LES CYCLES DU RETOUR ETERNEL : SOMMAIRE

LES CYCLES DU RETOUR ETERNEL

LE ROYAUME ET LES PROPHETES :

Introduction générale

Première partie : La légende et l’histoire

Deuxième partie : Le temps d’apprendre à mourir :

1 La survie par la loi

2 La foi en l’éternel retour

– 3 La mort du Taureau

Troisième partie : Le temps d’apprendre à naître :

-1 L’attente du Dieu

– 2 Le dieu des Poissons

– 3 L’attente du royaume

Quatrième partie : L’aventure prométhéenne

LES JOURS ET LES NUITS DU COSMOS :

Préface

Première partie : Les Panthéons :

– 1 Les Gémeaux

– 2 La première mue

– 3 Un mythe immortel ?

– 4 Le réveil du Taureau

Deuxième partie : Les replis du Serpent :

– 1 L’Eau, la Lune et la Mère

– 2 Le Dragon, le Chien et le Bélier

– 3 Le Serpent à plumes

– 4 L’Empire du monde

Troisième partie : La Grande Année

– 1 L’oeil du soleil

– 2 La dernière mue

– 3 La Vierge aux épis

– 4 L’âge des dieux

Troisième partie: Le flux et le reflux

– 1 Le secret de l’Apocalypse

– 2 Les cycles du retour

– 3 Le XXIe siècle

CONCLUSION

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L’ESOTERISME DU CORAN

L’ésotérisme du Coran

Le 25 mars 1980, Jean-Charles Pichon donnait à Nantes une conférence pour présenter son dernier travail, qui devait être publié un an plus tard sous le titre : « L’Islam dans le Coran« . D’une durée de plus de deux heures trente, elle nous fait partager le décryptage minutieux et rigoureux auquel s’est livré ce mythologue.

(Document audio)

 

CORAN 1

(28’30)

CORAN 2

(28’52)

CORAN 3

(28’52)

CORAN 4

(28’53)

CORAN 5

(29’03)

CORAN 6

(7’47)


 

 

 

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LE ROYAUME ET LES PROPHETES – INTRODUCTION GENERALE

En 1963, Jean-Charles Pichon publiait, chez Robert Laffont, un ouvrage en deux volumes (Le Royaume et les Prophètes, Les jours et les nuits du Cosmos), sous le titre général : Les cycles du retour éternel. Jamais rééditée, cette œuvre nous fait découvrir l’impressionnant travail de recherche, d’analyse et de synthèse effectué par Jean-Charles. C’est pourquoi je mets en ligne ci-dessous son Introduction générale.

Pierre-Jean Debenat

 

 

DEFENSE DE L’ETERNEL RETOUR

 

1

 

Pour beaucoup de personnes, le mythe de « l’éternel retour » est une invention poétique, qu’elles connaissent uniquement par quelques versets bibliques ou par le film de Cocteau; au mieux, par des fragments ou aphorismes de Nietzsche. Je me rappelle : vers 1949, conduit à une réunion de théosophes, j’entendis pour la première fois présenter gravement cette théorie comme une clef de l’histoire; je m’empressai de quitter la salle, où l’on ne me revit jamais.

Des années plus tard, préparant une vie de Michel de Nostredame [1] et m’interrogeant sur les sources de son instinct prophétique, je devais reconnaître pour l’une d’elles la croyance (tenue secrète) en un retour cyclique des évènements de l’histoire. Mais je notai le détail, anecdotiquement, comme une faiblesse presque inexplicable chez un esprit dont j’admirais d’autre part la parfaite lucidité. Puis, je l’oubliai de nouveau.

C’est seulement en juin 1959 que, commençant d’écrire Saint Néron, je fus amené à étudier sous un angle nouveau pour moi les origines du christianisme. Des textes de Tacite, La vie d’Apollonius de Tyane, des articles de Donald Atkinson relatifs à la découverte de la formule « Rotas », etc. imposèrent à mon attention, une fois encore, l’irritant problème. Cette fois, je ne pus m’en arracher, curieux de tous les ouvrages qui en traitent : à ma surprise, une multitude.

Mais, très vite, plus que le nombre et l’importance de ces études, me frappèrent la richesse du mythe et sa pérennité. Non seulement des textes grecs et latins, mais des écrits arabes, indiens, juifs et chrétiens ont transmis jusqu’à nous le « secret » épars dans les grands livres sacrés de l’humanité. Certains de ces livres mêmes nous furent conservés : Védas indiens, Avesta perse, bibles hébraïque et babylonienne… Quant aux religions dont les Livres sont perdus ou indéchiffrables, il arrive que d’autres vestiges : traditions, légendes, ruines, nous en suggèrent les clefs, et ce sont encore les clefs de l’éternel retour.

Des Sumériens jusqu’à nous, en effet, le mythe n’a cessé d’être redécouvert que pour être à nouveau combattu. Vers 1600 av. J.-C., les Védas l’avaient codifié; vers -900, les prêtres d’Héliopolis en faisaient la base de leur système.  En -700 les prophètes juifs, vers -500 les Chinois, vers -200 les Séleucides, au temps du Christ les Romains, au VIIIe siècle les Mayas du Yucatan, au XIIe siècle les chrétiens (sous l’influence des Arabes) tentèrent de réformer à partir du mythe une certaine conception de l’histoire.

Aucune autre croyance – cela vaut d’être souligné d’abord – ne se retrouve ainsi, sur quarante siècles, au cœur des plus grandes et des plus diverses civilisations. Survie d’autant plus surprenante que les persécutions de toutes sortes ne lui ont pas été épargnées. Si la science officielle la combat aujourd’hui, nos facultés et nos sorbonnes ne font en cela que suivre l’exemple de l’Inquisition au XVIe siècle, Philippe le Bel au XIIIe, l’empereur Claude au Ier, T’sin Che Houang-Ti 200 ans av. J.-C., les rois de Juda il y a trois mille ans.

Il est probable que ce rapprochement ne sera pas du goût de certains critiques. Ils m’opposeront que l’empereur romain, le roi hébreu ou les souverains chinois, en condamnant le mythe de l’éternel retour, avaient de tout autres buts que la science contemporaine. A les entendre, Claude et Jéhu, Torquemada et Che Houang-Ti furent des sortes de tyrans qui interdisaient par la force ce que la Raison conseille simplement de proscrire.

Néanmoins, nous voyons que ces interdictions politiques ou religieuses obéissaient au même souci profond que l’attitude rationaliste, à savoir le refus d’une « détermination » quelconque. Certains sujets excitent l’esprit aussi longtemps qu’ils ne l’accablent pas; s’ils ne divertissent plus, ils doivent épouvanter. Le mythe de l’éternel retour est de ceux-là.

On peut tenir pour règle qu’une civilisation quelle qu’elle soit, parvenue à son apogée, s’élève toujours avec violence contre les théories et les croyances qui présupposent sa propre fin. Comment s’en étonner, quand les individus ne montrent pas plus de courage?

Car il s’agit de savoir, en somme, si l’homme fait l’Histoire ou si l’Histoire le fait; si, écrivant ce mot, je pouvais ne pas l’écrire ou si, des milliards de fois, il ne fut pas écrit – par d’autres auteurs, en d’autres temps – non point tout à fait le même sans doute, mais à chaque fois dépendant d’un rythme auquel ni eux ni moi n’aurions pu échapper.

« Un voyageur éternel qui traverserait ce lieu éprouverait au bout des siècles que les mêmes volumes se répètent toujours dans le même désordre (qui, répété, serait un ordre : l’Ordre) ». Ce monde que Jorge Luis Borgès décrit dans sa nouvelle célèbre La bibliothèque de Babel, il s’agit de savoir s’il n’est pas notre propre univers; ou plus exactement, et plus tragiquement, si notre monde peut être autre que celui-là.

Aussi, bien que ce ne soit pas un problème neuf, peu d’hommes, à l’exception de certains prêtres orientaux, amérindiens ou égyptiens, ont pu ou ont osé le traiter à fond, jusqu’en ses dernières conséquences. Disposés à l’entendre, sinon à le résoudre, les plus mystiques méprisent les informations, innombrables et précises, qui le conditionnent dans le temps; par suite, ils n’osent aventurer des hypothèses que le premier cuistre venu, moyennement informé, croira détruire d’un mot; ou, parfois, ils les aventurent, si peu fondées qu’elles desservent la cause qu’ils prétendaient servir. Quant aux esprits scientifiques, ou simplement raisonnables, leurs recherches personnelles les emprisonnent vite dans un cadre étroit, défini : non seulement une discipline, l’histoire, l’ethnologie ou l’archéologie, mais plus courtement l’étude et la connaissance d’une période particulière de l’histoire ou des mythes et rites de quelque tribu. Sortis de ce champ clairement délimité, ils ne sont plus assurés de rien.

Aux premiers esprits manquent la patience et le soin de longues recherches; aux seconds, l’audace ou le besoin de la synthèse. Ou bien, à tous, n’est-ce pas un certain courage qui fait défaut? Car, très souvent, j’ai vu le même visage fermé, le même regard buté, au technicien auquel je demandais l’effort de sortir de son trou et à l’illuminé que je voulais amener à se poser sur le sol. Celui-là ne sait vivre que dans une taupinière – et celui-ci dans le ciel, au-dessus des nuages; mais c’est également refuser le Réel, que s’en cacher le détail ou la totalité.

2

 

Le premier argument que le profane oppose d’ordinaire au mythe est son apparente naïveté. En effet, tout système de retour éternel s’arroge a priori le droit de circonscrire à quelque rythme les évènements marquants de l’histoire. La connaissance accrue que nous avons de ceux-ci ne rend-elle pas risible toute prétention de cet ordre?

Il faut l’admettre : les grands systèmes (dans ce que nous pouvons en savoir) semblent souvent se contredire, ou avoir été contredits très vite par une plus précise, ou plus vaste, connaissance des religions et des cultures. Pour nos contemporains, certains sont devenus presque inintelligibles; ou bien, comme le système trinitaire de Joachim de Flore, ont été démentis dans le siècle même où ils naquirent; d’autres, comme le système mazdéiste, l’ont été dans un délai de quelques siècles.

Mais on voit bien que ces faiblesses et ces erreurs provenaient moins de la théorie même que de l’impuissance où semble être le créateur de système de s’arracher à ses croyances religieuses. Pour Joachim de Flore, par exemple, la foi chrétienne étant hors de question, la théorie astrologique devait se soumettre au dogme de la Trinité : à l’avènement du Père, Yahvé, succédait l’ère du Fils, Jésus, auquel devrait succéder l’ère du Saint-Esprit…

De même, considérant leur religion (l’indo-européenne) comme l’enveloppe spirituelle de l’histoire de l’humanité, les zoroastriens se devaient de limiter l’histoire à la durée même de leur religion. Nous retrouverons une semblable confusion au cœur du grand rêve des prêtres égyptiens, au centre de l’Apocalypse, à tous les détours du Zohar.

Il est assuré que l’avènement de l’Esprit n’a pas succédé à la mort du Fils (dans les formes, du moins, que Joachim de Flore lui donnait); ou que le monde n’a pas disparu en même temps que le mazdéisme (mais le « monde » des Sassanides, où le système s’était accrédité, a bien fini en même temps que lui). Dans une égale mesure, l’évènement prédit s’accomplit et ne s’accomplit pas, ou, plus exactement, il s’accomplit dans le cadre que la prédiction lui donne – et nulle part ailleurs : la croyance ne concerne que le croyant.

Naïveté, donc. Et l’on conçoit que cette naïveté ait pu détourner de l’éternel retour et de tout système astrologique l’esprit qui se veut « raisonnable ». Elle ne préjuge pas, pourtant, d’un système fondé non plus sur l’étude d’une seule religion mais sur l’ensemble de l’évolution humaine.

Exactement, le problème n’est pas de choisir entre un système et point de système du tout, car l’esprit ne peut se passer de comprendre, et il comprend seulement cela qu’on lui présente sous une forme intelligible, organisée. Mais il est vrai aussi qu’une trop précise formulation des choses nous irrite et nous déçoit, comme si les cadres et systèmes nous dérobaient précisément la qualité la plus sensible du réel : sa permanente fluidité.

En somme, depuis que l’homme cherche à se faire une claire idée (spatiale et temporelle) du monde où il se trouve, il est arrêté par deux impuissances et renvoyé de l’une à l’autre : l’impuissance de concevoir l’infini et celle d’admettre le fini. Or, l’éternel retour, sous sa forme traditionnelle : le cercle, supprime la tragique alternative. Le cercle est l’univers le plus « fini » qui soit; cependant, pour qui le parcourt, il peut se présenter comme un infini : si le point de départ n’est pas jalonné, le voyageur y reviendra mille milliards de fois sans cesser de poursuivre sa route.

On ne peut rejeter cette notion du cercle (ou celle de la spirale, plus subtile puisqu’il s’agit alors de « cercles ouverts ») sans tomber aussitôt dans une naïveté pire. C’est ainsi que le rationalisme est mal venu de condamner l’éternel retour sur la primarité des systèmes qui l’expriment. Car nul n’est plus primaire que lui et nul système, si théorique ou simplifié qu’il soit, n’atteint l’extrême naïveté de la notion d’un progrès indéfini telle qu’on l’enseigne dans les écoles. Non seulement l’histoire la dément, mais la raison la condamne : de toutes les figures géométriques concevables, la ligne droite est la plus fausse.

En effet, le « progressisme » rationaliste se présente lui-même comme un système, et des moins défendables. Pour l’étayer, il a fallu réduire l’histoire de l’humanité à une progression continue, de l’homme des cavernes à l’homme chasseur, de l’homme chasseur à l’agriculteur, de l’agriculteur à l’ouvrier métallurgiste; ou bien, sur un autre plan, de l’âge de la pierre à l’âge du bronze, de l’âge du bronze à l’âge du fer, etc.

Lorsqu’il s’est trouvé un savant (Boucher de Perthes) pour suggérer que les quelques milliers d’années connues ne représentaient peut-être pas toute l’histoire de l’homme, nos rationalistes se sont attaqués d’abord à ces dangereuses théories avec autant de vigueur qu’aux astrologues, alchimistes et autres « fous ». Et quand, il y a trente ans, la découverte des céramiques de Suse I révéla l’existence d’une civilisation très évoluée en Perse dès 5000 av. J.-C., la première réaction scientifique a été l’incrédulité.

Encore cette incrédulité se maintient-elle dans certaines écoles en ce qui concerne les découvertes de Ts’i-kia-p’ing au Kan-sou et de Yang-chao au Hunan, que certains refusent de dater antérieurement à 2500 av. J.-C. Car si de telles civilisations ont pu exister en Iran et en Chine au Ve millénaire avant le Christ, alors, trois mille ans plus tard, l’Iran et la Chine semblaient se maintenir au stade des communautés agricoles, c’est toute la conception moderne du progrès qu’il faut reconsidérer.

Imaginons cependant, pour un instant, que cette conception soit un leurre. Les découvertes de Suse i et de Ts’i-kia-p’ing sont aujourd’hui bien dépassées; puis, une science nouvelle, l’ethnologie, nous a fait prendre une plus juste conscience de l’évolution des races.

Alors que les plus récentes fouilles de Jéricho mettaient à jour une ville fortifiée vieille de 9000 ans, nous apprenions qu’en Australie et en Polynésie des hommes vivaient encore en 1960 à l’âge de la pierre. Nous n’ignorons plus qu’à toutes les époques de l’histoire l’étonnant hiatus a pu exister. Douze siècles avant le Christ, les Gaulois découvraient à peine le bronze quand, depuis un millénaire, Achéens et Hittites utilisaient le fer et quand d’archaïques cultures d’Extrême-Orient avaient déjà dominé sur toute l’Asie et s’étaient abîmées en laissant des vestiges d’un art du plus parfait achèvement.

Les Egyptiens n’étaient encore que des sauvages et Sumer n’existait pas quand les premières villes de Jéricho et de Suse dressaient leurs tours orgueilleuses au-dessus d’une plaine verdoyante. Mais Suse n’existait plus et Jéricho était redevenu un village quand les grandes cités d’Anatolie faisaient trembler l’univers.

Nous n’en sommes plus à fixer au néolithique une durée uniforme pour tous les peuples de la planète. Si l’archéologie ne permet pas d’affirmer l’anéantissement et le renouveau de civilisations antérieures au VIIe millénaire av. J.-C., elle en suggère l’hypothèse (je pense aux statues de l’Ile de Pâques, au « calendrier » de Tiahuanaco, aux rochers à facettes de Marcahuasi) et rendent moins risible que naguère l’indestructible croyance aux cycles d’un éternel retour.

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

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« Le principe de la conservation de l’énergie exige le retour éternel ».[2] Cette géniale intuition de Nietzsche appelait un commentaire que le philosophe n’eut pas le temps ou les moyens d’entreprendre.

Il l’avait cependant ébauché dans un autre aphorisme :

« Supposé que l’univers disposât d’une quantité fixe de force, il serait évident que tout déplacement de force en un point quelconque conditionnerait le système entier. A côté de la causalité du successif, il y aurait une sujétion due à la proximité et à la simultanéité ».[3]

La première partie de cette affirmation est assez démonstrative; la seconde est plus confuse. Il vaut d’y réfléchir.

Dans un univers commandé par une énergie limitée, dit Nietzsche, aucune partie ne peut être indépendante des autres parties; aucune réaction énergétique (et la vie en est une) ne peut se présenter comme imprévue, « libre », sous peine de mettre en danger l’ensemble. Il s’ensuit que l’inter réaction entre les parties devient un conditionnement et obéit à un déterminisme aussi rigoureux que le conditionnement « cause-effet » et le déterminisme qui en découle. Il ne suffit plus de dire : « Quand j’avance le pied, je marche », il faut dire : « Quand j’avance le pied, je marche, si d’autres évènements simultanés ne viennent pas me l’interdire (par exemple, le pot de fleurs qui me tomberait sur la tête) ».

La grande tentation, alors, est de comprendre le « système » et de l’enfermer dans une « grille de lois », où le nouveau déterminisme, dit « de simultanéité », apparaîtrait clairement.

Ainsi, la célèbre formule d’Einstein : E = MC² établit un rapport immuable entre l’énergie déplacée par tout corps en mouvement d’une part, et d’autre part par la masse et la vitesse de ce corps. Sur un autre plan, la chimie nucléaire est parvenue à classer les atomes par ordre de numéro atomique croissant dans un tableau périodique, où les éléments dont les propriétés chimiques sont analogues se retrouvent sur une même « ligne hypothétique ». Dans ce tableau, les structures électroniques des atomes, liées au nombre et à l’emplacement des électrons qui les constituent, obéissent à la formule 2 n², selon le schéma :

2 électrons sur la couche K  (1ère orbite)

8 électrons sur la couche L

18 électrons sur la couche M

32 électrons sur la couche N, etc.

C’est là tout le dessein de la science théorique : lier entre eux les éléments constitutifs de l’univers, de manière qu’y apparaisse un rapport déterminant. Mais, en conséquence, il arrive parfois que la science théorique frôle dangereusement le vieux mythe de l’éternel retour.

Etudiant les « modèles d’univers » proposés depuis l’avènement de la relativité, notamment ceux de Friedman et de Georges Lemaître (1920, 1927) complétés par la théorie d’Eddington (1930), le physicien Jean-E. Charon est conduit à conclure[4] :

« Ainsi retrouverait-on, au cours d’une durée s’étendant à l’infini à la fois dans le passé et dans le futur, une succession de « cycles » au cours desquels l’univers reprendrait des états analogues, sinon identiques. C’est, en définitive, la vieille idée platonicienne, à cela près que la période du cycle proposé par Platon était de 12 954 ans (évaluation précise de Cicéron!) alors que le cycle de nos cosmologues modernes est de quelques dizaines de milliard d’années… »

Ce  que le physicien chimiste accomplit au niveau de l’atome, ce que l’astrophysicien espère faire apparaître au niveau des galaxies, serait-il interdit de le réaliser au niveau de l’histoire humaine? Pendant des millénaires, des prêtres, des philosophes, des initiés ne l’ont pas cru; et il se peut que certains d’entre eux aient approché un résultat.

Illustration Pierre-Jean Debenat

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Le mépris nous cache ce « résultat », celui que nous inspirent les méthodes employées par les grands précurseurs. Les prétentions de l’astrologie nous gênent plus encore que le mythe même d’un éternel retour.

Des « cycles »? D’accord. Mais comment se meuvent-ils? Qui les meut? Pour le Chaldéen, l’Indien, l’Egyptien, le platonicien, le cabaliste, le problème était résolu par l’existence d’un contenant : le cosmos. La terre était au centre de l’univers : elle recevait tout naturellement ses « directives » de l’univers qui la contenait[5]. Mais que notre planète, ses climats, l’évolution de sa faune et de sa flore, le rythme des cultures humaines puissent être dépendants des mouvements des astres, cette idée en trois siècles allait devenir pour tous, les plus mystiques, les plus matérialistes, le chiffon rouge brandi sous le nez du taureau.

Bizarre obstination! Dès 1741, le physicien suédois Calsius signalait une coïncidence frappante entre une aurore boréale et une déviation anormale de l’aiguille aimantée. En 1841, 1872, 1882, 1898, des astronomes de différents pays établissaient d’autres coïncidences entre des éruptions chromosphériques et le dérèglement soit des boussoles, soit même des transmissions télégraphiques. Enfin, le 31 octobre 1903, l’apparition d’une grosse tache solaire correspondit à un arrêt complet des communications par câble en France, en Angleterre et aux Etats-Unis.

Il fallut se rendre à l’évidence, car, depuis 1940, ces incidents, dûment enregistrés, se comptent par milliers. Les plus spectaculaires ont concerné, en mars 1940, le réseau électrique de transport de force en Amérique du Nord; en février 1946, plusieurs villes de France, privées de courant à la suite d’une éruption solaire; en février 1956, le sous-marin britannique Acheron, porté disparu parce que l’Amirauté ne recevait plus ses messages; en septembre 1957, le croiseur soviétique Jdanov, qui accusa les puissances occidentales d’avoir paralysé ses émissions de radio. Cette même année 1957 (où l’on relève 3 856 éruptions solaires) 13 gros orages magnétiques, 74 évanouissements d’ondes courtes et 122 renforcements d’ondes longues ont été constatés. Mais un seul phénomène électromagnétique l’avait été en 1954, année faible en éruptions (17).

En bref, il est admis aujourd’hui que le soleil exerce une action directe non seulement sur la radio et tous les phénomènes électromagnétiques terrestres, mais encore sur des phénomènes climatiques et biologiques, qui nous concernent tout particulièrement. Il est reconnu que ces années terribles que furent pour Lisbonne 1755, pour Quito 1797, pour Messine 1908 et pour le Japon 1923, étaient également, curieusement, des années de fortes éruptions solaires.

Puis, le professeur américain Donald B. Lawrence constata une concordance entre les taches solaires et le grossissement des glaciers. Des spécialistes admirent que le niveau des lacs équatoriaux suivait les hauts et les bas du cycle solaire. L’Abbé Moreux avait attesté, dès le début de ce siècle, un certain parallélisme entre l’activité solaire et la production en blé et en vin. Depuis, le docteur Maurice Faure a établi d’autres relations entre les éruptions et les vagues de suicides, de catastrophes diverses, de recrudescence de maladies chroniques. En 1938, le professeur soviétique Tchijevsky confirmait ces observations en accusant le soleil des grandes épidémies microbiennes. En bon rationaliste, il expliquait le fait par l’hypothèse qu’à certaines époques l’astre irradie des ondes courtes en plus grandes quantités et que celles-ci favorisent le développement des microbes. En 1958 et 1960, l’Académie de médecine de Paris, puis l’Académie des sciences de Leningrad confirmèrent que la courbe de fréquence de l’infarctus et celle des maladies de cœur correspondaient à la courbe de l’activité solaire et aux pointes de l’activité géomagnétique.

Sans doute, certains savants et vulgarisateurs qui reconnaissent ces faits (entre autres M. Pierre Rousseau, auquel j’emprunte cette nomenclature alarmante[6]) affirment qu’ils démontrent seulement l’action du soleil sur notre planète et se refusent à tenir compte de toute autre action cosmique. Notre soleil, disent-ils, est le centre de notre univers, toute vie n’existe que par lui; il est naturel qu’il nous influence. Mais les étoiles!

Il est vrai qu’elles sont bien lointaines! Aldébaran, dans le Taureau, à 63 années-lumière; l’Epi de la Vierge à 191 années-lumière; Antarès, dans le Scorpion, à 232 années-lumière… Le soleil se trouve seulement à 150 millions de kilomètres de notre planète et sa masse est 333 432 fois celle de la terre. S’il s’agit d’une constellation, même proche, nous devrions multiplier la distance terre-soleil par le million : l’étoile Fomalhaut, sous le Verseau, par exemple, se trouve à 23,2 années-lumière, c’est-à-dire à plus de 200 000 milliards de kilomètres. Dans ces conditions, quelle peut être son action sur notre planète? Mais, également, la production énergétique d’une constellation, comment la calculer? A peine si nous connaissons toutes les étoiles qui composent certaines d’entre elles : ici, plusieurs centaines, là, plusieurs dizaines de milliers. Leurs dimensions sont considérables. Un « soleil » comme Aldébaran est 36 fois plus gros que le nôtre, Antarès 280 fois plus.

Imaginons une constellation « moyenne » : 2 000 étoiles, de 60 à 100 fois plus grosses que le soleil; c’est par 160 000 qu’il faudrait multiplier la production énergétique solaire pour avoir une idée de la sienne. A une distance de 23 années-lumière, son influence sur la terre resterait neuf fois moindre que l’influence solaire; cela est loin d’être négligeable!

Illustration Pierre-Jean Debenat

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On se gausse volontiers des antiques astrologues qui basaient leur système sur un « monceau d’erreurs ». Sans doute. Dans l’état actuel de nos connaissances, il semble que, longtemps, la ronde des constellations ait été vue sous l’aspect d’un simple cadran à deux dimensions, cadran d’une pendule où les signes eussent tenu la place des heures, de I à XII. Au milieu : la terre, immobile centre de l’univers; puis, entre la terre et le zodiaque : la lune, les planètes, le soleil entraînés dans un mouvement annuel et régulier.

J’écris : « il semble », car il se peut que ce schéma ait eu pour but de simplifier à l’extrême des notions déjà trop complexes, en faisant apparaître clairement le passage régulier du soleil et des planètes d’un signe à l’autre (et chez les Egyptiens, même, d’un décan à l’autre, leurs prêtres divisant le zodiaque non pas en douze mais en trente-six parties, de 10° chacune).

En effet, les calculs des astrologues n’étaient point si erronés, puisque notre calendrier de 365 jours date de l’ancienne Egypte, compte tenu des remaniements successifs qui en précisèrent l’exactitude : il a cinq ou six mille ans d’âge. D’autre part, nous verrons que, partout dans le monde (Egypte, Inde, Chine, ancien Pérou), le calendrier lunaire, qui a précédé le calendrier solaire, exigeait de nos plus lointains ancêtres une appréciation déjà relativement exacte des mouvements de certaines étoiles dans le ciel visible et invisible.

Encore une fois, notre mépris nous trompe et l’on doit en croire Léopold de Saussure quand il affirme : « On a là un exemple mémorable des erreurs d’appréciation auxquelles entraîne la défiance inspirée par le sens critique, dans un domaine spécial qui ne lui est pas familier ». Le grand révélateur de l’astronomie chinoise écrit à ce sujet : « Depuis que le système des apparences a été détruit par Copernic et Newton, l’astronomie a été de plus en plus considérée comme une science de hautes mathématiques réservée aux spécialistes; on est porté à méconnaître le rôle primordial qu’elle a joué à l’aube des grandes civilisations, où de puissants mobiles, d’ordre philosophique, religieux et calendérique, la plaçaient au premier rang des connaissances utiles. »[7]

Cependant? le schéma zodiacal devait être aussi l’effet d’une certaine ignorance – qui allait (chez les Hébreux, par exemple) jusqu’à se représenter le monde comme une sphère occupée à demi par le ciel, à demi par notre planète elle-même et par « l’abîme » qu’elle eût contenu, de sorte que la surface terrestre constituait en somme le grand cercle de l’univers. Mais, alors même, tout se passe comme si cette ignorance n’empêchait pas nos ancêtres d’accéder à une connaissance « théoriquement juste » de l’espace.[8]

Sur le plan astrologique, ainsi, le système zodiacal tenait compte du fait que les constellations n’étaient pas fixes. On croyait qu’elles se déplaçaient sur l’écliptique (dans le sens inverse du mouvement annuel) de 30 degrés tous les vingt-deux siècles environ, si bien que, tous les 2 200 ans, chaque constellation prenait, dans un Signe donné, la place de la constellation « suivante ».

Un point hypothétique Y [9] fixé sur le zodiaque à la fin du mois de mars, époque où l’observation stellaire était la plus aisée, se déplaçait ainsi, année après année, de quelques 50 » par an, tout autour du zodiaque. Ce point, qu’on nomme « vernal » parce qu’il indique l’équinoxe du printemps, se trouvait pour Sumer et pour Memphis, 3 000 ans avant J.-C., dans la constellation du Taureau. En 128 avant J.-C., Hipparque, le célèbre astronome grec, le découvrait déjà dans les Poissons, à 174° de l’Epi de la Vierge. En 1862, Maskelyne le situait à 201°4 de l’Epi; en  1990 ans, 27°4 avaient été franchis, soit 49 » par an.

Dans l’intervalle, comme on sait, notre connaissance du cosmos s’était totalement transformée. Pour un Kepler, la terre n’était plus le centre du système solaire; elle tournait autour du soleil et le schéma des astrologues babyloniens paraissait à reconsidérer. D’une certaine manière, pourtant, l’ancienne symbolique demeurait valable, car, si la terre tourne autour du soleil en une année, il s’ensuit que, dans une année, elle fait également le tour du zodiaque, passant de mois en mois dans un nouveau signe. Les découvertes de Copernic (1473-1543) et de Galilée (1564-1643), non plus que les siennes propres (loi des orbites : 1604; loi des aires : 1605; loi harmonique : 1618) ne parurent donc pas suffisantes à Kepler pour rejeter la plus ancienne croyance des hommes. Au contraire, ses théories astrologiques, relatives entre autres à l’éternel retour, sont l’une des choses que les astronomes du XXe siècle lui reprochent le plus véhémentement.

Restait à expliquer le déplacement bimillénaire du point vernal d’un signe à l’autre. L’explication que J. Kepler y trouva porte le nom impropre de « précession des équinoxes ». Et, depuis trois siècles, les commentaires de l’astronomie officielle en demeurent assez confus.

Mais on enseigne encore dans les écoles que l’axe de la terre n’est que prétendument immobile. En réalité, notre planète effectuerait autour de son axe fictif un troisième mouvement circulaire (le premier étant l’ellipse orbitale qu’elle décrit autour du soleil, le second le mouvement qu’elle accomplit sur elle-même en vingt-quatre heures). Cette troisième rotation, comparable à celle d’une toupie lancée, pourrait se représenter figurativement comme un cône, dont l’axe serait l’axe fictif de la terre; cône circonscrit en 25 800 ans, à raison de 50 »  par an, soit d’un signe zodiacal (30°) tous les 2 150 ans.

On notera la différence avec le calcul basé sur les observations d’Hipparque et de Maskelyne. L’erreur du Grec serait minime : une seconde un dixième par an, bien qu’elle entraîne un écart de sept siècles pour la circonvolution complète de la terre autour du « zodiaque  » : 26 520 ans, au lieu de 25 800 ans.[10]

Puis, sont venus les géants du XVIIIe siècle : Halley, Wright et surtout Herschel, le fondateur de l’astronomie stellaire. A la lumière de leurs découvertes, il apparut tout d’abord que la figuration zodiacale, décidément, était inacceptable. De même que les planètes, pendant des millénaires, avaient pu être considérées comme des cercles-plans épinglés sur la voûte du ciel, de même les constellations avaient pu être figurées au nombre et sous l’aspect de douze signes « divins » – bien qu’elles fussent infiniment plus nombreuses (40 dans le seul ciel boréal) et distantes les unes des autres de plusieurs dizaines d’années-lumière. Pendant des millénaires, les hommes avaient pris pour une sorte d’horloge ce qui était une mer sans fond!

Après cette révélation, aucun esprit savant du siècle dernier n’aurait voulu traiter avec sérieux les inventions des astrologues! Les « esprits savants » avaient tort. Car l’astronomie n’en resta pas là.

Sans doute, à l’antique image d’un cosmos circulaire au centre duquel se trouverait la terre, s’est substituée une vision bien différente. Non seulement la terre n’en est pas le centre, mais le système solaire lui-même n’est plus que l’habitant vagabond d’un « faubourg » de la Voie Lactée, laquelle n’est plus qu’une galaxie parmi des milliards d’autres.

Le bras de la Voie Lactée où nous nous mouvons a de quoi nous suffire, puisqu’il atteint 30 années-lumière de diamètre (ou, si l’on veut, 94 ¼  années-lumière de circonférence). Le soleil s’y meut à la vitesse de 20 kilomètres-seconde, soit de 630 millions 720 000 kilomètres par an.

Cependant, le zodiaque ne représente aucune réalité concrète : les constellations qui ont donné leurs noms aux Signes ne sont pas disposées sagement sur les bords de la Voie Lactée, mais elles s’y meuvent elles-mêmes, à une vitesse de cinq à trente fois supérieure à celle de notre soleil.[11]

Pratiquement, nous pouvons dire qu’en son point le plus rapproché, une constellation se trouve à une distance comprise entre 3 ou 4 ou 20 ou 30 années-lumière. Quant à son plus grand éloignement, il peut atteindre la profondeur même de la spirale galactique, puisque les constellations s’éloignent ou se rapprochent  de nous à travers toute la Voie Lactée, où le système solaire les suit avec un retard croissant.

Il s’ensuit que leur mouvement, insensible à nos regards, change à tout moment la carte du ciel. Rien n’y est immobile, pas plus les astres que les planètes, pas plus les galaxies que les astres. Notre Voie Lactée fonce vers un grand inconnu (ou tourne autour d’un axe encore mystérieux) à une vitesse qu’on ne peut évaluer directement mais seulement en comparaison des vitesses des autres galaxies : elles sont de l’ordre de plusieurs de kilomètres-seconde.

De même, notre soleil, dans le Voie Lactée, se meut en direction de la constellation d’Hercule (en se rapprochant de celle du Capricorne) et  toutes les planètes du système y courent de compagnie. La terre, ainsi, décrit dans le cosmos une trajectoire en forme d’hélice et, ce faisant, coupe diversement les lignes des champs de forces cosmiques (d’autant plus diversement que son mouvement oscille du plan de l’équateur, en mars, jusqu’au parallèle de son axe nord-sud, en septembre, tandis que sa vitesse totale varie de 45 kilomètres-seconde en mars à 24 kilomètres-seconde en septembre).

Or, il y a quelques années, un Italien, le professeur Piccardi, a établi mathématiquement cette figure hélicoïdale (mouvement elliptique autour du soleil plus mouvement du soleil dans la galaxie) et ses calculs semblent devoir bouleverser le scepticisme de la science officielle à l’égard de la plus vieille des sciences. Pour que l’astrophysique actuelle puisse admettre sans réticence les théories de l’astrologie la plus traditionnelle, il lui suffirait de nommer « champs de force galactiques » ce que nos pères nommaient les signes zodiacaux (et les prêtres égyptiens, il y a trois mille ans, les « champs »)[12].

Tout prouve que nous allons très vite vers une telle reconnaissance. Un physicien portugais, Antonio Giao, vient de démontrer que des équations d’Einstein supposaient l’existence des « champs ». Et, dans la seule période de mars 1951 à octobre 1960, deux cent cinquante mille essais ont été faits, touchant l’action de l’eau ordinaire sur le trichlorure de bismuth, sous l’influence des ondes cosmiques. Les courbes des résultats de ces expériences correspondent à celles des phénomènes géophysiques et astronomiques. Elles révèlent « une corrélation inattendue avec les variations du champ magnétique terrestre, l’ionisation de l’atmosphère, l’intensité du rayonnement cosmique, la durée de la rotation solaire… »[13]

Des tests pratiqués depuis douze ans à Madagascar, au Japon, dans l’Antarctique, que sortira-t-il demain? Nous n’en savons rien encore, sinon que la plus grande difficulté rencontrée par les chercheurs provient précisément de ce que les résultats varient selon les époques auxquelles les expériences sont effectuées. Mais cette difficulté même apparaît comme une preuve. C’est elle qui permet au professeur Piccardi de prétendre détenir aujourd’hui une hypothèse de travail « selon laquelle le mouvement hélicoïdal de la terre dans la galaxie doit être considéré comme un phénomène important, susceptible de provoquer des effets notables. » Une hypothèse de travail qui suffit à l’astrophysique peut nous suffire aussi, provisoirement.

« Peut-être le ministre des Finances, dans l’avenir, prévoira-t-il le rendement des impôts d’après les phénomènes chromosphériques… »[14] N’était-ce pas ce que faisaient, deux mille ans avant J.-C., les prêtres de Mardouk, pendant l’Akitu?

Illustration Pierre-Jean Debenat

6

 

Ces illusions pourtant, ne sont plus de mise. Ce que nos grands-pères n’eussent pas admis, nous le savons clairement aujourd’hui : notre conception actuelle du cosmos n’a pas plus de chance de durer que n’en eurent celles de Copernic, de Ptolémée ou d’Eudoxe.

Il y a seulement dix ans, l’astronome Walter Beade, en utilisant le télescope géant du Mont Palomar, a pu identifier une des sources d’émission des « ondes de l’espace » avec la galaxie du Cygne, distante de 700 millions d’années-lumière. Depuis, d’autres sources ont été détectées, dont on suppose que la puissance varie de 10 puissance 28 à 10 puissance 34 kilowatts; nous voilà loin des milliards kilowatts de l’énergie solaire!

Des hypothèses refont surface : celle qu’un écrivain de science-fiction, Edward E. Smith, émit dès 1940, à savoir que des collisions seraient possibles entre les galaxies… D’autres naissent, et l’on voit des savants soviétiques, Chklovsky et Ginzburg, préférer croire à l’existence d’électrons interstellaires voyageant presque à la vitesse de la lumière, dont l’origine selon le premier serait une explosion d’étoiles, et dont l’effet selon le second serait une naissance de galaxie. Chacun rêve de créer son petit (ou grand) système; ceux-là qui refusent d’admettre les « champs » de l’ancienne Egypte ne sont pas ceux qui reculent devant les hypothèses les plus folles. Du moins toutes ces inventions présentent-elles un point commun avec les thèses antiques; la terre n’est qu’un atome dans l’univers, balayé par des forces, des « puissances » énormes dont nous n’aurons jamais qu’une idée incertaine.

En effet, entre ces puissances et notre intelligence existe une différence de plan, de « niveau », telle que nos lois ne peuvent en rendre qu’imparfaitement compte, comme si nos lois n’étaient que les « rayons » créateurs d’une sphère indéfiniment agrandie. Aussi loin que nous inventions, nous ne faisons qu’élargir l’orbe de l’univers, et l’écart ne cesse de s’accroître qui sépare le rayon-loi de la circonférence-univers.

En cela les plus savants ne se trompent pas, qui tiennent à leur humilité plus qu’à leur science. Copernic admettait qu’il avait retrouvé l’idée du mouvement de la terre dans des ouvrages très anciens. Le génial auteur du principe d’indétermination en physique nucléaire, W. Heisenberg lui fait écho : « Au cours des dernières décennies, les liens qui unissent les différentes sciences naturelles sont devenus bien plus apparents qu’ils ne l’étaient auparavant. Fréquemment, on reconnaît les signes de l’origine commune  et, d’une façon ou d’une autre, cette origine commune réside finalement dans la pensée antique ».[15]

Or, cette synthèse rêvée, supposé qu’on l’obtienne, ne serait plus du ressort d’aucune des sciences connues : chimie, physique, astrophysique, astronomie, etc… Nous le voyons bien par la tentative de Jean Charon qui, aujourd’hui, va plus loin que tous en ce sens : il lui faut établir au départ un « hiatus » entre (ce sont ses termes) le Réel et le Connu. Se profilent ici, tout à la fois, les thèses chères aux cabalistes, aux brahmanes, aux disciples d’Ockham, aux prêtres chaldéens : l’homme crée le réel, il ne le « découvre » pas. Alors, une science survit, une seule : celle des mythes, et notamment des mythes astrologiques, pour lesquels l’homme recommence de se passionner.

Quand je parle de l’astrologie, on entend que je ne parle pas de l’horoscope quotidien sur lequel se jette dès l’aube l’homme d’affaires américain ou la midinette parisienne. Je n’éprouve aucun mépris mais non plus aucune confiance pour des prédictions individuelles que la presse diffuse à des millions d’exemplaires. En fait, cette branche de l’astrologie m’est parfaitement inconnue et je ne saurais dire si, comme on le prétend, les sportifs naissent plus nombreux sous le signe du Bélier, les artisans sous le signe de la Vierge.

Cependant, je crois à ce qu’on pourrait nommer la caractérologie des signes. Il me semble qu’une recherche vieille de cinq mille ans a dû obtenir souvent des résultats évidents et durables; sans quoi, qui l’aurait poursuivie? Supposé que nos ancêtres fussent des ignorants (cela n’est pas prouvé), on ne peut les croire stupides; ce l’aurait été que s’attacher siècle après siècle à des croyances que l’expérience eût démenties. Si l’histoire peut devenir une science, l’historien doit s’en tenir à cette humilité. Pour l’instant, observer et noter ce qu’on observe, sans se presser de conclure, sans se permettre de juger, est la seule attitude concevable.

7

 

Aussi, quittant le domaine plaisant de la théorie, que l’astronome aujourd’hui comme l’astrologue hier maîtrise trop aisément, ce sont les faits que dans ce livre j’ai voulu réunir et confronter.

Des faits « historiques », d’abord, pour les cinq millénaires où l’on peut parler d’Histoire, c’est-à-dire de dates plus ou moins précises et de rapports de causalité plus ou moins sûrs. Puis, des faits archéologiques, moins incertains parfois, dans la mesure où les pierres subsistent plus longtemps que les idées et se prêtent moins au jeu des interprétations. Des faits mythiques, enfin, des vestiges légendaires, pour les époques reculées où ni l’histoire ni l’archéologie ne nous sont plus d’aucun secours; car il arrive que les grands thèmes mystiques laissent parmi les peuples qui en furent imprégnés des traces plus durables que les pierres.

Mon éditeur et moi aurions voulu publier tout l’ouvrage en un volume; son importance matérielle nous a contraints d’y renoncer. Je ne le regrette pas trop, car le livre en comporte effectivement deux, qui ne se ressemblent ni par leur objet, ni même par les méthodes auxquelles j’ai dû me soumettre ici et là.

Le Royaume et les Prophètes traite de trois religions qui ne sont à aucun degré des syncrétismes mais les expressions de mystiques originales et qui restent assez proches de nous pour que, vivant, l’Esprit nous en parvienne. Leur évolution correspond à une période où les datations ne sont incertaines, au pire, qu’à vingt ans près, si bien que l’Histoire, ici, imposait ses méthodes.

En ce qui concerne les dates et les évènements que nul ne discute plus (jusqu’au VIIIe siècle avant J.-C.), je me suis contenté des ouvrages classiques, faciles à consulter, et des études contemporaines les plus connues. Quand je me suis trouvé devant une incertitude ou un point contesté (les datations des évènements bibliques ou de l’ancienne Sumer), je me suis attaché à discuter les arguments contradictoires, les interprétations des deux thèses en présence. Pour l’essentiel, ce premier tome ne traite que des religions babylonienne, hébraïque et chrétienne : il couvre six millénaires.

Le tome second, Les jours et les nuits du Cosmos, traitera des autres religions, dont nous ne connaissons plus que les mutations, les « réveils » : syncrétismes et panthéons. Leur étude couvre douze mille ans et englobe celles des civilisations les plus diverses : de l’Asie Centrale, de la Perse, des pays musulmans, des pays celtes, de l’Extrême Orient, de l’Amérique du Sud… Elle dut s’appuyer sur l’archéologie en ce qui concerne les dieux morts; sur les « trouvailles » des ethnologues, en ce qui concerne les survivances des mythes. Elle dut également faire une grande place à ces mythes mêmes, légendes sacrées que l’esprit contemporain tient pour de simples impostures, mais qui sont néanmoins comme l’histoire des peuples qui avaient de l’Histoire une conception différente de la nôtre.

Depuis trente ans, ces faits mythiques, fruits des recherches patientes de centaines d’historiens et d’ethnologues, nous parviennent en telle abondance qu’une vie serait à peine suffisante pour les réunir et les confronter. Heureusement, des hommes ont déjà fait pour nous, dans une large mesure, le collationnement nécessaire. Au premier rang de ceux-ci, je nommerai le professeur roumain Mircea Eliade, dont le Traité d’Histoire des religions me fut un instrument de travail irremplaçable.

Mais il ne suffit pas de collationner des faits, il convient de les comprendre. L’esprit scientifique, hier, refusait la synthèse; il y vient aujourd’hui. Claude Lévi-Strauss entre autres a sans doute préparé le terrain aux chercheurs; je lui dois, quant à moi, de m’avoir encouragé en montrant que la pensée des peuples dits sauvages est un état normal de l’intelligence, puisqu’elle peut être, en certains cas, plus créatrice que la nôtre. [16]

Certains esprits, philosophiques plutôt que scientifiques, avaient pressenti cette vérité avant l’ethnologue moderne; ou, du moins, ressenti que les mythes dont s’est toujours bercée l’humanité, fût-ce aux temps « barbares » ou « sauvages », n’avaient pas une valeur de création moindre que les thèmes et les mythes des grandes religions constituées.

En ce qui concerne précisément le thème de l’éternel retour, il doit suffire de citer ici une page de J.-L. Borges, tirée de son Histoire de l’Eternité :

« Je pense aux jours, aux nuits de Brahma; aux époques dont l’horloge immobile est une pyramide très lentement usée par l’aile d’un oiseau qui l’effleure chaque mille et une année; au hommes d’Hésiode, qui dégénèrent de l’or jusqu’au fer; au monde d’Héraclite, engendré par le feu et cycliquement dévoré par le feu; au monde de Sénèque et de Chrysippe, anéanti par le feu, rénové par l’eau; à la Quatrième Bucolique de Virgile, et à l’écho splendide qu’on en trouve dans les vers de Shelley; à l’Ecclésiaste; aux théosophes; à l’Histoire décimale qu’imagina Condorcet; à Francis Bacon et à Ouspenski; à Gérald Heard, à Spengler et à Vico; à Schopenhauer, à Emerson, aux First Principles de Spencer et à Eureka de Poe. » [17]

Jusqu’au début du XXe siècle, pourtant, on pouvait encore croire que ces thèmes et recoupements étaient la création de poètes hallucinés ou d’écrivains naïfs et qu’il n’y avait pas lieu de s’en soucier. C’est ainsi qu’une démonstration aussi magistrale que Le déclin de l’Occident, d’Oswald Spengler, malgré de nombreuses rééditions depuis sa parution en 1917, ne semble pas avoir troublé profondément la quiétude de nos progressistes, que seule peut-être la tornade nazie devait amener à se poser les premières questions sérieuses. Parti des prétentions de la psychanalyse freudienne, le professeur Jung fut l’un des premiers « scientifiques » à voir dans les grands mythes de l’humanité autre chose que de simples divagations. Sous le nom d’archétypes, il en fit le départ d’une méthode de dépistage dont nous ne savons pas encore, il est vrai, quels seront les résultats thérapeutiques.

Vers les mêmes temps, Gaston Bachelard cherchait dans l’étude des grands mythes la clé de notre « inconscient créateur ». « Psychiquement, écrivait-il, nous sommes créés par notre rêverie, car c’est la rêverie qui dessine les derniers confins de notre esprit. »

Or, tous les thèmes qu’étudie son œuvre [18] s’ordonnent autour des éléments : l’eau, l’air, la terre, le feu, lesquels recouvrent précisément les signes astrologiques, soit l’eau : le Scorpion, le Cancer et les Poissons; l’air : la Balance, les Gémeaux et le Verseau; le feu : le Sagittaire, le Lion et le Bélier; la terre : le Capricorne, la Vierge et le Taureau.

Il s’ensuit que tous les thèmes qu’on peut rattacher aux éléments se retrouvent nécessairement dans les signes du zodiaque. Par exemple, le Feu est ce qui se détruit soi-même (caractère du bélier) mais également ce qui rayonne en aveuglant (le lion). La Terre, c’est la moisson, l’équilibre des saisons, ce qui se garde et survit (la vierge) mais aussi le désir satisfait et de nouveau avide, l’élan du faune, l’ardeur du germe (le capricorne), enfin l’épanouissement, la création même avec toutes ses jouissances, où triomphe le taureau.

Si donc on peut classer, comme Bachelard le croyait, les grands mythes humains en fonction des éléments, on doit pouvoir les classer de même relativement aux douze signes zodiacaux, et ce fut le dessein que j’eus, naguère, en le lisant.

Mon travail a pu m’entraîner bien au-delà de ce premier projet. Mais ce fut, d’une certaine manière, sans le trahir. Aussi, comme j’en eus le désir en décidant de l’entreprendre, j’ose dédier au souvenir de Gaston Bachelard un livre dont la première partie raconte la vie des religions, la seconde leur mort; dont la première partie s’attache à définir comment l’homme vit des dieux, la seconde par quels moyens il espère leur survivre.

L’ensemble donne de l’Histoire, et de notre situation dans l’univers, une vision nouvelle sans doute, déconcertante peut-être, mais utile, je le pense, en une époque où nous n’avons que trop tendance à nous poser en fossoyeurs de toutes les religions, de toutes les cultures et de toutes les croyances des peuples disparus.

 

Jean-Charles Pichon   1963


[1] Nostradamus ou le secret des temps (Le Livre Contemporain)

[2] NIETZSCHE, 1886-87 (XVI – 1603) : Carnets intimes

[3] NIETZSCHE, 1885-86 (XVI – 638) : Carnets intimes

[4] Jean E. CHARON : La connaissance de l’univers, Le Seuil, 1962

[5] Le principe de la conception de l’éternel retour est astrologique, J.-L. BORGES. « Histoire de l’Eternité », Editions du Rocher, 1951

[6] Pierre ROUSSEAU : L’Astronomie, L.G.F., 1959

[7] Léopold DE SAUSSURE : Les Origines de l’astronomie chinoise, p. 554, Maisonneuve, Paris, 1930.

[8] L. DE SAUSSURE note, à titre d’exemple de cette connaissance antique, intuitive et directe : « C’était une notion élémentaire (souvent ignorée de nos jours, des gens cultivés) que l’équinoxe est marquée par le lever et le coucher du soleil sur la ligne est-ouest, qu’en hiver il se lève au nord de cette ligne et au sud en été. » Cependant? « selon les théories modernes, la représentation des phases cardinales (où interviennent la translation annuelle de la terre autour du soleil, la rotation diurne et l’inclinaison de l’axe des pôles) peut apparaître comme un concept effroyablement compliqué… »

[9] Point de rencontre de l’équateur et de l’écliptique.

[10] Nous verrons que d’autres estimations ont été données de ce calcul primordial. Bien avant Hipparque, Platon proposait : 25 908 ans; 50 ans avant Kepler, Nostradamus : 26 040 ans.

[11] Une étoile qui semble des moins rapides, Acturus, dans la constellation Libra (la Balance), vole à raison de 137 kms-seconde. En 1846 ans, d’Hipparque à Halley, son emplacement dans le cosmos n’a cependant varié, pour nous, que d’1° 7′.

[12] Il est remarquable, déjà, qu’en 1930, les astronomes du monde entier aient décidé d’en revenir au vieux système des « Constellations » après s’être beaucoup moqué des astrologues du temps passé « qui, artificiellement, recouvraient d’un seul nom des étoiles en réalité fort éloignées les unes des autres ».

 

[13] Pour comprendre l’importance de ces tests, il convient de préciser que la vie n’est autre qu’une réaction chimique du même type (colloïdale) que celle du trichlorure de bismuth sur l’eau.

[14] Pierre ROUSSEAU, opus cité.

[15] Werner HEISENBERG : La nature dans la physique contemporaine. Gallimard, 1962.

[16] Claude LEVI-STRAUSS : Tristes Tropiques. Plon, 1955; La Pensée Sauvage, 1962.

 

[17] Cependant, Borges néglige Homère, l’Apocalypse, Rabelais, Nerval : étranges oublis! D’autre part, d’importants fragments de la littérature symboliste (de Mallarmé à Elie Faure) et de la philosophie néo-fasciste concerneraient notre propos, si les symboles n’y étaient pris dans leur sens hiératique, sans souci du contexte social où ils naquirent et hors duquel ils n’ont guère de valeur.

[18] Outre une partie plus spécialement scientifique, Le nouvel esprit scientifique, La Philosophie du Non, L’expérience de l’Espace dans la physique contemporaine, l’œuvre de Gaston BACHELARD comprend quatre livres qu’il faut absolument avoir lus : La poétique de l’espace, L’eau et les rêves, La psychanalyse du feu, La terre et les rêveries du repos (édités par José Corti).

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LE ROYAUME ET LES PROPHETES – PREMIERE PARTIE

PREMIERE PARTIE

LA LEGENDE ET L’HISTOIRE

 

I

LA GRANDE PEUR DU MOYEN AGE

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

Dans son petit livre Le mythe de l’éternel retour, Mircéa Eliade écrit : « A l’apogée du Moyen Age, ces théories (des cycles) commencent à dominer la spéculation historiologique et eschatologique. Déjà populaires au 12ème siècle, elles reçoivent une élaboration systématique au siècle suivant, à la suite surtout des traductions d’écrivains arabes… Un Albert le Grand, un Saint Thomas, un Roger Bacon, un Dante et bien d’autres croient que les cycles et les périodicités de l’histoire du monde sont régis par l’influence des astres, soit que cette influence obéisse à la volonté de Dieu et soit son instrument dans l’histoire, ou que — hypothèse qui va s’imposant de plus en plus — on la considère comme une force immanente au Cosmos. Bref, pour adopter la formule de Sokorin, le Moyen Age est dominé par la conception eschatologique (dans ses deux moments essentiels : la création et la fin du monde), complétée par la théorie de l’ondulation cyclique qui explique le retour périodique des évènements. Ce double dogme commande la spéculation jusqu’au 17ème siècle, bien que parallèlement commence à se faire jour une théorie du progrès linéaire de l’histoire. »

Mircéa Eliade cite parmi ses sources : Le système du monde de P. Dhem, Paris, 1913, et History of magic and experimental sciences par L. Thorndike, New York, 1929. La lecture de ces ouvrages n’en apprend pas beaucoup plus sur les croyances de Saint Thomas et de Roger Bacon; mais elle confirme que « l’imprécision de leurs connaissances astronomiques d’une part, de leurs connaissances historiques d’autre part, ne leur permettait pas d’établir une corrélation suffisante entre d’éventuels facteurs cosmiques et les évènements de l’histoire ».

Leurs théories, aujourd’hui, nous apparaissent encore plus confuses que le système publié par Joachim de Flore dans son Évangile éternel : une histoire du monde réduite à trois époques, dont chacune serait inspirée et régie par l’une des trois personnes de la Trinité.

Cependant, Joachim de Flore eut le rare mérite de rechercher dans l’histoire même des preuves d’une évolution progressive de l’idée de la divinité. En cela, il peut être considéré comme un des précurseurs de notre Teilhard de Chardin. Et ce fut en cela sans doute qu’il toucha les plus grands docteurs de son temps.

Lorsque le moine cistercien écrit son livre (vers 1190), l’Eglise de Rome est cependant au plus haut point de sa réussite. C’est l’époque des grandes cathédrales : Notre-Dame de Paris est commencée; à Soissons, à Cantorbéry, à Palerme, à Alcobaça, à Léon, à Bourges, on construit de nouvelles églises; on établit les plans des cathédrales de Chartres, de Rouen, de Reims, etc.

A l’exception de Grenade, les Arabes ne tiennent plus aucune place forte en Espagne; le Cid leur a repris Valence et Tolède est chrétienne. Richard Cœur de Lion, Philippe Auguste, Frédéric Barberousse ont imposé une foi vivante en Angleterre, en France, en Allemagne. Les chrétiens du Liban (les Maronites) sont rentrés dans l’Eglise. Adrien IV a proclamé le droit des serfs à se marier librement et on lui obéit. Les appels qui retentissent de Rome pour la lutte contre les Cathares ou pour la reprise des Croisades sont immédiatement entendus. Les enfants eux-mêmes prennent la route pour aller libérer le tombeau du Christ.

C’est alors que paraît L’Evangile éternel où, pour la première fois sous la plume d’un chrétien, est mis en doute l’avenir de la chrétienté. Joachim de Flore ne va-t-il pas jusqu’à dater, et d’une date proche : 1260, les troubles précurseurs de la fin de l’ère du Christ? Au-delà commencera le règne de l’Esprit.

Or, on le lit, on le croit. C’est que les années 1200 ferment l’époque des miracles et que chacun le ressent. Le 13ème siècle s’ouvre sur la création de l’Inquisition, dont les pouvoirs ne vont cesser de se fortifier pendant trois siècles, et sur le sac de l’Eglise d’Orient par les croisés (1204). En même temps, s’annoncent les effroyables campagnes de Simon de Montfort dans le Midi de la France, des chevaliers teutoniques dans les pays baltes. Partout, la torture, le pillage, le viol s’érigent en moyens de gouvernement ecclésiastique.

C’est également le temps, sans doute, où l’Eglise connaît (et méconnaît parfois) quelques-uns de ses plus grands esprits : Bonaventure, Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Roger Bacon, dont les efforts pendant tout le siècle tendront à concilier la foi avec les règles intellectuelles d’Aristote. Mais, justement, cette tentative (comme, plus tard, celle des cabbalistes) est inspirée aux saints par des écrits douteux, voire hérétiques, et, notamment, par les œuvres des grands Arabes : Averroès, et Avicenne, dont les ouvrages commencent d’être lus en Occident, malgré l’interdiction de Rome.

Selon ces savants « païens », les évènements de l’histoire ne sont que des échos des évènements cosmiques et connaître les lois du Cosmos devrait permettre non seulement de comprendre mais de prévoir l’évolution des religions et civilisations humaines.

Or, s’il avait fallu Averroès pour rappeler ces anciennes lois à un Bonaventure, à un Thomas d’Aquin, il n’en est pas moins vrai que l’Eglise elle-même, en ses tout premiers siècles, les avaient déjà recueillies et respectées. « En dépit de la réaction d’un Origène, d’un Saint Basile, d’un Saint Grégoire et d’un Saint Augustin, les théories des cycles et des influences astrales sur la destinée humaine et sur les évènements historiques ont été accueillies, en partie tout au moins, par d’autres Pères et écrivains ecclésiastiques tels que Clément d’Alexandrie, Minucius Felix, Arnobe, Théodoret ». (Mircéa Eliade, Le mythe de l’éternel retour).

 

Christianisme et astrologie

On peut voir encore de nos jours, au musée de Cluny, à Paris, quatre blocs de pierre sculptés, qui furent découverts sous le maître-autel de Notre-Dame en 1711. L’une de ces pierres porte sur l’une de ses faces un taureau surmonté de trois grues et sur ses trois autres faces les effigies des dieux Jupiter, Vulcain et Esus, le Mars gaulois. Une seconde pierre porte l’effigie des jumeaux Castor et Pollux (ou Rémus et Romulus) ainsi que l’image d’un homme qui sort à demi d’un arbre. Sur une troisième, on voit le dieu celte Cerunnos, au chef orné de cornes de bélier. Une quatrième pierre est en trop mauvais état pour qu’on puisse y distinguer autre chose que des silhouettes d’hommes et de femmes. Une inscription indique que les pierres furent apportées dans l’île de la Cité sous le règne de Tibère par des nautae (bateliers) de Parisis.

Au 18ème siècle, à l’époque de la découverte, les esprits les plus savants, et notamment Leibniz, se passionnèrent pour elle. On cite du savant mathématicien une longue lettre où il s’interroge sur les rapports possibles entre Esus et Isis, la déesse égyptienne…

Sans entrer dans le détail pour l’instant, nous remarquerons qu’il est significatif que Notre-Dame ait été construite sur de tels vestiges, dont il est évident que chaque pierre représentait un véritable syncrétisme de tous les dieux afférents à un signe zodiacal donné : ici le Taureau, là le Bélier, ailleurs les Gémeaux. La datation « sous Tibère » n’est pas moins remarquable : c’est sous Tibère, nous le verrons, que le « phénix » est reparu en Egypte et que la tradition situe la mort de Jésus.

Il semble en vérité que des hommes (les bateliers de Parisis?) aient voulu rappeler aux siècles futurs le lien qui unissait la religion chrétienne aux signes zodiacaux. Ils y ont parfaitement réussi. Les architectes du 11ème siècle ont entendu et compris leur message; il a troublé l’aurore de l’ère rationaliste et nous trouble encore aujourd’hui.

C’est aussi que d’autres témoignages sont venus corroborer celui-là.

Tout récemment, pendant les fouilles de Pompéi, a été retrouvée une inscription étrange, datée par la destruction de la ville (79 après J.-C.) et que des architectes chrétiens reproduisirent à foison, plus tard, sur divers monuments d’Italie et de France : l’église Pieve Iersagui près de Crémone, l’église Saint-Laurent de Rochemaure ou le château de Jarnac…

SATOR

AREPO

TENET

OPERA

ROTAS

Inscription chrétienne, à n’en pas douter. On y trouve deux fois le Pater Noster ainsi que, deux fois également, les lettres Alpha et Oméga, en sorte qu’elle pourrait s’écrire :

P

A

                                                         A                   T              O

E

R

PATER NOSTER

O

S

                                                        O                    T               A

E

R

Mais le sens même de l’inscription est autrement remarquable, quoique sa traduction littérale fût longtemps apparue sans signification. « Le semeur conduit avec peine les roues de sa charrue », selon les uns; et, selon les autres : « Le semeur est à sa charrue; le travail occupe les roues ».

Or arepo est inconnu en latin. Il semble un mot créé pour les besoins du palindrome. Il pourrait avoir été imaginé d’après « arepenna », mesure de terre (d’où est tiré : arpent). Plutôt que « semeur », sator signifie « auteur », « père » : il est pris dans ce sens chez Cicéron. Enfin, opera ne signifie pas seulement : « travail, peine », mais : « par œuvre, par industrie ».

Le sens de l’inscription serait alors : « Le père en son domaine tient par œuvre les roues » et son explication astrologique justifierait le nom de « carré mithraïque » ou « carré orphéique » qu’on lui donne quelquefois. Car les « roues » seraient le zodiaque lui-même et l’œuvre du père ne serait autre que le passage de la charrue divine à travers les signes zodiacaux.

 

Le saint diabolique

Or, ce n’est plus seulement aux premiers chrétiens que remontent les traces de cette charrue. Avant le Christ, cent générations d’astrologues en avaient établi les règles, et de telle manière qu’il fallait bien les considérer comme immuables, puisqu’un Platon, un Pythagore y avaient cru.

Les constellations étaient la clé de tout le système et leur lent déplacement dans la « dixième » ou la « neuvième » sphère demeurait le guide auquel on devait le fier. Sur la figure fictive du zodiaque, en effet, ce déplacement avait été porté et contrôlé depuis des millénaires par des observateurs babyloniens, égyptiens, grecs. On savait de façon certaine (mais encore imprécise) qu’il était de l’ordre d’un degré tous les 72 ou 73 ans; c’est-à-dire que, tous les 2160 ou 2170 ans, notre planète quittait un « signe » de 30° pour entrer dans le signe précédent (le mouvement « précessionnel » s’effectuant à l’inverse du mouvement annuel).

Au moment où les grands Arabes reprennent ces observations, vers la fin du 11ème siècle, notre planète en est au 25° des Poissons dans le sens précessionnel, si bien qu’elle ne va pas tarder à quitter le signe. Un simple calcul démontrait en effet qu’elle y était entrée peu après l’anéantissement d’Israël (713 avant J.-C.) et qu’elle allait en sortir dans la seconde moitié du 15ème siècle. Alors, l’humanité connaîtrait « un ordre de rapports nouveaux ».

Les Arabes voyaient dans cet « ordre » le triomphe universel d’Allah; les juifs, l’accomplissement de la promesse messianique; Joachim de Flore et les initiés chrétiens l’avènement de l’Esprit Saint, de l’Esprit dégagé de toutes les compromissions charnelles.

Précisément, la violence et la haine ont tourné court. Sans doute Simon de Montfort a-t-il anéanti les « hérétiques », dont l’Inquisition achève l’hécatombe. Sans doute les Chevaliers à la Croix ont-ils converti, ou bien massacré, les derniers « païens » de la Baltique. Mais, devant le Mongol et le Sarrazin, la brutalité a échoué. La mort de Saint Louis, en 1270, met fin au grand rêve des croisades; Gengis Khan et ses successeurs ont dominé sur tout l’Orient, sur la Russie du sud, le Turkestan, la Perse, l’Europe centrale même. A Constantinople, l’empire latin n’a eu qu’un temps et Byzance n’est plus en mesure de résister longtemps à la poussée des Turcs.

Minée de l’extérieur par sa violence même, de l’intérieur par l’aristotélisme, l’Eglise chancelle et ses prophètes ont beau jeu de prédire sa fin.

Aussi, bien que l’Eglise l’ait condamné (en 1255), le prestige de L’Evangile éternel continue de croître jusqu’aux dernières années du siècle. Un Saint Thomas d’Aquin lui-même ne laisse pas d’en être troublé parce qu’il ne met pas en doute le grand principe des cycles et de la soumission des évènements aux astres.

Il tenait ce principe de son maître, Albert le Grand, en qui une certaine tradition populaire prétend voir un sorcier, un alchimiste, un mage, alors qu’il fut le « grand » docteur théologien du 13ème siècle et l’introducteur même dans la doctrine chrétienne des principes aristotéliciens.

La volonté de rechercher un équilibre entre la foi et la raison, l’importance donnée dans son œuvre à une « prescience expérimentale », c’est-à-dire à l’observation, ses nombreuses découvertes, étonnantes pour son siècle quoique entachées d’erreurs, relatives à la vie des animaux ou à la pousse des plantes — tout cela autorisera, en plein 19ème siècle, le jugement de Pouchet [A. Pouchet : Histoire des sciences naturelles au Moyen Age, ou Albert le Grand et son époque considérés comme le point de départ de l’école expérimentale, Paris, 1853] et, au début du 20ème siècle, le jugement de Pierre Duhem : « Compilateur clair, consciencieux et complet, c’est vraiment le titre que mérite Albert ».[Pierre Duhem : Le système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, 1913].

Or, pour Albert le Grand, non seulement les climats, mais les « vertus » des animaux, des minéraux, des plantes sont dus à l’influence des astres. Ainsi, expliquant que la terre est ronde et animée d’un mouvement, il s’empresse d’ajouter : « Quant à l’influence qu’exerce chaque étoile sur les individus, c’est aux astronomes de la calculer. Ptolémée a écrit deux livres sur la question. Nous ne nions pas que l’influence des astres ajoute des forces aux choses… » [Albert le Grand : De cœlo et mundo].

Certes, il sauvegarde prudemment le « libre arbitre » : « Ni le sort, ni les astres, ni même la Providence ne retirent à la volonté de l’homme sa liberté d’action ». [Summa theologica, I]. « Il y a dans l’homme un double ressort d’action : la nature et la volonté; la nature, pour sa part, est réglée par les astres, la volonté reste libre. » [Summa theologica, II, III].

Mais ces atténuations et cette prudence ne rassurent pas complètement l’Eglise, bien qu’Albert ait été l’un des principaux critiques de L’Evangile éternel, que Saint Thomas d’Aquin ait été son élève et que, depuis sa mort, l’Allemagne n’ait cessé de lui rendre un culte.

C’est seulement le 16 décembre 1931 que paraîtra la lettre décrétale de Pie XI, « prescrivant à l’Eglise universelle le culte de Saint Albert le Grand, confesseur et docteur ». Nous voilà loin de la légende selon laquelle le philosophe chrétien aurait vendu son âme au diable!

Dès le second siècle après sa mort, alors qu’ayant rouvert sa tombe on découvrit son corps intact, on savait que le rusé docteur avait dupé le diable lui-même.

 

Le pape mendiant

On a beaucoup parlé des « terreurs de l’an 1000 ».

L’imposture est étrange, car les seuls documents où paraissent affirmées ces craintes sont de beaucoup postérieurs : ils datent, pour la plupart, de cinq ou six siècles plus tard. Ainsi, la chronique de Tritheim d’Hirschau, souvent citée, ne sera publiée qu’en 1559.[1] Quant au témoignage de Raoul Glaber, qui écrivit effectivement ses « Histoires » entre 1010 et 1040, il ne parle point du tout de ces prétendues terreurs, mais de son opinion personnelle, quand il assure que « l’humanité vit la septième période de l’Histoire, qui sera la dernière ».[2] Encore ne fixe-t-il pas une date précise à la fin de cette période.

Au contraire, les textes abondent qui révèlent une telle inquiétude au 13ème et au 14ème siècles. Nous en avons cité quelques-uns; mais c’est toute la littérature, très spéciale, de l’Inquisition qu’il faudrait lire pour déceler, à travers les attaques de l’Eglise contre les Albigeois, les Templiers, les juifs et les sorcières, une seule crainte : la perversion des esprits chrétiens par la grande menace.

En 1294, cette panique est commencée. C’est elle qui explique le succès de Joachim de Flore, l’enthousiasme populaire pour le petit Saint François, l’élection comme pape d’un malheureux ermite…

En effet, tandis que l’Eglise connaît les crises que nous savons et que la foi vacille sous les assauts de la volonté de connaître les choses pour ce qu’elles sont, un mouvement spirituel atteint une ampleur singulière : celui de Saint François d’Assise et des frères mendiants. Le dépouillement matériel par quoi doit s’annoncer le règne de l’Esprit, ne le voilà-t-il pas prononcé dans les faits? Cela en vient au point, en juillet 1294, qu’un simple moine bénédictin est extrait de sa thébaïde et hissé sur le trône pontifical.

« Hissé » est le mot. Le malheureux n’en a jamais demandé autant, « ayant vécu quarante années d’herbes et d’eau fraîche ». Cependant, quand Pierre de Morrone prend le nom de Célestin V, il y a deux années que le Saint Siège est vacant et près de quarante ans que les papes s’y succèdent sans résoudre la crise.

On a même vu (en 1278) un pape, Nicolas III, affirmer dans bulle Exiit qui seminat la doctrine de la pauvreté du Christ, qu’un autre pape, Jean XXII (1316 – 1334) déclarera hérétique dans la bulle Cum inter nonnullos, si bien que, depuis cette période, toutes les nominations cardinalices de Nicolas sont invalidées (comme promulguées par un pape hérétique), les conclaves illégaux, les papes élus par ces conclaves de faux papes, y compris Jean XXII lui-même, et toute la succession au Saint-Siège pervertie.[3]

Malheureusement, en 1294, les temps de l’Esprit ne sont pas encore venus — et le Saint Siège est trop élevé pour un ermite perdu dans les intrigues de cour. Ni les cardinaux habitués à de confortables « bénéfices » ni les grands bourgeois et les nobles grâce auxquels l’Eglise subsistait ne tenaient pour bon qu’un saint régnât.

Cinq mois après son élection, Célestin V abandonnait la tiare et demandait à retourner dans son humble ermitage. Cela ne lui fut pas accordé. Dépossédé de pouvoir la veille de Noël, on l’enferma dans une cellule du château fort de Fumone, où il mourut, deux ans plus tard. L’Inquisition recouvra ses droits. Beaucoup d’hommes cessèrent de croire aux astres.


[1]  E. POGNON : L’An Mille, Paris, 1947. Voir également : Léon HOMO : Rome médiévale, Paris, 1934.

[2] L’ère des Poissons : les six précédentes étant celles de la Vierge, du Lion, du Cancer, des Gémeaux, du Taureau et du Bélier.

[3] Cette surprenante démonstration se trouve dans Victoriens éminents, par Lytton STRACHEY, traduit par Jacques DOMBALE (Gallimard, 1933).

Les Templiers

Beaucoup, mais non pas tous.

Depuis une vingtaine d’années, de nombreux ouvrages ont commencé d’éclaircir le drame complexe — et quelquefois confus — des Templiers. Au travail fondamental de L. Delisle, Mémoires sur les opérations financières des Templiers (Paris, 1899), sont venus s’ajouter, entre autres : Le Temple, ordre initiatique du Moyen Age, par J.-H. Bolle (1931), La vie des Templiers, par Marion Melville (1931), La vie des religieuses et corporatives de la Franc-maçonnerie, par Paul Mandon (1953). Enfin, il y a quelques mois, le journaliste Gérard de Sède publiait un ouvrage maladroit et discuté, Les Templiers sont parmi nous, consacré à l’énigme du château de Gisors. Malgré quelques erreurs (concernant notamment les pierres zodiacales des nautes parisiens), le livre a le mérite de réunir, sur les préoccupations astrologiques de l’Ordre, des notations toujours claires et parfois originales. Je résumerai en quatre points les arguments que j’ai trouvés ici et là en faveur de mon propos.

1° Il semble effectivement prouvé que les Templiers furent coupables du crime de blasphème dont ils s’accusèrent. Certains articles de leurs statuts secrets témoignent bien plus que d’une très grande « largeur de vue » à l’égard de toutes les religions : « Sachez que Dieu ne fait point de différence entre Chrétiens, Sarrazins, Juifs, Grecs, Romains, Francs et Bulgares : tout homme qui prie Dieu est sauvé ».

L’article 20 de la seconde partie de ces statuts déclare : « Le bois de la croix, nous le tenons pour le signe de la bête dont il est question dans l’Apocalypse (interprétée à l’époque comme représentant Néron) ». L’affirmation est singulière, inintelligible hors de l’hypothèse que les fondateurs de l’Ordre auraient eu entre les mains des documents inconnus de nous et qui contredisaient d’une certaine manière l’enseignement officiel de l’Eglise.

Presque tous les commentateurs apparaissent aujourd’hui d’accord pour admettre que l’Ordre aurait eu, en Palestine, de fréquents rapports avec les musulmans, parmi les hommes du Moyen Age les mieux instruits des lois de l’éternel retour. Les accords passés entre les Chevaliers du Temple d’une part et le chef musulman Saladin d’autre part, attestent une compréhension réciproque, et même une amitié sincère, qui ne dut pas aller sans des croyances communes. Ces croyances, ne pouvant se rapporter aux dieux adorés dans les deux camps (ni Saladin ne se convertit au Christ, ni les Maîtres du Temple à l’Islam), devaient nécessairement concerner une certaine vision de l’Histoire, une certaine estimation de la relativité des Mythes et des Cultes. Le plus vraisemblable serait que cette compréhension et cette tolérance fussent précisément de nature astrologique.

2° En effet, les constructions architecturales de l’Ordre, tant à Paris qu’à Gisors, prouvent non seulement une telle étude mais une parfaite connaissance des constellations. Le château de Gisors, notamment, est la reproduction exacte du plan du ciel entre les années 1100 et 1170 au 24 décembre à minuit.

3° Enfin, une phrase de leurs statuts, sur laquelle je reviendrai à la fin de cet ouvrage, est d’une telle clarté qu’elle m’a pratiquement guidé dans l’élaboration du livre. « Notre-Dame (la Vierge) fut au commencement de notre religion et en l’honneur d’elle, s’il plaît à Dieu, sera la fin de notre religion ».

Dans la Tour du Prisonnier, une certaine disposition d’un graffiti du Poisson et d’une invocation à la Vierge (relevée déjà par Charles Nodier) vient souligner, par une coïncidence[1] curieuse, la valeur zodiacale de l’enchaînement du signe de la Vierge au signe des Poissons, puis du signe des Poissons au signe de la Vierge, l’axe mystique connu des astrologues. En effet, les deux inscriptions sont à l’opposé l’une de l’autre, comme les deux signes le sont dans le Zodiaque, dont la Tour reproduit la figure circulaire.

4° A ces indications il convient d’ajouter que l’arrestation précipitée des Templiers, les réactions violentes puis complices du pape, la manière dont le procès fut mené, les promesses et les reniements, le mépris invincible des chefs, les réticences des plus faibles, toute cette lamentable histoire témoigne de l’importance du secret qu’il fallait taire. Ces jours-là (1307-1314) une révélation considérable fut sur le point d’être faite, dont l’Eglise peut-être ne se fût pas relevée. C’était la moindre prudence que le pape et le roi s’entendissent pour éviter à Rome ce dernier coup.


[1]  Le mot « coïncidence » s’impose ici, puisque la double inscription symétrique n’est aucunement l’œuvre des Templiers, mais doit être datée du 16ème siècle au plus tôt.

 

Un siècle hanté : le 15ème

Pas plus que le massacre des Cathares, cependant, l’injurieuse condamnation de l’Ordre ne rétablit dans son intégrité le pouvoir pontifical. Un schisme séculaire (1378-1417) va rappeler bientôt aux esprits instruits le schisme du 9ème siècle avant J.-C., à l’intérieur même de Juda. On attend la nouvelle « captivité de Babylone », qui va priver l’Eglise de ses droits temporels et que, dès 1356, la Bulle d’Or annonçait. On attend l’hérésie majeure, qui doit creuser au cœur même de la chrétienté un hiatus comparable à celui que, deux mille ans plus tôt, ouvrirent dans le royaume juif la destruction d’Israël et l’hérésie de la Samarie.

On croit, en fait, plus fermement que jamais, que l’Histoire se répète — et ce n’est pas seulement le peuple qui le croit. Les plus cultivés et les plus savants reprennent en les aggravant les mythes arabes et cabbalistes : le cardinal Nicolas de Cues (1401-1464), pourfendeur des Hussites[1], président du conseil de Bâle, mais aussi grand érudit, grand lecteur de textes arabes, mathématicien renommé, auteur d’une somme célèbre en son temps : La docte ignorance; ou le cardinal Pierre d’Ailly (1350-1420), docteur en Sorbonne, chancelier de l’Université, membre des conciles de Pise et de Constance, théologien retors et financier habile (il ne recueillera pas moins de quatorze « bénéfices »)[2].

Dans un de ses ouvrages, Concordia astronomiae cum historica veritate, ce dernier prédit même pour l’année 1789, « un grand nombre de grands et prodigieux déchirements du monde et de changements engageant l’avenir, concernant les lois et partis », sur le modèle des évènements de 340 à 330 avant J.-C. (fin de l’Egypte et de la Perse, conquêtes d’Alexandre, naissance de l’empire hellénistique, impatience d’un dieu nouveau, etc.)[3].

Or, ces hommes illustres, de Cues, d’Ailly, tout comme un vulgaire cabbaliste, attendent la fin de l’ère des Poissons (et de la chrétienté) pour 1490 ou 1492. Des deux, l’année cruciale sera 1492 — où l’on verra tout à la fois un Borgia devenir pape, les souverains catholiques achever de chasser l’Arabe d’Espagne (par la prise de Grenade) et Christophe Colomb découvrir l’Amérique. Fin de l’Eglise? Début de son renouveau plutôt. Toutes les prophéties s’effondrent.

Mais Borgia est un monstre, la rupture s’accomplit entre l’Orient et l’Occident : Byzance a vécu, l’église orthodoxe s’accroît. Luther vient de naître (en 1483), Calvin va naître (en 1509). La Renaissance qui s’annonce ne sera pas un réveil de l’ancienne chrétienté. Le nom même de « chrétien », avec les temps modernes, cesse de présenter un sens. Cette sorte de politique impudente et sagace qu’on appelle le catholicisme prendra le relais.

Faut-il oser le noter? Les Templiers eux-mêmes avaient vu juste. Origine du christianisme, la Vierge en marqua la fin. Sa première « apparition » date précisément de 1491. Elle se produisit en Alsace, sur une colline qu’on appelle depuis lors « colline des trois épis », car cette Vierge-là était bien moins la mère du Christ que la légendaire déesse des moissons, Cérès, Perséphone, l’éternelle Isis, et, pour l’attester, présentait aux hommes une poignée d’épis.



[1] Les disciples de Jean Hus, condamné au bûcher le 6 juillet 1415.

[2] On dit que ce fut en lisant son livre Imago mundi que Christophe Colomb trouva l’idée de la sphéricité de la terre et décida d’atteindre l’Asie par l’ouest.

[3] Voir le chapitre La mort du Taureau.

 

La fin du royaume de Dieu

La prise de Constantinople par les Turcs (1453), la perte définitive du pouvoir temporel des papes devant les rois de France, d’Allemagne et d’Angleterre, l’avènement triomphant de l’hérésie protestante, la fin de la notion même de « chrétienté », ces évènements — prévus — parlaient trop haut et trop clairement pour que leur dure réalité ne l’emportât pas sur les condamnations de L’Evangile éternel, des Cathares, des Templiers, sur les bûchers mêmes de l’Inquisition. Lorsqu’on recourt à la force, n’est-ce-pas qu’on a tort?

Depuis deux siècles maintenant, cent mouvements réformistes ou eschatologiques ont vu le jour en Angleterre, en France, en Bohème, en Bavière : Pastoureaux, Hussites, Flagellants, Béguins, etc. « Pas un homme du peuple ne doute qu’il vit les derniers jours du christianisme » et pas un seul n’attend comme un ultime espoir l’abdication de la papauté. Mais Rome tient, survit et accroît son emprise, dont seuls les puissants de l’heure, les rois, les riches notables et les princes de l’Eglise parviennent à s’arracher, par la révolte ouverte, par la diplomatie ou à prix d’or. Cela encore, Juda ne l’a-t-il pas connu, au lendemain de la ruine d’Israël, quand ses rois ouvraient le Temple aux dieux impies des Assyriens et jetaient en prison leurs justes et leurs prophètes?

Cependant qu’en Allemagne, les masses populaires se soulèvent de nouveau, conduites par ces singuliers précurseurs du communisme égalitaire que furent Thomas Münster, Hans Hut l’anabaptiste, Bernt Rothmann, Matthys, Bockelson (Jean de Leyde), les thèses de l’éternel retour continuent de conquérir un grand nombre d’adeptes. Certains attendent encore l’Apocalypse, la destruction de l’Eglise de Rome, le nouveau Royaume[1]. Mais d’autres, de plus en plus nombreux, comprennent que l’Apocalypse a commencé (ou, plutôt, qu’elle achève) de se réaliser. Le royaume de Dieu est venu et tous l’ont reconnu pour ce qu’il était. Il n’est plus là. Une nouvelle ère a commencé, dont le nom, le Dieu et les symboles demeurent cachés aux humains.

Alors — vers le milieu du 16ème siècle — se lève une génération de prophètes tels que le monde n’en avait pas connus depuis Jérémie et Isaïe. Ils se nomment Roussat, Turrel, Michel de Nostredame, ou, anonymes, se cachent derrière des noms d’emprunt. Ce qu’ils annoncent? Les siècles à venir de l’humanité.

 



[1] Dans son Livre aux cent chapitres, l’homme mystérieux qui se nommait lui-même « Le Révolutionnaire du Haut-Rhin », les annonçait, ces évènements, pour 1515… en 1510. Quelle assurance!

 

Nostradamus

Si, de tous, Michel de Nostredame est le plus célèbre, ce n’est pas qu’il ait parlé plus clairement que les autres, mais qu’il a eu le courage d’aller jusqu’au bout de l’œuvre : de son propre aveu, vingt-deux siècles — tout le signe du Verseau — sont contenus dans les mille quatrains qu’il publia sous le nom des Centuries.

Cette durée (de 1558 à 3790 : 2232 ans, exactement) m’avait certes intrigué quand j’écrivis la vie de Nostradamus; mais, à l’époque, je n’avais établi aucun rapport entre elle et le temps supposé où le « point vernal » se trouve dans un signe donné. Puis, un autre fait est venu m’éclairer sur la pensée de l’auteur.

Dans L’Epître à Henri II, qui précède l’édition originale des Centuries, Nostradamus nous donne deux chronologies différentes de l’Histoire passée telle qu’il l’imagine.

Selon la première, il s’écoule, antérieurement à Abraham :

1242 ans d’Adam jusqu’à Noé

1080 ans de Noé aux patriarches =

2322 ans.

Et, depuis Abraham :

515  ans jusqu’à Moïse

570  ans de Moïse à David

1350 ans de David à Jésus =

2435 ans.

Selon la seconde :

1506 ans de la création jusqu’à Noé

601 ans de la naissance de Noé jusqu’à la fin du déluge

295 ans de la fin du déluge à Abraham =

2402 ans.

100 ans d’Abraham à Isaac

60 ans d’Isaac à Jacob

130 ans de la naissance de Jacob à l’entrée en Egypte

430 ans de l’entrée en Egypte jusqu’à l’Exode

480 ans de l’Exode à l’édification du Temple

490 ans du Temple jusqu’à Jésus =

1690 ans.

Autant la première chronologie est défendable et, même, sur certains points, curieusement vérifiée : les fouilles archéologiques datent en effet le déluge de 3700-3600 avant J.-C., autant la seconde est fantaisiste, absurde (295 ans du déluge à Abraham! 490 ans du Temple à Jésus!) et visiblement écrite dans un dessein occulte.

Or, à la suite de ces deux chronologies, Nostradamus propose un troisième total de 4173 ans huit mois pour la double période Adam-Abraham, Abraham-Jésus. Si, comme je le crois, ces tableaux recouvrent en réalité deux cycles astrologiques (le Taureau et le Bélier), nous devrions avoir, à raison de 50 » 1 par an : 2150 ans X 2 = 4300 ans. Mais la moyenne des trois totaux nous donne :

(4173 + 4092 + 4757 + 8 mois)/3 = 4340 ans 80 jours, soit 2170 ans 40 jours pour la traversée d’un signe.

L’erreur serait donc de 20 ans 40 jours pour un parcours de 30° en 2150 ans, soit de 4/10ème de seconde par an, c’est-à-dire parfaitement insignifiante.

Il faut tenir compte ici qu’en 1558, date de l’épître à Henri II, Kepler n’a pas encore publié ses travaux sur la précession des équinoxes. Des « professionnels » ont commis des erreurs pires. Nous l’avons vu par le calcul déduit des observations d’Hipparque.

Si, d’autre part, l’on s’étonnait de ce moyen détourné de faire connaître sa pensée (citer trois chronologies pour en établir une seule), il faudrait se rappeler que les mœurs du 16ème siècle se prêtaient mal à certaines affirmations. Etienne Dolet vient de payer de sa vie son simple amour des classiques grecs et Galilée, bientôt, devra abjurer à genoux l’hérésie de croire que la terre tourne. Or, Nostradamus n’a jamais caché son excessive prudence :

« Si je voulais mettre à chaque quatrain (prophétique) le dénombrement du temps, il se pourrait faire, mais à tous ne serait agréable ». Aussi s’en gardera-t-il, écrit-il à Henri II, « jusqu’à ce que Votre Majesté m’ait octroyé ample puissance pour ce faire, pour ne donner cause aux calomniateurs de me mordre ».

En fait, le roi lui eût-il donné ce pouvoir, Nostradamus se serait méfié encore, car il aurait songé aux injures de l’avenir « pour ce que les règnes, sectes et religions feront changes si opposites, voire au respect du présent si opposés, que, si je venais à référer ce qui à l’avenir sera, ceux de règnes, sectes, religions et fois (différentes) le trouveraient… mal accordant à leur fantaisie auriculaire (et) viendraient à damner ce que, par les siècles à venir, on connaîtra vu et aperçu ».

Ce qui lui a donné cette profonde sagesse, doublée de clairvoyance? La simple connaissance des évènements passés :

« J’ai calculé aussi bien pour les évènements à venir que pour ceux de l’âge passé, d’où découlent ceux du présent ».

Une telle affirmation ne pouvait guère surprendre les hommes de son temps, que l’on voit d’autre part imprégnés de la notion de l’éternel retour. A l’aube des siècles cartésiens, encore, un Lucilio Vanini ne craindra pas d’écrire : « Achille assiégera Troie de nouveau; les mêmes religions, les mêmes cultes renaîtront; l’histoire humaine se répète; il n’est rien qui n’ait été; ce qui a été sera[1] » et Thomas Browne lui fera écho : « L’année de Platon est un ensemble de siècles, au terme duquel toute chose retrouvera son état primitif[2]« .

Mais il nous surprend, nous, que d’aussi curieuses croyances aient pu survivre au massacre des Albigeois, des Templiers, des Juifs, aux supplices, aux bûchers de l’Inquisition, à trois siècles de persécutions constantes. Sur quelles concordances devaient-elles dons s’appuyer, sur quelle intime connaissance de religions antérieures, dont l’histoire eût préfiguré le christianisme? Or, la religion la mieux connue du Moyen Age et de la Renaissance, hormis l’Eglise du Christ, était naturellement la religion d’Abraham, de Jacob et de Moïse; c’était aussi l’objet des préoccupations d’un Joachim de Flore, d’un Nicolas de Cues et d’un Nostradamus, nous venons de le voir. Elle demeurera longtemps la préoccupation des hommes d’église eux-mêmes : « Si donc, il y avait une parole fixée par l’Ecriture, laquelle eût racontée d’avance non seulement la destinée des empires mais la destinée du genre humain, qui eût prévu dès le commencement la marche des siècles, cette parole et cette écriture seraient nécessairement divines. Or, la Bible, qu’est-elle autre chose qu’une prophétie qui s’accomplit sous nos yeux?[3] »

C’est donc par elle qu’il faut poursuivre notre étude, avant de conclure au charlatanisme ou bien à la science des prophètes chrétiens.



[1] Lucilio Vanini : De admirandis naturae arcanis, dialogue 52, 1616.

[2] Thomas Browne : Religio Medici, 1643.

[3] Lacordaire : Conférences de Notre-Dame de Paris, dixième conférence, Paris, 1861.

 

 

II

LA RELIGION DU BELIER

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

 

Il y a quelques années, les chronologies bibliques données par Nostradamus n’eussent été aucunement admises par les historiens : ils refusaient d’assigner aux débuts de la religion hébraïque une origine aussi lointaine. Se fondant sur le nom de la ville Ramsès, cité dans l’Exode[1], ils prétendaient que Moïse avait dû vivre sous Ramsès II (1301-1235), fondateur de Pi-Ramsès, et par suite, Abraham, vers le 15ème siècle au plus tard.

Au lendemain de la dernière guerre, la théorie en était au point de devenir un dogme et, dans L’Histoire Universelle de la Pléiade, publiée en 1956, M. Godefroy Goossens situe encore entre 1250 et 1200, tout à la fois : la vie de Moïse, l’Exode, l’établissement des Hébreux en Palestine, ne laissant plus guère que deux siècles pour toute la période des Juges; les guerres des Hébreux contre d’autres races sémites, puis contre les Philistins; les règnes de Saül et de David…

Accepterait-on cette chevauchée fantastique, un autre délai de trois siècles d’Abraham à Moïse ne saurait être suffisant. En effet, la généalogie des patriarches fait apparaître quatre groupes de familles : Abraham lui-même, Isaac, Jacob, les fils de Jacob. Chaque groupe symbolisant une période de 40 à 50 ans au minimum, deux siècles pour le moins sont contenus dans cet ensemble — qui nous conduit seulement jusqu’à l’entrée des Israélites en Egypte. Mais, au moment de l’Exode, ces derniers sont au nombre de plus d’un demi-million :

« Les enfants d’Israël (descendants de Jacob) partirent de Ramsès pour Socoth au nombre d’environ six cent mille pèlerins, sans les enfants. » (Exode, XII, 37).

Le Livre ajoute que le séjour des enfants de Jacob en Egypte avait duré 430 ans (XII, 40) et ce laps de temps ne semble pas exagéré, s’il fût vrai que quelques familles donnèrent naissance à cette multitude.

D’autre part, le premier Livre des Rois apporte l’indication qu’une période de cinq siècles (480 ans) s’était écoulée depuis l’Exode, lorsque Salomon entreprit la construction du Temple de Jérusalem (vers 960). Nous aurions ainsi les dates de 1440 pour la sortie d’Egypte, 1870 pour l’arrivée de Joseph et de Jacob dans l’empire, 2070 environ pour la naissance d’Abraham.

On comprend que tels arguments, tirés de la « légende » n’aient pas troublé nos historiens : ils voulaient bien en croire la Bible quant à la mention de Ramsès, on ne sait pourquoi, mais refusaient pour le reste de tenir compte du Livre. Cependant, quand la science historique s’oppose à la légende, ce n’est pas toujours la science qui l’emporte.

Déjà, au début de ce siècle, M. R. Hall[2] et M. Orr[3] avaient fait valoir à l’appui de la chronologie biblique :

1° que des documents attestaient que les noms de Siméon, Acher, Lévi, étaient connus en Palestine dès 1400;

2° que les Habirou dont les progrès sont décrits dans des textes de Tell el-Amarna (vers 1400) peuvent être identifiés aux Hébreux;

3° que les noms de rois palestiniens cités dans le Livre des Juges, Adonibézeq pour Jérusalem et Yabin pour Hazor, correspondent aux listes découvertes à Tell el-Amarna : Aradhiba pour Jérusalem, Abdi (-Tirsi) pour Hazor.

Sans vraiment réfuter ces arguments, les historiens, pour la plupart, demeuraient fermement accrochés à leur Ramsès. Je ne sais ce qu’ils en pensent aujourd’hui, quand, d’une manière clairement déterminée, les faits donnent raison aux textes contre le refus d’y croire.

Il se trouve que des fouilles ont mis à jour la Jéricho anéantie par Josué; ces vestiges (notamment des médailles) sont datés par l’effigie qu’ils portent : le portrait du pharaon Aménophis III. Si Jéricho avait été détruite plus tard (vers 1200, à ce qu’on prétendait), des médailles et monnaies s’y fussent retrouvées, portant des effigies d’Akhenaton, de Toutankhamon, de Sethi, des Ramsès; leur absence date la chute de Jéricho, et par suite l’entrée dans la Terre Promise, du règne d’Aménophis III (1413-1377).

A ce moment, Moïse est mort, après avoir régi le peuple élu pendant quarante ans dans le désert[4]. Or, on ne peut supposer que, lors de la sortie d’Egypte, il ait eu moins de trente-cinq à quarante ans : il a déjà beaucoup vécu, sa jeunesse à la cour des pharaons et « de longs jours » au pays de Madian. D’autre part, ce séjour en Madian est très précisément daté. En effet, l’Exode nous apprend que Moïse était en Madian quand le pharaon mourut[5]. Aménophis II meurt en 1425 : le choisir réduirait à moins de vingt ans le laps de temps qui s’écoula du séjour en Madian jusqu’à la chute de Jéricho. Que deviennent les quarante ans au désert? Le pharaon précédent, Touthmôsis III, est mort en 1450.

Ajoutons que, selon une théorie à vrai dire improuvée mais non dénuée de vraisemblance, le nom de Moïse serait une déformation du nom égyptien Môsis, le Fils, porté par les pharaons de 1580 à 1425, ce qui ferait du chef des Hébreux un prince égyptien, soit persécuté, soit rejeté du trône.

L’Egypte sort alors d’une longue captivité (sous la tyrannie des Hyksos) et d’une période plus longue encore d’impiété. Les pharaons se préoccupent de créer une religion nouvelle autant que de restaurer l’empire. Touthmôsis III anéantit toutes les « idoles » après la mort de sa marâtre Hatchepsout (1483) et le pharaon Akhenaton (1372) se fera lui-même reconnaître prophète du Soleil, « Celui qui plaît au Disque ».

Comme l’expansion du christianisme à Rome ne sera pas étrangère aux crises de l’Empire, on peut croire que la croissance du peuple d’Israël n’a pas été sans influence sur les troubles religieux, qui commencent en Egypte dès le 15ème siècle et se prolongent jusqu’au 13ème siècle. N’y a-t-il pas déjà quatre siècles (430 ans, selon la Bible) qu’Israël lui-même (Jacob) y a été embaumé[6], faveur réservée aux Princes et aux Grands Prêtres?

En outre, le début de l’Exode nous confirme cette influence croissante; en des termes si clairs que le doute n’est pas permis : « Les enfants d’Israël furent féconds et multiplièrent; ils devinrent nombreux et très puissants, et le pays en fut rempli[7]. » C’est exactement l’époque (1750-1580) où les Hyksos s’infiltrent dans le Delta et deviennent les maîtres de l’Egypte[8]; c’est également le temps où Ré, le dieu-soleil au faciès de taureau, devient Khnoum-Ré, le potier-bélier. Lorsque tout concorde de la sorte, l’archéologie, l’histoire, la légende, est-ce faire preuve de « bonne foi » que persister à douter?

Dans cette optique, Moïse serait le Théodose de l’histoire bélique, un Théodose génial autant qu’intransigeant qui refuse le compromis et choisit d’émigrer avec son peuple plutôt que d’accepter le partage. Comme il se comprendrait mieux, alors, qu’il ait eu le droit et le pouvoir de parler en égal au pharaon, de s’opposer aux prêtres, d’exiger, d’obtenir le départ des Hébreux, non point vaincus et démunis, mais chargés de trésors, de troupeaux et de vivres! Tout ce qu’ils voulurent, les Egyptiens le leur donnèrent. « Ils dépouillèrent les Egyptiens[9]« .

Si l’on admet ces arguments et accepte de dater la sortie d’Egypte de 1440 environ, nous retrouvons pour la chute de Jéricho la date de 1400, qui correspond aux conclusions de l’archéologie. Dans ce cas, la naissance de Moïse se situe vers 1480, l’arrivée de Joseph dans l’empire des pharaons ne peut être postérieure à l’an 1870 (1440 + 430) et la naissance d’Abraham à l’an20870 (1870 + 200).

Deux autres faits corroborent cette datation. La Genèse nous apprend qu’Abraham enfant quitta la ville d’Our avec sa famille[10]. Puis, lorsqu’il fut un homme et se fut réfugié au pays de Canaan, il y eut de nombreux rois qui se firent la guerre, certains d’entre eux alliés au roi d’Elam, Chadorlahomor, les autres comme ses adversaires.

« Car, pendant douze ans, ils avaient été soumis à Chadorlahomor, roi d’Elam, et la treizième année ils s’étaient révoltés[11]« .

Or, deux périodes seulement offrent la possibilité d’un pareil échiquier : la première va de 2190 à 2060, c’est-à-dire de la chute d’Ourouk (domination des Goutéens, alliés de l’Elam); la seconde, de 1950 à 1830, c’est-à-dire de l’effondrement d’Our à la première dynastie de Babylone (seconde expansion élamite).

Mais nous savons qu’à partir de 1950, Our a cessé d’exister. A partir de cette date, il ne sera plus question de l’empire sumérien (dynasties d’Ourouk et d’Our) mais de l’empire babylonien. C’est donc bien d’avant 1950 qu’il nous faut dater la naissance d’Abraham qui, dans son enfance, fuira Our; et, par suite, d’avant 2060, puisque la seconde expansion élamite sera postérieure à 1950 et trop tardive pour être prise en considération.

Non pas comme preuve, mais comme curiosité, je citerai ici Tacite[12], selon qui le phénix serait apparu à Héliopolis sous le pharaon Sésostris (1970) pour annoncer l’ère nouvelle.

 

 



[1] Sur la croyance que la ville portait le nom du pharaon. Mais le pharaon pouvait porter le nom de la ville, et même un ancêtre du premier Ramsès, mort en 1312, en avoir été l’un des fondateurs. Une autre hypothèse serait qu’écrivant en des temps où le souvenir de Ramsès II s’imposait encore à tous (Grand Siècle du nouvel empire), les auteurs du Yahviste et de l’Elohiste, d’où est tiré notre Exode, aient choisi ce nom, Ramsès, pour donner plus d’éclat à leur récit. Ou bien (troisième hypothèse), un texte primitif, du 10ème ou 11ème siècle, eût porté cette mention : la ville (qu’on appelle aujourd’hui) Ramsès, supprimée dans d’autres versions. On voit que le mot litigieux peut s’expliquer de bien des façons; mais c’est la théorie qu’on a bâtie sur lui qui ne se justifie plus.

[2] R. HALL: The ancient history of the Near East, 1913.

[3] ORR: The problem of the old testament, 1908.

[4] Pour l’instant, aucune preuve historique n’atteste la réalité de ces quarante années d’exode. Mais, alors que la Bible ne ment pas quant aux autres datations, je ne vois aucune raison de mettre celle-là en doute.

[5] Exode, II, 23.

[6] Genèse : « Les médecins embaumèrent Israël; ils y employèrent 40 jours — et les Egyptiens le pleurèrent 70 jours », 2 et 3.

[7] Exode, I, 1-10.

[8] THUREAU-DANGIN a montré que le roi hyksos Khyan portait un nom sémitique (Revue d’Assyr., XXXVII).

[9] Exode, XII, 36.

[10] Genèse, XI, 31.

[11] Genèse, XIV, 4.

[12] Tacite, Annales, VI, 28.

 

Chronologie vraisemblable

Avant 2060   Naissance d’Abraham.

Vers    2000   Naissance d’Isaac, l’enfant tardif — Le sacrifice du Bélier.

Vers    1930   Jacob.

Vers   1870   Les fils de Jacob en Egypte.

Vers   1480   Naissance de Moïse.

Vers   1450   Séjour en Madian — Le buisson ardent. Mort de Touthmôsis III.

Vers   1440   La sortie d’Egypte.

Vers   1400   La Terre Promise.

 

Les patriarches et le Bélier

Dans ses admirables Histoires de Jacob, Thomas Mann a donné des patriarches un portrait qu’on ne lasse pas de relire. Cherchant à résumer l’énorme ouvrage en quelques lignes, je suis tombé récemment sur cet autre portrait :

« … une âme enfantine qui ne connaît pas les dédoublements et les complications d’une âme adulte, une âme d’une seule pièce, se donnant totalement, réagissant totalement en présence de tout phénomène extérieur, obéissant totalement à toute impulsion intérieure. Comme chez l’enfant, la marge entre le désir et l’action sera chez lui quasi inexistante et le rêve se confondra souvent avec la réalité… Comme l’enfant, il connaîtra d’autre passé qu’un passé immédiat. Il vivra orienté vers l’avenir, dont il ne sera pas capable de mesurer les menaces. Il n’aura pas le sens des proportions et de la relativité. Le malaise présent prendra chez lui un caractère exagéré et insupportable… Il s’effrayera d’une ombre et ne comprendra pas les dangers réels. Pour fuir l’angoisse imprécise de l’instant, il s’élancera dans l’aventure la plus folle, car c’est le futur qu’il va parer d’un prestige merveilleux et le dynamisme inépuisable de son âme éternellement jeune le projettera constamment vers la conquête de l’inconnu. »

Or, ce portrait est celui que l’astrologue Cyrille Wilczkowski donne du caractère du « bélier[1]« . Il concorde point pour point avec les traits que la Bible (et Thomas Mann, d’après elle) nous rapporte d’Abraham et de Jacob.

Abraham, en effet, a une âme enfantine, pleine d’amour-propre, d’avidité. Toute sa mission, humainement, est fondée sur la manière dont le roi de Sodome le traite après sa propre victoire sur Chadorlahomor. Le roi de Sodome, cependant, lui laissait le butin matériel de sa victoire et n’exigeait que les « personnes », les captifs faits au cours de la campagne; de rage, Abraham lui abandonna tout[2].

Il n’est qu’un homme, mais ouvert sans retenue à la voix d’Elohim. Sur un mot de cette Voix, il répudie Aga, sa seconde épouse, puis, sans autre raison, la chasse dans le désert avec l’enfant, son premier fils, qu’il tient d’elle[3]. Sur un mot de la Voix, il accepte de sacrifier son second fils, Isaac[4]. Sa soumission mystique est sans limites et sa confiance à la mesure de sa soumission. Mais l’une et l’autre font le miracle : le bélier apparu qui sauve l’enfant. Telle est l’arme des novateurs en face des temples, des Princes, des Prêtres, des livres de la Vérité, de la loi écrite : le soutien de Dieu est sur eux.

Une seule phrase, dans le texte de Wilsczkowski, me paraissait contraire à l’esprit du patriarche : « [Le bélier] sera incapable de calcul et de ruse. Ses actes seront empreints de franchise et de spontanéité. » Mais il est vrai qu’un Thomas Mann sait exposer les pires calculs d’Abraham et de Jacob de telle façon qu’ils apparaissent plutôt comme une soumission à l’instinct que comme un raisonnement conscient.

Si Abraham fait passer pour sa sœur son épouse Sarah, tant auprès du pharaon que, plus tard, auprès du roi de Gérane, ce n’est point par intérêt mais par terreur : « Je me disais : on me tuera à cause de ma femme[5]. »

De même, quand, à son retour, Jacob s’attend à retrouver Esaü, le frère dupé en sa jeunesse, c’est la peur qui le fait parler et agir : « Seigneur, délivrez-moi, je vous en supplie, de la main de mon frère, car je crains qu’il ne me frappe, et la mère avec les enfants. Or, vous m’avez dit : je rendrai ta postérité pareille aux sables de la mer![6] » Aussi décide-t-il de donner à Esaü la moitié de ses troupeaux.

Il est vrai que, lors de la rencontre, il ne semble pas tenir cette promesse, usant du subterfuge de faire partir Esaü devant lui et refusant les gens que son frère lui propose pour sa « protection » (ou la surveillance des troupeaux?). « Esaü reprit le chemin de Seïr. Quant à lui, Jacob, il partit pour Socoth, où il se construisit une maison[7]. » Mais c’est qu’alors le frère est dupé de nouveau; Jacob n’en a plus peur, il peut céder à son avidité.

Enfin, le même « instinct », la même peur se retrouve dans cette scène où l’on voit Jacob reprocher à ses fils d’avoir vengé par l’épée l’honneur de leur sœur Dinah : « Vous m’avez détruit, leur dit-il, en me rendant odieux aux habitants de ce pays. Ils vont se réunir et me tuer, car je n’ai avec moi que peu de gens. Je serai détruit, moi et ma maison! » Les fils ne comprennent pas : « Traitera-t-on notre sœur comme une prostituée?[8] » Mais, sans rien entendre, Jacob s’enfuit de Sichem le jour même.

Certes, la peur n’est pas un calcul. C’est le sentiment le plus instinctif  qui soit. J’insiste sur ce point, parce qu’il se peut que la « lâcheté » des patriarches ait été un sujet de blâme pour ceux qui les virent vivre et les jugèrent. Nous reconnaîtrons cette même crainte et ce même jugement à propos d’Ulysse en Grèce et de Zarathoustra en Perse — et ce sera une raison de plus pour les associer l’un et l’autre à l’histoire du Bélier.

Qu’on ne s’y trompe pas, pourtant : la lâcheté bélique est d’une espèce tout particulière. Elle n’exclut pas les audaces les plus folles. Il s’agit d’hommes, rappelons-le, qui ont entrepris de servir, contre toutes les croyances admises, un dieu nouveau et révolutionnaire. Ce sentiment d’être seul au milieu de tous ne quitte pas Abraham, Isaac, Jacob; il ne quittera pas Moïse plus tard et, plus tard encore, Job. Du moins seraient-ils seuls s’ils n’avaient Dieu, Elohim ou Yahvé, pour leur parler et les soutenir.

« Je me dois aux choses de mon père, dira Jésus, j’accomplis son unique volonté. » C’est la même attitude chez les grands patriarches. En regard de la bravoure hallucinée qu’il leur faut pour défendre leur croyance, les peurs qui les assaillent nous semblent secondaires et leurs abdications bénignes. Comme le bélier lui-même, on peut dire qu’ils se tassent, s’immobilisent ou reculent pour mieux sauter[9].

 


[1] L’homme et le Zodiaque, Edition du Griffon d’Or, 1947.

[2] Genèse, XIV, 17-24.

[3] Genèse, XVI, 1-4, XXI, 9-14.

[4] Genèse, XXII, 1-9.

[5] Genèse, XX, II.

[6] Genèse, XXXII, 12, 13.

[7] Genèse, XXXII, 16, 17.

[8] Genèse, XXXIV, 30, 31.

[9] Plus tard, ce sera pour mieux combattre. Contre l’effrayant géant Goliath, le jeune David n’a qu’une fronde; contre les prétendants, Ulysse, la feinte première d’un déguisement, puis son adresse à l’arc.

 

Le scandale

Jésus meurt pour le salut des hommes. Cela est la marque du Poisson, religion-océan, religion-humanité. Ni Abraham ni Jacob ne meurent suppliciés mais, au contraire, très vieux et entourés de l’affection des leurs. Ils ne sont pas les prophètes du don de soi, de l’amour et du salut, mais ils sont les prophètes de la Justice et de l’Alliance.

Pourtant, hors de ce contraste, que de similitudes! Les patriarches, comme Jésus, vivent dans un milieu religieux où le dieu nouveau cherche à naître. Le mouvement messianique du 1er siècle en Judée (Esséniens, nouveaux « Nazirs », etc.) correspond aux tendances et recherches religieuses des Cananéens  vers 2200 avant J.-C. Ceux-ci ont déjà établi certaines des prescriptions et règles que les patriarches imposeront : prescriptions alimentaires (interdiction du porc); culte des morts : inhumation remplaçant l’incinération, sac de deuil et pleureurs; culte des « pierres sacrées ». Le « patron » de Sichem était déjà Baal-Bérit; Ba-ai-ti-ilé (d’où viendra peut-être Béthel) est mentionné dans un traité entre Assarhadon et le Baal de Tyr comme un des dieux « d’au-delà du Fleuve » (des pays à l’ouest de l’Euphrate).

Bien mieux : comme les sectes messianiques plus tard, les petits royaumes cananéens forment déjà des groupes fortement constitués, où le prêtre et le roi ne font qu’un. « Melchisédech, roi de Salem, était prêtre du Dieu très-haut[1]. » Avant de vaincre les « faux dieux », c’est ce nationalisme et cette intransigeance qu’il faut combattre.

Or, les patriarches vivent avec simplicité dans la soumission aux lois, fût-ce même aux lois des conquérants. Le « Rendez à César » de Jésus est déjà contenu dans l’attitude d’Abraham, d’Isaac, puis de Joseph devant les rois de Sodome et devant les pharaons; mais ils prêchent la « nouvelle », c’est-à-dire le scandale.

Comme plus tard l’Action du Christ, le partage du « pain-symbole », qu’il apparaît puéril, inefficace, le rite de la foi nouvelle : la circoncision, en regard de l’imposante architecture de l’Akitu ou de la « Cérémonie des Morts » chez les Egyptiens! Mais c’est un rite original, une marque propre, sans exemple — et donc dans le sens de la vie.

« Je serai pour vous un objet de scandale, dit Jésus à ses disciples, car ils me mettront en croix. » Le vrai scandale, il l’accomplit déjà quand, au lendemain  de la Transfiguration, il annonce aux Juifs, dans leur temple, qu’il sera, lui-même, leur nourriture. Alors, ils rirent de lui, et la plupart quittèrent le temple.

Il est à craindre que l’Eucharistie et la Croix, ces deux « nouvelles » qui n’en sont qu’une, origine du christianisme, ne fassent perdre conscience aux hommes du 20ème siècle de cet autre scandale que fut, il y a quatre mille ans, l’exemple et l’enseignement des patriarches. Nous pouvons cependant en juger à ceci qu’il fallut plus de quatre siècles pour que la religion nouvelle s’incarnât dans un peuple, et plus de mille ans pour qu’elle s’épanouît dans le monde.

Résistance d’autant plus étrange qu’au temps d’Abraham, justement, le monde méditerranéen est en pleine transformation sociale et intellectuelle. Temps de destruction et de renaissance très comparable au début de l’ère chrétienne — et c’est bien, en effet, aux premiers siècles avant le Christ que font penser les révolutions de toutes sortes qui s’accomplissent alors dans les techniques, les mœurs et les croyances.

Comme deux mille ans plus tard, toutes les valeurs morales viennent de s’effondrer : en Egypte avec les dernières dynasties memphites (2260-2220), en Sumérie avec la désagrégation de l’empire sous la triple menace des Akkadiens, des Elamites et de ce peuple sémite : les Amorites. Mais, en Crète s’élèvent les premiers palais d’une civilisation nouvelle et les Hittites commencent à établir la leur contre l’ancienne civilisation anatolienne. En même temps, des peuples à demi barbares qu’on dit venir des steppes, que nous nommons les Indo-européens et que les Egyptiens nommeront (beaucoup plus tard) les « peuples de la mer » arrêtent leur course vagabonde et jettent des regards d’envie sur les très vieux royaumes.

Le cataclysme intellectuel qui mit fin à l’ancien empire égyptien nous est connu seulement par des textes postérieurs : les Admonitions, la Prophétie de Néferty, les Propos d’Ankou (entre 2000 et 1900 avant J.-C.). Ces trois textes insistent surtout sur la désaffection qui atteint les croyances et les dogmes de l’ancien empire. Mais le bouleversement ne touche pas que les esprits.

Une expression de Manéthon a fait fortune : « Soixante-dix rois en soixante-dix jours ». Elle symbolise la phase finale des dynasties memphites. La faiblesse des pharaons est alors si grande que le Delta reçoit des invasions des peuplades du désert, contre lesquelles le formidable empire se défend malaisément. Les bédouins y font régner la terreur. Le palais de Memphis est incendié, les ateliers ferment, les campagnes sont abandonnées.

De nombreuses prophéties sont répandues dans l’empire et toutes annoncent un bouleversement des mœurs, un transfert des richesses, un dieu nouveau. Les tombes des pharaons, préoccupation centrale des dynasties précédentes, montrent sous les 7ème et 8ème dynasties une pauvreté, une médiocrité frappantes. Les cuves de pierre ont cédé la place à des cercueils de bois; les « images de vie » qui s’y trouvent sont traitées sobrement, familièrement, en ronde-bosse, et les objets mortuaires y sont seulement accumulés avec une sorte d’indifférence.

Enfin, les Textes des Sarcophages témoignent d’un véritable matérialisme, assez surprenant pour l’époque; il n’y est question que de procurer au mort confort et nourriture, non plus de lui assurer un triomphe divin dans l’au-delà. L’Ankou va beaucoup plus loin dans ce sens : il nie l’efficacité du culte des morts, cherche avec désespoir « des paroles, des formules nouvelles, autres que celles qu’ont dites les ancêtres » et conclut par un recours parfaitement sans espoir au seul individualisme.

Vers la même époque, en Babylonie, l’empire sumérien vole en éclats. Un demi-siècle suffit (2000-1950) pour que le pouvoir central s’effondre, pour que vingt usurpateurs prennent le titre de roi à Larsa, Babylone, Ourouk, Sippar, Isin, Our… Les Amorites, les Elamites envahissent le pays et y nomment des tyrans.

C’est alors, cependant, que la littérature sumérienne connaît son plein épanouissement. Les deux mille tablettes de Nippour nous livrent des cantiques, des hymnes, des fables. Là encore, des lamentations sur la ruine des villes, sur la fin des empires, de terrifiantes prophéties accompagnent les chants héroïques. Là encore, l’attente d’une ère nouvelle transparaît dans tous les écrits.

Or, l’ère nouvelle commence, le dieu nouveau est là. Ce n’est point par hasard si les races qui se dressent, bédouins d’Afrique et Amorites de Chaldée sont des nomades, pasteurs de brebis et de moutons; si les Hittites, les Achéens apportent dans l’art de faire la guerre cette découverte considérable : le fer. Mais le dieu qui s’annonce, personne ne le reconnaît. Les empires menacés sont prêts à tout admettre, sauf précisément ce qui s’offre : l’innommable mélange d’entêtement et de ruse qui caractérise l’esprit du Bélier.

Pour nous faire une idée de ce refus irréductible, il n’est que de voir la réaction typique du « jouisseur héroïque » devant l’intellectuel malingre et orgueilleux. Le mépris se nomme alors de l’incompréhension. Tous ceux qui sont passés par la caserne savent que cela peut aller jusqu’au sadisme (ce même sadisme que suscita chez le S.S. le « droit » de persécuter le juif). Encore faut-il se rappeler que, pour le Sumérien d’il y a quatre mille ans, la jouissance triomphante n’est pas un manque de mysticisme mais une autre mystique : la joie possède un caractère sacré. A ces hommes auxquels un dieu avait donné des villes superbes, la science (mathématique), la force et le sens de l’honneur, la morale patriarcale dut apparaître non seulement sordide mais destructrice. Quoi donc? Ces lâches qui offrent leur femme, leur fille par peur de représailles, qui fuient « l’homme fort », le combattant, ils seraient les prêtres du dieu futur, les fondateurs d’un nouveau culte! Et ce culte consisterait en une ablation corporelle! Quelle société peut se fonder sur l’abjection?

Cependant, l’argument est sans valeur qu’on oppose toujours au prophète : « Personne ne pense, ne vit comme toi! » S’il annonce l’avenir, c’est en effet parce qu’il se sépare des conventions, des références. Dans toutes les races vivantes, n’en va-t-il pas de même? L’animal qui assure l’évolution de sa race, il faut bien que, d’abord, il n’ait pu s’adapter aux conditions de vie qui suffisaient aux autres.



[1] Genèse, XIV, 18. Voir également Israël, des origines au milieu du 8ème siècle, par Adolphe LODS, « La Renaissance du Livre », 1932.

 

Le signe du Bélier

Tel est du moins le commentaire qu’inspirent le mythe et la légende; mais si humains, si vraisemblables l’un et l’autre que les critiques rationalistes paraissent bien abstraites à côté. Sous les noms de Jacob et ses fils, il faudrait voir, nous dit-on aujourd’hui, un grand nombre de tribus descendues de Palestine en Egypte (ou montées du désert). C’est très probable.

D’après une autre théorie, ces tribus n’auraient rien eu de commun entre elles, ni le sang ni le dieu, et il aurait fallu le génie de plusieurs hommes, de Jacob à Moïse, pour les constituer en « peuple ». Probable également. Dans un cas comme dans l’autre, cela ne put se faire en peu de temps : les quatre cent trente ans indiqués par la Bible doivent donc correspondre à la réalité.

A quoi passèrent ces quatre siècles, en ce qui concerne notre propos? A la création d’un dieu et d’un culte. Lorsque Moïse se réfugie au Madian, il y trouve déjà un Esprit et des prêtres : ce sera la fille d’un de ces prêtres qu’il épousera. Le dieu qu’on y adore n’est pas l’Elohim d’Abraham, divinité confuse, à demi panthéiste, mais le dieu de Jacob : Yahvé.

Les bergers du Madian, sans doute, ne constituaient qu’une tribu parmi cent autres et leur dieu, également, n’était qu’un nom parmi la multitude des dieux amorites et araméens. Quelque divinité non-sémite même, déjà, n’annonçait-elle pas ce Sabazius thrace et phrygien, que les Séleucides au 3ème siècle avant J.-C. assimileront au Yavhé-Zébaoth? Ces mystérieuses invasions hyksos qui, vers la même époque, désolent l’Egypte n’implantent-elles pas ici et là (à Eléphantine, sinon au Madian) des divinités mal connues, dont les idoles-béliers se maintiendront pendant dix siècles? N’est-il pas vrai que, déjà, le premier roi phrygien, Phryxos, le créateur de la Colchide, a dérobé aux Achéens le bélier d’or qu’ils avaient reçu d’Hermès; et que, déjà, ce bélier l’a préservé d’être sacrifié au dieu, comme en Canaan un bélier de même sauvait Isaac?

Ainsi, pendant les trois premiers siècles de notre ère, verrons-nous se maintenir à Jérusalem, en Egypte, en Grèce, à Rome, des communautés religieuses, dont les coutumes et les croyances apparaîtront souvent presque contradictoires : certaines adoreront Sérapis, d’autres Mithra, celles-ci le Christ Logos, celle-là l’homme Jésus. Mais de ce puzzle naîtra la chrétienté, où peu de traces demeureront du Signe, sinon la parabole de la multiplication des pains et des poissons, le nom de « pêcheurs d’hommes », le repas « maigre » du vendredi[1]

Il est remarquable que les grandes religions monothéistes ne restent pas longtemps prisonnières de la symbolique astrologique dans laquelle elles ont pris naissance. Mais, où le symbole manque, l’esprit règne. Tout le « contenu » du signe des Poissons est passé non seulement dans les religions du Christ mais dans d’autres religions contemporaines (le bouddhisme, par exemple). De même, le « contenu » du signe du Bélier, dans la religion israélite et d’autres, qui naquirent et se développèrent au même temps.

Ce contenu, il faut donc le définir moins en fonction de la religion hébraïque, qui n’en a pas été l’unique manifestation, qu’en fonction du signe lui-même.

Le Bélier est d’abord un signe de feu. Sous cet aspect, il s’impose à Moïse : le buisson ardent surgi du désert; à Elie, sur les holocaustes duquel tombe le feu du Seigneur[2]. Sous cet aspect, les Egyptiens et les Indiens le reconnaîtront : Agni, le dieu-bélier, sera le dieu du Feu; Amon, le dieu-soleil, sera représenté avec la tête ou les cornes du bélier.

C’est en second lieu, le signe de la famille patriarcale, où le père est le premier pontife. L’espoir d’Abraham se résume en une nombreuse progéniture, et sa grande peine, jusqu’à un âge avancé, en la douleur de n’avoir pas d’enfants. Au contraire, l’orgueil de Jacob sera ses douze fils et sa révélation : l’échelle des races qui doivent naître de lui. D’où, une certaine attitude devant la femme, faite de tendresse et de condescendance; la femme est « le cher objet » dont on prend soin — et la mère de ses enfants.

Tendresse : le mot est important, et neuf. Les disciples du Taureau n’étaient pas tendres mais jouisseurs. La vertu pour le Bélier n’est pas de jouir mais de s’élancer. Le mouvement est sa joie. Les astrologues voient dans l’homme du signe un soldat ou un sportif; il serait mieux de dire : un violent, un avide. Le bélier et le feu sont également mouvants, et le but qu’ils veulent atteindre n’est pas le motif de leur course : le bélier le bouscule et le feu le dévore.

Plus tard sans doute, au temps de la décadence, cette ardeur pourra se confondre avec l’appétit des richesses; mais Jacob aussi était fier de ses troupeaux, de ses femmes, de ses fils, il dépouille volontiers ses hôtes de leur le plus précieux; et les Hébreux n’ont pas quitté Ramsès sans se munir de mille trésors dérobés aux Egyptiens[3]. Contradictoirement, la fortune pour les juifs du Moyen Age ne sera jamais un bien « statique »; le commerce, où ils excelleront, rendra au mot « fortune » son ancien sens mystique : les hasards du destin.

Guerriers, les Hébreux commenceront de l’être avec Josué; ils le seront pendant quinze siècles — et sous Néron et Vespasien, révolutionnaires, insurgés s’ils ne peuvent plus être des soldats. Mais ils combattent moins pour conquérir que pour se défendre et survivre. Leur action militaire est encore une façon de dépenser leur ardeur, de justifier leur orgueil : nous sommes le peuple élu.

Par voie de conséquence, ce sera un peuple qui ne tiendra que difficilement en place; bien avant d’être la victime de millénaires « dispersions », une immense tribu de nomades, longtemps promenée par Jacob et Joseph, Moïse, Aaron et Josué, de Babylonie au pays de Canaan, de Chaldée en Egypte, d’Egypte en Palestine enfin.



[1] Dans la religion juive aujourd’hui, moins de traces encore : le « shofar », la corne de bélier qui retentit dans les synagogues au cours des fêtes du Nouvel An et à l’issue du Kippour.

[2] Rois, XIX, II.

[3] Roi phrygien, donc bélique, Midas de même sera réputé pour ses richesses.

 

Brièveté du royaume

Dieu avait promis quatre siècles d’épreuves à la race d’Abraham. Ils seront largement dépassés lors de la sortie d’Egypte; même alors, les épreuves se poursuivront par d’incessants combats et de nombreuses défaites du peuple hébreu devant les Madianites, les Ammonites, ou sous les coups des Philistins.

Le Livre des Juges tentera d’expliquer ces déboires par de prétendues hérésies ou apostasies qui, dès le 14ème siècle, auraient contaminé, troublé le Peuple[1]; l’affirmation — ou l’alibi — resservira et l’on verra de même les croisés justifier leur impuissance à libérer Jérusalem et leurs échecs devant les Sarrazins par le comportement de Byzance.

Il est assuré que, jusque vers 1200, le péril pour les Hébreux venait surtout « de l’intérieur ». Ces terribles adversaires que combattront Moïse, Josué, Gédéon ou Jephté sont des Sémites, tout comme le peuple élu, et des adeptes du Bélier : des nuances cultuelles les séparent, mais de ces nuances, les Juges font des abîmes.

En quoi consistaient-elles? Les livres bibliques nous en donnent de nombreuses indications. Certains peuples pratiquent « l’incision » rituelle (Deutéronome, XIV, 1-2); les Ammonites portent des « croissants » comme signe et comme symbole (Livre des Juges); les Béthéliens révèrent la Pierre Sacrée. La plupart n’admettent pas le dieu d’Israël : Yahvé; ils demeurent fidèles à l’antique Bélier d’Abraham, El.

Une religion ne s’établit pas sans que, pendant des siècles, de telles divergences la divisent. Qu’on pense aux tendances arianistes, nestoriennes, monothélystes, qui partageront l’Eglise jusqu’au 7ème siècle. Le long combat des Hébreux pour s’assurer l’emprise sur leurs lieux saints (Socoth, Béthel) fait en effet songer aux futures croisades; leurs efforts pour s’assurer l’alliance de ce peuple-ci ou de celui-là présentent plus d’un rapport avec les tractations par lesquelles les croisés tenteront de s’assurer l’alliance de Byzance; et le châtiment des Ammonites par David semble annoncer le sac de Constantinople par les croisés sur la route de Jérusalem.

Quoi qu’il en soit, à partir de 1200 avant J.-C., l’ennemi est bien d’une autre race (et même d’une autre religion, aussi différente de la religion hébraïque que l’Islam le sera de la chrétienté). Vaincus par Ramsès III, en 1194, ces émigrés de Mycènes, les Philistins, avaient dû se rabattre vers les côtes palestiniennes. Conquérants puissamment armés, ils harcelaient de multiples razzias les Hébreux installés en Terre Promise depuis deux siècles. Il est curieux qu’ils n’aient pu vaincre définitivement ce petit peuple, eux qui avaient rasé Troie, anéanti l’empire hittite et fait trembler le Moyen Orient du 14ème au 12ème siècle. Mais enfin la défaite d’Aphek, où l’Arche d’Alliance fut capturée[2], fit tomber pour plusieurs années le peuple d’Israël sous leur joug.

Désormais, il faudra le premier roi, Saül, pour que s’établisse socialement le Royaume. Et il faudra David (1013) pour qu’Israël atteigne à la suprématie.

Roi de Juda, auquel les provinces du nord rendirent bientôt allégeance, David vit s’effondrer la puissance des Philistins. Sous son règne, Gath et Damas furent prises, les Ammonites châtiés, Tyr et Hamath conciliés par de solides alliances. Ni ses victoires, pourtant, ni son génie politique n’auraient suffi à faire de lui ce Modèle que les juifs vénèrent encore après trois mille ans.

David était aussi le poète et le prophète; le moraliste implacable, conscient de ses propres fautes (car l’important n’est pas le crime qu’on lui reproche : avoir envoyé à la guerre l’époux de la femme qu’il convoitait, mais qu’il se fût, maître absolu, prêtre suprême, accusé lui-même du crime — au point de ne pas se défendre contre le reproche populaire). Il était, pour tout dire, l’incarnation parfaite de cette obstination, de cette foi et de cette humilité, triple marque du Bélier, dont les premiers patriarches avaient fait la marque de l’Homme.

Cet accord qu’on voit chez lui — et chez son fils, Salomon — entre l’Action et le Verbe, entre l’âme et le rite, témoigne de l’existence d’un autre accord entre la Religion et l’Etat, entre l’esprit et la matière. Pendant un siècle ainsi (1013 – 933) le royaume de Dieu s’instaure sur terre s’accomplit par la Justice; il ne s’y incarnera de nouveau que 2150 ans plus tard, dans la chrétienté triomphante, pour s’accomplir par l’Amour.



[1] Noter la phrase indéfiniment reprise : « Les enfants d’Israël firent de nouveau ce qui était mal aux yeux de Yahvé. » (Livre des Juges, III, 7, 12 – IV, 1 – VI, 1 -XIII, 1, etc.).

[2] Selon le premier livre de Samuel, elle ne resta que sept mois aux mains des Philistins (VI, 1).

 

Le schisme

Règne bref. Dès la mort de Salomon, devant les duretés de Roboam, son fils, des tribus d’Israël se révoltent. Un certain Jéroboam ben Nébat se fait proclamer roi et rompt avec Jérusalem. L’hérésie accompagne le schisme. L’un des hauts lieux de la religion, Beth-El, « la maison de Dieu », se trouvait en Israël, dans le nouvel Etat. C’était là que vivaient les Hétéens[1] qui, anciennement, avaient habité la Colchide, le pays de la Toison d’Or, et c’est là que la Genèse situe le songe de Jacob et la révélation du nom sacré : Yahvé[2]. David l’avait reconquis sur les peuples de la mer. Jéroboam en fit la seconde Jérusalem, y sacrifiant à un dieu inconnu, synthèse de l’ancien dieu amorite El et de l’Hadad phrygien, en qui les prophètes juifs voudront voir le « veau d’or ».

Or, la carrière du nouveau royaume d’Israël (933-721) n’allait être pour les Hébreux fidèles qu’une source de troubles et d’erreurs. L’un de ses rois, Omri (887-876) établira son empire sur la Samarie, proche d’Israël, et conclura avec Tyr une alliance cimentée par le mariage de son fils Achab et de Jézabel, fille du roi phénicien.

A la mort du second fils d’Achab, Joram (852-843), un officier, Jéhu, se fera reconnaître roi et tentera — sans grand succès, semble-t-il — de rétablir le culte de Yahvé contre celui de Ba’al. L’alliance phénicienne n’y survivra pas; privé de son allié, Israël devra tolérer et supporter la domination assyrienne (en 805).

Maître de Juda, cependant, Joram avait épousé Athalie, fille d’Achab et de Jézabel. Après la mort du fils de Joram, Achazia (843), Athalie devint reine de Juda et introduisit à Jérusalem le culte de Ba’al. Quand elle mourut, assassinée (837), le culte impie fut prohibé, tandis que Joas et Amatsia (837-780) tentaient de secouer le joug d’Israël et de la Samarie sur Juda.

Samarie prise, le royaume d’Israël détruit (en 721), le roi de Juda, Achaz, dur céder au nouveau vainqueur; il s’empressa d’admettre dans le Temple les images des chevaux sacrés, symboles de sa loyauté envers les divinités assyriennes. A ce prix, Juda survécut.



[1] Les deux femmes du fils d’Isaac, Esaü, étaient des Hétéennes (Genèse, XXII, 34).

[2] Genèse, XXVIII, 20. Certain verset du Livre des Juges laisse penser que les Israélites dès le temps des tribus y rendaient un culte : Juges, XI, 2.

 

Les concordances

Quand David devient roi, il y a dix siècles qu’Abraham inventa la circoncision, moins de cinq siècles que Moïse consigna le Décalogue et décréta les Lois. C’est également dix siècles après le Christ et quatre siècles et demi après l’unification de l’Eglise que s’accomplira le « royaume de Dieu » chrétien.

De même, cette période finale de l’histoire d’Israël, que nous venons de survoler, est comparable en bien des points aux deux derniers siècles de la chrétienté. On peut comprendre que les hommes instruits du Moyen Age en aient été impressionnés, et l’on peut croire que leurs fameuses dates apocalyptiques, 1260 et 1490, avaient été données à un Joachim de Flore et aux Cabbalistes par concordance avec deux autres dates primordiales dans l’histoire biblique : 933 et 721.

Comme Israël aux hommes de Juda, Byzance devait apparaître aux chrétiens de Rome le royaume privé de la grâce, qui cherche dans la simple habileté politique le secours que Dieu lui a refusé. De même qu’Israël s’était séparé de la foi judaïque, Byzance rompait avec la foi romaine (mais Israël était antérieur à Juda, Constantinople au Vatican, de sorte qu’au regard d’Israël ou de Byzance, l’hérétique devait être Juda ou Rome). Puis, le Philistin et le Phénicien là, le Sarrazin et le Turc ici, complices d’Israël et de Byzance, devenaient à point nommé leurs destructeurs. Le mal « hérétique » gagnait les pays slaves comme, autrefois, la Samarie et les colonies étrangères[1]

A ces concordances dans les faits s’ajoutaient d’autres concordances, plus mystérieuses encore :

Les croisés fondent l’empire                                          David conquiert

latin de Byzance.                       1024                               Israël…………….. vers -980

Byzance secoue le joug.           1261                               Schisme d’Israël vers -933

Schisme à l’intérieur de                                                   Schisme à l’intérieur

l’Eglise de Rome                         1378                               de Juda, Athalie         -843

Destruction de Byzance            1453                               Ruine d’Israël             -721

L’esprit contemporain répugne à cette sorte de calcul analogique, terrain privilégié de toutes les superstitions. Mais il est impossible de ne pas en tenir compte, puisqu’il explique en grande partie l’état d’esprit des hommes du Moyen Age — et puisqu’il autorise des hypothèses assez souvent probantes.

Entre autres, cette croyance aux cycles et les calculs qui en découlent permettent une meilleure compréhension du phénomène de l’hérésie.

Celle-ci s’impose, nous le voyons, en un moment-clé de l’histoire de la Religion : vers 700 avant J.-C. pour le Bélier, vers 1450 pour les Poissons. Elle consiste essentiellement, ici et là, à recourir à la religion précédente (en Samarie, Bel, le taureau-bélier; dans l’Allemagne de Luther, la Bible, livre juif et chrétien) et à tenter de revivifier par cette sorte de syncrétisme la religion abandonnée de Dieu.

En effet, alors que les évènements (perte de la puissance temporelle, domination étrangère, schisme et captivité) suggèrent brusquement l’idée de cet abandon, la religion antérieure et qu’on croyait déchue semble scandaleusement revivre et reconquérir une partie de sa puissance. Au 6ème siècle avant J.-C., la destruction de l’Assyrie permet à Babylone un cruel et bref renouveau; aux temps de la Renaissance, après trois cents ans de persécutions, les cabbalistes, les « faux messies » et les vrais philosophes (Montaigne, Spinoza, etc.[2]) redonnent pour un siècle à la religion juive un éphémère éclat. Comment ne pas croire alors que la religion antérieure fut plus pure, plus authentique — et que Dieu refuse de l’abandonner?

Aussi voit-on l’hérésie samaritaine se développer et se cristalliser en quelque sorte dans une opposition irréductible — jusqu’à l’agonie du Taureau, aux premiers siècles, qui marquera sa propre fin.



[1] Certaines de ces colonies n’étaient que trop disposées à l’hérésie : à Eléphantine, le dieu juif sera pendant des siècles un syncrétisme de Yahvé et du Béthel taurique.

[2] Et bien d’autres! Pic de la Mirandole (1463-1494), Agrippa de Nettesheim (1486-1541), Guillaume Postel (1505-1581), Robert Fludd (1574-1637), etc.

 

Les prophètes

Mais, ce calcul, des hommes ne le font point : les prophètes hébreux, qui nous posent à présent un problème bien étrange.

En effet, les plus grands d’entre eux (sans doute les seuls authentiques[1]) : Elie, Elisée, Osée, Amos, Michée, se massent précisément dans ces siècles précurseurs de la ruine d’Israël (de 850 environ à 720) et, déjà, ils annoncent — comme, deux mille ans plus tard, Glaber, de Flore, d’Ailly, etc. — la fin d’une ère, les jours proches « où la terre naviguera sous d’autres cieux », et le renouveau lointain, différent et plus pur, de la postérité de David, après la ruine d’Israël et l’abomination dans le Temple.

Pas plus que les initiés chrétiens, les prophètes hébreux ne se trompent. Les siècles à venir n’ajouteront rien à la grandeur de la religion dépossédée (sinon des commentaires, codifications et chroniques, desquels l’imposture ne sera pas absente); Dieu plus jamais ne parlera au peuple élu.

D’éclatants mais courts renouveaux : restauration de Josias (631), second Temple de Jérusalem sous la captivité perse (520), Néhémie et Esdras (450,400), révolte des Maccabées (166) pourront bien interrompre l’enchaînement des malheurs; ils ne les compenseront pas. C’est en vain qu’une certaine manière, un peu simpliste, de refaire l’Histoire, prétend mettre l’accent sur ces renouveaux plutôt que sur les malheurs, parce qu’il faut que l’histoire juive soit divisée en deux parties bien distinctes : les « Royaumes » avant le Christ, la « dispersion » ensuite. Le mot même « diaspora » date en fait de la captivité babylonienne, au 6ème siècle; et, dès le 7ème siècle, il est sûr que la puissance temporelle, l’âge d’or de la religion a vécu.

La période qu’ouvre en 721 la destruction d’Israël pourra se prolonger huit siècles, jusqu’à la destruction de Jérusalem par Titus (70 après J.-C.); elle n’englobera que des ruines et des désastres : fin de Juda, captivités babyloniennes, perse, égyptienne, hellénistique, romaine enfin.

Rupture si nette, si tranchée que le Verbe l’exprime : l’homme de Juda, le juif n’est pas plus l’Israélite que le catholique ne sera le Chrétien. Bien mieux : ces noms, qui ont symbolisé la religion même, vont devenir, ici et là, synonymes d’hérésie et de perversion. De nos jours encore, leur « christianisme » est l’arme première des protestants contre l’Eglise de Rome et, lorsqu’on veut parler des hérétiques, pour les différencier des catholiques, on dit d’eux : les chrétiens. De même, Israël était le nom que se donnait la Samarie et sous lequel les juifs la reconnaissaient.

Cela est clair pour nous et devait l’être déjà pour les prophètes du Moyen Age et de la Renaissance. Mais ce l’était aussi, plus étrangement, pour Elie, Isaïe, Osée, Amos, que ne pouvait guider leur propre Histoire puisqu’ils étaient en train de la vivre. « Voilà que les premières choses sont arrivées, et j’en annonce de nouvelles; avant qu’elles surviennent, je les dis » (Isaïe). Sur quels exemples basaient-ils déjà leur certitude? Quelle autre histoire, déjà vécue, leur avait annoncé les destins fatidiques du peuple d’Israël?

Il n’est pas besoin de chercher longtemps, leur ignorance même ne leur permettant qu’un choix limité. Que savaient-ils de l’ancienne Egypte et de ses dieux, des Hittites et de leur déesse? De l’origine des Indo-européens et de l’aventure odysséenne des Philistins, leurs ennemis? Un seul mot se retrouve à toutes les pages du Livre : Babel — ou Babylone. C’est le dieu de Babel, Bel ou Ba’al, qu’ils haïssent par-dessus tout et poursuivent de leur haine chez tous leurs adversaires : Amorites, Ammonites, Philistins, Phéniciens, Assyriens et Tyriens. C’est Our qu’Abraham a fui, et c’est encore un roi de Babylone qui va au 6ème siècle disperser le peuple élu. Les juifs ne connaissent bien qu’un peuple : les Babyloniens. Hormis Yahvé, ils ne redoutent qu’un seul dieu : le Taureau, dont la Genèse même, en ses premières pages, reproduit les mythes — déformés.

 

 



[1] La naissance et la mort de Jérémie sont l’objet d’innombrables discussions, qui en font tantôt un contemporain de la destruction d’Israël, tantôt de la codification de la prédication prophétique (622). Quant à Ezéchiel et Daniel, il est admis que leurs « livres » sont de beaucoup postérieurs : 3ème et 2ème siècles av. J.-C.

 

III

LA RELIGION DU TAUREAU

Taureau ailé

S’il est aisé de distinguer, entre toutes, les religions des Poissons et celles du Bélier, parce que les origines en sont encore récentes, il est plus difficile s’isoler, au milieu des religions existant quatre millénaires avant le Christ, les religions du Taureau — et, parmi elles, la religion mère.

Nous verrons que les Egyptiens des moyen et nouvel empire honoraient le taureau, ou le bœuf, au premier chef. Si les symboles hittites sont rarement tauriques (ils concernent le lion ou le sphinx bicéphale, à têtes d’homme et de lion), les symboles assyriens étaient d’une part le lion, de l’autre le taureau ailé. Mais c’est surtout la Crète qui recueille l’héritage. Bien que la divinité principale de Cnossos fût une déesse : la Mère (Dictynna) ou la Vierge (Britomartis), le dieu-taureau lui était immédiatement associé. On sait comment il finira dans la mythologie grecque : sous la forme d’un monstre, le fils du roi Minos (ou de Dionysos, selon une autre légende).

Cependant, ni l’Egypte ni la Crète ne peuvent avoir été le berceau de la civilisation taurique. Le royaume crétois ne remonte guère au-delà du 23ème siècle avant J.-C.; quant à l’Egypte préthinite (antérieure de 3000 ans), elle ignorait le dieu étranger. Puis, les croyances de ces peuples nous guident : les Egyptiens nommaient l’un de leurs taureaux sacrés Mérou Our; les Crétois reconnaissaient en leur Minotaure une descendance de l’Enki sumérien, « le taureau sauvage du ciel et de la terre ». Ainsi, les cultes égyptiens et crétois doivent être considérés comme les rejetons d’un culte plus ancien.

Ici se pose le problème des datations.

Antérieurement au Christ, les dates sont établies d’abord sur la chronologie des Séleucides, dont le point de départ se situe en 311 avant J.-C. Plus tôt, les listes de l’Egyptien Claude Ptolémée remontent jusqu’en 747. Plus tôt encore, des documents assyriens couvrent la période 648-911 avant J.-C.

De 900 jusqu’en 1500, de nombreuses listes royales assyriennes et élamites permettent une chronologie légèrement moins précise : on estime possible une erreur de 4 à 5 ans. Au-delà de 1600, nous ne disposons plus que du calendrier babylonien, irrégulier au point qu’il fallut quelquefois (encore au temps d’Hammourabi) enregistrer un mois intercalaire, afin de rattraper le retard. La marge d’erreur, estimée à 10 ou 12 ans pour la période babylonienne, croît donc à mesure que nous remontons dans le temps, pour atteindre le siècle vers 2500 et plusieurs siècles, peut-être, au-delà de 3000.

Aussi bien, doit-on suivre scrupuleusement le schéma des datations historiques jusque vers l’an 2000; mais, au-delà, il ne peut être question de s’en faire l’esclave. Entre une datation incertaine et, par exemple, la permanence probante d’un mythe, il n’est pas permis d’hésiter.

Le peuple d’Ubaid

L’archéologie fait remonter jusqu’aux débuts du cinquième millénaire le peuplement de la Babylonie. De cette époque, sont les poteries et pierres gravées retrouvées à Warka (Ourouk) et les vestiges des plus anciens temples tauriques, ceux d’Eridou et de Tepe-Gawra. Mais les premières dynasties de Kish et d’Ourouk ne sont datées que des années 3400-3200; elles apparaissent en même temps qu’en Elam (la Perse ancienne) les premières « communautés urbaines ».

Entre ces deux datations, 4200 et 3400, se situent donc les débuts de la religion du Taureau. Ce sont les dates entre lesquelles le peuple d’Ubaid entre dans l’Histoire.

Ce peuple tirait son nom d’une éminence (ou « tell ») des environs d’Our. C’était un peuple d’agriculteurs comme tous les peuples d’Anatolie et de Mésopotamie; mais l’usage de la fiente en guise de plâtre et la fabrication de statuettes d’animaux suggèrent déjà l’élevage d’un bétail domestique. Puis, les fouilles de Tell Abu Shahrain et Tepe Gawra montrent que, dès 4000 ou 3900, cette civilisation habite des villes construites en briques cuites au soleil. Egalement, elle pratique la métallurgie : haches et objets de cuivre en témoignent.

Nul doute que les troupeaux de bovins d’une part, l’usage de la brique et du bronze d’autre part ont dès cette époque bouleversé les mœurs et les habitudes des Mésopotamiens. Mais la recherche du dieu, de la morale nouvelle qui accompagne toujours de telles transformations nous échappe en ce qui les concerne. Il faut attendre la plus ancienne Sumer pour trouver trace d’un culte constitué. Alors les temples sont déjà importants : le Temple Blanc de Warka, ne mesurait pas moins de 22 mètres sur 17; il était édifié sur une grande plate-forme de 70 mètres de long, 66 mètres de large et 13 mètres de haut, construite en briques rectangulaires. Il est hasardeux d’assigner une date précise à l’édification de ce monument; mais elle est sûrement plus ancienne que la première trace de la civilisation d’Our (vers 3500), où la mission de MM. Hall et Woolley découvrit en 1927 des statuettes sacrées du Taureau, et notamment une magnifique tête de taureau en or, munie d’une barbe en lapis-lazuli.

Cette découverte atteste tout à la fois « l’humanisation » très ancienne du mythe et la haute civilisation atteinte par les croyants. Ici encore, l’évolution de la religion et l’évolution de la culture vont de pair, car dans les ruines de Warka VII on découvre des traces d’une écriture primitive et d’un système numérique qui combine les systèmes décimal et sexagésimal. La représentation pictographique de véhicules à roues et de bateaux prouve l’existence, dès cette époque reculée, de transports routiers et fluviaux.

 

Lueurs sur la religion

S’il est commun de reconnaître pour des religions monothéistes le judaïsme et le christianisme, la tradition exige que la religion sumérienne soit considérée comme panthéiste dès l’origine.

D’une part, cette tradition est certainement le fruit de l’attitude hébraïque, puis juive, devant les religions du Taureau. Elle provient de l’impuissance où l’on est d’apprécier de l’extérieur la hiérarchie interne d’un culte : les protestants porteront la même accusation de « paganisme » contre le culte de la Vierge, des Saints et des Icônes. Accusation perfide mais efficace : si Dieu n’est pas unique, il n’est donc rien (puisque l’unicité est cela même qui le libère de l’humaine relativité).

Mais, également, cette tradition d’un paganisme sumérien peut être le fruit de notre manque d’information. Les premiers évangiles dont nous ayons connaissance, ceux de Luc et de Marc, sont postérieurs d’au moins un demi-siècle à la mort du Christ. La Genèse et l’Exode que nous lisons sont reproduits du Yahviste et de l’Elohiste, bibles de deux écoles adverses, rédigées entre le 9ème et le 7 ème siècle avant J.-C., postérieures donc de six et sept siècles (en ce qui touche Moïse), de douze et treize siècles (en ce qui touche Abraham) à leurs modèles. Mais les poèmes sacrés babyloniens que nous pouvons lire, le Poème de la Création et le Livre de l’Homme qui a tout vu, sont datés du 7ème siècle avant J.-C. et postérieurs de trois mille ans, au moins, à leurs modèles : Outanapishtim et Gilgamesh. Seules, quelques parties des poèmes pourraient être datées de 2200 ou 2000 avant J.-C.

D’autre part, le Christ et les patriarches nous sont presque contemporains : nous avons quitté depuis peu le champ de force des « Poissons » et la religion juive, qui survit à son signe, est encore vivace au milieu de nous. De l’un et l’autre esprits nous sommes imprégnés. Mais deux mille ans nous séparent de l’agonie de la religion babylonienne. La morale, la mystique, le culte du Taureau nous sont des univers totalement étrangers. D’où l’impression de légendes, de contes de fées que nous donnent aujourd’hui ces textes. C’est à quoi l’on reconnaît qu’une religion est bien morte.

Enfin, nul mythe ne naît de rien. De même que nous avons vu Yahvé, le dieu de Moïse, s’imposer sur les dieux des Hétéens, des Amorites, sur Elohim — tous les dieux, de même on ne s’attendre que le dieu-taureau ait surgi brusquement d’un désert de croyances. Elohim rappelait El « le taureau compatissant »[1]; ainsi Enlil avait été primitivement « dieu de la tempête et des ouragans »[2] avant de devenir un des noms de Mardouk-Bel.



[1] DUSSAUD : Les découvertes de Ras Shamra. Dans la Genèse (XLVI, 3), Dieu dit à Jacob : « Je suis El, le dieu de ton père… »

[2] FURLANI : Religione babilonese-assira.

 

Du tonnerre au Taureau

Antérieurement au peuple d’Ubaid, d’autres races avaient établi leur domination en Iran et en Palestine, civilisations agricoles, dont les maisons étaient de pierre et de boue et qui ne connaissaient pas l’élevage; des traces non suspectes (mélanges de paille à une poterie grossière; riche industrie lithique) en ont été retrouvées, non seulement sur l’emplacement de Ninive, en Mésopotamie, mais jusqu’à Jéricho et à Byblos.

Un de ces peuples, les Halafiens (nommés ainsi du nom de Tell Halaf, où la découverte en fut faite) connaissaient bien avant le cinquième millénaire une poterie déjà spécialisée, plats et flacons, vases à cols évasés ou à bords creux, décorés de figures géométriques : chevrons, feuilles, damiers, rosettes, etc. On a également retrouvé les grands fours à dômes, munis d’annexes rectangulaires, où ces poteries devaient cuire à des températures de 120°.

Des statuettes, nombreuses, représentant des femmes aux formes opulentes, quelquefois associées à des colombes, ont été déterrées des fouilles d’Arpachiya, où se retrouvent aussi, dès le milieu du cinquième millénaire, des pots et amulettes de pierre décorés de la tête de taureau ou de la double hache caractéristique d’un culte rendu au dieu de l’ouragan. Dans les plus récentes couches de Tell Halaf apparaissent de même, stylisés, des motifs décoratifs, parmi lesquels des têtes de bovins. Nous sommes alors dans une période contemporaine du stade d’Ubaid, dont le peuple s’établit dans la partie méridionale de l’Irak, tandis que les Halafiens occupaient depuis des siècles la partie septentrionale du pays.

Mais il serait insuffisant de baser le syncrétisme primitif de la religion taurique sur les seules croyances des peuples voisins d’Eridou et de Warka. Plus se précisent et s’approfondissent les découvertes de l’archéologie, plus elles révèlent, dès les époques les plus anciennes, d’importants mouvements de population et des échanges culturels et commerciaux entre des peuples souvent fort éloignés les uns des autres. Les mêmes motifs de décoration, aux mêmes périodes, se reconnaissent dans l’Inde pré-aryenne et en Iran par exemple, ou bien au cœur des régions danubiennes et en Mésopotamie.

En ce qui concerne notre propos, et sans vouloir empiéter sur notre étude à venir des civilisations ouraniennes, très antérieures à la religion taurique, signalons que les « dieux de l’orage » se laissent reconnaître dans le fond religieux des peuples les plus divers : le dieu grec Zeus, le dieu hittite, le dieu phénicien Hadad, le dieu nordique Torr, la plupart des grands dieux indiens : Parjanya, Indra, Rudra. Ces dieux se distinguent non seulement par leurs attributs : le foudre, la double hache, et les symboles secondaires qui leur sont attachés : le cerf, le cheval, mais par leurs rapports mêmes avec d’autres divinités. C’est ainsi que le dieu de l’orage est presque partout l’époux d’une déesse de la fécondité : chez les Hittites, les Phéniciens, les Grecs. Le dieu indien Parjanya est l’époux de la déesse Prithvî, et c’est le couple qui donne les pluies, assure la fécondité des hommes, des animaux et des plantes.

Or, si les Hittites, les Phéniciens, les Grecs sont postérieurs à Sumer, les Celtes leur sont nettement antérieurs, ainsi que les « peuples des steppes ». Et, dans l’Inde, les cultures de Quetta, Zhob, Amri-Noundara sont contemporaines de l’avènement d’Ourouk et d’Our. Ces civilisations — et les religions qu’elles incarnaient — durent influencer la religion naissante. D’où l’impression de panthéisme que donnent à certains historiens les premiers cultes de Sumer; Tiamat, le chaos originel, que le Taureau Mardouk devra vaincre, avait effectivement engendré bien des monstres.

« La mère de l’Abîme, qui forma toute chose, fit en outre des armes inégalables : elle enfanta des dragons-serpents. De venin, au lieu de sang, elle emplit leurs corps. Elle vêtit d’horreur des dragons terrifiants. »

R. Labat, le traducteur du Poème de la Création remarque que les onze monstres créés par Tiamat pourraient représenter onze des douze signes zodiacaux, le Taureau lui-même étant le douzième[1]. En effet, astrologiquement, l’apparition du signe nouveau rejette les onze autres dans l’ombre — et tire le monde hors du chaos où le plongeait l’absence de dieu.

« Tiamat créa l’hydre, le dragon-rouge, le « lahamou », le grand lion, le loup écumant, l’homme-scorpion, les tempêtes furieuses, l’homme-poisson, le capricorne. En tout, elle créa onze monstres. »

Ces versets du Livre de la Création nous sont en partie traduisibles, mais en partie seulement : l’hydre est connue comme étant l’une des figures du cancer; c’est elle qu’Hercule vaincra, c’est elle, sous le nom de Scylla, qui tentera de dévorer Ulysse et ses compagnons. Le lion, le scorpion, le poisson et le capricorne nous sont encore connus sous ces noms mêmes. Le « lahamou » était en fait une divinité gémique : les jumeaux Lahmou et Lahamou, en qui se laissent reconnaître les divinités égyptiennes Osiris et Seth, les jumeaux zervanistes, Ormuzd et Ahriman, etc.

Une des légendes les plus anciennes de la religion sumérienne est celle de Shamash, le Soleil, dieu cocher comme Apollon. Il sort chaque matin des montagnes de l’Est, gardées par des hommes-scorpions. La mention du scorpion (que nous retrouverons dans les vestiges de la plus ancienne Egypte) est significative, nous verrons pourquoi. Le symbole accompagnera la carrière du Taureau en toutes ses métamorphoses, et des pièces de monnaie carthaginoises en porteront encore l’effigie aux premiers siècles avant J.-C.

Pour les autres signes zodiacaux, les allusions au Lion sont assez fréquentes dans la religion assyro-babylonienne (akkadiennes plutôt que sumériennes); le culte de la Vierge se survit en Innina. Quant aux trois derniers monstres : le dragon rouge, le loup et la tempête, nous devons les attribuer aux trois signes restants : la Balance, le Sagittaire et le Verseau, selon des analogies qu’il est encore trop tôt pour définir. En effet, la science chaldéenne connaissait mal ces trois signes et les symboles qu’elle s’en créait ne correspondent que vaguement aux symboles classiques chez d’autres peuples (Chinois, Egyptiens et Grecs).

Non seulement le Livre de la Création reproduit le cycle du zodiaque : il en respecte l’ordre précessionnel. Avant le Taureau furent les Gémeaux, avant les Gémeaux fut le Cancer. Ainsi, au début du poème est Tiamat, la mer et la mère, cancer et chaos (la Lilith des traditions secrètes bibliques, la déesse androgyne chinoise, etc.). Puis naissent d’elle les Gémeaux monstrueux, Lahmou et Lahamou, qui eux-mêmes donnent naissance au principe mâle Anshar et au principe femelle Kishar (le monde céleste et le monde terrestre), qui procréent les dieux : Anou le Puissant, Ea l’Intelligence, etc.

A l’origine ainsi, Mardouk n’eût été qu’un dieu comme les autres, de même qu’au ciel la constellation Taurus un champ de forces parmi les autres. Mais, de l’instant qu’il s’assure la première place par le meurtre de Tiamat, « le taureau noir de l’abîme » n’est plus un dieu-idole. Bientôt, dans le panthéon assyro-babylonien, il ne sera plus taureau que dans la mesure où la tradition biblique liera le souvenir d’El au sacrifice du bélier; où les religions grecque et romaine associeront le culte du maître de l’Olympe à l’image sacrée de l’aigle, au sacrifice de l’oiseau.

A l’origine des trois courants religieux, ainsi, se retrouve un mythe unique, fondamental : la victoire de l’ordre sur le chaos. Le dieu bélique, le dieu taurique, le dieu aquilin ont été tous trois des dieux de l’Ouragan avant de s’incarner dans un bestiaire mythique, et c’est l’ouragan même qu’ils ont dû vaincre (le monstre Typhon, ici, le monstre Rahab là, dont la tradition chrétienne fera le dragon-serpent Lucifer), avant d’acquérir une individualité.

Vainqueur du chaos, Mardouk peut créer la terre, de poussière et de claie; puis le corps du premier homme, pétri de sang divin; enfin, les fleuves, les végétaux, les bêtes. Il devient « le créateur de toutes choses; la lumière de celui qui l’a engendré; le rénovateur des dieux; le seigneur de l’incantation pure qui fait vivre les morts; le gardien de la justice et du droit; le bouvier des dieux… »

Nous reconnaissons ces litanies; elles s’accordent mal avec l’idée d’un panthéon. Mais elles indiquent parfaitement comment la notion du « seul dieu » peut contenir tous les syncrétismes. Je n’en donnerai qu’un exemple : Ea, que certains textes babyloniens nomment « le bélier d’Eridou ». En fait, le dieu d’Eridou, Enki, le seigneur de la terre — qui deviendra Ea — n’était pas un bélier, mais un « bouquetin », au corps de chèvre et à la queue de poisson, image classique du capricorne.

Or, sous cette forme antique, un dieu avait existé, bien longtemps avant que naquît le Taureau : on en a retrouvé la trace dans les plus anciennes fouilles de Tell Halaf, où le peuple d’Ubaid puisa son premier panthéon. Par la suite, le Taureau s’annexa ce symbole et, plus tard (quand le temps du Capricorne fut révolu, qu’un dieu nouveau, le Bélier, fut apparu) le symbole même se modifia sans cesser d’être une des figures de Mardouk.

Ainsi pourrait-on montrer que toutes les anciennes divinités de Warka, d’Eridou, d’Our et de Nippour : Innina, la dame du ciel, Enlil, le seigneur de l’air, Anou, le dieu du ciel, Outou le dieu solaire, étaient reçues comme des incarnations du maître-dieu. Démonstration inutile : le Livre de la Création nous raconte comment, au cours d’un véritable cénacle, toutes les divinités en vinrent à donner à Mardouk leur propre nom, ayant reconnu sa supériorité. « Et la sereine intelligence elle-même, dont il était le fils, voulut qu’il s’appelât Ea : la totalité de mes commandements, qu’il les prononce! »

En chacun de ces noms, naturellement, Mardouk se présente sous une figure différente. C’est ainsi que, sous le nom de Bêl, il se repent de sa création et tente de l’anéantir par le déluge. Mais, en même temps, sous le nom d’Ea, il avertit du monstrueux projet un habitant de Sourippak : Outanapishtim. L’homme construit un navire, une arche, où il recueille toutes les formes de la vie et les met à l’abri de la pluie et des eaux pendant les sept jours du déluge.

Par la suite, Mardouk fait alliance avec Outanapishtim et sa femme. Comme Elohim en Jéhovah et comme le Logos dans le Père, il s’humanise au point de parler un langage que les hommes comprennent. A la limite, il se confond avec son principal prophète : le héros Gilgamesh viendra demander conseil à l’homme du déluge comme il s’adresserait à Dieu même. Pour les Babyloniens de la dernière période, Mardouk ne sera plus que le fondateur de la religion, quête sacrée en même temps qu’aventure très réelle. Les hymnes parleront de lui comme d’un homme :

« Nul dieu ne résiste à sa fureur quand la colère le possède. Devant le tranchant de son arme, les dieux s’enfuient »[2]



[1] R. LABAT : Le Poème babylonien de la création, Paris, 1935.

[2] Pour rendre plus claire l’évolution de la religion taurique, du panthéon ubaidien au dieu de Warka et d’Eridou, puis de » ce dieu au panthéon néo-babylonien, il se peut que nous ayons simplifié beaucoup. D’une part, Mardouk n’était pas, sous ce nom, un dieu sumérien. Mais, quant au nom primitif, les historiens n’ont pas fini d’en discuter, l’idéogramme sumérien qui l’exprime étant lu tour à tour « ma-ru-du-uk-ru », « ma-ru-uk-ka », « maruduku », « amarudu », etc. Nous savons cependant que, sous ce signe, Mardouk ou son équivalent était déjà le dieu de la plus ancienne cité sainte de Sumer : Eridu.

D’autre part, certains historiens mettent l’accent sur les incertitudes de la hiérarchie divine babylonienne. Il est certain que, même sous le roi amorrhéen Hammourabi, qui restaura le culte suprême de Mardouk, le dieu continua d’avoir besoin de son père, Enki ou Ea, pour résoudre les problèmes les plus complexes de la magie (Cruveilhier : Commentaire du code d’Hammurabi). Plus tard, Agum II, le roi kassite, placera au-dessus de Mardouk le dieu du ciel : An, Antum, Anum, etc. Mais, également, ces dieux s’identifient, ainsi que nous l’avons vu. Mardouk est An. De même, dans toutes les fêtes religieuses de Babylone, on associait le père (Ea) et le fils, et la 6ème tablette de l’Enuma élish parle d’eux en ces termes : « Avec son sang, Mardouk créa l’humanité et lui imposa le culte des dieux, après qu’Ea eut créé l’humanité et lui eut imposé le culte des dieux. » Ea n’est plus que « l’esprit flottant au-dessus des eaux » de la Bible; l’âme, dont le dieu-Taureau serait la forme visible.

 

Le déluge

Bien que tous les textes anciens, sumériens, grecs, bibliques, aient attesté la réalité du déluge, elle était mise en doute, au siècle dernier, par tous les esprits « raisonnables ». On ne sait trop pourquoi, car ces mêmes esprits admettaient fort bien la réalité historique d’autres cataclysmes, aussi terribles que celui-là. Mais il fallait que des mythes religieux fussent trompeurs : la Raison l’exigeait.

Or, ici encore, la légende l’emporte. C’est à elle que les faits, aujourd’hui, donnent raison. Non seulement de nouveaux textes, sémites, celtes, ioniens, sont venus porter témoignage de la réalité du déluge, mais les fouilles de Warka, d’Our, de Suse, de Jéricho l’attestent.

En Iran, notamment, l’une des premières civilisations retrouvées, à Suse I, remonterait au cinquième millénaire; ses vestiges sont séparés de ceux de la civilisation suivante (Suse II) par une épaisseur de terre (de boue alluvionnaire) de 5 mètres environ. La plus grande différence entre les deux cultures est indiquée par la décoration des poteries et céramiques. Dans la période de Suse II apparaissent des têtes d’animaux, où le taureau, le cerf, l’oiseau occupent les premiers rôles. Au contraire, les céramiques peintes de la première période montrent uniquement des dessins géométriques, parmi lesquels la « double spirale », figuration du Cancer, dont nous parlerons plus longuement.

« Quelque chose » s’est produit entre ceci et cela, qui est venu raser la ville ancienne, détruire toute trace de civilisation et interdire le renouveau avant plusieurs siècles (entre 3800 et 3500 avant J.-C.). Sans doute ce « quelque chose » pourrait-il être tout autre qu’un cataclysme naturel : invasions, guerres de peuple à peuple, etc. Mais à Warka comme à Suse, et vers la même époque, une épaisseur d’alluvions sépare le stade inférieur (de XIV à IX) des six niveaux supérieurs (VIII-III) et cet hiatus, dès les origines d’une civilisation hautement originale ne peut plus s’expliquer par l’hypothèse classique d’une décadence consécutive à de simples guerres.

En effet, de remarquables alluvionnements, aussi bien dans le delta de l’Euphrate que dans le Péloponnèse au sud de Mycènes (ou le comblement de « la mer des joncs », à l’emplacement de l’actuel canal de Suez) nous ont conservé d’autre part, des traces d’un brusque retrait de la mer sur certaines côtes, consécutif à d’autres bouleversements.

En ces derniers, certains archéologues n’hésitent plus à reconnaître la cause de l’immersion de villes et pays celtes, entre la Bretagne et la Gaule[1], et de cette autre immersion d’un premier royaume égyptien, antérieur aux plus anciennes dynasties préthinites. La découverte (par les plongeurs d’une expédition italienne) de villes englouties Mer Rouge vient de nous révéler le second; la légende seule encore atteste le premier.

Enfin, l’étude par le radiocarbone des conditions atmosphériques pendant le néolithique fait apparaître (au début du quatrième millénaire) de brusques réchauffements, des pluies plus abondantes. Peu après 4000, des forêts envahissent l’Europe; les mers atteignent une élévation maximum.

L’évènement est difficile à dater plus précisément. Nous n’avons pour nous y aider qu’une chronologie des rois sumériens antérieurs au déluge. En effet, elle fur l’œuvre d’un historien babylonien du 3ème siècle avant J.-C., Bérose. Mais nous pouvons en vérifier la relative exactitude, puisque nous savons maintenant qu’elle concorde avec une autre liste datée du troisième millénaire avant J.-C. (collection Weld-Blundell).

La première liste comporte dix noms, la seconde neuf seulement. L’une et l’autre laissent penser que trois ou quatre siècles ont pu s’écouler entre les débuts de la civilisation sumérienne (ou pré-sumérienne) et l’avènement du déluge, ce qui situerait celui-ci vers 3800-3700 avant J.-C.

Or, la première dynastie de Kish, qui aurait suivi le déluge, est datée par l’archéologie des 35ème ou 34ème siècles, et cette datation « à rebours » confirme notre chronologie.



[1] Cela semble, pour le moins, aventuré. Le déluge du 4ème millénaire ne fut pas unique dans l’Histoire. De même, l’inexplicable effondrement de Cnossos (vers 1450-1400 av. J.-C.) correspond sensiblement au franchissement de la Mer Rouge par les Hébreux et suggère l’hypothèse d’un autre cataclysme vers le milieu du second millénaire.

 

Le culte primitif

Il ne faut pas craindre de le répéter : les livres sacrés babyloniens ne nous renseignent pas plus sur le culte primitif de Warka et d’Eridou que la Bible sur le culte rendu à Elohim par les patriarches ou par les premières tribus madianites. Les minutieux cérémoniaux prescrits par l’Homme du Sinaï s’attachent bien plus à établir une « liturgie » qu’à préserver l’esprit du rite primitif, essentiel d’Abraham : la circoncision.

Mais il arrive que cet esprit primitif se soit conservé dans certaines tribus australiennes, où le double rite de la circoncision et de la subincision révèle aux ethnologues son sens mystique caché : la transformation du néophyte pubère en l’androgyne primordial[1].

De même les vestiges tauriques épars en Afrique et en Australie (partout où retentit le mugissement du « bull-roarer »)[2] nous révèlent bien plus sur la religion disparue que les livres n’en apprennent.

Ces rites s’accompagnaient souvent d’un éloignement de la mère, par le retrait dans une cabane perdue (au Libéria, chez les Makna au Soudan, les Patasiva au Céram, les Yuin en Australie). Parfois, cet éloignement va jusqu’aux insultes rituelles (chez les Hottentotes) ou jusqu’au piétinement (chez les Papoua).

Ailleurs, on prive l’initié de nourriture (chez les Noirs Babali). L’isolement dans une cabane, accompagné de la privation de sommeil (par le tumulte nocturne) se pratique également en Nouvelle-Guinée, aux îles Fidji. Et, partout, le mugissement du bull-roarer annonce la venue du dieu et termine l’épreuve.

Or, l’éloignement de la mère, l’isolement, le défaut de nourriture ou de sommeil sont des caractéristiques de la simulation de la mort : le mort est seul, il n’a besoin de rien. Et ce manque de besoins et cette solitude sont les composants mêmes de la peur de mourir; c’est donc cette peur qu’il s’agit de vaincre.

Tronçonnées ou déformées du grand rite originel, les traditions initiatiques d’Afrique et d’Australie ne permettent pas de reconstituer exactement ce que fut la religion taurique dans sa parfaite pureté (entre 3500 et 3000 avant J.-C.); mais elles permettent de concevoir qu’il s’agissait d’une religion, d’un culte différents des traditions postérieures, y compris la religion de Babylone, par laquelle s’est assurée la survie du Taureau.

 

 

 



[1] WINTHUIS : Das Zweigeschleschterwesen, Leipzig, 1928.

[2] « Il est très probable que nous tenons dans la théologie et la mythologie du bull-roarer une des plus vieilles conceptions de l’humanité. » Mircéa ELIADE, Naissances mystiques, N.R.F.

 

Le héros taurique

Parfois aussi, les caractéristiques du signe se retrouvent moins clairement dans le dieu et dans ses prophètes que dans le héros ou le sage en qui s’incarnent les plus hautes vertus de la civilisation. David est le Bélier même; et le Poisson n’accomplit jamais mieux sa mission humanitaire qu’à travers les grands saints du Moyen Age.

Le caractère salvateur de cette incarnation n’a été ignoré d’aucune religion. « S’il s’y trouve dix justes, dit l’ange exterminateur, Sodome sera épargné », et les lois de Manou : « Un royaume privé d’habitants deux fois nés périra entièrement, par la famine et par la maladie[1]« . Ainsi, dans le Poème de l’Homme qui a tout vu, est-il prescrit : « Fuis la ville où ne vit pas l’homme fort; il n’y fera jamais bon vivre. »

L’homme fort sumérien se nommait Gilgamesh; ou plutôt (car on ne parle pas du « Juste hébraïque » ou du « Saint chrétien » : il n’y a pas de Juste hors d’Israël, ni de Saint hors de la chrétienté), Gilgamesh est le type même du Héros. En lui se retrouvent aussi bien l’Achille grec que le Siegfried germain dont les symboliques pourtant ne sont plus uniquement liées au cycle du Taureau.

Sur le plan chronologique, l’épopée du héros de Warka est l’exacte équivalence, dans la légende taurique, de l’épopée des Rois dans la Bible ou de celle des Chevaliers de la Table Ronde dans la chrétienté. La part légendaire que toutes trois comportent n’est pas plus assurée qu’une certaine réalité historique, concrétisée par les édifices religieux des trois cultures : temples de Kish et d’Ourouk, temple de Jérusalem, églises romanes en « pays barbare »… Et, de même qu’on peut dater du 9ème au 11ème siècle les aventures des Chevaliers et du 11ème au 9ème siècle avant J.-C. les trois grands rois d’Israël, on peut situer le règne de Gilgamesh vers la fin de la première dynastie de Kish, en 3200 ou 3100.

Plutôt que par ses exploits — luttes contre les dragons et les démons — c’est par son caractère et sa psychologie que Gilgamesh nous émeut. Son étude permet de pénétrer l’âme d’un « taureau » à l’état pur.

Comme tout héros, il représente d’abord la Force, c’est-à-dire la jeunesse ardente et la puissance d’une mystique au seuil de son avènement social. On a pu voir dans son voyage à la recherche du géant Khoumbaba, qu’il veut vaincre, une image du périple des premiers chaldéens remontant la vallée de l’Euphrate à la recherche du bois et de la pierre nécessaires à leurs constructions. Ce voyage également, comme tous les itinéraires de Gilgamesh, reflète la nécessité rituelle pour le héros d’abandonner sa mère (ici : Rimat-Bélit) malgré les larmes et les supplications de celle-ci.

Outre la force et le courage, il possède au moins une vertu commune avec le héros chrétien (Lancelot, Roland, etc.) : le sens de l’amitié. En cela, il rappelle aussi les héros gémiques : Héraclès et Iphiclès, Castor et Pollux. Comme, devant son frère mort, Pollux suppliait Zeus de le lui rendre, on verra Gilgamesh, devant le cadavre de son ami Enkidou, tenter de fléchir la Destinée. A ce trait pourtant s’arrête la ressemblance. Zeus exauce Pollux, il fait des frères jumeaux une constellation immortelle; mais Outanapishtim, le Noé sumérien, voudra seulement conduire le héros malheureux sur les bords du fleuve de la mort.

Là, presque ironiquement, il lui conseillera de s’entraîner à ne pas mourir lui-même en ne dormant de six jours et de sept nuits. Il raillera son échec :

Pauvre Gilgamesh! Voilà l’homme qui voulait vivre!

Un sommeil comme un ouragan a soufflé sur lui!

Toutefois, le héros rapporte de sa quête (et du bain purificateur) la plante marine qui rend immortel; mais, bientôt, alors qu’il se baigne de nouveau, un serpent lui dérobe la plante[2]. Gilgamesh se retrouve démuni :

Pour qui mes bras sont-ils fatigués?

Pour qui s’est perdu le sang de mon cœur?

Je n’ai pas travaillé pour mon propre bonheur.

Pour les dévorateurs du sol j’ai travaillé…

Sa seule victoire, en somme, a été d’évoquer l’ombre de son ami et de l’entendre dire la triste condition des morts. On peut remarquer, d’après le récit d’Enkidou, que les enfers sumériens n’étaient pas un lieu de châtiment, mais plutôt de nuit et d’absence. Ceux qui descendent là n’en remontent jamais, fussent-ils des dieux, comme le Seigneur de la Grande Demeure, Nergal; la seule immortalité qui demeure possible aux hommes est celle de la gloire. Durer, c’est « se faire un nom ».

Nul ne sait le visage de la mort.

Mardouk, qui crée le destin, et An, qui fixe les destins,

Déterminent la vie et la mort.

Ils n’en font jamais connaître les jours!

Cette doctrine désespérée et fataliste traverse comme un trait de feu la puissante ardeur à vivre qu’expriment d’autre part les exploits de Gilgamesh, vainqueur de monstres, grand buveur, gros mangeur, trousseur de femmes et de filles. Gilgamesh aime la vie et ne comprend pas pourquoi il devra la quitter. Tel est le sens profond de la religion du Taureau. L’espoir d’un « double » qui survivrait après la mort, dont se bercent les Egyptiens, lui est totalement inconnu; et, de même, le sens de la résignation (par sentiment de la Justice) que vont enseigner les patriarches.

Dans ce « creux » sans espoir véritable et sans péché originel, les fidèles de Mardouk ne cherchaient qu’en eux-mêmes des raisons de vivre. D’où, sans doute, cette triple recherche à laquelle ils vont se consacrer : science de la divination, science des nombres, science des astres. Par l’astrologie, le calcul et le rêve, ce que les Babyloniens chercheront à connaître, ce sera leur propre destinée, dans la volonté de la changer peut-être…



[1] « Règles pour un Snataka », VII, 22.

[2] Un serpent également dérobe à Adam et à Eve la vie et l’immortalité; mais, dans la Bible, c’est le jugement de Dieu; ici, seulement la règle de l’inexorable destin. Quant au bain de Gilgamesh, il préfigure déjà le bain du dieu bouvier Krishna, comme le bain sacré d’Adonis à Byblos et celui du héros Siegfried.

 

Ourouk et Kish

Cette période de l’histoire sumérienne, qu’hier on prétendait mythique, est encore très mal connue. On doit partager l’opinion de Godefroy Goossens : « Ne pouvant se fier à la chronologie des hautes époques, sachant que les sources sont mal dépouillées, embarrassé par l’absence d’une terminologie adéquate, aucun historien de l’ancien Orient n’a osé aborder sérieusement le problème de la périodisation de cette histoire, c’est-à-dire des cadres chronologiques qui conviennent le mieux à l’exposé des faits[1]. » Mais, cette tentative, il se peut que l’étude des mythes la permette.

En effet, l’Histoire ne nous donne qu’une succession de dynasties : Kish, Ourouk, Our, et, dans chaque dynastie, des listes royales qui ne parlent guère à l’imagination et dont on ne peut même pas se dire pleinement assuré. C’est ainsi que M. Goossens lui-même date de 2400-2300 tout à la fois la deuxième dynastie d’Our, la deuxième dynastie d’Ourouk, le règne du grand roi Louhalkisalsi, la troisième dynastie d’Ourouk, où Lougal-Zaggisi étend son hégémonie sur cinquante princes, les premières infiltrations sémites et les débuts de la domination akkadienne sur Sumer. Cela semble beaucoup pour un siècle, lorsqu’on sait que chaque dynastie compte normalement une demi-douzaine de rois!

Dans un banal ouvrage de vulgarisation[2], Madame Anne Terry White me semble plus proche de la vérité quand elle date de 2400 la domination akkadienne et fait remonter jusqu’à 2600 les deuxièmes dynasties d’Ourouk et d’Our.

Mais, d’emblée, l’étude des mythes suggère dans ce « fouillis de dates » une cassure nette. Elle se situe dès la fin de la première dynastie de Kish (vers 3100) sous la forme d’un premier conflit à l’intérieur de Sumer, entre Kish et la ville renaissante d’Ourouk (l’antique Warka). L’Histoire et la légende s’accordent pour dater de cette époque l’affaiblissement de Kish, la ville sainte, dont le treizième roi, Agga, aurait alors été vaincu par le premier roi d’Ourouk, Gilgamesh lui-même.

Pendant deux siècles environ, Ourouk et Kish vont se développer parallèlement, le premier royaume s’imposant de plus en plus nettement sur le second, tandis que ses temples (et notamment le temple d’Inanna) connaissent une vogue grandissante, qui éclipse les dieux de Kish. Sur la rivalité religieuse, se greffe une rivalité politique et sans doute commerciale, car c’est le temps où les royaumes d’Our et d’Ourouk commencent de s’ouvrir aux importations étrangères, de lapis-lazuli et de cuivre principalement. En ces deux siècles, le triomphant mais court éclat du roi Mésilim marque l’unique redressement de Kish, dont l’effondrement peut être daté de 2800-2900.

Rupture décisive : le culte se démocratise, en même temps que l’écriture cesse de présenter un aspect savant, cunéiforme, se phonétise et se simplifie. Mais c’est également et surtout l’époque où Mardouk doit céder la place à une multitude de dieux, dont il n’est pas toujours aisé de déterminer l’exacte origine. L’ancienne ville akkadienne Sippar, les communautés renaissantes de l’Elam, les vestiges culturels du Nord (Halafiens) et, bientôt même, les premières infiltrations amorites contribuent certainement à cet apport massif. Les noms d’Adad, le dieu de la foudre, de Nin-urta et Nin-girsu, dieux de l’ouragan, sont également absents des anciens textes sumériens : les deux derniers apparaissent avec la troisième dynastie d’Our (vers 2050), le premier ne connaît son apogée qu’après la suppression de Sumer, sous le roi Hammourabi.

Le dieu-soleil Shamash, divinité de Larsa, fut d’abord un des dieux d’Akkad; le dieu-lune Sin, qui allait prendre la place de l’antique « Na-an-na » (l’homme du ciel) à Our serait d’origine sémitique ou akkadienne; l’ancienne Innina d’Ourouk se verrait préférer l’Ishtar akkadienne, déesse vénusienne, puis lunaire, dont l’appartenance au signe du Cancer n’est guère douteuse.



[1] Godefroy GOOSSENS : L’article « Asie occidentale ancienne », dans L’Histoire Universelle de la Pléiade, Paris, 1956.

[2] Anne TERRY WHITE : Les grandes découvertes de l’archéologie, Editions Gérard et Cie, 1962.

 

L’énigme de Lagash

Plus étrangement, des emblèmes apparemment gémiques : le double lion, l’aigle bicéphale, font alors, au milieu du troisième millénaire, une apparition soudaine au cœur des sanctuaires sumériens.

C’est là de ces indications que les historiens souvent négligent, parce que la plupart d’entre eux ne veulent pas considérer que les mythes et légendes prennent valeur de faits, dès l’instant que les textes leur assignent une origine ou une fin. Pourquoi commence-t-on d’y croire? Pourquoi cesse-t-on d’y croire? Ce n’est jamais sans raison.

Il n’est pas exact que l’évènement seul compte, bien qu’il faille craindre aussi de négliger l’évènement. Je sais par expérience qu’on ne peut établir un certain nombre de concordances mythiques sans être lié par elles et conduit peu à peu à en rechercher d’autres, moins assurées : d’ici à en créer, il n’y aurait qu’un pas.

Je me suis gardé de tomber dans ce piège. Mais, quand les faits historiques manquent ou s’obscurcissent, je n’ai pas cru devoir m’interdire de miser en faveur de ces mêmes concordances que, d’autre part, les faits appellent ou confirment, lorsqu’ils sont incontestés. Simplement, alors, la moindre honnêteté est d’avertir le lecteur qu’on quitte le domaine des certitudes pour celui de l’hypothèse.

Vers 2500 se dresse, dans Sumer déchirée par les luttes intestines, un temple, un dieu nouveau : le temple et le dieu de Lagash. Et, pour nous, sur le plan de la chronologie, se pose un curieux problème.

1° La croissance de Lagash est datée de la deuxième dynastie d’Our et de la deuxième dynastie d’Ourouk. C’est vers 2450 que le roi d’Ourouk et d’Umma, Lougal-zaggisi, procède à la destruction et au sac de la ville et du temple, ce qui laisse à penser que l’une et l’autre étaient nettement antérieurs à cette date.

C’est seulement deux siècles et demi plus tard, après la domination akkadienne (vers 2190) que la plupart des historiens situent l’invasion étrangère des Goutéens, qu’on prétend venus des monts du Zagros et qui s’installent dans le pays jusqu’en 2060 (quatrième dynastie d’Ourouk).

Enfin, c’est seulement en 2060 que la même école historique situe le règne de Goudéa, roi de Lagash, dont nous allons voir l’importance.

2° Mais le premier temple de Lagash (antérieurement à 2450) est présenté par la légende comme la création de Goudéa lui-même. Puis, tout le temps de la domination goutéenne, Lagash renaît de ses cendres, jouit d’une parfaite indépendance, s’assure une primauté spirituelle croissante sur ses voisins, ce qui prouve un parfait accord entre « l’envahisseur » et la ville sainte.

Aussi, d’autres historiens préfèrent dater le règne de Goudéa des années 2450-2400. Je n’ai cependant lu nulle part une hypothèse qui me semble aller de soi, à savoir que les Goutéens ne sont peut-être pas seulement un peuple venu de l’extérieur, mais une faction hérétique (au regard de la religion mère), dont l’essor serait alors comparable à celui des Samaritains aux premiers siècles avant J.-C., ou à celui des Protestants au 16ème siècle de notre ère. A quoi l’on pourra me répondre que les plus fermes tenants des hérésies israéliennes et chrétiennes étaient précisément des « étrangers » pour Juda et pour Rome : des Allemands ici, des Samaritains là. On pourrait supposer, ainsi, soit que le peuple des Goutéens ait été converti par les divinités de Lagash; soit, au contraire, que le roi de Lagash ait été influencé par les croyances étrangères. Mais je prétends qu’un rapport certain existe de celles-ci à celui-là. Il est indiqué, entre autres, par le nom même : Lagash, dont la désinence finale « sh » est d’origine indo-européenne (et même aryenne), non sumérienne. Et, surtout, par ce que nous savons des croyances du roi.

Le texte qui nous guide dans ce propos est dit « Le songe de Goudéa »[1]. Je ne pense pas que son authenticité ait été mise en doute, puisque tous les historiens de Sumer et de Babylone s’y réfèrent longuement.

Le dieu qui apparaît au roi et lui commande l’édification d’un temple n’est pas Mardouk, mais Gish-Zi-da (ou « Nin-Gish-Zi-da », et la désinence Nin est ici importante : elle se retrouve dans tous les dieux de la foudre ou du vent, d’origine aryenne : Nin-urta, Nin-gir-su…). Or, Gish-Zi-da fait également partie d’un couple de « dieux morts », dont les Sumériens portaient le deuil depuis la chute de Kish[2];

L’autre dieu, Dumuzi, était dit le « vrai fils d’Apsû (la terre fécondée) ». Il se retrouvera sous le nom de Tammuz, de l’Adonaï sémitique, de l’Adonis de Byblos (lui-même relié à Osiris) et de l’actuel Tamûz des Arabes. Sous tous ces noms, il se reconnaîtra comme le rejeton ou l’époux de la déesse des Moissons (la Vierge) en même temps que le dieu de la Jeunesse — et même le « dieu-pêcheur », en raison de l’axe mystique Poissons-Vierge.

« C’est d’Ourouk, de ce cercle de courtisanes sacrées que nous avons vues pleurant sur la cuisse du taureau céleste, que nous trouvons la plus ancienne attestation des larmes sur Dumuzi en Syrie, en Phénicie et dans le monde méditerranéen. C’est que ce dieu, comme Osiris en Egypte, passe par la mort[3]. »

Gish-Zi-da, le dieu de Lagash, n’était pas un rejeton de la Vierge mais du serpent : le prouve l’espèce de caducée qu’il tient, fait de deux serpents enlacés. La constellation de l’Hydre, qu’on identifiait toujours à ce dieu, était nommée à Sumer comme en Akkad le dieu-serpent. Il ne s’agit pas ici du serpent primordial (le Cancer), mais d’un syncrétisme entre l’antique divinité orientale et la divinité plus récente des Gémeaux : les deux serpents en témoignent[4] ainsi que l’oiseau Imgig (l’aigle bicéphale) et les deux lions couchés qui entourent Gish-Zi-da dans le songe du roi. En fait, cette triple figure, où se retrouvent les trois signes qui précèdent le Taureau : le Lion, le Serpent et les Gémeaux, nous éclaire sur le dessein profond du roi. Il s’agit bien d’un syncrétisme astral, dont le but est d’attirer vers la religion de Sumer les peuples indo-européens (adorateurs du Soleil et du Lion) et les anatoliens (aux religions gémiques) dans une nouvelle alliance. De même, le dieu hérétique de Samarie et d’Eléphantine, au 5ème siècle avant J.-C. sera un syncrétisme entre le taureau Hadad, l’ambivalence El et Bélit et la déesse lunaire Anit, symbolisée par le croissant. Et c’est encore le recours aux dieux antérieurs qui fera les hérétiques du 16ème siècle se tourner vers la Bible hébraïque (Luther) ou vers la dialectique mythologique (Erasme).

Si l’on admet cette hypothèse, il devient possible de jalonner l’évolution des croyances sumériennes et, du même coup, l’histoire politique de Sumer, en trois paliers successifs :

1° L’opposition Kish-Ourouk (3100-2900), dont nous savons peu de choses, sinon qu’Ourouk l’a emporté, que des dieux sont « morts » : Dumuzi, Gish-Zi-da… et qu’après la chute de Kish les dieux de l’ancienne Warka, Anou-Mardouk et Eanna furent officiellement restaurés.

2° L’intervention (vers 2600-2500) d’une « hérésie » lagashienne, marquant le retour à des dieux antérieurs, ouraniens et gémiques, sous l’influence des tribus du nord, en même temps que le retour à l’un des dieux de Kish.

3° L’infiltration des croyances sémitiques et akkadiennes (dieu-lune, déesse-mère… et bélier) qui, à partir de 2450-2400, achèvent de dénaturer la religion initiale.

Ce serait retrouver jusqu’en Sumer la double évolution des schismes israélites et chrétiens :



[1] Cylindre A, II, 16.

[2] Cf. le mythe très ancien d’Adapa, dont les lamentations ont pour but de hâter la résurrection de ces dieux, qui « temporairement ont quitté la terre ». (Tablettes d’El-Amarna).

[3] Edouard DHORME : Les Religions de Babylonie et d’Assyrie, Presses Universitaires.

[4] Mercure (Hermès, le dieu au caducée) est la planète privilégiée du signe des Gémeaux.

 

L’annonce de la fin

Parallèlement à cet éparpillement du culte primitif, la puissance temporelle de l’Etat religieux s’amenuise et se dissout. Ce n’est point par hasard si, vers 2900-3000, les pouvoirs temporels (le roi) et spirituels (le prêtre) apparaissent dissociés, comme on le verra en Juda après la mort de Salomon et dans l’Occident chrétien à partir de la Bulle d’Or.

De l’abaissement de Kish jusqu’à l’effondrement de l’empire (1950), Sumer passe en effet par ces périodes d’échec et de réaction qui nous sont maintenant familières : quatre siècles de luttes pour l’hégémonie et de révoltes matées : deuxième dynastie d’Our, croissance de Lagash, royaume d’Umma, deuxième et troisième dynasties d’Ourouk, qu’achève vers 2400 la domination de Sargon, roi d’Akkad; puis, un demi-siècle de restauration, que brise au 22ème siècle l’envahissement (ou le schisme) goutéen. Un ultime sursaut (quatrième dynastie d’Ourouk et troisième dynastie d’Our) n’assumera pas plus de 50 à 60 ans l’unification de Sumer avant sa destruction finale.

 

La démente hypothèse

C’est le rythme même que, deux mille ans plus tard, suivra l’histoire de Juda et, dès lors, nous comprenons mieux l’alarme des prophètes bibliques au 9ème et au 8ème siècles avant J.-C. C’est qu’en effet, ici et là, une religion quitte le temps privilégié, qui ne se retrouvera plus au cours de son histoire : temps d’harmonie entre le Dieu et la cité, temps de création parfaite et d’immanente justice, dont les hommes pleureront longtemps la fin.

Les hommes : non seulement les plus corrompus, mais les plus saints. « J’entends dire, écrit sainte Thérèse d’Avila, que Dieu accordait de plus grandes grâces aux anciens fondateurs d’ordres. Cela est vrai[1]. » Et non seulement les plus mystiques, mais les plus raisonnables. En plein 17ème siècle français, Voiture suppliera le roi de mettre un terme aux hérésies protestantes, qui vont « pendant les deux mille ans à venir » dénaturer le destin de la religion et faire du moindre « changement de règne » un épouvantable malheur.

Tout notre sage siècle « classique » frissonne de ces terreurs, brillantes chez Bossuet, adoucies chez Fénelon, philosophiques chez Malebranche, épouvantées chez Pascal. Or, tout le « siècle classique » de Juda, celui de Néhémie et d’Esdras, était en proie aux mêmes craintes, contenues chez le chroniqueur, plus libres chez le pseudo-prophète, aux prophéties assermentées. Et la majeure partie des textes sumériens que nous avons rassemblés, « la bibliothèque de Nippour » (également de cet âge classique qui suivit le châtiment de Lagash) expriment la même angoisse et la même nostalgie.

Angoisse, en vérité, trop forte pour être la simple crainte de conflits politiques, de scandales religieux; nostalgie sans espoir d’une « chose » irremplaçable, unique et surhumaine, que l’ordre dans l’Etat et la loi dans le cœur ne sauraient remplacer…

Quelle chose? Devrions-nous en croire les grands mystiques selon lesquels la Religion est essentiellement la manifestation sacrée de modifications psychologiques imposées, inspirées par Dieu (par le Cosmos)? En croire Jansénius, selon lequel il y a un temps — des temps — où Dieu gouverne, inspire, exalte l’homme, des temps où Il ne lui parle plus (et, seul, l’homme ne peut rien)? En croire le prophète Ezéchiel quand il promet au peuple de Juda un autre âge d’or, le jour où la terre naviguera sous « d’autres cieux » (entendez : d’autres étoiles, une autre constellation)? En croire Adapa, le Sumérien, quand il pleure les dieux de Kish, pour un temps absents de la Terre?

Est-ce que, vraiment, des Forces, des Puissances baignent parfois notre planète et parfois l’abandonnent « et l’univers alors se retrouve livré à son propre mouvement »[2]? Mais, dans cette hypothèse, toutes les religions ne prendraient-elles pas fin au moment même où se produit cet abandon?

Or, nous savons qu’il n’en est rien : la religion du Taureau ne cesse pas vers 2800 avant J.-C., ni même six siècles plus tard, lorsque s’annonce la religion nouvelle; le Bélier n’abdique pas au 7ème siècle avant J.-C., ni même au temps du Christ. On n’a point vu, aux temps de la Renaissance, l’Eglise de Rome admettre son agonie, on ne le voit pas aujourd’hui, on ne le verra pas demain.

Ce fait infirme-t-il l’incroyable hypothèse? Ou prouve-t-il simplement que l’homme, hors du « royaume », retombe dans sa paresse, son entêtement, né de l’impuissance à créer seul de nouveaux Mythes? De sorte que les prêtres, les pontifes de la religion abandonnée n’ont d’autres recours que de tout mettre en œuvre pour combler le Vide et l’Absence, pour faire que « le royaume de Dieu » se poursuive de force — naïvement, dans l’oubli que nul artifice jamais n’a pu le prolonger…



[1] Sainte Thérèse d’Avila, Le livre des Fondations.

[2] Le Politique de Platon.

Jean-Charles Pichon 1963

 

 

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DEUXIEME PARTIE : LE TEMPS D’APPRENDRE A MOURIR -1-

DEUXIEME PARTIE

LE TEMPS

D’APPRENDRE A MOURIR

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

I

LA SURVIE PAR LA LOI

 

Une chose est sûre. Quand même Dieu, en sa figure dépassée, ne s’adresse plus jamais aux hommes, quand même les Puissances ne les exaltent plus, alors que le prêtre est devenu un fonctionnaire, non plus capable du martyre que du dépouillement, alors que l’astuce, le compromis, toutes les formes de la propagande et du mensonge apparaissent indispensables au maintien de l’Eglise et du Culte — la religion poursuit avec une sorte de rage sa carrière réduite à une régie sociale : maintenir l’ordre et la loi.

Trop heureux, les royaumes défunts, Kish, Israël, Byzance disparus à temps pour ne pas subir cette dégradation! Moins de cinquante ans après leur fin, s’annonce la honte du royaume survivant — par la domination laïque, voire étrangère : des Assyriens sur Juda, des Français sur Rome. Le sac de la ville sainte (en 1527) ne surprit pas les initiés : sur l’illustre modèle judaïque, Savonarole l’avait prédit!

Vers le même temps (ou à peu près), la création de l’Inquisition romaine (1542) et, surtout, le Concile de Trente (1545-63) donnaient à l’église survivante (la catholique) ses statuts et ses bases. Ainsi avait-on vu, sous le roi Lougal-Zaggisi, Lagash en cendres, le culte recréé er Ourouk renaissant; ainsi avait-on vu, sous le règne de Josias, le temple restauré, Béthel anéanti, les hauts-lieux de Salomon purifiés des vestiges d’Astarté et de Chamos, une codification plus sévère instituée[1].

Mais c’est aussi l’époque, ne l’oublions pas, où paraissent les signes précurseurs de la nouvelle ère, le temps des derniers prophètes hébreux et des derniers prophètes chrétiens. Bien qu’ils fussent incertains, obscurs, réservés à certains esprits, ces prophéties et ces symboles touchent étrangement les masses, avides de renouveau et qui cherchent dans l’hérésie, à défaut d’autre évasion, le moyen d’échapper à l’étreinte du prêtre. Il ne suffit plus de massacrer : il faut mentir.

Nous ne savons quels mensonges avaient accompagné le renouveau sumérien; mais nous n’ignorons pas quelle imposture étrange permit les destructions massives et les rigueurs du roi Josias : ce fut la « découverte » des lois véritables de Moïse, lors de la réfection du Temple. Sur ce modèle, Nostradamus crut pouvoir annoncer dans deux de ses quatrains la découverte prochaine du tombeau de Saint-Pierre à Rome, où d’augustes manuscrits auraient été cachés. Il se trompait sur ce point (ainsi que sur quelques autres) : les concordances cycliques ne vont pas jusqu’aux détails.

Cela ne signifie pas qu’elles ne puissent se vérifier. Les dogmes qu’imposait le Concile de Trente étaient bien présentés comme les seuls véritables; pour la première fois définis — et de telle sorte que « jamais plus ils ne seraient discutés[2]« . Puis, ayant ainsi condamné le libre mouvement de la foi, l’élan irrésistible de la grâce, s’étant en somme coupée de tout avenir vivant, l’Eglise s’attaqua au reste, les formes secondes de la vie. Aux cathédrales, poèmes de pierre, succédèrent les images saint-sulpiciennes; aux fêtes populaires, naïves, tonitruantes, les sages cortèges des Fêtes-Dieu; à l’épanchement ravi du Moyen Age (où toutes les œuvres avaient été comme sanctifiées par l’Evangile) succédèrent les voiles pudiques imposés aux statues. Paul IV n’avait pas attendu les décisions conciliaires pour faire voiler, dès 1558, les nudités de la Sixtine, et Pie V fit achever « ce méritoire travail[3]« . Ainsi, le même concile qui interdit le libre examen des Ecritures (parce que l’esprit de Dieu n’imprègne plus les hommes et que la Loi, désormais, remplace la Parole) est aussi celui-là qui instaure la pudeur. On sait assez, depuis le paradis terrestre, que la pudeur est un aveu. « Ils se connaissaient nus, parce qu’ils avaient péché. »

Les siècles d’imposture sont toujours habillés. Et nul n’est, en notre ère, plus somptueusement vêtu que notre 17ème siècle. Parure du vêtement, parure du style. Les dentelles, le velours et l’or cachent la crasse de Versailles; l’alexandrin sonore, le vulgaire plagiat. C’est alors que les geôles du Vatican, les « plombs » de Venise, les maisons de fous, les « Petites-Maisons » de Paris accueillent par dizaines de milliers ceux qui s’avisent encore de penser librement. Et c’est alors que, parqués derrière l’élu de Dieu, le Pontife ou le Roi, cardinaux et grandes dames s’adonnent à la magie et à la sorcellerie, par désespoir, déjà! de ne plus croire en Dieu.

C’est aussi le temps, dira-on, où le peuple prend conscience de lui-même? Sans doute. C’est en tout lieu, en toute époque similaire, le commencement d’une puissance sociale nouvelle, que nous connaissons sous le nom de bourgeoisie. Mais, si le mot caractérise notre 16ème et notre 17ème siècle, il est à penser que la chose avait marqué d’autres civilisations. La puissance commerciale que possédèrent les royaumes catholiques : l’Espagne, la France, ou protestants : l’Angleterre, les Pays-Bas, avait été celle de Juda, conquis apparemment par les Perses et les Séleucides. Et, plus tôt, celle d’Our, de Nippour et de Lagash, fût-ce aux jours où les rois de Sumer étaient les fils et les petits-fils de Sargon d’Akkad.

Si, à Our vers 2500, les temples présentent une considérable importance (un septième de la ville), c’est que les prêtres sont devenus des négociants. Les revenus de la religion subviennent aux besoins du culte, mais aussi à ceux de l’Etat, aux constructions publiques, à l’entretien des canaux, au maintien d’une armée de guerre permanente, à l’organisation des fêtes. Les temples créent et organisent des pêcheries, des huileries, des ateliers de tissage, des palmeraies, des vignobles[4]. Là non plus, le Vatican ne fera pas œuvre nouvelle.

Mais ni la richesse croissante ni le dogme arrêté ne sauvent de la déchéance spirituelle, de l’abdication matérielle l’Etat qui n’a plus de religieux que le nom. Bientôt, les villes saintes de Sumer vont admettre la domination de Sargon d’Akkad, subir les invasions de tous les peuples voisins. Deux millénaires plus tar, Juda se soumettra aux Perses, puis aux Ptolémée. A cette condition, la religion survivra.

En ce qui concerne Rome, un siècle, le siècle du Concile de Trente, a suffi pour lui arracher l’Allemagne (1529), l’Angleterre (1533), la Hongrie (1557), les Pays-Bas (1562) et seule une guerre inexpiable lui a conservé la France. Le début du Grand Siècle catholique a vu le patriarcat s’affermir à Moscou (1588), l’Eglise exclue du Japon (1614) et Venise même se révolter contre le pouvoir pontifical (1605). Je ne serai pas plus sévère que Daniel-Rops; je me contenterai de le citer. « Dès le successeur de Grégoire XV, Urbain VIII (1623), il sera flagrant que le pape devra renoncer à toute prétention à diriger le monde[5]. » Pourquoi le dirigerait-il? Quelle « révélation » désormais pourrait venir de Saint-Pierre de Rome?


[1] 2ème  Livre des Rois, XXII, 4, 15; 2ème Livre des Chroniques, XXXIV, 8-33.

[2] DANIEL-ROPS : Une ère de renouveau : la réforme catholique, Fayard.

[3] DANIEL-ROPS, opus cité.

[4] Documents de Nippour et de Lagash.

[5] DANIEL-ROPS : L’église de la renaissance et de la réforme, tome II, Fayard.

 

La fin d’une civilisation

Les historiens philosophes souvent se sont interrogés sur les causes véritables de l’effondrement des civilisations. Chacun a proposé sa propre explication, mystique jusqu’au 17ème siècle, juridique au 18ème, économique depuis Marx. Je croirais volontiers que toutes les trois se tiennent, s’enchaînent inéluctablement.

Il apparaît que leurs dettes peuvent être le talon d’Achille des grandes nations. Alors que, dans un petit pays comme l’Autriche, l’Allemagne de l’Ouest ou l’Italie, en 1962, la dette nationale est de l’ordre de 60 à 100 000 francs par habitant, elle est de l’ordre de 700 000 francs par habitant aux U.S.A., par exemple.

Ce phénomène n’est pas seulement contemporain. Rome vivait de ses possessions extérieures, l’Egypte au temps de sa splendeur aussi — et, de même, ces empires vastes au destin bref que furent l’Espagne du 16ème siècle, Byzance, la Crète préhellénique, la Perse d’Artaxerxés et de Darius III;

Il n’était pas question que ces royaumes remboursent leurs dettes? Assurément, ils le croyaient. Mais toutes les dettes se paient, avec de l’or ou bien avec du sang. Les « barbares » se sont donc remboursés sur Rome, les Mycéniens sur la Crète, les Hébreux sur les Mycéniens (les Philistins), les Macédoniens sur la Perse, Rome sur les Macédoniens — et les Indiens de l’Amérique du Sud ont commencé de se rembourser sur les fils de leurs conquérants, dont l’empire n’est plus qu’un souvenir.

Or, un Etat qui s’endette est toujours un Etat matérialiste, ses citoyens iraient-ils au sacrifice tous les dimanches : une nation dont les objectifs se limitent aux seules richesses matérielles et dont les penseurs, philosophes ou prêtres, ont perdu tout contact, tout lien avec les réalités cosmiques. Un peuple religieux ne saurait s’endetter, puisque le fondement de toute mystique est le sens d’une certaine « gratuité » (désintéressement, justice, sacrifice) et que son souci premier est de servir le Réel, non de se servir de lui.

Cependant, il arrive que l’abnégation même apporte la richesse; alors, la richesse tue l’abnégation. Il n’y a plus de différence fondamentale entre l’Etat religieux et ses voisins, plus « réalistes »; sinon que, par sa formation, il demeure moins bien armé, plus vulnérable. C’est l’âge des compromis ou des défaites : pour survivre, la religion doit se prostituer; se prostituant, elle s’enrichit; s’enrichissant, elle s’enchaîne. Ce fut le destin de Juda, ce fut celui de Sumer. Et l’on ne conçoit pas que la promulgation, la codification de la mort spirituelle puisse mener à une autre fin.

Les « persécutions dogmatiques »

Ce parallélisme mythique entre les derniers siècles de Sumer et de Juda, il faut reconnaître qu’au premier regard nous ne le voyons pas se poursuivre entre l’histoire de Babylone et celle du peuple juif. Tout au contraire, une différence majeure s’impose à l’observateur le plus distrait : à Babylone, l’empire est sans cesse reformé, le culte du dieu restauré : par Nabuchodonosor 1er  en 1137, Nabmassar en 717, Nabuchodonosor II en 602. De telles rénovations du sanctuaire sont absentes de l’histoire du judaïsme. Brièvement mais fréquemment, il arrive que Babylone soit de nouveau une puissance temporelle; Jérusalem, jamais.

Cependant, cette distinction, plus apparente que réelle, ne doit pas nous cacher d’autres concordances frappantes entre les deux « survies ».

Pas plus que la « dispersion » de 133 après J.-C. n’achève les destins de la religion juive, la rupture de l’empire de Sumer (en 1950 avant J.-C.) n’avait mis fin à la religion taurique, quoique d’incessantes révoltes y fussent tout de suite brisées, par les rois assyriens, par les princes élamites, par les sémites amorrhéens… Une tentative de retour aux sources, au culte exclusif de Mardouk, sous le règne d’Hammourabi (1730) ne donnera qu’un court répit à la décadence religieuse. Puis, en 1685, la domination kassite viendra détruire à Babylone tout espoir de renouveau durable pendant mille ans.

Tout d’abord, une remarque s’impose : si les combats et les captivités de Sumer avaient été surtout d’un ordre politique, les persécutions que subit Babylone sont bien plutôt d’un ordre mythique et religieux. Dans les panthéons kassites, assyriens, araméens, le dieu Mardouk s’amenuise au point de disparaître. Seules traces de son passage : la tiare à cornes qu’on persiste à placer au-dessous de chaque dieu pour témoigner de son appartenance taurique; le croissant au front des déesses; l’aspect bovin des « Kérubim » ailés d’Assour…

Puis, c’est le temps où l’Esprit primordial lui-même, Enki, le « taureau sauvage » devient, par un mensonge savant, « Ea, le bélier d’Eridou »; c’est le temps où le culte se modifie, où le mouton remplace le taureau dans les sacrifices, où l’expression « agneau d’offrande », mâch-da-ri-a (qui donnera Mashdarû) finit par désigner toutes sortes d’offrandes…

En effet, quand le règne kassite s’achève (en 1160), l’Elam renaît, puis l’Assyrie. La royauté de Nabuchodonosor 1er (1137) ne conduit qu’à la prise de Babylone, cinq ans plus tard, au ravage, à l’exil. En cette nuit que l’historien dit incompréhensible (et qui l’est en effet, comme « d’un autre temps »), où s’abîment à la fois le Péloponnèse, l’Egypte, la Mésopotamie, l’Elam, respirent et vivent seuls les peuples du Bélier. Et ces peuples, Phrygiens dans l’Ourartou, Hébreux en Palestine, Araméens et Soutéens à Babylone, ne savent que ravager sans fin les villes et les temples du Taureau, jusqu’à n’y laisser pierre sur pierre. Fuyant leur sanctuaire anéanti, les chaldéens tenteront vainement de constituer un nouveau royaume au nord du Tigre. Du 11ème siècle jusqu’en 747 avant J.-C., leurs destinées préfigureront exactement les destinées du peuple juif, depuis les premières persécutions du Moyen Age jusqu’à la fin du 15ème siècle…

Or, contre l’oppresseur, contre l’envahisseur, contre les dieux solaires des Elamites, l’Ishkur kassite, les dieux à demi béliques, Hadad et Bêl, puis contre le Bélier lui-même, l’El des Araméens et des Hébreux, contre le massacre et le ravage, Mardouk se maintiendra. La tourmente passée, il retrouvera une place que nul ne lui a prise.

Comment est-ce possible? Autre mystère, non moins obscur que ces Moyens Ages cycliques où fondent les empires et où se tait « l’Histoire » pour laisser parler Dieu. Grâce aux commentateurs sacrés, pense-t-on, grâce aux prêtres persécutés ou trop apparemment soumis, grâce aux savants rituels qui maintiennent intact l’esprit des âges anciens, jalousement, secrètement, au risque de l’étouffer.

Il semble qu’en l’âge d’or de la mystique suivante, toute religion se renferme en soi-même, se coupe de la réalité sociale en même temps que du réel cosmique. Exactement : le réel cesse d’exister. On ne peut qu’être frappé, à ce sujet, par de très grandes similitudes entre le scepticisme chaldéen du 8ème au 3ème siècle avant J.-C.  (auquel Platon empruntera tout son système idéaliste) et le même idéalisme philosophique qui se manifeste dans la pensée juive, à partir des cabbalistes et de Spinoza (et qui durera jusqu’à Berkeley et Bergson). L’un et l’autre mouvements, en somme, expriment le même désespoir que la voix de Dieu se soit tue. Il ne reste plus au monde que des ombres…

Les quatre cinquièmes des manuscrits retrouvés à Ninive, dans le palais du roi assyrien Assourbanipal (22 000 tablettes) annoncent tout à la fois les commentaires brahmanes qui prolifèrent en Inde vers le même temps (7ème siècle avant J.-C.) et les commentaires du Talmud et de la Thora, où se complairont les juifs d’Espagne et de Pologne, vingt et un siècles plus tard. Une distinction pourtant : issu des fêtes de l’Akitu, le rituel babylonien, à de certains égards, peut être tenu pour une science.

 

Les débuts de l’astrologie

Au temps d’Hammourabi, pendant les fêtes de l’Akitu, les cérémonies du Zagmouk comportaient principalement des lectures de textes sacrés (comparables à celles qui feront l’essentiel des cérémonies juives à partir à partir du 2ème siècle de notre ère); s’y ajoutaient des prédictions pour les douze mois à venir, déchiffrées par les prêtres sur les tablettes sacrées, où le fils de Mardouk, Nabu, les avait inscrites en personne.

Ces prédictions rituelles reposaient en réalité sur une science astrologique très précise. Nous devons ajouter : sur une certaine science mathématique également (et peut-être, déjà, sur un jeu de concordances né de la croyance à l’éternel retour). L’amour que le Sumérien portait à la création ne s’exprimait pas seulement par le goût de la jouissance, l’appétit des femmes et des boissons fortes, mais par la volupté de créer des formes nouvelles. Le caractère entier, systématique, du Taureau invite aux constructions abstraites.

Or, la création par excellence est le symbole mathématique, qui établit en marge de l’univers réel, fluctuant, insaisissable, un autre univers, plus fermé, où les bizarreries s’estompent, où l’imprévu s’abolit. Le Nombre demeure, alors que tout le reste connaît la mort, la dispersion.

Ainsi, beaucoup plus tard, Mardouk définitivement rejeté, verra-t-on cette science devenir un passionnant sujet d’étude pour les philosophes grecs et les prêtres égyptiens. Simplicius[1] prétendait qu’au temps d’Alexandre les « chaldéens » pouvaient appuyer leurs théories et leurs systèmes sur 1903 ans d’observations, ce qui reporterait les débuts de l’astrologie scientifique à 2200-2300 avant J.-C.; mais Hipparque (cité par Jamblique) ne craignait pas de parler d’une observation de soixante-douze mille ans! Plus modestement, citant ses conclusions personnelles sur l’occultation de Mars par la Lune, Aristote reconnaissait : « Les Egyptiens et les Babyloniens ont fait de semblables observations pendant de nombreuses années[2]. »

Le mot « chaldéen » utilisé par Simplicius ne désigne plus une race mais une caste : « Il y a en Babylonie une caste ou colonie de philosophes, appelés chaldéens, qui s’occupent principalement d’astrologie. Quelques-uns font aussi métier de tirer l’horoscope, mais ils n’ont pas l’approbation de tous[3]. » Hérodote affirme, plus explicitement : « Les chaldéens étaient les prêtres de Bêl-Mardouk à Babylone[4]. »

En fait, la science astrologique, à Babylone comme à Sumer, demeurait étroitement liée aux croyances religieuses. Le Zodiaque que nous connaissons existait sous la première dynastie de Babylone avec ses symboles actuels : Lion, Cancer (ou Serpent), Taureau, Bélier, Capricorne, Scorpion… Selon Diodore, « ils représentaient les dieux conseillers, dont chacun présidait à un mois de l’année et à un des signes du Zodiaque ». Plus tôt encore, un document sumérien du 3ème millénaire révèle une croyance rigoureuse en l’influence des astres sur les destinées humaines.

Non seulement on utilisait étoiles et planètes pour prédire les « destins des rois et des particuliers », mais par le canal des Nombres, divinités et planètes s’identifiaient. A l’époque akkadienne, l’in des dieux de Lagash, Tello, fils de la terre, était représenté par le nombre 50; le soleil s’inscrivait 20, la lune 30. La 360ème partie du cercle, ou degré, se disait « gish », c’est-à-dire 1 — ou la grande unité 60, nombre du dieu céleste An [5]. Vénus se disait : Gish Dar (Ishtar) : 15. Or, « gish » signifiait également le membre viril et « dar » : fendre, couper. Ishtar était ainsi la Femme par excellence, la Mère, en même temps que le quart de l’unité. Des génies étaient nommés : les 2/3 et les 5/6 d’Ishtar.

Mais ces légendes et ces symboles ne doivent pas nous cacher l’intelligence pratique des Babyloniens. Les racines carrées, les tables d’inverses, les fractions étaient connues d’eux; douze siècles avant Pythagore, ils résolvaient le fameux problème de l’hypoténuse du triangle rectangle. En exhumant les cylindres et les tablettes d’argile sur lesquels ils conservaient leurs enseignements, les fouilles archéologiques ont permis de vérifier sur ce point les assertions de Simplicius et de Diodore — et de les démontrer parfois insuffisantes.

Deux mille ans avant J.-C., non seulement la révolution du soleil et de la lune mais la position de certaines étoiles étaient correctement appréciées, les éclipses de lune prédites, chaque planète l’objet d’une étude particulière[6]. Plus tard, une grande partie de cette science se perdra et Diodore, au temps d’Auguste, pourra conclure avec quelque amertume que les derniers chaldéens « sont versés dans l’astrologie plus que les autres hommes ». Néanmoins, cette amertume ne sera pas complètement fondée : au temps d’Auguste déjà, certains peuples, les Arabes, les Egyptiens, les Grecs auront pris la relève des Babyloniens.



[1] SIMPLICIUS, Comm. in Arist. (De cœlo, C, II).

[2] ARISTOTE : De cœlo II.

[3] STRABON, XV, 1.

[4] HERODOTE, I, 181.

[5] Il ne m’est pas possible d’expliquer ici dans le détail le Système babylonien. Ceux qui s’étonneraient de cette égalité entre 1 et 60 n’auraient qu’à se rappeler notre degré, qui vaut 60 minutes, alors que la minute vaut 60 secondes, et à étendre cet exemple à l’ensemble du système arithmétique.

[6] Parmi les instruments astronomiques retrouvés dans les villes babyloniennes, il faut citer la « clepsydre », cylindre gradué qui permettait de mesurer le temps par un écoulement d’eau; le « gnomon », tige verticale dont l’ombre projetée variait selon la course du soleil; le « polos », demi-sphère creuse dans laquelle une boule suspendue projetait des ombres différentes selon les jours et les mois. Aucun de ces instruments n’explique d’une manière satisfaisante les résultats auxquels les chaldéens parvenaient.

 

L’ensemencement du Taureau

Une telle influence, parfois philosophique et parfois scientifique, du peuple religieux sur les peuples qui l’accablent l’emporte en importance — et de beaucoup — sur les victoires mêmes de ses oppresseurs. Elle entraîne bien plus qu’une reconnaissance de fait : l’éternelle propagation de la religion et de ses symboles, chez ceux-là mêmes qui peuvent le moins les comprendre et le moins fidèlement les appliquer.

Dès la domination de Sargon sur la Sumérie (vers 2400), le mythe taurique était connu de l’Inde pré-aryenne (fouilles de Mohenjodaro et Chanhudaro). Çiva, l’un des plus anciens dieux indiens, avait pour « véhicule » ou « mue » le taureau Naudin. Indra, autre dieu primitif — anciennement solaire — est comparé sans cesse dans les Védas à un taureau fécondateur ou furieux. Un rite indien de renaissance, le « hiranyagarbha », également décrit dans l’Atharva Véda, était encore en usage au siècle dernier. Le « vase d’or » en forme de vache où était introduit le novice symbolisait à la fois le Cancer (œuf et serpent) et la femelle du taureau.

Or, ce syncrétisme est indiqué dans Hérodote, qui rapporte que Mykérinos avait enterré sa fille dans une vache d’or. Mircéa Eliade, à qui j’emprunte ce trait, ajoute justement que le rituel indien « pourrait être rangé parmi les résidus de la grande culture afrasiatique qui, entre les 4ème et 3ème millénaires, s’étendait de la Méditerranée orientale et la Mésopotamie aux Indes[1]« . Et bien plus loin, puisque, vers le même temps, en Chine, les rois de la dynastie Hia honoraient chaque saison par le sacrifice d’un taureau roux ou noir…

Il ne peut nous étonner que les anciens Iraniens aient adoré le Taureau : nous avons vu croître parallèlement la civilisation sumérienne et la culture sémite. Le sacrifice du bovin sera en effet l’un des cultes que Zoroastre combattra le plus véhémentement; de même, les grands prophètes bibliques, en Palestine, s’opposeront aux sacrifices tauriques offerts à Ba’al-Hadad, le dieu phénicien.

Ce dieu était formé de l’alliance de deux divinités antérieures, l’El ammonite et le proto-phénicien Hadad. Sa parèdre était Asherat (l’Anat de Byblos mais aussi l’Ishtar assyrienne[2]).

Au reste, ce sont bientôt tous les dieux de l’ouragan qui empruntent la forme taurique : l’amorrhéen Adad se présente coiffé de cornes, monté sur un taureau. Les hymnes le nomment « le grand bovin » et confondent en une seule clameur son tonnerre et son mugissement. Bien plus : à une certaine période le Zeus grec a été vu comme un taureau, cela nous est confirmé par d’anciennes céramiques et par cette épitaphe trouvée dans l’île de Crète : « Ci-gît le grand bovidé Zeus. »

Mais c’est principalement sur les rives du Nil que l’influence sumérienne paraît en pleine lumière, et beaucoup plus tôt que partout ailleurs.

L’un des plus anciens dieux thébains, Mentou, représenté à l’époque préthinite par un personnage à tête de faucon surmontée du disque solaire, fut figuré plus tardivement, par le même personnage avec une tête de taureau. C’est également un dieu-taureau, Boukhis, incarnation de Mentou, qu’on honorait et nourrissait à Hermontis, la « résidence du soleil ».

A Memphis, le bœuf Apis était en fait un taureau. Incarnation de Ptah, il symbolisait l’union de l’âme divine et de l’âme animale. Apparu dès la première dynastie thinite (vers 2900[3]), il semble avoir été considéré d’abord comme un dieu secondaire — jusqu’à la révolution religieuse de la dix-huitième dynastie (vers 1580). A partir de cette date, chaque taureau Apis eut droit à son tombeau particulier, surmonté d’une chapelle funéraire. On le prétendra né d’une vache vierge fécondée par un rayon de lune (à l’époque où Isis, déesse lunaire, sera représentée le chef orné du croissant de lune — les cornes du taureau). Comme le dieu Mardouk, Apis rendait des oracles dans son temple, l’Apeum, où les fidèles se pressaient.

Morts, les taureaux sacrés, devenus Osiris Apis, étaient momifiés et enterrés dans les souterrains de Saggarah, dans de grands sarcophages de granit rose. Osiris lui-même s’incarnait dans le taureau Onuphis ou Aa Néfer « le très bon ». Enfin, le Mérou Our, taureau sacré d’Héliopolis, aurait été à partir de la dix-huitième dynastie, l’incarnation du dieu soleil Ré Atoum, qu’on représentera plus tard sous l’aspect d’un bélier.



[1] Mircéa ELIADE : Naissances mystiques, N.R.F.

[2] Dans la légende de la « Chasse de Ba’al », la mort du dieu est expressément comparée à la mort du taureau. D’autre part, Ba’al frappe de la corne, « comme le taureau sauvage ». (DUSSAUD, Le vrai nom, et Sanctuaire).

[3] Cependant, sur l’emplacement de l’agglomération prédynastique de Hemamieh, ont été découvertes treize piles d’os de bœufs soigneusement enterrés (fouilles de Miss Caton-Thompson) et d’autres cimetières antérieurs à 3000 ont révélé des sépultures de bœufs, où les cadavres étaient enveloppés de nattes et de toile.

 

L’ensemencement du Bélier

En effet, l’Egypte du 2ème millénaire connaissait une divinité supplémentaire, que le panthéon de l’ancienne Egypte avait ignorée : Osiris-Bélier, Ba Neb Djedet[1]. Elle passera plus tard dans le panthéon carthaginois sous le nom de Bêl-Amnon représentés l’un et l’autre le chef orné des cornes du bélier.

Alors, l’influence bélique a balayé partout dans le monde l’ancienne croyance. Aux Indes, Agni supplante Indra, lui-même changé en bélier[2]; en Iran, sous l’influence de Zoroastre, le dieu Veretgragna a changé pour les cornes courbes les cornes ouvertes du dieu taurique[3].

Dans la célèbre vision de Daniel, une voix dit au prophète : « Le bélier à deux cornes que tu as vu, ce sont les rois de Médie et de Perse » et cette explication ne laisse pas de surprendre. Car la Perse et la Médie ne semblent pas, à première vue, avoir été influencées à ce point par la religion bélique.

De l’expansion élamite jusqu’à l’effondrement de l’Elam au 11ème siècle avant J.-C., la religion iranienne a été une sorte de panthéon, où les symboles du Lion et du Taureau dominent. Désormais, envahie par le peuple d’Ouratou (Argisti I), puis par les Assyriens (Sargon II), par les Scythes et par les Assyriens de nouveau, la Médie ne gagnera une brève autonomie qu’en 625 avant J.-C., sous le roi Cyaxare, avant d’être, un siècle plus tard, conquise par les souverains perses. De cet empire sans cesse modifié, morcelé, aux frontières fluctuantes, nous ne savons presque rien — ni même de la résidence royale, au nom prestigieux : Ecbatane. Cependant, d’aucuns prétendent que l’ancienne Médie avait pu s’étendre jusqu’aux rivages de la Mer Noire, en quel cas elle eût contenu le royaume de Colchide, l’un des berceaux du Bélier.

Quant à la Perse, c’est sous le signe du Lion que ses souverains vont se tailler un empire, à partir de Cyrus II. Néanmoins, vers 700 avant J.-C. selon les uns, vers 1100 ou 1200 selon les autres, donc bien avant qu’au 2ème siècle fût écrit le livre de Daniel, aurait vécu en Perse un homme dont l’influence religieuse allait devenir considérable : le prophète Zarathoustra, ou Zoroastre.

Dirigée contre la religion du Taureau, dont les prêtres sont au regard du prophète des « monstres de mensonge et d’hypocrisie », l’enseignement de l’Avesta se présente comme une refonte des croyances rituelles dans une mystique morale désincarnée : la vérité n’est pas dans le rite, mais dans l’effort de l’âme vers sa libération.

La partie la plus ancienne de l’Avesta, les Gathas (attribués à Zoroastre lui-même) précisent que la voie religieuse par excellence est celle de la Connaissance, de l’amour de l’Exactitude (ou Justice). Longtemps occulte et clandestin, l’enseignement des Gathas ne paraîtra au grand jour que sous les rois perses; il ne s’épanouira que quatre siècles plus tard, sous les Parthes et les Sassanides, dans la religion mazdéenne. Ce qui nous intéresse ici, c’est le « ton » de l’ouvrage primitif (ce qui en reste) et les principales prescriptions morales qu’il contient.

« Qui suis-je? écrit Zarathoustra. Quel est mon maître? D’où suis-je venu? Quels sont mon rôle et mon devoir sur cette terre?… Combien de chemins mènent au salut? De qui provient le bien? De qui le mal? De qui la grâce et de qui l’inflexible dureté? »

Quant aux règles morales de l’Avesta, elles peuvent être groupées en cinq points :

1° Croire au vrai Dieu et l’honorer.

2° Se marier, avoir des enfants.

3° Cultiver le sol.

4° Traiter le bétail avec justice.

5° Prier et méditer un tiers du temps.

Ce n’est sûrement pas forcer la lettre et le sens que retrouver dans ce « ton » et dans ces règles comme un écho du Décalogue et des grands poèmes hébraïques. Quoi qu’il en soit de la construction dualiste du monde à laquelle aboutira la conception mazdéiste, son inspiration fut celle des patriarches : refus des idoles, des rites (sauf du rite de la purification), justice pour l’homme et pour la bête, dévouement quotidien — et d’ailleurs passionné — à la famille. Il faut y ajouter l’acceptation de son sort, fût-il cruel et malheureux :

« On m’isole de mes parents, de mes amis, on me rejette. Ni les chefs ni les hommes ne me sont favorables. Comment ferais-je ta volonté, Ormuzd? »; une soumission inconditionnelle à Dieu :

« Ahriman n’existe pas, puisqu’il doit être anéanti. J’appartiens à Ormuzd et à ses immortels, de qui naît tout le bien… »

Ni le Taureau, nous l’avons vu, ni le Lion, nous le verrons, n’ont jamais dicté de tels cris; ils n’ont jamais supporté le poids d’un si humble entêtement. Oui, le Bélier est là, ce bélier perse dont l’auteur apocryphe du livre de Daniel connaissait sûrement l’œuvre, puisque les grands rois perses honoraient Zoroastre au-dessus de tous les prophètes, cependant que les Séleucides voyaient en lui « le premier disciple d’Abraham[4]« .



[1] Selon Manéthon, cependant, un premier culte du bélier eût existé dès les débuts du Signe, sous les rois de la 2ème dynastie.

[2] Rig Véda (I, 51, 1).

[3] BENVENISTE-RENOU : Vitra et Vithragna.

[4] BIDEZ-F. CUMONT : Les mages hellénisés, Paris, 1938.

 

Et dans tout l’univers…

Nous voilà loin de l’habituelle conception d’un « peuple élu ». Le Bélier est adoré aux Indes, en Phrygie, en Egypte; il est accompli en Perse. En Gaule même, on connaît bientôt un dieu bélique, dont le culte s’impose dans le Vexin, Pagus Beliocassinus, le Pays de Secret du Bélier : le Bel gaulois, aux cornes courbes.

Au 17ème siècle encore, le curé Denyan relevait près de Gisors les noms de Montagny, de Mont Ouen, mont des agneaux, mont des brebis, etc. En d’autres régions de France, se sont déroulées pendant des siècles des cérémonies moins chrétiennes que « païennes », telle aux Baux de Provence, la cérémonie du pastrage : l’agneau y est porté dans un chariot traîné par un bélier consacré.

Là même où le symbole fait défaut, on ne peut méconnaître l’esprit, fût-ce jusqu’en Chine, où Confucius naît à Tséou, en 551 avant J.-C. Cet homme sage, généreux mais prudent et qui haïssait la violence, disait de lui-même qu’il n’était pas un inspiré mais qu’il aimait les textes antiques et la recherche. Or, son enseignement ne rompt pas absolument avec l’ancienne religion chinoise, sinon qu’il rejette l’existence des dieux primitifs et se méfie de la métaphysique; mais il repose essentiellement sur une morale sociale et familiale; et les vertus qu’il recommande, la justice, la droiture, l’humanité parfaite, l’obéissance aux rites de la famille, etc., sont celles qu’à présent nous savons reconnaître. Ajoutons à cela son attitude même, que définissent cent anecdotes (et, notamment, celle-ci : au milieu de ses disciples, il se refusait à distinguer ses fils, se gardait de leur donner des conseils en privé et leur interdisait toute question personnelle). L’esprit des patriarches n’est pas loin.

Ainsi, dans ces siècles mêmes où le judaïsme connaît ses premières épreuves : 500 ans de domination étrangère et de captivité pour un siècle de liberté, le Bélier est partout où des hommes pensent et croient. Concrètement, il existe des communautés juives en Egypte et en Grèce, en Mésopotamie, dans l’île de Cos, à Rome. Au premier siècle avant J.-C., Strabon écrit que « les juifs ont envahi tous les Etats » et que, « partout, ils se conduisent en maîtres », tandis qu’à Jérusalem, des apologistes s’attachent à démontrer que les lois de Moïse ne contredisent pas les conceptions contemporaines, Maritain, Daniel-Rops et Guitton de l’époque…

L’un d’entre eux, le célèbre Philon d’Alexandrie, ne donnera-t-il pas aux érudits romains une lumineuse synthèse de l’esprit grec et de l’esprit juif? Sénèque en sera touché et, par lui, beaucoup d’autres. Les empereurs recevront des prêtres à leur cour (et des poètes, des comédiens, des historiens, qui ne cacheront pas leurs origines et leurs croyances). Les plus grandes dames romaines respecteront les règles alimentaires de la Thora et observeront le Sabbat tout comme de véritables juives. Même, on verra l’impératrice Poppée proclamer son admiration pour les livres sacrés et se laisser nommer une « prosélyte du seuil », quelques années avant que le peuple élu se révolte contre les prétentions néroniennes, en refusant le sacrifice quotidien à l’empereur, et paie cruellement sa témérité.

Il serait facile mais fastidieux de prolonger longuement cet échantillonnage, dont le seul but était de rappeler au lecteur que le prosélytisme n’est pas un phénomène typiquement catholique, ni uniquement chrétien, ni même contemporain. Le demi-milliard de croyants qui avouent aujourd’hui leur foi dans le Christ (parfois, sans la pratiquer) ne sauraient constituer, sur trois milliards deux cents millions d’humains, un pourcentage plus important que l’ensemble des Sémites, Egyptiens, zoroastriens, confucianistes, Romains, Syriens, Gaulois, etc. qui révéraient le Bélier (sinon Yahvé lui-même) au premier siècle avant J.-C., ou que la multitude de Sumériens, Akkadiens, goutéens, Egyptiens, Crétois et Achéens, Phéniciens et Indiens qui sacrifiaient au dieu-taureau vers 2200 avant notre ère. N’est-ce-pas précisément cette propagation quasi-universelle de la religion au seuil de ses plus grandes épreuves qui commande et explique sa volonté de survie?

L’orgueil du peuple élu

C’est bien elle, en tout cas, qui inspire à la race, à l’Eglise fidèle, en face des Etats panthéistes ou matérialistes qui la combattent ou l’asservissent, l’indestructible orgueil qu’on lui voit.

Au moment où la Terre quittait le signe du Bélier, 700 ans avant J.-C., ce même orgueil fit croire au vieil empire taurique que le temps était venu de renaître. Au cours de la première moitié du 7ème siècle, les textes assyriens retrouvés à Ninive apparaissent troublés, obsédés : les prêtres attendent la fin d’une ère, le renouveau…

L’éparpillement des races sémites de l’Ourartou et de la Palestine du Nord, l’écrasement d’Israël, la conquête de la Samarie et de Juda n’ont pas apaisé toute crainte mais fait naître un immense espoir. Le Bélier est abaissé; on l’imagine mort. N’est-ce-pas l’annonce, enfin, de la renaissance du Taureau?

Ce triomphe, l’Assyrie ne le connaîtra pas. Vers 631, Assourbanipal meurt; dans les vingt ans qui suivent, l’Assyrie a vécu. En 612, il ne reste plus rien de Ninive; vers 608, l’ultime résistance des vaincus prend fin.

Mais l’Assyrien, qu’était-ce? Vieux compagnon de route, oppresseur plutôt qu’allié… Sans remords, les Rois des Pays de la Mer ont aidé à sa destruction. C’est de la terre de Sumer qu’est né le dieu-taureau; c’est là qu’il doit revivre. Nabuchodonosor II, fils de Nabopolassar, est sacré roi de Babylone. Le temps de prendre Jérusalem, de la détruire et de disperser aux quatre vents le peuple du Bélier… Plus belle que jamais, la Ville est reconstruite, la vieille Babylone des légendes, où se dresse enfin le Temple du Dieu Unique, Mardouk, qui a vaincu les cycles de l’éternel retour et triomphé de son triomphateur.

Publié dans LES CYCLES DU RETOUR ETERNEL | Un commentaire

DEUXIEME PARTIE : LE TEMPS D’APPRENDRE A MOURIR – 2 –

II

LA FOI EN L’ETERNEL RETOUR

 

S’il n’est pas vrai que la puissance temporelle de Juda se soit maintenue intacte jusqu’au Christ, il ne l’est pas plus qu’à partir de Jésus elle se soit complètement effondrée. On connaît la raison de ce mensonge : les catholiques tenaient à répandre que les souffrances des juifs étaient le châtiment du crime d’avoir livré Jésus. D’où, la nécessité de dater la « dispersion » de la mort du Christ et d’où le développement à l’infini du thème : « Le peuple d’Israël, en se dispersant par toute la terre, a continué à former une race à part, demeurant ainsi malgré lui le témoin perpétuel de l’accomplissement des prophéties et de la malédiction qui pèse sur le peuple déicide[1]. »

En fait, répétons-le, le mot lui-même « diaspora » date de la captivité babylonienne, au 6ème siècle avant J.-C. Quant à l’avenir de Juda, Cecil Roth dit excellemment : « Contrairement à ce qu’on pense, la chute de Jérusalem fut, dans l’histoire du peuple juif, un épisode plutôt que la fin d’une époque[2]. » Sans doute la destruction du Temple a-t-elle marqué dans l’histoire du Peuple une terrible coupure; mais elle ne fut à aucun degré le commencement d’une agonie.

Pour l’apprécier, imaginons ce que deviendrait le christianisme, si le Vatican devait être détruit. Les églises protestantes et l’église orthodoxe ne seraient pas directement atteintes par la disparition de la papauté. Puis, on peut croire que des millions de catholiques persévéreraient dans leur foi. Tôt ou tard, ils se rassembleraient ici et là en de petites communautés et chercheraient dans l’étude de leurs livres sacrés l’enseignement qui ne leur viendrait plus de Rome.

Leur adversaire, alors, serait bien moins l’un des Etats à demi matérialistes, indifférents ou peut-être condamnés, qui auraient abattu l »Eglise — que la foi nouvelle (encore hypothétique), dont les adeptes auraient à cœur d’achever la religion moribonde.

Ainsi des juifs. A cela près, qu’il est dans l’esprit des Poissons, mais nullement dans celui du Bélier, de savoir s’adapter et se soumettre. Quarante-cinq ans après la chute de Jérusalem, les juifs du Levant et de l’Afrique se soulevèrent; la Ville fut reprise; sous le commandement de Simon bar Koziba, Juda put espérer revivre. La dispersion de 135, même, ne mit pas fin à cet espoir.

Des académies se reconstituaient en Palestine et en Babylonie; le Talmud y était composé, la Thora étudiée. Des communautés s’y recréaient : certaines d’entre elles ne disparaîtront qu’au temps des croisades.

Dès 138, dans une tentative désespérée de « retour aux sources », le patriarcat était ré institué. De Siméon III jusqu’à Gamaliel VI (suspendu en 415, mort en 425), les « patriarches » allaient se maintenir trois siècles. Un développement philosophique et scientifique accompagnait le redressement religieux. C’était le temps où une secte juive se faisait appeler « les Thérapeutes », et ce nom n’était pas usurpé.

« Sur la science des anciens, notamment en matière d’anatomie et de physiologie animale, le traité talmudique de Hulin apporte un grand nombre d’éclaircissements… Les structures du cœur, des poumons, des reins, du foie semblent avoir été parfaitement connues (au 4ème siècle de notre ère), de même que la circulation du sang et la direction du torrent sanguin dans les divers circuits du système vasculaire. Des travaux de reconstitution très complets ont été effectués à ce propos par la Société d’Histoire de la Médecine hébraïque[3]. »

La science médicale des juifs n’est d’ailleurs nulle part discutée, bien qu’on y feigne parfois d’y voir une connaissance surtout vétérinaire. En effet, cette science progressait principalement grâce aux examens cliniques auxquels était soumis le bétail avant d’être livré à la consommation. Il n’en est pas moins vrai que le médecin juif, pendant des siècles, sera préféré à tout autre; et l’on retrouvera les juifs, au Moyen Age, dans les premières facultés de médecine de Toulouse et de Paris.

Quant aux mystiques de la renaissance judaïque, nous ferons plus ample connaissance avec eux en disant quelques mots de la cabbale.

Or, cette renaissance, Rome l’a vue avec une sorte d’indifférence, brisée, ici, par la répression d’une révolte (en 351), là, au contraire, par la faveur par la faveur inébranlable d’un empereur, Julien, que la mort seule empêchera de reconstruire le Temple.

Jules Isaac défend la thèse que les persécutions des juifs avant le Christ auraient été d’un ordre économique et militaire : des voisins plus puissants s’attaquent à un Etat mal défendu et riche; mais que les persécutions après le Christ revêtent un caractère doctrinal, religieux : un dieu chasse l’autre[4].

Ceci n’infirme pas la théorie, mais plutôt la confirme, que précisément cette autre rupture dans l’histoire du Peuple, la fin du patriarcat, ne date pas du Christ mais du début du 5ème siècle, où s’impose l’église nouvelle.

Cependant, les persécutions les plus atroces ne commencèrent pas dès ce moment : triomphante, l’Eglise s’inquiétait des barbares. Les sévérités de l’empereur chrétien Théodose II (408-450) et les premiers massacres des juifs d’Alexandrie demeurent des exceptions jusqu’au succès définitif de l’Eglise et son unification, au 6ème siècle.

La prohibition de l’exercice public du judaïsme date de l’empereur Héraclius (610-642) et l’expulsion des juifs, en Gaule, du « bon » roi Dagobert (626). La Burgondie, la Lombardie, l’Espagne, commençaient de suivre cet exemple, quand un nouveau danger vint reléguer au second plan le problème juif : les musulmans.

Le premier ennemi, après le christianisme, que la religion hébraïque eût pu redouter! Mais les musulmans se reconnaissaient les fils du Bélier aussi bien que les adeptes du Croissant. Non seulement ils pratiquaient la circoncision et observaient les rites alimentaires, mais ils acceptaient les Prophètes et révéraient Jérusalem comme un haut-lieu de l’Esprit. Devant l’Exilarque, que le Calife asseyait sur un trône en face du sien, les princes musulmans devaient se tenir debout. Aussi bien, ce sera dans l’Espagne « maure », puis dans l’empire turc que les juifs persécutés trouveront leurs derniers refuges.

Aux 8ème et 9ème siècles, nous n’en sommes pas là. Même aujourd’hui, les juifs respectent le nom de Charlemagne, « à cause des faveurs dont il combla leurs pères ». A Lyon, au 10ème siècle, le jour du marché était reporté du samedi au lundi pour la commodité du Peuple. Ses négociants allaient chercher jusque chez les Slaves des esclaves pour le calife de Cordoue et pour les nobles juifs. En vain les conciles ecclésiastiques remettaient en vigueur de vieilles prohibitions, que nul n’appliquait plus.

Au 11ème siècle encore, des communautés religieuses puissantes existaient tout à la fois en Espagne, en Angleterre, en France et en Orient : Arabie, Egypte, Perse — jusqu’aux Indes et en Chine. En même temps, les écrits poétiques ou philosophiques d’un Moïse ibn Ezra, de Grenade, d’un Abraham ibn Ezra (1092-1167) ou d’un Juda haLévy (1086-1141) exerçaient sur les initiés et les intellectuels de tous les cultes un surprenant prestige. Bien que ses royaumes terrestres fussent dispersés, il restait au Bélier l’empire immense de l’Esprit.



[1] W. Devivier, Cours d’Apologétique chrétienne ou Exposition raisonnée des fondements de la foi, Casterman, 1914.

[2] Cecil ROTH : Histoire du peuple juif, 1948.

[3] Meyer SAL : Les Tables de la Loi, La Colombe, 1962.

[4] Jules ISAAC : Jésus et Israël, l’Enseignement du mépris, Fasquelle, 1956, 1952.

 

Les persécutions

On peut penser que deux évènements surtout (l’un et l’autre chrétiens) furent responsables des persécutions contre le Peuple. En premier lieu, les croisades; en second lieu, le quatrième concile de Latran (1215) qui déchargeait les chrétiens de toute dette envers les juifs. Le même concile reconnaissait comme dogme la doctrine de la Transsubstantiation. Ce fut le temps où coururent les fables immondes : les juifs fabriquent leur pain azyme avec le sang des petits enfants qu’ils égorgent, ou bien ils lardent de coups de poignard l’hostie sacrée, renouvelant ainsi le supplice et la mort de Jésus.

Qu’y avait-il derrière ces calomnies, soigneusement entretenues par les pouvoirs ecclésiastiques? Une fois encore, je le crois, la crainte de l’éternel retour, car c’était Babylone, l’antique cité taurique, qui avait, en 585 avant J.-C., écrasé la puissance de Juda, et l’on craignait qu’à la faveur d’un inconcevable renouveau, le Bélier ne s’attaquât à la puissance chrétienne, précisément menacée[1].

On commença de rendre les juifs responsables de la peste, des mauvaises récoltes, des incendies et des razzias musulmanes. A la fin du 12ème siècle, ils n’étaient plus en paix que dans les possessions mahométanes d’Espagne et dans le Midi de la France, pays des Albigeois. La double victoire catholique sur les musulmans d’Espagne et les Albigeois du Midi les dépossédera de ces derniers refuges.

Dès 1182, Philippe Auguste les avait bannis de son royaume et avait confisqué leurs biens; bientôt, pour la première fois (mais non pas la dernière) ils durent porter un insigne spécial, une « roue » ou la lettre O, et leurs maisons être distinguées aux yeux de tous; enfin, les populations eurent le droit « tacite » de les lapider pendants les fêtes de Pâques (en Grèce notamment, et en Italie).

Au printemps 1240, on saisit tous les livres hébraïques pour les brûler publiquement; après un long procès, l’autodafé eut lieu le 17 juin 1242, à Paris. Les rois de France, Saint-Louis et Philippe le Bel appliquaient à la lettre les consignes de Latran. En Angleterre, les persécutions avaient précédé celles-là (1189-1190); en Allemagne, d’autres persécutions suivirent.

Plus tard, quand les princes se furent ressaisis (Louis X en France), les peuples reprirent à leur compte « le bon combat ». Le mouvement des Pastoureaux en pays d’Oc entraîna le massacre de centaines de juifs. Dans le reste de l’Europe, Boppard, Vienne, Spire, Halle, Erfurt, Mecklenburg, Francfort-sur-le-Main, Orenbourg, etc. étaient les divers théâtres de massacres non moins monstrueux.

L’Alsace connut cette vague en 1336, la Bavière l’année suivante, la Savoie douze ans plus tard.

Vers le début du 15ème siècle, les persécutions allaient s’apaiser, quand le concile de Bâle (1431) les relança. Cette fois, l’Italie, la Bavière et l’Allemagne furent les plus atteintes : on enlevait aux familles les enfants qu’on ne tuait pas, pour les faire élever dans la foi chrétienne. La Pologne connut ses premiers pogroms.

Puis, ce fut l’Inquisition.

Depuis un siècle déjà, l’Espagne avait cessé d’être un abri pour le Peuple : exactement, depuis le mercredi des Cendres, en 1391, où plusieurs milliers de juifs avaient été massacrés par la population de Séville. On avait suivi l’exemple de ce crime à Cordoue, à Tolède et dans toute la Castille. La communauté de Barcelone avait été anéantie, ainsi que celle de Valence. Le nombre total des victimes dépassait soixante-dix mille.

L’Inquisition ne pas mieux, mais elle codifia l’horreur. Torquemada se vantait que trente mille personnes avaient été mises à mort par son tribunal. « Même les morts n’étaient pas épargnés, car, parfois, on déterrait leurs ossements pour les condamner et les brûler dans les règles[2]. »



[1] Ce fut en tout cas la crainte avouée de ces martyrs volontaires, les Flagellants, qui réclamaient la mise à mort de tous les juifs. A ce sujet, il n’est pas exact que l’ascétisme des mystiques de la Renaissance, ou celui des Nazirs de Judée au 6ème siècle avant J.-C., soit le propre d’une religion; mais c’est la marque de la perte du Royaume de Dieu et de la croyance que l’homme en est coupable.

[2] Cecil ROTH, opus cité.

 

Les cabbalistes

S’il est un réconfort pour la religion meurtrie, persécutée, comment ne serait-ce pas l’exemple de durée, d’incroyable survie, que laisse le souvenir de la religion précédente? Du cœur de ses malheurs, ainsi, le peuple juif continuait de croire au renouveau. Son esprit s’affinait, cernait l’universel, s’ébattait librement dans l’orbe des millénaires.

Des années de la nuit était sorti un livre étonnant, le Zohar, dont l’auteur, selon les uns, aurait été Rabbi Siméon bar Yochaï (2ème siècle) et selon d’autres un mystique espagnol du 13ème siècle, Moïse ben Shem Tov (dit « de Léon »). Cette dernière assertion est sans doute la vraie; mais il se peut que Moïse de Léon ait utilisé des fragments d’œuvres très anciennes. En effet, du 2ème au 13ème siècle, de nombreux livres hermétiques juifs avaient déjà provoqué de multiples commentaires.

L’un de ceux-ci, le Sepher Yetsira avait été un laborieux sujet d’études pour les plus grands penseurs du Moyen Age : Ibn Gabirol, Abraham ibn Ezra… L’auteur inconnu du livre pose que les vingt-deux lettres de l’alphabet sacré et les sephiroth belima furent les trente-deux voies de la Création. Le terme « sephiroth » demeure obscur : certains ont voulu y voir une dérivation du grec : sphaïros, sphère, en quel cas la théorie serait directement rattachée à l’astral. Selon d’autres commentaires, le mot dérive de la racine S P R et signifie : entité, numération du néant.

On ne sait laquelle des deux interprétations est la meilleure[1], car le Yetsira précise d’autre part que les planètes (au nombre de sept) et les constellations (au nombre de douze) commandent aux sept jours et aux douze mois de l’année, ce qui est bien une prétention astrologique. Puis, le symbole de la Roue « dans l’année comme un Roi dans son Etat » nous rappelle la formule Rotas et atteste que l’astronomie demeure une des clefs de l’ouvrage.

Il n’en est pas moins vrai que d’autres ouvrages cabbalistes avouent moins clairement leur filiation zodiacale. Vers les mêmes temps que le Zohar, paraissaient Ghinat Egoz et Shaaré Ora de Joseph ibn Gikatila, dont l’importance ne le cède en rien à l’œuvre de Moïse de Léon. Les deux Aboulafia (Todros et Abraham) écrivent aussi vers 1240-1290. L’œuvre de ce dernier présente l’intérêt que les recherches numériques n’y sont jamais sans référence morale, ce qui nous les rend plus proches, plus « humaines[2]« .

C’est en effet trop souvent aux plus anciennes cosmogonies de l’antiquité que fait songer l’étrange synthèse de poésie et de mathématiques à quoi aboutit l’œuvre des cabbalistes.

Selon l’initié, les Nombres-lettres qui constituent l’Univers, sont la clef même des volontés divines. Dans cette croyance se retrouvent, déformées ou recréées, les plus vieilles traditions indiennes et chaldéennes, touchant l’existence d’un ou plusieurs cycles d’éternel retour. On y reconnaît l’affirmation de Platon. « Cet univers, tantôt la divinité guide l’ensemble de sa révolution circulaire, tantôt elle l’abandonne à lui-même, une fois que les révolutions ont atteint en mesure la durée qui sied à cet univers; et il recommence alors à tourner dans le sens opposé, de son propre mouvement[3].

On y reconnaît enfin les croyances de la colonie juive d’Eléphantine qui, jusqu’au 4ème siècle avant J.-C., tenta de créer le panthéon des dieux successifs, où la déesse Anat et les dieux phéniciens et phrygiens : Béthel, Harambéthel, etc., eussent trouvé place aux côtés de Yahvé.

Cependant, la Cabbale rejette également le panthéon et la pure gnose philosophique. C’est par le Nombre, et le Nombre seul, que le mouvement cyclique est suggéré. Ce fut par le Nombre qu’au cœur de la persécution, l’espoir renaquit dans le peuple juif.

En effet, par des calculs différents de ceux des Egyptiens, les cabbalistes étaient parvenus à la certitude que l’ère des Poissons prendrait fin en 1490 ou 1492 et attendaient pour cette date l’avènement de leur Messie, leur propre renouveau. Je ne puis m’interdire de noter qu’ici encore, à partir de la renaissance du Taureau sous les Rois des Pays de la Mer, nous retrouvons sensiblement les vingt-et-un, vingt-deux siècles fatidiques.

La sortie de la nuit

Cruelle ironie. En 1492, Grenade était reprise aux Maures, l’Espagne tout entière revenait au Christ et l’un des premiers actes des souverains catholiques était de promulguer l’expulsion des juifs, indésirables déjà dans le reste de l’Europe. Restait le Portugal : l’Inquisition n’y fut introduite qu’en 1531. A la fin du 16ème siècle, il n’y demeura plus un seul juif.

C’était le temps où la Réforme triomphait en Allemagne, en France, et l’Eglise accusait le Peuple d’avoir été à l’origine de l’hérésie protestante (ce qui n’était pas faux puisque, nous l’avons vu, une hérésie se crée nécessairement sur le mythe antérieur). Tous les Papes, de 1553 à 1585, puis de 1592 jusqu’à l’aube du 19ème siècle, reprirent la politique des anciens conciles. Sixte-Quint apparaît la seule lueur de compréhension et d’indulgence dans cette longue suite de rigueurs.

Un peuple moins religieux aurait désespéré. Mais les temps étaient venus, disaient les grands mystiques. Beaucoup les crurent et se rappelèrent Jérusalem. En 1538, un exilé d’Espagne, Jacob Bérab eut l’ambition de rétablir en Palestine le centre de la vie spirituelle. Sa tentative, malheureuse, fut cependant reprise et poursuivie par un autre célèbre réfugié espagnol, Joâo Miguez, plus connu sous le nom de Joseph Nassi. Devenu duc de Naxos et des Cyclades, Nassi était l’un des personnages les plus riches et les plus influents de l’empire turc, quand il résolut de soutenir la cause des juifs en Palestine.

Il obtint la concession de la cité de Tibériade, la reconstruisit et entreprit de transformer le pays en un centre commercial alimenté par l’élevage des vers à soie et par l’industrie textile. Calcul trop pratique, sans doute, trop raisonnable, pour supporter un si grand rêve! Lorsque Nassi mourut, en 1572, il ne l’avait qu’en partie réalisé.

Cependant, des communautés s’étaient reformées, non seulement à Tibériade mais dans toute la Haute-Galilée. A Safed, on comptait, à la fin du 16ème siècle, dix-huit collèges talmudiques et vingt-et-une synagogues. De ces centres devaient sortir certains des cabbalistes les plus fameux, Joseph Caro (1488-1575) et, surtout, Isaac Lourié, né à Jérusalem d’une famille allemande. Un long séjour en Egypte (sept années) avait pu le familiariser avec d’antiques traditions.

Quoique Lourié n’eût rien publié, des notes prises d’après ses paroles circulent bientôt dans le monde de la Dispersion, revivifiant les espoirs déçus. Les faux Messies commencent à pulluler.

Il serait vain de les citer tous. L’un d’entre eux fut exemplaire, Sabbataï Zewi, né en 1626 à Smyrne. Pendant toute sa jeunesse, il s’était familiarisé avec les secrets du Zohar, de sorte qu’il en vint à se persuader que lui-même était le Messie attendu.

L’ayant proclamé publiquement en pleine synagogue, à Smyrne même (1665), il connut immédiatement une vogue retentissante et, sans attendre, commença d’organiser le Nouveau Royaume, partageant la Terre Sainte entre tous ses adeptes, dont le nombre allait croissant.

Des prières étaient dites pour Sabbataï Zewi dans toute l’Europe; les marchands d’Amsterdam et les banquiers de Londres assuraient le prophète de leur sou mission; on dansait dans les synagogues et l’on mariait les enfants dès le berceau « pour qu’ils pussent engendrer les corps où s’incarneraient les dernières âmes disponibles avant la Résurrection ». On dit même que Spinoza, interrogé sur le nouveau Messie, aurait admis la possibilité d’une restauration temporelle du pouvoir hébraïque, sans toutefois en fixer la date.

Cependant, arrêté par le Grand Vizir de Constantinople, Zewi commençait le cycle de ses « persécutions ». Vivant avec une pompe princière dans la forteresse d’Abydos, sa prison, il entreprenait tranquillement de modifier le calendrier des fêtes juives et de faire célébrer par le Peuple les Actes Essentiels de sa vie, quand enfin le Sultan lui donna à choisir entre le reniement et la mort. Zewi choisit l’apostasie.

Mais la trahison même, dit-on, ne découragea pas tous les fidèles; enseignés par l’exemple du Christ, ce Messie qu’ils n’avaient pas reconnu, ils savaient maintenant que le scandale et la honte paient à longue échéance. N’était-il pas plus méritoire encore de s’humilier jusqu’à choisir le mépris universel? Certains de ces subtils métaphysiciens préférèrent quitter la foi juive pour demeurer fidèles à leur Messie. On les nommait les Dunmeh et, sous ce nom, ils se maintinrent pendant trois siècles. En 1913, les Jeunes Turcs, créateurs de la Turquie nouvelle, en comptaient un assez grand nombre dans leurs rangs.

Tandis qu’on disputait dans les cercles lettrés de la divinité ou de la déchéance de Zewi, d’autres prophètes apparaissaient et disparaissaient sans tapage. Vers 1680, un médecin marrane, Abraham Michel Carduso, en 1700 le prédicateur italien Mardochée Eisenstadt ou bien, en 1730 à Padoue, l’écrivain Moïse Haïm Luzzato. En Pologne et en Moravie, les Messies se dénombraient plusieurs centaines tout au cours du 18ème siècle. Un aventurier de Podolie, Jacob Leibowicz, dit Frank, devint ainsi le créateur d’une secte, les Frankistes, qui finit par se convertir au Christ. Elle était encore puissante au milieu du 19ème siècle. En revanche, le million d’adeptes d’une autre secte, les Hassidim, dont le fondateur avait été Israël ben Eliézer (1700-1760) se fondirent dans le judaïsme et l’enrichirent de leur « mysticisme quotidien ».


[1] Ce qui est un problème secondaire, car l’abstraction ésotérique et l’abstraction astrologique se recoupent en plus d’un point, ne serait-ce que par leur commune origine (sumérienne).

[2] J’en donnerai cet exemple (repris dans Gikatila) :

« Echad », Alpha (1) + Heth (8) + Daleth (4) = « Ahabah », Aleph (1) + Hé (5) + Beth (2) + Hé (5). Echad, l’unité, égale Ahabah, l’amour. D’où : « L’Amour de Dieu est son Unité même. »

[3] Le Politique, Platon.

 

Le vrai renouveau

Echec, donc, sur toute la ligne. On ne voyait pas Jérusalem renaître de ses cendres, le Temple reconstruit, un grand roi faire la loi en Orient. Cette déception renouvelée pendant deux siècles justifie assez bien le mépris ou l’ironie que les historiens montrent pour les cabbalistes. Mais, entraînés par le mépris et l’ironie, il se peut aussi qu’ils ne voient pas ce qui pourtant crève les yeux.

Nous avons trop peu de renseignements précis sur l’un des évènements les plus étranges de l’histoire juive : la création d’un vaste empire judaïque aux « Portes du Monde », entre le Caucase, la Volga et le Don. Les Khazars étaient un peuple d’origine mongole, pense-t-on, dont le prince Boular se convertit au judaïsme vers l’an 800. Son successeur, Obadiah, couvrit le pays de synagogues; même après leur conquête par le prince de Kiev (965-969), les Khazars conservèrent leur foi et, jusqu’en 1264, les princes russes durent compter avec eux; si bien que la Russie et la Pologne devinrent naturellement des centres d’immigration pour le Peuple persécuté dans le reste de l’Europe; centres si importants qu’une langue nouvelle s’y créa : le juif allemand, ou Yiddish.

En 1500, le nombre des juifs polonais était estimé à 50 000; en 1650, il atteignait le demi-million. Une science singulièrement éclectique, fondée sur les analogies, prenait naissance à Cracovie (1530), cependant que d’autres systèmes d’étude de la Bible et du Talmud se développaient à Brest-Litovsk et dans d’autres lieux.

Dans un livre publié en 1653 à Venise, Even Metzoulah, Nathan Hanover décrit ainsi cette floraison : « Ce que tout le monde sait ne réclame pas de preuves : dans toutes les lointaines colonies d’Israël, il n’y eut nulle part autant de connaissance de la Thora que dans le pays de Pologne. » L’auteur explique comment, dans chaque communauté, des académies talmudiques se constituaient autour d’un Maître, rétribué par le peuple pour se consacrer entièrement à son enseignement; les étudiants étaient rétribués de même et instruisaient à leur tour les plus jeunes enfants. « Dans l’ensemble des royaumes de Pologne, on n’aurait pu trouver sans peine une seule maison où ne fût étudiée la Thora. Ou le père était un savant, ou bien son fils ou son gendre étudiait perpétuellement; ou bien quelque étudiant y avait table ouverte… »

Ce texte nous rappelle qu’un évènement considérable s’était effectivement produit tout à la fin du 15ème siècle : l’invention de l’imprimerie, et que cet évènement ouvrait aux livres sacrés des juifs, au premier rang desquels la Bible, un champ de propagation encore sans exemple. Il n’est pas inutile de rappeler également que l’hérésie protestante (et le retour au dieu antérieur, qu’elle impliquait) eut, quant au sort des juifs dans le monde, de bienfaisantes conséquences. Sans doute, l’attitude des premiers réformés devant le problème n’avait témoigné de nulle tolérance, bien au contraire! Luther lui-même conseillait de « mettre le soufre, la poix, le feu de l’enfer aux synagogues et aux écoles juives, de détruire leurs maisons, de s’emparer de leurs capitaux et de tous leurs effets précieux, avant de les chasser en pleine campagne ainsi que des chiens enragés[1]. »

Mais c’était la Bible, cependant, que les protestants donnaient à lire (et qu’ils donnent encore aujourd’hui). Si le Livre a conquis la terre entière, du Labrador au Pérou, c’est bien aux sectes hérétiques que ce prosélytisme immense est dû. Nécessairement, quelque apaisement au sort des juifs devait s’ensuivre.

Il est vraisemblable que, si le Peuple avait su comprendre cette chance et tirer parti de cet adoucissement, la Religion, nourrie de méditations et d’études mystiques, aurait connu un éclatant renouveau. Mais c’est le plus grand danger de la théorie des cycles que de vouloir et d’attendre que l’évènement se reproduise dans des formes identiques à celles qu’on a connues. Parce que le Taureau avait, sous Nabuchodonosor, vaincu par la Puissance, par le Fer et le Feu, les juifs des 16ème et 17ème siècles continuaient d’attendre le triomphe d’une Ville alors qu’on leur donnait l’audience de toute la terre.

En fait, seul d’abord, un certain groupe juif, les Marranes, sut apprécier l’occasion. Fidèles au plus ancien dieu d’Israël, Adonaï, et aux plus anciens rites bibliques, ils avaient été, en Espagne, des victimes de choix pour l’Inquisition. Parmi ceux qui se convertirent en apparence et gardèrent dans le cœur la foi de leurs pères, les « Nouveaux Chrétiens », on compte des hommes aussi illustres que Spinoza, le père de Montaigne, celui de Nostradamus, des médecins et des professeurs réputés. En même temps, les Marranes s’installaient dans tous les pays, en Turquie, à Venise, en France, en Afrique du Nord et aux Pays-Bas, où se constitua bientôt leur plus importante colonie.

De là, sous l’impulsion du rabbin Manassi ben Israël (1604-1657), ils gagnèrent l’Angleterre, où Cromwell les toléra. A ces communautés nouvelles, allaient se joindre les derniers réfugiés, traqués dans la Pologne de Charles X de Suède. En 1730, rejetant le masque, les Marranes se faisaient reconnaître partout pour des juifs authentiques. Un continent nouveau appelait des hommes nouveaux. Des ports où ils s’étaient massés, des milliers de jeunes gens gagnèrent l’Amérique.

Le juif moderne

Au nombre des évènements qui bouleversèrent le sort des juifs dans le monde, il faut compter en premier lieu la guerre d’indépendance américaine. Dans une lettre à M. Jacob-H. Schiff (du 12 janvier 1906), Théodore Roosevelt pouvait écrire : « La célébration du 250ème anniversaire de l’établissement des juifs aux Etats-Unis est liée à une série d’évènements historiques dont l’importance est plus que nationale. »

Le Président ajoutait que, pendant la période révolutionnaire, notamment, les juifs s’étaient fait les « champions de la liberté », combattant pour elle dans les rangs de l’armée, alimentant d’abondance le Trésor public, etc.

A la même époque, en Allemagne, la traduction du « Pentateuque » par Mendelssohn (1729-1786) et la création de l’Ecole juive libre de Berlin en 1781 confirmaient le départ d’un mouvement irréversible. Puisqu’il apparaissait que les barrières dressées au cours des siècles entre les juifs et les gentils n’étaient pas insurmontables, il fallait premièrement que les juifs aient les mêmes droits que les autres hommes, deuxièmement qu’eux-mêmes se considèrent comme des citoyens « normaux » des pays qu’ils habitaient.

Napoléon Bonaparte établit clairement le second principe : le Congrès de Vienne et les assemblées qui suivirent surent reconnaître le premier, dont les diverses déclarations des « Droits de l’homme » avaient jeté les bases. La Hollande, puis la France l’appliquèrent aussitôt. La révolution de 1830 mit le judaïsme au rang des autres religions officielles et l’Etat commença de subventionner le culte.

L’Allemagne suivit cet exemple, mais avec quelque retard et non sans réticence : il fallut la vague révolutionnaire de 1848 pour garantir aux juifs les droits démocratiques. En Autriche, la Constitution qui les leur accordait, cette même année, leur fut retirée trois ans plus tard et rendue seulement en 1867; dans le Grand-duché de Bade, l’émancipation des juifs ne fut reconnue qu’en 1862, en Saxe en 1868.

Mais, curieusement, ce fut en Angleterre que les réformes libératrices apparurent le plus farouchement combattues. D’innombrables discussions, projets et rejets de lois se succédèrent presque sans discontinuer de 1833 à 1871, avant que les dernières oppositions fussent surmontées. Il y avait seize ans qu’en Russie même le tsar Alexandre II avait commencé de pratiquer envers le Peuple une attitude plus conciliante; néanmoins, la Russie des tsars continua de se montrer hostile à l’émancipation complète — et l’on sait assez que la Russie de Staline ne s’y montrait qu’officiellement disposée.

Il serait bien inutile de montrer par des exemples, qui devraient être plusieurs milliers, la prise de position croissante des juifs dans la vie de l’Occident depuis le début du siècle : sur le plan financier, politique, artistique et scientifique enfin. Certains en prirent ombrage : l’affaire Dreyfus en France est dans toutes les mémoires. C’était le signe avant-coureur de cette recrudescence barbare de l’antijudaïsme que fut la terreur nazie : six millions de juifs assassinés.

Aujourd’hui, cinq millions de juifs bâtissent l’Amérique nouvelle, cependant qu’en Palestine Israël rénové s’apprête à affronter dans les prochaines années l’invasion musulmane. Mais les U.S.A. ne sont pas — et ne seront jamais — un Temple pour la religion. En Palestine, le gouvernement israélien maintient avec grande fermeté une laïcisation à peine combattue; on y restaure l’hébreu, dans le temps qu’on y construit des villes américaines. Et si, depuis un demi-siècle, les plus grands noms de la littérature et de la science internationales sont juifs, la plupart d’entre eux ne pratiquent plus leur culte.

C’est pourquoi l’on peut croire que l’émancipation du Peuple n’a aucunement servi la cause du Bélier. Jusqu’à présent, le juif s’était trop flatté d’être différent des autres hommes : l’élu de Dieu; mais on lui voit maintenant l’ambition inverse. L’élection a cessé de lui être un honneur pour lui devenir un fardeau[2]. Or, cette crainte d’être distingué entre les peuples est simplement la preuve d’un manque de foi en ses « destins particuliers », l’attestation de la perte définitive de toute mystique véritable.

L’Israélien, le juif doivent nous toucher comme hommes, et ce n’est pas à nous de leur souhaiter une « conscience religieuse » qui ne les conduirait qu’à de nouveaux martyres. Mais, désormais, leur sort ne concerne plus en rien l’histoire des religions.

Jean-Charles Pichon 1963


[1] Jean-Charles PICHON : Nostradamus et le secret des temps.

[2] Dans son livre Portrait d’un Juif, Albert MEMMI révèle quelle obsession démente peut atteindre le refus d’être autre que « les autres », (Gallimard, 1962).

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DEUXIEME PARTIE : LE TEMPS D’APPRENDRE A MOURIR – 3 –

III

LA MORT DU TAUREAU

 

L’avènement du Christ ne fut pas la mort de tous les dieux comme le disaient Nietzsche et Renan. Le Yin et le Yang poursuivirent leur ronde dans l’orbe du Serpent qui, réduit au Croissant, dominait dans les premiers siècles sur les rivages de la « mer romaine » et qu’on verra, revêtu de plumes, commencer au Mexique une nouvelle carrière. Ici et là, de même, la Grande Mère et les Jumeaux prolongeaient jusqu’à Rome Isis et l’ancien panthéon anatolien, jusque chez les Mayas et le culte archaïque des divinités du maïs. Le symbolique Bélier, établi sur le faîte du Temple de Jérusalem, continue de mouvoir et de protéger son peuple après la destruction du Temple. Le Lion lui-même, le vieux fauve plusieurs fois millénaire, à la crinière solaire, au rugissement d’orage, exaltera le Slave et fortifiera le Parthe (puis le Sassanide) pendant neuf siècles encore. Un seul dieu disparaît : le Taureau.

Mort mystérieuse, aussi étrange que celle des dieux anatoliens, vingt-et-un siècles plus tôt. Car le dieu de Babylone, Mardouk, avait survécu à toutes les destructions et toutes les captivités. Et justement, quand il s’effondre, on peut dire qu’il n’a plus d’ennemis. L’Hittite a disparu depuis neuf siècles, l’Assyrien depuis trois cents ans et, depuis cinq siècles, le dernier roi phrygien, Midas, s’est empoisonné en buvant, dit-on, du sang de taureau[1]. L’Egypte n’est plus à craindre et l’empire perse, dernier bourreau de Babylone, vient de s’anéantir.

Seul, un adversaire resterait à Mardouk : Alexandre, si le conquérant n’entretenait le rêve, précisément, de rétablir le dieu dans sa puissance. Selon Plutarque, et M. Georges Radet qui le commente, tout jeune homme Alexandre avait nourri un culte pour les héros tauriques : Héraklès, Achille, Dionysos. Il ne renia jamais cet amour juvénile. Au cours de sa marche vers l’Orient, ne le voit-on pas, dans toutes les villes qu’il investit, sacrifier à l’Apis de Memphis, à l’Héraklès Melgart de Tyr (au prix d’un siège de sept mois), rebâtir Karnak et Louqsor, adorer Zeus Ammon, restaurer à Babylone même le temple de l’Esagil et y recevoir l’investiture du dieu (vers 331), cependant qu’à Persépolis il fait détruire tous les ouvrages de Zoroastre, l’ennemi juré de Mardouk…

C’est une concordance impossible à taire, dût-elle indisposer les esprits raisonnables, que 2137 ans plus tard, un autre empereur allait vouloir ressusciter la religion juive comme Alexandre avait rêvé de restaurer Mardouk le taureau. On sait d’ailleurs que Napoléon Bonaparte ne cachait pas sa croyance dans les cycles historiques et qu’il était friand des prophéties chrétiennes qui toutes, plus ou moins clairement, avaient annoncé sa venue : la prophétie d’Orval, entre autres, et les quatrains de Nostradamus :

Un empereur naîtra près d’Italie

Qui à l’Empire sera vendu bien cher…[2]

 

De la cité marine et tributaire

La tête rase prendra la satrapie…

Par quatorze ans tiendra la tyrannie.[3]

Quatorze années : le temps où cet autre « satrape », Alexandre, avait régné : 336-323 avant J.-C. « Près d’Italie », pourquoi? Parce que le Macédonien, également, était né « près de » l’Empire « qui le paya bien cher » : la pacifique Achaïe[4].

Si, malgré les campagnes d’Italie et d’Egypte, malgré la folle marche vers l’Est, on doutait que Napoléon crût fermement à ces songes, c’en serait cependant une preuve, je pense, que son étrange décision, en 1806, de recréer le Sanhédrin. Réunie à Paris, en juillet, l’assemblée des notables juifs émit tout un ensemble de recommandations, que le Sanhédrin reconstitué vota sans discussion.

La clause la plus importante en était que les juifs, désormais, considéreraient le pays natal comme leur patrie et accepteraient de le défendre. En France, le décret réorganisait le sacerdoce juif en une rigoureuse hiérarchie qui, pour l’essentiel, demeure encore en place. D’aucuns reprochèrent à ces textes, « le décret infâme », certaines additions contestables (autorisation spéciale pour qu’un juif pût ouvrir un commerce, limitation du droit de changer de département, etc.); mais, dans l’ensemble, l’innovation napoléonienne fut reçue comme un don prestigieux et, dans sa marche vers l’Est, en Pologne notamment, Napoléon ne cessa de trouver chez les juifs de reconnaissants alliés. Conscient de son échec sur le plan religieux, il se félicitait qu’au moins, politiquement, le Sanhédrin « lui fût utile ».

La tentative d’Alexandre, elle non plus, n’avait pas été une réussite. En 330 avant J.-C., c’en était bientôt fait de la religion taurique : la volonté d’un homme n’y pouvait rien changer. Alexandre lui-même, initié par les prêtres d’Héliopolis aux mystères de « la grande année », semble avoir, vers la fin de sa vie, admis l’agonie de son idole. On le vit se tourner vers le dieu nouveau, Dieu de la Mer et des Poissons, en qui les Grecs et les Romains croyaient reconnaître Poséidon (Neptune). « Laissez-le donc être fils de Zeus et de Poséidon, s’il y tient! » s’écriera Démosthène quand, de retour en Grèce, Alexandre s’y fera rendre les honneurs divins.

Mais c’est à Babylone que le conquérant meurt, en 323, et cette mort brutale, pour tous ceux qui l’entourent, est comme un signe. L’un de ses officiers, Séleucos, satrape de Babylone, triomphateur du dernier Perse, Antigone, réoccupe la ville en 312 et date de cette année l’ère nouvelle.

Au siècle suivant, la tentative des Séleucides de recréer Babylone ira jusqu’à restaurer l’antique langage babylonien, d’ailleurs archaïque et savant : son usage ne prévaudra pas longtemps contre l’araméen, langue neuve.

Les royaumes hellénistiques dureront un siècle et demi. Ils domineront l’Asie mineure, la Grèce, l’Anatolie, l’Egypte, en se déchirant l’un l’autre sans cesser de clamer leur désir de paix et de contracter alliance sur alliance. L’éphémère conquête de la Judée par Antiochos III sera bientôt brisée par la révolte des Maccabées. En 141, le roi des Parthes, Mithridate, enlèvera la Babylonie aux Séleucides, dont la chronologie se maintiendra pourtant jusqu’en 64 avant J.-C., année où les victoires de Pompée arracheront les derniers lambeaux de l’ancien empire d’Alexandre.

Dira-t-on que les Parthes et les Romains ont achevé Babylone? Jamais peut-être les livres sacrés de Mardouk n’avaient reçu un tel accueil : particulièrement à Rome, en Grèce et dans le Moyen-Orient[5]. Les Parthes honorent le Taureau et c’est à Babylone qu’exilés de Judée, les docteurs du Talmud se réfugieront.

Cent témoignages de Diodore, de Strabon, de Ptolémée, de Plutarque nous montrent le crédit dont les chaldéens jouissent auprès des philosophes et des empereurs. Mais nul ne rêve plus de restaurer leur dieu; et eux-mêmes n’y songent pas sérieusement, semble-t-il.

C’est l’époque où la religion taurique entre dans une nuit définitive; de laquelle, du moins, elle ne s’éveillera plus sous sa forme originelle. Dans cette mort, une fois encore, il nous voir la preuve que tous les faits d’histoire ne comportent pas une explication rationnelle.

Jean-Charles Pichon 1963.


[1] STRABON I. Il s’agit évidemment d’une mort mythique, puisqu’à Egire, la prêtresse de la Terre, avant de descendre dans la caverne sacrée, buvait du sang de Taureau. (PLINE : Hist. Nat., XXVIII, 41). Elle n’en mourait pas. D’autre part, Ctésias cite comme victime du breuvage taurique Tanyoxartès, frère de Cambyse (In Pers. ap. Photium); Hérodote cite l’Egyptien Psaménite (I, 13) et Plutarque, Thémistocle (Thémis., 37). On veut bien croire que le Grec, l’Egyptien, le Perse et le Phrygien furent victimes du Taureau-dieu, en cela qu’il leur survécut. Du sang de l’animal? C’est moins croyable.

[2] Les Centuries de Nostradamus, édition de 1566 (I, 60).

[3] Les Centuries de Nostradamus (VII, 13). Comparer : « tête rase » et « Petit tondu ».

[4] Non seulement le synchronisme « Alexandre-Napoléon » a été souvent étudié (par O. Spengler, entre autres), mais le rapprochement « Macédoine de Philippe – France de Louis XV » avait déjà frappé un Frédéric le Grand (1740-1786).

[5] Aujourd’hui, proportionnellement, l’audience de la Bible dans le monde y serait comparable.

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LE ROYAUME ET LES PROPHETES : TROISIEME PARTIE – 1 –

TROISIEME PARTIE

LE TEMPS

D’APPRENDRE A VIVRE

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

I

L’ATTENTE DU DIEU

 

Brusquement, un objet nouveau est là : à Tell Halaf, à Tell Ubaid, sur les bords de l’Indus : une tête de taureau ciselée. Dans l’Egypte des premières dynasties thinites ou sur les bords de la Mer Noire : la marque ou la légende d’un bélier d’or. Ce n’est pas encore le dieu et nul ne sait son nom; nul patriarche, nul prophète n’est venu instituer le rite essentiel : le passage par la mort ou la circoncision. Mais quelque chose est là — qui demande à naître : le Signe de l’ère nouvelle, et cette apparition frappe assez les esprits pour que des œuvres, céramiques, sculptures, poèmes, en portent témoignage pour des siècles.

Or, le temps où paraît le Signe est beaucoup plus ancien qu’on ne le croit d’ordinaire. Nous n’avons aucune trace de la religion taurique de Warka et d’Eridou avant les derniers siècles du quatrième millénaire et les Egyptiens ne dataient l’ère nouvelle que du cinquième : 4236. Mais l’archéologie recule à 4700-4800 les vestiges tauriques découverts à Ubaid et Arpachiya.

Pareillement, nous n’avons pas de preuve certaine d’une religion bélique antérieure à 2100-2000 avant J.-C. (époque où le clan d’Abraham quitte Our), mais Manéthon nous parle d’un « dieu-bélier » contemporain de la deuxième dynastie thinite (vers 2800) et toute une tradition hébraïque (reprise par Joachim de Flore) faisait remonter à cette date le premier « Sémite » : Adam.

Le même Joachim de Flore supposait également à la religion chrétienne une période d’incubation de neuf siècles : d’Elie au Christ, et c’est bien au lendemain du schisme d’Israël que commencèrent de prêcher les prophètes hébreux annonciateurs de l’ère nouvelle. Cependant, l’apparition du signe des Poissons est sans doute plus tardive.

Les deux premières légendes où ce symbole paraît sont, dans la Bible, le récit des aventures de Tobie, fils de Tobie; dans l’histoire grecque, l’anecdote de Pythagore et de Polycrate, Tyran de Samos. Le poisson de Tobie rend la vue aux aveugles, son foie chasse les démons; le poisson de Polycrate rapporte l’anneau d’or que le tyran avait jeté dans la mer.

Cette dernière anecdote doit être, selon Strabon, datée d’avant 532; elle ne saurait être antérieure à 560 ou 570. Quant à l’aventure de Tobie, elle se situe, selon l’auteur biblique, après le meurtre de Sennachérib, roi d’Assyrie (681) et ne saurait être postérieure à 650. De sorte que les deux textes indiquent pour l’apparition du Poisson sauveur les dates 650-570[1].

2150 ans plus tôt, nous retrouvons la date donnée par Manéthon pour l’apparition du Bélier : 2800. Et, de nouveau, 2150 ans plus tôt, pour l’apparition du Taureau, la date de 4950, que l’archéologie ne dément pas.

Dans l’autre sens, 2150 ans après Tobie le fils, nous sommes au début de la Renaissance, exactement en 1500 (alors que les cabbalistes donnaient 1490-92, ainsi que nous l’avons vu). C’est l’époque où, dans notre ère, s’exprime pour la première fois le besoin forcené d’un « esprit nouveau », où Léonard de Vinci donne des ailes à l’homme, où l’astronomie renaît, où ces navigateurs : Christophe Colomb, Vespuce, Magellan, etc. font, en quarante ans, de notre planète, un monde circonscrit.

C’est également l’époque où de nombreux écrivains, de Nicolas de Cues jusqu’à Fénelon[2] : Nostradamus, Vanini, Browne, Voiture, etc., ne craignent pas d’avouer leur foi en l’éternel retour.

Le futur esprit (du Verseau) ne s’y exprime pas plus clairement qu’aux temps de Tobie et de Polycrate la symbolique des Poissons. Mais nous ne saurions nous en étonner, alors que, quatre siècles plus tard, aucun homme n’est encore capable de définir cet esprit. A peine commençons-nous de comprendre le sens de ces terribles révoltes et de ces mouvements ardents du 15ème siècle, qui, de l’Angleterre à la Pologne, allaient faire naître la double idée d’une égalisation sociale et de la suppression de la propriété[3].

Quant à ces mots très singuliers que laisseront tomber les plus grands hommes du temps : Descartes, « pour sortir de l’erreur, y persévérer, comme, perdu dans une forêt, pour en sortir, on marche devant soi »; Cromwell, « poursuivre sa route, quoi qu’il arrive, est le moyen d’aller quelque part »; Richelieu, « approcher de son but, comme les rameurs, en lui tournant le dos », personne, jusqu’à Frédéric Nietzsche, n’avait osé les ramasser — pour les incorporer dans une vision nouvelle du monde.


[1] Cependant Diodore (II, 4, 2) donne pour date à l’apparition de la déesse d’Ascalon (la future Atargatis syrienne) le 8ème siècle avant J.-C.; et le bas-relief d’er-Roumman qui montre le Taureau surmonté d’un poisson daterait de cette époque.

[2] « Ce qui se passe a été et sera », FENELON, Traité de l’existence de Dieu, II, 2.

[3] Ceux que cet aspect de la question intéresse pourront lire avec profit Les fanatiques de l’Apocalypse, de Norman COHN, Dossier des Lettres Nouvelles, 1962.

 

Les empires combattants

Laissons donc pour l’instant les prémices du Verseau : le fruit n’est pas mûr. Revenons à ces âges que nous connaissons mieux, parce qu’ils sont moins proches de nous.

Le trouble éveil d’une mystique nouvelle s’accompagne, nous le savons maintenant, d’un retour féroce au pire dogmatisme, qui tend à détruire le plant en son germe. Trois siècles s’ouvrent alors, que deux mots caractérisent : l’argutie et la guerre. Je ne reviendrai pas sur les épreuves de Sumer de 2400 à 2000, ni sur celles de Juda sous les Babyloniens et sous les Perses. Je ne mentionnerai pas, une fois encore, l’hérésie triomphante et les combats sans fin que la religion doit livrer pour sa survie. Mais je voudrais attirer l’attention du lecteur sur une concordance plus frappante peut-être, parce qu’elle ne s’applique plus seulement à l’Etat, au Royaume, à l’Empire religieux, mais à l’ensemble des nations touchées par lui.

Autour de Sumer, vers 2400, que voyons-nous?

1° Un vaste empire agonisant, dont la religion et les meurs nous sont fort mal connues, dont nous découvrons peu à peu les vestiges à Jéricho, à Troie, dans toute la Turquie : la mystérieuse Anatolie. Elle disparaît vers 2300-2200, sous la poussée hittite.

2° Un empire en état de crise, déjà vieux de plusieurs millénaires : l’Egypte.

3° Trois grands peuples en expansion : les Elamites, dont les origines sont anciennes et qui renaissent d’une nuit de mille ans; les Hittites, dont on pense qu’ils surgissent des steppes; les Akkadiens enfin, ancêtres des Assyriens, qui, de 2400 à 2100, établissent un empire éclatant mais éphémère.

Puis, une multitude de peuples et de royaumes, dont nous ne connaissons guère que les noms : les Oumman-Manda, qui envahissent la Sumérie vers 2000 (Anatoliens peut-être, fuyant l’Hittite); les Goutéens, qui dominent Sumer un siècle plus tôt et provoquent la chute d’            Agadé (la capitale d’Akkad) avant de se réfugier aux « pays de la mer »; les Amorites enfin et autres Sémites, qui achèveront vers 1980 la désagrégation de l’Empire d’Our.

Autour de Jérusalem, qui renaît sous la tiède tutelle des Ptolémées,  vers 300 avant J.-C. :

1° Un grand empire agonisant, Babylone.

2° Un grand peuple en état de révolution et de crise : le peuple grec.

3° Trois royaumes en expansion : Carthage, Rome et la Perse, dont les Parthes vont faire un nouvel empire.

Puis, une poussière de peuples : les petits royaumes créés en Grèce, en Macédoine, en Asie Mineure, en Egypte, par les officiers d’Alexandre; les innombrables tribus barbares, qui traversent en tous sens l’Europe et qui, réunies en confédérations par Ambicatus, roi des Bituriges, ont conquis Rome (en 381) et vont s’attaquer à la Thrace, la Macédoine (280) avant d’être arrêtés par les légions[1]. Or, ces royaumes et ces Etats présentent une particularité frappante : ils sont différenciés bien moins par leurs économies et par leurs mœurs que par leurs croyances et leurs cultes :

1° Deux siècles avant J.-C., les Babyloniens (matériellement déchus) honorent le Taureau. Les cultes perses ressuscitent les symboles du Lion et des Gémeaux (Zoroastre); les cultes grecs et romains ressuscitent les religions du Cancer (la Grande Mère) et des Gémeaux (Romulus et Rémus), qu’on voit d’autre part, sous des noms divers (Ishtar, Astarté, Vénus, Atargatis, Tanit, ou bien Osiris et Seth, Castor et Pollux) adorés sur tout le pourtour de la méditerranée.

Il est à noter que le culte de la Mère, déesse-lune, déesse aux serpents, s’accompagne souvent (dans le mythe d’Isis, dans le mythe de Déméter) d’une invocation nostalgique à la Vierge, disparue depuis un millénaire en même temps que l’empire hittite et le royaume crétois. Nous verrons autre part l’étrange malentendu auquel cette nostalgie allait donner naissance.

2° De même, 2300 ans avant J.-C., l’Anatolie adore des dieux antérieurs au Taureau — probablement gémiques. Les Akkadiens reconnaissent la déesse-lune et le symbole léonin; les Elamites, le Lion; les Hittites, la déesse vierge; les Crétois, la Mère et la Vierge (Dictynna et Britomartis).

Cependant, tous les peuples du nord et de l’est, et notamment, tous les Sémites (Amorites, Amorrhéens, etc.) adorent encore ce dieu de l’Ouragan dont les rois de Babylone feront Adad, les Kassites Buriash, les Hurrites Teshub, les Cananéens Baal, tous noms qu’exprimait le signe IM.

Nous verrons que ce dieu de l’Ouragan n’est plus alors qu’une survivance, très comparable à la survivance de la Vierge aux premiers siècles avant J.-C. Mais, de même que le Christ aura besoin de la Vierge pour naître, c’est du dieu de l’orage, au double foudre ou à la double hache, que naît vers l’an 2000 le dieu d’Abraham, El.

Néanmoins, au milieu de ces dieux divers, vestiges de religions anciennes (dont certaines arrivent au bout de leur course), nous savons que le Taureau s’impose, qu’on le respecte encore en 2200, comme le Bélier au premier siècle de notre ère.



[1] En notre 19ème siècle, de même, autour de l’Eglise renaissante, mais dépouillée de toute puissance temporelle :

1° une religion qui survit : la religion juive;

2° un peuple dominé partout et qu’on put croire anéanti : les musulmans;

3° trois grandes nations au début de leur expansion (et dont peu de prophètes prévoyaient les destins) : les U.S.A., la Russie et la Chine.

Puis, une poussière d’Etats européens, nordiques ou asiatiques; sans parler de ces peuples noirs dont on commence à peine d’entrevoir l’avenir.

 

L’impatience

Alors, il y a déjà cinq siècles que le pressentiment du Symbole a fait naître ses premières légendes et que certains hommes attendent le dieu.

Ils ne l’espèrent pas dans l’oisiveté. C’est l’époque où Enki se transforma en Gish-Zi-da sous l’influence des Goutéens; où Inanina, sous l’influence des Akkadiens, devient Ishtar. Deux mille ans plus tard, en Egypte, en Arabie, renaît le culte de Béthel; dans le Vexin s’implante le Bêl Gaulois… Mais l’hérésie bientôt ne comble plus l’impatience.

En ce qui concerne le Poisson, il est probable que le mouvement créateur était parti d’Héliopolis, où les prêtres attendaient avec fébrilité le début de l’ère nouvelle. D’innombrables textes nous apprennent que tous les grands philosophes grecs tenaient à faire un temps de retraite en Egypte : ce fut le cas pour Pythagore, Platon, Aristote, Démocrite, etc.[1] Au deuxième siècle après J.-C., encore, la « confession » de Cyprien le Mage nous apportera l’écho de cet enseignement.

Ou bien l’impatience venait peut-être des Indes, que les Grecs connaissaient mieux qu’on ne croit, ou des Mages perses, sinon des juifs eux-mêmes, qu’un Strabon savait mettre à leur vraie place :

« [Les devins] nous ont fait connaître les commandements et les règles de vie issus des dieux. Tels étaient Amphiaraos, Trophonios, Orphée, Musée, et ce dieu chez les Gètes que fut Zamolxis, une sorte de pythagoricien; tels sont aujourd’hui Dékainéos, prophète près de Burbista, chez les Bosporaniens Ahiqar l’Assyrien, chez les Indiens les Gymnosophistes (Yoga), chez les Perses les Mages, les nécromants et ceux qui pratiquent la lécanomancie et l’hydromancie, chez les Assyriens les chaldéens, chez les Romains les augures tyrrhéniens. Et tels étaient Moïse et ceux qui l’ont suivi.[2]« 

D’une manière ou de l’autre, il est vrai que ces hommes se ressemblent. Entre le 5ème siècle avant J.-C. et l’avènement du Christ, mages zoroastriens, sectes de la Mer Morte, brahmanes, prêtres d’Héliopolis et d’Epidaure vivent une existence retraite, continente, dans l’unique préoccupation de recueillir les premiers effluves de la force cosmique nouvelle, afin de leur donner une forme. Cette « forme », les Grecs l’identifient au dieu de la mer, Poséidon, qui prend alors une importance grandissante dans leur panthéon; les Perses, puis les Parthes l’attendent de la réincarnation promise de Zarathoustra Saoshyant; les Indiens inventent le Bouddha; les juifs précisent l’image de leur Messie[3]. Les Egyptiens reconstruisent tous leurs temples pour y recevoir dignement le dieu innommé.

En 332, Alexandre le Grand conquiert l’Egypte; l’empire perse est anéanti; il ne reste rien des royaumes assyriens et babyloniens; tout s’effondre. C’est donc que l’heure est venue. Ptolémée Soter crée de toutes pièces ce pré-Christ que sera Sérapis, syncrétisme d’Osiris, de Zeus, d’Hadès et curieusement (mais génialement) du demi-dieu de la médecine, Asclépios, « Celui qui sauve »; cependant les prêtres persuaderont le peuple, attaché à des traditions tauriques, que le nouveau dieu n’est autre qu’Apis réincarné. Les temples qu’on lui construit : Edfou, Philae, Behbit, Esna, Mélamoud, Dendara, ne seront fermés que sept siècles plus tard (384 après J.-C.) par l’empereur chrétien Théodose.

Un peu partout des cultes se constituent au nom d’un nouveau dieu (généralement assimilé au fils d’Isis, Horus, ou au fils de Latone, Apollon). A Talmis, en Nubie, il se nomme Mandoulis[4]; à Memphis et à Delphes, Sérapis; en d’autres lieux, Titan, Makareus, Imouthès, Asklépios, Hermès ou Toth. Ici, le serpent ancestral revit : à Epidaure, Athènes, Sparte. Là, d’étranges fusions s’opèrent entre la Déesse Mère Ashtar ou Astarté, et la déesse Vierge, Anat, héritée de la déesse hittite et de l’antique déesse sumérienne Innina, que les Grecs pleurent sous le nom de Perséphone. De ces fusions, les Syriens font Atargatis, la déesse à queue de poisson.

Bien mieux : les dieux les plus étrangers au Symbole y sont rattachés d’une certaine façon, comme dans la pensée qu’ils ne peuvent subsister que sous ce masque. Un mulet (le poisson) représente soudain Artémis lunaire (à cause, dit-on, de ses couleurs diaprées); et le dauphin, autre animal marin, représente Apollon, dieu solaire, dont les symboles jamais encore ne furent liés à l’élément liquide[5]. Le Pseudo-Lucien nous apprend qu’à Hiérapolis, en Syrie, on nourrit dans un lac de nombreux poissons sacrés, tandis que Plutarque écrit : « A Sura, bourg de Lycie, des gens seraient préposés à l’étude des poissons, comme en Grèce à celle des oiseaux : la connaissance de leurs mouvements et de leurs mœurs y est une sorte de science.[6]« 

Le dieu des Poissons ne peut être que le dieu de la mer. Et c’est ainsi qu’au premier siècle encore, un Caligula, un Néron mettront tout leur orgueil « à vaincre les flots », soit par la construction d’une digue, d’un pont de bateaux, soit par le percement d’un isthme, soit, naïvement, par la cueillette des coquillages marins… Puis, on sait que le dieu sera un dieu sauveur : d’où, le prestige du « médecin » dans les petits et les grands royaumes.



[1] Sur Pythagore, voir Hippolyte (1, 2, 18) et Clément d’Alexandrie (Strom, VI, 2, 272). Démocrite aurait séjourné cinq ans en Egypte pour y apprendre l’astrologie (Diodore) : Clément le confirme (Strom, I, 15, 69, 4-6). Strabon invoque son expérience personnelle : « On nous montra la demeure de Platon et d’Eudoxe; car Eudoxe avait accompagné Platon jusqu’ici; arrivés à Héliopolis, ils s’y fixèrent et y vécurent treize ans dans la société des prêtres. Ce n’est qu’à force de patience que Platon put obtenir d’être initié par eux. » (STRABON, XVII, I, 29).

[2] STRABON (XVI, 39). Voir aussi les descriptions, assez précises, des prêtres brahmanes dans PHILOSTRATE (Apollonius de Tyane, II, 30), HIPPOLYTE (Refut., I, 24, 1-4), Dion CHRYSOSTOME (Oraisons, 49, 7).

[3] Les apocryphes judaïques concernant le Messie sont communément datés des 3ème et 2ème siècles av. J.-C.; le célèbre « songe de Daniel », de 165.

[4] A.D. NOCK: A vision of Mandulis Aon, Harv. Rev. Theo, XXVII (1934).

[5] Je veux répondre tout de suite à l’objection probable que des poissons auraient été pris comme symboles sacrés antérieurement aux premiers siècles avant le Christ. C’est ainsi que dans Symboles fondamentaux de la science sacrée, René GUENON n’hésite pas à rapprocher de l’Ichtus chrétien le poulpe ou le « poisson captif des eaux profondes ». Ces emblèmes, dont nous parlerons le moment venu, sont des symboles cancériques : ils ne concernent pas notre propos. On sait également que, dans l’hindouisme, le premier avatar de Vishnou est le « Matsya- Avatara », poisson qui sauve l’humanité d’un très ancien déluge. Je montrerai, en étudiant les religions indiennes, qu’il s’agit là d’une évocation du Capricorne modifié par le Cancer. Au surplus, le Bhâgavata Purâna, d’où est extraite cette légende, bien que la date en soit incertaine, fut certainement écrit dans l’ère des Poissons, postérieurement au Bouddha.

[6] PLUTARQUE : Sur l’intelligence des animaux.

 

 

Le temps du rationalisme

En effet, l’impatience confuse va de pair avec l’immense ensemble des préoccupations de l’époque, bien plus matérialistes et rationalistes qu’on le l’imagine généralement! De l’antique astrologie, lentement, Eudoxe, Héraclite, Hipparque font une science laïcisée. Archimède invente ses lois et crée les premiers « robots » : des automates capables de constituer, seuls, tout un spectacle. Les progrès de la médecine, de la navigation, de l’architecture touchent beaucoup plus d’esprits que l’attente du Messie ou le culte de Sérapis; ou, plutôt, de nombreux esprits ne distinguent pas le progrès matériel et technique de cette attente irrationnelle où l’on voit quelques poètes et mystiques s’enliser.

Plus encore que la médecine et la navigation, ce qui préoccupe les « rationalistes » du troisième siècle avant J.-C., c’est un problème que nous connaissons bien : le souci d’un monde meilleur, délivré de la guerre et du fanatisme. En cela, ils sont très proches de nous, ils sont nos frères, ces petits Etats hellénistiques : la Macédoine, Pergame, le Pont, la Galatie, le Bithynie, la Cappadoce, l’Arménie, la Médie, l’Egypte des Ptolémées, toujours en guerre l’un contre l’autre et toujours désireux, ardemment, sincèrement, d’une paix universelle! Du partage du monde d’alors entre les diadoques, officiers d’Alexandre (312 avant J.-C.), à l’immixtion de Rome dans leurs querelles (180-60) deux siècles s’écoulent, où l’on trouve plus d’une ressemblance avec nos 19ème et 20ème siècles.

Sans doute ne faut-il pas exagérer le parallélisme et faire de notre époque une simple reproduction des premiers siècles avant le Christ. Notre ambition nous porte à vouloir visiter la lune, Vénus et Mars, quand celle des Hellénistes n’allait qu’à rêver d’atteindre « les Iles Heureuses » dans « le grand océan ». De même, le convive du « Satiricon », lorsqu’il déplore la mort de l’esclave qui lui coûta une fortune, ne se croit pas obligé de parler de son « chagrin » et de son « amour des hommes » comme le ferait aujourd’hui le patron d’une entreprise en parlant de la mort d’un de ses salariés. Nous sommes infiniment plus émotifs, plus instruits et plus ambitieux, cela va sans dire…

Pourtant, un trait du moins paraît commun aux deux époques : la Tolérance, vertu précieuse dont on ne comprend pas pourquoi elle ne mène jamais à rien. Grâce aux Séleucides, le Taureau survit, d’une vie un peu artificielle et de plus en plus laïcisée, à Babylone, à Lagash (repeuplé après une mort de dix-huit siècles). Sauf pendant le règne cruel d’Antiochos IV, Jérusalem n’est plus aucunement inquiétée, ni par les Ptolémées ni par les Séleucides, qui tour à tour s’y succèdent. Chacun pratique le culte de son choix, adore le dieu qu’il veut — ou n’en adore point.

En effet (ce sera le second trait commun), ici et là, l’impatience peu à peu fait place au scepticisme métaphysique[1], puis à l’orgueil d’être « raisonnables » et « productifs ». On construit des ponts, on pave des routes, on creuse des mines, on établit les plans de villes immenses : Corinthe, Rome, qu’un jour ou l’autre on réalise. On sillonne les mers. On s’impose une hygiène minutieuse, quotidienne : thermes et salles d’eau deviennent le confort premier des villes et des particuliers. Le médecin (qui guérit le corps), le magister (qui nourrit l’esprit) sont en fait les vrais dieux de l’heure. Le Nihil admirari, ne s’étonner de rien, devient le maître-mot de la philosophie.

« Rien d’insensé ne se produira jamais dans mon royaume », disait Antiochos III. En effet, d’Aristote à Diodore, de Lucrèce à Pline l’Ancien, les « penseurs » de l’époque rêvent bien moins d’inventer Dieu que d’étudier la nature, d’en découvrir les lois, ou de donner de l’Histoire une vision « objective ».

Mais quelle vision en donneraient-ils quand le refus d’un contenant cosmique, chronologique les conduit simplement au refus de l’histoire? Au siècle dernier, Auguste Comte ne redoutait pas d’égaler soixante ans de « positivisme » à six mille ans de religion et même à soixante mille (ou six cent mille) de pratique « magique ». Mais il est clair que, précisément, le positivisme ne lui permettait pas de comprendre grand-chose aux millénaires d’histoire qu’il rejetait ainsi. De même, la dialectique historique dictait à Marx et à Engels de pertinentes études sur le 19ème, le 18ème, peut-être le 16ème siècle; au-delà, ce n’est plus que la nuit et le bafouillage. Voyageurs ignorants, le dialecte qu’ils connaissent se révèle sans pouvoir et sans utilité pour comprendre le langage des grandes cultures humaines.

Cette ignorance, cette naïveté trouvent des échos du 4ème au 1er siècle avant J.-C. C’est l’historien Thucydide affirmant sans la moindre gêne aux premières pages de son livre que nul évènement déterminant ne s’était produit dans l’univers avant sa propre époque; c’est Alexandre écrivant à son précepteur : « en cinquante ans, nos philosophes et nos savants ont découvert de plus nombreuses et de plus importantes vérités qu’aucun autre dans le passé. » Deux siècles plus tard, au temps de César et de l’avènement du Romain sans culture, ce mot ne sera plus une boutade mais un dogme[2].

Cependant, ces expressions : « les temps modernes », « l’époque contemporaine », auxquelles aboutit enfin l’incroyable refus de l’histoire, n’indiquent rien d’autre qu’une impuissance soudaine à caractériser en termes de valeur une période informe, sans structure et par la même condamnée. Car, que signifieraient six mille ou soixante mille années de « modernisme »? Destructeur du passé, le mot interdit l’avenir.



[1] Décrivant l’Age d’or révolu, SENEQUE (Lettre XC) et Ovide (Les Métamorphoses) se retrouvent dans le sentiment que cet Age ne reviendra jamais.

[2] Quelle satisfaction de lire sous la plume du plus métaphysicien de nos savants, Robert Oppenheimer : « Songez à tous ces hommes qui, au cours de l’histoire, ont apporté des choses nouvelles dans le domaine des sciences et des inventions. De tous ceux-là, 93% sont actuellement vivants. » (Revue « Planète », N°7). Si Oppenheimer le croit, que peuvent bien penser les autres?

 

Les précurseurs

Serait-ce pourquoi le plus étroit matérialisme est toujours le climat où surgit et s’impose une mystique nouvelle? L’Egypte du 24ème siècle[1], l’achèvement des royaumes hellénistiques ou notre 19ème siècle savant? Epoques où la plupart des hommes en sont à ne plus croire qu’aux œuvres de leurs mains ou de leur esprit, dans l’exaltation d’être libérés des dieux; où les autres, obsédés du rêve d’une « réalité totale », se sentent étrangers à leur époque et ne peuvent que s’en désespérer…

Dans Le déclin de l’Occident, Oswald Spengler a clairement mis en lumière cette significative analogie entre les premiers siècles avant J.-C. et l’époque que nous venons de vivre, en même temps que la dialectique particulière de l’oscillation « matérialisme-religiosité ». Ayant évoqué le culte d’Isis de la Rome républicaine et la mode alors triomphante de l’astrologie chaldéenne, l’écrivain allemand ajoute : « Cela trouve son pendant dans le monde européo-américain de nos jours, dans le charlatanisme occultiste et théosophique, dans la Christian Science américaine, dans le faux bouddhisme de salon… La véritable foi est encore toujours la foi aux atomes et aux chiffres, mais elle a besoin de jongleries pour être supportée longtemps. Le matérialisme est plat et honnête, le jeu avec la religion est plat et malhonnête; mais le fait de sa possibilité en général montre déjà une tendance nouvelle authentique qui s’annonce modestement dans l’être éveillé et qui finit par se manifester en plein jour.[2] »

Pendant deux ou trois siècles, ce besoin superstitieux, malade, se développe et s’exagère. Ici, des prophéties fumeuses (celles de Néferti ou de la quatrième dynastie d’Ourouk); là, des œuvres gnostiques ou inspirées, la création de dieux artificiels, le délire d’un Antiochos IV; tout près de nous, les œuvres appelantes et malheureuses d’un Nietzsche, d’un Rimbaud, d’un Melville, d’un Dostoïevski, ou bien la fantastique et tragique démesure d’Adolf Hitler…

Mais ce qui nourrit les prophéties égyptiennes et sumériennes, c’est encore les religions du Double et du Taureau; ce qui inspire Rimbaud, Dostoïevski et Kafka : un christianisme fatigué ou un hébraïsme moribond; tandis que les nazis ne songent qu’à un retour aux Runes aryennes, au vieux culte solaire des Celtes.

De même, au 2ème siècle avant notre ère, ce qui alimente les écrits messianiques, les rêveries des Ptolémées, les tentatives des Antiochos, les apocryphes des Mages, c’est l’étude, la méditation et la critique appliquées à des « références mythiques » vieilles de plusieurs siècles, sinon de plusieurs millénaires : ce qu’ils attendent, c’est le retour du roi David, de Zoroastre ou de la déesse Vierge.

On compte alors, à la bibliothèque d’Alexandrie, deux millions de lignes manuscrites attribuées à Zoroastre[3]: des oracles, un traité de la Nature, un lapidaire, des livres d’astrologie, de magie, etc.

D’autres livres attribuent à Salomon ce langage : « Dieu m’a donné la science des êtres pour connaître la structure du monde, l’influence des astres, le principe, la fin et le milieu des temps, le cycle des années, les positions des étoiles.[4] » Ces cycles, les prêtres égyptiens ou bien Ovide dans ses Métamorphoses tenteront de les illustrer en leur incorporant les cultes renaissants sur tous les bords de la Méditerranée, principalement celui du Serpent et celui de la Vierge.

Cette dernière nostalgie s’intensifie au siècle suivant : « Vaincue, la piété gît à terre; et la dernière des habitants du ciel, la Vierge Astrée a quitté la terre ruisselante de sang.[5] »

« Mais la Vierge revient, dit au contraire Virgile, et la grande année va reprendre son cours.[6] »

Les œuvres, véridiques ou apocryphes, de Cyprien le Mage rejoignent sur ce point le témoignage d’Apulée dans L’Ane d’or. On y voit des hommes anxieux d’atteindre à la vérité, se faire initier aux mystères d’Eleusis (toujours la Vierge perdue), à la « dramaturgie du Serpent » ou au culte du Serpent de Pallas sur l’Acropole, aux mythes de l’Héra d’Argos et de l’Artémis tauropole de Sparte, au culte de la déesse-poisson Atargatis… Or, quand Cyprien le Mage et Apulée écrivent, Jésus est mort, au moins, depuis un siècle et demi.

D’autres mystiques préfèrent la solitude, l’ascèse. Justin se réfugie sur une grève déserte. Plutarque[7] raconte l’histoire d’un barbare qui menait la vie d’un anachorète sur les bords de la mer Erythrée et ne consentait à voir les hommes qu’une fois l’an. Lucien[8]nous fait connaître l’ascète Pankratès, qui séjourna vint-trois ans dans un lieu souterrain, où il recevait la visite de la déesse Isis.

Ces hommes étaient des esprits étranges mais nullement des fous. Plutarque nous dit que le barbare des rivages érythréens attirait un grand nombre de disciples, et Lucien nous affirme que Pankratès opérait d’extraordinaires guérisons. Peut-être, précisément, étaient-ils, l’un et l’autre, trop raisonnables. S’entrouvrir au Futur, donner aux influences cosmiques informulées la forme qui bouleversera les consciences? Cette tâche démente réclame des aliénés, des hommes « autres », et d’abord que le temps vienne.



[1] Cf. Les « Instructions » de Djédefhor et de Ptahhotep.

[2] Oswald SPENGLER : Le déclin de l’Occident, T. II. (Gallimard, 1948). L’obligation que je me suis faite de ne pas déborder dans ce 1er Livre le cadre des trois religions méditerranéennes ne doit pas cacher au lecteur que le raisonnement demeure valable, à la même époque, pour la terre entière. « Ce qu’on voit apparaître encore, au temps de Mang Tsé par exemple (371-289) et des premières fraternités bouddhistes, appartient, dans un sens tout pareil, aux caractères les plus importants de l’hellénisme. » (SPENGLER, opus cité).

Aux Indes, la vie du Bouddha, historique ou légendaire, est passée inaperçue. La religion nouvelle ne prend son essor que sur ordre impérial et pour raison d’Etat, sous Asoka (vers 240) et ses premiers propagateurs de génie, Achvaghocha et Nagandschuna ne vivront qu’entre 50 avant J.-C. et 150 après J.-C. De même, en Chine, les grands problèmes de Houang-Ti puis des Han sont l’unification du langage, des poids et mesures, des essieux, ou l’instauration d’un système d’examens pour le recrutement des fonctionnaires. Non seulement tous les grands livres de la tradition (astrologique) ont été anéantis, mais les ouvrages mêmes du très sage et très social Confucius (vers 209).

[3] HERMIPPE : Sur les Mages.

[4] Sagesse de Salomon, VII, 17-21.

[5] OVIDE : Les Métamorphoses, I, 150. Astrée est la fille de Thémis, déesse de la Justice. Elle s’identifie donc à Perséphone, fille de Thermophore (législatrice).

[6] VIRGILE : La quatrième églogue.

[7] PLUTARQUE : De defectu Orac., 21.

[8] LUCIEN : Philopseude, 34.

 

Les « à peu près » de la légende

Quand vient le temps? Il est difficile, même après l’évènement, de le dire. Des débuts de la religion taurique, des difficultés qu’elle dut vaincre, de ses prophètes, nous ne savons rien. Les débuts de la religion bélique, les daterons-nous de Jacob, créateur d’Israël, d’Abraham, le sacrificateur, ou même de l’exode de la famille d’Abraham, lorsqu’un petit clan sémite décida de fuir Our et de rejeter l’ancien dieu?

On pourrait croire qu’au moins les origines du christianisme, plus proches de nous, sont mieux connues. Il n’en est rien. Car convient-il de les situer vers l’an 50, date où Saint Paul commence de se faire entendre, de la première assemblée de Jérusalem, de la naissance ou de la mort du Christ?

Si l’on choisit la mort du Christ, de quelle année la daterons-nous? La tradition disait le Dieu mort dans sa trente-troisième année, en l’an 33. Cela n’est plus si simple. En effet, l’année de la naissance de Jésus, Hérode vit encore[1]et l’empereur Auguste ordonne un recensement général dans tout l’empire.[2]Hérode mourut en 4 avant J.-C.; le recensement ordonné par l’empereur Auguste avait eu lieu un an plus tôt.

Pour que Jésus pérît à trente-trois ans, il faudrait donc dater sa mort de l’an 28. Mais sa vie publique, selon la tradition, dura entre deux ou trois ans (elle comporta deux voyages à Jérusalem pour la Pâque) et s’ouvrit par le Baptême dans le Jourdain : le Poisson est un signe d’eau.

Or, Jean le baptiste ne commença de prêcher qu’en l’an 29, la quinzième année du règne de Tibère;[3] et, quand il accueille Jésus, il prêchait depuis assez longtemps pour avoir eu le loisir d’annoncer sa venue.

« Tous se demandaient s’il n’était pas le Christ, et Jean leur dit à tous : Moi, vous baptise dans l’eau; mais il vient, celui sera plus puissant que moi et dont je ne suis pas digne de délier la chaussure… »[4]

On accourait à lui de partout, on croyait qu’il était le Christ : donc, on avait appris à le connaître, à le respecter — cela ne se fait pas en quelques mois… Pourtant Hérode Antipas, Tétrarque de Galilée, apprenant les miracles du Christ croit Jean ressuscité;[5]dans Luc, cette notation se place tout au début de la Vie Publique, antérieurement au premier voyage à Jérusalem. De sorte que l’arrestation et la mise à mort de Jean avaient dû avoir lieu très peu de temps après le baptême de Jésus. Il nous faut supposer ou que le prêche de Jean ne dura que quelques mois, hypothèse rejetée, ou, s’il prêcha quelques années, que Jésus ne reçut le baptême qu’en 31 ou 32.

Dans cette hypothèse, la crucifixion se situerait en 34-35 au plus tôt (Jésus dans sa quarantième année), l’autre hypothèse étant que sa naissance ne se situe pas en l’an -5 et que toutes les précisions données par les évangélistes ne sont que de simples inventions. En quel cas, Jésus peut être né n’importe quand, fût-ce beaucoup plus tôt, ou beaucoup plus tard.

Notre seule certitude déçoit : tous les textes (Evangiles, Epîtres, Actes des Apôtres) que nous connaissons apparaissent fondés sur des manuscrits du second siècle : dans certains cas, le premier texte dont nous pouvons soupçonner l’existence a même été rejeté par l’église primitive.

C’est ainsi que la première édition des Epîtres de Paul, établie par Marcion vers 140, ne comprenait que dix lettres : Galates, Corinthiens I et II, Romains, Thessaloniciens I et II, Ephésiens, Colossiens, Philippiens — et l’Epître à Philémon. En 144, Marcion fut expulsé de l’Eglise de Rome et son édition détruite. Reconstituée en partie par Harnack en 1921 et 1924, grâce aux extraits publiés par Tertullien dans son Contre Marcion (210) et par l’auteur des Dialogues d’Adamantius (vers 300) ainsi qu’aux allusions d’Irénée, d’Origène et de Chrysostome, cette édition se révèle assez différente de celle que le Canon admettra.[6]

Les Actes des Apôtres apparaissent vers 180-190. Les plus anciens manuscrits ne portent ni ce titre ni le nom de l’auteur. Une lecture même superficielle permet d’y distinguer deux écritures, selon qu’il s’agit des Actes relatifs à Pierre, Jacques et Jean ou des Actes relatifs à Paul.

En 1920, Alfred Loisy, puis en 1930 Couchoud et Stehl ont publié de passionnants commentaires sur la double origine des Actes. Selon Loisy, qui en apporte des preuves, le rédacteur paulinien, bien que placé en second dans l’ouvrage, aurait été le premier historiquement.[7]Cela est confirmé en outre par le fait que les Epîtres de Paul sont en effet le manuscrit le plus ancien que nous possédions. Pour la critique historique, on peut dire que l’histoire du christianisme ne commence pas au Christ mais à Paul.



[1] Evangile selon Matthieu, II, 1; selon Luc, I, 5.

[2] Evangile selon Luc, II, 1.

[3] Selon Luc, III,1.

[4] Selon Luc, III, 15, 16.

[5] Selon Luc, IX, 7, 9.

[6] Selon P.-L. COUCHOUD, toutes les interpolations qu’on relève dans la version canonique tendent à « plaider pour la Loi dans un texte qui la condamne ». M. Georges ORY (Interpolations du Nouveau Testament) précise que partout le nom de « Jésus » est ajouté à « Christ », ce qui marque bien la volonté de faire du Christ de Marcion un homme particulier.

[7] Une des preuves principales en serait la double écriture du mot : Jérusalem. Le narrateur de Paul emploie la forme grécisée, plurielle : Hiérosolymes, utilisée par Strabon, Josèphe, l’auteur biblique des Maccabées; le second narrateur emploie la forme latine : Ierousalem (cf. la traduction des Septante). Il est à noter que si écrivains catholiques rejettent les conclusions de Loisy, ce qui se conçoit, ils ne l’attaquent pas au fond, sur ses méthodes.

 

Les traces d’une imposture

Or, l’application de cette clé à l’étude des Actes fait paraître une révélation plus singulière : le premier auteur (qui connut Paul) emploie des mots comme : Apôtre (fondateur), Esprit, Parole (inspirée)… dans un sens tout autre que le second auteur. Pour ce dernier, l’Apôtre est un disciple de Jésus; l’Esprit, le Saint-Esprit; la Parole, la Parole du Père. Nous assistons en somme, de l’un à l’autre auteur, au passage d’une croyance gnostique à une croyance révélée.

Une semblable contradiction serait perçue dans les titres des deux premiers ouvrages bibliques, le Yahviste et l’Elohiste, dont nous savons qu’ils ont divisé Israël au temps des Rois. De même, toute l’histoire de la religion taurique laisse croire à l’existence d’un double courant analogue dès les premiers âges de Sumer.

En résumant à l’extrême, nous pouvons dire que, dans les composants créateurs du christianisme, indispensables à sa compréhension, doivent être distingués : d’une part, certaines sectes d’appartenance juive, les Esséens (ou Esséniens), les Mandéens; d’autre part, des mouvements d’origine perse (qui se fondront dans le mandéisme pour donner naissance au manichéisme) ou gréco-égyptienne (gnostiques d’Alexandrie). L’intervention de Paul doit être prise comme une tentative — réussie — d’arracher le personnage, ou le symbole, du Christ aux sectes messianiques juives pour lui donner un caractère universel (chaldéo-persico-gnostique).

Tandis que les sectes messianiques s’enfermaient dans Jérusalem, où elles allaient se scléroser en d’infinies divisions (Ebionites, Elxaïtes), Paul quittait la Judée, enseignait à Antioche, dans sa Tarse natale, en Grèce. Il parvenait à se faire envoyer à Rome, où un empereur, Néron, exigeait de tous les prêtres, de tous les Mages de l’univers une collaboration active au culte qu’il voulait créer.

Non seulement, Paul s’oppose à Pierre[1] mais il s’oppose également à l’enseignement johannique, ne fût-ce que par son refus de baptiser, sa gêne lorsqu’il y est contraint.[2] Il s’oppose à la Loi « qui fait le péché », ainsi qu’aux réformateurs qui, moyennant quelques « retouches » espèrent sauvegarder les vieux cultes. Ce qu’il annonce, c’est l’Esprit Nouveau, c’est contre le dieu de Justice Yahvé, un dieu d’Injustice et d’Amour.

Or, cette révolution n’allait pas sans scandale, au regard des juifs, qui n’avaient point prévu que le Messie serait leur destructeur, et au regard des gentils, qui refusaient d’adorer un Christ en qui se reconnaissaient le Saoshyant des Perses et l’Asklépios des Grecs. D’où la nécessité de modifier les Epîtres, de compléter les Actes — et ce serait la tâche de l’Eglise des Colonnes (Pierre et Jean) au lendemain de la mort de Paul, en 68.

Dans les Epîtres, lues et connues en Palestine, en Grèce et à Rome même dès la fin du premier siècle, seul le sens du message de Paul pouvait être tardivement « interprété ». Au contraire, dans les Actes canoniques, les faits ne sont pas moins déformés que le sens des mots. Ainsi, Paul n’intervenait pas dans le récit du supplice d’Etienne conté par le premier auteur. L’histoire de Cornelius (le premier gentil admis dans l’Eglise) ou la justification de Pierre à Jérusalem sont également du second auteur (alors que, dans l’Epître de Paul aux Galates, Pierre se justifie moins aisément). De même, du second auteur, l’interpolation importante qu’à Antioche un prophète, Agabus, annonça une grande famine pour toute la terre, sous le règne de Claude. Cette addition a pour dessein manifeste de dater l’église d’Antioche antérieurement au règne de Néron. La grande famine en question se produisit en effet, selon Tacite, sous le consulat de Claude et d’Orphétus, en l’an 51. Lorsqu’on rassemble toutes les additions opérées sur les « Actes », on doit reconnaître qu’elles tendent, soit à discréditer Paul, soit à donner l’impression qu’une église primitive — celle des disciples — avait été largement antérieure à l’enseignement paulinien. Il est vraisemblable que, parallèlement, d’autres versets durent être supprimés ou modifiés dans le même sens. Cependant, l’épuration n’a pas été suffisante, puisque nous trouvons encore dans la version canonique des traces trop parlantes des premiers Actes.

Une de ces « traces » est le discours d’Etienne aux prêtres juifs, qui l’accusaient de prédire un nouveau  Royaume. Tente-t-il de les convaincre que Jésus est le Christ? Non pas. Il leur rappelle la promesse de Dieu à Abraham : « on maltraitera le peuple pendant quatre cents ans »; il précise la chronologie de Moïse, âgé de quarante ans quand il tue l’Egyptien et s’enfuit au pays de Madian (et seulement quarante ans plus tard le buisson de feu lui apparaît dans le désert); il note que le roi David trouva grâce devant Dieu, mais que ce fut Salomon qui lui bâtit un temple…[3]

Etrange démonstration, hors d’une seule hypothèse! Ce long discours chronologique ne peut avoir qu’un sens : « Vous ne croyez pas en un autre Royaume, différent d’Israël, parce que le temps n’en est pas venu : d’Abraham à Salomon, mille ans se sont écoulés, et, de même, le Royaume du Christ ne surgira pas demain d’entre les peuples. » C’est le retour éternel qu’Etienne enseigne aux juifs. Et c’est pourquoi ils le lapident, parce qu’Israël, dans cette optique, devient un épisode de l’Histoire.

Un texte non moins surprenant raconte l’anecdote de Simon le Mage.

« Or, il y avait (en Samarie) un homme nommé Simon, qui pratiquait la magie et qui émerveillait le peuple, se donnant pour un grand personnage. Tous étaient attachés à lui. Cet homme, disaient-ils, est la vertu de Dieu, celle qu’on appelle la Grande… Mais quand ils eurent cru à Philippe, qui leur annonçait le Royaume de Dieu et le nom de (Jésus) Christ, hommes et femmes se firent baptiser. Simon lui-même crut et, s’étant fait baptiser, il s’attacha à Philippe, et les miracles et les prodiges dont il était témoin le frappaient d’étonnement. »[4]

Ces versets doivent être comparés à ceux où il est dit que Simon, après son baptême, fut appelé Pierre[5]. Naturellement, il s’agit cette fois de l’Apôtre. Un autre Simon le Mage apparaît cependant dans l’Histoire, et c’est l’astrologue aimé de Néron, Simon le magicien, qu’on trouve à Rome en 63 ou 64, disputant contre Paul, qui le convertira (scène reproduite notamment dans une mosaïque de la chapelle palatine, à Palerme).

Nous avons ainsi trois Simon, tous trois convertis et baptisés, dont deux furent magiciens, l’un en Samarie, l’autre à Rome. La seule explication possible du phénomène serait que le Simon romain, converti par Paul, se soit trouvé plus tard en Palestine sous le nom de Pierre. Mais, pour oser une telle explication, il faudrait admettre l’hypothèse fantastique que la prédiction de Pierre et des « disciples » ait été postérieure au voyage de Paul à Rome; admettre enfin, comme Saint Jean l’apocalypte et comme Saint Augustin[6], que Néron fut « l’Antéchrist », celui qui vint avant le Christ (et non pas contre lui, comme on le croit communément).

Le texte « païen » le plus ancien relatif à la crucifixion de Jésus est rarement cité. Il s’agit d’une lettre en syriaque d’un certain Mara bar Sérapion, datée de 73. « Quel profit, y lit-on, les juifs tirent-ils de l’exécution de leur roi sage, puisque dès lors leur Royaume leur est enlevé? »[7]

Ce texte prouve à coup sûr l’existence historique d’un Christ; mais, également, on doit s’étonner que Mara bar Sérapion eût songé à lier de la sorte deux évènements séparés par près d’un demi-siècle, supposé que la mort du Christ ait eu lieu vers les années 30. Autre sujet d’étonnement : les deux évènements sont totalement disproportionnés : il s’agit, d’une part, de la ruine de Jérusalem et de la destruction du Temple (en 70) et, d’autre part, de la mise à mort d’un « anarchiste » à ce point dénué d’importance que, jusqu’alors, nul texte n’en a fait mention. Combien la lettre de Sérapion serait-elle plus claire s’il s’agissait d’un vrai Roi-Christ supplicié en 68 ou 69!

Quoi qu’il en soit, ces questions, qui demeurent encore sans réponse, expliquent la gêne, commune aux juifs et aux Romains, devant la religion naissante; bien mieux : leur certitude commune d’être les dupes d’une imposture géante, dont nous ne pouvons plus déterminer la nature.

En 134, l’empereur Hadrien écrivait au consul Sarvianus : « Ceux qui adorent Sérapis font comme les Chrétiens; même ceux qui se prétendent évêques du Christ vénèrent Sérapis. Le patriarche lui-même est contraint par d’autres à se prosterner devant le Christ. Il n’y a qu’un seul Dieu pour tous… »[8]

Vers 180, Lucien parle du « sophiste crucifié » et ridiculise les chrétiens, susceptibles de se laisser leurrer de toutes les manières. Vers la même époque, le philosophe Celse et un certain Fronton, précepteur de Marc-Aurèle, entreprennent d’attaquer le christianisme naissant en dénonçant les thèmes légendaires ou classiques qu’on y retrouve (empruntés au mouvement gnostique, à la philosophie de Plotin, aux panthéons syrien, égyptien et grec). Au début du 3ème siècle encore, des graffiti caricaturaient le Christ sous la forme d’un homme crucifié à tête d’âne.[9]



[1] Epître aux Galates. 2ème Epître aux Corinthiens, I, 12.

[2] 1ère Epître aux Corinthiens, I, 13-18.

[3] Actes des Apôtres, VII, 6, 23, 30, 50.

[4] Actes des Apôtres, VIII, 9-13.

[5] Actes des Apôtres, X, 5, XI, 14.

[6] SAINT AUGUSTIN : La Cité de Dieu, XX, 19.

[7] Dans le Spicolegium Syriacum, de Curetone.

[8] Dans Vopiscus, Vie de Saturnin.

[9] Et l’Ane d’Apulée est également le naïf disposé à tout croire.

 

Le scandale

Il faut l’avouer : le caractère même du christianisme avait de quoi exciter l’ironie des Romains, sans qu’il soit besoin de susciter l’hypothèse d’une imposture supplémentaire. « Les chrétiens, disaient-ils, expliquent leurs cérémonies en se référant à un homme châtié sur une croix! »[1]

Comme si ce scandale d’un crucifié-messie n’eût pas suffi, il y avait l’insolence du dogme fondamental de la nouvelle église, tel qu’on le trouve exprimé pour la première fois dans Saint Paul :

« Pour moi, j’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis, que le Seigneur  [dans la nuit où il fut livré] prit du pain et, après avoir rendu grâce, le rompit et dit : [Ceci est mon corps; pour vous,] faites ceci en mémoire de moi. De même, après avoir soupé, il prit le calice et dit : [Ce calice est la nouvelle alliance en mon sang;] faites ceci, toutes les fois que vous boirez, en mémoire de moi. Car toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez ce calice, vous annoncez la mort du Seigneur [jusqu’à ce qu’il vienne]. C’est pourquoi celui qui mangera le pain ou boira le calice du Seigneur indignement sera coupable [envers le corps et le sang du Seigneur]… car celui qui mange et boit indignement [sans discerner le corps du Seigneur] mange et boit son propre jugement. »[2]

Une précieuse indication sur ce que le peuple romain (et surtout les nobles) pouvaient penser de cette croyance nous est donnée par la fureur de Vindex voyant Néron jouer le rôle de Thyeste, obligée par Atrée de dévorer le corps de son propre fils.[3] Une autre indication se trouve dans les dernières pages du Satyricon, que le romancier Pétrone, ami de Néron, écrivait à l’époque où Paul prêchait.

« J’ai inventé, dit Eumolpe, un expédient qui mettra dans un grand embarras ces coureurs d’héritages ». Il tira de ses bagages les tablettes où étaient consignées ses dernières volontés, qu’il nous lut en ces termes :  » Tous ceux qui sont couchés sur mon testament, à l’exception de mes affranchis,[4] ne pourront toucher leurs legs que sous la condition de couper mon corps en morceaux, et de le manger en présence du peuple assemblé. Cette clause n’a rien qui doive les effrayer; car il nous est connu qu’une loi, en vigueur chez certains peuples, oblige les parents d’un défunt à se partager et à manger son corps; et cela est si vrai que, dans ces pays, on reproche souvent aux moribonds de gâter leur chair par la longueur de leur maladie. Cet exemple doit vous engager à ne point vous refuser à l’exécution de mes ordres, mais à dévorer mon corps avec un zèle égal à celui que apporterez à maudire mon âme. »

Après quoi, mis en verve, Eumolpe cherche des exemples chez les Sagontins qui, assiégés par Annibal, s’étaient nourris de chair humaine, « bien qu’ils n’eussent pas de succession à espérer »; chez les Pérusiens qui en firent autant, réduits à une grande disette; chez les habitants de Numance où l’on trouva, la ville prise, « des enfants à demi dévorés sur le sein de leur mère ».

« Eumolpe débitait ces révoltantes nouveautés avec si peu d’ordre et de suite que nos héritiers en herbe commencèrent à douter de la réalité de ses promesses. Dès ce moment, ils épièrent de plus près nos paroles et nos actes; cet examen accrut leurs soupçons, et bientôt ils furent convaincus que nous étions des misérables, vagabonds et escrocs. Alors ceux qui s’étaient mis le plus en dépense pour nous faire accueil résolurent de se saisir de nous et de nous punir selon nos mérites ».

Ses disciples abandonnent Eumolpe, comme Pétrone lui-même abandonnera Néron (en fait, il préférera le suicide à l’acceptation du scandale néronien). Et « le vieux fourbe » est traité « à la mode de Marseille ». Celui qui avait mérité ce traitement, « on lui faisait faire le tour de la ville, couronné de verveine et revêtu de la robe sacrée; on le chargeait de malédictions, pour faire retomber sur sa tête tous les maux de la ville et, du haut d’un rocher, on le précipitait dans la mer ».

Telles sont les dernières lignes du manuscrit tronqué du Satyricon que nous possédons[5], l’un des très rares passages (avec les discours de la Céna) que les critiques s’accordent à reconnaître comme authentiques.

« Malheur à l’homme par qui le scandale arrive! dit également Jésus. Mieux vaudrait pour lui qu’une meule au cou, il soit précipité dans la mer! » Mais la crainte de ce scandale ne pouvait troubler l’Eglise, puisqu’au contraire, elle s’appuyait sur lui. « Car il faut que le scandale arrive! »

Or, le problème est bien là : pourquoi une religion fondée sur l’humilité et le sacrifice a-t-elle entouré de telles ombres et entaché de tant d’interpolations les premiers récits de ses origines? Quel scandale pire qu’une mise en croix et que le mystère de l’eucharistie lui fallait-il cacher avec obstination?

 

Jean-Charles Pichon            1963



[1] D’après Tertullien.

[2] SAINT PAUL : 1ère Epître aux Corinthiens, XI, 23-30. Les passages entre crochets ne se trouvaient pas dans la première édition des Epîtres (Marcion).

[3] « Le discours de Vindex », dans le Néron de Dion CASSIUS.

[4] Selon l’hypothèse la plus favorable à la tradition chrétienne, ce morceau serait une parodie de l’enseignement de Paul. Mais la mention du privilège des affranchis évoque irrésistiblement Néron.

[5] Selon un manuscrit retrouvé en 1476.

 

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LE ROYAUME ET LES PROPHETES : TROISIEME PARTIE – 2 –

II

LE DIEU DES POISSONS

 

Le Poisson fut le premier symbole chrétien : graffiti du second siècle, mosaïques des troisième et quatrième, nous en donnent l’assurance. Mais de ce fait incontestable peu d’historiens se sont souciés; quant aux exégètes, ils y ont cherché les explications les plus fantaisistes et les plus suspectes.

On lit dans Saint Augustin que le Poisson commémore pour les fidèles le miracle de la Multiplication des pains et des poissons (et il est de fait que certains peintres montrent l’emblème zodiacal surmonté d’une corbeille de pains, mais ce sont des peintures postérieures d’au moins deux siècles aux premières inscriptions). D’autres Pères de l’Eglise y ont vu le rappel de la pêche miraculeuse, elle-même symbole du caractère apostolique de la religion. L’interprétation la plus commune (mais non pas la plus ancienne) serait que les chrétiens retrouvaient dans le Poisson, en grec ICHTUS, les initiales de Iesous CHristos Theou Uios Soter, Jésus-Christ, le fils sauveur de Dieu. Cela sent la preuve « à posteriori »; et il est bien plus vraisemblable que « Iesous Christos Theou etc. » fût une phrase inventée au 2ème siècle pour justifier « Ichtus ».

Mais, en fait, toutes ces exégèses paraissent trop minces ou trop subtiles pour rendre compte de la véritable identification qui s’opéra dès le premier siècle entre le christianisme naissant et le symbole marin. Elles ne m’avaient jamais convaincu. Puis, écrivant Saint Néron je fus amené à étudier d’autres symboles fréquemment utilisés par la nouvelle religion et je découvris avec surprise que le phénix était l’un d’eux.

Avant d’être chrétien, l’oiseau miraculeux avait déjà beaucoup servi. Si les premiers Pères de l’Eglise (Saint Jérôme, entre autres) en parlent avec sérieux, Tatius lui consacre une part importante dans son roman Les amours de Leucippe et Clitophron. Des siècles plus tôt, Ezéchiel et Hérodote en donnaient la description. Enfin, Tacite, au livre VI des Annales, rapporte que l’oiseau était reparu en Egypte « après une longue révolution de siècles » sous le consulat de P. Fabius et de Vitellius, soit en l’année 34 de notre ère.

« Le phénix est consacré au soleil, dit Tacite. On croit qu’il vit cinq cents ans et d’aucuns assurent qu’il ressuscite 1461 ans après sa mort. » Ainsi, les précédentes apparitions de l’oiseau, selon l’historien, eussent remonté au pharaon Sésostris, de la 12ème dynastie (1980-1970 avant J.-C.), puis au pharaon usurpateur Amasis (568-526); mais cette dernière apparition semble douteuse à Tacite, parce qu’elle ne correspond plus au rythme de la « grande année ».

« Quand le nombre de ses années est révolu, quand sa mort approche, le phénix construit un nid qu’il couvre de sa semence. Un oiseau en naît, dont le premier soin, lorsqu’il aura grandi, sera d’ensevelir son père. Il n’agit pas au hasard; mais il se charge de myrrhe, qu’il s’habitue à porter pendant de longs voyages et, quand il est assez fort pour le fardeau et pour la route, il enlève la dépouille de son père, la dépose et la brûle sur l’autel du soleil. » Voilà ce que nous dit Tacite, et il ajoute : « Ce récit est fabuleux et incertain, mais il n’est pas douteux que l’oiseau se montre parfois en Egypte. »

En effet, à Héliopolis, les prêtres d’Isis avaient pour tâche de guetter les « retours » de l’oiseau merveilleux (d’origine phénicienne?). Un rituel très précis leur indiquait la méthode et les soins nécessaires à sa survie (selon Saint Jérôme). Nous remarquerons également que les 1461 ans qui séparent  deux renaissances du phénix recouvrement exactement l’année sothienne des Egyptiens, fondée sur les levers héliaques de Sothis (Sirius[1]). Ces remarques, ajoutées au fait que le phénix était considéré comme « l’oiseau du soleil », auquel il sacrifiait régulièrement son père (la religion précédente), ne permettent pas de douter que la légende symbolisait une croyance astrologique en un éternel retour lié au cycle zodiacal.

Tout ce que nous savons maintenant des croyances des prophètes hébreux, des prêtres égyptiens, des astronomes grecs, d’Alexandre le Grand et de Platon, d’Ezéchiel et d’Etienne ne doit pas laisser ici grande place à la surprise. Tout au plus pourrait-on s’étonner que les Romains, présentés d’ordinaire comme les plus « raisonnables » des hommes, n’aient pas échappé à la suggestion. En fait, jusqu’à Auguste, les douze aigles aperçus lors de la fondation de Rome n’avaient cessé d’être pris comme la prophétie que Rome ne durerait que cent vingt ans, puis, ce temps écoulé, une petite « grande année » : douze mois de trente ans, etc.

Auguste avait vaincu l’angoisse. Elle renaquit sitôt qu’il ne fut plus. Les aigles de Romulus n’avaient-ils pas, plutôt, symbolisé des siècles? Rome verrait donc sa fin dans son treizième siècle (5ème de notre ère), si quelque dieu ne venait prolonger ses destins…

Vers l’an 50, à Rome, l’influence des astrologues était si grande que Claude dut rendre un décret pour les expulser de la ville. Tacite nous apprend d’ailleurs que ce décret resta sans effet : chassés par une porte, les astrologues rentraient par l’autre. Sous Néron, la « science du ciel » est plus prisée que jamais. L’empereur lui-même s’entoure de ces hommes : Simon le magicien, Apollonius de Tyane, dont l’enseignement n’est pas douteux. Plus tard encore, l’empereur Othon ne tentera aucune action sans en référer à son astrologue, le savant Ptolémée.[2]

Si l’on admet ce climat de « superstition » dont témoignent à la fois l’influence des juifs, des Egyptiens, des chaldéens, les écrits de Tacite et des Pères de l’Eglise, l’œuvre de Ptolémée, les pierres des « nautae » parisiens et le carré magique de Rotas, découvert dans les ruines de Pompéi, on comprend mieux ce que le symbole ICHTUS, le Poisson, pût être pour les premiers chrétiens; bien plus qu’un calembour ou le rappel subtil de quelque miracle évangélique : le symbole de l’entrée dans le « champ » zodiacal des Poissons, l’affirmation que le Christ était le dieu de l’avenir, pour une période que les Egyptiens fixaient à 2150 ans et que les cabbalistes juifs supposeront devoir s’achever à la fin du 15ème siècle.[3]



[1] On nomme « lever héliaque » d’une étoile sa coïncidence avec le lever du soleil.

[2] PLUTARQUE : Othon.

[3] Voir mon interprétation astrologique de l’Apocalypse de Saint Jean (2ème Livre, 3ème Partie). Une illustration accessoire de cette préoccupation zodiacale nous est également donnée par la représentation symbolique des quatre évangélistes, où se retrouvent les quatre derniers signes zodiacaux : l’Aigle (pour les Gémeaux), le Taureau, l’Agneau (rejeton du Bélier) et le Fils de l’Homme.

 

L’Evangile de Luc

Restait à découvrir (sinon à inventer) entre le Christ et les Poissons de ces coïncidences qui frappent les peuples mieux que le raisonnement. Le premier Evangile de Matthieu, recueil des paroles du Christ plutôt que « vie de Jésus » n’en contenait probablement aucune (sinon quelque allusion à l’étoile-guide). L’Evangile de Marc n’en recèle guère plus.

Il faut attendre Luc pour voir à toutes les pages de son Livre paraître l’idée de l’Eau (le baptême, la marche sur les eaux, la tempête apaisée), l’idée du Poisson (les disciples pêcheurs, les pêcheurs d’hommes, la multiplication des pains et des poissons, la pêche miraculeuse) et l’idée même du Signe astral : « Et il y aura des signes dans le soleil, dans la lune et dans les étoiles, et, sur la terre, les nations seront dans l’angoisse et la consternation, au bruit de la mer et des flots… »[1] « car il viendra comme un filet sur tous ceux qui habitent la terre entière. »[2]

Or, la tradition et les textes s’accordent pour établir que l’Evangile de Luc fut écrit à Rome, à l’instigation de Paul, entre 61 et 68. Plus précisément, Irénée le date de 64-65 et déclare qu’il suivait fidèlement l’enseignement de l’Apôtre. Il est moins sûr, quoique admis par la plupart des exégètes, que Luc eût été le compagnon de Paul avant l’arrivée de celui-ci à Rome.

En effet, les passages des Actes qu’on lui attribue sont écrits à la première personne du pluriel, comme par la plume d’un témoin. Néanmoins, chaque fois que le « nous » intervient, c’est dans un fragment dédié à la louange de Paul. L’Apôtre y apparaît soudain un thaumaturge : visionnaire à Troas, exorciseur à Philippes, guérisseur à Ephèse, à Troas de nouveau il ressuscite un mort. L’emploi de la première personne n’est-il pas exigé ici et là par le besoin du témoignage probant? « Je peux en parler, j’ai vu… » Remarquons que ce scrupule ne serait pas d’un juif, trop habitué à la notion de miracle pour craindre l’incrédulité, mais il est bien d’un Romain ou d’un Grec.

Or, la preuve se retourne contre le probateur, car il semble que Luc n’ait connu que l’Apôtre et par l’Apôtre les actions qu’il relate. Ne parlerait-il pas aussi longuement, passionnément, de Pierre, de Jean ou de quelque autre, s’il les avait approchés? Ne rapporterait-il pas leurs paroles, leurs actions? Mais ce que nous croyons savoir des rapports existant avant l’an 60 entre Saint Paul et les « colonnes », Pierre, Jacques et Jean, fait douter que le témoignage des disciples fût allé dans le même sens que le récit de Luc.

Ainsi, loin de démontrer la présence de l’évangéliste à Philippes, à Jérusalem, à Troas, le « nous » des Actes laisserait penser qu’il n’y fut jamais.[3] Plus probablement, l’écrivain a connu à Rome l’Apôtre des gentils, vers les années 62-63.[4] Il s’est enthousiasmé, d’abord, pour la personnalité de Paul (c’est le temps où il écrit la première version des Actes) avant de se rendre à la doctrine de son nouveau Maître.

De Luc lui-même, nous ignorons presque tout, ses origines, son nom exact, sinon qu’on le disait médecin. Pas un mot dans ses œuvres n’indiquerait qu’il le fût. Du moins peut-on affirmer qu’il était instruit, docte, ce que prouvent sa connaissance du grec et le talent érudit dont le troisième Evangile fait montre : on doit s’étonner, à ce propos, de ne connaître aucune œuvre antérieure à la conversion de Luc, car un tel talent ne s’improvise pas.

Il arrive qu’un auteur aime se mettre en scène et n’écrive bien qu’ainsi. Le plus souvent, il s’agit d’un styliste, un poète, chez qui la beauté formelle supplée au manque d’imagination. Il lui faut suivre un canevas rigoureux, qu’il puisse interpréter. En effet, Luc, dans ses Actes, se contente de retranscrire les souvenirs de Paul, comme, dans son Evangile, il se contentera d’orner de fables mithraïques et syriennes le premier Evangile de Matthieu.

C’est qu’il ne suffit pas aux étranges instigateurs de ce travail d’y faire établir certaines relations entre le signe des Poissons et le Christ-Jésus. Luc a le devoir d’enrichir l’exemple juif de nombreuses références à d’autres légendes et d’autres divinités : Jésus naîtra de la Vierge Mère, dont on trouvait alors le culte éparpillé en Grèce (Canathos), en Egypte (Isis), en Gaule, où les druides de la région de Chartres l’honoraient. Comme le dieu Mithra, il naîtra dans une grotte et les bergers l’adoreront. Comme Osiris, il soulèvera la pierre de son tombeau. Comme Sérapis, il guérira et ressuscitera les morts.

Tout cela est clair et parlant (au point que, dès 178, le philosophe romain Celse le signalait dans son Discours véritable), si ce n’est qu’un Paul ne pouvait inspirer ces affabulations syncrétiques. D’une part, sa foi, gnostique ou raisonnée, n’en est pas moins entièrement « révélée » : la vision éblouie du chemin de Damas la contient tout entière; elle n’a que faire d’être confirmée par les astrologues. D’autre part, rien ne permet d’établir que ses connaissances religieuses et astrologiques lui en eussent donné les moyens. Mais, de 62 à 68, un Romain disposait de ces connaissances et de tous les moyens requis pour créer le Dieu Nouveau. Cet homme était l’empereur.



[1] Evangile selon Luc, XXI, 25.

[2] Selon Luc, XXI, 35.

[3] L’autre hypothèse, moins vraisemblable ainsi que nous l’avons vu, serait qu’en Palestine Luc n’ait rencontré aucun des « disciples » — pour la raison qu’ils n’existaient pas encore!

[4] Le dernier verset des Actes rapporte qu’à son arrivée à Rome, l’Apôtre loua une maison où il logea deux ans et où il enseignait librement l’Evangile.

 

Néron

Sans doute me faudrait-il résumer à présent les arguments développés dans un ouvrage précédent afin de détruire la légende monstrueuse du cinquième empereur de Rome. Mais ce n’est pas le sujet de ce livre. Au reste, il y a des choses que le public n’a pas le droit d’ignorer. Lorsque je publiai Saint Néron en février 1962, plusieurs de mes hypothèses pouvaient sembler fantaisistes et ne pas mériter d’être prises au sérieux. De nombreux ouvrages, depuis, sont venus les confirmer (du moins en ce qui concerne l’innocence de Néron) et je ne puis qu’y renvoyer le lecteur[1]: Néron n’était pas le tyran fou dont Suétone nous a offert l’image. Quant à mon propos, seules l’intéresseront les causes, historiques et psychologiques, qui ont amené l’empereur à ce rêve  immense : créer Dieu.

Historiquement, nous sommes à un moment où Rome doit renoncer à son passé de simple ville latine. Développée à l’échelle du monde, elle recouvre de son ombre l’Espagne, l’Afrique du Nord, l’Egypte, le Proche-Orient, les pays hellénistiques, la Germanie, la Gaule et la Bretagne. Ses peuples adorent cent divinités différentes et l’on ne peut espérer voir le Juif et le Germain, le Grec et l’Egyptien, l’Arménien et le Celte abandonner leurs cultes respectifs pour l’insuffisant Jupiter.

Déjà, Caïus Caligula, puis Claude avaient pressenti ce problème : l’un avait reçu solennellement à Rome la déesse égyptienne Isis, l’autre les dieux gémiques de l’Anatolie. Il n’était pas dans le caractère de Claude d’oser plus que ce geste. Quant à Caïus, autrement ambitieux, les textes nous manquent. Car notre principale source d’information, les Annales de Tacite, sont mutilées des livres VII à XI d’une part (tout le règne de Caligula), des livres XVII et XVIII d’autre part (la fin du règne de Néron).[2] De sorte que Caligula ne nous est connu que par les calomnies de Suétone, l’écrivain sadique, et les compilations, très postérieures, de Dion Cassius, qui recopie généralement Suétone. Nous savons cependant que le premier souci de Caïus Caligula, déjà, était de « créer Dieu »; il se prétendait honoré de la visite de Zeus et manifestait en toutes occasions de sa passion pour les choses de la mer : pont de bateaux à Baïs, qu’il parcourt triomphalement, constructions de digues et de phares marins, sur les côtes de Bretagne (pour en faire ses « trophées »). A la fin, il se prétendit lui-même le dieu-sauveur, le Messie attendu par les juifs, et ordonna que son image fût exposée dans le Temple de Jérusalem. N’eût-il été tué à temps, les juifs sans doute se fussent révoltés dès cette époque.

Rêves d’adolescent… Il fallait qu’un empereur vît plus juste et plus vaste. L’accumulation des rites et des cultes dans la Ville des villes ne donnerait pas à l’immense empire le ciment nécessaire. Seule, une divinité nouvelle, où l’Egyptien reconnaîtrait son Osiris, le Grec son Œdipe, son Prométhée, le Syrien son Atargatis, le Gaulois sa Vierge Mère et le Parthe Mithra lierait tant de peuples divers en une communauté unique. Et, si Rome voulait survivre, elle se devait d’être le berceau du dieu.

Or, psychologiquement, Néron apparaît comme prédestiné à la vocation d’apprenti-sorcier. Suétone précise qu’il désirait par-dessus tout, hors de raison, éterniser sa mémoire. Dès l’enfance, raconte-t-il encore, l’empereur se passionnait pour la philosophie, de laquelle sa mère Agrippine s’efforça de le détourner, lui représentant cette étude comme nuisible à un futur souverain. Mais Sénèque, son précepteur, était d’un avis contraire et la doctrine du  Verbe créateur, dont le philosophe saupoudrait un stoïcisme décadent, dut être l’impulsion motrice de l’ambition formidable.[3] Pour créer Dieu, il suffisait de le nommer.

Quoi qu’il en soit, dès la fin de 59, Agrippine tuée sur son ordre (le seul crime qu’il ait à se reprocher), l’empereur de vingt-trois ans décide l’institution de Jeux qui porteront son nom. Il déteste, en effet, les jeux sanguinaires du cirque auxquels, pendant deux siècles, Rome s’était complue. « Il ne fit donner qu’un seul combat de gladiateurs, doit avouer Suétone, et n’y permit nulle mise à mort, fût-ce parmi les condamnés. » Ce que Néron aime, c’est réunir des philosophes, des mages, des prophètes, des prêtres de religions nouvelles ou mal connues et les faire discuter ensemble. A ces « débats sacrés », comme les nomme Tacite,[4] il convie tout le peuple et, pour l’encourager à venir aux réunions, il distribue de l’argent, des bons de vêtements et de nourriture, des présents de différentes sortes. En échange, il ne demande à son public que d’acclamer les orateurs dont les arguments l’on séduit. Vers ce temps, Tacite fait dire à l’empereur : « Rien n’est impossible à un prince » et Sénèque, dans son Octavie : « Pourquoi craindrais-je les dieux, puisque j’en crée? »

Plus nettement, dans le poème de La Pharsale, Lucain s’adresse ainsi au Calomnié : « Toi, César, quand, ta mission accomplie, tu monteras au ciel, on t’y recevra dans le palais de ton rêve, au milieu de la joie; tu tiendras le sceptre si tu le veux, ou tu conduiras le char flamboyant du soleil. Que la nature t’accorde d’être le dieu que tu auras choisi. »[5]

En effet, au rêve qui l’obsède, Néron va employer toutes ses forces, tous les moyens dont il dispose. Les légions romaines d’Arménie ont été vaincues par le roi Tiridate; les sénateurs pressent Néron de prendre sur le Parthe une revanche éclatante. Mais il préfère fermer le temple de la guerre et se faire de Tiridate un ami. L’empereur et le roi correspondent. De quoi parlent-ils dans leurs lettres? Du dieu Mithra.

Nulle religion ne laisse Néron indifférent. Il a montré dans sa jeunesse une vénération toute spéciale pour la déesse-poisson Atargatis. La Grèce l’attire : il voudrait se faire initier aux mystères de Dionysos, de Bacchus et d’Eleusis (mais le remords qu’il garde du meurtre de sa mère le fait renoncer à ce dernier projet). Il reçoit quotidiennement des juifs, l’acteur Aliturius, des prêtres, l’historien Josèphe. Quant au Mage des mages, Apollonius de Tyane, il ne craindra pas de répondre à ceux qui félicitent l’empereur pour ses poèmes : « Vous le jugez digne de chanter, vous le connaissez mal. Je le juge, moi, digne de se taire! » Les bons bourgeois romains pouvaient sourire du mot. Un initié l’apprécie.

Ici encore je ne veux pas me répéter. Les lecteurs que ce visage de l’empereur intéresse trouveront ailleurs des preuves que Néron n’a jamais procédé au massacre des chrétiens en 64; ils y liront des mots que Tacite et Suétone ont prêtés à l’empereur (sans les comprendre) et qui ne se justifient que dans l’optique d’un enseignement paulinien. En ce qui concerne le dieu Poisson, c’est au printemps de 64 que Néron reçoit sa grande vision cosmique dans le temple de Vesta (temple des Vierges), alors qu’il se prépare à partir pour la Grèce, et cette vision lui fait remettre son départ.

Le 19 juillet, le feu éclate à Rome; l’incendie dure plus d’une semaine et détruit les deux tiers de la Ville; on en rend Néron responsable. La raison principale de cette accusation tient dans une destruction massive des idoles panthéistes et des temples romains. En 64, à Rome, même ceux qui ne croient pas l’empereur un incendiaire ne semblent pas douter qu’il soit l’instigateur de cette destruction : il faut donc qu’il ait déjà proclamé sa répugnance pour les divinités traditionnelles, son adhésion au Dieu Nouveau.

Huit mois plus tard, en avril 65, au cours d’honneurs particuliers rendus au Soleil, le Sénat décrétera que ce mois (désormais mois des Poissons) prendra le nom de Néron. Et c’est vers cette époque sans doute qu’ayant perdu dans un naufrage des objets auxquels il tenait, il a le mot que Suétone rapporte : « Ne me plaignez pas, mes amis, les Poissons me rapporteront mon bien. »

Ses amis? Il n’en a plus, sauf les esclaves qui l’avertissent des complots qui se fomentent contre lui; Sénèque, puis Pétrone le désavouent; les juifs ne tolèrent pas que leur Messie soit devenu un dieu romain; la jeune secte judéo-chrétienne reproche à Paul de s’être prêté au jeu blasphématoire et l’Apôtre reconnaît ces reproches fondés. Les aristocrates et les familles nobles désirent la mort de Néron, qui les spolie; le peuple raille ses « cantiques » et ses exhibitions. Sa seconde femme, Poppée, lui a dit son mépris et l’on peut croire que, dans un accès de colère, il l’a tuée accidentellement (d’un coup de pied dans le ventre, selon Suétone).

Devant ce bouffon que les uns nous peignent, cet Antéchrist que dénoncent les autres, nous n’avons plus, à partir de l’été 66, de documents certains sur quoi nous appuyer. Le plus probant d’entre eux, les Annales de Tacite, s’interrompent, mutilées. Quant aux Vies de Néron qu’écrivent, à cette époque et plus tard, de très nombreux historiens : Cluvius, Rusticus, Plutarque, les empereurs romains de la réaction (de Trajan à Constantin) les anéantiront, en même temps que les œuvres néroniennes elles-mêmes, les poèmes, les hymnes, les peintures, la Maison Dorée, le Colosse…

Parmi tous ces ouvrages détruits, il faut faire une mention spéciale de ceux de Lucain, auteur fécond, disparu à vingt-cinq ans en laissant quatorze livrets de ballets, une tragédie sur Médée, un éloge de Néron, un poème sur Orphée, un Iliacon, des Saturnalis, des Silvas et plusieurs ouvrages en prose, dont un récit de l’incendie de Rome en 64. Des proses, il ne reste rien et, des œuvres en vers, l’unique Pharsale  ou Livre de la guerre civile, sorte d’Enéide écrite à la gloire de César. Encore ce dernier texte ne fut-il retrouvé qu’au 6ème siècle de notre ère.

La vie même du poète est aujourd’hui soustraite à ses commentateurs, puisque sa première biographie connue, publiée sous le règne de Trajan ou d’Hadrien, nous est parvenue étrangement tronquée. On la croit d’ailleurs écrite par Suétone, dont l’insincérité n’est plus à démontrer. Une seconde biographie de Lucain est de beaucoup postérieure : on la date communément du 6ème siècle.



[1] Georges ROUX : Néron (chez Fayard); Gilbert CHARLES-PICARD : Auguste et Néron (Hachette). Cependant, Roger VAILLAND : Suétone et les douze Césars (Buchet et Chastel) s’attachait à démontrer que le calomniateur des Césars était peut-être un grand artiste, mais nullement un historien.

[2] Il est vraiment remarquable que ce soit les deux seules mutilations qu’ait subie l’œuvre de Tacite (Annales et Histoires). Je ne crois plus aux coïncidences.

[3] Rappelons que, dans la cosmogonie des Stoïciens, « Dieu se nourrit du monde« . « L’univers est consumé périodiquement par le feu qui l’a engendré et il renaît de ses cendres pour revivre la même histoire. » (J.-L. BORGES : Histoire de l’Eternité, Editions du Rocher).

[4] TACITE : Annales, XIV, 21.

[5] LUCAIN : La Pharsale, I, 40-52.

 

Lucain

Selon Tacite, Lucain, impliqué dans la conjuration de Pison, serait mort en 65, vers les mêmes temps que Sénèque, son oncle et, comme ce dernier, sur l’ordre de Néron. Nous avons pu montrer que cette dernière assertion est probablement fausse : Néron ne désirait pas la mort du philosophe et n’exigeait de lui qu’une explication sur la part qu’il avait prise dans le complot; mais, comme Pétrone un peu plus tard, Sénèque préféra la mort volontaire à l’humiliation.

La condamnation de Lucain serait encore plus surprenante, car Tacite raconte d’autre part que Lucain n’hésita pas à dénoncer tous ses complices, s’abaissant même jusqu’à incriminer sa mère, qui cependant ne fut « ni absoute, ni condamnée ». Selon ce que nous savons de Néron, ces aveux auraient dû valoir à l’écrivain la clémence impériale. En effet, sur les quarante et un conjurés, dix-sept furent simplement punis d’exil, six furent entièrement acquittés, et d’autres, comme Sénèque, périrent plutôt par crainte que sur ordre.

Ajoutons que le poète Martial jugeait Néron « cruellement ingrat » dans sa manière de traiter Lucain. Une ingratitude qui va jusqu’au crime semble appeler un autre qualificatif; puis, quelle reconnaissance l’empereur eût-il dû garder à Lucain? Quels services secrets ce dernier lui avait-il rendus?

L’ambiguïté de toute cette histoire est renforcée par un autre passage des Annales, où Tacite prétend que Lucain s’était associé au complot parce qu’il reprochait à Néron de lui avoir interdit la publication nominale (sous son propre nom) de certains de ses ouvrages. Ou ces œuvres étaient hostiles à l’empereur, et celui-ci eût donné l’ordre de les détruire, non de les garder anonymes[1]; ou elles lui étaient favorables, et l’on comprend moins bien encore.

Or, précisément, le seul poème de Lucain que nous ayons ne menace pas du tout l’empereur. Il est de coutume que les poètes louangent les rois, mais peu d’entre eux atteignent à l’outrance où se commet l’auteur de La Pharsale :

« Si les destins n’ont pas trouvé une autre voie (que de longues et meurtrières guerres) à l’avènement de Néron, si c’est à ce prix que les dieux gagnent l’éternité; si le ciel n’a pu servir son Maître qu’après des guerres de géants, ne le déplorons pas, nous les plus grands : son issue nous fait aimer le crime. »[2]

On peut bien prétendre qu’après La Pharsale, Lucain en serait venu à des sentiments tout autres envers l’empereur. Mais Lucain, de son vrai nom Marcus Anneus Lucanus, est né à Cordoue le 3 novembre 39. En avril 65, il avait vingt-cinq ans et La Pharsale demeure l’un des grands livres de la littérature latine. On ne concevrait pas que le poète ait pu l’écrire longtemps avant sa mort : quand aurait-il trouvé le temps de haïr Néron?

Or, si le personnage nous est mal connu, si les circonstances de sa disparition apparaissent suspectes, son œuvre également surprend. D’abord, comme nous l’avons vu, le poème exprime envers l’empereur une vénération quasi religieuse. Puis, de nombreux vers témoignent d’une connaissance très vaste des religions, normale à la cour de Néron lorsqu’il s’agit des grands mythes grecs, plus étonnante lorsqu’elle va jusqu’au détail des cultes orientaux ou druidiques, jusqu’à ce vers :

« Lucifer lui-même fuit le jour brûlant. »[3]

Surtout, ici et là, transparaît une morale, une « mystique » inhabituelle sous la plume d’un Romain du 1er siècle, et particulièrement d’un Romain érudit, dont son premier biographe nous dit qu’il avait étudié en Grèce jusqu’à l’âge de vingt ans :

« Quel triomphe s’est perdu par la victoire! Ce n’est pas en joyeuses assemblées que les villes asservies accueillent la venue du conquérant, mais dans le silence de la peur; nulle foule n’accroît son cortège. Cependant, il est heureux d’épouvanter les peuples et ne préfère pas s’en faire aimer! »[4]

Si la victoire est un fléau, la défaite serait-elle un bien? Certes! Et le Caton de Lucain le dit en clair :

« Que mon sang rachète les peuples! Que ma mort soit le prix que les mœurs des Romains méritent de payer! »[5]

Caton, parler ainsi? Non. Ainsi parle Paul. Certains papes ne s’y sont pas trompés, qui citaient volontiers ces vers[6], y voyant l’expression parfaite de la doctrine évangélique, fondement de la communion des saints : « La passion d’un seul fait le salut de tous. »

Ces citations ne résolvent pas l’énigme; au contraire! Car si le jeune poète adorait Néron, s’il suivait en quelque sorte une évolution parallèle, quel désaccord l’a séparé de l’empereur? Pour quelle raison eût-il participé à une conjuration dont je crois avoir montré que les complices, de Sénèque à Pison, étaient hostiles aux croyances néroniennes (et pauliniennes)? Et s’il n’a pas été un conjuré, s’il n’est pas mort en 65, qu’est-il devenu? Que cherche-t-on à nous cacher?

Ne serait-ce pas que l’anonymat exigé par Néron recouvre précisément ces œuvres qu’un Romain ne pouvait pas écrire : les Actes de Paul, l’Evangile? Ne serait-ce pas que Lucain fut le poète chargé par l’empereur de créer le Dieu Nouveau? Ne serait-ce pas qu’en 65, Lucain devint Luc?

Aventurant cette hypothèse, dont le seul but est d’éveiller le sens critique, je n’ai pas l’intention de chercher plus avant, dans les vers tumultueux de La Pharsale et le grec dépouillé du troisième Evangile d’improbables similitudes. Peut-être y trouverait-on des obsessions communes : les eaux domptées (souvenir de Xerxès), le pressentiment d’une « fin du monde », le goût profond du merveilleux, une connaissance vaste et subtile des plus diverses religions. Cette qualité de médecin dont on pare Luc n’est démontrée par aucun texte des Actes et de l’Evangile; au contraire, La Pharsale est riche en notations médicales de toutes sortes. Mais rien de tout cela ne serait très probant car, converti, l’homme est un autre : de toute façon, l’auteur du troisième Evangile n’est plus un poète latin.

On comparerait avec plus de fruit l’épopée encore à demi-païenne de La Pharsale et les fragments épiques des Actes auxquels Luc travailla sans doute dès 64 ou 65, et certainement avant sa conversion. On relèverait dans les deux textes le même sens de « l’effet », le même « suspense » dramatique, le même savoir maritime ou du moins le même goût pour les choses de la mer et la même passion pour les mots éclatants peignant des actions incroyables. Car déjà le César de La Pharsale n’est pas éloigné d’être le thaumaturge que sera le Saint Paul des Actes :

« La peine est pour le ciel et l’onde, non pas pour notre vaisseau; celui-ci, tant que César le foule, son fardeau le protège du naufrage. »[7]

Mais poursuivre cette exégèse serait l’œuvre d’un érudit. Qu’un autre, qui le soit, l’entreprenne! Le travail en vaudrait la peine, car tout le reste il faut l’imaginer.

La dernière information que nous ayons sur l’évangéliste est de Paul dans sa deuxième Epître à Timothée : « Luc seul est avec moi ». Paul écrit cela au printemps 68; il n’attend plus de secours, ni du Palais, d’où il s’est arraché, ni des communautés, qui se sont détournées de lui. Mais Luc est là; cette fois, nous en sommes sûrs. Ce courage et cette fidélité rachètent la légère invention des Actes, puisqu’ils ne paraissent pas s’être démentis à l’approche du martyre. Le disciple est mort, sans doute, avec le maître. Ainsi s’expliquerait que Tacite et Suétone aient préféré tuer Luc, sous le nom de Lucain, dès l’année 65. Bien des Romains en feront le songe impossible : que les années 66, 67, 68 n’aient jamais existé, qu’elles soient rayées de l’Histoire! Au moins le seront-elles des œuvres et monuments…

 

 

 



[1] Annales, XV, 49.

[2] La Pharsale, I, 32-38.

[3] La Pharsale, II, 725.

[4] La Pharsale, III, 79-83.

[5] La Pharsale, II, 312, 313.

[6] Entre autres, l’extraordinaire pape de l’An Mille, Gergert, couronné sous le nom de Sylvestre II.

[7] La Pharsale, V, 584-586. Ici, comme dans les Actes, le poète se met fréquemment en scène, il écrit « nous », bien que, naturellement, il n’ait vécu au temps de César.

 

L’empereur-christ

En ces trois ans, en effet, Rome va être témoin de spectacles qui ne s’y étaient encore jamais vus. Un empereur romain détruira tous les dieux, dépouillera tous les temples. Il exigera que ses fidèles (tous les Romains bientôt?) portent des tuniques blanches et sacrifient au Dieu Nouveau, dont il jouera lui-même le personnage.

Il libérera les esclaves les plus cultivés, confisquera les biens des grandes familles et les distribuera aux pauvres (près de trois milliards de sesterces, selon Tacite[1], seront ainsi dilapidés). Dans le même temps, il songera à recréer Rome sous le nom de Néropolis et il rendra la liberté aux provinces grecques. Il autorisera l’esclave maltraité à se porter en justice contre son maître et remettra la Ville pendant un an (67) aux mains d’un affranchi, Hélius. Enfin, il créera de véritables cohortes religieuses, chargées de faire respecter ses ordres et de lui dénoncer toute désobéissance. Ces hommes, que Suétone (Nero) et Tacite (Les histoires) nommeront des délateurs, saint Paul y voit seulement de mauvais chrétiens « qui s’insinuent dans les familles pour captiver des femmelettes chargées de péchés, travaillées de passion, ambitieuses d’apprendre, incapables de comprendre. Pareils à Jannès et à Jambrès qui s’opposèrent à Moïse, ces hommes, viciés d’esprit, pervertis dans la foi, s’opposent à la vérité. »[2]

Pourtant, maladroitement et fermement, que tente alors l’empereur, sinon de créer sur terre le Royaume de Dieu, de réaliser le mot de l’évangéliste Luc : « Il a renversé les puissants, il a élevé les humbles » (I, 52)? Son obsession en est au point de menacer tout l’empire,[3] lorsque, après les gladiateurs, les sénateurs, les patriciens, les légions elles-mêmes se révoltent. En été 68, Galba victorieux allait faire son entrée à Rome par le massacre de « milliers de soldats sans armes »[4] : les prêtres et les fidèles de l’empereur-christ?

Je me suis sans doute trop pressé, dans mon ouvrage sur Néron, d’admettre la version de la mort de l’empereur donnée par Suétone et reçue par la plupart des historiens. Plutarque rapporte qu’un des affranchis de Galba, Icélus, envoyé à Rome par son maître, avait dû informer celui-ci que « Néron, toujours en vie, restait introuvable. »[5] D’autre part, Tacite affirme que vingt histoires différentes avaient couru sur la mort supposée de l’empereur et que « beaucoup le croyaient encore en vie ».

Peu de temps avant l’assassinat de Galba, en janvier 69, un homme qui se prétendait Néron et qui s’entourait de mendiants et de vagabonds fut arrêté dans l’île de Cythnos et supplicié comme un esclave sur l’ordre du gouverneur Asprenos, l’un des fidèles de Galba. En effet, le Sénat, dans une réunion nocturne, le 8 juin 68, avait condamné l’empereur à mourir de la mort des esclaves : en croix et sous le fouet.

Selon Tacite, le vagabond de Cythnos ressemblait beaucoup à l’ex-empereur, jeune comme lui[6], le poil roux et séduisant parleur. Ayant gagné à sa cause des soldats de l’armée d’Orient, il croissait en réputation quand le gouverneur de la Galatie et de la Pamphylie, Calpurnius Asprenos, mit un terme à son éphémère carrière.[7]

Très vite, on regretta l’empereur-prophète, on apprécia certaines de ses audaces, on accusa Galba d’une vaine cruauté. Ce fut le temps où Othon se gagna les faveurs du peuple en punissant de mort le préfet Tigellin, coupable d’avoir trahi Néron, mais où la condamnation d’un Annius Faustus, ancien « agent » de l’empereur, soulevait la réprobation de Rome.[8]

Pendant près de cinquante ans, la plupart des empereurs (Othon, Vitellius, Domitien, Nerva) entretinrent le culte de Néron, poursuivant ses ouvrages ou tenant à honneur de porter son nom; cependant, le peuple fleurissait sa tombe et demandait conseil à des « images » qui le représentaient.[9] Certains le croyaient d’ailleurs ressuscité[10] et le croiront jusqu’au début du 4ème siècle.[11]

Mais, du jour (en l’an 112) où un empereur, Trajan, commencera de s’attaquer aux chrétiens, toute la longue suite des chefs romains, pendant deux siècles, ne cesseront plus de combattre et la religion nouvelle et le souvenir de l’empereur-christ. A l’usage des générations à venir, ils modèleront à neuf le visage de ce monstre que sera jusqu’à nos jours le Néron des curés et des instituteurs.

Jean-Charles Pichon   1963



[1] TACITE : Histoires, I, 10.

[2] SAINT PAUL : 2ème Epître à Timothée.

[3] PLUTARQUE : Galba; Dion CASSIUS : Le discours de Vindex.

[4] TACITE : Histoires, I, 6. Confirmé par PLUTARQUE, Galba, et Dion CASSIUS.

[5] PLUTARQUE : Galba.

[6] En janvier 69, Néron aurait eu 33 ans.

[7] TACITE : Histoires, II, 8.

[8] TACITE : Histoires, II, 101.

[9] SUETONE : derniers paragraphes de Nero.

[10] CHRYSOSTOME : Oraisons, 21.

 

[11] SAINT AUGUSTIN : Cité de Dieu, XX, 19.

 

 

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LE ROYAUME ET LES PROPHETES : TROISIEME PARTIE -3-

III

L’ATTENTE DU ROYAUME

 

 

Etonnement des chrétiens : « Le Dieu est là, et nous sommes au cœur de son signe. Pourtant, nous ne voyons pas s’élever le Royaume. En Palestine les juifs, à Rome les empereurs nous persécutent; les Grecs nous raillent. Nous mourons et l’Esprit ne nous secourt pas. Où est le nouveau Temple, où sont les foules ravies, les Justes? » Rien ne vient et rien ne paraît, sinon des textes innombrables, qui annoncent que le Royaume est là, quoique invisible, ou bien que son heure sonnera bientôt.

Dès les Epîtres de Paul, la question de l’avènement de la Parousie avait été clairement posée et Paul, après l’avoir annoncé imminent[1], s’était repris et porté garant que l’âge de l’Antéchrist n’était pas le Royaume[2]. Peu après, l’Apocalypse de Saint Jean précisait que la nouvelle Jérusalem ne s’instaurerait pas sur terre pour régner « dans le Christ » pendant un millénaire, avant de longues et terribles épreuves : ç’avait été, on s’en souvient, la prophétie de Saint Etienne.

Des mouvements chrétiens (tel, celui des Montanistes) continuaient cependant de prêcher l’avènement tout proche de la Cité de Dieu. Ils se fondaient sur une certaine connaissance de l’histoire égyptienne : succès de Jacob et de Joseph auprès des pharaons, ou hétéenne : établissement sur les bords de la Mer Noire d’un royaume du Bélier antérieur à ceux d’Israël et de Juda. Datant leur cycle, en somme, de la Toison d’Or, ils devaient effectivement prévoir l’avènement du Royaume chrétien vers le 3ème ou le 4ème siècle au plus tard. L’argument séduisit; Montanus le Phrygien fit de nombreux adeptes tout au long du second siècle, parmi lesquels le célèbre Tertullien lui-même.

Les chrétiens n’étaient pas les seuls à croire en l’éternel retour. A la fin du second siècle, Marc-Aurèle écrivait : « Souviens-toi que les mêmes choses tournent inlassablement dans les mêmes orbites et que, pour le spectateur, il revient au même de les voir un siècle ou deux, ou l’éternité durant. »[3] Le grand initié juif, Siméon ben Yochaï ne parle pas autrement, tandis qu’Apulée fait dire à la déesse Isis, à la fois Vierge et Mère : « Le jour qui naîtra de cette nuit fut de tous les temps, par une pieuse coutume placé sous mon invocation. Ce jour, les tempêtes seront calmées, les flots n’auront plus d’ouragans, la mer deviendra navigable et mes prêtres, par la dédicace d’une nef à nouveau vierge, offriront les prémices du voyage[4]… »

Par la suite, les Apologistes les moins hérétiques, un Irénée ou un Lactance persistèrent à prêcher le Millenium (le Royaume de mille ans) en le reculant seulement de plus en plus dans le futur et sans se lasser de prédire que les plus dures épreuves le précéderaient. Les épreuves ne vont pas manquer, puisque à l’époque où les persécutions s’arrêtent le déferlement barbare recouvre l’Occident.

Mais, juste à ce moment (fin du 4ème siècle) où les grandes invasions commencent d’anéantir le monde ancien pour faire le lit du nouveau, où la pression des Huns et des Germains s’accroît, où les légions romaines cèdent devant les barbares (378), les basiliques grecques et romaines deviennent des temples du Christ; le paganisme est proscrit de l’Empire (391), Saint Augustin élu évêque d’Hippone (396); le concile d’Ephèse siège (431). L’Eglise triomphante réfute à la fois la doctrine de l’éternel retour et son premier corollaire : le rôle joué par Néron dans l’avènement prévu de la religion nouvelle.

L’attitude de Saint Augustin est ici des plus singulières. Car si, d’une part, il explique que l’Apocalypse doit être interprétée sur le plan spirituel et non astrologique et s’il condamne expressément la théorie des cycles[5], on le voit d’autre part ne pouvoir s’en arracher lui-même et développer longuement la thèse des « synchronismes historiques » à partir de l’exemple, entre autres, de l’empire assyrien et de l’empire romain[6].

Mais l’Eglise commande, qui, victorieuse, ne tolère plus l’idée d’être provisoire et mortelle. Elle craint la vision de ses Temples un jour détruits comme l’ont été ceux de Babylone et de Jérusalem. Elle refuse d’être un simple maillon dans la ronde des Signes, car deux mille ans, est-ce bien si long, lorsqu’on a déjà cinq siècles derrière soi?

C’est l’époque où elle fait mutiler les œuvres de Tacite et de Plutarque, « disparaître » Lucain en 65, ajouter dans Suétone une phrase et déplacer dans les Annales, du livre XVII au livre XIV le récit des massacres ordonnés par Galba et que les âges à venir devront croire l’ouvrage du « monstrueux » Néron.[7]

C’est l’époque où elle fait écrire cette étonnante Vie de Constantin, publiée sous le nom d’Eusèbe de Césarée, où l’on voit l’empereur, frappé par la vision d’une croix dans le ciel lors de la bataille du pont de Milvius contre Maxence, se convertir et, sur- le- champ, rendre le célèbre édit de tolérance en faveur de la religion nouvelle. (La bataille est de 312, l’édit de 311; celui-ci ne fut pas promulgué par Constantin, mais par son prédécesseur Galère; Constantin se convertira en 337, à la veille de sa mort et sera baptisé par un évêque arien, donc hérétique, Eusèbe de Nicomédie).

C’est l’époque où les censeurs suppriment dans le traité d’Irénée, Contre les hérésies, les chapitres favorables à la théorie des cycles;[8] c’est l’époque également où la doctrine du Millénium doit se réfugier dans ces ouvrages mystérieux, occultes, qu’on nomme les « sibyllines chrétiennes » et qui, tous, continuent de prédire le Royaume, preuve qu’il n’est pas encore survenu. Il se fait lentement, contre le déchaînement des grands guerriers barbares libérés de la culture et de la loi romaines; bientôt, contre les Arabes.

L’un de ces textes, connu sous le nom du Pseudo-Méthodius et longtemps attribué à l’évêque Méthodius (4ème siècle) prophétisait en clair, sur le modèle des guerres et guérillas des Juges contre les Philistins, l’avènement de nouveaux infidèles qui allaient envahir l’Egypte, l’Afrique du Nord, la Mésopotamie, la Perse, et même étendre leur empire jusqu’aux Lieux Saints de Palestine, d’où ils chasseraient  provisoirement — les chrétiens. Après leur défaite seulement, s’instaurerait le Royaume de Dieu.

L’exactitude de ces prophéties épouvantera suffisamment nos historiens rationalistes pour qu’ils se refusent à dater l’ouvrage antérieurement au 7ème siècle. Admettons-le : c’est donc qu’au 7ème siècle encore le « royaume » chrétien n’est pas né. Mais, prophétiques ou non, ces textes nous font comprendre et mieux admettre la condamnation de l’éternel retour par l’Eglise en butte aux adversités.

N’était-ce pas assez que d’avoir à combattre les Infidèles après les hérétiques, les Docteurs trop savants et le barbare inculte, le paysan captif de ses croyances magiques, le seigneur convaincu que l’incendie et le pillage règlent tous les problèmes? Fallait-il qu’au surplus des œuvres ésotériques viennent rappeler que le triomphe même ne dure qu’un jour et que nul « royaume » n’est éternel?

Autant, en ses débuts, l’Eglise avait souhaité rattacher le Christ au signe des Poissons, autant elle devait maintenant détruire tout rapport entre le dieu et le zodiaque, parce qu’elle voulait durer. Tâche difficile : les Evangiles étaient immodifiables; la liturgie même fourmillait de concordances, d’insinuations : du sacrement du baptême jusqu’au jeûne du vendredi (jour de Vénus, donc de l’amour universel) et du « poisson » du vendredi jusqu’à l’anneau pontifical, qui porte l’emblème du Signe. Mais si l’on ne peut changer les livres et les rites, on peut modifier le reste et, pour commencer, restituer avril au Bélier.

Jusqu’alors, les chaldéens (comme les Chinois) n’avaient pas manqué, l’heure venue, d’effectuer dans leurs figures représentatives du ciel les changements nécessaires. Ce qui avait été le mois du Taureau dans l’ancienne Sumer était devenu, vers les temps d’Abraham, le mois du Bélier, etc. On annula cette pratique. Lorsque Hipparque eut découvert (ou redécouvert) la précession des équinoxes, qui déplaçait le « point vernal » de 30° tous les 2150 ans, une question se posa pour la première fois aux astrologues d’Alexandrie : « Attacherait-on la nouvelle division écliptique aux repères sidéraux ou au repère tropique de l’équinoxe? »[9]

Dans le premier cas, les signes correspondraient aux constellations du même nom; dans le second cas, la longitude du soleil conserverait les valeurs cardinales (0°, 90°, 180°, 270°) aux dates tropiques cardinales, mais les signes cesseraient de correspondre aux constellations. La première solution avait été celle des Babyloniens; elle serait celle des astrologues de Caligula et de Néron, celle des Chinois et des Indiens. Mais, aux premiers siècles de notre ère, sous l’influence de l’Eglise chrétienne, le seconde fut finalement préférée; non pas que l’Eglise se préoccupât de la longitude solaire, mais il fallut qu’avec le Christ le temps s’arrêtât, que la « précession » fût escamotée, le zodiaque immobilisé dans l’espace.[10] Cet entêtement alla si loin qu’au 16ème siècle, les Jésuites, découvrant que les astrologues chinois ne respectaient pas le schéma occidental, donnèrent le nom de « constellations » aux « siéou » du système asiatique — bien que les Siéou y fussent au nombre de 28 et que ce système ne se rapporte pas à l’écliptique, comme le zodiaque, mais à l’équateur — afin que la distinction entre « Signes » et « Constellations » fût sauvegardée.

Mais pourquoi cet entêtement? Dans quel but?

Le temps marcherait quand même. Qui sait? N’y avait-il pas l’espoir que la fin du monde surviendrait avant la fin du signe et, avec elle, la Parousie, la résurrection des morts, le Jugement dernier? Une Eglise accepte de périr si le monde finit en même temps qu’elle. Ainsi, les prophètes juifs avaient, pendant huit siècles, prophétisé le retour du Seigneur victorieux, sans admettre que ce retour marquerait seulement la fin de la prépondérance spirituelle du Bélier.


[1] SAINT PAUL : 1ère Epître aux Thessaloniciens.

[2] SAINT PAUL : 2ème Epître aux Thessaloniciens.

[3] MARC -AURELE : Pensées, 14.

[4] APULEE : L’Ane d’Or, XI, 5.

[5] La Cité de Dieu, XII.

[6] La Cité de Dieu, XVIII, 2 et suivants.

[7] Saint Néron, Robert Laffont, 1962. Editions Edite, 2000.

[8] On ne découvrira ces chapitres, par hasard, qu’en 1575, dans un manuscrit échappé à la censure.

[9] L. DE SAUSSURE : Origine de l’astronomie chinoise.

[10] Cela, naturellement, n’est vrai que pour notre Occident chrétien. Voilà pourquoi, au mois de février 1962, les astrologues de l’Inde ont annoncé la conjonction de sept planètes dans le Capricorne, alors que leurs confrères parisiens la prétendaient dans le Verseau.

 

Nouveau regard sur les hérésies

Cette imposture, certains chrétiens ne l’acceptèrent jamais; quant aux peuples, ils ne l’oublièrent pas : en Espagne, « la fête de la Sardine » et même la mince drôlerie de notre « poisson d’avril » en témoignent encore aujourd’hui.

Cependant, d’innombrables querelles opposaient sur ce point (et bien d’autres, qui en découlaient) l’église de Rome et l’église de Byzance; de renaissantes hérésies déchiraient la chrétienté.

Parmi celles-ci, l’une des moins connues n’est pas la moins importante : l’hérésie des Pauliciens. La croyance de cette secte était qu’une grande partie de l’histoire du Christ devait être interprétée symboliquement. Elle rejetait l’Ancien Testament (vestige de la religion du Bélier) et certaines parties du Nouveau (entre autres, la moitié des Actes, et les Epîtres de Pierre); elle condamnait tout à la fois le culte de la Vierge, comme paganiste, le baptême et l’eucharistie comme étant d’origine « impure », l’ordination comme contraire à l’Esprit Nouveau.

Fondée en 660 par Constantin de Manalis, en Syrie, la secte parvint tout d’abord à constituer un Etat indépendant en Asie Mineure. Déportés en 752, une partie des Pauliciens se maintinrent en Thrace dans l’ombre pendant cinq siècles pour y reparaître vers 1300. Une autre partie de la secte, réfugiée dans les Balkans, notamment en Bulgarie, s’y tint tranquille aussi jusque vers 1300, date à laquelle elle reparut sous le nom de secte des Bogomiles.

Hostiles à la Vierge et aux sacrements, au culte des saints et des images, qu’ils nommaient des inventions diaboliques, les Bogomiles eurent de nombreux martyrs tout au long des 13ème et 14ème siècles, avant de disparaître, comme en France les Cathares, eux-mêmes originaires des Balkans.

Il n’entre pas dans mon propos d’analyser les théories cathares; je remarquerai seulement que leur hiérarchie spirituelle (des « purs » aux « parfaits »), fondée sur un ascétisme croissant, rappelle curieusement, d’une part, la hiérarchie spirituelle du mazdéisme et d’autre part l’échelle de purification enseignée par les bouddhistes, religions et cultes, nous le verrons, essentiellement conscients d’un éternel retour cosmique. On sait que la secte fut entièrement anéantie sur l’ordre du pape Innocent III, au terme des guerres d’extermination les plus atroces de l’histoire.[1]

Or, ce même 13ème siècle où paraissent, pour être bientôt détruites, les sectes bogomiles et cathares, c’est également le temps que Joachim de Flore avait indiqué pour être le commencement de la fin; où paraît (en 1280) le premier texte en faveur de la séparation de l’Eglise et de l’Etat (Questio in utramque partem); où les Grecs chassent les Latins de Constantinople (1261); où les chrétiens perdent la Terre Sainte (1291). Bientôt, les papes s’installeront à Avignon (1309), les Templiers seront condamnés, parce qu’ils voient dans la Croix le signe de la Bête, le patriarcat orthodoxe s’intronisera à Moscou (1321) et l’abbé Engelbert d’Admont publiera le livre qui sonne le glas de la chrétienté; l’Esprit se détache de la foi; les chrétiens se détachent de Rome; en tous points, c’est la fin du monde.

Voilà que vont apparaître les Béguins et les Flagellants, bien plus dangereux que les Albigeois, car les nouveaux mystiques n’espèrent plus rien; ils ne savent qu’accuser Rome d’avoir perdu le Royaume. A nouveau nous assaille l’intuition d’une richesse inestimable, révolue, en regard de laquelle les inventions des hommes, leur politique, leurs rigueurs et leurs rêves sont en effet « la vanité des vanités », le néant multiplié par lui-même.

Du moins, cette richesse incomparable, ce « royaume », nous pouvons à présent le dater exactement. Jusqu’au 8ème siècle, les textes sibyllins l’attendent et l’espèrent; à partir du 13ème siècle, Joachim de Flore, Engelbert d’Admont, puis tout le peuple chrétien déplorent sa perte. Ainsi avions-nous vu, avant Moïse, les peuplades sémites d’Egypte rêver de la Terre Promise; après David et Salomon, les prophètes d’Israël pleurer le royaume déchu.

De 800 à 1300 de notre ère, de 1450 à 950 avant J.-C., « quelque chose » s’est produit deux fois, que nous devons maintenant nommer.



[1] On peut encore retrouver certains des thèmes communs à cette longue suite d’hérésies dans l’Anthroposophie de Rudolf Steiner (1861-1925), selon laquelle le Christ serait une réincarnation de Dionysos et de Mithra.

 

Ce temps-là…

« Il n’y avait ni châtiment ni crainte; des paroles menaçantes n’étaient point lues sur des tables d’airain affichées en public; une foule suppliante ne craignait pas les regards de son juge; mais, quoique personne ne punît les fautes, on était en sécurité. » Ovide s’exprime ainsi dans ses Métamorphoses, et Sénèque ne parle pas différemment de ces « temps fortunés, où les bienfaits de la nature étaient communs à tous les hommes, avant que le luxe et l’avarice eussent établi des sociétés particulières et usurpé le bien commun. »[1]

En bref, on a reconnu l’Age d’Or, auquel nul historien sérieux ne voudrait consentir la moindre réalité. Il est vrai que le ton des écrivains latins n’a rien de convaincant, comme s’ils ne croyaient plus, eux-mêmes, au vieux rêve de l’humanité. Mais le ton, le rythme, l’accent deviennent tout autres dans les vieux textes babyloniens, dans les Soutras indiens, dans les livres inspirés de la Bible.

« En ce temps-là, il n’y avait pas de roi en Israël; chacun faisait ce qui était bon… » Ainsi s’achève le Livre des Juges, et l’on y croit.

Si nous apprenions à mieux lire, à lire seulement ce qui est écrit, bien des erreurs et contresens nous seraient épargnés, car les mots portent un « sens plein » qui contient l’évènement même. Nous l’avons vu par ces ruptures décisives que furent, dans l’histoire des religions respectives, le remplacement de « chrétien » par « catholique », d' »israélite » par « juif ». Un autre exemple n’en sera pas moins éclairant : l’expression « in illo tempore« , « en ce temps-là », où Mircéa Eliade voit l’une des clés de l’éternel retour (parce que le rite-anniversaire : akitu, fête du premier de l’an, pâque juive, eucharistie, aurait pour but, précisément, de réactualiser en ce temps-ci, le nôtre, « ce temps-là » où le dieu lui-même institua le rite et triompha du mal : le chaos ou le péché).

Mais trop souvent l’expression semble prise comme une simple indication d’éloignement dans la durée, « ce temps-là » signifiant alors un temps lointain, sur lequel nous ne pouvons plus exercer notre sens critique, aucun contrôle. Chez d’autres historiens, et chez Eliade lui-même, l’expression sera prise comme une annulation pure et simple de l’Histoire; elle signifiera : en dehors du temps, dans l’orbe de la légende ou du sacré.

Or, les textes démentent la première interprétation. Car les mots « en ce temps-là » ne désignent pas toujours une époque éloignée, ni même l’époque où vécut le dieu. S’ils se trouvent dans Le Livre de la Création, dans La Genèse, dans L’Evangile, ils se lisent également dans Le Livre de l’homme qui a vu, dans le Livre des Juges et dans les Fioretti. Et, qu’il s’agisse du temps de David et de Salomon ou de celui des chevaliers de la Table Ronde, nous voyons, un siècle après l’évènement, l’expression déjà employée, alors qu’elle ne l’est pas au sujet d’évènements quelquefois antérieurs. Quel historien s’aviserait d’écrire : « En ce temps-là, Sargon investit les villes de Sumer » ou bien : « En ce temps-là, Claude fut nommé consul »?

Pas davantage « ce temps-là » n’est hors du temps; c’est au contraire, historiquement, le mieux connu qui soit. De la longue période qui va du lendemain du déluge à la conquête akkadienne (mille ans), le poème de Gilgamesh est le témoignage le plus complet qui nous reste, alors que des milliers d’autres récits, documents, actes, ont disparu ou nous parviennent irrémédiablement tronqués. Au surplus, des ruines de monuments, du temple d’Eanna, de la muraille d’Ourouk, etc., témoignent après cinq mille ans de la réalité des faits. (A tel point que, malgré l’horreur de l’historien pour la « légende », l’existence de Gilgamesh n’est plus jamais contestée).

De même, après David et Salomon non plus qu’avant Moïse, l’histoire des Hébreux ne présente nulle part cette densité, cette « vérité » qu’expriment les ruines d’Hazor et les livres circonstanciés de la Bible. Car ce que racontent l’Exode, les Nombres, le Livre de Josué, le Livre des Juges, les Livres des Rois, ce sont des évènements, des faits, dont les vestiges de pierre que mettent à jour les fouilles palestiniennes nous font toucher l’exacte réalité. Et, tout près de nous, quel témoignage d’un « temps » unique serait plus précis, plus matériel que Notre-Dame de Paris?

Ainsi, loin de s’isoler de l’Histoire ou de s’y perdre, ce qui arrive « en ce temps-là » est paradoxalement ce qui triomphe des siècles, comme si ce temps-là détenait des pouvoirs de survie que les autres n’ont pas.

Mais, en effet, des autres temps il se distingue en cela qu’il ne comporte aucun moment insignifiant ou isolé, sans conséquence, « libre ». Ce qui s’y passe se rattache à une totalité : l’ensemble du temps vécu depuis les origines du monde. Et c’est aussi pourquoi ce temps est celui des prophètes : Joachim de Flore et Savonarole n’ont que la peine de puiser dans l’histoire d’Israël, Elie et Osée dans celle de Sumer. Deux mille ans plus tôt, alors, c’était hier (quand, dans l’autre temps, le nôtre, c’est une éternité).

Des jeunes gens qui s’aiment relieront sans effort les instants de leurs rencontres, parce que le temps de leurs rencontres ne se compare à nul autre. Ainsi ne peut se confondre avec nulle autre cette période privilégiée qui jamais ne se retrouve la même et qui pourtant revient, à chaque fois différente, aussi régulièrement que le jour ou l’été : âge héroïque de Kish, royaume d’Israël, haut moyen âge chrétien.



[1] SENEQUE : Lettre XC.

 

Le Royaume de Dieu

Néanmoins, situé dans le temps, ce « temps-là » ne l’est pas dans l’Histoire. On ne peut qu’être frappé par la gêne, l’incompétence de l’historien qui veut y appliquer les méthodes les mieux éprouvées d’autre part. Au cœur le plus obscur (ou le plus éblouissant) du Royaume, de 1200 à 900 avant J.-C., de 900 à 1200 après J.-C., l’historien pénètre dans un monde où il lui semble soudain que toute relativité s’est abolie, et que les évènements se répondent et s’enchâssent pour constituer une totalité impénétrable, l’image humaine et temporelle la plus parfaite de l’absolu.

Jusqu’alors, l’historien a vu vivre des peuples, des civilisations. Avant 1200 : l’Elam et l’Assyrie, l’Egypte, Mycènes, le Mitanni s’écroulent ou se reconstruisent; provisoirement, un peuple l’emporte sur quelque autre, par une technique améliorée, de meilleures conditions économiques, de meilleurs chefs, puis, à son tour, il doit céder la place. Cela s’explique toujours et, très visiblement, des « hommes » sont responsables de ces victoires et de ces échecs. AU 8ème siècle avant J.-C., de même, on retrouvera une Egypte « historique » et de nouveaux Etats : la Médie ou la Perse, puis la Grèce, puis Rome (tous marqués, nous le verrons, par l’esprit du Bélier); alors, l’Histoire — la relativité — recouvrera ses droits et ses pouvoirs : on saura que tel roi fut victorieux ou détrôné, et l’on imaginera pourquoi.

Mais, entre ces deux dates, il n’est rien que la nuit — et la Clarté. « Moyen âge grec », dit-on (avouant par la même l’étrange concordance entre les deux Royaumes); ou bien : « absence de documents », car du désert rien ne s’élève si ce n’est le livre sacré, la légende, le mythe. Et toutes ces œuvres : les derniers Védas, le livre de Zoroastre, les légendes achéennes et phrygiennes (Argonautes, Toison d’Or, Ulysse), la Bible enfin ne font que redire à tous vents les échos de la Parole bélique : esprit patriarcal, familial, justicier. Pourquoi tous les empires se sont-ils effondrés? Pourquoi sont-ce des Sémites qui triomphent soudain en Assyrie, en Babylonie, en Médie? Pourquoi ces descendants des Hittites, les Phrygiens, adorent-ils maintenant Sabazius, dieu-bélier? Pourquoi l’Agni indien et l’Ammon égyptien arborent-ils maintenant des têtes de bélier? Comment ce petit peuple sans défense, l’Israélite, a-t-il donné aux Mèdes le sens de la Justice, a-t-il rendu les Achéens sensibles au mythe de la Toison d’Or, à la ruse benoîte d’Ulysse, à la Sagesse de Pallas? Comment est-il devenu le seul organisme vivant dans un monde mort, et son message la seule voix qui s’y fasse entendre, des rives de l’Indus aux bords du Nil?

2150 ans plus tard, l’Histoire butte sur le même trou d’ombre ou de clarté. A l’exception de ruées barbares sans puissance contre l’Esprit, seul cet Esprit domine l’univers. En pleine victoire, l’Islam immobilisé doit supporter des prophètes hérétiques, ivres d’amour qui, tel Hallaj, rêvent d’y acclimater la Croix. L’indestructible Celte se convertit et des navigateurs bretons vont porter jusqu’en Amérique, bien avant Colomb et même avant les Vikings, le message du Renouveau. Au Pérou, les chimus de Pachacamac adorent un dieu-poisson; au Mexique, le Toltèque impose son Quetzalcóatl, en lequel les Espagnols reconnaîtront un « dieu chrétien ». Aux Indes, le bouddhisme accède à ses œuvres les plus mystiques; jusqu’alors combattu en Chine, il y balaie soudain toutes les autres croyances, tandis qu’au cœur de l’Afrique musulmane ou de l’Asie mongole, se dressent ces empires chrétiens de l’Orkhon et de l’Ethiopie, qu’une même fabuleuse légende englobera sous le nom d’empire du Prêtre Jean.

Socialement? C’est encore plus simple. Deux royaumes se partagent l’Occident et le Moyen-Orient. L’Empire de Byzance, presque aussi vaste que l’Empire romain, s’est étendu de l’Italie jusqu’à l’ancienne Mésopotamie (l’Arménie). Les papes de Rome, qui font et défont les empereurs, dominent sur tous les pays d’Europe (à l’exception de quelques villes d’Espagne, encore aux mains des infidèles). Puis, au cœur du Royaume, ces villes mêmes, sinon Grenade, et jusqu’à la Terre Sainte seront reprises à l’Islam, soudant l’Orient et l’Occident. Hors le dieu nouveau rien ne subsiste, rien ne triomphe, rien ne peut être perçu qui ne soit la défaite, l’ignorance et la nuit…

 

Caractère du Royaume

Ce Royaume, Joachim de Flore en avait situé l’apogée entre 1200 et 1260, qui fut précisément le temps des cathédrales; c’était commettre l’erreur des Juifs, pour lesquels le Royaume se fut situé aux temps de David et de Salomon, entre 1000 et 930 avant J.-C. Il se peut que les Œuvres, éclatantes, immortelles, s’y manifestent alors comme le fruit le plus mûr — ou comme le chant du cygne. Mais autre chose, ici, est en question qu’une œuvre, si parfaite fût-elle.

Selon les livres saints, le royaume biblique, le temps du miracle, commence dès les jours de l’Exode, vers 1440 avant J.-C. : les victoires de Moïse sur les prêtres égyptiens, le passage de la Mer Rouge, le buisson de feu, la manne dans le désert, le soleil arrêté dans sa course, la toison du bélier préservé de la rosée, les combats de Gédéon, de Samson en participent, « car, en ce temps-là, chacun faisait ce qui était bon… » Le Livre des Juges s’achève un siècle au moins avant que le Temple fût construit.

De même, à partir de 750-800 après J.-C., le lecteur qui parcourt le plus banal précis d’Histoire ne peut qu’être frappé par un changement considérable. Plus tôt : une suite d’échecs, de difficiles compromis — crises de l’arianisme, du monothélisme, lutte contre les barbares, avènement de l’Islam, conquêtes arabes de la Terre Sainte, de l’Espagne, etc. Entre 750 et 800 : le démembrement soudain de l’empire arabe, le silence des hérésies (et même des textes sibyllins), la naissance de l’Etat pontifical, l’avènement de Charlemagne, son couronnement…

Certes, les épreuves sont loin d’être achevées : il y aura encore la Querelle des Images (jusqu’en 843), le sac de Saint-Pierre de Rome par les Arabes (846), le siège de Paris par les Normands (886), les invasions hongroises, sarrasines, normandes (entre 920 et 960). Le Saint Empire romain ne sera fondé qu’en 962, la Russie convertie seulement en 987. Mais l’essentiel n’est pas là, et l’on a vu de même, entre 1300 et 1000 avant J.-C., le peuple élu ne cesser de combattre, contre les fils d’Ammon, contre les Philistins (et l’Arche d’Alliance même, ainsi que Rome plus tard, aux mains des infidèles).

L’essentiel est dans cet « esprit » qui, insensiblement, gagne et imprègne le monde; esprit chrétien en Occident, esprit bouddhiste dans les pays d’Orient. Il est dans ces institutions nouvelles et magnifiques : la Trêve de Dieu, la loi d’Asile, qui répètent en les amplifiant les « villes de refuge » instituées par Josué treize siècles avant le Christ; dans ce développement tranquille et harmonieux du culte que fut le mûrissement de la liturgie. Il est dans l’incessante et incroyable victoire des saints contre des brutes, bardées de stupidité plus encore que de fer.

Pour une fois, je donnerai raison à Daniel-Rops : « L’homme du 20ème siècle, même croyant, baigne dans une atmosphère intellectuelle à composantes scientifiques; il est pénétré de l’idée qu’il existe des lois naturelles qui régissent l’univers; il pense en fonction du principe de causalité. L’homme du Moyen Age s’appuie sur d’autres bases. Puisque Dieu est, et qu’Il est tout-puissant, les faits de la terre n’obéissent à la logique humaine que dans la mesure où Il le permet, où Il n’intervient pas pour en modifier le cours. »[1]

Parlant de « ce temps-là », Eliade exprime plus simplement et plus clairement peut-être, la même idée : « La dialectique des hiérophanies permet la redécouverte spontanée et intégrale de toutes les valeurs religieuses, quelles qu’elles soient et à quelque niveau historique que puisse se trouver la société ou l’individu qui réalise cette découverte. L’histoire des religions se voit ainsi ramenée, en dernière analyse, au drame provoqué par la perte et la redécouverte de ces valeurs, perte et redécouverte qui ne sont jamais, qui ne sauraient même jamais être définitives. »[2]

Du 9ème au 13ème siècle, les « valeurs » sont redécouvertes et le miracle est quotidien. Des hosties coule le sang; les chevaliers triomphent grâce aux reliques qu’ils portent dans le pommeau de leur épée; les anges, les saints défunts, Jésus lui-même apparaissent et parlent aux hommes — et les démons et leur seigneur, le Diable, interviennent tout aussi visiblement. Parfois, le miracle est d’un tel ordre que l’esprit raisonnable ne peut le nier sans nier un fait d’Histoire : la victoire du petit peuple hébreu sur les meilleurs guerriers du temps, ou l’incroyable première croisade, jetée aux sables du désert dans une totale ignorance des conditions matérielles auxquelles elle devra s’adapter, tragique et cependant la seule triomphante, car Jérusalem ne tombera que cette fois-là en l’emprise des croisés (1099).

En ce temps-là, naît l’art nouveau, la création d’emblée parfaite : les pyramides de Saggara, les ziggourats de Warka et de Kish; le premier temple de Jérusalem; les premières cathédrales gothiques. En ce temps-là, s’incarne dans un langage nouveau et populaire l’Esprit ressuscité, à travers ces chefs-d’œuvre : le poème de Gilgamesh, les livres « inspirés » de la Bible, les chansons de gestes ou les Fioretti — le chant grégorien.[3]

En ce temps-là, joue le peuple et les fêtes sacrées ne se distinguent pas des réjouissances vulgaires : le compère lutine sa commère dans le lutrin, le chasseur pénètre dans l’église avec sa meute, l’homme et la femme dorment nus.[4] En ce temps-là, les monstres mêmes ont cette sorte de beauté qu’on admire dans les gargouilles des cathédrales, comme dans les descriptions du monstre Khombaba de la montagne des Cèdres, ou du géant Goliath; car la vie imprègne toute chose, y compris l’ennemi, et rien de la vie n’est méprisable. Puis, on triomphe trop aisément pour trouver le temps de haïr.

En fin de compte, ainsi, l’irremplaçable valeur de « ce temps-là » ne tient pas aux divertissements des peuples, à la richesse des rois, aux victoires des héros, aux œuvres des artistes. Elle tient à ce que les hommes sont pleinement conscients de leur place dans l’univers, chaleureux, inspirés et justes. Elle tient à cette aide qui leur vient de partout, du cosmos tout entier, dont les énergies soudain les enveloppent, les imprègnent et les surélèvent.

Cette aide, tous la ressentent, et les « païens » eux-mêmes, qui n’ont pas su nommer l’esprit nouveau. N’est-il pas significatif que la croyance aux fées, la renaissance de la magie, de l’alchimie, de la sorcellerie… suivent de près de telles époques, âge de Salomon ou âge des cathédrales, comme si l’homme le plus frustre ressentait tout à coup la réalité sensible d’un « rapport » qui va s’atténuant?

Pour le croyant, ce rapport unit les hommes à Dieu. « Je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre… Et je vis descendre du ciel, d’auprès de Dieu, la ville sainte, une Jérusalem nouvelle, vêtue comme une mariée parée pour son époux. Et j’entendis une voix forte qui disait : Voici le Tabernacle de Dieu avec les hommes : il habitera avec eux et ils seront son peuple; et lui-même il sera Dieu pour eux au milieu d’eux. »[5]

Car ce temps-là est l’accomplissement de la Promesse, son âge adulte, et l’esprit nouveau s’y incarne comme l’intelligence et la force en celui qui a bien grandi. Chaque peuple le vit différemment, mais aussi pareillement — en Dieu. J’ai signalé comment le Livre des Juges explique les épreuves, les combats d’Israël par des fautes dont le peuple élu se serait rendu coupable envers Yahvé. A étudier le livre, on distingue aisément que cela seul compte aux yeux du narrateur : tout le reste est accessoire. Or, cet esprit se retrouve au Moyen Age où, de même, les premières épreuves de la chrétienté sont reçues par tous comme une conséquence des péchés de l’Eglise (de Byzance, d’abord, puis de Rome), comme le signe que Dieu se retire de son peuple. Et ce n’est pas une coïncidence si les phrases de Daniel-Rops que nous avons citées, touchant le Moyen Age chrétien, font écho à celles de François Guizot parlant d’Israël.

« La Bible n’est pas un poème où l’homme raconte et chante les aventures de ses dieux, mêlées à ses propres aventures; c’est un drame réel, un dialogue continu entre Dieu et l’homme personnifié dans le peuple hébreu; c’est d’une part la volonté et l’action divine, de l’autre la liberté et la foi humaine, tantôt dans une pieuse union, tantôt dans un fatal désaccord. »[6]

C’est qu’en ce temps-là, tout se tient : le passé, le présent et l’avenir; le cosmos et l’humanité. L’évènement est un retour en même temps qu’une cause, un châtiment, un signe. Rien de ce qui fut n’est sans correspondance avec ce qui sera; et rien qui s’accomplit sur terre n’est sans rapport avec l’univers entier. En regard de cette saisie de l’universel (et de l’intemporel), tout le reste est en effet sans importance, fût-ce le miracle. Car si, en ce temps-là, le miracle abonde, il n’est que l’effet d’une plus vaste abondance, comme la satiété suit une riche nourriture. Et c’est bien également comme une faim dévorante, soudaine, que les hommes éprouvent la sortie de ce temps-là.



[1] DANIEL-ROPS : L’Eglise de la Cathédrale et de la Croisade, Fayard.

[2] Mircéa ELIADE : dernières phrases du Traité de l’Histoire des Religions. Ce n’est pas moi qui souligne.

[3] Que tous ces textes soient postérieurs au Royaume n’infirme pas la thèse. La découverte de fragments du livre de Gilgamesh, datés du 3ème millénaire, prouve la conservation du « ton » à travers tous les remaniements postérieurs. De même, daté du 14ème siècle, le livre des Fioretti conserve le « ton » des hexamètres du 13ème.

[4] En ce qui concerne cette nudité et cette sensualité heureuse, voir, pour Sumer, Edouard DHORME; pour le moyen âge chrétien, FUNCK-BRENTANO — et le Livre de Samuel pour Israël.

[5] Apocalypse de Saint Jean, XXI, 1-4.

[6] François GUIZOT : Méditations sur l’essence de la religion chrétienne, 6ème méditation. Paris, Michel Lévy, 1866.

 

La fin du « temps »

Cette brutale absence de Dieu, cette perte de l’Eden, cent prophètes chrétiens, juifs, musulmans, indiens en ont pleuré l’horreur. Nul n’en a mieux que l’Ecclésiaste décrit l’humaine souffrance :

« Quand s’obscurcissent le soleil et la lumière, la lune et les étoiles, et que les nuages reviennent après la pluie, au jour où tremblent les gardiens, où se courbent les hommes forts, où celles qui moulent s’arrêtent parce qu’elles sont moins nombreuses, où se cachent celles qui regardaient aux fenêtres, où les portes se ferment, où s’affaiblit le bruit de la meule; où l’on se lève au chant de l’oiseau et disparaissent les filles du chant; où l’on s’éloigne des lieux élevés, où l’on a des terreurs en chemin; où l’amandier fleurit, la sauterelle s’alourdit et la câpre n’a plus d’effet, car l’homme s’en va vers sa maison d’éternité, accompagné par les pleureurs… Alors se rompt le cordon d’argent, se brise l’ampoule d’or; le cruche se casse à la fontaine, la poulie tombe dans la citerne; la poussière retourne à la terre qu’elle fut, l’esprit à Dieu qui l’a donné. »[1]

Dans ce merveilleux poème, tous les signes historiques de la fin d’Israël, de la fin de la chrétienté ne se retrouvent-ils pas? L’obscurcissement du ciel (ou des esprits), l’affolement des gardiens (les prêtres), l’affaiblissement des forts, le dégoût du travail, l’absence de joie, la peur et l’impuissance? On peut ajouter l’hécatombe : les historiens de l’Asie Mineure et les égyptologues sont d’accord pour dater des années 800 avant J.-C. un surprenant dépeuplement de l’Egypte, de la Mésopotamie, de la Syrie, de la Grèce, etc. Selon Coulton et selon Hecker, le 14ème siècle chrétien fut non moins éprouvé : un tiers de la population aurait péri du fait des pestes dans les deux seules années 1348 et 1349.

Tel mot de l’Ecclésiaste évoque la fin du jour, tel autre la fin de la vie. Vieillesse du jour : le crépuscule, vieillesse et mort de l’homme, vieillesse et mort d’une civilisation parfaite en son âge d’or, unique — les trois phénomènes se ressemblent; ils concourent au même but : détruire pour recréer.

Mais la recréation du « royaume de Dieu » ne demande pas une nuit, ni le temps qu’exige le mûrissement d’un homme. Des siècles passeront dans l’absence et la crainte, dans l’impatience et le vertige de l’attente. Pire : dans l’isolement de chacun parmi tous, comme de la terre dans l’univers, car, si Dieu ne s’adresse plus aux hommes, où trouveront-ils la force et la consolation?

 

Jean-Charles Pichon     1963



[1] Livre de l’Ecclésiaste, XII, 2-7.

 

 

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