennes déesses-mères phéniciennes sont datées du début de cette période ; elles se survivront jusqu’à la fin de l’Assyrie, au VIIIe siècle et renaîtront, dans la mue suivante, à Carthage, en Egypte, à Rome.

L’alliance d’un mythe quelconque avec le mythe qui a précédé son prédécesseur semble constituer le tournant décisif d’une « grande année » : le tournant qui conduit à la première mue. L’Islam, 1ère mue du Taureau, repose sur le Croissant (syncrétisme Taureau-Cancer) ; les cultes mycéniens, 1ère mue des Gémeaux, reposent sur l’aigle ou le lion double (et sur les Dioscures, fils du Cygne), syncrétisme Gémeaux-Lion.

De même, l’apparition de la Déesse-Mère au seuil de la 1ère mue du Cancer laisser penser qu’ici le premier syncrétisme (d’origine hérétique) dut consister en une alliance entre la Vierge et le Serpent (que la Genèse biblique précisément nous conte). La Vierge sait et devient mère, c’est-à-dire consciente de sa création.

Alors, les « animaux intelligents » s’épouvantèrent et se divisèrent en mâles et femelles… Car, plus tôt, savaient-ils seulement que la vie naît de l’union de l’homme et de la femme ou ne croyaient-ils pas, comme hier encore certaines peuplades australiennes, que la vie est un don des dieux ?

Dans la Bible, le rapport « savoir-maternité » est souligné par la menace divine : « Maintenant (que tu sais) tu enfanteras dans la douleur. » On peut croire, en effet, qu’inconsciente ou se croyant le réceptacle d’un dieu, la femme souffrait moins dans l’enfantement. Mais, désormais, liée à la lune et aux marées, savante, la femme s’identifie triplement au Serpent. Il faudra l’avènement de l’ère des Poissons pour qu’à nouveau une Vierge soit le calice d’un Dieu et puisse de son talon écraser le Diable.

On ne s’étonnera plus que, partout, les déesses-mères soient marquées du Serpent, ou qu’elles tiennent des reptiles (comme les Mères crétoises et, plus tard, les déesses lunaires en Grèce), ou que l’Ureus, le Naja les couronne (Isis sous son aspect lunaire). Parfois aussi, le syncrétisme Taureau-Cancer (le « croissant » en forme de lune et de cornes) prend la place du Serpent, comme au front de l’Ishtar assyrienne ou des déesses de Tyr et de Sidon. Enfin, les dieux eux-mêmes portent le symbole cancérique — en des lieux aussi éloignés l’un de l’autre que l’ancien Pérou et la ville sumérienne de Lagash, où le dieu hérétique Gish-Zi-da tient le caducée classique aux reptiles enlacés.[1]

Nous sommes alors en 2200-2100, l’époque où les Hittites et les Sémites de Canaan, en l’attente de leur dieu-bélier, adorent des divinités-serpents[2]. Ce culte imprégnera de telle sorte les premiers Hébreux que Moïse, loin de le proscrire, le pratiquera lui-même pendant l’Exode. Pour combattre l’invasion des « reptiles brûlants » dont les morsures déciment le peuple élu, Yahvé lui conseillera l’érection d’une idole, le Serpent d’Airain, dont la vue fermera les plaies et purifiera le sang[3]. On ignore tout de la nature de l’épidémie qui frappait le Peuple ; mais l’anecdote témoigne déjà de la « vertu thérapeutique » du Signe.

A travers les croyances chinoises, selon lesquelles le Serpent était un remède à d’innombrables maux, et les cultes hermétiques et gnostiques, le symbole s’en est maintenu jusqu’à nous, qui reconnaissons l’emblème de la Médecine dans le Serpent Double.



[1] Dionysos lui-même était rattaché au cycle cancérique de la façon suivante : transformé en serpent, Zeus avait eu de Perséphone un fils, Zagreus, que les Titans dépecèrent, mais dont Athéna déroba le cœur. Ce fut ce cœur, réduit en poudre, qui rendit Sémélé mère de Dionysos. Zagreus (le « preneur d’hommes ») est également le nom de Pluton en même temps que l’un des acteurs principaux dans les mystères d’Eleusis (sous le nom d’Iakhos). Enfin, le Sabazius phrygien et thrace, dieu bélique, lui fut parfois identifié comme fils de Rhéa ou de Cybèle.

[2] Adolphe LODS : Israël, des origines au milieu du VIIIe siècle, La Renaissance du Livre.

[3] Les Nombres, XXI, 719.

 

Les dieux de la Pierre

Unique « faux dieu » permis au peuple élu, le totem du Serpent d’Airain nous introduit à l’étude d’un autre syncrétisme cancérique. C’est alors (au milieu du second millénaire) que, sous la forme de la Pierre Noire, les mythes du Serpent et du Bélier commencent à faire l’objet de cultes divers chez les peuples sémitiques hostiles aux Hébreux : Hétéens, Amonites, Madianites, etc. Il ne semble pas que le culte béthelien ait été antérieur à 1700 ou 1800 avant J.-C. Mais d’autres rites mégalithiques paraissent pouvoir être datés de 2800-2600 ou même 3000.

Ces rites sont liés :

1° au culte des déesses-mères et du Taureau sacré (syncrétisme Taureau-Cancer) ;

2° à la notion d’inhumation collective (dans une même grotte ou sous un même tumulus).

Leur origine se situe, selon l’archéologie, en Crète (Minoen ancien), dans les Cyclades du Sud et dans l’ancienne Achaïe. Il est communément admis que leur expansion géographique aurait suivi les bords de la Méditerranée, traversé l’Espagne du Sud et remonté vers le Golfe de Gascogne, puis la Bretagne, l’Irlande, le pays de Galles et le Danemark. Dans tous ces pays, en effet, se retrouvent des dolmens et des pierres levées. Il est remarquable que les étapes du périple coïncident avec des régions riches en cuivre, bien que des objets de métal n’aient été découverts que dans les tombes ibériques (Palmella).

Longuement considérées comme essentiellement « celtiques », pierres levées et galeries mortuaires ne peuvent donc pas avoir été l’œuvre des Celtes primitifs très antérieurs à cette immigration et dont les cultes initiaux se rattachaient aux mythes solaires.

En revanche, on peut admettre que le culte de la pierre (qu’il de bethel, d’hermaï ou de pierres levées) est toujours lié à des mythes cancériques (Cancer + Taureau, Cancer + Bélier…). Une curieuse évolution en est les « pierres trouées » de l’Inde ancienne (Mohenjo-Daro), dont le culte existe encore de nos jours. Le trou de la pierre est dit « porte de la délivrance » (mukyi-dvâra). Cette formule semble s’appliquer à la délivrance du Cosmos et du cycle karmique, dont Coomaraswamy fait une notion solaire (syncrétisme Cancer-Lion).[1]

Au contraire, nées au lendemain du « royaume » d’Israël, trois divinités seront toutes trois des dieux du Seuil, liées au culte de la Pierre et au mythe du Bélier.

Dans l’Inde, Agni, représenté par un jeune homme bicéphale monté sur un bélier, est dit le Grand Portier : il s’incarne dans la Pierre de l’autel brahmanique ou du foyer.

A Rome, Janus, dont les deux faces regardent, comme celles d’Agni, l’une vers l’intérieur (de la maison, du temple), l’autre vers l’extérieur, est rigoureusement lié à l’idée de la limite, du seuil. Plus tard, dans les campagnes gallo-romaines, une simple pierre ou borne en sera une illustration suffisante. Des Janus limiteront les champs. Aucun animal ne figure le dieu, mais les boucles en accroche-cœur qu’il porte sur les temples reproduisent les cornes doubles. Associé à l’idée du Diable (le Serpent) dans la mythologie chrétienne, le Faune grec a le front pareillement orné.

Quant à Hermès (Mercure), sa double personnalité est indiquée par les deux serpents de son sceptre (caducée), ainsi que par les deux ailes qu’on lui voit, tantôt à son casque, tantôt à ses pieds. Nous avons étudié brièvement ses rapports avec le Bélier (la Toison d’Or) et avec le culte des Pierres sacrées, auxquelles il emprunta son nom (les « hermaï »).



[1] COOMARASWAMY : The darker side of the dawn, 1935.

 

Le Serpent gémique

Ainsi, à la même époque (VIIIe – VIIe siècles avant J.-C.), Indiens, Hellènes et peuples du Latium reconnaissaient une divinité gémique (visage double, ailes doubles), bélique et cancérique (la Pierre, le Serpent). En effet, les alliances Serpent-Taureau (le Croissant) et Serpent-Bélier (la Pierre Noire) succédaient à un syncrétisme Serpent-Gémeaux très antérieur. Dès le réveil des Gémeaux, au XVIe siècle avant J.-C., il dominait non seulement en Egypte, en Perse, mais en Extrême-Orient, où le dieu suprême, le Souverain d’En-Haut, se soumettait à la dialectique gémique du Yin et du Yang et où le Serpent se présentait sous la forme de deux reptiles (ou deux fœtus) reployés ou lovés l’un en l’autre.

Illustrations des deux principes Mâle et Femelle (mais aussi du chaud et du froid, du sec et de l’humide), le Yang et le Yin s’expriment essentiellement par la ligne pleine (continue) et la ligne brisée (ou discontinue). Sous une forme mythique, c’est l’éternel conflit que racontent les combats d’Osiris et de Seth, d’Ormuzd et d’Ahriman, le « bon souverain » ou le « meilleur dieu » étant toujours celui qui organise et qui maintient, le planificateur et le constructeur (ou la lumière étale) par opposition à l’Esprit de trouble, de ténèbres, menteur et infidèle à sa propre parole, qu’on ne peut jamais complètement détruire parce qu’il est également un aspect de la vie. Or, Seth est un dieu de la pluie et c’est sous l’aspect d’un serpent qu’Ahriman intervient dans la chronologie mythique de l’Avesta.

Un culte encore vivant en Australie (dans l’Aruhem Land et le Northern Territory) allie les deux grands mythes cancérique et gémique dans un rituel que Mircéa Eliade a longuement analysé[1]. Pour le Kunapipi, « la puissance sacrée détenue par les Etres surnaturels est libérée par la répétition des actes posés par ces Etres dans le temps du Rêve ». Or, le Rêve est le domaine du Cancer, la Reproduction, le pouvoir des Gémeaux.

Deux sœurs jumelles, les Wauwalack, sont les héroïnes du rite. « Sœurs qui sont, en réalité, des Mères » : le nom du culte, Kunapipi, se traduit en effet par « Mère » ou « Vieille femme ». D’ailleurs, l’aînée des Sœurs vient d’accoucher et l’impureté qui résulte de ces couches récentes éloigne d’elle tous les animaux et les êtres de la création, à l’exception du Serpent, Julunggul, qui, attiré tout au contraire par l’acte de la maternité, poursuit les Sœurs.

Pour l’éloigner la plus jeune danse ; mais il les dévore toutes les deux, ainsi que la hutte où elles s’étaient réfugiées et, se dressant, tout droit, la tête au ciel, il s’identifie au Phallus vainqueur (dans lequel nous avons appris à symboliser le Taureau). Les Sœurs et l’enfant reviendront à la vie — une seule fois — pour être à nouveau dévorées.

Sur ce mythe, d’autres se sont créés parmi lesquels celui d’un second serpent python, Lu’niugu, qui veut imiter Julunggul et dévore tous les jeunes gens qu’il rencontre ; mais quand il les déglutit, il les rend morts — et même à l’état de squelette ; Le thème des Gémeaux se reconnaît ici, puisque les indigènes représentent ce python par deux poteaux nommés Jelmalandji, si bien que les deux Serpents ont pris la place des deux Sœurs.

Je n’analyserai pas le rite lui-même, très précisément décrit dans les ouvrages spécialisés[2], sinon pour indiquer qu’y est reconnaissable le symbolisme du « regressus ad uterum », le retour au ventre de la Mère primordiale, qui fut sûrement l’un des rites essentiels de la religion du Cancer en ses beaux jours (comme l’attestent les sépultures de Jéricho et du Fayoum) et qui se retrouve dans un grand nombre de traditions asiatiques.

L’une de celles-ci est la cérémonie upanâyama, consignée dans l’Atharva Véda (XI, 5, 3) et qui se présente comme l’introduction du néophyte auprès d’un précepteur. L’élève quitte sa retraite au terme de « trois nuits » pour être rendu à la vie, « né une seconde fois ». L’image bouddhique qui exprime cette renaissance, « il brise la coquille de l’œuf » est l’exacte formule bantoue : « Maintenant, le poussin sort de l’œuf, nous sommes pareils aux pots fraîchement retirés du feu ».

« Il est remarquable, ajoute Mircéa Eliade, que la même image réunisse deux motifs à la fois embryologiques et initiatiques : l’œuf et le pot. » Or, l’œuf, c’est le cycle fermé, le serpent lové, le Yin et le Yang en un ; le pot, c’est la matrice où l’enfant naît : les deux formulations essentielles du Cancer en un symbole.

 



[1] Mircéa ELIADE : Naissances mystiques, Gallimard.

[2] R. M. BERNDT : Kunapipi, Melbourne, 1951.

 

La magie noire

A ce stade, nous n’avons que faire des Australiens et des Bantous pour nous fournir des « preuves ».

« En revenant à l’origine, on évite la vieillesse, on retourne à l’état de fœtus », dit un texte taoïste qui enseigne l’art de la « respiration embryonnaire ». Un autre texte nous éclaire singulièrement sur l’alchimie moyenâgeuse, en nous expliquant à la fois la terminologie hermétique et le recours passionné à la Grande Mère Isis des adeptes du Grand Œuvre : « C’est pourquoi Jou-lai, dans sa miséricorde, a révélé la méthode du travail du Feu et enseigné aux hommes à pénétrer à nouveau dans la matrice ».

Nous savons par les exemples des Gémeaux et du Taureau que la première mue d’un mythe peut évoluer en magie. Ces pratiques d’envoûtement par simulacre que nous avons vues s’étendre au monde entier entre le début de l’ère chrétienne et le « royaume » chrétien, puis renaître aux XIIIe et XIVe siècles, nous en retrouvons l’équivalent dans la seconde mue du Cancer, avant et après le « royaume » bélique. Mais cette magie-ci n’est pas l’émanation du simulacre et du jeu (ni de l’incantation, comme la magie taurique) ; c’est le secret d’Hermès, le « tout en un » qui débouche d’une part sur l’alchimie, de l’autre sur la magie noire.

Le principe directeur en est que la partie, analogue à l’ensemble, contient toutes les vertus de la totalité. Sur le plan inférieur, une des applications en sera qu’un seul crachat contient la maladie qui atteint tout le corps : à partir de ce crachat, le sorcier sauve le malade — ou le perd ; et le médecin contemporain court le même risque (car le vaccin n’est autre qu’une homéopathie qui ne veut pas dire son nom : dans les deux cas, on donne le mal pour en guérir).

Sur le plan supérieur, une autre application du principe sera que l’énergie cosmique peut être dominée, domptée dans le moindre atome de matière. Ainsi, l’Indien Otawa ne brûle jamais une arête de poisson dans la crainte d’écarter le poisson de ses filets. « Si tu sèmes tes ongles ou tes cheveux, tu sèmes ta mort », dit un proverbe polonais (parce qu’il suffira de détruire l’ongle ou le cheveu pour atteindre celui ou celle qui l’a perdu). Presque toutes les superstitions de notre époque (la troisième cigarette, le lever du pied droit, l’échelle, le chat noir ou le corbeau) s’apparentent aux mêmes traditions : elles expriment la peur de l’objet qui, pour une quelconque raison, contient et manifeste l’évènement dans sa totalité.

Or, ces croyances et ces pratiques apparaissent dans l’Histoire, pour la première fois d’une manière assurée, au cours du second millénaire, puis aux IXe et VIIIe siècles avant J.-C. Ce fut contre ces « sorcelleries » que Samuel, puis les rois de Juda durent s’élever ; ainsi qu’à l’autre bout du monde les derniers souverains Tcheou. Ce sera par ces pratiques que les mages perses, les prêtres d’Epidaure et de Byblos se feront, encore au temps du Christ, une considérable clientèle.

Ici, le mythe de la Mère s’identifie pleinement à l’illusion de la Connaissance et le Serpent au Cerceau du Monde. Mais ici également, nous sommes déjà au seuil de la seconde mue du Cancer et nous devons, avant de l’étudier, en revenir à l’histoire des religions chinoises, que nous avons négligées jusqu’à présent.

 

Jean-Charles Pichon 1963

 

 

 

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LES JOURS ET LES NUITS DU COSMOS – DEUXIEME PARTIE – 2 – LE DRAGON, LE CHIEN ET LE BELIER

II

LE DRAGON, LE CHIEN ET LE BELIER

 

Le Cancer est un signe d’Eau. Il symbolise la pluie et les eaux-mortes, les eaux-mères matrices de toute vie. Egalement, la mer profonde, la mer chaos. Il peut être Lilith, la primordiale Tiamat du « Livre de la Création », le démon « légion » de l’Evangile, en même temps que le Serpent sage et rusé. Rien de plus simple : souple armature de la pensée organisatrice, hors de cet ordre abstrait il se dissout et s’éparpille. Le Savoir se fait Rêve, Délire, Information ; il parle toutes les langues et détruit la cité ; il obsède à mourir l’homme qui veut et comprend trop de destins contraires pour en épouser un seul.

Il devient le Trompeur, Satan, que les Poissons haïssent ; le Joueur trop sérieux que les Gémeaux, Hercule, Hunhapu châtient en riant. Le Taureau le détruit de même (Hercule encore, ou le Gilgamesh sumérien — le Dusarès nabatéen, Çiva). Quand Néron s’attaquera à la Grande Mère romaine (dont la Panthée qui la couvre, atteste le caractère cancérique), il deviendra lui-même Hercule et la légende voudra que dans son berceau il ait triomphé d’un serpent (placé là, disait-on, par la femme de Claude, Messaline…).

Mais, en Orient, le Cancer connaît un autre destin. Les plus anciens dieux de l’Inde à dix têtes, à dix bras, se reconnaissent en lui. En Chine, le symbole zodiacal qui lui correspond, le Serpent, est l’emblème du Souverain d’En-Haut, Chang-Ti, le seul dieu que les Chinois n’ont jamais rejeté, fût-ce dans l’actuel Etat marxiste, où la fête du Serpent demeure permise, bien que privée de son caractère mystique.[1]



[1] Quant à l’ancienneté des mythes cancériques en Chine, elle nous est attestée par l’archéologie : céramiques à spirales de Yang-Chao et du Hunan.

 

L’astronomie chinoise

Avant de m’aventurer dans le domaine (à peine défriché) de l’astronomie chinoise, il me faut signaler l’ignorance où l’Occident était de cette science il y a seulement cinquante ans.

A cette ignorance, deux raisons :

1° la volonté rationaliste — toujours ! — de nier l’ancienneté des sciences astrologiques ;

2° la croyance que tout système astronomique devait être, ou avoir été, solaire et écliptique.

Or, d’une part, la destruction de tous les ouvrages astronomiques chinois au IIIe siècle avant J.-C. avait eu pour conséquence de faire table rase des plus anciennes cosmologies ; d’autre part, ces cosmologies, pour ce qu’on peut en connaître à travers des fragments retrouvés, étaient ou bien lunaires ou bien, solaires, basées sur l’équateur et non sur l’écliptique. Il s’ensuit qu’à la lettre l’ancienne astronomie de l’Extrême-Orient ne connaissait pas le « zodiaque » ; d’où, à prétendre qu’elle n’existait pas…

Il appartint au lieutenant de vaisseau Léopold de Saussure de faire apparaître la première vraisemblable évolution de la science du ciel chinoise dans une série d’articles publiés dans le « Journal asiatique », le « Toung Pao » et les « Archives des Sciences physiques et naturelles » de Genève entre 1907 et 1923 et réunis en un volume en 1930 seulement. C’est à ce livre, d’une lecture relativement difficile, que j’emprunterai la plupart des éléments de la présente étude.[1]

Selon de Saussure, trois principales périodes seraient à distinguer :

1° Une période archaïque, dont l’origine demeure incertaine et dont la fin se situerait au IVe millénaire. Comme dans les mystères égyptiens et mayas, le calendrier y est fondé sur les emplacements successifs de la lune au cours d’une année « réduite »[2]. Il semble également que, très tôt, deux constellations, Orion (dans le Taureau) et le Scorpion, aient servi de points de repère aux anciens astronomes, celles-ci indiquant l’entrée dans le Palais d’Automne, celle-là l’entrée dans le Palais de Printemps[3].

2° Par suite, à la fin du IVe millénaire ou au début du IIIe, les quatre positions cardinales du soleil ont été préférées aux premiers points de repère. Aux siècles suivants, dans chaque « cadran » ainsi délimité sont venues s’inscrire sept « stations » différentes, auxquelles les Chinois donnèrent le nom de « siéou ». Ces vingt-huit divisions (7 X 4) ne correspondent pas encore au zodiaque occidental, puisqu’elles sont établies en fonction de l’équateur et beaucoup plus nombreuses que nos Signes zodiacaux. Cependant, elles correspondent aux étoiles principales des systèmes indien et arabe, comme le montre le tableau suivant :

La découverte du « gnomon », pieu vertical qui détermine la date du solstice par le calcul de l’ombre projetée, marque le remplacement du calendrier lunaire par une astronomie solaire et tropique. Ce remplacement, en Sumer, se situe vers le IVe millénaire, et vers 2700 en Chine. C’est alors que l’étoile polaire cesse d’être α du dragon pour devenir l’étoile ι du Dragon (Tien yi).



[1] Léopold DE SAUSSURE : Origines de l’astronomie chinoise, Maisonneuve, 1930.

[2] « Quand la lune est pleine, elle se trouve diamétralement opposée au soleil ; comme le soleil revient chaque année au même mois dans la même constellation (au décalage précessionnel près), il s’ensuit que le plein de la lune se produit également chaque année au même mois à endroit fixe. » D’où, par exemple, l’importance du rite védique prescrit au moment de la pleine lune, et son utilité calendérique. Or, d’antiques traditions montrent que ce moment était prévu à moins d’un quart de jour près (à partir de l’observation primitive que le déplacement de la lune parmi les étoiles au cours d’une nuit était d’environ dix fois sa largeur). Ces calculs étaient faits en fonction de l’étoile Kio (l’Epi de la Vierge) : la pleine lune qui avait lieu à droite de l’étoile Kio était la douzième de l’année (ou la treizième, à cause du mois intercalaire) ; à gauche, la première de la nouvelle année.

[3] Vers 3000 en Sumer, de même, avril est le mois du Taureau.

 

Un zodiaque inattendu

3° Contre tous les savants de son époque, L. de Saussure a soutenu la thèse — admise aujourd’hui par les spécialistes (mais la plupart, seulement, des historiens) — que l’apparition d’un « zodiaque » chinois ne doit pas être datée des premiers siècles avant notre ère, mais de 2400 ou 2300 avant J.-C.

A ses arguments, souvent très techniques et parfois inintelligibles pour le profane, je préfère un argument simple, auquel je m’étonne qu’il n’ait pas songé. Si le zodiaque chinois avait été emprunté aux Occidentaux (par l’entremise des Turcs, prétendait-on)[1], il me semble évident que les symboles en eussent été ceux que nous connaissons, communs aux Chaldéens, aux Grecs et aux Arabes.

Mais les symboles chinois sont différents des nôtres, si bien qu’ils ne peuvent avoir été qu’une création originale. D’autre part, ils ont été plusieurs fois modifiés, déplacés ou intervertis, antérieurement à leur forme définitive, ce qui représente à coup sûr une lente approche, une difficile recherche — et ne peut avoir été l’œuvre d’un siècle ou deux.

Précisément, ces déplacements et ces interversions semblent d’une importance extrême en ce qui concerne notre propos, car il faudrait y voir trop de coïncidences si l’on n’admettait pas que les astronomes chinois furent non seulement conscients de l’éternel retour mais attentifs à en respecter les lois.

A première vue, ces quatre tableaux ressemblent à un jeu un peu complexe et sans grand intérêt. Mais étudions-les de plus près. Nous allons voir le puzzle se reformer, se préciser, nous conter l’histoire même des religions chinoises.



[1] Thèse défendue notamment par E. CHAVANNES, Les mémoires historiques de See-Ma–Tsien, Paris, 1895.

 

Première remarque — Quatre signes ne changent jamais leur symbole : les Poissons, le Verseau, le Capricorne, le Lion, et deux signes demeurent sans changement dans trois listes sur quatre : le Cancer et la Vierge.

Les six autres signes modifient leurs symboles deux ou même trois fois. Ce sont : le Bélier, le Taureau, les Gémeaux, la Balance, le Scorpion et le Sagittaire.

Astrologiquement, les signes en « opposition » s’accouplent selon l’axe mystique et le rythme de la « Grande Année », qui remplace en fait l’un par l’autre.[1] Les Gémeaux ont succédé au Sagittaire (vers 7000), le Taureau au Scorpion (vers 4900), le Bélier à la Balance (2800). C’est pourquoi, dans les trois premiers systèmes chinois, les symboles des signes accouplés sont indifféremment donnés à l’un ou à l’autre.

L’axe Gémeaux-Sagittaire est représenté par le couple Dragon-Chien ; l’axe Taureau-Scorpion par le couple Lièvre-Coq ; l’axe Bélier-Balance par le couple Singe-Tigre. En sorte que, si l’on est amené à modifier le symbole du Bélier, par exemple, du singe au tigre, le signe de la Balance subira la transformation inverse et son symbole sera modifié du tigre au singe.

 

Deuxième remarque — Cela compris, on doit se demander : pourquoi ce changement ? Pourquoi, de la première liste à la seconde, le tigre prend-il la place du singe dans le Bélier, le lièvre la place du coq dans le Taureau, le chien la place du dragon dans les Gémeaux ?

Une seule réponse me semble possible. Parce que dans l’intervalle les astrologues chinois, connaissant mieux les caractéristiques des trois signes, estimèrent que les anciens symboles ne leur convenaient pas.

Entre la première et la deuxième liste, on a donc découvert que les symboles « tigre » et « lièvre » convenaient mieux au Bélier et au Taureau que les symboles « singe » et « coq » ; or, du coq au lièvre, il y a perte de puissance ; exaltation de puissance, du singe au tigre. Nous sommes donc en une période où le Taureau s’est affaibli, où le Bélier croît. La fin du « royaume » du Taureau est datée, selon nos tableaux, de 2900-2800 et la destruction de ses Temples, selon l’Histoire, de 1950 ; l’éveil du Bélier, de 2350-1950. Enfin, le changement simultané du symbole des Gémeaux nous indique qu’à la même époque le « dragon » est apparu trop noble pour représenter le signe, et nous savons que le premier crépuscule des Gémeaux se situe entre 2250 et 1850. C’est donc aux alentours de l’an 2000 que la seconde liste a été établie.

 

Troisième remarque — Le même raisonnement vaut pour le second changement. Le « crépuscule » des Gémeaux dura quatre siècles. Dès le milieu du second millénaire, ses symboles recouvraient une partie de leur puissance, à Mycènes et à Troie comme au Mexique. Ce dut être à l’époque où, en Chine de même, la dialectique gémique (le Yang et le Yin) renaquit sous de nouveaux symboles. En effet, les souverains Yin (à partir de 1523) honoraient l’Empereur Blanc, dans lequel nous reconnaîtrons un personnage gémique. Or, le retour à la symbolique du Dragon (ennoblissement du signe) est le seul changement qui apparaît entre la seconde et la troisième liste : il date cette dernière postérieurement à 1550 avant J.-C.

 

Quatrième remarque — La dernière liste est la plus curieuse. Elle se présente comme un bouleversement complet des mythes zodiacaux. Le Bélier emprunte aux Gémeaux leur symbole (le chien), comme si la Chine ne connaissait plus le Bélier qu’à travers les syncrétismes Gémeaux-Béliers du mazdéisme et des cultes romains, cette modification étant en quelque sorte « renforcée » par l’attribution du singe, symbole du Cancer, que les trois autres listes symbolisaient par le serpent.

Le symbole taurique redevient le coq de la liste primitive, preuve évidente de renouveau ; et la Vierge reçoit le symbole du serpent, comme si, abolie en tant que Mythe, elle était remplacée un peu partout dans le monde par des divinités cancériques : Déesse-Mère, Pierre Noire, Lune.

Une seule époque historique présente cette combinaison de réformes mythiques : le IVe siècle après J.-C. Alors, en effet, le Taureau est au seuil de sa seconde aurore (Krishna taurique, Çiva) ; la Vierge a complètement disparu, c’est sous la forme d’une Pierre Noire qu’en Nabatène on la vénère, cependant que les alchimistes invoquent Isis la Mère (voir Jamblique). En Iran, les Sassanides recréent un empire sous le double signe zoroastrien des Gémeaux et du Bélier, tandis qu’en Chine même l’enseignement de Confucius (officialisé depuis le Ier siècle) annule l’ancien culte cancérique et lui substitue une religion d’Etat fondée sur les vertus béliques de l’Exactitude et de la Justice familiale, ainsi que sur le culte des morts.

D’autre part, cette quatrième liste n’eut qu’une existence provisoire. De nombreux ouvrages l’ignorent ; L. de Saussure, qui la cite, ne la commente pas, sans doute parce qu’elle le déconcerte.

Il convient d’ajouter que d’autres changements, de moindre importance, se sont intercalés entre ceux-là. Je n’en parlerai pas longuement, car ils se présentent comme des recherches d’équivalences symboliques, nullement comme des interversions. C’est ainsi qu’anciennement la « tortue » semble avoir été le symbole de la Vierge et que la « caille », le « faisan » et le « phénix » ont quelquefois symbolisé le Lion. Cependant, entre la troisième et la quatrième listes, d’importantes modifications furent tentées par les premiers souverains Tcheou (XIe siècle) et notamment par le prince Wen. Mais, controversées également dans leurs intentions et leurs résultats, ces modifications sans lendemain ne méritent pas la peine qu’en exigerait l’étude.[2] Au reste, nous pénétrons ici (au Ier millénaire avant J.-C.) dans un domaine où les Animaux du Zodiaque ne sont pas notre meilleur repère.



[1] Voir plus loin : La Grande Année — l’Age des dieux.

[2] Il semblerait s’agir d’un retour à la liste « réformée », qui correspondrait à un éloignement des mythes gémiques.

 

Les cinq souverains

Antérieurement à la dynastie Xia, les manuels d’histoire retiennent les noms de cinq empereurs, Fou-hi, Yen-ti, Houang-ti, Chao-hao et Chouen, dont on indique fréquemment qu’ils auraient pu régner entre 3000 et 2300. En fait, ces souverains sont mythiques et ce n’est sous l’angle de l’Histoire qu’il faut se placer pour comprendre leur succession.

Les travaux de L. de Saussure ont fait apparaître (à mon sens, avec certitude) que l’élaboration de la théorie des Cinq Eléments (et des cinq « Palais » célestes) a correspondu à la phase la plus active du développement de l’astronomie chinoise, entre le XXVIIe et le XXIVe siècles. Par la suite (sans doute sous les Tcheou), ces cinq éléments et les « ères » dépendantes ont été symbolisés par des personnages mythiques, les cinq souverains, dont les « règnes » devaient correspondre à cinq ères cosmiques de l’humanité.[1]

Fou-hi, le premier empereur, aurait su déchiffrer le sens des signes inscrits sur la carapace de la Tortue, antique symbole virginal (en sorte que les rites divinatoires se pratiquaient indifféremment sur des carapaces de tortue ou des omoplates de mouton, autre symbole du Signe). Selon nos tableaux, l’ère de la Vierge se situe entre 13100 et 10950.

Yen-ti représenterait alors le Lion (10950-8800) ; Houang-ti, le Cancer (8800-6650), Chao-hao, les Gémeaux (6650-4500), et Chouen le Taureau (4500-2350).

D’innombrables listes d’équivalences entre les empereurs, les éléments, les couleurs, les saisons et les symboles zodiacaux, viennent vérifier cette hypothèse. Je me suis efforcé de les rassembler toutes en un tableau :

A la seule exception du symbole de Chao-hao, qui devrait être au premier chef le Dragon (les Gémeaux) et qu’on représente aussi par un symbole bélique, le Tigre, les Souverains et les Signes occidentaux correspondent donhc exactement. En ce qui concerne Chao-hao, nous rappellerons que ces listes furent établies sous les T’sin, au lendemain du « royaume » bélique. C’est l’époque où Confucius enseigne une morale révolutionnaire pour la Chine, comparable en tous ses points aux éthiques des Brahmanes et des Hébreux. Chao-hao gênait les prêtres et astrologues chinois ; à tel point que, supprimé des listes au IVe siècle avant J.-C., il n’y fut rétabli qu’au Ier siècle.

Notons enfin que la dynastie qui suit cette chronologie mythique, celle des Xia, est datée selon les historiens occidentaux de 2300 à 1600 et, selon les légendes chinoises, de 2800 à 2300. Or, les souverains Xia sacrifiaient encore au Taureau (Chouen), par une immolation de cet animal (roux au printemps, noir à l’approche de l’hiver, etc.).

 



[1] En effet, les cinq éléments eux-mêmes étaient encore conçus sous les Han (260 avant J.-C.) comme « se produisant l’un l’autre », ce qui est bien le propre des ères cosmiques.

 

 

La première mue

La première mue du Cancer en Chine nous offre un court sujet d’étude, car l’historien en sait peu de choses — du moins jusqu’au XVIe siècle. On estime néanmoins que trois dynasties « historiques » se seraient succédé au cours du IIIe millénaire : les Xia, Yu le grand et Kie.

La dynastie Yin (ou Chang) se serait établie vers 1550 avant J.-C.[1]. Elle correspond à un retour aux mythes gémiques : le Yin et le Yang (du moins dans sa dernière période, à partir de 1300), et, par suite, à un éloignement du Taureau. L’élément principal de la décoration (céramique, bronze) y devient le Dragon, tantôt lézard (cancérique) tantôt oiseau. C’est l’époque où, en Occident, la première mue gémique s’affirme avec les Achéens.

Les souverains Chang et Yin (T’ang, P’an Keng, Cheou-Sin) régnèrent jusqu’au cœur du « royaume » bélique (1027), où les Tcheou leur succédèrent. Le Chou-king nous rapporte que, dès cette époque, les souverains chinois ne doutaient point que la succession des règnes et civilisations était étroitement dépendante de phénomènes cosmiques inconnus. Ayant interrogé un descendant de la famille déchue, le vicomte de Ki, sur les causes de la décadence des Yin, le premier prince Tcheou (Wou) s’entendit répondre que les dieux en avaient décidé ainsi ; puis le vicomte discourut longuement sur « la conservation et sur la ruine des dieux et des Etats » dont il citait neuf « incarnations » successives[2]

La splendeur de l’âge Tcheou semble avoir duré justement tout autant que le « royaume » du Bélier ; mais nous n’en pouvons rien déduire, faute de connaître les rites et cultes de ces souverains. Les vases, tripodes et cloches de cette période, d’une facture plus sobre que les vestiges somptueux de l’art sous les Chang, portent encore la figure du dragon serpentiforme. Mais les Tcheou se flattaient de descendre du « Prince du Millet » (céréale divinisée), ce qui en ferait des « frères » des Phrygiens. Enfin, le Tigre debout (emblème bélique en Chine) apparaît aux IXe et VIIIe siècles dans la décoration ; et Confucius prêtait au royaume des Tcheou des mœurs patriarcales, analogues aux mœurs hébraïques.

Tout au plus semble-t-il que, même sous les Tcheou, le Serpent Jaune ou Souverain d’En-Haut, Chang-ti, ne cessa jamais d’être honoré. Cette assimilation de Chang-ti au Serpent nous est confirmée par de nombreux textes, entre autres le « songe du duc Wen de Ts’in », où le prince vit un serpent descendre du ciel jusqu’à la terre. Un astrologue interpréta ce rêve comme une manifestation de l’Empereur d’En-Haut, qui voulait être à nouveau le centre d’un culte (vers 630).

L’Histoire date la dégénérescence des Tcheou du transfert de leur capitale à Lo-Yang, dans le Ho-nan (711), consécutif à une invasion des barbares du Nord. Jusqu’en 481, la décadence suivit le rythme que nous avons souvent constaté

, à Our comme à Memphis : destruction du pouvoir central, créations de féodalités, abolition des croyances, ruines, pillages et révolutions. Or, nos concordances datent (sur le modèle de la première mue gémique) le « crépuscule » de la première mue du Cancer de 700 à 400 avant J.-C. Ce ne pourrait être qu’une coïncidence (à soixante-dix ans près), si le caractère religieux et mythique de la dégénérescence de l’ancien royaume n’était expressément souligné par un ouvrage de Confucius, Automne et Printemps, que le Sage consacrait précisément à la période 722-481.

Confucius tenait cette étude pour le plus important de ses ouvrages : « C’est par lui, disait-il, que les générations futures me connaîtront et me jugeront[3]. » Analysant les causes politiques et religieuses du désastre, il y établissait le bilan des âges classiques (royaume de Xia et dynastie des Yin) et y proclamait également sa foi en un renouveau prochain de la culture antique sur des bases morales nouvelles.



[1] Selon le sinologue suédois B. KARLGREEN, elle aurait régné entre 1523 et 1028.

[2] Chou-king, « Hong-fan » (le Grand Plan). Le docteur Legge faisait remonter la doctrine des 9 ères à l’époque de Yu le Grand (IIIe millénaire). Dans ce schéma, déjà, un secteur central, celui du Serpent Jaune et de l’Etoile Polaire, conditionne les 8 autres, comme l’Empereur Jaune représentera l’Etoile Polaire et le Centre du Monde dans le schéma postérieur des Cinq Empereurs. (Dr J. Legge, introduction aux Sacred Books of the East, III, Oxford, 1879).

[3] « Meng-Tseu », III, 2.

 

 

La grande panique des Ts’in

Cette période noire de l’histoire chinoise est marquée par une succession de princes féodaux, les Ts’in. Incapables de rétablir l’unité dans le pays, nous les voyons surtout préoccupés de pallier la dégradation de l’Empereur d’En-Haut, le Serpent Chang-ti, par l’institution d’un nouveau culte, comme si, pour eux-mêmes, le problème politique fût essentiellement soumis au problème religieux.

Dès 771, le duc Siang de Ts’in avait décidé de rendre un culte à l’Empereur Blanc (Chao-yao) et de lui construire un temple ; en 676, le duc Sinan de Ts’in y adjoignit un culte à l’Empereur Vert (retour au dieu taurique, qui correspond au renouveau assyrien et babylonien).

Pendant deux siècles et demi, les princes de Ts’in continuèrent de sacrifier aux deux Empereurs Blanc et Vert, tandis que la décadence s’accentuait. Puis, en 422, à l’époque où s’achève le crépuscule cancérique, le duc Ling de Ts’in décida de sacrifier de nouveau au Serpent (non plus le Souverain d’En-Haut, car il n’est pas question d’en faire un dieu unique, mais l’Empereur Jaune, Houang-ti, dont le Palais sera cependant le Palais de Chang-ti, le Centre de la Terre — et le symbole, un serpent). Peu après, Ling lui adjoignit l’Empereur Rouge, Yen-ti, personnage solaire qu’en Iran le Perse triomphant honorait sous le nom de » Mazda.

Enfin, vers 368, le duc Hien institua un lieu saint (Hoei) pour y sacrifier de nouveau à l’Empereur Blanc (retour désespéré aux dieux gémiques). Nous avons ainsi le tableau :

qui exprime éloquemment la panique des Ts’in pendant le « crépuscule » cancérique, en même temps qu’il reflète avec une précision singulière les évènements simultanés d’Asie Mineure et de Mésopotamie.

On s’est beaucoup interrogé sur le fait qu’aucun duc Ts’in n’a sacrifié à l’Empereur Noir (Fou-hi). Il semblerait que mon hypothèse permette de répondre à cette question. Au premier millénaire avant J.-C., les symboles attachés à l’Empereur Noir (la Vierge) sont dépourvus de toute efficacité ; d’où l’inutilité de lui rendre un culte…

Cependant, les recours mythiques des Ts’in étaient à peine moins illusoires. Le Taureau est dans la fin de sa première existence ; le Cancer, provisoirement aboli. Au IVe siècle, le Lion va entrer dans son crépuscule.

Le sentiment de cette insécurité et la défiance aux dieux qui s’ensuivit furent si puissants que l’aurore de la deuxième mue du Cancer (400-200) ne rassura pas tout de suite les premiers empereurs Han (à partir de 206). L’ancienne divinité suprême, Chang-ti, ne fut rétablie que le 24 décembre 113, sous le nom de T’ai yi (Etoile Polaire[1] et Souveraine Terre) ; T’ai yi « contint » Houang-ti, qui avait représenté le Serpent pendant son crépuscule.

Une fois encore, pourtant, l’Histoire obéissait aux mythes et les évènements n’étaient que le reflet des « querelles divines ». De 400 à 200, « aurore » d’une nouvelle mue cancérique, naissaient les Etats Combattants qui, par d’innombrables petites victoires sur les barbares, libéraient peu à peu le territoire et préparaient la nouvelle unité de l’Empire.

Cette unité se trouva réalisée en 221, sous Ts’in Che Houang-ti, « le premier Empereur », créateur de la Grande Muraille, organisateur de la Chine du Nord, conquérant de la Chine du Sud, recréateur du langage et fondateur des premières institutions « modernes ». Or, la même période d’aurore avait été pour la Chine le temps d’un renouveau intellectuel et moral que suffisent à illustrer les noms de Confucius, de Lao Tseu et de Mo.



[1] Etoile β de la Petite Ourse depuis la dynastie Tcheou.

 

Confucius

Nous avons dit quelques mots de Confucius à propos de l’ensemencement du Bélier dans le monde au sortir du « royaume » bélique ; et nous avons montré — trop succinctement — le caractère patriarcal de son enseignement.

On discute encore si le Sage a vécu à la fin du Ve siècle, les dates les plus communément admises étant celles que donne son biographe Sse-Ma Ts’ien : (551-479)[1]. Les mêmes discussions concernent l’existence « réelle » du Bouddha. En fait, les unes et les autres n’offrent pas un grand intérêt. Un siècle plus tard, en Chine, le « grand homme » ne sera pas encore Confucius, mais le « rationaliste » Meng Tsi (372-289), qui écrivait des phrases dans ce genre : « Le Peuple est l’élément le plus important du pays[2] . » De même, le bouddhisme ne prendra son véritable essor que sous Açoka (vers 240) et ses premiers apôtres de génie (Achvaghocha, Nagandschuna) vivront l’un en 50 avant J.-C., l’autre en 150 de notre ère, tandis qu’en Chine les premières communautés bouddhiques n’apparaîtront qu’en 60 après J.-C. Les prophètes parlent dans le désert : c’est une loi sans exception.

Au Ier siècle avant J.-C., l’Empereur Blanc (les Gémeaux), supprimé de la liste des cinq empereurs au IVe siècle, fut officiellement rétabli, et l’enseignement de Confucius commença d’être toléré. Or, le Maître appartenait à la famille des Song, qui pratiquaient les rites des Yin, et notamment le culte de l’Empereur Blanc.

Ces très antiques hiérophanies et les morales qui devaient en découler étaient-elles déduites de la théorie des Cycles contenue dans le célèbre ouvrage « Yi King » (Le Livre des Mutations), que Confucius passait pour avoir étudié et annoté de sa main ? Nous ne pouvons qu’imaginer le contenu de ce livre en grande partie disparu. Mais les Entretiens de Confucius nous restent et nous permettent d’établir sans erreur par quels remèdes éthiques le Sage espérait sauver la Chine moribonde.

Les Entretiens parlent souvent de la « bonté » ; en sorte qu’abusivement, me semble-t-il, certains commentateurs (tant occidentaux que chinois) ont prétendu y voir la preuve que le Sage pressentait et annonçait les religions bouddhique et chrétienne. Il suffit de citer quelques phrases du recueil, parmi les plus célèbres, pour montrer que la « bonté » de Confucius n’avait qu’un très lointain rapport avec les vertus des Poissons.

Yen-Yuan posa des questions au sujet de la bonté. Le Maître répondit : « Remporter des victoires sur soi-même, se rendre conforme à la règle des mœurs, en cela consiste la bonté ». (XII, 1).

Tchong Houng posa des questions au sujet de la bonté. Le Maître répondit : « Quand tu sors de chez toi, veille bien à la manière de te comporter envers chacun comme envers un grand personnage ; tes affaires, traite-les avec une scrupuleuse exactitude, comme des cérémonies religieuses de la plus grande importance. Ne fais à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il t’advienne d’autrui ». (XII, 2).

Il est vrai qu’une autre fois Confucius répond : « La bonté consiste à aimer les hommes » (XII, 21). Mais, cet amour, combien il apparaît réservé et prudent ! « Un homme doué de bonté, pour sauver un autre homme tombé dans un puits, s’y jettera-t-il lui-même ? » demande Tsai Ngo ; et le Maître s’étonne : « Pour quel motif, cet homme sage commettrait-il une telle action ? Peut-être s’approchera-t-il du puits et tentera-t-il d’en retirer l’autre homme. Mais, certes, il ne se risquera pas au point d’y être précipité lui-même ! » (VI, 24).

La distance qui sépare cet apologue de celui du Bon Samaritain montre toute la différence entre cette bonté-là et le « don de soi » chrétien. Confucius l’affirmait expressément : « Un disciple de la sagesse qui ne soit point bon, cela se trouve ; mais celui qui n’a pas la sagesse ne possédera jamais la bonté » (XIV, 7). Exactitude, justice, courage (limité) : tels sont pour lui les composants de cette vertu prudente que nous nommerions plutôt l’utilité. Car le héros de Confucius est « bon » comme peut l’être un vin, du drap ou une pièce de monnaie : ni frelaté, ni hors d’usage, ni faux. Est bon ce qui n’est pas mauvais : rien de plus.

Au Ve siècle avant J.-C., l’heure de l’Esprit Nouveau n’a pas sonné.



[1] SSE-MA TS’IEN : Che Ki (Le Mémoire) ; 181 avant J.-C.

[2] Cité par O. SPENGLER, Le déclin de l’Occident.

 

Lao-Tseu et maître Mo

Mais elle est déjà proche. Déjà, en face de Confucius se dressent deux hommes dont le double enseignement s’oppose à la pensée du Maître, l’un plus conscient de la Loi des Cycles, l’autre plus ouvert à l’avenir, et tous les deux plus grands que lui, à notre estime.

Le premier, Lao-Tseu, aurait vécu au temps de Confucius, puisqu’on cite un dialogue où ils se combattirent. Cependant, il eût été plus jeune ; on date sa mort, communément, de 430 ou 420.

Lao-Tseu, de son vrai nom Li, se présente comme le continuateur de la plus haute tradition chinoise, telle qu’elle pouvait être définie dans le Livre des Mutations. Alors que Confucius cherchait un remède aux maux de l’Empire dans l’abandon des dieux anciens et le recours à une morale sociale et familiale, Li, s’élevant « au-dessus des apparences » voyait dans le seul Tao la doctrine salvatrice.

« Le Tao, dit Lao-Tseu, est la cause première éternelle de toute existence, une force saisie substantiellement, origine de toutes les choses, principe suprême du monde et moteur du Cosmos, Centre d’où s’irradient les forces régulatrices de l’Univers ».

Cette affirmation serait à prendre dans son sens littéral ; si bien que, selon Duyvendak, la taoïsme postérieur (classique) n’a plus qu’un lointain rapport avec la doctrine de Lao-Tseu[1].

Mais, si le Tao est cela (exactement le « ça » de Kierkegaard), comment l’appréhender ? Un texte de Tchouang-Tseu nous le dit :

« Ce qui m’était intérieur et extérieur se pénétrait ; j’éprouvais les mêmes sensations par les yeux que par les oreilles, par les oreilles que par le nez, par le nez que par la bouche ; mon cœur se concentra ; mon corps se dispersa ; mes os, ma chair se liquéfièrent. Je ne sus plus sur quoi mon corps s’appuyait, mes pieds se posaient ; au gré du vent, j’allais de droite et de gauche comme une feuille, comme une tige desséchée — et, à la fin, je ne sus même plus si je portais le vent ou si le vent me portait. »

On imagine quels liens unissent une telle recherche aux doctrines du retour éternel. Aussi bien, pour le taoïste, la politique n’était qu’une activité secondaire. L’art de gouverner, pour lui, c’est la science d’attendre et d’accueillir les Forces Majeures. Lie Tseu nous rapporte à ce sujet l’entretien que Yang Tchou, disciple du Maître, eut avec le roi de Liang.

« Gouverner le monde, dit Yang Tchou, n’est pas plus difficile que retourner la main. » Le roi rétorqua : « Maître, vous avez une concubine et une femme légitime et vous ne savez pas les gouverner, mais vous prétendez que gouverner l’Etat se fait en un tour de main ! Comment expliquez-vous cela ? »

« Un berger, répondit Yang Tchou, sait mener un troupeau de moutons. Mais Yao et Chouen (les Empereurs Blanc et Vert) ne le sauraient pas. On dit que des monstres marins seraient capables d’avaler des barques : ils ne vivent pas dans les petites rivières ; et de même les grues, qui volent haut, ne hantent pas les étangs troubles. Quand on porte de hauts desseins, on ne s’occupe pas des menues choses. C’est ce que j’ai voulu dire[2]. »

Rejeter les dieux et ne s’appliquer qu’aux apparences, avait été la solution de Confucius ; rejeter les apparences pour comprendre les dieux, la solution de Lao-Tseu. Une troisième voie demeure ouverte, qui serait l’accord avec son époque en même temps que l’accueil sans réticence de l’Esprit. Ce fut celle que choisit le troisième Grand Maître du Ve siècle chinois, Mo Ti ou Maître Mô (479-381 avant J.-C.), que l’historien Sse-Ma Ts’ien croira juger d’un mot : « Mo-Ti est l’auteur d’une doctrine d’économie sociale. Les uns le prétendent contemporain de Confucius ; d’autres disent qu’il vécut après lui[3]. »

En fait, Maître Mô fut bien autre chose qu’un économiste. Mais ce ne sera pas avant le XVIIIe siècle (et le crépuscule de la seconde mue du Cancer) que Pi Yuan, Souen Yi-juan et Wang Chong commenceront de lui rendre hommage.

« Le remède à nos maux, écrivait-il, c’est que les hommes s’aiment les uns les autres », ou bien : « L’histoire nous enseigne que la mort d’un innocent provoque toujours une calamité… (C’est que) le ciel aime tous les hommes sans distinction. » Sans fin, sous diverses formes, il répétait : « Ceux qui aiment sont aimés, ceux qui haïssent sont haïs ». « Tout le mal est venu de la distinction du moi et du toi, du mien et du tien ; tous les litiges, toutes les guerres. Aimez-vous ; tout changera de face[4]. »

Nous sommes au temps où, dans l’Inde, des communautés se constituent autour de la figure du Bouddha ; où, bien moins « avancés » dans les voies de l’Esprit, les prêtres égyptiens et des prophètes juifs s’attardent à annoncer l’inévitable venue d’un Dieu de la Médecine ou d’un Roi de Juda.

Qu’importe ! Demain, Houang-ti pourra de même établir un barème précis des Poids et Mesures, organiser les fonctionnaires, anéantir les œuvres astrologiques et les ouvrages de Confucius (considéré comme trop idéaliste !) : ni les prêtres ni les souverains n’empêcheront les destins de s’accomplir et le modeste enseignement de Maître Mô de renaître et de s’épanouir dans cette autre mystique que sera le Bouddhisme chinois.

Jean-Charles Pichon 1963


[1] DUYVENDAK : Le livre de la voie et de la vertu.

[2] LIE-TSEU : Tchoung hiu-tchen king (Le Vrai Classique du Vide Parfait), Gallimard.

[3] SSE-MA TS’IEN : Le « Che Ki ».

[4] Œuvres de MO-TSEU.

 

 

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LES JOURS ET LE NUITS DU COSMOS – DEUXIEME PARTIE – 3 – LE SERPENT A PLUMES

III

LE SERPENT A PLUMES

 

Dans son Signe, le Mythe s’impose en une progression continue, qu’il est donc aisé d’étudier, du « pressentiment » au « royaume » ; mais cette progression même s’exerce aux dépens des autres mythes mutants, dont elle arrête ou retarde l’évolution, ne serait-ce que pendant ce « temps-là » du « royaume ».

Ainsi, nous avons vu la première mue gémique (achéenne ou maya) connaître un double affaiblissement : pendant le « royaume » bélique (le moyen âge grec) et pendant le « royaume » des Poissons ; puis la première mue taurique (islamique ou hindouiste) connaître ses premiers revers, éparpillements et schismes pendant le « royaume » chrétien et bouddhique. En sorte que le Croissant ici, les Jumeaux solaires là n’ont triomphé que sur de courtes périodes, se maintenant et survivant à l’aide de nouveaux syncrétismes (étroitement liés à l’évolution de l’Esprit Universel, du Taureau au Bélier, du Bélier aux Poissons…).

Plus lointaine et moins discernable, l’évolution de la première mue cancérique semble avoir obéi à un rythme analogue. Reste à savoir si la seconde mue du Mythe y obéit de même.

 

La seconde mue du Cancer : Hermès

C’est en 205 avant J.-C. que le peuple romain reçut triomphalement la Pierre Noire de Pessinonte et l’érigea sur le Palatin. Quatorze ans plus tôt, en 219, le roi de Sparte Cléomène avait été, après sa mort, exposé sur la croix par ordre d’un Ptolémée. Ceux qui gardaient le corps virent un serpent monstrueux s’enrouler autour de la tête du roi, « de façon qu’aucun oiseau de proie ne pût s’en approcher ». Plutarque, citant le fait légendaire, précise que « par la suite, les anciens attribuèrent au serpent plus qu’à tout animal un rapport intime avec les héros[1]. »

Raison bien faible pour expliquer un renouveau universel ! C’est l’époque où renaissent dans l’Inde les antiques rois-serpents, en Grèce la déesse-mère, en Egypte Isis-aux-serpents. Au siècle suivant, alors qu’en Chine les Han ressuscitent le Souverain d’En-Haut sous le nom de la Terre Souveraine et sous le symbole du Serpent Jaune, tous les peuples riverains de la Méditerranée adorent de cent façons le mythe recréé : Junon à Rome, Pierre Noire au Nabatène, Serpent de Pallas sur l’Acropole — et, partout, Hermès triomphant.

Hermès, le dieu au caducée, est également le dieu savant. Strabon rapporte qu’en 24 avant J.-C., les prêtres de Thèbes faisaient remonter leur science à Hermès[2] ; Philon de Byblos (vers 100 après J.-C.) l’affirme des prêtres phéniciens[3] ; d’autres auteurs feront du Maître de toute connaissance un synonyme du mage perse Ostarès ou de l’Egyptien Pétosiris.

Sous le nom d’Hermès le Trismégiste seront placées à la fois l’alchimie naissante, la science du rapport entre les plantes et les planètes (ainsi que la médecine) et la science du rapport entre les Signes et le corps humain (ainsi que l’astrologie).

Comme le Tao chinois, qui savait se soumettre au Yin et Yang gémique, Hermès-double serpent est également oiseau (ailes au casque, aux talons). Le premier prolongeait l’œuvre et la pensée de Confucius, tout imprégnées du culte de l’Empereur Blanc ; le second, la pensée (dialectique) de Socrate. Mais ce n’était pas sans les contredire.

Alors que le Sage chinois et le Sage grec avaient prêché l’Exactitude, non la Vérité, car « l’homme ne connaît que l’homme », le taoïsme et l’hermétisme prétendaient enfermer toutes choses dans l’orbe du Savoir : la dialectique cessait d’être un « outil de sagesse » pour devenir un moyen de connaissance.

Autre distinction : là où Confucius et Socrate, sans nier les dieux, ne tenaient pas leur adoration pour nécessaire à l’accomplissement du Bien (sinon comme soumission à un devoir social), hermétistes et taoïstes considèrent que l’homme, soumis aux lois cosmiques, se doit de les connaître et de les respecter. Le Serpent s’est reployé sur lui-même : dédoublé, il enserre l’univers. Il symbolise toute la science ; par conséquent, il ne peut négliger les rythmes de l’éternel retour, la clé secrète du « remue-ménage des dieux[4] ».

Pas plus que le Tao, ainsi, Hermès ne se laisse enfermer dans un culte spécial. Dans l’Asclépius, traité anonyme, le dieu lui-même l’affirme violemment : « C’est un crime de brûler de l’encens devant l’autel : Dieu n’a aucun besoin, puisqu’il est en toutes les choses et que toutes les choses sont en lui. » Plutarque juge sainement quand il atteste que, par ce Nom, il faut entendre « la puissance du souffle » (de l’Esprit)[5] — ou Hippolyte, quand il confirme qu’Hermès n’est autre que le Logos (l’interprète du dieu invisible)[6].

En effet, les rapports que croyaient discerner les premiers hermétistes entre les « lieux » célestes et les actions des hommes sont également le principal sujet d’étude des disciples de Lao-Tseu. Pour les uns et les autres, le problème est de découvrir le secret des mues divines, dans l’espoir de comprendre alors le sens et la direction de l’évolution humaine[7]. Et c’est aussi pourquoi le Christ et le Bouddha seront reçus par eux, quand ces dieux ne l’auraient pas été de Socrate et de Confucius. Ceux-ci avaient atteint leur équilibre ; ceux-là s’en cherchaient un.

Il ne peut donc surprendre qu’en Chine le taoïsme n’ait triomphé que pendant les premiers siècles de la mue, où le Tao soumit les trois quarts de l’Empire et assuma pratiquement l’entretien et l’organisation de l’Etat jusqu’au début des Trois Royaumes.

L’optimum de ce développement semble s’être situé vers le début du second siècle après J.-C. : alors, les adeptes militants du taoïsme (les Turbans Jaunes) atteignaient le nombre de 360 000, répartis en trente-six circonscriptions. L’un des chefs du mouvement, Tchang Kio, avait prophétisé pour l’an 184 le renouvellement d’un cycle, et ce fut en 184 justement que la prise de son dernier réduit, Nanyang, mit fin aux beaux jours du taoïsme. Quelques îlots de résistance se maintinrent toutefois, difficilement, jusqu’en 215.

Ces mêmes quatre siècles (200 avant J.-C. — 200 après J.-C.), où le Serpent dominait en Chine, furent également l’époque où le Cancer, en ses multiples symboles : Grande Mère, Pierre Noire, Isis, Hermès, etc., triomphait en Occident ; où l’alchimie, l’astrologie et la médecine se développaient parallèlement en Grèce, à Rome, en Egypte — et jusque dans les sectes juives de Palestine et de Mésopotamie, cependant qu’ici et là le christianisme et le bouddhisme commençaient — timidement — leur prodigieuse croissance[8].

Freinée dans son évolution par l’avènement de l’Esprit (des Poissons), la seconde mue du Cancer se chercha un allié et le trouva bientôt dans le Taureau, à l’aurore de sa première mue. C’est alors que, dans l’Inde, les derniers dieux-serpents se fondent dans l’hindouisme renaissant, que le Sérapis décadent (à la figure de Serpent) disparaît au profit des cultes du Croissant, d’où Mahomet tirera l’Islam.



[1] PLUTARQUE, Agis et Cléomène.

[2] STRABON, XVII, I, 46.

[3] D’après EUSEBE, I, 9, 24.

[4] La même évolution se laisse percevoir deux millénaires plus tard, des « libres-penseurs » de notre XVIIIe siècle — encyclopédistes et libertins — à la prétention néo-mystique des « inspirés » du XIXe siècle (et, notamment, les Transcendantaux américains, précurseurs de la Christian Science et de toutes les théosophies). Or, nous sommes à ce moment à l’aube de la deuxième mue gémique et à la veille de la troisième mue du Cancer.

[5] PLUTARQUE, Isis-Osiris, 61.

[6] HIPPOLYTE, Réfutation de toutes les hérésies.

[7] Au siècle dernier, le plus grand des Transcendantaux, Emerson (1803-1882) semble souvent traduire un texte taoïste ou hermétique alors qu’il exprime, au contraire, sa pensée la plus profonde et la plus originale :

« Dans la Nature tout tend au cercle,

Et nous, orgueilleux éphémères,

Spectateurs qui ne voyons que les surfaces,

Si nous comprenions les valeurs cachées,

Quels créateurs ne serions-nous pas à notre tour ! »

(Essais, 1ère série).

« Une chaîne subtile aux anneaux innombrables

Rattache le plus proche et le plus éloigné,

Et le ver, s’efforçant d’être homme,

Gravit toute la spirale des formes… »

(May-Day), 1867).

[8] Entre 200 avant J.-C. et 200 après J.-C., précisément, se situe l’éveil de l’Esprit Nouveau, des premiers écrits messianiques et du premier concile historique bouddhiste aux premières persécutions.

 

La montée du dieu nouveau

Désormais, seul, ce syncrétisme Serpent-Taureau se maintiendra en face de la chrétienté, sauf au cœur du « royaume » (Xe et XIe siècles) où, dans le monde entier, en Inde comme en Afrique, en Espagne comme en Palestine, l’Islam devra céder devant le Dieu.

Or, il se trouve qu’en Orient et en Occident, bouddhisme et christianisme vont suivre, synchroniquement, deux évolutions parallèles.

En 60-70 après J.-C., les premières communautés bouddhiques s’installent en Chine ; le christianisme pénètre à Rome avec Saint Paul.

Aux IIe et IIIe siècles, le bouddhisme chinois lutte contre le confucianisme et le taoïsme ; le christianisme, contre les religions romaines et juives.

Le premier souverain protecteur du bouddhisme en Chine est Che-Hou (330) ; le premier protecteur romain du christianisme, Constantin (312-337). Le second protecteur du bouddhisme est Fou Kien (380) ; le retour du christianisme à Rome suit l’apostasie de Julien et se situe en 364. Dès la fin du règne de Théodose (379-395), on peut dire que le christianisme est religion souveraine à Rome. En 405, sur dix familles chinoises, neuf suivent l’enseignement de la foi nouvelle.

Tout au long des Ve et VIe siècles, on voit de même les « barbares » se convertir au dieu nouveau, tant en Orient qu’en Occident. Puis, alors que s’affirme la puissance croissante de Byzance et de Rome, la dynastie des Souei (589) et celle des Tang (618) assurent au bouddhisme sa plus grande expansion. C’est le temps des premières missions chrétiennes dans les pays celtes et nordiques, et le temps du célèbre « voyage » de Hiuan-Tsang en Asie Centrale (630). C’est, matériellement, le début de la puissance byzantine qui, trois siècles plus tard, égalera l’ancien empire d’Alexandre, du sud de l’Italie jusqu’au pays des Parthes et le début de la nouvelle puissance chinoise, avec le rattachement de la Mongolie à l’Empire (630), la clientèle acquise du Tibet (641), la soumission de Tourfan, Karachahr, Koutcha, Khotan (entre 640 et 648), tandis que des liens plus étroits se nouent avec l’Inde (643) et avec l’empire sassanide (649).

La fin des dynasties des Tang ne marquera pas la fin de cette expansion ; et le bouddhisme, puissant sous les Song (960-1127), ne commencera d’être combattu qu’au début du XIIIe siècle, par les ouvrages philosophiques de Tchou-Hi (mort en 1220), puis par les conquêtes mongoles.

 

Le bouddhisme chinois

Il nous faut retarder l’analyse de la religion bouddhique, dont l’étude se situe normalement dans le cadre d’une étude des religions de l’Inde (car elle n’est, d’une certaine manière, qu’une des expressions de la conception indienne de l’éternel retour). Mais, en Chine, son évolution présente des caractères très définis, qui la distinguent de la religion indienne et, peut-être, la rendent plus comparable aux religions du Christ dans le rythme de cette évolution comme dans son esprit.

De même que le christianisme des premiers siècles ne se laisse pas aisément distinguer des autres cultes et mythes grecs, égyptiens et romains (Sérapis, Hermès), le bouddhisme chinois des IIe et IIIe siècles demeure étroitement lié aux mythes cancériques du Taoïsme. A tel point que les premiers textes bouddhiques étaient interprétés dans le sens des idées de Lao-Tseu et que les mots des deux vocabulaires purent être indifféremment pris l’un pour l’autre : « Tao » pour « Bodhi », « Wou Wei » (le non-agir) pour « Nirvana », etc.

Religion reconnue à la fin des Trois Royaumes (284 après J.-C.), le bouddhisme allait, sous l’influence indienne, revenir aux sources du Mythe vers 335. Tout le temps des invasions barbares, jusqu’au VIe siècle, cet enseignement ne cessa non seulement de s’épanouir mais de s’épurer — jusqu’aux missions de Hiuan-Tsang, de Yi-Tsing (631-713) et de beaucoup d’autres, dont l’activité missionnaire fut également considérable.

Une des marques essentielles de l’esprit des Poissons est son caractère matriarcal (le Signe lui-même étant féminin) ; et cela nous explique aussi bien les régences de femmes dans les royaumes chrétiens que les Impératrices byzantines. Il est remarquable que l’apogée du bouddhisme en Chine fut annoncé par la régence de Wou-Tsö-t’ien (660), impératrice à partir de 690. Au siècle précédent, la brève régence de la reine Hou des T’O-pa avait montré l’exemple ; bien que tyrannique et cruelle, cette souveraine n’en avait pas moins été bouddhiste convaincue, grande bâtisseuse de monastères et de bonzeries.

Les deux grandes doctrines du bouddhisme indien, Hînayâna, le « petit véhicule » (qui met l’accent sur le salut personnel) et le Mahâyâna, ou « grand véhicule » (qui tend à la libération de soi-même dans l’universel) se retrouvent également en Chine, où la seconde doctrine l’emporte rapidement[1]. Elle entraînait la croyance aux incarnations successives des dieux (conception orientale de l’éternel retour), en même temps qu’aux incarnations successives de l’homme en marche vers le Nirvana. Ces incarnations divines ou mythiques prirent le nom de Bodhisattavas, qui les distinguait du Bouddha originel. L’une de ces Bodhisattavas, Avalokiteçvara, reçue en Chine sous le nom de Kouan-Cheu Yin (ou Kouan-Yin) y devint très vite une divinité essentielle, à laquelle les confucianistes rattachèrent naturellement le Yin ancestral, féminin et discontinu.

Représentée par les peintres et les sculpteurs comme une « nautonnière », déesse des Poissons, Kouan-Yin apparaît également, soit seule et sauvant d’un naufrage des barques ou des hommes, soit assise sur un lotus, symbole de la Vierge, et tenant dans ses bras un petit enfant souriant. On la reconnaît aujourd’hui encore dans la seule femme parmi les huit Immortels : la Demoiselle Immortelle Ho[2].



[1] Les deux grandes tendances qui se font jour dans le christianisme à partir du IVe siècle : apostolat dans le monde ou retraite en Dieu (prêtres ou moines) recouvrent sensiblement la même contradiction. Mais, en Occident, la doctrine du « salut personnel » devait l’emporter.

[2] Les sept autres Immortels sont Tié-Kouaï Li (le voyageur à la béquille de fer, bélique, comme tous les grands boiteux, Jacob ou Vulcain) ; Han-Tchoug-Li, présenté comme ayant vécu sous les Xia (mythe : le Taureau) ; Lu-Toug-pin, le Joueur aux visages changeants, porteur de l’Epée volante avec laquelle il tua le Serpent Jaune (symbole trop clair des Gémeaux) ; Han Siang-Tseu, dont nous savons peu de chose ; Tchang Kouo-Lao, vieillard dont l’âne magique pourrait être l’image dépréciée de l’antique cheval solaire ; T’sao Kou-Kieou et Lan T’sai-ho (qu’emporte au ciel une cigogne ?).

 

Les Mongols

Parmi les concordances les plus surprenantes qu’offre l’histoire mondiale est assurément la parution au même moment, tout à la fin du XIIe siècle, de trois ouvrages qui sonnèrent le glas de l’Esprit Nouveau. En Europe, le livre de Joachim de Flore ; en Chine, les ouvrages de Tchou-Hi ; dans l’Inde, ceux de Ramanuja. Le premier annonçait la fin de la chrétienté, les deux autres la décadence du bouddhisme et le retour au confucianisme en Chine, à l’hindouisme dans l’Inde. Nous savons ce qu’il en advint de la chrétienté en Occident. Dans l’Inde, où une attaque des Turcs au début du XIe siècle n’avait eu aucune conséquence durable, on peut dater les grandes conquêtes musulmanes de la victoire de Mohamed de Ghûr en 1192. Au siècle suivant, la Chine tombera au pouvoir des Mongols et devra subir leurs mythes et leurs dieux.

De ces derniers, ce n’est pas l’instant de parler encore. Il doit suffire de noter que les Mongols, pas plus que les Huns, n’étaient les « hommes sans dieu » qu’on se représente volontiers. Au XIIIe siècle, Marco Polo leur prêtera une divinité à la fois solaire et bélique, Nacigay, « dieu terrien des enfants, des bêtes et des blés »[1]. Mais, en fait, leurs croyances à cette époque, sont tout autant cosmiques que celles des Parsis (les derniers servants du Feu), des Japonais ou des aztèques, comme celles de leurs ancêtres, les Huns, avaient ressemblé aux croyances des Celtes, des Mèdes et des Perses deux mille ans plus tôt.

Nous avons indiqué comment les sept encoches du bouleau que gravissait l’apprenti-chaman répondaient aux sept couleurs d’Ecbatane, aux sept « seuils » de l’échelle mithraïque. Au lendemain du « royaume » des Poissons, une huitième encoche apparaissait nécessaire.

A la même époque, en Inde, les servants de la Bhakti prévoient la dixième mue de Vichnou et les bouddhistes savaient le nom, Maitrêya, de la huitième mue du Bouddha « qui versera l’eau », le vase qu’il tient à la main étant le symbole même sous lequel nous représentons le Signe du Verseau.

On admet cette science des Indiens (des Mèdes, des Perses…) ; elle surprend de la part des Mongols. Mais il faut se rendre à l’évidence. Pas plus que les Celtes et les Mayas, les Ouralo-altaïques n’ont ignoré les lois de l’éternel retour.

Alors que s’achevait la Grande Année du Lion et que dépérissait le Royaume des Poissons, alors que symboles et mythes gémiques resurgissaient dans le Saint-Empire (l’Aigle à deux têtes), à Byzance (la dialectique manichéenne) et dans toute l’Amérique du Sud (Mayas, Aztèques), des plaines de l’Asie Centrale naissait l’imprévisible raz de marée qui allait submerger la Chine, la Perse, la Russie et la moitié de l’Europe. L’homme qui créait ce mouvement et le conduisait à la victoire, Gengis-Khan, choisissait pour emblème l’oiseau gémique par excellence : le Faucon.

Or, le premier ennemi que Gengis-Khan dut vaincre était le chef des Keraït, dont le clan — plus de cent mille guerriers — était bouddhiste et nestorien, et dont l’empire avait dominé en Asie Centrale tout le temps du « royaume » chrétien, du début du Xe siècle à la fin du XIIe. En 1248, André de Longjumeau, envoyé de Saint Louis, croira voir en ce chef, grand-père du souverain mongol Guyuk, le légendaire Prêtre Jean, tandis que l’historien oriental Barhebraeus fera de lui « un prêtre nestorien qui s’éleva et se fit roi ». Assez vite, toutefois, ces légendes seront combattues. Odoric attestera qu’il n’y a pas « la centième partie de vrai à tout ce qu’on a dit du Prêtre Jean ». Bientôt, les écrivains occidentaux de la Renaissance attacheront le nom de Prêtre Jean aux souverains éthiopiens de la dynastie chrétienne des Zaguès (dont la fin, également, se situe au XIIIe siècle).

L’historien contemporain a donc beau jeu de railler cette légende. Mais, s’il était naïf de vouloir comparer le culte syncrétique d’une peuplade tartare à la minutieuse liturgie de Rome, que penser et que dire d’une spécialisation si « compartimentée » qu’elle a pu dérober aux historiens l’universelle et synchronique évolution des Mythes, identiques pour le monde entier dans les mêmes temps ?

En ce XIIIe siècle, en effet, où le bouddhisme doit céder en Inde devant la conquête musulmane, en Chine devant la conquête mongole, les derniers « nestoriens » disparaissent de la Perse, la chrétienté éclate, l’Islam reconquiert toute sa puissance, au Moyen-Orient comme au cœur de l’Afrique noire. Un affolement tragique, consécutif à la brusque fin du « royaume », surprend de même et déconcerte toutes les races de la terre.

Au Bengale, renaît le culte de Krishna, en Afrique le mythe du Taureau (notamment, chez les Peulhs). Au Japon, le dieu Susanoo, lié aux cultes solaire et lunaire, devient le démon de la Pestilence et s’identifie à Gôza-Tennô, le roi céleste à la tête bœuf[2].

En d’autres points du globe, ce fut par une alliance avec les dieux jumeaux que le Serpent survécut.



[1] MARCO POLO : Le devisement du Monde (1928), traduit par A. t’Serstevens, Albin Michel.

[2] M. N. MATSUMOTO, Mythologie japonaise.

 

Quetzalcóatl

Nous ne savons que peu de chose du « moyen âge » maya au Mexique, sinon que les maîtres de l’heure en Amérique Centrale, Toltèques et Olmèques, nous ont laissé des œuvres (statuettes, principalement) dont le dépouillement, la spiritualité rappellent d’une manière frappante l’art sumérien du « royaume » taurique (antérieur de quatre millénaires). A la même époque — IXe et Xe siècles — l’art roman des pays chrétiens et l’art « Song » en Chine expriment la même pureté et la même innocence, caractères essentiels de tout « royaume ».

Or, dans les récits que Bernardino de Sahagun a rapportés de l’expédition de Cortez au Mexique[1], le saint toltèque Kukulkan (dont les Aztèques feront Quetzalcóatl) apparaît  bien comme un « double » du Christ et du Bouddha, tandis qu’accompagné « de boiteux, de bossus et de nains », il parcourt l’Amérique Centrale en prêchant le dénuement, le don de soi et l’entraide. Mais, en franchissant les cols de la Sierra Nevada, il perdra ses disciples, qui mourront de froid. Ayant « pleuré longuement leur mort », le saint poursuivra seul son apostolat[2].

Sa disparition est des plus singulières : elle réunit dans un seul mythe le caractère marin des « Poissons » et l’ancestrale légende de la victoire du Signe.



[1] BERNARDINO DE SAHAGUN, Historia de las Casas de la Nueva España.

[2] Le boiteux est un symbole bélique, le bossu un symbole taurique, le nain un symbole cancérique : aucun des trois ne survit au Froid du « royaume », où le dieu des Poissons se meut à l’aise.

 

Quetzalcóatl

Nous ne savons que peu de chose du « moyen âge » maya au Mexique, sinon que les maîtres de l’heure en Amérique Centrale, Toltèques et Olmèques, nous ont laissé des œuvres (statuettes, principalement) dont le dépouillement, la spiritualité rappellent d’une manière frappante l’art sumérien du « royaume » taurique (antérieur de quatre millénaires). A la même époque — IXe et Xe siècles — l’art roman des pays chrétiens et l’art « Song » en Chine expriment la même pureté et la même innocence, caractères essentiels de tout « royaume ».

Or, dans les récits que Bernardino de Sahagun a rapportés de l’expédition de Cortez au Mexique[1], le saint toltèque Kukulkan (dont les Aztèques feront Quetzalcóatl) apparaît  bien comme un « double » du Christ et du Bouddha, tandis qu’accompagné « de boiteux, de bossus et de nains », il parcourt l’Amérique Centrale en prêchant le dénuement, le don de soi et l’entraide. Mais, en franchissant les cols de la Sierra Nevada, il perdra ses disciples, qui mourront de froid. Ayant « pleuré longuement leur mort », le saint poursuivra seul son apostolat[2].

Sa disparition est des plus singulières : elle réunit dans un seul mythe le caractère marin des « Poissons » et l’ancestrale légende de la victoire du Signe sur le Serpent[3]. Sentant sa fin prochaine, Kukulkan se construit un radeau de « couleuvres » et s’y assied comme dans une barque ; puis, lentement, l’embarcation dérive vers la mer…

Il faut disparaître pour réapparaître, mourir pour naître à nouveau. Cet enseignement de Saint Paul et des premiers Pères de l’Eglise fut également celui de Quetzalcóatl. De sorte que les Indiens attendaient son retour. Les Aztèques eux-mêmes, à l’arrivée de Cortez, crurent d’abord à sa résurrection. Bien qu’éphémère, cette croyance devait durer assez longtemps pour que cinq cents conquistadors viennent à bout de cinquante mille guerriers d’élite.



[1] BERNARDINO DE SAHAGUN, Historia de las Casas de la Nueva España.

[2] Le boiteux est un symbole bélique, le bossu un symbole taurique, le nain un symbole cancérique : aucun des trois ne survit au Froid du « royaume », où le dieu des Poissons se meut à l’aise.

[3] De même, dans les Actes, Saint Paul, piqué par une vipère, n’en éprouve aucun mal.

 

Le Serpent à plumes

Maîtres de la majeure partie de l’antique empire maya à partir du XIIIe siècle (vers 1225), les Aztèques avaient fait de Quetzalcóatl leur principale divinité en lui ôtant cependant tout caractère « néo-chrétien »[1]. Ils avaient également, du reste, emprunté aux anciens Mayas l’essentiel de leur panthéon et, notamment, « l’esprit gémique », dont ils colorèrent leurs mythes et leurs cultes.

Comme les Mayas reconnaissaient un dieu solaire, le jumeau Hunhapu, et la survivance cancérique des Camé, les Aztèques eurent un dieu solaire, Huitzilpochtli (Totec) et un dieu de la pluie, Tlaloc. Mais le grand-prêtre du premier dieu portait le nom de Quetzalcóatl-Totec-Tlamaczqui ; le grand-prêtre du second, le nom de Quetzalcóatl-Tlaloc-Tlamacazqui ; si bien que Quetzalcóatl « coiffait » en quelque sorte les deux divinités. Dieu de la pluie, il était serpent ; dieu du soleil, condor ; à la fois reptile et oiseau (comme le fabuleux Hermès grec[2]) : le Serpent à plumes.

Appliqués à « vivre » le mythe ambigu, les Aztèques l’incarnaient dans l’organisation de leur cité, de leurs cultes et de leur armée même : aux guerriers du Soleil, les chevaliers-aigles, s’opposaient les guerriers de la Lune, les chevaliers-jaguars. Enfin, leur calendrier, comme celui des anciens Mayas comportait certains mois dédiés au Soleil, d’autres mois à la Lune.

D’après notre tableau de concordances, la première mue des Gémeaux dut s’achever entre 1450 et 1500. Or, dans ces mêmes années, qui précédèrent la venue de Cortez, le roi Montezuma reçut un jour en présent un « oiseau de couleur noire et de la grosseur d’une grue ». Le roi se trouvait dans une salle de son palais. « C’était l’après-midi. L’oiseau avait au milieu de la tête un miroir rond dans lequel on apercevait le ciel et les étoiles, en particulier les Gémeaux. Puis, dans le miroir, apparut une foule de gens à cheval puissamment armés… » Montezuma fit aussitôt chercher ses prêtres pour qu’ils lui expliquent le prodige ; mais, tandis qu’ils réfléchissaient, l’oiseau disparut.

De ce moment, il semble que l’empire aztèque se sut condamné. Il y avait déjà un siècle qu’il vivait (ou se survivait) dans l’attente de cette fin, et que le peuple s’entraînait à subir la « grande épreuve » en détruisant, tous les cinquante-deux ans, le peu de biens (meubles, poteries, vêtements) qu’il possédait[3].

C’était au cours de cette cérémonie de la Fin qu’une victime volontaire était amenée au sanctuaire d’Uixachtlan et sacrifiée devant le peuple assemblé. A la vue de tous, le Grand Prêtre ranimait la Flamme sacrée en y jetant le cœur de la victime.

Les Espagnols — qui surent anéantir deux peuples au prix de quelques trahisons — s’indignaient particulièrement de ces sacrifices humains, « inutiles et cruels ». Ils étaient cruels, c’est vrai, et les Aztèques ne l’ignoraient pas, qui choyaient comme un dieu la victime volontaire pendant les mois qui précédaient le sacrifice ; mais leurs prêtres ne jugeaient pas qu’ils fussent inutiles, car il s’agissait pour eux d’alimenter par une libération de l’énergie humaine (dont le cœur était le foyer) l’énergie défaillante des dieux.

Cette notion d’un échange énergétique entre le Cosmos et l’homme se retrouve au lendemain de chaque « royaume ». Nous verrons que, vers le IXe siècle avant J.-C., les Phrygiens espéraient par des sacrifices humains restaurer la puissance de leurs dieux disparus ou moribonds. Au lendemain du « royaume » taurique, Sumériens et Akkadiens avaient pratiqué de même (ensevelissement de l’épouse et des esclaves avec le mort ; holocaustes sanglants…). Au lendemain du « royaume » chrétien, non seulement les Aztèques mais les chrétiens eux-mêmes attendent de la souffrance (mutilations, flagellations, ascèses, autodafés…) le catalyseur nécessaire.

Simplement, il ne semble pas que les Européens aient toujours compris pourquoi ils agissaient de la sorte, alors que les Aztèques ne l’ignoraient pas. Il n’est que de comparer aux douces courbes et à la pure sobriété de l’art olmèque la violence grimaçante de l’art aztèque pour prendre conscience de ce que put être le désespoir des Mexicains, lors du brusque passage du « royaume » de Kukulkan-Quetzalcóatl à l’empire du Serpent à plumes.



[1] Cela se fit sans doute par étapes. Ainsi, en Chine, les Mongols Yuan (1277-1367) avaient d’abord tenté de prolonger au-delà du « royaume » bouddhique l’Esprit qui l’avait animé.

[2] La ressemblance est encore plus précise : l’emblème de Tlaloc, comme celui d’Hermès, était fait de deux serpents enlacés (SELER, Codex Borgia, I, fig. 229).

[3] Afin de comprendre ce que signifiait ce « siècle » de 52 ans, au terme duquel tout devait être détruit et restauré, il faut savoir que l’année aztèque, empruntée aux Mayas, comportait 18 mois de 20 jours : 360 jours, divisés en 260 jours « lunaires » consacrés au Serpent et 100 jours solaires. Ce calendrier semble avoir été lié à l’observation du cycle de la planète Vénus, tantôt étoile du Matin, tantôt étoile du Soir, dont l’année est de 584 jours. En sorte que, tous les 104 ans, le premier jour du calendrier vénusien correspondait au jour initial du siècle maya (moitié du cycle vénusien).

 

La fin d’un monde

Ils croyaient vivre les derniers jours d’un dieu. Ils connaissaient, en fait, comme les Mongols, les derniers jours de trois divinités : le mythe solaire avait achevé sa « grande année » depuis le XIe siècle, les mythes gémiques venaient d’entrer dans leur second crépuscule, les mythes cancériques, seuls survivants, allaient entrer bientôt dans leur troisième nuit.

La seconde moitié du XVIIe siècle apporterait, au Mexique, la fin des derniers Aztèques (1697) ; en Chine la domination des T’sing (1644), qui devait, d’une part, stopper l’évolution de la culture chinoise, d’autre part livrer le pays à l’Occident.

En Europe, les rites agraires et la pratique de la magie blanche (gémiques) ont pris fin en même temps que l’Empire de Byzance (1453) et les derniers Mayas (1461). Seule, la magie noire, satanique (Satan = Serpent), continua de se faire des adeptes, principalement dans les cours seigneuriales et dans l’Eglise elle-même, tout au long des XVIe et XVIIe siècles. Au XVIIIe siècle, ces pratiques cessèrent — si complètement qu’en 1731 la peine de mort pour crime de sorcellerie put être supprimée en France. Vers 1800, ni au Mexique ni en Europe le Serpent n’est plus adoré ; en Floride, il le sera encore jusque vers 1850, où les Américains achèveront de massacrer ses derniers adorateurs, les Séminoles.

En Chine, berceau du Mythe, dès le XVIIIe siècle, l’influence des Jésuites avait contribué à détourner les T’sing du Souverain d’En-Haut. En 1840, alors que les Anglais interviennent en Extrême-Orient, la culture et les philosophies de l’Occident balayent les derniers vestiges des « superstitions » ancestrales. Les grands penseurs du siècle dernier, Yen Fou, Lin Chou, s’y sont ralliés bien avant que la République (1911) entraîne la Chine dans les voies de l’esprit où les mythes cancériques n’ont plus le moindre sens.

 

Jean-Charles Pichon 1963

 

 

 

 

 

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LES JOURS ET LES NUITS DU COSMOS – DEUXIEME PARTIE – 4 – L’EMPIRE DU MONDE

IV

L’EMPIRE DU MONDE

 

Illustration Pierre-JeanDebenat

 

M. Eliade distingue quatre groupes de thèmes « lunaires » :

a) « fertilité » (eaux, végétation, matrice, mère, ancêtre mythique) ;

b) « régénération périodique » (symbolisme du serpent, du jaguar et de la panthère, mort et résurrection initiatiques) ;

c) « temps » et « destin » (la lune mesure, tisse les destins, partage le temps, relie entre eux les plans cosmiques et les réalités hétérogènes : astrologie hermétique, thème de l’éternel retour…) ;

d) opposition lumière-obscurité (monde supérieur-monde inférieur, frères ennemis, bien et mal, virtuel-actuel…).

Je ne puis être d’accord en ce qui concerne ce dernier point. La symbolique des frères ennemis (et toutes les dialectiques qui s’en déduisent) est trop clairement liée au Mythe des Gémeaux, soit au syncrétisme Gémeaux-Soleil : jour et nuit, œil droit et œil gauche du dieu…, soit au syncrétisme Gémeaux-Cancer (d’où, l’erreur d’Eliade) : Ormuzd-Ahriman, les Jumeaux mayas, le Yin et le Yang, etc.

En revanche, un quatrième et un cinquième thèmes, purement cancériques, peuvent être substitués à celui-là :

e) le thème du Savoir et tous ses dérivés ;

f) le thème complexe « Palais céleste », « Toit ou Ciel-Monde » et « Souverain d’En-Haut » qui en découle. Ces noms se retrouvent dans les religions amérindiennes et ouralo-altaïques comme dans les anciens textes chinois, où le Serpent Jaune, Chang-Ti, se nomme également T’ien, « le dieu de la voûte du ciel ». La Pierre (centre du monde) se rattache à ce groupe thématique.

Le Mythe d’un dieu à la fois « centre » et « couvercle » contient l’idée de « science universelle » : le ciel sait, voit tout. Il s’accompagne, socialement, de la conception, puis de la création matérielle de l’Empire.

Je ne crois pas qu’aucune étude ait été faite touchant ce rapport « mythes cancériques — Etat impérial » ; du moins n’en ai-je trouvé aucune[1]. D’autre part, ce rapport ne pourrait être établi pour l’ensemble des Mythes du Cancer, car la notion d’Empire est relativement récente. Elle semble avoir pris naissance au cours du Ier millénaire avant J.-C., en Chine — sous la forme purement mythique des Cinq Empereurs (où le mot Empereur, précisément, exprimait la double notion de cycle circonscrit et de siège céleste, c’est-à-dire d’emprise totale sur le temps et sur le monde[2]).

Au IVe siècle avant J.-C., le Macédonien Alexandre fit certainement le rêve de créer un Empire ; mais il manqua d’y réussir : après sa mort, ses officiers et successeurs ne surent créer que des royaumes, imitations affadies des Etats médiques, mitanniens, assyriens, perses, etc.[3]

C’est seulement en 200 avant J.-C. qu’un souverain, Houang-Ti, osera se faire nommer « le Premier Empereur de Chine ». Jusqu’alors, en effet, la Chine avait été au pouvoir de « rois » comme les Yin, de « princes » comme les Tcheou ou de « ducs » comme les Ts’in. Mais désormais (jusqu’en 1911), malgré les invasions hunniques, malgré la croissance du bouddhisme et malgré les conquêtes mongoles, la Chine ne cessera plus d’être un Empire qu’en des périodes brèves et sans conséquences durables (par exemple : les Trois Royaumes).

En Occident, l’accueil des cultes lunaires (Pierre Noire, Déesses-Mères) conduisait également Rome, au cours du Ier siècle avant J.-C., à l’acceptation de la dictature (Marius, Sylla, Pompée, César), puis de l’Empire, avec Auguste. Désormais, en Europe de même, les empires vont se succéder : Empire romain d’Occident, Empire romain d’Orient, Empire germanique…

Sur le modèle du « royaume » d’Israël, Saint Jean et les prophètes des Sibyllines avaient attendu un « royaume » du Christ. Mais, quand le temps en vint, il se découvrit que le « royaume » serait impérial : Empire des Song, Empire de Byzance ou Saint-Empire romain.

La fin du Royaume d’Israël n’avait aucunement mis fin à la notion de royauté (pour la raison que cette notion n’est pas une création bélique, mais solaire). De même, la sortie de « ce temps-là » chrétien, loin d’achever la notion d’Empire, coïncide partout dans le monde avec son expansion : en Chine, au Pérou, au Mexique. La Russie devient l’Empire des Tsars. Les peuples de l’Europe (à l’exception de la France) se groupent dans ces grands ensembles : l’Empire de Charles Quint, puis l’Empire d’Autriche qui recouvrira jusqu’au XIXe siècle la moitié de l’Europe des ailes de l’Aigle (redevenu, à l’aurore de la deuxième mue gémique, un emblème impérial).

Alexandre de Macédoine avait conquis et démembré les grands royaumes de Perse, de Chaldée et d’Egypte (avant que ses successeurs ne tentent de faire survivre ici et là le concept ancien de Royauté). Le premier coup de butoir aux grands Empires (Russie, Autriche, Allemagne) fut donné par Napoléon, lui-même empereur. Un siècle après sa chute, les Etats impériaux, l’un après l’autre, commenceront de disparaître du monde : en 1911, l’Empire de Chine, en 1917, l’Empire de Russie, en 1919, les Empires d’Autriche et d’Allemagne, en 1945, l’Empire du Japon.

Pour s’être maintenue cent cinquante ans après l’abolition du Mythe qui l’a créée, la notion d’un Empire universel n’en est pas moins aussi peu concevable, aujourd’hui, que si elle n’avait jamais été conçue.


[1] M. ELIADE note cependant : « L’Empereur ne garantit pas seulement la bonne organisation de la société mais aussi la fertilité de la terre, la succession normale des rythmes cosmiques » ; et, se basant sur certaines plaintes du Souverain dans le Chi King, Eliade ajoute : « Car l’Empereur est l’homme unique, le représentant de l’ordre cosmique et le gardien des lois » (Traité d’Histoire des Religions).

[2] Cette valeur symbolique se retrouve dans le mot « Empyrée ».

[3] Ainsi, au temps de l’aurore de la seconde mue gémique (1750-1950), les Napoléon ambitionneront de créer une République universelle et ne sauront que créer des Empires affadis (sur les modèles de l’Espagne, de l’Autriche et de la Russie).

 

Le sommeil du Croissant

Dans le même temps où s’évanouissait le Mythe du Serpent en Amérique du Sud, en Orient et en Occident, la religion fondée sur le Croissant (Taureau et Lune) entrait dans un sommeil où beaucoup crurent voir une mort définitive. Avec une singulière prescience, Nostradamus avait prévu ce « crépuscule » pour le XVIIIe siècle :

Sur le combat, des grands chevau-légers ;

On criera le grand Croissant confond ;

De nuit tuer, monts (ou maints) habits de bergers ;

Abîmes rouges dans le fossé profond[1].

Ce fut, en fait, au début du XIXe siècle que l’Empire turc commença de s’émietter ; et ce fut à partir de 1830 que l’Algérie puis toute l’Afrique musulmane tomba en la puissance de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne et de l’Italie. Cette domination devait se maintenir un peu plus d’un siècle (non sans guérillas continuelles), soit le temps où la Macédoine et les diadoques avaient maintenu leur emprise sur les pays achéens (316-188 avant J.-C.).

Annoncée par la géniale initiative de Lawrence, la renaissance des peuples arabes est aujourd’hui un fait. Des guerres fratricides en marqueront sans doute les premières étapes ; mais il est à prévoir que, vers la fin de ce siècle, une civilisation musulmane nouvelle représentera dans le monde une puissance spirituelle et culturelle dont les Etats-Unis eux-mêmes devront tenir compte.



[1] Les Centuries, VII, 7 (Edition de 1566). « Demandez à un écolier de vous raconter en quelques mots le XVIIIe siècle. Il vous parlera des « chevau-légers » de Fontenoy ; des lettres de cachet et des complots des favorites ; des « bergeries » de Versailles et de la Révolution qui couve. Ajoutez à tout cela que le XVIIIe siècle est le premier siècle, depuis Nostradamus, où, « le Croissant confondu », les musulmans n’ont pas posé de problèmes aux Occidentaux — et vous avez le quatrain. » (J.-C. PICHON, Nostradamus et le secret des temps).

 

La dernière mue du Cancer

Ce renouveau de l’Islam n’est pas le seul signe d’une prochaine renaissance cancérique. Nous en voyons poindre d’autres un peu partout dans le monde : en Irak du Nord, où les Kurdes s’agitent (dont le chef, le colonel Barzani, ne cache pas sa crainte et sa vénération du Serpent ancestral) ou bien à Haïti, d’où le Serpent vaudou vient justement de chasser l’épiscopat romain.

Mais il n’est pas jusque dans nos pays « civilisés » où une prochaine mue cancérique ne puisse être constatée ou prédite. Car, ce n’est pas un hasard si, des psychanalystes aux physiciens, le courant scientifique contemporain commence de retrouver le sens des vieilles formules d’Hermès (« champs » cosmiques, désintégration de la matière, valeur « contenante » et « créatrice » de l’Archétype et du Nombre, etc.[1]).

Nous avons déjà rapidement noté que la médecine moderne (et, singulièrement, le mythe du Vaccin) se rattache directement au principe hermétiste : la partie contient les vertus du Tout. La même croyance, a posteriori rationalisée, se découvre à la base de toute la physique nucléaire (depuis l’intuition de Niels Bohr identifiant la plus petite partie de l’être : l’atome à la plus grande : l’univers cosmique, jusqu’à la découverte bouleversante de l’Energie effectivement contenue dans cette plus petite partie de l’Etre).

Le rapprochement blessera ceux qui jugent, comme Lévy-Bruhl, que l’esprit scientifique est la négation de l’esprit magique. Mais d’autres n’ignorent plus que « la conception fondamentale de la magie est identique à celle de la science moderne : la foi dans une nature coordonnée et uniforme : comme le savant, le magicien est absolument convaincu que les mêmes causes produiront, sans se démentir, les mêmes effets[2] ». Or, plutôt que magique ou scientifique, ce Mythe d’une nature immuable, dont le Savoir peut faire le tour, est essentiellement le Mythe du Cercle ou du Serpent lové, le Mythe même du Cancer.

Dans l’Art et la Philosophie modernes également se reconnaissent l’approche et le pressentiment d’une nouvelle mue cancérique. L’existentialisme, entre autres, en posant le principe de l’identification de l’individu au monde (et de la moindre sensation à l’être tout entier) va aussi loin dans ce sens que l’enseignement taoïste, il y a vingt-deux siècles. « Un sujet déclare qu’à la présentation du mot « humide », il éprouve… tout un remaniement du schéma corporel, comme si l’intérieur du corps venait à la périphérie et comme si la réalité du corps rassemblée jusque-là dans les bras et les jambes cherchait à se rentrer[3]. » On croirait entendre Tchouang-Tseu !

Les romans de Nathalie Sarraute ne se comprennent que dans cette perspective mythique ; ceux plus encore de Joyce et de Beckett[4]. Mais tout le Nouveau Roman tend à une expression de la Totalité par le détail : l’objectivation de Robbe-Grillet, le reploiement temporel de Michel Butor, et jusqu’aux « trucs » employés par ces écrivains (chez Claude Simon, l’absence de ponctuation, qui « doit » donner l’illusion d’appréhender le Temps total, ininterrompu). Depuis Apollinaire et Paul Eluard, René Char et Saint-John Perse, la poésie n’a pas eu un autre dessein.

De même, l’évolution de la peinture, de la sculpture et de la musique depuis un siècle ne tend à rien d’autre qu’à détruire les catégories de la perception rationalisée pour saisir le Réel en soi, considéré comme contenu tout entier en chacun de ses composants. Partis de l’étude de la lumière, qui en effet imprègne toutes choses, les impressionnistes ont créé le mouvement irréversible qui, à travers les créations « abstraites », aboutit aujourd’hui aux recherches de Fautrier et de Dubuffet (une feuille, un terreau expriment tout le Réel existant). Partis de la négation de l’harmonie classique, les compositeurs « concrets » et « sériels » rêvent de retrouver, soit dans chaque bruit, soit dans un système théorique, l’élément-clé autour duquel se reconstituerait la Réalité sonore tout entière.

Les artistes et les poètes sont des manières d’Antéchrists, en ce qu’ils n’annoncent jamais le Mythe révolutionnaire à naître, mais simplement les résurgences des anciens Mythes. Dans ces limites, pourtant, ce sont de bons prophètes (les plus grands d’entre eux) : ce qu’ils expriment, ils le créent — et la génération suivante s’incarne réellement dans les formes qu’ils lui ont suggérées.

Là-bas, un flux a commencé. A leur manière, poètes, romanciers, peintres et philosophes le disent. Mais ils ne savent pas très bien quelle est cette chose qui bouge : des mouettes, des noyés, des éléphants de mer… Tout au moins savent-ils faire éclater un puzzle effarant, nécessaire, un univers trop longtemps cru immuable et sans surprise ; « laver l’œil », pour le préparer à d’autres visions.

Si leurs créations, un jour, pouvaient suffire à maintenir ou rétablir les hommes dans « l’éveil », les Fléaux cycliques ne cesseraient-ils pas d’être indispensables aux naissances des mondes nouveaux ?



[1] « The relationship of the « language of science » to the « language of man » is comparable to the relationship of a foreign tongue to one’s mother tongue ». REUBEN E. GROSS (Intercom, vol. IV, n°4).

[2] FRAZER, Le Rameau d’or.

[3] MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la Perception.

[4] Proust également est à citer ici. La volonté de saisir le temps par un enveloppement romanesque annonce la volonté de saisir l’universel dans la description de chaque sensation.

Jean-Charles Pichon 1963

 

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