Les signes des temps

Les signes des temps

 

Un jour, j’ai appelé Jean-Charles au téléphone et lui ai dit combien j’étais frappé par le nombre et la fréquence des symptômes de la mutation des temps qu’il a décrite dans ses livres. Il me semblait que nous nous approchions bien vite du Grand État, de cette machine à broyer les individus et les peuples. Lui-même, ayant prévu tout cela, n’était pas moins surpris de la vigueur du mouvement. L’empire planétaire est en gestation dans le ventre du monde et montre son visage de plusieurs façons.

Un symptôme : le retour des gladiateurs.

 Un sociologue des médias, Jean-Serge Baribeau,écrivait en 2010: « Dans certains pays, les émissions de téléréalité flirtent de plus en plus avec la mort. C’est là l’ultime étape qui ne peut que succéder à un ensemble d’étapes antérieures, de plus en plus basées, au fil du temps, sur l’ébaubissement, sur l’époustouflant, sur le palpitant, sur le “ dégradant ”, sur le scabreux et sur le “ scandaleux ”. » Il ajoutait : « Certaines personnes sont déjà décédées dans le cadre d’émissions de téléréalité. Quand verrons-nous le retour du “ sacrifice humain ” en direct, comme se le demande pertinemment le philosophe Michel Serres? » (Jean-Serge Baribeau, « Une funeste téléréalité qui entraîne le “sommeil éternel” », Le Devoir, 10 avril 2013.)

Ces paroles prennent tout leur sens avec la mort récente d’un candidat de l’émission de téléréalité française Koh-Lanta, suivie du suicide du médecin de service, accusé d’être responsable de cette mort. Il le niait, mais s’est tout de même auto-sacrifié. Dans un certain nombre d’années (les paris sont ouverts !), peut-être ces deux morts auraient-elles été montrées aux téléspectateurs fascinés.

Autre exemple: l’effacement des sexes.

 Le phénomène est beaucoup plus large que le mariage gai et l’adoption par des couples homosexuels. Le journaliste Christian Rioux écrivait, il y a quelques jours (Le Devoir, 12 avril 2013):

On a beaucoup ri il y a quelques années d’un exercice du cours d’éthique et de culture religieuse. Des élèves devaient dire s’ils étaient un « garçon », une « fille » ou « je ne sais pas ». Depuis, ce genre de bizarrerie n’a cessé de se répandre. On retrouve le même choix de réponses ubuesques dans une enquête du Conseil des arts et des lettres du Québec. Le Conseil des arts du Canada est encore plus « créatif » – normal pour des artistes, direz-vous. Dans un de ses questionnaires, il demande si vous êtes « homme », « femme », « transgenre » ou « autre ». Ce dernier choix étant heureusement suivi de la note « veuillez préciser ».

Le jour n’est pas loin où les déclarations de revenu seront ainsi rédigées.

 

La très luthérienne Suède a poussé jusqu’à la caricature cette nouvelle idéologie, non plus de l’égalité, mais de la « neutralité sexuelle ». Nombre de garderies suédoises refusent toute distinction entre filles et garçons dans les jouets et les jeux. Parodiant Orwell, certaines vont jusqu’à pratiquer une novlangue. Elles utilisent un nouveau pronom neutre (« hen ») afin d’éviter le « il » (han) et le « elle » (hon), jugés

discriminatoires. Pour la même raison, une marque de vêtements suédoise a supprimé les rayons filles et garçons de ses magasins. Sans s’esclaffer, des députés sont allés jusqu’à proposer d’éliminer les pissotières au profit de « toilettes neutres » afin d’éviter les catégories sexuelles.

 

Sous prétexte de lutter contre les discriminations, il faudrait donc biffer toute référence au sexe, comme si celui-ci était par essence discriminatoire. Il faudrait le remplacer par cette nouvelle idée de « genre » (gender) venue des États-Unis. Contrairement au sexe qui est un critère à la fois biologique et anthropologique, le «genre » serait entièrement subjectif et lié à l’idée que chacun se fait de lui-même et que la société se fait de chacun. Les attributs du sexe, comme celui de pouvoir ou de ne pas pouvoir enfanter, s’effaceraient comme par magie. On ne naîtrait plus homme ou femme, mais simple « individu ». Tout étant relatif et culturel, l’homme enfin devenu démiurge pourrait ainsi choisir son sexe comme on coche une case dans un questionnaire du Conseil des arts.

 

On frémit en entendant un tel discours qui n’est au fond que la version sans sexe (et non plus sans classe) de « l’homme nouveau ».

 

Autre phénomène: l’effacement des États.

 C’est un processus planifié de longue date; le 17 février 1950, le banquier James Paul Warburg déclarait devant le Sénat américain: “ We shall have World Government, whether or not we like it. The only question is whether World Government will be achieved by conquest or consent. ” Depuis, la conquest poursuit son cours, et prendra une ampleur bien plus grande dans les décennies à venir. En 2001, je m’étais attaché à décoder le sens du mot hémisphere.

HEMISPHERE

 

(Le Devoir, 4 mai 2001).

 

À SUIVRE.

André Lemelin

Le 18 avril 2013

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

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CECI EST MON CORPS – Sommaire

CECI EST MON CORPS

 

Sommaire

 

Préface

PREMIER LIVRE

LA VIE CACHÉE

D’après LUC

PREMIERE PARTIE

MARIE ou La Tentation du Bonheur

Premier chapitre :

LA LÉGENDE DANS L’HISTOIRE

I- L’Etranger.

II- L’Annonce à Marie.

III- La Visitation.

Deuxième chapitre :

LA LÉGENDE DANS L’AMOUR

IV- Le Voyage en Egypte.

V- Berceuse.

VI- Le Temple.

Troisième chapitre :

VII- Le Puits.

VIII- L’Adolescent.

IX- La Synagogue.

Quatrième chapitre :

LE COMBAT CONTRE SOI-MEME

X- La Mort de Joseph.

XI- Les Esséniens.

XI- L’Enfant prodigue.

DEUXIEME PARTIE

JEAN-BAPTISTE ou La Tentation de l’Ascétisme

Cinquième chapitre :

LA CONNAISSANCE DE SOI : LE DÉCHIREMENT

I- Jean-Baptiste.

II- Le Baptême.

III- Les Tentations.

Sixième chapitre :

LA CONNAISSANCE DES AUTRES : LE MÉPRIS

IV- Les Marchands du Temple.

V- Les Ouvriers de la première heure.

VI- Cana.

 

DEUXIEME LIVRE

LA VIE PUBLIQUE

D’après MATTHIEU

Septième chapitre :

LA CONNAISSANCE DES AUTRES : LE MIRACLE

VII- Les Parents.

VIII- Les Béatitudes.

IX- Le Miracle impossible.

Huitième chapitre :

LA CONNAISSANCE DE SOI : LA JOIE

X- La Marche sur les eaux.

XI- De Tyr à Sidon.

XII- Le Transfiguré.

TROISIEME PARTIE

JUDAS ou La Tentation de la Révolte

Neuvième chapitre :

LE COMBAT POUR SOI-MEME

I- Judas.

II- Jérusalem.

III- Marthe et Marie.

Dixième chapitre:

LE COMBAT POUR L’AMOUR

D’après MARC

IV- Lazare.

V- Rendez à César…

VI- L’Angoisse

Onzième chapitre :

LA LÉGENDE DANS L’AMOUR

VII- Le Triomphe.

VIII- Le Procès.

IX- La Passion.

Douzième chapitre :

LA LÉGENDE DANS L’HISTOIRE

X- Le Tombeau.

XI-. Les Disciples.

XII- Saul.

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CECI EST MON CORPS – PREMIER LIVRE – Première partie

En 1950, Jean-Charles Pichon publia, à compte d’auteur, un récit évangélique intitulé « Ceci est mon corps ». Ce texte fit d’abord l’objet d’un contrat avec un éditeur, contrat qui fut rompu à la dernière minute, suite à l’intervention d’un catholique zélé.

CECI EST MON CORPS001

J’étais, quand je me suis consacré à cet ouvrage, conscient de l’indécence qu’il pouvait y avoir à tenter de circonscrire un tel sujet, après Renan et le père Didon, Merejkovski et Mauriac, Papin et Hegel. Pour ne point parler des hommes moindres. Ni des plus grands : Luc, Jean, Matthieu, Marc.

Et, sans doute, avant toute chose, me faudrait-il expliquer ce choix, s’il est tant que les motifs profonds de l’écrivain s’apparentent au domaine de la raison. Il m’apparaissait bien, en effet, que mon travail devait être affaire non d’érudition mais de sincérité, et que personne ne pouvait bien parler de lui qu’à travers soi. De sorte que ce serait par le biais de la « confession » que se réaliserait la tentation de raconter sa légende, plus réelle que toute l’histoire dès l’instant qu’elle était la mienne. Mais une œuvre, cet amour, se cherche toujours des raisons, alors même qu’elle n’en a que faire.

« Ecrivain profane ou sacré », me disais-je « il semble qu’on ne puisse parler de Lui que scientifiquement ou théologiquement, sur le ton de l’exégèse ou le ton du sermon ». Et, déjà je devais reconnaître que l’acceptation inconditionnée et le refus systématique de la légende menaient, en fait, à des excès analogues. Qui proteste contre le dogme de la virginité de Marie mère se croit assez audacieux et ne voit pas qu’une naissance illégitime pose un problème psychologique tel qu’il n’est pas permis de le passer sous silence. Mieux : lorsque historiens mystiques ou matérialistes s’entendent pour nous offrir le portrait d’un Christ naissant, en quelque sorte, à trente ans du Jourdain et amputé, par suite, des neuf dixièmes de sa vie, ni les uns ni les autres ne conçoivent-ils que les vingt-neuf premières années d’un homme ont pour le moins autant d’importance que ses deux ou trois dernières ? Et, de même, le problème du miracle, qu’il soit reçu comme tel ou dénoncé comme illusoire, ne paraît pas avoir donné naissance, sous la plume de ces auteurs, à une analyse poussée de l’étrange contradiction que présente un Jésus charlatan. Ainsi de tout : dès l’instant que, replaçant les faits de l’Evangile sur un plan tout humain, on nourrit l’ambition à la fois de respecter cette source et de ne pas déborder les limites librement imposées, encore faut-il aller jusqu’au bout de son dessein et ne pas reculer devant les conséquences qu’entraîne la double méthode de travail.

Or, il se trouve, précisément, que cette méthode est fructueuse et que le résultat récompense l’effort. Je veux dire que c’est le bâtard, l’enfant angoissé parce qu’à demi étranger à sa race et, plus tard, le magicien repentant et l’homme déraciné qui nous donnent, en fin de compte, les clefs psychologiques — psychanalytiques — de ce masochiste qu’affole sa propre dualité, et devant qui s’effondre, en même temps que la croyance catholique, la conception, à la Renan, d’un sage néo-grec.

Je comprends bien qu’on me demandera de justifier cette position. Pourtant, l’on ne trouvera, dans les pages qui suivent, aucune des références qui s’imposaient peut-être, mais qui eussent alourdi un texte que, par ailleurs, je voulais simple et dépouillé. Il sera loisible à chacun, le livre refermé, de rechercher lui-même, dans les Quatre, la phrase ou le verset qui a donné naissance à tel passage prétendu scandaleux : dans Luc, l’évocation de la fuite de Marie vers le Sud ou la notation sur le miracle impossible ; dans trois d’entre eux, l’emploi du mot : « sédition » pour caractériser le délit dont s’est rendu coupable Barrabas, sans qu’il soit question, dans ces trois, de brigandage ni d’autre action infâmante. En ces passages, précisément, qui me seront reprochés, je voudrais qu’on ait la bonne foi de reconnaître que l’essentiel d’un des Evangiles est enclos ; que les Paroles Sacrées s’y retrouvent, à aucun degré déformées.

Les seuls chapitres purement imaginaires : l’adolescence, la mort de Joseph, le séjour chez les Esséniens, la fête à Byblos, je crois que rien, historiquement, ne les rend impossibles, que rien, psychologiquement, ne les rend improbables. D’autre part, traditionnel dans mon audace, j’ai respecté autant qu’il m’a été permis les caractères de ces comparses : Marie de Magdala, Ponce-Pilate, les disciples, tels que la légende les a conduits jusqu’à nous. Et les transformations, parfois profondes, que j’au dû faire subir à certains d’entre eux : Judas ou Lazare, n’ont jamais été gratuites mais commandées par mon double but : écrire un livre à la fois orthodoxe et humain.

Cela dit, que je devais dire, mon plus grand désir est que, se désintéressant de ces querelles oiseuses, le lecteur veuille bien ne voir dans cet ouvrage qu’un récit et prendre plaisir à une histoire dont je n’ai pas prétendu faire de l’histoire. Je n’ai pas la superstition des faits qui ne sont que logiques, des phrases de manuels universitaires. Mais, dans le silence et dans le bruit, dans la solitude et parmi la foule, quelque rythme toujours tend et détend en l’homme un arc dont la flèche le blesse, dirigée vers une cible invisible. Ce que j’ai pu voir de cette Cible, je l’ai dit. Et j’ai souffert un peu — à ma mesure — les tourments que cet Arc a endurés. Qu’on me pardonne le chant et l’ironie, la violence et la retenue. Celer un seul mouvement parce que je l’aurais cru blasphématoire eût enlevé toute valeur à mon aveu d’impuissance.

 

J.-C. P.

PREMIER

LIVRE

LA

VIE

PRIVÉE

 

« d’après Luc »

 

« Que celui cherche ne se repose pas

Tant qu’il n’aura pas trouvé… »

PREMIERE PARTIE

MARIE

ou

LA TENTATION DU BONHEUR

 

LA LÉGENDE

_____

PREMIER CHAPITRE

 

dans l’histoire

I

L’ETRANGER

 

Il marchait d’un pas ferme. Avait-il, déjà, la prescience qu’un grand destin devait naître de lui ? Cette connaissance l’habita-t-elle, plus tard, un de ces jours où l’homme se cherche des raisons de vivre et, s’il n’en trouve pas, en invente ? La possédait-il depuis les années de son adolescence ? Ou ne l’eut-il jamais ? Ou, si elle l’avait habité, en eût-il souri et l’eût-il chassée, d’un haussement d’épaules, comme le Danger même ?

Il craignait ces belles chimères dont se berce l’esprit inoccupé. Il ne tendait qu’à vivre et rien de plus, vivre non pas dans la mémoire des hommes, mais sur la route dure, parmi les herbes hautes, sous le ciel éternel. Et le prénom, en effet, sous lequel les hommes le connaissent ne leur fut pas transmis par des œuvres d’orgueil, mais par le seul truchement des lèvres d’une jeune fille. De sorte que tout ce que nous savons de lui, c’est ce soupir arraché à l’amour : Gabriel.

L’indifférence donnait une sonorité mate à son pas. Selon les heures et l’humeur que suscitait en lui un ciel lumineux ou couvert, il avançait, pour la fête de l’oreille, au milieu du chemin, ou dans la mousse des fourrés pour ne pas meurtrir le silence. Et dans son esprit libre, vide comme un coquillage, sans cesse s’évoquaient des plaisirs disparus. Il avait voyagé sur les barques phéniciennes, vendu des de brillantes étoffes aux peuplades pauvres du Caucase et aux guerriers avides de Numidie. Il avait écouté les discours compliqués des sophistes grecs d’Alexandrie et il leur avait répondu, dans la paix de son ignorance, sans fausse honte ni peur des quolibets. Il savait qu’il ne savait rien.

Si jeune qu’il fût, il y avait de profondes lacunes dans sa vie, des mois passés loin des maîtres et des compagnons, dans une parfaite solitude. Sa religion n’avait que faire des Dieux, ou sa vie de religion. Mais il admirait ceux qui pouvaient parler de Lui comme s’Il existait. Ç’avait été dans cet état d’esprit que, quelques jours plus tôt, à Jérusalem, mêlé à la foule sur le parvis du Temple inachevé, il avait entendu le grand Hillel prophétiser que les jours étaient venus, que le Messie allait naître et que la race élue par l’Unique allait connaître son triomphe.

Partout, dans la Ville Sainte, des pèlerins construisaient des huttes de branchages en souvenir de l’Exode. L’odeur forte des bœufs sacrifiés plongeait les fanatiques dans une ivresse hurlante, les jetait sur son passage, de longues palmes aux mains comme des injures vertes. Son nez droit, sa chevelure bouclée, ses muscles durs sous le manteau négligemment rejeté sur l’épaule, tout le dénonçait pour l’un des ennemis héréditaires, l’un de la race vomie depuis les Quarante jours et les Sept plaies ; plus maudite, certes, et plus haïe que ces soldats aux jambières d’argent qui, fièrement campés sur leurs sandales brillantes, assistaient, un sourire aux lèvres, à la Fête des Tabernacles. Il avait aimé ce remue-ménage et cette folle ardeur, et la haine même, si violente et si spontanée que, n’en étant pas le témoin, il n’y aurait jamais cru.

Cinq jours de cela : le temps de traverser la Samarie du Sud au Nord, sans hâte, en prenant le loisir de sourire aux filles rencontrées. Et, depuis l’aube, il avait laissé derrière lui la terre que les Juifs disent impure. Il avançait, heure après heure, à travers les plaines riantes et les villages bavards de Galilée. Vers la seconde heure, aux portes de Naïm, il rencontra, retour de la Ville Sainte, les derniers pèlerins qui, pour éviter le pays païen, avaient emprunté la route la plus longue, à l’est du Jourdain, et qui venaient de franchir le fleuve au-dessus de Pella.

Tischri, le mois des vendanges, le mois sacré allait finir. Peut-être tout ce peuple n’était-il pas ivre seulement de promesses rabbiniques. L’étranger surprenait parfois un groupe de très jeunes hommes qui tombaient dans une vigne comme une grappe de sauterelles ; et ils dansaient, les gros grains mûrs au bout des doigts, bouches ouvertes et têtes renversées, tandis que le propriétaire des ceps, accourant, risible, les pans de sa chlamyde au vent, levait de loin les bras dans une menace dérisoire.

Pour les fuir, il se détourna de sa route, atteignit la plaine d’Esdrelon entre deux collines rondes et veloutées comme des pêches, dont l’une, à l’Est, se prolongeait par la masse, plus imposante, du Thabor : fruit choisi pour la perfection de sa forme et placé au sommet du plat. Il fuyait moins l’ivresse que le bruit, moins la menace que le tumulte. Dans le besoin d’attente où il était, la foule l’effrayait, et les grandes villes et les ports. Il n’avait soif que d’une eau bue à même la source. Et lorsque, rencontrant quelque homme dans un sentier désert, il l’arrêtait, c’était pour lui demander non s’il croyait à Celui Qui Devait Venir, ou s’il redoutait les Romains, mais s’il faisait bon vivre où il vivait et s’il y était heureux. Pour lui demander aussi, parfois, le nom du village ou du bourg.

Il n’était pas de ceux qui pensent ne connaître les lieux traversés que lorsqu’ils peuvent leur donner un nom. Il aimait ces mots étrangers, aux résonances criardes, pour leur propre beauté et pour, seul à nouveau, comme un amant redit le prénom de l’aimée, se les chanter et se bercer de leur musique.

Le ciel était une coupe de cristal renversée. Il semblait qu’il eût suffi d’élever le bras pour en tirer des vibrations harmonieuses. Esclave de la tentation de l’Impossible, l’étranger leva le sien. Et perchés sur le dernier arbre avant la ville, deux corbeaux se mirent à croasser drôlement, l’un après l’autre, un duo d’époux acariâtres et bougons. L’étranger éclata de rire. La fontaine attendue était à deux pas de lui et la route se resserrait entre deux rangs parallèles de maisons pauvres, mais qui, sous le soleil méridien, paraissaient d’argent massif à droite et, à gauche, de bois d’ébène. Des ruelles sales, gravissant la colline, épousaient de vagues contours de marches. Même les crottes de brebis, au milieu du chemin, étaient agréables à regarder.

Il y avait un homme, devant la troisième maison à droite, petit, le visage rongé par une grande barbe rouge ; il tenait, appuyée sur le sol, une épaisse planche de pin mal dégrossie, aussi haute que lui, et il la mesurait de l’œil, inlassablement, d’un air découragé. Il travaillait en plein soleil bien qu’à deux mètres de lui le toit de la maison découpât sur le chemin une large feuille d’ombre. « Un simple », pensa l’étranger. Et il se sentit, aussitôt, très proche de l’homme parce que chez les simples seuls, jusqu’alors, il avait trouvé une compréhension vraie de la vie. Il s’approcha et demanda d’un ton hésitant — l’Araméen était l’une des langues qu’il possédait le moins — le nom de cette halte blanche. Et l’autre employa le même mot de pureté pour lui répondre. Il dit : Nazareth.

L’étranger soupira. C’était la première fois qu’il venait dans ce bourg dont le nom avait une sonorité si claire. Il murmura plusieurs fois les trois syllabes sans découvrir par quoi elles lui semblaient si lourdes d’inattendu, chargées d’avenir. Puis il sourit. Car, à chaque fois qu’il lui était donné un nom nouveau, il ressentait cette impression fugace. Où qu’il allât, il avait le sentiment d’y être mené malgré lui. Chaque relais était sur sa route une étape, en quelque sorte, définitive. Il comprenait, devant la longue file des façades éclatantes, sous le ciel inflexible, pourquoi les arguties des philosophes levaient en lui l’impatience du temps perdu et de la vaine pensée.

L’ouvrier, indifférent, s’était remis à son travail. Son regard, de nouveau, sans cesse, allait de la tranche de bois fichée en terre à la tranche droite jaillie sur laquelle reposait la coupole du cristal. A son front paraissaient de fines gouttelettes de sueur.

« Pourquoi, brave homme, ne pas travailler à l’ombre ? » demanda le voyageur.

L’homme le regarda d’un œil soupçonneux. Puis il haussa une épaule, décidé ; et, la longue planche traînant derrière lui, il entra dans la maison basse. Plus tard, l’étranger, demeuré à la même place, le devina, protégé par la nuit, qui l’épiait de l’intérieur. Il fit un grand salut à la forme curieuse et il poursuivit son chemin.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

II

L’ANNONCE A MARIE

 

Elle fermait les yeux, parfois. Mais le soleil était sous ses paupières, la baignant tout entière dans un univers blanc — et elle revivait l’autre clarté, le mot « Messie » retentissant dans le Saint des Saints.

« Il sortira de la maison de David ». Lorsqu’on disait devant lui que sa famille était apparentée à celle du Roi, son père souriait sans répondre. Elle voyait bien qu’il n’y croyait pas. Mais sa mère le croyait ; et, parce que personne ne le croyait que sa mère, elle savait, elle, qu’ils étaient non seulement de la race de David, mais des bourgeons particuliers de l’arbre, contraints par Dieu à l’isolement et à la pauvreté pour qu’un jour plus mystérieusement éclatât leur gloire, comme le grain le plus enfoui en terre est celui qui donne le plus bel épi.

Elle était assise sur la pierre du seuil de sa maison, au milieu du village ; elle tenait dans ses mains une étoffe jaune et bleue, étroite et longue, et elle pensait, dans une stupeur ineffable, à cette Puissance qui devait naître d’elle. Quand, il n’y avait pas si longtemps, elle jouait encore à la poupée, le petit chiffon qu’elle berçait dans ses bras n’était pas seulement, ainsi que ceux de ses compagnes, un petit enfant qu’elle pouvait gronder ou punir. Mais personne ne le savait qu’elle, parce qu’elle attendait la nuit pour se relever, courir sur ses pieds nus jusqu’à la boîte où il dormait, l’emporter chaudement serré entre ses seins naissants pour, enfin, assise sur la couche dure, l’envelopper de gestes et de mots que nul ne lui avait appris :

« Mon ange, mon amour, mon merveilleux, mon grand, mon préféré, mon attendu, mon petit sauveur jaune, mon blé droit dans le jour comme une fumée un jour sans vent. »

Pourtant, jusqu’à la Fête des Tabernacles, elle n’avait jamais su, d’une façon certaine, qu’il naîtrait d’elle, celui que tous espéraient. Elle jouait avec cette croyance, sans plus, comme bien d’autres fillettes de Cadés à Bersabée, pour connaître un peu de la joie de celle qui serait sa mère. Elle n’était pas sûre. C’était pourquoi elle attendait la nuit pour s’enchanter de son rêve ; ainsi les enfants ne mêlent pas les grandes personnes aux jeux qui leur tiennent à cœur, mais jouent à jouer en leur présence, pour ne jouer sérieusement que seuls.

Il avait fallu le dernier voyage à Jérusalem, cette foule autour d’elle qui, par son impatience, par son vertige de joie, lui avait découvert que le rêve était réel. Il fallait bien que le Messie vînt, puisque tout le monde savait qu’il allait venir. Au lieu de continuer le jeu du seul, elle s’était hasardée à en mimer les gestes au milieu d’un peuple.

C’était pour elle, la petite fille sage entre le père et la mère, dont douze personnes au monde savaient le nom, pour elle qu’on brandissait des feuilles vertes et faisait fumer le sang. « De la race de David ». La prophétie lui avait percé le cœur. Elle s’était rappelé la mère, le soir, quand le père n’était pas encore rentré :

« Vois-tu, Marie. Il n’y en a pas de plus grands que nous dans toute la Galilée. Nous seuls dépositaires ! »

Les paroles pieuses du Pharisien dressé au-dessus de la multitude rendaient le même son que le balbutiement insensé de la mère :

« Qu’il est beau, le roi Messie ! Il ceint ses reins, il s’avance dans la plaine, il engage le combat contre les ennemis du Roi et il les met à mort. »

Il y avait quelque chose de vrai, là ! Et, brusquement, elle a senti que cette Chose naissait d’elle. Brusquement, sans que nul ne l’ait touchée. Elle a porté la main à cette source soudaine, si enivrée par le prodige qu’elle en a oublié la foule. Mais la foule même la protégeait, la cachait mieux qu’une forêt des amants. Et sa main, quand elle l’a regardée, était rouge. De ses doigts s’égouttait tout le sang des brebis et des boucs au même instant immolés dans le Temple, et les trompettes crièrent au même instant. Elles annonçaient au monde juif que le Messie pouvait naître.

Lorsque l’ombre s’éleva entre elle et la place vide, elle ne vit de l’homme, d’abord, que ses pieds. La tête de Marie était penchée sur le morceau de laine bleue et jaune ; par delà l’étoffe, il y avait cinq pouces de poussière dorée, un triangle noir strié de mauve et, d’aplomb dans le triangle, deux larges sandales d’homme avec des ongles ronds comme des yeux, qui la regardaient d’en bas, surgis du sol sans le moindre bruit.

Il la salua :

« Bonjour ma belle, ma pleine de grâces. Entre toutes les femmes, tu es bénie. »

Comme il tressaute, le cœur, au compliment d’un étranger ! Tout de suite, avant de le voir, au son de sa voix, elle savait qu’il n’était pas Galiléen. Lorsqu’elle a levé les yeux, elle a connu qu’il n’était pas même Juif. Alors, elle s’est étonnée de n’avoir pas, plus tôt, songé au père de l’Enfant, tenté de construire son visage. Elle comprenait, en même temps, pourquoi elle ne l’avait pas tenté. Elle n’aurait pu réussir. Il était beaucoup plus qu’étranger au pays : différent de tous ceux qu’elle avait connus jusqu’alors. Les yeux très doux sous de longs cils, une légère rougeur lui montait aux joues pendant qu’il lui parlait ; mais son maintien demeurait assuré, une grande force charpentait sa grâce et les mots incroyables, avec facilité malgré l’accent du Sud, coulaient de ses lèvres.

C’était l’heure la plus chaude, celle où les habitants du bourg dormaient, et le père et la mère eux-mêmes, dans la fraîcheur bruissante de l’unique salle de la maison. Ils étaient seuls tous deux. Il s’assit sur le seuil, près d’elle, et posa la main droite sur son épaule.

Les paupières baissées, elle voyait la main, les longs doigts minces, les petites rides pareilles aux ramures d’une feuille qui montaient du poignet aux premières phalanges, les ongles pareils à des conques. Les doigts se soulevèrent lentement, vers sa joue. Elle sentit sur sa joue une caresse qui n’était pas de sa chair, mais sa propre chair la trompait. D’être unique au lieu que double, la sensation revêtait un sens aussi miraculeux que la source de sang le jour des Tabernacles. Ici comme là, Quelqu’un prenait possession d’elle, lui imposait une douleur, un plaisir, qu’elle n’avait le droit ni de prolonger, ni d’interrompre, sur lesquels elle était sans pouvoir.

Lorsqu’il se leva pour partir, elle se leva elle aussi et se mit à marcher à son côté. Et, lorsqu’ils eurent quitté la plaine, Gabriel lui entoura la taille, pour la soutenir et pour éviter qu’elle ne tombe sur les pierres du chemin. Il la regardait de biais, l’inconnue docile, étudiait, non sans ironie, sa démarche dansante et qu’on eût dit dépossédée de toute contrainte charnelle. Les bras et la poitrine, le réseau de veines et d’artères, la chair enfin qu’il étreignait — d’autant plus violemment qu’elle en semblait absente, comme on assure son élan devant un obstacle réputé infranchissable — témoignaient de la réalité de son désir d’homme, non de celle d’une jeune fille dont il savait son nom pourtant : Marie.

Aucun avenir n’était sous les paupières qu’elle continuait de lui opposer, nuit volontaire et non moins nécessaire pour elle que pour lui le regard et le dévêtement. La joie. Mais la joie de l’homme aux yeux ouverts n’était pas moins aveugle. Le temps se circonscrivait en ces quelques minutes où — vers des buts à quel point différents ? — ils n’allaient plus penser : « je » mais « nous », et donner naissance à l’éternité.

Un arbre les reçut dont la double racine, de part et d’autre d’eux, élevait ses arceaux. Doucement, sur son épaule, il courba la tête de la fille. Il enleva son voile et l’embrassa. Puis, il défit, un à un, ses vêtements — et il disait :

« Ne craignez rien, Marie. C’est le Seigneur qui m’envoie. »

Il parlait ainsi parce qu’il savait les Juives sensibles au nom du Saint des Saints. Mais elle ne craignait pas. Elle savait qui était Dieu. Et, la première, elle parla du Fils.

« Comment l’appellerons-nous ? » demanda-t-elle.

Il répondit :

« Jésus ».

Sa science de l’Araméen était courte et Jésus un prénom commun chez les Juifs. Ainsi parlait-il, en la dévêtant, d’un ton hésitant et timide, mais qui, d’un étranger, paraissait à Marie le plus exaltant des hymnes. Il croyait ne la bercer que d’une attente amoureuse et ne pressentait pas quelle résonance en elle accompagnait ses moindres mots. Il parlait, en l’exagérant, le langage des grands aïeux ; non pas celui d’Elie ou d’Amos, mais celui de Salomon. Et, soudain, s’éloignant de lui, elle dit :

« Sais-tu que je suis de la Race, de la Famille de David ? »

Le dernier voile était tombé. Il tenait dans ses bras le fruit d’un voyage de cinq journées, le mûrissement de Septembre, la grappe aux quatre grains. Il la tenait sous lui comme le vendangeur sa récolte au pressoir. Il foulait ce corps pour en extraire tout le jus du plaisir, tout le vin de la vie.

« Il sera grand », dit-il.

Jamais, plus tôt, il n’avait pensé à ce fils. Plus tard, jamais sans doute il n’y pensa. Mais là, tout à coup, il le vit. Plus semblable à lui que la brebis au bouc, et plus différent.

« On l’appellera le Fils. Ton Seigneur Dieu lui redonnera le trône de son aïeul David. Il règnera sur ta race et son règne n’aura pas de fin. »

Et l’image qu’il se formait de ce Fils était si claire, si belle, qu’à son tour elle le vit. Elle connut que l’instant approchait où celui qui dont la Poupée n’avait que le simulacre allait cesser d’errer dans le possible et s’incarner en elle. Elle vit le Trône et le Règne qu’elle n’avait pas rêvés en vain. Et, seulement alors, elle eut peur. Ce que le rêve avait recouvert, le rêve se réalisant, reparut, plus angoissant et plus dominateur. Elle dit :

« Comment cela serait-il, puisque je ne suis pas mariée ? »

Et l’emprise des traditions se referma sur elle. Mais une autre ombre la couvrait. La brûlure vive d’une lame étrangère entra en elle si lentement, si sûrement qu’à jamais, certes, elle allait en rester marquée.

Ecartelée, une main contre la fraîcheur de la terre, une main contre cette chaleur de son corps qui ne lui appartenait pas, elle ouvrit les lèvres et les yeux et reçut, sans y croire, la danse vertigineuse d’une ramure de pin et d’une nuée qui, à toute vitesse, s’éloignaient l’une de l’autre.

« Qu’il me soit fait », dit-elle, « selon votre volonté. »

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

III

LA VISITATION

 

Quand elle revint à Nazareth, sa mère était levée et son père sorti. Il n’était pas nécessaire qu’elle parlât : sitôt qu’elle la revit, Anne sut. Mais elle était trop ivre pour se taire. Elle raconta longuement, seule en face de la vieille femme, comme elle eût été seule au milieu d’une foule. La mère alla jusqu’à la porte voir si le père ne revenait pas, puis elle prit une voix grondeuse et menaçante. Mais un rire intérieur crevait sa voix. Elle comprenait tout ce que disait sa fille.

« Etait-il beau, au moins ? » demanda-t-elle. « Etait-il beau ? »

Mais Marie ne savait pas. Il semblait qu’elle ne l’eût même pas regardé. Elle décrivait le baiser, non la bouche. Non la main, mais le geste qu’il avait eu pour lui dire au revoir, au sommet du Thabor. Il n’y avait plus eu, tout à coup, que sa chevelure descendant le sentier, ainsi qu’une mousse aérienne, une méduse flottante. Elle racontait comment, appuyée à l’arbre des Temps — dont elle ne savait pas s’il était un cèdre ou un sycomore — elle s’était tendue, tendue à tomber, pour voir, avant qu’il ne fût trop tard, quelque chose de lui dont elle pût se souvenir. Et cette chose avait été son ombre, les bras ouverts, lui détourné si loin qu’elle ne distinguait plus ses traits, mais, seulement, l’ombre d’une croix sur le sol.

Elle disait, elle croyait que cela était arrivé, qu’elle avait attendu pendant des mois et des années, et qu’elle avait peur de la vie qui lui restait à vivre, maintenant qu’il n’y avait plus rien à attendre. Mais elle se trompait et ce fut alors, au contraire, que tout commença.

Anne savait qu’elle seule était coupable. Au milieu de la nuit, elle s’approcha de la couche où Marie reposait, mais ne dormait pas. Elle dit qu’elle allait s’occuper de l’avenir. Il y avait dans le village assez d’hommes sans femme, crédules ou non, pour l’épouser. Mais la prudence voulait que Marie ne restât pas exposée aux regards de tous et que le père de se doutât pas de ce qui était arrivé. Il fallait, en un mot, qu’elle parte. Le plus tôt serait le mieux.

La même nuit, à l’aube, une caravane de Séphoris devait passer à Nazareth, se dirigeant vers le Sud. Anne le savait par un de ses cousins qui accompagnerait la petite troupe jusqu’à Jérusalem. Peut-être voudrait-il veiller sur sa jeune parente. Au pied du mont Hébron, en plein pays de Juda, vivait une tante de Marie, épouse d’un prêtre de la classe d’Abia, Zacharie.

« C’est là, dit Anne, que tu devras te réfugier en attendant de voir la suite de ces choses. Ta présence y semblera toute naturelle car Elisabeth attend un enfant elle-même et ton aide lui sera précieuse. »

La vieille femme mêlait ces paroles de bon sens à de brusques exaltations qui faisaient briller ses yeux lorsqu’elle prononçait le Nom.

« Il t’a bien dit de l’appeler Jésus ? »

Marie n’était pas sensible à cette joie. Personne qu’elle n’avait le droit de se souvenir de Ses paroles. Elle se leva, et s’apprêta pour le voyage.

Mais, toujours, Anne tournait autour d’elle. Dans l’instant qu’elle s’éloignait de sa fille, elle eût voulu se l’attacher, elle et le petit à naître, par d’imbrisables liens. Elle évoquait le nombre des caravanes et leur fréquence. Elle suppliait Marie de l’avertir secrètement dès qu’elle certaine de la venue du fils, et, tout aussitôt, riait avec de grands gestes, disait qu’elle ne doutait pas de cette venue et qu’il ne fallait pas faire attention aux radotages d’une vieille.

Marie lui échappa dès que le bruit d’une troupe en marche se fit entendre. Mais Anne courut plus vite qu’elle vers les arrivants et n’eut de cesse qu’elle n’ait, parmi eux, découvert l’homme à qui elle confierait sa fille. Dans la nuit verte, des groupes se formaient, bavards. Une porte s’ouvrit ; un grincheux réclama le silence. Marie, sur sa joue, sentit le froid des lèvres ; puis elle entendit son propre pas mêlé à beaucoup d’autres. Ainsi, elle sut qu’elle était partie.

D’être seule, c’était comme si elle se fût retrouvée avec Gabriel. Au moins était-elle avec son Enfant. « David » disaient les pas de la multitude. Et : « Jésus ». L’arme était sortie de sa chair, mais la brûlure présente. Chaque enjambée, car elle devait marcher vite pour suivre, la réveillait, lancinante et vive tout à la fois, comme le cauchemar d’un homme qui somnole et s’éveille et voit toutes les choses déformées et se rendort et se réveille et ne sait plus l’heure, ni le lieu.

Le jour se leva sur un autre décor ; à chaque teinte du ciel correspondit un décor nouveau. La plaine s’incurvait comme un ventre de vierge et une colline, tout de suite après, offrait impudemment à tous les yeux la maternité féconde de la terre. Le soir fut rouge et la nuit mauve. Personne ne s’occupait plus d’elle. Elle avait froid de s’être montrée nue à l’étranger. Elle refermait sur son visage son voile de fille à marier. Elle repliait, aux haltes, ses bras sur ses genoux joints. Immobile au milieu de la cohue, elle écoutait la peur monter en elle. La peur, quand ils se remettaient en marche, devenait l’espoir que Gabriel apparût au détour d’un sentier et la regardât passer avec l’indifférence d’un homme sans mémoire. Ainsi, l’espoir ramenait la peur. Et chaque jour était plus long qu’une vie : elle glacée dans le jour comme, dans une vie, la conscience de soi que l’homme se reconnaît parfois en frémissant.

Pour être assurée de vivre, elle voulut mourir. A la sortie de Jérusalem, elle fut seule sur le chemin qui, par Gethsémani, descend de la ville au Jourdain. Un matin blanc amortissait l’éclat des eaux du Cédron ; de longs roseaux cassants bruissaient en bouquets sales. Ignorante du pays, sans guide, elle s’engagea dans les rochers aux reflets rouges qui, le long du grand fleuve, jusqu’à l’Hébron, font une haie mortelle. Et ce paysage silencieux, crispé, aveugle, était pareil à l’obstination de son enfance vers l’heure maintenant révolue, si semblable à son propre désert et à l’aridité de son vouloir qu’elle n’était malheureuse ni de la solitude ni de la fatigue et priait, en marchant, sur un rythme inspiré par le vol tournoyant des aigles :

« Mon âme glorifie le Seigneur et mon esprit tressaille de joie en lui parce qu’il a daigné regarder sa servante. Les générations m’appelleront bien heureuse parce qu’il a fait en moi de grandes choses, Celui qui est puissant… »

Elle chantait encore à la fin du jour quand, avertie par les rumeurs, Elisabeth vint au devant d’elle sur les pentes du mont. Ils la cherchaient depuis la cinquième heure. Le soir n’était ni mauve, ni vert, mais d’un bleu plus bleu que le bleu du jour. Et la femme dont elle ne savait que le nom l’entoura de ses bras — le vent agitait dans le même sens les deux voiles, le noir et le blanc — et elle dit :

« En vous voyant, le petit que je porte a tressailli. Qui êtes-vous donc, petite Marie, pour qu’il s’émeuve ainsi à votre approche ? Vos regards sont à la fois limpides et sombres. Qu’apportez-vous pour être si profonde et si claire à la fois ? »

Alors, Marie sut que sa mère avait dit vrai et qu’après vingt ans de stérilité sa tante attendait un enfant. Elle lui parla du sien.

« Chérie, disait Elisabeth, je sens que je vous aime pour la joie de mon fils, et que le vôtre aussi est béni de Dieu ! »

Marie l’accompagne chez elle et y demeura trois mois, jusqu’à ce que sa mère lui eût fait savoir qu’elle pouvait revenir et qu’un époux l’attendait.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

CHAPITRE II

 

dans l’amour

IV

LE VOYAGE EN EGYPTE

 

La mère savait que l’enfant était avide de connaître toutes ces choses qui avaient entouré sa naissance. Peut-être se souvenait-il de ce qu’elle lui contait pour l’endormir, de ces histoires qu’elle-même avait longtemps polies et achevées pendant la grande fièvre de sa jeunesse. Aucun détail n’était sans importance. Même la naissance du fils d’Elisabeth avait porté son témoignage à la grandeur du sien. Comme si, de l’avoir reçue trois mois, sa tante eût bénéficié de la grâce dont elle était pleine. Le jour qu’on avait amené au Temple le petit Jean, le vieux Zacharie, son père, avait dit qu’il voyait plus clair, et c’était même alors qu’il lui avait donné ce prénom curieux : Jean. Aucun détail n’était sans importance : avant le Fils, la mère l’avait su.

Tout était splendide en ce temps-là, même les soupçons de l’époux, qui brisaient son silence ; même la fuite de ville en ville parce que le Père était venu du Sud. Elle s’y perdait, dans toutes ces familles : les frères et les sœurs d’Anne et ses frères et ses sœurs et ceux et celles de Jésus, plus tard. Mais Jésus, au milieu d’eux tous, demeurait l’unique, le centre. Même plus tard, même lorsque l’Enfant eut grandi sous ses yeux et qu’il eut bien fallu se rendre à l’évidence qu’il était tout pareil aux autres et lorsque tous, les oncles et les tantes l’eurent appelé cent fois : Jésus, sans mettre dans leurs voix une intonation différente que pour dire : Jacques, Thomas, Lévi.

Marie ne savait pas ce qu’avait pensé Joseph, ce qu’il avait cru. Cela seul n’avait aucune importance, sinon que, longtemps, elle souffrit de ne pouvoir proclamer à tout écho l’origine particulière de son aîné. Cette retenue avait été l’autre face du bonheur, celle à quoi il ne fallait pas songer. A quoi il était facile de ne pas songer, parce que Joseph n’y aurait pas cru.

« Ma pauvre femme est folle ! » disait-il quelquefois, sans raison apparente. Mais ce n’était pas sans raison. Il pensait alors aux histoires qu’elle se racontait à voix haute pour ne pas les oublier.

« Un long voyage, aux marches infinies dans les sables. J’allais derrière, portant le Fils sur mon dos sans me plaindre. « N’es-tu pas fatiguée, Marie ? » « Non, disais-je. Allons ! ». Mon voile me protégeait mal des poussières soulevées par le vent. J’allaitais l’Enfant pendant que Joseph plantait la tente ; et le sable sous le vent était comme mon lait en lui. La tempête, bouche géante, aspirait la terre. J’étais la mère de l’ouragan… Parfois, debout, je l’élevais au-dessus de ma tête, dans l’espoir puéril que, d’un campement voisin ou d’une ville proche, Il percevrait la présence de son fils. Il s’en serait venu nous offrir l’eau et les dattes… »

« Qui serait venu ? » disait Joseph, quand, par hasard, il l’écoutait.

« L’Ange, mon ami. L’ange Gabriel. »

Et joseph ne disait plus rien.

« Joseph s’asseyait à mes pieds. Il murmurait : « Il faut revenir, maintenant, à Nazareth. » Et je pensais qu’il n’avait pas été dupe de la fable d’Hérode, mais que cela l’avait arrangé que l’enfant ne fût pas vu en Galilée après cinq mois seulement de mariage. Parce qu’il m’aimait ? Ou parce qu’il avait peur de ce qu’on dirait ? Tout le monde n’a pas la force d’être le père d’un prophète. Je le détestais un peu pour sa faiblesse ; et, aussi, de ne pas ressentir avec la même violence que moi la beauté des lieux sauvages que nous traversions. Combien c’était risible, au pied d’un Dieu de pierre, de l’entendre me dire : « Si nous revenions, Marie, à Nazareth ! » « Oui, mon ami, disais-je, nous reviendrons. Mais ne faut-il pas être sûrs, d’abord, qu’Hérode n’est plus à craindre ? »

Joseph dressait l’oreille :

« Je savais qu’Hérode était mort. »

« Comment le savais-tu ? »

« On le disait à Memphis. Il était malade déjà quand nous somme partis… »

« N’avait-il pas tué plusieurs de ses fils ? Ne disait-on pas qu’il était pire que les Romains ? »

« Mais, alors, les Romains, nous les connaissions mal. Et quel tort aurait-il pu nous faire, à nous ? Et, pourquoi, précisément à nous ? Quelle faute avions-nous commise ? Il n’a pas tué tous les enfants de Judée ! »

« C’est toi-même, Joseph, qui m’a fait lever, une nuit, et qui m’as dit : « Partons ».

« Seigneur, oui ! Mais pas en Egypte ! »

« L’Egypte ! » pensait Marie. « Je m’endormais, sale et harassée, sans avoir accepté de me dévêtir. Je m’allongeais sur le sable, mon enfant dans mes bras, recouverts tous les deux de mon unique vêtement. Et j’étais seule avec lui dans le désert et je rêvais que toutes les villes du monde avaient été rasées ; qu’il n’y avait plus au monde que mon enfant et moi. Peut-être aurais-je tué Joseph si j’avais su comment revenir, sans lui, en Galilée. Mais il n’était pas méchant. Il suffisait de répondre à ses plaintes — si monotones ! — par les mêmes mots apaisants ».

« C’était en songe », disait Joseph, inquiet du silence de sa femme, « que l’ange, à moi, est apparu. Il m’a dit : « Lève-toi. Prends l’enfant et sa mère. Fuis en Egypte et restes-y jusqu’à ce que je t’avertisse ; car Hérode va rechercher l’enfant pour le faire périr. »

Ces mots, bien qu’attendus, tiraient toujours Marie de ses souvenirs. Elle regardait tendrement son époux, ayant appris à l’aimer depuis le temps qu’ils vivaient ensemble. Elle savait qu’il la croyait possédée d’un démon mais que, loin de la détester à cause de cela, il la plaignait de son mal. Elle s’irritait de cette pitié tenace qui le portait à faire écho à ses récits par d’autres récits plus étranges. Elle lui en voulait de la juger si naïve qu’elle pût croire en l’ange Gabriel, qu’elle pût croire, surtout, en son ange, à lui. Mais, quand même, la bonté du vieil homme l’émouvait. Elle s’approchait et lui touchait la tête :

« Te rappelles-tu, lorsque je n’avais d’autre enfant que lui, et que je chantais pour l’endormir ? »

V

BERCEUSE

 

« Quelle neige tombait en ce mois de Tammûs surprenant, Trésor ? Quelle forêt de stalactites formaient ces pleurs d’étoile figés au-dessus de la grotte-étable, enfant ? Etait-ce qu’encore je n’étais pas éveillée de mon rêve hivernal ?

« Quirinus — et l’on dira : deux ans plus tard, deux ans plus tôt ; pour moi seule cette année-là — appelait à grand renfort de trompes les Juifs de Galilée et de Judée à sa réunir en la ville. Joseph n’aurait pas voulu que tu naisses à Nazareth. Il avait ses raisons. J’avais les miennes. Dors, Marqué du Très Saint, Accueil des Mères Désespérées, Fidèle.

« Toutes les hontes, je les ai bues. Toutes les soifs, je les ai portées à leur plus haut point de perfection. Pour moi seule, peut-être aussi, la neige… Les bergers, aux pentes du mont, ne semblaient pas ressentir le froid. Mariés aux tintements des clochettes, leurs chants — comme un message de bonheur, comme un salut — redisaient la gloire du Nom.

« Cette paix qui venait des monts, dans la nuit de drap fin, je ne l’ai plus ressentie, depuis, qu’en moi-même. Ma souffrance la bordait d’un liseré rouge ; et, par les trous de la broderie, il n’y avait rien que le ciel. En même temps que ma chair, le ciel s’ouvrait, laissant paraître ses anges. Pour toi, mon fils. Pour toi. Les anges chantaient le chant des bergers.

« Des monts à la petite grotte de Bethléem, un air vide et tendu comme des cordes menait le son. Et d’autres cordes, en mon sein, se tendaient, Jésus, droites à craquer pour ne rien perdre du chant. Comme d’un col entre deux montagnes surgit la brise bienfaisante, ta venue au monde, d’abord, a rafraîchi ta mère, l’a délivrée. Et j’ai connu que je ne m’étais pas trompée, qu’Il ne m’avait pas trompée, que tu étais bien le sauveur du monde.

« Joseph sortit. Il marchait sur le sable, sur les graviers. A travers ma souffrance, le bruit de son pas était la seule irritation qui me vînt du monde. Tout autour triomphait l’extase sans paroles. Ne craignez pas. Je vous annonce une nouvelle qui sera pour le peuple une grande joie.

« Et je t’ai mis vivant au monde, mon premier-né. Je t’ai enveloppé de langes et je t’ai couché contre moi. Ta première nuit a commencé, qui était aussi ma première nuit avec toi, qui était la raison de tout ce qui avait précédé. Et, te berçant, je suis encore avec mon Gabriel, sous l’arbre.

« A l’aube, Joseph nous regardait dormir. Et des bergers, de retour des monts, s’étaient arrêtés devant l’étable et nous regardaient. J’ai refermé mon voile, je souriais. Et tous souriaient en nous regardant.

« Plus tard, mon fils, viendra ta gloire. Mais, dès ce matin-là, elle avait pris naissance, en même temps que toi. La neige avait fondu avec la nuit. Peut-être n’y avait-il jamais eu de neige. Peut-être les flocons blancs qui bougeaient doucement au bord des haies n’étaient-ils que des fleurs. Les moutons marchaient derrière leurs bergers, se déplaçant tous ensemble vers la droite ou la gauche au passage de Joseph et de moi, te portant, sur l’âne. Les moutons non plus n’étaient pas de la neige.

« Les gens que je rencontrais, que nous rencontrions, je les voyais avec des yeux neufs, avec tes yeux. Et ils s’arrêtaient parfois, surpris que nos regards fussent semblables, si pareillement candides. Il y avait, parmi eux, des étrangers. Savants. Dressés sur des montures superbes et qui parlaient de pays lointains et d’étoiles.

« Tu étais beau. Personne ne saura plus combien tu étais beau. Moi seule ne l’ai pas oublié, ta mère. Mais, alors, tout le monde le reconnaissait, te reconnaissait, Jésus.

« Maintenant », disait cet homme, un sage, « maintenant, Seigneur, vous pouvez me rappeler à vous, puisque mes yeux ont vu votre salut. L’enfant est beau comme la lumière. Il dissipe les ténèbres, ainsi que vous l’avez dit. »

« Et je l’interrogeais : « Maître, vous voyez l’avenir. Quel sera son destin ? » Et il me répondait — je te redirai ces paroles plus tard, pour que tu saches quels signes t’ont accueilli :

« Il sera le scandale et la résurrection du peuple d’Israël. La contradiction même. Et par vous, dont un glaive transpercera l’âme, et par lui, seront révélées les pensées d’un grand nombre. »

« Cet homme s’appelait Siméon, et l’Esprit-Saint était sur lui. Mais il y avait d’autres hommes et d’autres femmes qui, pas plus que lui, ne quittaient le Temple parce qu’ils voulaient vivre les jours de leur vieillesse dans l’ombre du Très-Haut. Et tous, lorsqu’on t’a circoncis, mon fils, ont loué Dieu de leur avoir permis de te contempler avant leur mort. Et, entre tous, une vieille femme, Anne, fille de Phanuel, de la tribu d’Aser, qu’on disait prophétesse parce qu’elle servait Dieu nuit et jour dans la prière et le jeûne. Elle allait devant nous et elle criait :

« Regardez. Venez voir l’enfant. Venez admirer l’enfant. Sûrement, c’est lui dont le peuple d’Israël attend la naissance. »

« Et elle ne redoutait ni les huées, ni les rires. Joseph s’irritait tout bas :

« Qu’elle se taise donc ! Pourquoi attire-t-elle l’attention sur nous ? »

« Mais il était plein de fierté et dans l’étonnement de ce qu’on disait de toi. Il lui a donné une obole. Moi, mon amour, j’observais toutes ces choses et je les conservais avec soin, les méditant dans mon cœur. »

VI

LE TEMPLE

 

Oui, les jours de la naissance, éternellement la mère en garde le souvenir. Mais les dix premières années de l’enfant, qui donc les voit passer, qui donc s’étonne du mûrissement et de la crainte ? Personne, que l’enfant. Et cette conscience du temps, qu’il n’exprime pas, ce n’est ni de la légende ni de l’histoire. Plus tard, il y aura toujours, entre sa mère et lui, cette faille. Elle aura, du milieu de sa dernière enfance, et, déjà, de sa naissance, extrait un jour, une heure, un fait, un mot. Elle l’aura rattaché à la longue suite légendaire de la naissance. Et lui qui, peu à peu, aura consenti à n’être ni compris ni écouté, il prendra en suspicion, en dégoût, ce mot, ce fait, cette heure, ce jour, que l’indifférence, tout à coup, aura paré de mémoire. De sorte que, lui-même, plus tard encore, il l’isolera de sa vie, le placera devant lui, en évidence, comme une fleur fanée sous un globe, et n’en détachera plus les yeux. Pourquoi ai-je eu dix ans avant d’en avoir quatre ou cinq, ou six ? Même question que le « Pourquoi suis-je né ? »

La mère contait ainsi la chose. Elle était vieille, déjà, et ne se rappelait plus qu’avec beaucoup de peine et un peu d’effroi Bethléem et le voyage en Egypte. Elle ne racontait ceci qu’en l’absence de ses autres fils, souvent en présence de Jésus.

« C’était un bon enfant. Toujours, il a été un bon enfant. Il croissait en vertu et en sagesse. Il était silencieux, par timidité plus que par orgueil. Joseph aurait aimé qu’il parlât davantage. Mais, quand nous l’interrogions, il ne répondait pas ou il répondait mal. Puis, Jacques naquit. Nous fûmes moins attentifs à sa croissance. Il allait à l’école. Il aimait lire. Le maître s’intéressait à lui. Cette année-là, nous l’avions emmené, pour la première fois depuis qu’il pouvait comprendre, à Jérusalem, pour la Pâque. Il ne l’avait pas demandé. Il ne demandait jamais rien. Mais sa joie, quand je lui appris qu’il viendrait avec nous, me bouleversa. Et sa voix, pour me remercier, eut une inflexion que je n’avais entendue qu’une fois, il y a longtemps, d’un étranger. Nous partîmes assez tôt pour être arrivés à la veille des Fêtes.

« Qu’il était donc ravi ! Il courait de droite et de gauche comme un petit chevreau enfin échappé à la surveillance du pâtre. J’aurais voulu l’avoir tout contre moi. Mais Joseph disait : « Laisse donc. C’est ainsi qu’on devient un homme. » Il avait près de douze ans déjà, c’était vrai. Et j’avais vu des filles se retourner sur son passage. Mais il était si petit encore qu’il suffisait de quelques personnes entre lui et nous pour le cacher à mes yeux. Plusieurs fois, nous le perdîmes, aux alentours du Temple. Il se glissait entre les Gentils, se faisait gronder par les prêtres parce qu’il s’approchait trop près de la Table des Holocaustes. Si bien que je n’ai rien vu de la Fête, toute préoccupée de ses continuelles absences. Je ne me rassurai que le jour du départ, lorsque je le vis parmi les enfants de la caravane et les amusant de ses discours.

« Mais il y eut des contretemps, le départ fut retardé d’une heure, puis d’une demi-journée. Et nous étions très éloignés lorsque, saisie du désir de le revoir, je le cherchai en vain parmi ses compagnons. Il fallut revenir et courir par les rues de la ville immense, entrer dans les maisons pour nous informer.

« Je ne sais qui pensa au temple. Nous cherchions en vain depuis trois jours, et nous étions désespérés. C’est là que nous l’avons trouvé. Non pas, certes, dans le sanctuaire, mais dans une de ces grandes salles où les prêtres s’assemblent pour discuter entre eux. Les docteurs les plus savants étaient autour de lui et l’écoutaient. Il répondait à leurs questions et ils étaient contents de ses réponses. Ils nous complimentèrent tant sur lui que nous n’eûmes pas le courage de gronder. Nous lui demandâmes seulement pourquoi il avait agi de la sorte avec nous et s’il ne s’était pas tourmenté de notre chagrin.

« Il a dit…

Elle se répétait la phrasez pour elle-même, en tremblant.

« Il a dit, et il ma regardait, moi, non Joseph : « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il faut que je sois aux choses de mon père ? »

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

LE COMBAT

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 CHAPITRE III

 

contre l’amour

VII

LE PUITS

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

Sur le cercle brumeux de l’eau troublée par le lait du matin, Jésus se penche. C’est le jeu dont toute sa vie il se souviendra. Quelque préscience l’avertit que cette vision de soi-même, déformée, est importante et non semblable aux petits ennuis et aux petits plaisirs par lesquels s’éternisent dans l’oubli les premières années d’un homme. Alors que toutes les autres secondes s’épuisent lentement et se renouvellent sans cesse et sans but, toute cette matinée a passé comme l’éclair d’orage. Entre le lever et le soleil de midi, il n’y a pas eu plus d’intervalle qu’entre la lueur de l’épar et le coup de gong du tonnerre. Entre les deux instants, il n’y a eu que cette flaque laiteuse semblable à l’œil d’un moribond, semblable à l’œil d’une petite fille dont Jésus se souvient.

Elle était agenouillée dans la lumière. Et c’était le jour précédent ou plusieurs semaines plus tôt, dans cet univers de l’enfant que ne circonscrit pas l’aiguille d’un cadran solaire. Entre le bras de la petite fille, tendu vers quelque chose à terre que Jésus ne voyait pas, et le pli de la robe au dessous de l’épaule, le triangle de la lumière cernait une branche fleurie ou, plus exactement, un bouquet de fleurs blanches immobile au bout d’un rameau tombé. La fillette sentit le regard du garçon et, sans lever la tête, elle regarda vers lui. Ses cheveux formaient sur son front un autre bouquet de fleurs, noires. Elle riait. Jésus s’approcha d’elle, attiré par le rire – par le double pont des dents au-dessus de la langue mouvante et rosée. La vie entière s’était réfugiée dans le rire.

Ainsi, l’œil dans le puits contenait deux yeux, dont l’un regardait l’autre; et, dans les deux, il y avait le reflet d’un autre œil comme, dans l’eau, le reflet du ciel. Tout n’était que miroir, au-dessus et en dessous de lui, et en lui-même. La vie était une galerie des glaces – la galerie des glaces du palais d’Hérode, au Nord, à Césarée où Joseph l’avait emmené une fois parce qu’il était bon que le fils d’un charpentier s’intéresse jeune à ces choses. Et il pensait qu’il était étrange que la galerie des glaces du palais d’Hérode, si pareille à la vie, en fût aussi la caricature monstrueuse. Comme si Quelqu’un avait sorti de ce qui est cela seul qui en fût la défiguration et le mensonge. Et il se demandait s’il était possible de sortir de ce qui est quelque chose qui continuât d’être valable hors de ce qui est.

Quand il avait été près de la petite fille, il avait vu quel était le jeu qui l’agenouillait dans le soleil. Et le jeu était une souris. La petite fille la tenait écrasée contre le sol, d’une main si menue qu’elle ne couvrait pas toute la bête et laissait dépasser, ici une queue mobile, là une tête aux oreilles tremblantes. Au bout du bras pareil à la branche du laurier-rose dans le soleil il y avait une vie qui se plaignait et voulait fuir. La petite fille riait de toutes ses dents. Et le soleil riait sur les toits plats et l’eau, plus haut que les maisons, qui tombait de la source. Alors, une manière de brume avait dérobé à Jésus et la petite fille et le ciel. Et ce qui, dans les yeux de la rieuse était impur, tout à coup, avait souillé tout le reste.

Il pensait souvent à cette énigme en voyant Joseph travailler le bois et tirer une table d’un arbre mort. La manière même dont il y pensait était fausse. Il avait mal d’y penser et cette souffrance était la seule profonde vérité de sa réflexion. Mais la réflexion était menteuse et déformante. Qu’entendaient-ils, tous, par ce mot : aimer? Un mot qui surgissait toujours de leur désordre, dans l’instant le moins attendu, le moins opportun. Qui était le désordre même. Et ils ne semblaient pas troublés, ni par le mot ni par le désordre. De quelle race était-il, lui que le désordre blessait, comme une pierre au visage – les yeux, les premiers, atteints? Lui qui demeurait des heures sans mouvement ni désir, en présence de sa mère, souriant à chaque fois que leurs yeux se rencontraient.

Joseph ni Marie ne le frappèrent jamais. Mais un jour, il avait vu un père battre son enfant. Ils étaient l’un près de l’autre; si proches l’un de l’autre qu’ils semblaient ne faire qu’un. L’homme, géant auprès de l’enfant nain, n’avait pas eu confiance en sa force naturelle : un bâton armait son bras. Il frappait pour détruire, pour écraser. L’enfant ne criait pas. Il était entré tout vif dans l’enfer. Une telle violence n’appelait pas les larmes, mais la stupeur. Les choses seules peuvent être si cruelles au maladroit. Mais nulle maladresse ne justifiait ce redoublement de coups… Plus tard, il avait su que de tels spectacles n’étaient pas rares. Ils l’accoutumaient à se garder de tout excès, de quelque nature qu’il fût, paupières baissées, bras au corps – comme un homme lié et jeté dans la mer.

Quand, à la sortie de l’école, le beth-hasepher, bâtie à l’ombre de la synagogue, les camarades s’égayaient dans le chemin grimpant, rocailleux, aux grossières ébauches de marches et couraient l’un après l’autre en se bousculant et se jetant à terre, dans la boue teintée d’argile rouge, Jésus ralentissait son pas pour rester en arrière. Non qu’il eût peur, mais il ne comprenait pas. Et le souci de comprendre était plus fort en lui que le besoin du jeu. Et le mystère n’était pas qu’ils cherchassent toujours à se faire mal, mais le regard qu’ils avaient vers les filles rencontrées, et l’élan qui les immobilisait, tant il était impérieux, aux portes des maisons où les mères préparaient le repas du soir.

Pourtant, quelquefois aussi, une ardeur inquiétante s’emparait de son cœur. Au milieu d’un jeu ou d’une rêverie, son visage s’enflammait. Il s’élançait vers Marie, proche. Il se cachait dans les plis de l’étoffe lourde. Mais il n’osait pas dire seulement : « Parle-moi ». Il demeurait, comme les autres enfants, immobile, silencieux, protégé par l’immobilité et le silence de tout ce qu’il y avait de menaçant dans l’odeur de la femme, de pesant dans son regard fatigué. Il la priait, avec les gestes caressants de ses doigts, de ne pas l’interroger, de ne pas chercher à savoir, de ne pas le forcer à mentir. Car aux questions qu’elle lui posait, aux questions que lui posait la vie, que pouvait-il répondre ?

Quand le soleil s’était levé et que l’eau avait porté à sa surface un visage d’enfant semblable à tous les autres, à nouveau tout avait commencé de mentir. Marie demanderait :

« D’où viens-tu, mon Jésus ? »

Et il répondrait :

« De regarder mon visage dans le puits ».

Et il mentirait, parce que c’était le puits, peut-être, qui l’avait regardé. Et qu’il y avait eu bien plus qu’un regard entre le puits et lui et qu’il ne pourrait pas se rappeler toutes les pensées qu’il avait eues, tous les rêves qu’il avait faits et qu’ainsi, toujours, ce qu’il pourrait dire ne serait que cela qu’il n’aurait eu aucun plaisir à vivre, s’il n’y avait eu que ça.

Mais, parce que le reflet de sa joie ira plus vite et en dira davantage que les mots, Marie et Joseph se désespèreront, incrédules qu’on pût passer une matinée à se voir dans de l’eau et tellement s’en réjouir. Ils ne savent pas que, chaque nuit, dès qu’il s’endort, il connait la vérité. Elle s’élève de lui-même comme, par une chaude journée, une vapeur, invisible et présente, dans l’air étouffant. Le paysage est une plaine au centre de collines verdoyantes, et le puits est au centre de la plaine et la vapeur est au-dessus du puits. Elle tourne lentement et monte en spirales, bleue à chaque fois qu’elle passe dans un rayon de soleil. L’œil la perd, mais il suit sa trace. Il voit d’avance le nuage où elle va se résorber.

VIII

L’ADOLESCENT

 

« J’enverrai une faim sur la terre, non une faim de pain et non une faim d’eau. » C’était ce verset du Livre d’Amos, sur lequel se butait l’esprit entêté de son vieux maître, que Jésus adolescent se nourrissait et se rafraîchissait, d’un rafraîchissement et d’une nourriture qui lui laissaient la bouche sèche et un grand vide au cœur.

Des arbres aux troncs ronds comme des sexes perdus dans les vagins des feuilles, larges palmes jambes écartées. Oui, c’était la première image. Il ne disait à personne ses rêves. Il lisait, seul, à l’écart sous le toit débordant de l’appentis, la légende de Ruth et le Cantique des Cantiques. Il se baignait seul, à l’écart, pour la douceur de se voir, blanc et rond comme le tronc d’un grand arbre par des nègres rieurs et stupides abattu. Quelles étaient cette faim et cette soif qui devaient venir ?

« Nous avons une petite sœur qui n’a pas encore de seins. Que ferons-nous à notre sœur, le jour où on la recherchera ? Si elle est un mur, nous lui ferons un couronnement d’argent ; si elle est une porte, nous la fermerons avec des ais de cèdre. »

Pourquoi la haie brillante ? Pourquoi les ais ? Jésus avait une petite sœur, de cinq ans plus jeune que lui — on l’avait appelée Anne, du nom de sa grand-mère. Elle n’avait pas encore de seins. Il pensait qu’elle seule était de sa famille, parce qu’elle était jolie et fine, et qu’elle ne disait rien. Mais en dehors de la sienne, il ne supportait aucune présence. Lorsqu’il n’était plus seul, il n’était plus lui-même : non plus l’unique, l’irremplaçable lui-même, mais un nom que se renvoyaient des bouches. Et ses yeux n’étaient plus pour voir, mais pour être vus. Et cela ne pouvait avoir de sens pour personne que pour lui. Et cela l’épouvantait, sauf quand il se baignait tout seul, tout nu dans l’eau, ou quand il lisait les Prophéties. Sur une berge déserte du lac, il s’exerçait longtemps à des choses difficiles, comme d’étendre sa main droite, paume en bas, sur le mouvement imprévisible des vaguelettes — et, parfois, il lui semblait que les vagues s’immobilisaient. On lui aurait demandé : « Pourquoi fais-tu cela ? », il eût répondu : « Je ne sais. »

Mais c’était seulement alors qu’il laissait le calme opérer en lui. Et les querelles de la famille, le soir, à table, et les rires des filles pubères et l’effroi même de la vie étaient pareils aux flots domptés, pareils au dais immuable du ciel. Et il n’y avait plus à se soucier si l’on mangerait le soir : la faim était le garant de la vanité des hommes. Ils croyaient, tous, que Dieu était apparu à Moïse, qu’Elie avait été vraiment enlevé sur les coursiers du vent. Ils ne savaient pas le sens du mot : seul et que l’homme, sitôt qu’il est seul, n’est plus semblable aux autres hommes, mais transporté sur une montagne d’où il les juge et s’apitoie sur eux.

Son silence sous leurs réprimandes, ils croyaient qu’il était insuffisance, défaite. Ils ne comprenaient pas qu’il les voyait tout entiers, d’un seul coup, tout de suite, avec leurs petites misères, leurs petits remords, leurs petites envies ; et que toutes ces petites peines, soudain, élevaient entre le ciel et lui une montagne de souffrance. Il distinguait les yeux, le nez, la bouche, les dents quand ils riaient, mais il voyait tout cela ensemble et cette juxtaposition d’horreurs, de ridicules, d’impuretés, cessait de lui paraître horrible, ridicule ou impur pour devenir cette chose non pareille : un visage.

A cause de cela, il y avait l’exaltation, meilleure que d’être seul, de n’être pas vu et de voir ; caché derrière des roseaux, de voir des pêcheurs sortir de leurs maisons et venir jeter leurs filets, des filles rire entre elles et imiter, de leurs bras ronds et fermes, la supplique désordonnée d’un amoureux. Il y avait ça — et le rêve d’être un pêcheur, d’être une fille, d’être, une minute, un de ces êtres aussi complets que lui et qui ne se savaient pas.

Quand il rentrait à la maison, apportant une telle provende, il se retenait de parler, par crainte que les mots ne l’en démunissent. Et Joseph et la mère et Jacques, le frère, et Anne la sœur venaient au devant de lui, inquiets de son absence. Et ils voulaient savoir d’où il sortait, ce qu’il avait fait pendant tout ce temps, au lieu de travailler avec le père. Quelle école de pitié, la famille ! Joseph le regardait d’un air courroucé, point méchant, mais fermé — « nous te ferons un couronnement d’argent, ou nous te fermerons avec des ais de cèdre » — et Jésus, qui eût tant voulu que Joseph fût, comme les autres, un homme qu’il pût voir en entier, il était malheureux de ce courroux qu’on projetait sur lui pour l’empêcher de voir le reste. Ou bien c’était peut-être qu’il connaissait trop bien leurs manies, une à une : il ne parvenait plus à les assembler.

« Laisse-le ! » disait Marie, « ce n’est pas sa faute. Peut-être est-il malade. »

Elle taisait sa propre déception, aussi vague à vrai dire que les espoirs anciens qui l’avaient engendrée.

« Malade ! » répondait Joseph. « Parce qu’il a les joues blêmes. S’il travaillait un peu plus avec moi, s’il lisait moins ! Pourquoi l’avoir mis à l’école ? Est-ce qu’on m’a mis si longtemps à l’école, moi ? Est-ce qu’on y avait mis mon père ? »

Et le jeune homme pensait à l’école. Il revoyait les têtes penchées, les mots inutiles qu’il fallait inscrire avec l’application d’un scribe. Non pas qu’il détestât les mots. Mais la vie était comme les hommes : tout entière elle se présentait à lui. Il ne servait à rien de la débiter en tranches, à rien sinon à la rendre incompréhensible. Il abaissait son regard sur Anne, qui jouait sous la table, il l’enviait d’être si neuve et si entière. Il se sentait prêt à tous les courages pour rester entier, lui aussi, pour prolonger son enfance jusqu’à sa mort et n’être rien d’autre que ce qu’il était. Il fallait que Joseph se tût, que nulle vague ne s’élevât au-dessus des vagues, que tout fût calme.

Et Joseph se taisait. Peut-être qu’il était las de sa journée de travail et qu’il avait envie de dormir. Il dormait, déjà, les coudes sur la table, entre le plat de dattes et, dans les bons jours, les reliefs du rôti de mouton. Mais le jeune homme sentait, devant cette victoire, sa poitrine se gonfler de joie. Et son effort se tendait à dompter l’exubérance, de façon à ce que ni un geste, ni un mot ne la trahît, à ce que les vagues s’apaisassent en lui, d’abord.

Et Marie déshabillait la petite et la couchait. Des trous de chair brusquement apparus Jésus détournait son regard. Les cinq haleines emplissaient la salle trop étroite. Joseph ronflait, le nez contre le mur. Jacques chantonnait pour s’endormir. Marie, ayant couché Anne, rangeait les plats, et, quand elle passait derrière son premier né, elle ne résistait pas au désir de lui caresser la tête d’une main légère et lourde, tout à la fois, comme un souffle de vent chargé de graines, de feuilles et de poussières. L’adolescent courbait la nuque, se dérobait. Elle ne demandait plus : « A quoi penses-tu ? » depuis qu’il lui avait répondu :

« Je pense à Gabriel, femme, et à mon père. »

Le mot : « femme », dans cette bouche si pure, l’avait presque fait défaillir. Et, depuis, elle le caressait, simplement. L’instant venait toujours où le jeune homme se levait.

L’avoir connu ! Avoir reçu son accolade virile et le jet de son regard ! S’être appuyé sur lui comme sur le Compagnon ! Oui, parfois, il en ressentait le besoin. Mais le merveilleux était qu’il ne le connût pas et qu’il n’eût aucune chance de le connaître, un jour. Car il n’y avait plus rien à espérer de la part maternelle, ni de la longue habitude des meubles et des parents familiers. Toute l’aventure, toute l’ouverture était ailleurs, grâce au visage jamais vu, à la voix jamais entendue, qui, de quelque manière, étaient sa voix à lui — Jésus — et son visage : cette mystérieuse part dont, seul — à l’exclusion de Marie, et de Joseph, et du frère et de la sœur — il était dépositaire, cette justification des appels défendus et des expressions non permises — de tous les désirs ressentis et de tous ceux qui, plus tard, pourraient l’être. La part de l’homme.

Tout se répond en ce monde ! La colère de Joseph envers l’école répondait au mépris de l’école envers lui. Lorsque, afin d’échapper au regard grondeur de son père adoptif, Jésus fermait les yeux, il n’entendait que mieux cette phrase dont les camarades, pendant trois années, l’avaient poursuivi : « le fils de l’Homme ». Mais, pas plus qu’autrefois, il ne comprenait le rire. Cet assemblage lui donnait bien d’autres désirs que celui d’ébaucher une grimace douloureuse. Il en émanait une majesté émouvante. Parmi tous ces enfants de Nathan ou de Jacob, lui seul spontanément reconnu, marqué de façon particulière par le plus banal des titres… Comme un ressort trop tendu qui saute dans le silence et dont le bruit emplit le cœur d’un fugitif effroi — à chaque fois que le mot : homme était prononcé devant lui, personnellement il se sentait atteint, condamné ou absous. Quelle résonance pouvait avoir le sens de la famille ou le sens de la race en celui qui, si jeune, assumait le poids de l’humanité ?

Il fuyait la salle basse, obscure, étouffante. Il allait sur le seuil et regardait le ciel, porté vers lui par le va-et-vient de la femme, dans l’ombre, qu’il lui fallait nommer sa mère. Les étoiles avaient surgi du bleu dès que le bleu était devenu noir. Au regard de ces lueurs, tous les hommes étaient orphelins.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

IX

LA SYNAGOGUE

 

Bientôt, il ne lui suffit plus de s’isoler plusieurs heures pendant le jour. Désormais, quand tous reposaient, soulevé sur la natte, il commença de vivre. L’air était rempli de bruits où son imagination mêlait les prières des moines lointains, des moines de Judée, à la vibration dans les feuilles. C’était, croyait-il, malgré lui, qu’il avançait doucement jusqu’à la porte.

Plus loin, sur la place, était le puits. Il avait soif, presque toujours, à cette première heure du jour. Il plongeait les mains dans l’eau claire. Il buvait dans ses paumes. Il préférait à tout le contact de l’eau. Il s’en lavait le visage ; il s’étendait à demi sur la margelle, les manches de sa tunique relevées jusqu’aux coudes – et le froid de la pierre montait le long de ses bras. Aux épaules, à la poitrine, à la nuque ployée. Les choses, par cette fraîcheur, lui affirmaient qu’il était dans le vrai et que tout était bien. Il s’éloignait du puits, l’âme sereine ; il marchait des heures sur la route qui allait de Nazareth au Jourdain. L’aube venait avant la fatigue. Mais, sitôt qu’il reprenait le chemin du retour, il se sentait las de n’avoir pas encore vaincu cette nuit-là.

Au village, déjà, la vie était revenue – avant lui. Des femmes, qui parlaient auprès du puits, se retournaient en riant parce que ses pieds étaient recouverts de poussière et ses longs cheveux dépeignés. Il heurtait parfois, dans sa marche hâtive, une jeune fille qu’il n’avait pas vue et qui, exprès, s’était mise sur son chemin. Il entrait tard dans l’atelier.

« D’où viens-tu ? » disait Joseph.

Et ces mots : « D’où viens-tu ? » étaient la cloche annonciatrice, l’avertissement que l’autre vie allait commencer, celle des phrases dangereuses et de la prudence.

Il prenait sur l’établi un outil, au hasard. Il venait devant Joseph, lui tournant le dos. Il s’absorbait dans la contemplation du bois, s’enivrait de son odeur saine et forte, le maniait avec une douceur de femme jusqu’à ce que retentît derrière lui le ricanement du vieil ouvrier, la moquerie attendue sur ses mains blanches, le soupir excédé. Il travaillait trop vite ou trop lentement. Trop lentement quand il songeait à l’arbre d’où avait été arrachée la branche, à l’arbre dont il tenait entre ses mains le cœur et la chair. Trop vite quand il songeait à tout le reste et que l’impatience de son esprit gagnait ses doigts.

Presque toujours, Joseph le chassait, de lui-même, de peur qu’il ne commît quelque bêtise irréparable. Il s’en allait, seul de nouveau – oui, seul toujours – ou bien il jouait avec Anne, sur la place, en attendant qu’on voulût bien le rappeler.

D’autres fois, il allait tourner autour de la Synagogue. Et, finalement, il y entrait, appelé en ce lieu par le coffre de bois, vers le fond, couvert d’un voile, qui contenait les livres saints, par les sièges auprès, réservés aux notables, et surtout par l’estrade, au milieu de la salle, où montait le Rabbin pour le prêche du Sabbat. Et, là, une fois de plus, il ébauchait le geste qu’il n’osait jamais accomplir aux réunions : celui de monter sur l’estrade, à son tour, et de parler.

Non seulement le samedi, mais aux deux autres réunions de la semaine, qui n’étaient pas obligatoires, il venait se mêler à l’assemblée. Des yeux autant que des oreilles il écoutait le débit monotone des prières liturgiques. Et, quand le chef de la Synagogue désignait la personne qu’il choisissait pour lire la Loi, quand l’hazan sortait les rouleaux du coffre sacré, il n’était plus maître des battements de son cœur : à chaque fois, contre toute raison, il espérait être l’élu. Ne lisait-il pas aussi bien que tous les scribes ? Et quand, après la traduction de l’interprète, le chef désignait une autre personne pour adresser au peuple la parole de consolation, il espérait encore qu’on s’adresserait à lui. Mais nul ne s’inquiétait de lui, esprit faible qui vivait tout le jour dans les nuées de son rêve. Les faveurs qu’il ambitionnait étaient réservées non aux plus savants, mais aux plus adroits : toujours les mêmes. A cette pensée, il relevait haut la tête et ses yeux lançaient des lueurs de mépris, dont ni le prêcheur, ni le peuple ne se souciaient. Il sortait vite, dès après les prières, le premier de tous – pour commencer de reformer en lui la volonté, à la réunion suivante, d’interpeller le chef et de dire :

« Et moi ? Pourquoi jamais ne fait-on appel à moi ? »

Il avait peur des rires. Non pas de ceux qui saluaient ses retours à l’aube ou des railleries de Joseph : ceux-là ne comptaient pas puisqu’ils n’avaient pour but que de moquer son front trop haut et trop étroit, ses sandales mal nouées, sa démarche hésitante. Mais des rires qui, dès le premier bégaiement, auraient attaqué en lui le plus secret, le plus sûr, ce qui encore n’avait pas été dévoilé. Et, pour sauvegarder cela, il savait bien qu’il était prêt à de longues années de patience.

Pourtant, après de telles défaites, il ne pouvait pas toujours se retenir d’accourir vers Marie, de la prendre dans ses bras, de la regarder longuement. Le visage de la mère, sous ce regard du fils, rosissait et perdait tout relief, comme celui d’une amante. Et son désir profond était pareil à celui du fils, mais depuis des années elle ne croyait plus qu’il fût réalisable et, malgré tout son amour pour lui, il lui venait parfois comme une haine pour ce grand jeune homme qui l’avait si cruellement déçue. Dans la salle encombrée, basse et noire, un souffle froid la faisait vaciller. Tout à coup, ressuscité par la tendresse des yeux du fils, le vieil espoir l’obligeait à fermer les yeux. Et, dans la nuit, les bras de Jésus redevenaient la ceinture du monde.

« Tu es malheureux », disait-elle.

Elle attendait.

« Dis-moi, dis-moi », suppliait-elle. « Tu sais que moi, je te comprends ».

Elle sentait qu’il se raidissait, qu’il allait fuir. Elle luttait contre ce dégoût, en désespérée. Et, brusquement vaincue, elle s’abandonnait au cours des mots :

« Je ne veux pas que tu sois malheureux. Tu es plus grand qu’eux tous. Moi seule, je le sais. Et toi. Ton jour viendra. Ils me l’ont dit, le jour de ta naissance et, même avant ce jour, Il me l’avait dit. Je n’ose pas t’aider, il me semble que je ne saurais pas. Mais quand tu hésites, comme tu es quand tu crains, il faut venir à moi et me dire tout. Ne t’inquiète pas de mon silence, ni de mes phrases maladroites. Je peux t’embrasser, du moins, et te bercer, mon petit… »

C’était au tour du jeune homme à fermer les yeux. En arriver à cela, toujours à cela : ce stupide balancement, ce frôlement d’une bouche… Non ! Non ! Non !

« Je suis venu seulement… »

Venu pourquoi ? Il se taisait. Et, soudain, ce pourquoi il était venu n’avait plus d’importance.

Il était libre. Il s’asseyait aux pieds de la mère, touchait craintivement le bord de sa robe. Crainte non de la blesser, mais de trop l’émouvoir.

« Parlez-moi de mon père », disait-il.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

« d’après Jean »

« Ayant trouvé, il sera étonné… »

CHAPITRE IV

 

contre soi-même

X

LA MORT DE JOSEPH

 

A la mort de Joseph, il y eut un grand vent sur le pays de Nazareth. Les parents, dont certains accourus de la lointaine Judée, et les voisins, tous les habitants pauvres du village, car l’artisan était aimé, se pressaient l’un contre l’autre, dans un commun effroi de cette tempête inattendue.

Le vent tombait des hautes collines, poussait devant lui sa horde hideuse de nuages. Sur toutes ces têtes fragiles le ciel s’abaissait, obliquement, et les nuages dessinaient dans le ciel une montagne plus haute que le Thabor, avec d’autres arbres tordus par l’ouragan et d’autres nuages, plus hauts, dans lesquels se perdait cette seconde montagne, comme si, tout étant bouleversé, la terre se fût élevée plus haut que le ciel, crevant le ciel, offrant les hommes captifs à la grande colère de Dieu.

Les prêtres, à grand’peine, se frayaient un passage à travers la cohue. Et les plaintes des pleureuses étaient étouffées par les hurlements du vent. Mais Jésus ne voyait ni les prêtres, ni les parentes, têtes basses, projetées l’une contre l’autre. Quelque chose, en ce jour, était plus important pour lui que la mort de son père adoptif. Elisabeth, pendant tout le repas, avait parlé de son fils ; si longuement et si lucidement parlé que, maintenant, Jésus croyait le voir, séparé de lui par une douzaine de femmes, son jumeau à l’envers, yeux noirs au lieu de gris, chevelure longue et rêche sur la nuque. Et il le reconnaissait. Son silence venait à bout de la tempête et triomphait de l’ouragan. Le silence de Jésus.

Les pleureuses, indignées, oubliaient de gémir pour foudroyer de leur mépris le jeune visage impassible. Marie, elle non plus, ne songeait pas à s’arracher les cheveux, ni à se battre la poitrine. Etrange famille ! Seule Anne, ployée, sanglotait contre le mur de la maison. Ses cheveux étaient noirs comme ceux de l’Autre. Le petit dernier-né, craintivement, serrait la main de Jacques. Ils se mirent en marche, aux côtés de Marie, devant les porteurs. Jésus dut presser le pas pour les suivre. Jean parlait comme, au repas, Marie l’avait fait parler :

« Habitants du monde de la pourriture, vers sombres et puants, sortez de l’ombre, coulez vos blancs anneaux putrides hors des tombeaux des morts, couvrez la terre, montez à l’assaut des trônes et des temples, rampez sur les bouches des femmes et sur leurs yeux hypocritement baissés, mêlez-vous aux fils d’or dont elles parent leurs cheveux ; encerclez de bagues les doigts tricheurs de nos faux prêtres ; que dans les mets servis sur des plats d’or ils vous trouvent et vous croquent, en même temps que l’angoisse de leur finale décomposition ! Qu’au feu qui, nuit et jour, monte de la géhenne, vous dérobiez leurs corps gorgés de vins et de viandes, O ! Vers, et que la fournaise même ne soit pas un suffisant asile contre vos morsures innombrables ! »

Oui. Ce devait être ainsi qu’il parlait. Quelle lueur brillait dans les yeux de la vieille femme tandis qu’elle racontait son départ au désert et, déjà, sa jeune gloire ! Marie n’osait pas regarder Jésus. Devinait-elle sa souffrance ? Il en doutait, n’ayant su pénétrer, lui, la souffrance de sa mère. Dans le regard qui le fuyait, il n’avait vu qu’une grande gêne, plus meurtrissante qu’un reproche.

Au coucher du soleil, la tempête se calma. De larges bandes de sang et de feu couraient du Nord au Sud sur les monts de l’Ouest, et des rayons les traversaient, trois par trois, parallèles, comme l’Ecriture les représentait jaillis du front puissant de Moïse.

Marie, enfin, pleurait. La jeune fille pleurait sur son épaule. Jésus se détourna d’elles. Jacques se glissa entre la table et la jarre d’huile. Et, tout à coup, Jésus le vit en face de lui, méchant :

« Tu as été pour tous, aujourd’hui, un scandale. »

Le jeune homme roux baissa les paupières, d’un air contraint non dépourvu de grâce. Puis, il les releva et dit :

« Laisse les morts enterrer les morts. »

Le soir même, il s’éloigna vers la montagne. Il marcha, des heures, dans les sentiers sombres, plus haut que les champs d’oliviers, là où les arbres millénaires élevaient leurs tours coniques, les nuages à leurs pieds comme des flots sans profondeur, tout en écume.

A l’aube, il atteignit la dernière roche. Et il vit le fleuve immense — à deux heures de son pas — aussi solitaire que lui, dans les sables. Loin, se devinaient des îlots de verdure. Mais, là, sous ses regards, pendant des lieues, le fleuve était seul entre les roches, à droite, et, à gauche, le désert. Majestueux, tranquille, ses vagues lentes seule vie au milieu des sables. Et la vie était faite comme de la fraîcheur.

Il sentait cette fraîcheur monter, encens, vers lui. L’odeur de l’eau puissante, de l’eau libre, emplissait son esprit de paix et son cœur du désir d’une paix encore plus grande. Ils étaient, enfin, l’infini et lui, face à face. De sa bouche jaillirent les mots si longtemps retenus, les mêmes que ceux de l’époux à l’épouse :

« Notre lit est un lit de verdure, les poutres de nos maisons sont des cèdres, nos lambris des cyprès. Oui, tu es belle, mon amie, oui, tu es belle. Quelle est celle-ci qui monte du désert comme une colonne de fumée ? »

Il était à genoux sur la roche dure. Son esprit, transporté, voyait les cieux s’ouvrir, ainsi qu’aux temps prestigieux de l’Arche. Il eut faim d’embrasser la terre. Et, tandis qu’il était dans cette attitude de l’adoration, il sut, tout à coup, la raison des choses. Et il avait envie de rire et de pleurer.

Quelqu’un lui répondait, par la bouche même de l’épouse :

« Voilà qu’il vient, mon bien-aimé, bondissant sur les montagnes, sautant sur les collines. Car voici que l’hiver est fini. Le temps des chants est arrivé. »

Mais il avait peur de cette joie soudaine qui l’inondait. Il disait, comme l’époux :

« N’éveillez pas, ne réveillez pas ma bien-aimée avant qu’elle le veuille ! »

Et, lui-même, il eût voulu dormir pour laisser reposer sa ferveur et qu’elle ne l’étouffe pas de son excès. Les vautours traçaient de grands cercles autour de cet homme étendu.

« Les eaux ne sauraient éteindre l’amour et les fleuves ne le submergeraient pas. »

Mais le Cantique ne dit-il pas aussi : « Un homme donnerait-il pour l’amour toutes les richesses de sa maison, on ne ferait que le mépriser » ? Eh bien ! On le mépriserait ! Il en avait pris l’habitude. L’important n’était pas d’essayer de vaincre la moquerie, mais d’utiliser la moquerie elle-même à des fins plus hautes. Et comment ne pas vouer sa vie au mépris de ces aveugles, en échange d’une seule exultation semblable à celle qu’il venait d’éprouver ? Il avait trouvé sa faim et sa soif. Il se leva et secoua son vêtement afin d’en rejeter la poussière, puis il commença de descendre vers le Jourdain.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

XI

LES ESSENIENS

 

« Tu es trop riche », dit le moine.

Et Jésus trembla.

Quelque nuage bas rôdait autour du mont qu’il venait de quitter. Le premier mot d’accueil des solitaires était un reproche, une mise en accusation. Qui sait ? Une condamnation, peut-être…

« Tu es trop riche. »

L’ermite du Jourdain ne s’expliquait pas davantage. Il n’en était pas besoin. Le fleuve, vague par vague, allait vers son destin. Et Jésus comparait à lui l’image de sa pensée, dans ses heures de désir infini. Il baissa la tête. « Je voudrais savoir parler ! » Il ne prononça pas ces mots, mais le moine les entendit et le contempla tristement :

« Es-tu bien sûr de ne pas t’égarer ici ? Qu’as-tu en commun avec nous ? »

« Je n’ai pas d’ambition », dit Jésus.

Mais, avant d’avoir achevé, il sut qu’il allait mentir.

« Je n’ai pas d’autre ambition que de servir mon père comme il désire que je le serve. »

Et, dans son cœur, il méprisait l’Essénien de craindre les mots et de ne pas comprendre l’importance du Verbe.

Pourtant, il resta quelques semaines au milieu d’eux. Le paysage dur et désert qui servait de cadre à leur vie l’enchantait tout autant que leurs visages étroits, desséchés par la méditation, où les yeux seuls exprimaient l’âme — une âme vraiment fatidique, semblable à elle-même du commencement à la fin du jour.

Mais, devant eux comme devant les siens, il éprouvait le besoin de se taire, de se garder pour soi ; ni par jalousie, ni par égoïsme, mais l’instinct le plus sûr de la prudence. « Trop riche. » Pour eux comme pour tous. Il avait perdu l’habitude, chère à son enfance, de compter les jours. Non pas celle d’attendre le Signe et de l’appeler de tous ses vœux. Il pensait que le Signe viendrait quand il l’attendrait le moins et, dans la crainte de ne pas être prêt, il s’interdisait même le sommeil. Mais le Signe ne venait pas.

Un jour, il entra dans la hutte du moine qui, la première fois, l’avait reçu. Il ne savait comment expliquer les motifs puissants de sa démarche, ni le mal dont il souffrait. Mais, cette fois non plus, l’anachorète n’eut pas besoin de paroles.

« Rase-toi la tête. Revêts une robe couleur de cendre. Travaille. Tu reviendras me voir dans huit jours. »

Le travail était des plus vils qui se pussent concevoir. Jésus s’y adonnait avec un sentiment secret d’exultation qui le rendait suspect aux autres moines. Il creusait dans la terre, durcie et recuite sitôt qu’on s’éloignait du fleuve, de profonds couloirs pour enterrer les morts ; les squelettes non seulement humains mais animaux que les Esséniens se faisaient un devoir de dérober, épars dans le désert, aux becs des oiseaux de proie.

Il arrivait qu’après une ou deux heures de labeur passionné sous le feu du ciel, Jésus s’asseyait sur le sol de sa fosse, les paumes douloureuses, le crâne meurtri par l’ardeur des rayons. Alors, il souriait et, ravivant volontairement ses blessures au contact du bois, il entrait à nouveau dans le trou et creusait plus profondément, avec plus de méthode et de lenteur.

Quand les huit jours furent écoulés, il avait à peu près compris le sens du temps, le Signe de l’Eternité par lequel on atteint à la joie de l’acte, à la joie simple de l’acte simple.

« Crois-tu en Dieu, maintenant ? » demanda le moine, quand ils se revirent.

Mais Jésus ne répondit pas et le moine lui ordonna de travailler quinze jours dans les jardins, petites oasis précaires qu’il voulait établir à l’Est de la colonie, en utilisant les alluvions du Jourdain, où poussaient d’aigres roseaux verts. Et, pendant ces journées, Jésus se pencha sur une vase crevant en bouillonnements d’eau jaune, les jambes glaiseuses jusqu’aux cuisses.

Ces semaines achevées, on ne l’interrogea plus sur ses croyances. Il se sentait pourtant en mesure de répondre. Ce fut peut-être pourquoi on ne le fit pas. Une demi-douzaine de jeunes néophytes étaient envoyés à Engadi, capitale aride de la secte. Jésus reçut l’ordre de les accompagner. Ils marchaient vite, pieds nus, choisissant les sols rudes, hérissés de graviers, pour s’y meurtrir, et s’arrêtant à chaque fois qu’ils rencontraient un ossement ou une immondice pour l’enterrer.

Ce fut d’eux que Jésus apprit le temps du noviciat requis : quatorze mois. Il les laissa s’éloigner, les suivant quelque temps, jusqu’à ce que la Mer Morte, enfin, lui apparût. Cette eau terne, immobile comme un miroir, d’un coup, combla sa lassitude. Il ne tenta pas d’aller plus avant. Il s’assit et se prit à pleurer. Puis il offrit ses joues au vent et le vent sécha ses pleurs.

Dans la nuit, la Mer Morte brillait comme une ville engloutie. D’innombrables étoiles en étaient les lampes renversées. Et l’on eût dit que les lointaines lumières de Machéconte et de Callirhae, de l’autre côté du lac, se miraient en elle.

Jésus pensait aux trois Hérodes, dont c’était le fief favori. Il n’enviait pas leur luxe, ni leur puissance. Il ne les imaginait pas. Mais leur présence, leur existence étaient à ses yeux de plus grands défis que l’existence et la présence des hommes de César eux-mêmes. Il pardonnait aux conquérants ce qui, d’hommes de sa race, lui paraissait monstrueux. Il haïssait les Hérodes de n’être ni pauvres, ni assez « riches » pour se tourmenter de leurs richesses. Il avait peur.

Au retour, il évita Jérusalem. Il y avait des jours et des jours qu’il ne s’était pas lavé. Les larmes montaient au bord de ses paupières à chaque fois qu’il songeait aux robes immaculées des Esséniens mangeant. Il se rappelait aussi, en voyant les regards qu’on lui jetait au passage, les reproches de son frère.

« Je suis un scandale pour tous », se disait-il. Et cette réprobation unanime lui semblait la seule gloire qui fût digne de lui.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

XII

L’ENFANT PRODIGUE

 

C’étaient, entre Marie et lui, des scènes navrantes. Depuis la mort de Joseph, il se sentait fautif envers elle. Cette mort avait tout bouleversé, y compris et surtout le sentiment justifié de son indépendance. Joseph vivant, la quotidienneté du vivre assurée, il n’avait eu aucun scrupule à vivre en dehors de la famille — à suivre sa propre voie dans la nuit de l’âme. Il s’en était remis aux bigarrures des heures chaudes ou ombreuses, à son instinct, aux humeurs mêmes de son père adoptif. Le travail était de l’art, la vie une fructueuse paresse. Et jamais la pensée ne lui était venue qu’entre les choses de son métier et lui-même des liens de responsabilité, un jour, pourraient s’établir.

Dès son retour du Jourdain, des réalités si neuves s’imposèrent à lui. Marie ne se plaignait pas, mais le tout petit pleurait parce qu’il avait faim. Anne regardait les jeunes gens en détournant d’eux son regard comme toutes les filles de son âge, et Jésus savait qu’elle ne lui pardonnerait pas leur pauvreté si la grossièreté de ses vêtements lui faisait perdre un mari. Quant à Jacques, il épiait les gestes de son aîné, ayant peut-être, et malgré son jeune âge, nourri l’espoir, pendant la courte absence de Jésus, de jouer le rôle de chef de famille.

Les petites économies du père, les frais des funérailles les avaient emportées. Déjà, quelques pièces du pauvre mobilier avaient été vendues. Ce fut pour en fabriquer d’autres que Jésus reprit la scie et le marteau. Et il découvrit qu’il ne savait rien.

Bonne odeur du bois, tendre fraîcheur des planches, rêves d’arbres grands et dressés… Joseph avait eu raison : le travail n’est pas un jeu. Quand il rentrait, le soir, un ongle écrasé, un poignet meurtri, une écharde sous la peau, et que Marie le soignait, il avait honte. Mais honte bien plus quand un acheteur, l’œil benoît, discutait âprement, drachme par drachme, obole par obole, le prix proposé. Jésus, presque toujours, cédait. Il arrivait qu’il travaillât toute une semaine pour le remboursement du bois.

Le malheur était qu’il ne s’abusait pas sur sa faiblesse et ne la nommait pas honnêteté. C’était bon pour les autres, somptueusement logés dans d’éclatantes villas, de dire qu’ils n’auraient pas fait tort d’une pièce d’argent à leurs créanciers et qu’ils étaient en paix avec leur conscience. Peut-être, d’ailleurs, était-ce vrai. Comment savoir ? Jésus, lui, n’était pas en paix avec la sienne.

Il voyait lucidement que son inaptitude à faire vivre les siens apportait une dernière touche à l’image que les gens s’étaient formée de lui. Et il reconnaissait qu’il était juste qu’on le considérât comme un simple d’esprit, incapable — et qu’y a-t-il au dessous de ça ? — de veiller à ses propres intérêts. Le courage de dire non ? Il y rêvait longuement, aux approches de la nuit — et cette nuit qui débutait devenait pour lui comme une mort, une autre vie. A chaque fois, il se donnait un peu de temps encore.

Alors, éclatait entre la mère et lui une de ces querelles silencieuses, effrayantes, où le mutisme du cœur était, pour elle comme pour lui, plus meurtrissant que des insultes. Il jetait sur la table le maigre profit de la journée. Il disait :

« Je ne peux pas faire mieux. Dans ce monde de voleurs… »

Elle inclinait le front, sans plus. Et ils restaient assis l’un en face de l’autre. Jusqu’à ce que la contrainte de se taire eût brûlé les yeux de Marie d’une larme qu’elle cachait à son fils en se baissant pour ramasser à terre quelque chose qui n’y était pas.

Il sortait, ne revenait qu’à l’aube. Et c’était fait : une autre journée était là, à tuer comme la précédente par le lent cheminement du rabot.

« Tu es trop riche ! » Combien l’accusation du vieux moine lui paraissait maintenant dérisoire ! L’humilité qu’il avait pu garder parmi les Esséniens retentissait en lui, lorsqu’il s’en souvenait, comme un incommensurable orgueil. Car, s’ils l’avaient jugé à tort, du moins ils l’avaient jugé sur son meilleur. Tandis que, dans ce monde de l’argent, dans ce métier voué à la destruction de l’une des plus belles choses du monde : un arbre, il n’y avait rien pour lui. Ils avaient raison de rire. Quand le buisson de feu lui était apparu, Moïse paissait ses troupeaux. Qui jamais avait entendu dire que le Signe était apparu à un menuisier ?

Ce fut vers cette époque que se fit particulièrement vif le souvenir de Jean. Partir, s’enfuir dans le désert, y vivre seul en criant son mépris aux voyageurs égarés, était-ce donc si difficile ? C’était de cette action, pourtant, qu’on tissait à Jean le Baptiste une couronne de gloire. Simplement, partir.

« Je ne désire pas la gloire, mais le bonheur. » Ambition plus difficile à satisfaire, pour certains êtres. Pas pour d’autres. Anne se mariait. Jacques suivit un de ses amis à Cana, où ils s’installèrent marchands de poisson. Et le cercle se rétrécit d’autant autour de la mère et du fils. Son incertitude, elle le nommait assagissement, et elle s’en réjouissait. Mais, du secret qu’elle pressentait, il ne lui fit jamais confidence. Il avait trop souffert de ces journées de querelles, de ces journées d’attente hargneuse entre la mère et lui. Maintenant qu’enfin le silence était apprivoisé, il tenait plus à cette conquête qu’à tout au monde. Si grand, si étonnant que fût le secret, il savait bien que le publier ce serait le perdre.

Lui-même, et dans la plus complète des solitudes, il redoutait de s’avouer sa victoire. Il ne voulait même pas renouveler l’expérience grâce à quoi il avait pris conscience de sa vertu. Il se retenait d’y penser de peur que, commentée, elle ne perdît toute valeur.

Plus tard, il oublia le jour et l’heure. Il ne se rappelait plus qu’un éblouissement fugitif devant l’enfant meurtri. L’enfant qu’il ne connaissait pas et qui pleurait. Et l’enfant avait cessé de pleurer, d’avoir mal, à l’instant où il le regardait. C’était un soir, après le travail. La mère l’attendait. Mais, bien qu’il la sût tourmentée par ses retards, elle craignait toujours qu’il ne s’enfuît de nouveau, il était demeuré longtemps auprès de l’enfant guéri. Avidement, il lui demandait :

« Qu’as-tu ressenti ? Est-ce mon regard qui t’a fait du bien ? Est-ce ma caresse ? »

Et il contemplait ses mains, et il eût voulu voir ses yeux. Mais il se voyait déjà, sans l’aide d’un miroir. Il était hors de lui-même et surpris de son peu de poids. Enfin, il avait embrassé le petit, lui avait défendu, avec menaces, de publier sa guérison. Et, pour atténuer l’éclat dur des paroles, l’avait rappelé et embrassé de nouveau.

Depuis, toute sa pensée renouvelait le va-et-vient entre ces deux extrêmes ; il avait, partout et toujours, envie de caresser et de meurtrir. Marie surtout. Mais les blessures les plus profondes, c’était alors qu’il croyait lui dire les mots les plus tendres qu’il les lui infligeait ; car, au bout de la sincérité et de la tendresse, elle savait pressentir l’inévitable départ. Et lorsque, grave et renfermé, il laissait s’apaiser entre eux les grandes ondes du silence, dans une absence dédaigneuse, c’était alors qu’elle se reprenait à espérer que, malgré tout, il s’habituerait à cette vie.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

 

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CECI EST MON CORPS – PREMIER LIVRE – Deuxième partie

DEUXIEME PARTIE

________

JEAN-BAPTISTE

ou

LA TENTATION DE L’ASCETISME

 

LA CONNAISSANCE

______

CHAPITRE V

 

de soi : le déchirement

I

JEAN-BAPTISTE

 

Jean avait un vêtement de poils de chameau et, autour de ses reins, une ceinture de cuir. Il se nourrissait de miel sauvage.

Sa voix était lente et brutale comme celle d’un homme qui, depuis des années, vit dans la solitude ; âpre et brutale comme celle d’un homme qui, depuis toujours, refuse pour soi-même les plaisirs et les joies. Les pèlerins qui venaient vers lui, il ne les complimentait pas de vouloir, enfin, faire pénitence. Il les insultait en face, avec des mots sonores comme seul peut en trouver celui qui n’a jamais couché dans le lit de l’épouse et ne s’est jamais enivré.

« Vous ne serez pas jugés, s’écriait-il, sur vos ancêtres, mais sur vos propres fruits. Les temps sont proches où les plus beaux arbres de la forêt seront mis à bas parce qu’ils ne portent plus de fruit. Et tout le vieux bois sera jeté au feu. Seul ce qui est de vous sera justifié ou puni, et non vos pères, ni votre race ; car, de ces pierres mêmes Dieu peut faire naître des fils à Abraham, s’il le veut. »

Paroles dures à entendre pour des hommes qui plaçaient la primauté de leur filiation au-dessus de toute vertu. Ils ne se blessaient pas de ses violences, pourtant, soit qu’ils le crussent simple d’esprit, soit qu’ils aimassent être flagellés. Il n’était pas de jour qu’on ne vînt lui demander conseil. Au plus pauvre, il répondait :

« Que celui qui a deux tuniques en donne une à celui qui n’en a point. »

A l’agent du fisc :

« N’exigez rien au-delà des ordres que vous avez reçus. »

Et, au soldat :

« Abstenez-vous de tout pillage. Contentez-vous de votre solde. »

 

Mais ce qu’on attendait de lui, c’étaient d’autres menaces, d’autres promesses. Et, pour l’y pousser, on ne craignait pas de l’interroger sur lui-même :

« Es-tu le Christ, es-tu le Messie que nous attendons ? Es-tu Elie ? Es-tu le Prophète ? »

« Non, » disait-il, « non, je ne le suis pas. »

« Qui donc es-tu ? Que dis-tu de toi-même ? »

Il levait son regard noir vers les grandes étendues. Il frissonnait et tous les spectateurs voyaient les petites rides de la peur naître et se prolonger sur ses bras maigres :

« Je suis la voix qui crie dans le désert. Moi, je baptise dans l’eau ; mais il vient, celui qui est plus puissant que moi. Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de sa chaussure. »

Au milieu du cercle agrandi, il entrait en transes. La passion, enfin, le soulevait. Les bras tendus et son noir visage immobile, il les dévisageait, l’un après l’autre, ces commerçants avides et ces prêtres menteurs. Sa voix devenait un hurlement :

« Il vous baptisera dans le feu. Il nettoiera sa grange et brûlera tout ce qui ne sera pas froment. »

Ses regards les transperçaient mais ne les voyaient pas, eux que sa violence rassurait, car c’était celle-là même d’Ezéchiel et d’Amos. Mais l’un de ceux qu’il ne voyait pas le regardait.

« Le voici donc, le tant envié ! que je suis venu poursuivre au milieu du désert. Un petit jeune homme maigre. Oui : maigre et petit, et plein de la lourde fatuité de ceux qui ont su se trouver une place, plein de l’absurde aveuglement de ceux qui ne souhaitent qu’être vus et non pas voir, être admirés et non pas connaître ni comprendre. Pourtant, je le savais bien qu’il avait mon âge ! »

Jésus ne s’avouait pas la pire humiliation, et, par suite, il la ressentait avec une force accrue. Mais il était sincère en se reprochant d’avoir jalousé si longtemps, si tenacement, le solitaire. Il découvrait, soudain, l’abîme d’inattention et d’égoïsme que voile, chez le meilleur, toute notoriété ; il ne résistait pas au dégoût qui le poussait à fuir.

Le lendemain, de nouveau, il était au bord du fleuve. Désirant et redoutant, tout à la fois, que son cousin le reconnût. Le reconnût pour son cousin ou pour Celui Qui Devait Venir ? C’était toujours la même attente désespérée du Signe qui le poussait à s’approcher du prophète, à toucher sa peau de bête, ou à fuir, seul et le dos courbé, dans la réverbération terrible des sables.

De loin, encore, il épiait les pèlerins qui descendaient de la Ville vers le fleuve. Coup de canne après coup de canne ou, du même geste indéfiniment répété, remontant le petit sac et la gourde sur l’épaule. Et, de même, un peu plus tard, un pied plus haut, plus bas que l’autre, à cause de l’inégalité du sol, vociférant des injures et des prières, ils s’en retournaient à leurs vices, à leurs affaires, aussi vils qu’à l’arrivée ; un peu plus vils en ce qu’ils essayaient de greffer sur leurs personnalités sombres et sordides un peu du reflet de l’Autre — la voix qui crie dans le désert. Ils n’avaient rien appris que la vertu de l’imitation.

Loin d’eux, Jésus levait les bras au ciel, verticalement. Non pour prier. Une force, qui avait nom « l’Attente dans le Calme » tombait du ciel sur lui, du bout de ses doigts à ses épaules. « Si j’étais pur, je soulèverais le monde. » Mais l’Autre, là-bas, qui gesticulait au milieu du cercle des disciples, comme un scorpion noir à l’instant de se tuer, l’Autre n’était pas plus pur que lui. Et sa voix attirait à lui tout Israël.

« Nous avons beaucoup à apprendre l’un de l’autre. Moi de lui l’éloquence, lui de moi l’âme ouverte. »

Un jour, tout un groupe d’hommes s’approcha du prophète. Ils portaient une forme étendue. L’un d’eux balbutia quelques mots que Jésus n’entendit pas. Mais il put deviner que l’homme demandait à Jean de guérir son ami.

Jean s’écarta. Et les hommes qui portaient le corps étendu le descendirent dans l’eau. Jean le baptisa. Et ils le remontèrent. Mais il demeura couché et roide sur le sable où, épuisés, ils le déposèrent. Sa tête seule bougeait, de droite à gauche, de gauche à droite. Il ne se plaignait pas. Il n’avait jamais espéré guérir.

Jésus comprit qu’il n’avait espéré guérir. Jean n’avait jamais guéri personne. Ce n’était pas le malade que Jésus plaignait, mais Jean, et ce fut vers celui-ci qu’il alla.

Jean leva la tête et le vit. Ou, plutôt, il vit la grande douceur répandue sur ses traits. Il ne reconnaissait pas Jésus, mais cette douceur ne lui était pas inconnue : elle correspondait à quelque chose qu’il avait dû vaincre dans sa première jeunesse. En outre, elle répondait à son découragement, à sa fatigue présente. Jésus était blême, tant à cause de l’effort qu’il avait dû faire pour sortir du cercle des spectateurs qu’en raison de sa pitié pour le magicien malheureux. Mais, en même temps, ses yeux brillaient d’un éclat assuré, comme ceux d’un homme qui, enfin, a vaincu sa peur.

Jean détourna le regard de ce visage. Alors, il remarqua la robe blanche de Jésus et — parce que le blanc était la couleur des Esséniens — il se crut en présence d’un membre de la secte. Jusqu’alors, toujours, les ermites de la Mer Noire l’avaient tourné en dérision.

Il n’en savourait que mieux sa victoire.

« C’est moi qui devrais être baptisé par vous », dit-il, « et vous venez à moi ! »

La parole retentit profondément en Jésus. Sa pâleur s’accrut et, soudain, il eut le pouvoir qu’il n’avait détenu encore, de parler en public.

« Laisse faire maintenant, car il convient que nous accomplissions ainsi toute justice. »

Les mots, il ne les avait ni voulus ni contrôlés. Ils n’exprimaient rien d’autre que son ardente, orgueilleuse certitude intérieure. Mais, à la rumeur qui les accueillit, il put juger combien leur étrangeté et leur douceur avaient porté sur la foule. Puis, il comprit qu’il venait de se mettre à la merci de l’Autre, qu’il venait de lui demander le baptême.

Et, se dépouillant de son vêtement, il entra dans l’eau.

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II

LE BAPTEME

 

Il était nu dans l’eau, à l’heure de midi. Et les regards des hommes ne l’humiliaient pas, ni le geste au-dessus de lui, protecteur, de Jean. Il avait croisé ses bras sur sa poitrine. Une claire chaleur bleue s’étendait du ciel sur lui. Il était au creux de la coupole du ciel reflété, à nouveau le centre de l’univers. Et la lumière se séparait au-dessus de sa tête, plus haut que le bras de Jean, comme les deux ailes d’une colombe.

Quel soleil trouait les prunelles de cet envol de flammes blanches ? Et qui disait :

« Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances » ?

Est-ce que l’étranger Gabriel était là, perdu dans la foule, qui l’admirait et le reconnaissait sans l’avoir jamais vu ? Ou bien la voix n’était-elle sortie que de lui ? Lui seul, sans doute, l’eût pu dire. Mais sa joie, qu’il retenait contre lui avec ses bras croisés, sa Joie n’était due qu’à lui-même. Il avait parlé et l’on ne s’était pas moqué de lui ; il s’était dévêtu et il n’avait pas honte ; il était venu à Jean, le baptiste, et Jean l’avait avoué pour son égal — ou pour son maître ?

Il sortit de l’eau et s’agenouilla à l’écart. Les regards d’un grand nombre étaient sur lui. Il étendit les bras, parallèlement, vers le ciel, il se rechargea de force. Et, tout à coup, il se vit : à genoux et semblant prier. Il était au milieu des choses et des gens, et il se voyait avec la même netteté et le même détachement que, la seconde d’avant, il avait vu les gens et les choses. Il était l’oiseau-lumière, qui planait les ailes étendues.

De tous les regards posés sur lui, celui de Jean était le plus attentif et le plus intense. Et Jésus n’avait pas besoin d’entendre ce qu’il disait pour deviner le sens et le rythme des mots :

« Voici l’agneau de Dieu. Celui qui ôte les péchés du monde. C’est de lui que j’ai dit : « Un homme vient après moi, qui est passé devant moi parce qu’il était avant moi. »

Ainsi qu’un magicien sous les acclamations, Jésus baissa la tête. Sa joie était sur le point de finir. Elle était trop violente pour ne pas finir sur le champ. Déjà, une voix perverse lui soufflait que, puisqu’il avait osé créer de toutes pièces le Signe, le vrai Signe ne viendrait jamais. Il cessa de se voir. Il fut cet homme penché sur le sol, et qui écoutait sans entendre. La force qui l’emplissait lui faisait mal.

Cependant, il s’est couché dans le sable, le ciel posé sur lui comme un drap. Et voici : la Force s’apaise et le libère, sans que cette libération lui soit un mal. Les rumeurs qui chantent autour de lui, le doux bruit de l’eau contre les berges ou le cri rapide d’un rapace, chantent en lui et le comblent, et font taire par leur présence le tumulte de sa pensée.

Il y a des jours derrière lui, et des visages qu’il avait cru oubliés. Sa mère Marie est dans le bruit de l’eau, ses frères planent là-haut sur des ailes noires et la Petite Fille à la Souris est au cœur rose d’un nuage. La fumée qui monte du Jourdain n’est pas si légère que celle du puits : elle s’étend et s’éparpille aux quatre coins de l’horizon comme sa propre vérité. De l’autre côté du Jourdain se dresse le blanc château des Mages, venus, disait sa mère, pour l’adorer. Plus loin encore retentissent le hurlement d’Hérode le vieux et les plaintes des massacrés. Et des femmes s’étirent dans le ciel, qui disent : « Voilà celui qui s’envole vers le Seigneur. » Et le Seigneur, plus loin toujours, plus haut, a la figure dure et souriante de Gabriel quand il quittait Marie après l’avoir créé.

Tel est son monde, étrange, en vérité, et solitaire. Mais, pour la première fois, et dans les limites de ce monde, il a vaincu les lois de l’effondrement du plaisir : toute l’ardeur des voyages converge vers ce point unique, sans lequel il n’eût pas été. De ce point, qui fut lui-même, il s’élève et grandit, pareil à la touffe de cactus. Au bout de sa croissance est la mesure du monde, non plus du sien mais de l’autre, le vrai, qui, alors, se confondra avec le sien. Est-ce qu’enfin c’en est fini de la division contre soi-même ?

Près de lui passent et repassent les pèlerins, dont l’un, parfois, l’enjambe. Il va leur parler, tout à l’heure, dès qu’il voudra… Mais il attend. Il est bien. Que dit-il, l’Autre, sur la berge ?

« Repentez-vous, car le Royaume de Dieu est proche. »

Oui. Il s’en va se repentir, d’abord. Il n’est plus à huit jours, non plus qu’à deux mois près. Maintenant qu’il n’y a plus de signe à attendre, maintenant qu’il a compris que tout viendrait de lui, et de lui seul, il lui paraît que l’éternité est sienne. Il lui faut la solitude, d’abord, être seul avec lui-même comme jamais il ne l’a été. « Demain, je me laverai de ma vie passée, lourde, indigeste — je me laverai des légendes et de la fausse sécurité qu’elles entretiennent… »

Il s’écoute vivre avec ravissement. Il épouse son corps.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

III

LES TENTATIONS

La solitude était semblable au bec de grand aigle posé sur un rocher sans faille, immobile comme s’il eût été lui-même sculpté dans la pierre. Audacieuse et cruelle, immobile elle aussi, elle ne cessait de le contempler fixement. Avec la fixité de la pierre. Et le désert était tout autour d’eux. Mais, sous cette apparente tranquillité, des sables grouillaient mille vies, depuis le vairon énorme jusqu’à l’infime vermisseau. Et gisaient quelles nappes de liquide précieux?

Nulle ride sur son front, nul éclair trouble dans yeux ne manifestait l’existence des étranges pensées et des souvenirs tronçonnés qui rampaient l’un vers l’autre. Et, durant le temps de cette insatisfaction aveugle qui, du Jourdain à l’Hébron, et de l’Hébron à Jérusalem, le promena quarante journées, rien ne la manifesta. Pourtant, il y eut des heures si terribles qu’il ne pouvait se les rappeler, plus tard, sans un long frisson, toujours étonné d’avoir, volontairement, accepté cette angoisse.

Mais, d’abord, toute l’épreuve consista à demeurer immobile. N’être que soi. L’aigle sur sa roche lui était un exemple; tout au moins les premières heures l’oiseau lui fut un exemple. Puis il s’envola, et Jésus fut seul, sans un autre visage et sans une autre face sur quoi poser les yeux. Et le désert était semblable à quelque monde anéanti.

Lui-même, il était ce monde. Regardant le désert, d’une façon plus éclatante, plus évidente qu’au bord du Jourdain, il se reconnaissait. Tout ce qui prend naissance dans la peine et le conflit existe, quelque jour, plus puissamment que ce qui n’a dû faire aucun effort pour naître. Et il était à l’heure, enfin, où sa vie prenait un sens : où il comprenait le doute et l’horreur – et les admettait l’un et l’autre, l’un par l’autre pour ce qu’ils avaient été : l’accomplissement d’un être non semblable.

Il était intact. Miracle! Seul, là, tel que voulu et retrouvant en lui-même toute l’innocence des premiers âges, l’éveil lucide de l’enfant qui sait que, ce qu’il désire, il le lui faudra prendre. En même temps, épuisé. Sans rêve autre que celui de rester longtemps assis sur la roche, le long sable à ses pieds. Il n’y avait plus rien à attendre.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Et sitôt qu’il se fut réjoui, ainsi, de son apaisement, son apaisement, une fois encore, se fissura. Il était seul et mordu du désir de la multitude. Il avait espéré des jours d’isolement : les premières heures suffisaient à le briser. Il se jeta le front contre terre et s’endormit.

Lorsqu’il s’éveilla, la nuit était venue et les étoiles brillaient en grand nombre. Mais le sommeil n’avait interrompu ni le désir ni la terreur. Les mots qui l’avaient rassuré : « Il n’y a plus rien à attendre » le faisaient frissonner, maintenant. Il s’était rêvé marchant dans la foule. Et tous se détournaient sur son passage. Des lèvres bougeaient sur son passage. Des lèvres muettes, et il avait peur d’entendre. Encore couché, il ramassa du sable et l’émietta entre ses doigts. Un sable dur, compact, humide. Il lui fallait ne plus penser. Mais il savait, par expérience, que c’était là le plus difficile.

Quarante jours. Est-ce qu’il comptait par heures, ou par secondes? Des gouttes de silence, une à une, tombaient de la voûte des cieux. Et chaque larme lui donnait soif. Il parle et tout se tait; le silence est le seul écho que puisse susciter ce cri.

« A qui m’adresserai-je, maintenant? Vers qui lancerai-je cette pierre désormais perdue hors du chemin prémédité de la fronde? N’était-ce qu’orgueil, cette impatience de fuir les hommes ou bien, vraiment, conscience d’un avenir que moi seul puis remplir? Mais si nul Signe n’est à attendre, s’il n’y a rien d’autre en la gloire du prophète que l’habileté du mage, si tout espoir se crée, si toute science s’apprend, comment saurai-je que je suis l’élu? Je te découvre immobile en moi-même, ô Foi, et plus semblable au refus de vivre qu’à l’enthousiasme du prophète. Et, toute pareille, cette sécheresse : le mur fermé des êtres, sur lequel je n’ai pas assez pleuré. Donc, c’était cela que me promettait mon extase – la nuit. Pire que la nuit : un abîme sans lune et sans étoile, une insoutenable déception. Cela n’est pas la voie de la sainteté, c’est le chemin du désespoir. Comment ne les mépriserais-je pas, les hommes, si, contre moi-même, j’exerce un tel mépris? Oui, ceci me sauverait : les tenir tous dans mes mains. Pouvais-je prévoir qu’ils deviendraient si petits, vus d’une certaine hauteur? Ah! Je n’ai plus peur d’eux. Je parle à Quelqu’un de plus terrible et je ne crains pas ses réponses. Nu, je les haranguerai de la plus haute terrasse et ils ploieront au souffle de ma voix, comme des arbres surchargés de feuilles et de vent. Et je les lancerai, plus tard, à la conquête du monde, moi derrière et qu’on ne verra pas. »

Il gravissait le mont. Sous ses pieds, il n’y avait rien que du sable. Et ce spectacle aiguisait son tourment :

« Voilà », dit-il, « tout ce que le monde peut offrir au solitaire : une mer d’immobilité et de silence. » (Il voyait en esprit les splendeurs du Tétrarque, il écoutait le pas des vainqueurs Romains.) « Je pénétrerai dans ces grandioses chambres. J’étourdirai ces Rois de mille tours, je me ferai entendre d’eux. Et mon regard les fera pâlir et ma puissance les étonnera. Et l’on bénira mon nom à l’égal de ceux d’Abraham et d’Elie. »

Il commençait à le croire, quand un profond découragement s’empara de lui, balaya ces vides espérances. Il était assis, les mains aux tempes.

« Non, le pourrais-je, je ne le voudrais pas. Ni Hérode, ni César ne me font horreur, mais le faux apparat de leur fonction. Je hais l’homme riche qui, parce que riche, se persuade qu’il est libre. Je défaillirais de dégoût dès la première sortie publique, les gardes devant et derrière moi, bien moins pour m’honorer que pour me défendre. Je ne pourrais supporter le sourire éparpillé des courtisanes, ni ne saurais combler cette profonde amertume avec des plats d’argent. Toujours, à l’homme qu’il me faudrait mettre à mort, je poserais la question : « Qui aimes-tu? » Et je ne serais jamais las d’observer le mouvement harmonieux de ses membres. Il faut bien redescendre parmi les hommes pour les gouverner – et les voir. Comment pourrais-je me faire servir par eux, alors qu’il est écrit : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que lui seul? »

Quand il s’en revint de l’Hébron, il pensait à ce Dieu. Il chassait, du pied, des petits cailloux ronds comme des pains. Les Prophètes étaient nourris dans le désert. Une douleur si vive, si tenacement présente, n’est plus la Faim, mais une sorte d’enfer intérieur. Quelqu’un, au-dedans de lui, rongeait les chairs et les organes : il sentait les deux griffes implantées dans ses côtes. Elles le punissaient du moindre mouvement et du moindre pas. Entre les griffes, était un bras de fer, rigide sous le thorax, et qui le ployait très bas sur le chemin parcouru; il tournait sur lui-même, toupie fuyant l’inflexible morsure. Le désert tournait en même temps que lui : après des jours, il reconnaissait un petit cactus solitaire, une dune rouge, un amoncellement d’os. Et les pains, eux aussi, tournaient. Le mouvement leur prêtait une odeur savoureuse – une odeur chaude de pierre brûlée.

Une hallucination le guide vers la plus frugale des nourritures : celle des Ermites de la Mer Noire. Changer en pain ces pierres? Il ne doute pas qu’il le puisse. Cela est son métier de faire ce qui est interdit aux autres hommes. Déjà, il étend la main. Tels, des pigeons se jettent sue le gravier qu’on leur présente entre deux doigts. Et, parfois même, ils le dévorent.

Mais il a trop misé sur ses forces physiques. Combien de jours qu’il n’a pas mangé? Il chancelle et tombe sur les brioches blondes. Il ressent leur morsure et rit d’un rire de dément.

« Que cette tentation s’éloigne de moi! Ce n’est qu’une défaillance. Une défaillance sans lendemain, indigne. »

Debout de nouveau, comptant ses pas, il remonte vers les villes. Il est loin des quarante jours. Mais il peut bien, si tôt, se mettre en marche. Car combien de soleils éclaireront sa route vacillante? Combien de nuits couvriront son corps tendu, broyé par un épuisement en qui seront le renouveau et le courage d’un pas encore, et puis d’un pas?

Le Temple. Jamais Jésus ne l’avait vu de si près. Il ne pouvait rien imaginer de plus imposant que sa triple enceinte en haut du rocher escarpé.

Lorsqu’il y atteignit, le matin du trente-neuvième jour n’était pas encore levé. Les murs se perdaient dans la nuit. Il les franchit par le portique de l’Est, ayant longé dangereusement le précipice jusqu’à cette porte retirée. Du même pas incertain, il traversa l’immense Parvis des Incroyants, si décontenancé, si faible que, surpris par quelque prêtre, il n’aurait su répondre, aurait pleuré comme un enfant perdu. Sur une marche de l’Autel des Holocaustes, il trouva un fragment de pain non sanctifié, mais il ne le mangea pas tout de suite. De même, il n’essaya pas d’entrer de front dans le Sanctuaire. Par le Gizrah, il atteignit l’Edifice latéral de gauche, y monta, se hissa sur le mur Sacré et, de là, sur la couronne des Piliers du Saint des Saints. Il n’y avait plus au-dessus de lui que la terrasse de l’Edifice Séparé à l’Occident. Lorsqu’il y fut, le soleil était visible de l’autre côté du Jourdain; et l’espace soudain découvert si vaste qu’un instant il eut l’illusion d’avoir toute la terre d’Israël sous les yeux.

Il ne pouvait plus en jouir.

A quoi bon? Tout n’est qu’illusion. Depuis trente-neuf jours, il n’a vécu que d’illusions. Il a connu que, dans le domaine de la pensée, tout est possible – mais dans ce domaine-là seulement. Ainsi, il a bâti toute sa vie sur un rêve. Il y a des hommes partout, qui ont tenté ce qu’il tente et qui ont échoué. Pourquoi devrait-il réussir? Et réussir à quoi, ou échouer dans quelle entreprise? Il ne saurait même pas le dire. Il n’a jamais été si aveugle, si absent de son rêve. Peut-être ne voulait-il que vivre. Ne veut-il que vivre. Dans une chambre fraîche, sa mère le servant. En écoutant les plaintes bénignes d’une sœur mariée, d’un frère qui, lui aussi, s’est cru quelqu’un. Mais il ne le peut pas, c’est trop tard. Et même il le voudrait, ils ne voudraient plus de lui. Sa mère, seule. N’a-t-il pas, sans tricher, combattu pour que cela pût être? Ah! Il y a trop de distance d’eux à lui : sa liberté commence où finit le bonheur.

Il s’est penché au-dessus du court crénelage. Et la Ville est toute là, sous lui. Des petits êtres vont et viennent, qui ne l’attendent pas, qui ne s’attendent pas à se trouver à travers lui. Les a-t-il regardés autrement que jadis avec ses yeux d’enfant silencieux et têtu? Il s’agit maintenant de s’égaler à eux, d’abord. De n’être pas pris en défaut par leur étrange tableau de valeurs. Ne pas les heurter de front : chercher au scandale des étapes. Mais lui laisseront-ils le temps d’aller jusqu’au bout, d’atteindre le faîte?

Ils lui font peur, eux et leurs arrière-pensées, leurs exigences contradictoires d’une sensibilité apparente et d’une inconcevable et souterraine cruauté. Il voudrait savoir les gestes qu’il aura, le pli que prendront ses lèvres dans le sourire et dans l’amertume. Il ne se connaît plus de visage. Son sourire et son élan se heurtent à une carapace de chair dont il sait seulement que c’est tout ce qu’on voit de lui.

Il ne regarde plus les hommes, en bas, mais le vide qui s’écroule sur eux. Ne faudrait-il pas se délivrer, enfin, de cette enveloppe menteuse? Ce n’est pas une question mais un vertige. Si peu de choses, ce corps. A peine un geste y suffirait…

Et, tout à coup, cette facilité de l’irréparable le révolte. C’est le même sursaut que devant la Tentation de l’Empire et la Tentation du Pain : « Je vaux mieux que cela! Il est impossible que je disparaisse alors que rien n’est ébauché. On croit qu’il suffit de se jeter d’une tour mais, au milieu de la chute, des anges invisibles accourent et vous portent ».

Tout danse, de tous côtés. Il ne sait plus si le crime est de vouloir mourir ou de savoir qu’on ne le peut pas. Il est si léger qu’il s’envolerait dans l’air, s’en irait, soulevé par le vent dans les plis de son manteau, doucement se poser au milieu de la route. Alors, il pourrait parler. Alors, il serait entendu.

Par ce biais, il en revient au royaume du monde, et ce retournement le sauve. Il s’arrache à ses stupeurs, recule d’un pas, lève les yeux au ciel. Le ciel est vert et mauve. Et c’est la dernière heure.

Dans sa main moite s’émiette le pain du sacrifice.

CHAPITRE VI

 

des autres : le mépris

IV

LES MARCHANDS DU TEMPLE

 

Depuis un certain nombre d’heures, Nicomède contemplait, à travers une lunette de son invention dont l’usage était de grossir les objets lointains, cet étrange escaladeur de murailles. Quand l’obscurité fut trop grande pour lui permettre de poursuivre ses observations, il remisa son instrument dans un étui, puis, d’un pas paisible, il sortit de chez lui et se dirigea vers le Temple.

Soudain, dans l’ombre, — il avait atteint le premier parvis, celui des curieux et des incroyants — il s’arrêta. Pressés par le crépuscule, des marchands qui, tout le jour, avaient vendu les colombes pour le sacrifice et l’huile sainte, refermaient leurs paniers plein d’invendus, penchaient sur leur épaule la perche longue où gémissaient, pattes liées, les blancs oiseaux captifs. Certains, qui aux tables trop étroites pour leur négoce, avaient adjoint des tréteaux démontables, les repliaient en jetant vers leur voisin un regard soupçonneux.

Un instant, il les observa, aussi agiles et tourmentés que des voleurs surpris en flagrant délit. Et, silencieusement, il se prit à rire : sautant de la dernière terrasse, le jeune homme maigre que, tout le jour, il avait observé, en courant venait vers eux. Sans doute était-il las de se battre contre les vains démons de sa pensée : il avait grand besoin d’adversaires de chair et d’os et qu’au moins il pourrait meurtrir.

Une corde traînait par là, qui tout à l’heure, devait servir à ficeler quelque précieux colis. Le marchand, occupé à sa besogne avide, ne s’inquiétait pas. Le jeune homme prit la corde et la doubla. Puis il la fit siffler dans l’air. Le marchand la reçut en plein visage et vacilla. Moins que le coup, peut-être, la voix — profonde et dure — le rendait muet :

« Chiens qui osez faire commerce de la Foi, vendeur d’âmes ! »

Un autre avait eu le temps de baisser la tête ; il reçut le coup en travers des reins et hurla. Celui-ci était un changeur : sur sa table brillait encore un monceau d’or et d’argent. De son fouet improvisé, le jeune homme l’éparpilla. Nicomède écoutait, ravi, tomber sur le pavé cette pluie musicale.

Le geste de l’audacieux ne le surprenait pas. Mais il eût aimé en déceler le secret mobile. « Il a peur et il se dompte », pensa-t-il. Et aussi : « Il a vécu trop longtemps loin des hommes. Ils l’égarent avec leurs couleurs flottantes, leurs étoffes vives, leurs cris âcres, leurs odeurs sonores. Il est si faible qu’il lui paraît que les blessures qu’il leur inflige rétablissent un équilibre détruit. Et ces yeux, surtout, le terrifient, petits, enfoncés dans l’orbite, lampes du vice dans la tête de mort. »

« Ah ! Qu’avez-vous fait de la maison de Dieu ! »

Etrangement, Nicomède comprit que le mot : « Dieu » était là pour un autre ; que le jeune homme pensait une autre chose, plus précieuse et plus présente — une chose qui était en lui, à quoi il tenait plus qu’à tout au monde. Enfin, le jeune homme trouva et dit :

« Vous avez changé en tripot la maison de mon Père ! »

Parmi l’envol bruissant des oiseaux sacrés et les vociférations de celui qui était tombé avec ses jarres d’huile et se relevait, gluant, d’entre leurs débris, Nicomède, lui aussi, ne voyait plus que des yeux. Stupides, méchants, affolés. Des yeux d’hommes ?

« Que vont-ils lui faire », pensait-il, amusé, « lorsqu’ils auront compris qu’il est seul ? »

Pourtant, le Justicier s’obligeait à poursuivre sa route, pas à pas. Marche après marche, il descendait le parvis. Il en était à la dernière quand, enfin, ils se ressaisirent. Hurlants, les bras levés au-dessus de leurs têtes, ils couraient sus au profanateur. Le jeune homme jeta son fouet inutile. Il disparut sous le portique de l’enceinte. Nicomède s’y trouvait, qui lui toucha le bras.

« J’habite tout près. »

Le jeune homme inclina la tête et le suivit. Une porte se referma sur eux et son claquement sec mit un point d’orgue aux plaintes décroissantes des poursuivants.

« Je vous ai compris », dit Nicomède.

Jésus le regarda et sut que ce n’était pas vrai. Mais, après tant de prunelles brûlantes, féroces, les siennes étaient reposantes, bien qu’elles ne fussent pas pures. Le visage rond et rose, les cheveux rares et le soin avec lequel était tendu le manteau indiquaient l’affabilité en même temps que la distinction. La bonté ? Oui, peut-être. Mais dédaigneuse : une bienveillance faite surtout d’observation.

« Un jour déjà », continuait-il « — il y a longtemps — j’ai assisté à une semblable scène. Le révolté était jeune, comme vous. C’était la première fois qu’il montait à Jérusalem. Comme vous aussi, n’est-ce-pas ? Je n’ai pu, cette fois-là, intervenir à temps. Arrêté à la sortie du Temple, il est passé en jugement. Sa défense tenait dans une phrase : « Ils trafiquaient le Nom du Très-Haut ». C’est ce qu’aussi vous auriez dit pour la vôtre ? »

« Ils vivent dans l’erreur et le crime », dit Jésus. « Vous avez regardé leurs yeux ? Mais ils disent que le Salut tient au plumage de la colombe ou au sang de l’agneau. »

Nicomède sourit. Il se fit apporter un breuvage parfumé.

« Vous n’êtes pas comme ce jeune homme dont je parlais. Vous savez voir. Vous avez étudié les Textes. Vous avez des idées à vous, auxquelles vous tenez particulièrement. »

« J’ai étudié le sable du désert. Les seules pensées que j’ai me viennent de mon père. Et mon Père vous ne le connaissez pas. Car, comment pourriez-vous savoir ce qu’il est, lorsque moi, son fils, je l’ignore ? »

« J’aime entendre parler les jeunes hommes », murmura le Sage : « leurs paroles les plus simples ont l’accent des choses prophétiques. C’est parce que je suis sensible à leur charme qu’au Sanhédrin on ne me prend pas toujours au sérieux. Mais de quelle importance est l’avis des prêtres, n’est-ce pas ? »

Jésus comprit que son hôte jouait. Non par méchanceté, mais par désir de paraître plus jeune qu’il n’était, il s’efforçait de parler un langage qui n’était pas le sien. Ce qu’il croyait être le langage d’un jeune révolté assez fou pour fouetter les marchands du Temple. Son sourire interdisait qu’on s’en offensât. Cet homme aussi avait sa plaie profonde : la peur de la vieillesse et de la mort.

« Rien n’a d’importance », dit Jésus, « que le respect de la Loi. »

« Quelle est la loi ? » répartit l’autre, promptement.

Si Jésus avait réfléchi à cette question, sans doute n’aurait-il su quoi répondre. Mais, en présence du vieil homme doux et craintif, il ne se souvenait plus de ses longues veillées torturantes ; il ne savait plus rien de ce qu’il avait appris. Aussi la réponse fut-elle, tout de suite, sur ses lèvres. Et, à son tour, il parlait le langage le mieux fait pour être compris :

« Renaître », dit-il, « c’est la Loi. »

Nicomède frémit. Il voila son regard et feignit l’incompréhension, ne pouvant croire que ce jeune en fût déjà au même stade que lui :

« Comment renaître ? Comment deux fois passer par le sein de sa mère ? »

« Je te parle de l’esprit et non pas de la chair. Je te parle d’un Royaume que tu ne connais pas, peut-être, mais que, moi, j’ai entr’aperçu. Et nul ne voit ce Royaume, s’il ne naît à nouveau. »

L’incompréhension de son auditeur n’était plus feinte. Il lui sourit :

« L’Esprit souffle où il veut et toi, si tu l’entends, tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va. Ainsi en est-il de tout homme qui renaît de l’esprit. Plus facilement tu saisirais le vent dans tes doigts que tu ne retiendrais cet homme. »

Nicomède, cette fois, se crut deviné :

« Je ne cherche pas à te retenir. »

Mais ses regards enveloppaient la jeune barbe blonde et le pli enfantin de la bouche, de manière à ne plus les oublier.

« Tu es mon Maître dans toutes les Sciences », disait celui qui ne pouvait se taire, « et, pourtant, tu ne savais pas cela. Mais ceux qui souffrent le pressentent. Ils ont soif d’être cette créature impalpable, dans l’espoir qu’alors la souffrance ne pourra plus rien contre eux. Et c’est moi qui leur montrerai la route. De même que Moïse a élevé dans le désert le Serpent d’Airain, ainsi sera élevé le Fils de l’Homme, afin que les hommes croient en lui et qu’ils vivent. Car le Fils est venu pour sauver le monde, non pour le condamner. Mais, sans doute, ils seront condamnés ceux qui ne croiront pas. Il faut être bien coupable pour ne plus pouvoir déceler la lumière. Il faut les yeux de ces marchands, là-haut. »

Il était debout et près du seuil. Nicomède ne fit pas un geste pour le retenir. Cette orgueilleuse certitude le glaçait. Pourtant, les yeux du jeune homme étaient clairs. Mieux : presque humbles. Il semblait, tout en parlant, demander pardon d’être contraint de dire ces choses. Nicomède le jugeait maintenant inexplicable. Inexplicable aussi son long discours. « Je le reverrai », pensa-t-il ; « ce genre d’homme, fatalement, doit se retrouver sur mon chemin ». Il lui fit, de la main, un vague signe d’adieu.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

V

LES OUVRIERS DE LA PREMIERE HEURE

 

De Jérusalem, Jésus revint tout droit vers le Jourdain. Il avait peine à se détacher des lieux où le Précurseur baptisait. Lui-même, il l’avait nommé le Précurseur. Et il se répétait avec ferveur l’aveu de Jean : « Voici l’Agneau. Celui qui vient racheter les péchés du monde ».

Il avait besoin de cette amitié. La rudesse de Jean ne le rebutait pas. Elle était comme le complément de sa propre ouverture aux êtres. Lorsque les deux jeunes gens se revoyaient, ils reposaient leurs regards l’un sur l’autre. « Tu seras plus grand que moi ». Le mot le plus doux que l’ami pût dire à l’ami. Jean ne le prononçait peut-être pas. C’était assez que Jésus l’entende. Il avait assagi le lion, revêtu le chêne de la grâce du lys. Jean ne blasphémait plus, ne hurlait plus sa rage, ni son dégoût. Il racontait sans cesse :

« Celui qui m’a envoyé m’avait dit : « Tu verras l’Esprit descendre et se poser sur celui-là qui baptise dans l’esprit ». Et je l’ai vu et je témoigne qu’il est enfant de Dieu ».

Ce qu’il lui coûtait de parler ainsi, personne, ni Jésus même, ne le pressentit jamais. Plus qu’à demi épuisé par l’ascétisme et par la solitude, il avait connu la douleur, dès le lendemain du baptême de l’Homme Blanc, d’entendre ses disciples ne plus parler entre eux que de celui qu’ils n’avaient vu qu’une fois. On ne pouvait lutter contre une telle ingratitude. Et surtout pas contre Jésus ; car, si ce n’était lui, ce serait quelqu’un d’autre. Mystérieusement, l’instant était venu pour lui de dire adieu aux bords du Jourdain, de céder sa place. Il voulait bien. Peut-être l’attendait-il ailleurs une gloire plus grande, une plus éclatante consécration. Mieux : il aimait celui devant qui il acceptait de s’effacer. Et son retour, bien qu’il signifiât que l’heure était venue, avait été pour lui une grande joie. Même, il savait par qui lui serait porté le premier. Et, souvent, tout en parlant, il observait André, le plus jeune de ses disciples. Un jour, enfin, il le vit qui suivait Jésus, et il détourna les yeux.

André était accompagné d’un autre homme. Jésus leur permit de le suivre quelque temps, puis, il s’arrêta et, sans les regarder, il leur demanda :

« Que cherchez-vous ? »

« Maître, où demeurez-vous ? »

Ils s’approchaient peureusement.

« Venez et voyez », leur répondit-il.

Il les emmena dans cette grotte souterraine, au sud de la Ville Sainte, dont il faisait sa retraite depuis son retour du désert. Ils mangèrent les poissons et les dattes qu’André avait sur lui. Et il leur parla. Ils s’étaient retiré dans l’ombre, serrés l’un contre l’autre, comme s’ils avaient eu peur de se laisser voir ; de troubler, en se laissant voir, la méditation du Maître. Il ne leur annonçait pas, ainsi que Jean, des tourments ineffables. Sa voix était une paix. Et ils étaient heureux : ils se souriaient, dans l’ombre.

Au matin, André demanda :

« Maître, me permettez-vous d’aller chercher mon frère ? Il est pêcheur comme moi. »

« Nous irons », dit Jésus.

Et ils s’acheminèrent tous les trois vers le petit village où, pour complaire à son frère, auditeur de Jean, Simon était venu s’établir. Un homme solide, aux épaules carrées, aux regards droits.

« André », dit-il, « prétend que vous êtes le Messie. Est-ce vrai ? »

« Toi, tu es Simon, fils de Jonas, » répondit le Jeune Homme. « Mais je t’appellerai Pierre parce que tu es comme une pierre au milieu du chemin. Et que tu en as l’immobilité massive. »

La nuit suivante, ils couchèrent chez un ami de Simon. Une forme féminine les frôlait, posant devant eux des plats qu’elle enlevait à mesure qu’ils étaient rassasiés. Mais Jésus ne leva pas les yeux sur elle. Il ne demanda pas quelle était cette femme. Il fallait, pour qu’ils vinssent vers lui, qu’ils abandonnassent tout — et cela même qui les touchait de plus près.

Il les laissa dormir ; au milieu de la nuit, il se leva. Ces présences étrangères, trop attendues, le comblaient et l’irritaient tout à la fois. Comme une longue plainte, indéfiniment répétée à l’oreille, et qu’on ne peut faire taire sur le champ. Leur bonne volonté n’était pas en cause. Mais il se souvenait de quelle bonne volonté sa mère s’était tendue vers lui, sans le comprendre, ni partager. Toutes ces paroles qu’il devait dire, par avance, le vidaient. Et les paroles n’ont jamais gagné personne.

Ils étaient venus vers lui. Il n’avait même pas eu le mérite de les choisir. Il leva la tête : l’aube naissait rose dans le lointain. Et un homme marchait le long du fleuve. Ils échangèrent un regard. Jésus, par ce premier regard, rejetait la charge d’une nuit d’insomnie, acceptait toutes celles qui étaient à venir. L’homme attendait, plein de confiance. Il lui dit :

« Suis-moi. »

Et l’homme — il s’appelait Philippe — le suivit. Et Jésus, une fois encore, parla. Il disait que le Royaume était proche. Philippe ne demanda pas quel était le Royaume. Il le savait, quand il regardait le Jeune Homme roux. Bien mieux, il appela, près de la maison de Simon, un bel adolescent aux lèvres rouges et charnues comme celles d’une femme :

« Nathanaël, nous l’avons trouvé, Celui qui devait venir, Celui que Jean le baptiste annonce. C’est Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth. »

« De Nazareth ? » dit Nathanaël. « Que peut-il en sortir de bon ? »

Et Jésus, en le voyant venir, se voyait venir lui-même, tel qu’il avait été dix ans plus tôt, préoccupé des Textes Saints et de vraie science.

« Tu es bien de la race d’Israël. Il n’y a aucune duplicité en toi. »

« Qu’en savez-vous ? Et d’où me connaissez-vous ? »

Peut-on connaître plus intimement que soi-même ? Il avait aimé, déjà, un décor semblable : la rue étroite et les maisons épaulées l’une à l’autre, des deux côtés de la rue. Aimé et fui. Un figuier, comme là-bas, montait le long d’un mur.

« Avant que Philippe t’appelât, quand tu étais sous le figuier, je t’ai vu. »

« Maître ! » s’écria l’adolescent, « vous êtes le Fils de Dieu, le Roi d’Israël ! »

« Parce que je t’ai dit que je t’avais vu sous le figuier, tu as cru. Oh ! Nathanaël, tu verras des choses plus étonnantes, le ciel ouvert et les Anges descendant au-dessus du Fils de l’Homme. »

Telles étaient les paroles que, sans cesse, il leur adressait, se taisant aussi subitement qu’il avait parlé, et les laissant ravis du Rythme et du Nombre des mots. Ce jour-là, il ne dit rien de plus jusqu’à l’heure de midi. Mais, après le repas, il les contempla tous et il leur demanda s’ils voulaient remonter avec lui vers le Nord et vers la Galilée. C’était la patrie de Simon et d’André. Nathanaël et Philippe promirent de les y suivre.

Parfois, il s’arrêtait au milieu d’un discours ou rompait le silence pour leur dire :

« Je vous aime. »

Et eux, qui avaient supporté le silence ou le discours pour entendre ce cri, soudain, ils se sentaient moins pesants que la graine de l’érable qui va très loin, portée comme sur des ailes par la double feuille.

« Je vous aime parce que vous êtes simples. »

Ils l’étaient trop pour deviner quelle duplicité contient le mot, quel mépris voile la plus sincère admiration. Mais lui s’en effrayait : si brutes, si laids, si mal nourris et mal vêtus qu’ils fussent, ils lui donnaient à tout instant des leçons de propreté et de richesse.

Une femme s’approchait de lui, murmurant un souhait banal, quelquefois inintelligible, où seule transperçait la salutation :

« Maître… »

Tout de suite tourné vers elle, il l’interrogeait, répondait à sa plainte :

« Je vous aime. »

Non, lui-même, il ne savait pas encore tout le bien qu’il leur faisait, le trouble et le délire de délivrance dont ils lui étaient redevables — à lui, qui détenait tous les mots du monde et les jetait à poignées vers ces pauvres errants. Il n’avait pas encore pris l’habitude de ne pas les craindre, de craindre, précisément, ce dont ils s’enorgueillissaient. Lorsqu’il rencontrait des femmes, autrefois, bien vite il se détournait d’elles. De sorte que, maintenant, il ne s’apercevait pas que c’était elles qui semblaient le fuir. Mais, sous leurs paupières baissées, filtrait vers lui la lueur de curiosité non satisfaite. Elles avaient envers lui la même jalousie — oui, la même suspicion, avant qu’il ne parlât — que s’il eût été femme.

Il avait envoyé ses disciples acheter des vivres à la ville, lorsque, auprès de Sichar, en Samarie, il fit une telle rencontre. C’était à peu près le milieu du jour et, comme il s’appuyait à la margelle d’un puits qui se dressait là, une femme y vint, portant sa cruche.

« Donne-moi à boire, » lui demanda-t-il.

Elle s’étonnait, parce que ce n’était pas la coutume des juifs de demander quelque chose à un Samaritain. Mais cet Israélite possédait quelque charme que n’ont pas ceux de sa race ; il était étrangement beau. Elle s’attarda. Comme si la dénonciation de l’obstacle eût suffi pour l’annuler, il lui parlait de cette autre soif dont elle ne pouvait pas ne pas souffrir. Et, la voyant séduite par l’éternelle promesse d’une eau inépuisable, et la jugeant sur son attention même :

« Va, » dit-il, « appelle ton mari et reviens ici. »

« Je n’ai pas de mari. »

Elle lui souriait des yeux et des lèvres. Il n’était pas las encore de ces demi-confidences où la rougeur de la joue, une gêne imperceptible du regard complète la phrase ébauchée. Tout au contraire, l’ivresse de découvrir et de connaître le tendait vers l’hypocrite, donnait à sa voix un accent enfantin de problème résolu :

« Tu as raison de dire : je n’ai point de mari. Tu en as cinq, et celui que tu as maintenant n’est pas à toi. »

Cette victoire n’est jamais décevante. Ils se croient si bien cachés, derrière leurs visages de pierre ou leurs sourires, si bien protégés contre toute indiscrétion par la fixité ou la mobilité de leurs regards ! Dès la première clairvoyance, ils s’effondraient.

« Je vois que vous êtes un prophète ! »

Bien sûr. Toujours cela finirait ainsi. Par l’aveu et le discours :

« Femme, l’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne ni dans le Temple que vous adorerez. Nous avons notre Dieu et vous avez le vôtre et nous croyons que notre Dieu est le vrai Dieu, et vous croyez de même du vôtre. Mais l’heure est déjà là où il n’y a plus d’adoration qu’en esprit et en vérité. »

« Il y a, » murmura-t-elle, « un homme qui doit venir nous enseigner ces choses. On l’appellera : l’Envoyé. »

« Je te les enseigne, moi — qui le suis. »

Lorsque les disciples revinrent, il ne voulut accepter aucune nourriture. Il regardait la femme, que ses disciples, eux aussi, observaient, jaloux de la première qui se mêlait à leur groupe. Plus tard, il tourna les yeux vers le Nord. Et, sur la route, jusqu’à la maison de Marie, à Nazareth, il leur parla des champs bientôt blanchis par la moisson. Depuis deux jours il savait que Jean-Baptiste était captif d’Hérode.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

VI

CANA

 

Ses disciples furent épouvantés par l’extrême pauvreté qui s’étalait partout dans la petite maison de Nazareth, et la grande maigreur de la vieille femme qui les y reçut. Seul, Jésus n’en fut pas frappé. Il avait reçu le coup bien des mois plus tôt, lorsqu’il s’était décidé au départ et que, lucidement, il avait prévu toutes les conséquences de son abandon. Il ne poussa même pas la porte de l’atelier désert, plein de poussière et de toiles d’araignées. Il ne s’étonna pas de ne point voir le dernier-né — quel âge avait-il maintenant ? — que Marie avait confié à sa fille Anne, pour que lui du moins, il mangeât à sa faim. Ce fut à peine s’il l’écouta lorsqu’elle lui dit qu’elle n’avait pas voulu quitter Nazareth avant qu’il revînt, et lui parla d’un prochain mariage qui devait se faire à Cana, et le supplia de ne plus la quitter, de l’emmener avec lui dans ses voyages.

Il voulait prêcher dans sa ville. Il voulait que le chef de la Synagogue le désignât pour lire la Loi et que l’hazan lui remît les rouleaux sacrés. Il voulait apporter aux siens, d’abord, la parole de consolation. Tout cela se réalisa dès le lendemain, qui était un jour de sabbat. On lui remit le livre d’Isaïe et, l’ayant déroulé, il trouva ce passage :

« L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par son onction pour porter la bonne nouvelle aux pauvres, et il m’a envoyé guérir ceux qui ont le cœur brisé, annoncer aux captifs la délivrance, aux aveugles le retour à la vue, la liberté aux esclaves… »

On l’écoutait avec une attention profonde. Sa voix charmait. Soudain, on le vit avec surprise fermer le livre. Il s’écriait :

« Vos oreilles, aujourd’hui, ont entendu l’accomplissement de cet oracle ! »

On se regardait sans oser comprendre. Puis, quelqu’un dit :

« Mais il se prend pour le Prophète ! »

Et quelqu’un, d’une voix plus forte :

« N’est-ce pas là le fils de Joseph, le charpentier ? »

Les rires ne fusèrent qu’ensuite. Il eût voulu ne pas entendre, ne pas voir. Il s’efforçait de poursuivre calmement et de leur annoncer le Royaume. Enfin, la colère l’emporta :

« Je sais. Vous attendez de moi des actions prodigieuses et, d’avance, vous n’y croyez pas, parce que vous me connaissez trop. Vous pensez : « Médecin, guéris-toi toi -même ». En vérité, aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie. Il y avait beaucoup de veuves en Israël aux jours d’Elie, lorsque le ciel fut fermé pendant trois ans et six mois et qu’il y eut une grande famine, mais Elie ne vint pas vers elles. Il alla vers une veuve de Sarepta, au pays de Sidon. Et, de même, Elisée ne guérit pas un seul des lépreux d’Israël, mais Naaman, le Syrien. »

Alors, ils se levèrent tous et le chassèrent du Temple. Ses disciples fuyaient devant lui, ayant envoyé l’un d’eux prévenir sa mère. Le lendemain, s’étant retrouvés, ils quittèrent Nazareth, porteurs d’un petit bagage. Marie voulait emmener Jésus à Cana, au mariage d’une belle-sœur d’Anne. Simon proposait la maison de sa belle-mère, à Capharnaüm.

Lentement, tout d’abord, ces bruits : un piétinement, un bavardage prolongé à mi-voix. La mariée rougissait sous ses voiles, à chaque fois qu’un mot grossier échappait à son père. Le rabbin n’était pas le moins rouge, ni le moins claironnant. Les plats étaient salués par des exclamations reprises en chœur. Et les animaux de la basse-cour venaient, jusque sous les pieds des convives, mêler leurs cris, leurs glapissements, leurs aboiements, à leurs obscures plaisanteries.

Jésus, donc, était venu là sur la prière de Marie. Une prière passionnée : l’ayant quittée si longtemps allait-il, dès son retour, la laisser partir seule pour cette fête de famille ? Son désir de renouer des liens entre ses fils avait, pour une fois, vaincu son mutisme malheureux. Il ne pouvait rien lui refuser quand elle l’implorait de cette façon. Elle le savait et n’abusait pas de son pouvoir. Plus subtilement, elle avait prié Simon et Jacques, deux des disciples, de les accompagner.

Dès l’abord, l’assemblée lui déplut. Pour eux, il était le rêveur, l’être un peu plus qu’étrange, parti, sans prévenir, pendant des mois. Son retour, dans leur esprit, pouvait se nommer : défaite. Il a quitté son vêtement de voyage, poussiéreux et taché pour une robe entretenue par les mains maternelles ; elle n’est plus à sa taille, elle le gêne aux épaules, à la poitrine, développées par le voyage et l’épreuve. De même, les phrases qu’il lui faut dire sont une contrainte. Mais il a salué sa sœur et ses frères, et ils lui ont répondu. C’en est assez pour que Marie soit heureuse. Vainement, il s’isole des groupes, parle à Simon et Jacques qui, eux du moins, l’écoutent. A tout instant levée, elle rôde autour d’eux, elle leur fait part des petits potins du repas, des petits ennuis du maître de maison.

« Ils n’ont plus de vin. »

Il sursaute et crie :

« Femme, qu’est-ce que cela pour moi — et pour vous ? »

Non seulement ils ne l’auront pas reconnu, non seulement ils se seront joué de lui et non seulement il se sera ridiculisé par sa dédaigneuse absence, mais encore on réclame de lui des tours de charlatan, de mauvais magicien ! Il lui faut les distraire ! Il lui faut leur donner à boire — du vin, comme s’ils n’en avaient pas assez bu ! Et qui le lui demande ? Un indifférent, un ennemi, qui choisit ce subterfuge pour rire et se gausser ? Non. Sa mère.

L’excès de l’indignation lui rend son calme. Il la regarde mieux, la femme précocement vieillie, et, soudain, il comprend. Elle n’a rien trouvé de mieux au fond de son cœur, pour le glorifier. Peut-être ne l’a-t-elle tant prié de l’accompagner que dans ce but : détourner de lui le souvenir de l’échec de Nazareth. Peut-être entend-elle le récompenser de lui avoir causé cette joie — par cette occasion de se révéler lui-même. Peut-être n’a-t-elle jamais douté de lui. Il y a des larmes dans ses yeux, maintenant, comme il y en a dans les yeux de Marie, à cause de » la méchante réponse. Plus doucement, il la gronde :

« Mon heure n’est pas encore venue. »

Mais elle ne comprend pas. Et comment lui en voudrait-il de ne donner que ce qu’elle a, de l’aider dans la mesure de sa compréhension ? Est-il si sûr, lui-même, de bien se comprendre ? Si son heure n’est pas encore venue, quand sonnera-t-elle ?

« Oui, mère. Qu’on remplisse d’eau les urnes. »

De grandes urnes de pierre, dont chacune contient de deux à trois mesures, sont alignées contre le mur de la maison. Les urnes ont servi aux ablutions, les autres ont déjà contenu du vin. Pour donner l’ordre, la mère n’a eu qu’un pas à faire. Jésus a l’impression d’un silence insolite. Les conversations particulières se sont tues. Sait-on ? Si vite !

« Puisez et qu’on remplisse les coupes. »

C’est à qui tendra la sienne, vide ou non : ils ne savent plus très bien leur richesse, ces ivrognes. Ils goûtent. Que c’est rafraîchissant après l’épaisse beuverie ! Intensément, il les regarde, l’un après l’autre. Quelqu’un, qui doute, au lieu de boire, renverse sa gourde. Et l’eau est rouge. Mais les autres ne songent même pas à douter. Le père de la mariée a pris à part l’époux et il lui dit :

« Vous… vous ne faites rien comme personne. D’ordinaire, on donne à boire le meilleur vin et on garde le moins bon pour la fin du festin, parce qu’on ne sait plus ce qu’on boit… Mais vous… vous avez gardé le meilleur… »

Ils rient avec de grands éclats. Ils sont heureux. Ils ne voient pas cette terrible tristesse du sourire de Jésus. Le Maître se détourne de l’admiration de sa mère, de ses disciples. Comment ne pas établir un parallèle entre le discours de Nazareth, si véhément, si sincère, et ceci ? Il s’est penché vers Jacques :

« Viens. C’est fini. Allons-nous-en. »

S’est-il, la nuit qui suivit, endormi paisiblement ? Ou bien ne put-il dormir, dans l’attente — la conscience — du jour à venir ? Ici s’ouvre la faille, ici s’écoulent les heures mystérieuses où la pensée se résout en action, où, toutes ensembles, apparaissent les feuilles aux branches des arbres fruitiers. Ici se situe le saut — l’ouverture, que rien ne saurait combler — entre le retournement obscur des veilles juvéniles et le geste équilibré, entre la crainte et le désir du mûrissement et l’étreinte accordée, entre la déchirante volonté d’absolu et la plénitude des voix.

Et voici ce qu’on ignore : accepte-t-il cette métamorphose avec reconnaissance ? Ou la refuse-t-il ? L’expérience du pouvoir lui sera-t-elle nécessaire pour l’amener au regret des années désolées — ou n’en a-t-il que faire et connaît-il, d’avance, la stérilité du héros ? Il veut bien tenter l’épreuve, cela est certain. Mais la tente-t-il pour vaincre, ou, se connaissant et connaissant l’échec, n’est-ce que pour la tenter ?

A la veille des jours de Capharnaüm et de la Vie Publique, vraisemblablement, il sait ce qui lui sera demandé. Les tout premiers disciples, déjà, ont révélé, par un regard craintif ou un prosternement, ce qu’ils espèrent de lui : la Justice et la Loi. Deux mots qui le roidissent et le désespèrent. Mais il n’est pas défendu de croire qu’intervient ici, pour la première fois, l’homonyme du Baptiste, son contraire : l’adolescent blanc et rose, aux chairs de femme. Grâce à lui l’illusion s’établit du Dogme à la Tendresse. De ce que personne, jusqu’alors, n’est parvenu à s’imposer autrement que par la force et le mensonge, ne serait-il pas lâche d’induire que nul n’y réussira ? Les yeux de Jean répondent :

« Dieu, personne ne le vit jamais : le Fils, qui est dans le sein du Père, c’est Jésus qui l’a fait connaître. En lui était la Vie. »

Avant que le témoignage ait commencé, le témoignage est fini. L’Amour-Janus, au départ, indique les deux voies du Possible — et certifie quelle est la bonne.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

Jean-Charles Pichon 1950

 

 

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DEUXIEME LIVRE

DEUXIEME

LIVRE

LA

VIE

PUBLIQUE

« d’après Matthieu »

« Etant étonné, il règnera… »

 

CHAPITRE VII

 

des autres : le miracle

VII

LES PARENTS

« Ils vous demandent, Maître. »

Il tourna son visage vers le messager. Derrière l’homme, la porte étroite ouvrait sur la poussière de la route. Et, par l’ouverture, Jésus aperçut le groupe des siens : plus honteux que des mendiants mais qui, sitôt qu’il leur en donnerait l’occasion, redeviendraient plus arrogants que des prêtres de Sadoch. Pourquoi étaient-ils là ? Il n’y avait pas si longtemps qu’ils lui criaient, ivres de rage :

« Si tu es si puissant, ou si bavard, pourquoi ne vas-tu pas prêcher ailleurs qu’ici ? »

Et voilà. Il y était allé. Et, maintenant, ils le poursuivaient. Ils avaient peur qu’il n’en dît trop. Ils le sentaient parti d’eux, débarrassé d’eux, libre. Ils avaient peut de l’usage qu’il faire de sa liberté. Et la jalousie se mêlait à leur peur pour les rendre pareils à des chiens enragés.

« Ils attendent dehors, Maître, ils veulent vous voir. »

Un sourire léger entrouvrit ses lèvres. Pas un sourire de joie, ni de révolte, ni de défi — l’empreinte d’un rêve trop intense pour qu’il ne fût pas exprimé. Son visage demeurait tourné vers le groupe, dehors, et il distinguait à présent tous ceux qui étaient là : Anne qui riait à demi, gênée, et Jacques, le front dur. Il n’avait pas besoin qu’on l’avertît : « Votre mère et vos frères ». Marie avait baissé la tête vers le sol, forme obscure et toute ployée au milieu des autres qui, le cou tendu, essayaient de voir à l’intérieur de la maison. Certainement, elle n’était pas venue de son plein gré, mais poussée, menée par ses fils et sa fille : elle ne savait rien refuser à personne.

« Qui est ma mère, qui sont mes frères ? », dit-il.

A voix haute. Sans respect ni pitié de ceux qui étaient venus pour lui. Mais il pensait : « Ils sont venus pour moi » et il pensait aussi à la souffrance de sa mère.

Simon-Pierre était à sa droite et Lévi, leur hôte, à sa gauche. Ni eux, ni Jacques l’apôtre, ni Jean ne répondit à sa question rêveuse. Elle semblait les avoir, tous, frappés de stupeur. Jésus, deux ans plus tôt, n’aurait pu supporter ce muet reproche. Mais le temps des larves était passé. Il les regarda tous, lentement, et ce fut eux qui ne purent supporter son regard. Pauvres hommes ! Pauvres lois ! Ils le jugeaient au nom de principes auxquels ils ne croyaient plus. Leurs principes n’étaient qu’une mince pellicule à la surface de leur esprit, comme sur la croûte de pain une petite moisissure qu’on gratte avec l’ongle.

« Vous êtes ma mère et mes frères. Car quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, et ma sœur, et ma mère. »

Il se tut. Il attendit. C’était la première fois qu’il s’identifiait ainsi, à pleine voix, au Très-Haut. Qu’il disait d’abord : « Dieu » et, ensuite : « Moi ». Qu’il posait le premier jalon. Mais ils ne tressaillirent même pas. Ils ne l’avaient entendu que dire qu’il aimait ceux qui glorifiaient Dieu et le servaient. Seuls, les autres, dehors, avaient compris, qui le connaissaient depuis tant d’années qu’ils le savaient par cœur et que rien, venant de lui, ne pouvait les étonner. Un rire monstrueux jaillit du groupe. Ils s’étaient avancés jusqu’à la porte, laissant Marie immobile et courbée au milieu du chemin. Ils criaient des injures. Et les injures atteignaient les convives, tous les convives en même temps que Jésus, par derrière, lâchement, à la nuque.

« Ecoutez-le, ce fou ! ce possédé ! »

Jésus posa ses longues mains blanches sur la table et regarda l’homme qui lui faisait face — et l’homme, lui aussi, riait. « Tout prêt à croire », pensa-t-il, « que je suis un fou et un possédé ! » L’homme se nommait Judas. Il n’y avait pas en lui, comme en Simon ou Jean, cette attente fervente, ce désir constant d’ils ne savaient quoi. A cause de cela, Jean et Simon ne l’aimaient guère. Mais, devant lui, et devant lui seul, Jésus se sentait apaisé. Il lui semblait parfois que Judas avait atteint le point où il espérait amener tous les autres. Jacques était craintif et malpropre, l’esprit de Nathanaël quelquefois maladroit ; il y avait dans la tendresse de Jean et dans l’assurance de Pierre quelque chose de trop humain, qui l’oppressait. Mais Judas était l’équilibre même : les proportions de son corps l’attestaient. Rien ne le déconcertait : quoiqu’il fît, où qu’il fût, il était bien. Jésus était sûr qu’il ne croyait pas en Dieu. Il n’avait que faire d’un Dieu pour vivre. Si Jésus le gardait avec lui et si, à table, il le plaçait en face de lui, c’était parce qu’il était le modèle de l’homme futur, de l’être sans attache. Et sans doute était-il naturel qu’en une telle occasion il rît et se moquât. Non pas du Maître mais de la cocasserie de la scène : cette foule pour qui Jésus était un inconnu et qui se pressait sous ses pas comme sous les pas d’un prophète — et le petit groupe irréductible de ceux-là qui le connaissaient. Son sourire s’attendrit, et le rire de Judas, aussitôt, s’accrut. Et plus Jésus souriait, plus le rire de Judas était clair et sonore. La fille qui les servait, Suzanne, sœur de Lévi, sans savoir, s’associa à leur joie. Elle gloussait, les mains à sa poitrine rebondie, les lèvres humides. Alors, Jésus parla. Moins pour sa mère et ses frères, dehors, et moins pour ses disciples préférés, ses apôtres, que pour cette fille trop belle, et Judas, l’incorruptible.

« Serais-je le démon ? » dit-il. « Mais comment pourrais-je les sourds et rendre la vue aux aveugles, si je l’étais ? Si un royaume est divisé contre lui-même, il ne saurait subsister. Et si, venu de Satan, je combats Satan, c’est que le règne de Satan est près de sa fin. Nul ne peut entrer dans la maison de l’homme fort si, auparavant, il ne l’enchaîne. Ainsi, je vous le dis en vérité, vous pourrez pécher impunément, et même blasphémer en toute quiétude. Mais, d’abord, il vous faut comprendre que le blasphème contre l’esprit est le seul qui vous soit interdit, car l’esprit seul vous permettra d’enchaîner le démon. »

Et il disait de la sorte, en clair : « Cessez d’invoquer les dieux et les démons. Comprenez que votre guérison importe avant toute chose et que vous délivrer du mal c’est vous délivrer, d’abord, de la croyance au Mal. » Mais il n’exprimait ainsi que son plus tenace espoir et cela était encore trop étranger pour eux. Lorsque Jésus pensait à ses années de méditation et de tentation solitaire, il savait que ce serait difficile de leur faire comprendre…

La fille ne riait plus, pourtant. Ni Judas. La foule avait, par son nombre, chassé les insulteurs. Et les convives, las du bruit et repus de boisson, souriaient à des pensées plus importantes pour eux, parce qu’elles étaient leurs. Mais Jésus observait Lévi, son hôte, que d’autres nommaient Matthieu et qui, jusqu’alors, avait fait métier de lever sur ceux de sa race l’impôt pour les Romains. Il savait que celui-là non plus ne l’abandonnerait pas. Alors, prenant prétexte de la question qu’un Scribe, attiré par la fête, posait à l’un des siens : « D’où vient, quand les disciples de Jean et ceux des Pharisiens pratiquent le jeûne, que votre Maître et vous ne jeûniez pas ? », il s’écria : « Les compagnons de l’Epoux peuvent-ils jeûner pendant que l’Epoux est avec eux ? Mais les jours viendront où l’Epoux leur sera enlevé, et ils jeûneront en ces jours-là. »

Et il se sentait très fort et très tendre. L’idée même de disparaître lui était aussi douce que celle de vivre et d’être au milieu de ses amis, écouté d’eux.

« Personne », dit-il encore, « ne coud une pièce neuve à un vieux vêtement ; autrement le vêtement neuf est perdu et la pièce d’étoffe emporte un autre morceau du vieux vêtement et la déchirure devient pire. Et personne ne met du vin nouveau dans des outres vieilles ; autrement, le vin fait rompre les outres et le vin se répand et les outres sont perdues. »

Car il commençait à parler en images, non par crainte d’être compris mais par plaisir de dévoiler lentement son secret le plus cher et par poésie naturelle du cœur.

VIII

LES BEATITUDES

 

Donc, ils venaient vers lui. Sans aucun de ces refus qu’il avait craints. Il parlait, et, sitôt les premières paroles, ils frémissaient au plus profond d’eux-mêmes. Et quel que fût le tourment qui les troublât, quelque blessure qui se fût ouverte en eux, il avait connu le tourment et ressenti la blessure. Il n’était vide devant aucun, démuni devant nulle souffrance. Une ivresse, parfois, s’emparait de lui au milieu de la foule. D’une connaissance qui, lorsqu’il seul, refluait en lui, spasme de dégoût et de révolte illimitée.

Il ne se lassait pas de voir naître des visages aux carrefours des rues, aux portes des maisons. Et, sur chaque visage, il distinguait cette même révolte et ce même dégoût qui, de sa mère à lui, jadis, avait levé l’infranchissable mur. Mais aussi, nulle parole, nul geste, n’avait un autre objet que d’abattre le mur et de créer un pont entre le visage et lui.

Il savait maintenant pourquoi l’avait blessé, dès sa première enfance, l’amour des autres. Leur amour n’était qu’un rêve, leur amour s’aiguisait dans une méditation stérile et retournait contre eux des griffes longuement et savamment entretenues. Leur amour n’était que concupiscence : illusion et désir. Ils ne pouvaient pas être différents et, par suite, ne comprenaient pas que son amour à lui fût simplicité.

« Heureux les cœurs simples, parce qu’ils voient Dieu ! »

Et Dieu, oui : Dieu lui-même, était sur ses lèvres synonyme d’amour. Et les cœurs simples, c’étaient les cœurs ouverts. Mais le peuple, qui l’entendait, se laissait bercer par les mots, les traduisait selon une longue habitude des textes.

« Heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés ! Heureux ceux qui ont faim, car ils seront rassasiés ! »

Mais cette profonde vérité que le rêve mange la vie et que, seuls, ceux qui ne cherchent pas un faux abri dans l’illusion seront délivrés de leur mal, qu’en peuvent-ils comprendre ces hommes qu’une éducation millénaire a enfermés dans le cercle de Jehova ? Pour eux, ce qui est bon est bon, ce qui est mauvais est mauvais. C’est à peine si quelque instinct de Justice compensatrice leur permet d’imaginer que les plus malheureux ici-bas seront satisfaits dans l’Autre Monde.

« Heureux êtes-vous, lorsqu’on vous insulte, qu’on fit faussement du mal contre vous ! Car c’est ainsi qu’ils ont traité tous leurs prophètes. »

Oui, cet équilibre scandaleux qu’il leur propose, c’est bien en ce monde qu’il se vérifie. Ils n’ont qu’à le regarder mieux, étendant sur les têtes ces mains trop longues et qui ont beaucoup tremblé, mais qui maintenant palpitent. Il leur est à la fois le plus étrange et le plus proche des êtres.

« Malheur aux cœurs secs, aux esprits apaisés ! Malheur à ceux qui sont rassasiés, car ils auront faim ! »

On dirait qu’il guette la première pierre, la première injure ; qu’il les appelle avec ses mains flexibles et sa voix mesurée. Consoler le pauvre, passe encore ; mais attaquer de front le riche !

« Malheur à celui qui reste sur place et qui se ferme. Malheur à celui qui ne connaît pas le poids du péché, ses remèdes ne guérissent pas. Malheur au riche, car sa vie n’est pas la vie. »

Mais ils ne se scandalisent pas. Des femmes sont là, sensibles au charme de sa voix, qui baissent la tête sur leurs seins frémissants. Tout tremble au rythme de ses mains : les feuilles des arbres, et l’indéracinable espérance des déshérités. Bien que leur expérience, cent fois déjà, leur ait appris l’imprévisible retournement des choses, ils croyaient que ce n’étaient là que coïncidences passagères. Ils sont ivres d’y découvrir une loi. Il y a des prêtres, enfin, qui pressentaient ceci et qui sentent leur colère croître contre l’homme qui ose le divulguer.

Jésus, au point où il est, ne parle plus pour ces femmes, ni pour ce prêtres, ni pour ces pauvres. Il a conscience du chemin parcouru et de l’étape atteinte. Un orgueil s’éveille en lui, merveille ! qui est devenu le plus pur de ses dons.

« Je ne suis pas venu abolir la Loi mais l’accomplir. »

« Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : « Tu ne tueras point et que celui qui tue soit puni par le tribunal. » Moi, je vous dis : quiconque se met en colère contre son frère, de même, mérite d’être puni. Mais accordez-vous avant le procès. Car savez-vous jusqu’où va l’entêtement des juges ?

« Vous avez appris qu’il a été dit : « Tu ne commettras point d’adultère ». Et moi, je vous dis : quiconque désire une femme a déjà commis l’adultère, dans son cœur, avec elle. Et il a été dit : « Quiconque renvoie sa femme, qu’il lui donne un acte de divorce ». Et moi je vous dis : quiconque renvoie sa femme, sauf si déjà elle est partie de lui, il la rend adultère — et quiconque l’épousera, de même, il commettra un adultère.

« Et vous avez appris : « Tu ne te parjureras pas mais tu t’acquitteras envers le Seigneur de tes serments ». Et moi je vous dis : ne fais aucun serment, ni par la Ville qui a été celle des Rois, ni par ta tête dont tu ne peux rendre un cheveu blanc ou noir. Dis : cela ou cela n’est pas. Tout le reste est mensonge.

« Car, en toute chose, l’important est le départ, la première faute, la première compromission. N’allez jamais plus loin qu’au mouvement de colère, de désir ou de ruse. Et cela encore est trop loin, si vous y cédez.

« Mais vous avez appris, surtout : « Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi ». Et moi je vous dis que l’homme n’est pas l’ennemi de l’homme : le soleil se lève pour les méchants et pour les bons et la pluie tombe sur le juste et l’injuste. Si vous aimez ceux qui vous aiment, quel mérite en avez-vous ? Les pires n’en font-ils pas autant, et les animaux même ? Si vous ne saluez que vos frères, qu’y a-t-il là d’étonnant ? »

Les mots apaisaient toute angoisse. Sa dualité s’abolissait, dans l’harmonie instinctive des phrases ; leur beauté lui créait une beauté et leur rythme cohérent un rythme. Il se servait du discours comme d’un miroir — la preuve d’une unité que les regards d’autrui ne reflétaient pas et dont il ne trouvait plus en lui-même l’assurance. Ceux qui ne l’aimaient pas disaient qu’il « s’écoutait parler ». Ce n’était pas exact : il écoutait, à tout instant, cette voix qu’il ne reconnaissait pas, qui était comme un luxe inouï et qui, de jour en jour, lui devenait plus nécessaire.

Alors, sans prévenir ses plus chers, il disparaissait. Une heure ou une nuit. Ils lui avaient adressé des questions, ils avaient échangé un clair regard d’intelligence, ils se retournaient : il n’était plus là.

Ils devaient courir pour le voir, loin sur la route, fuir à grands pas, son manteau relevé sur ses reins, comme des ailes. Parfois, alors, ils essayaient de parler avec lui, de ressusciter son visage. Avec surprise, ils devaient reconnaître qu’ils l’avaient vu différemment. Jean évoquait la douceur de son regard et sa fraîcheur d’adolescent ; Simon-Pierre aimait sa force et sa virilité. Pour Suzanne, il était l’amant qui ne la possédait qu’en rêve et, pour Jacques, le fils d’un ouvrier, dont les traits étaient ceux-là même de l’homme du peuple. Ils n’avaient plus, pour nourrir leur attente, que le souvenir des étonnantes paroles qu’il leur avait dites, la foule écoulée :

« Il n’y a rien de caché qui ne doive être révélé. Et plus une chose est longtemps cachée, plus elle vient au jour avec force et violence. »

Mais dès que, dépassant le rythme, ils s’essayaient à pénétrer le sens, à nouveau tout se morcelait. Judas avait compris qu’il s’agissait de la révolte qui, longuement, en effet, doit forer son chemin souterrain avant d’éclater au grand jour. Thomas pensait que c’était une promesse d’éclaircir, plus tard, toutes ces énigmes, et Matthieu un enseignement de la prière. Nul ne songeait à éclairer ces mots par les suivants :

« Prenez garde à ce que vous entendez. Parce que la manière dont vous entendez vous juge. Et l’on fera bonne mesure, car c’est à qui possède déjà qu’on donne le plus. »

Ou par cette parabole, dont le sens, à chaque fois qu’ils allaient la pénétrer, les emplissait d’épouvante :

« L’homme jette en terre la semence et la terre produit d’elle-même le fruit. Et quand le fruit est mûr, on y met la faucille, parce que c’est le temps de la moisson. Et, entre le moment où l’homme a jeté la semence et celui de la moisson, il n’y a rien eu que la nuit et l’ignorance. C’est pourquoi, mes bien-aimés, je vous en conjure : méfiez-vous du désir. »

Et le monde, autour d’eux, était redevenu cruel.

Vie multiple et nouvelle à chaque heure, vie écartelée ! Les jours de disette, où ils dinaient d’épis de blé, succédaient aux repas succulents, offerts par quelque riche aimable ou quelque prêtre curieux. Dans ces bourgades du lac le spectacle était si différent que celui qu’offraient les villes du Sud qu’ils y étaient parfois comme en pays étranger. Alors, ils se laissaient guider, soit par Pierre chez sa belle-mère, soit par Judas chez l’un de ses amis Pharisiens.

Jésus ne cherchait pas à savoir si c’était par indiscrétion ou, comme le prétendait Judas, par estime qu’ils désiraient sa présence. Mais, envers eux, il ne se départissait pas de sa plus ancienne suspicion. Ils étaient trop sûrs d’eux, sans posséder le merveilleux cynisme de Judas. Ainsi la force, chez eux, devenait hypocrisie. Bien plutôt, il était comblé par une douceur de vivre qu’il n’avait jamais connue, qui rendait plus alanguis les pas et plus souples les démarches. Les synagogues s’ornaient des sobres architectures grecques ; une riche végétation établissait au-dessus des chemins qui descendaient au lac des ombrages délicats. De l’autre côté de l’eau, les monts étaient aussi bleus que le ciel. Soldats et courtisanes, serviteurs du Palais d’Hérode, barbares bruns et moines blancs de sectes étrangères peuplaient ces rues diverses d’une foule cosmopolite.

Le jour qu’ils se mirent en marche vers Naïm — un Pharisien, du nom de Simon, les y invitait — des bords du lac s’élevaient tous les effluves de la fin du printemps, celui, entre autres, vif, entêtant, du laurier-rose. Ils rencontrèrent, en pénétrant à l’intérieur des terres, un cortège funèbre qui précédait une femme en grand deuil. S’informant, ils apprirent que cette femme menait en terre son fils unique. Jésus s’émut de compassion pour elle et il lui dit :

« Ne pleurez pas. »

Puis il s’approcha des porteurs et il les fit arrêter. Le jeune homme semblait dormir. Ceux qui étaient les plus proches du cercueil rapportèrent plus tard que le Maître avait dit :

« Je te le commande, lève-toi. »

D’autres disciples, s’étant retournés après que la petite troupe eut dépassé le cortège, dirent qu’ils avaient vu le jeune homme debout au milieu des siens. La clarté sereine du ciel donnait une visibilité parfaite à cette aurore.

Plus loin, ils rencontrèrent deux hommes qui leur étaient envoyés par Jean, toujours captif d’Hérode. Et ils demandèrent à Jésus, de la part du prophète :

« Etes-vous Celui Qui Doit Venir, ou devons-nous en attendre un autre ? »

« Allez et rapportez à Jean », répondit-il, « ce que vous avez vu et entendu. Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les pauvres consolés, les morts ressuscités. Heureux celui que je ne scandalise pas ! »

Et, les envoyés partis, tous ses disciples furent convaincus qu’il avait ressuscité le fils de la veuve. Mais il était trop las de leurs éternelles confusions entre la lettre et l’esprit pour tenter de les détromper encore une fois. Il fallait avancer sans cesse, pénétrer toujours plus profondément leurs intelligences :

« A qui donc comparerai-je les hommes de cette génération ? A des enfants assis sur la place publique, qui s’interpellent et se disent les uns aux autres : « Nous avons joué de la flûte et vous n’avez pas dansé ; nous avons chanté des choses tristes et vous n’avez pas pleuré ». Car Jean-Baptiste est venu, ne mangeant point de pain et ne buvant point de vin, et vous avez dit de lui : « Il est possédé du Démon. » Et moi je viens, mangeant et buvant, et vous dites : « C’est un homme de bonne chère et un buveur. Mais les voies de la Sagesse sont multiples. »

Or, un peu avant la maison de Simon, ils croisèrent une femme qui riait follement, la tête lourde, soutenue par un soldat. Jésus et cette femme se regardèrent. Et la femme cessa de rire. Elle s’arrêta, repoussa d’un air irrité le soldat, qui poursuivit son chemin en haussant les épaules. Jésus était immobile en face d’elle.

« Maître », dit Judas, « ce n’est rien, ne voyez-vous pas : une femme de mauvaise vie et, au surplus, une amie de nos oppresseurs. »

Il ne pouvait se détacher de ce visage : mince, presque triangulaire, écrasé sous la chevelure noire et conservant, grâce aux deux yeux obscurs et grands, malgré une nuit de débauche et sa fatigue, un air d’innocence qui appelait. Il s’éloigna cependant et entra chez son hôte.

Et voici que, le repas à peine commencé, cette femme, à son tour, entra dans la maison du Pharisien. Elle portait un vase d’albâtre rempli de parfum. Et, se tenant derrière lui, prosternée et pleurant, elle commença de lui essuyer les pieds avec ses cheveux, de les embrasser et de les oindre de parfum. « Votre Maître », demandait Simon, « ne sait-il pas que cette femme est une pécheresse, lui qui voit si bien dans les cœurs ? »

Jésus n’écoutait pas : il caressait la chevelure de la courtisane et il s’étonnait de ce qu’elle fût si promptement revenue vers lui. Cette posture humiliée lui rappelait quelque chose : une autre femme, sa mère, lorsqu’à genoux ainsi, sur le sol de leur petite maison de Nazareth, elle cherchait une pièce d’argent tombée sous la table ou le lit.

« Simon », dit-il, « un créancier avait deux débiteurs ; l’un devait cinq deniers, l’autre cinquante. Comme ils ne pouvaient, ni l’un ni l’autre, le payer, il leur fit grâce à tous deux. Lequel l’aime davantage ? »

« Celui », répondit l’autre, « à qui fut remise la plus grosse somme. »

Il ne devinait pas. Jésus sourit :

« Vois-tu cette femme ? Je suis entré chez toi et tu n’as pas versé d’eau sur mes pieds ; mais elle les a mouillés de ses larmes. Tu ne m’as pas donné de baisers, mais vois comme elle m’embrasse. Tu n’as pas oint ma tête d’huile, mais elle me couvre de parfum. »

Puis il se leva et sortit derrière elle, à la stupéfaction de tous. Appuyée contre le mur, elle tremblait de tout son corps.

« Qui es-tu ? »

« J’ai une maison et une famille, ailleurs. En un bourg de Judée. »

« C’est là que tu es née ? »

« Non, je suis née à Magdala. »

Elle disait son âge : vingt ans, son nom : Marie. Elle disait le désir de liberté et de richesse, et de vie facile, qui l’avait amenée en Galilée. Ce qu’elle taisait : sa défaite, son insatisfaction, ses yeux l’exprimaient pour elle. La Samaritaine, ainsi, avait attendu de lui la joie. Et tant d’autres ! Pourquoi, toujours, s’y était-il refusé ? Il se sentait, devant cette grande douleur muette, plus désarmé qu’un enfant. Et lui, qui ne demandait jamais à ceux qu’il choisissait quelles étaient leurs attaches, il le lui demanda :

« Qui te retient à Naïm ? »

« Personne, Jésus, rien. »

« Et moi non plus », dit-il, « rien ne fera que je te repousse. »

Puis, il la caressa du regard, une fois encore.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

IX

LE MIRACLE IMPOSSIBLE

 

L’intelligence n’était plus de mise ici. Ni le courage. Au contraire, plus ils avaient peur, plus ils étaient prêts au rachat.

On le vit bien à Gerasa. Au cours du voyage en barque sur le lac, déjà, les tourbillons d’un vent furieux s’étaient apaisés à sa voix. De la poupe, où il était couché sur des coussins, il avait dit à la tempête, sans se lever :

« Calme-toi ! »

Et, plus heureux que Xerxès, il avait vu le flot lui obéir. Mais, à peine débarqués au pays des Géraséniens, ils virent accourir vers eux une tempête : un homme bâti en force et qui, pendant longtemps, s’était jeté sur les vierges rencontrées en chemin, pour les violer. On avait tenté de l’enchaîner dans des sépulcres. Mais, toujours, il rompait les chaînes et les liens. Puis il fuyait parmi les tombes et les roches de la montagne, hurlant partout son désir forcené. Cette fois encore, ce fut vainement qu’on tenta de l’arrêter et de l’impressionner par la présence d’un Prophète. Il courut vers le Maître et il criait :

« Qu’as-tu à faire avec moi, Jésus ! Fils de Dieu ! Qu’ai-je à voir avec Dieu ?… »

Et il s’abandonnait aux pires blasphèmes, de sorte que ceux qui étaient là se sentirent glacés d’épouvante. Jésus ne cherchait que les yeux de la brute. Enfin, son regard les rencontra :

« Quel est ton nom ? » demanda-t-il.

Le colosse haletait sous l’emprise des yeux clairs. Mais il n’était plus maître de se dérober, ni de se taire. Il n’était plus maître de ses mots.

« Nous sommes nombreux. »

La voix de Jésus sembla faire écho à la sienne :

« Sors de cet homme. »

Des gardiens de pourceaux s’étaient arrêtés, qui contemplaient avec étonnement la scène. Et l’impur se mit à implorer, de cette voix étrange qui semblait jaillir des entrailles, et qui n’était pas à lui.

« Laisse-nous aller dans toutes ces bêtes. Ne nous laisse pas sans demeure. »

Au même instant, comme saisis de panique par la violence de ses cris, les pourceaux commencèrent à dévaler la pente qui tombait à la mer. Aveugles, grognant le groin en terre, ils se poussaient, se bousculaient, roulaient par masses compactes dans les eaux tumultueuses qui se refermaient sur lui. Le forcené s’était tu et les gardiens enfuis.

Lorsque, avertis par eux de ce qui s’était passé, des gens vinrent au devant de Jésus et de ses disciples, ils virent l’homme tranquille, les bras au corps, et discourant paisiblement. Au bas de la montagne, parfois encore, une vague soulevait une échine rose. Tremblants mais résolus, ils demandèrent au Maître de remonter dans sa barque et de quitter au plus vite leur pays. Un instant avait consommé leur ruine.

Jusqu’aux derniers jours qu’il vécut en Galilée, toutes ses solitudes s’accompagnèrent de la tentation du miracle. Presque toujours, il y cédait. Non sans honte, ni sans demander à celui qu’il avait guéri de ne pas ébruiter la chose. Sans doute n’était-ce que la conséquence de ses anciens mépris : il ne pouvait plus être dupe de l’homme. Celui qu’on ne tient pas au collet par l’avarice ou par la peur, l’orgueil, la crédulité en rendent maître. Le seul effort exigé était d’avoir conscience des circonstances offertes ; et l’impatience d’être autre les faisait tous pareils aux ivrognes de Cana.

Dès l’instant qu’ils venaient vers lui, ils acceptaient de croire à la possibilité de la guérison ; déjà, ils étaient guéris. Tous ces êtres contractés dans l’attente de la douleur à venir, jambe pesante, yeux morts, une parole habile les délivrait. Et, d’un seul coup, leur esprit basculait du versant de la peur au versant de l’espoir. Ils espéraient de voir, si la peur avait été de nuit — ou de parler si, jusqu’alors, la peur avait été de silence. Celui qui, depuis des mois, n’osait se lever, dans la crainte de n’être plus soutenu par ses jambes, avec l’appui de ce regard et de cette main, se tenait debout et rayonnait.

Pitoyable ! C’était à cela qu’ils s’attachaient. Non pas à la recherche du bonheur, non pas à la compréhension des lois ; mais à ce bouleversement soudain, cette libération rien que charnelle. Bien loin de chercher à connaître les lois, ils n’étaient avides que de les détruire. Ils n’imaginaient Dieu, leur Dieu, que sous les traits d’un charlatan.

Mais de quel droit les eût-il condamnés ? Certes, il savait de quelle pauvre valeur étaient tous ses pouvoirs, auprès de son propre accomplissement. Sa main ne portait aucun signe de gloire ; mais ceux de l’équilibre et de la raison. Pourtant, à d’autres heures, déchiré de solitude, il n’avait de réconfort qu’en ce pouvoir même. Et, vraiment, en ces heures, la technique du guérisseur faisait partie, profondément, de lui : elle lui semblait l’armature solide dans les limites de laquelle il lui était permis de s’abandonner à n’importe quelle évolution.

Il fallait bien, alors, que le jour vînt de choisir entre l’admiration du peuple et l’estime de quelques-uns. Le dilemme qu’autrefois avait posé la famille, les amis l’exposaient à leur tour. Serait-il devenu le préféré, ce jeune Nathanaël à la bouche si fraîche ? Peut-être l’était-il déjà. Il possédait toute l’innocence nécessaire pour nommer « imposture » le plus utile des dons.

— Maître, disait-il, pourquoi faites-vous ces choses ? Pouvez-vous croire qu’elles servent la vraie gloire ?

Non, Jésus ne le croyait pas, et il ne voulait pas mentir, fût-ce pour se garder un ami. Bienheureux ceux à qui paraissent suffisantes les seules vertus de l’intégrité personnelle ! L’Adieu a été long entre le Maître et le disciple. Dans la minute qu’il dura, soixante fois un mot pouvait tout sauver. Pas même : la pression d’un doigt, pendant la dernière étreinte. Ah ! Personne jamais n’est tout à fait perdu ! Plus tard, quand le magicien ne sera plus et que son enseignement lui survivra, nul doute que Nathanaël s’en revienne parmi la foule des persécutés — des suppliciés en son nom. Et il dira : « J’étais des cinq premiers élus. »

Ce fut dominé par cette pensée qu’un jour, et de nouveau, Jésus laissa se préciser en lui le désir de retourner à Nazareth — la tentation d’imposer aux amis d’enfance, aux camarades d’école, l’irréfutable preuve de sa puissance.

Il partit une nuit, seul, n’ayant pu se résoudre à se faire accompagner de ses disciples. De Tibériade à Nazareth la route n’est pas si longue. Lorsqu’il quitta les bords du lac, pourtant, il se sentait maître de lui : sa vie était en lui, entière, pareille à un fil imbrisable de son enfance à ce jour. Et, de son enfance à ce jour, un seul souvenir habitait sa pensée, recueillait en soi tout le reste : son vieux désir de les voir, les vieux et les jeunes, les hommes et les femmes de Nazareth, prosternés à ses pieds et le glorifiant — glorifiant son vrai père à travers lui. Dans cette ville-là, pas ailleurs.

Elle lui apparut enfin, si blanche, si reposée, entre ses collines ondoyantes ! Et, de nouveau, c’était un jour de Sabbat. Il ne s’arrêta ni au puits, ni à l’entrée du bourg ; ni à la ruelle étroite qu’il avait, enfant, tant de fois parcourue. Il marcha droit sur la double porte ouverte ; et, lorsqu’il entra, toutes les têtes se tournèrent vers lui. On finissait la prière. Il parla.

Il parla très longtemps. Il avait peur, à chaque mot, du suivant. Mais il ne pouvait, non plus, se taire. Parfois, craignant de ne pouvoir poursuivre, il s’aidait d’une parabole, d’un sermon déjà éprouvé. Sur le point de s’arrêter, il pensait à cette chose belle qu’il avait tue. Et cela encore devait être dit…

Jusqu’à l’écœurement.

Quand il sortit de la Synagogue, une vieille lui demanda de la guérir, et il lui imposa les mains. Mais elle n’était pas vraiment malade. Personne, à Nazareth, ne la croyait malade. Alors, il se fit conduire vers un vieillard contraint de garder le lit depuis des mois.

Autour de lui, derrière, ses amis d’enfance attendaient. Une des épreuves les plus faciles qu’il pût espérer : le regard du vieux gardait toute sa vigueur. Il n’y avait qu’à lui prendre les mains, lui communiquer d’un serrement de main la confiance et l’assise. Mais ce savoir n’était plus que stérile en lui : il n’habitait ni sa poitrine, ni ses mains.

« Lève-toi et marche ! »

Comme ils ricanent, les trop connus ! Le vieux le regarde narquoisement. Il ne veut pas guérir : rien que se moquer. Ils ne veulent que se moquer, tous — et non pas être conquis. Mais par quoi le seraient-ils ? Par ce jeune homme mince, aux épaules tombantes, dont les doigts tremblent, dont ils connaissaient la famille, et dont le regard fuit leurs prunelles superficielles ?

Le vieux dit :

« Tu vois bien que je ne puis pas me lever. »

Et, en effet, il le voit. Mais c’était d’une autre chose qu’il s’agissait. Il ne se révolte pas. Il pressentait cet échec. Il le savait. Il l’a voulu, contre le temps et toutes ses lois. Il est juste qu’il paie.

Ils ne le chassent pas. Ils attendent qu’il parte. Est-ce qu’il aura compris ? Est-ce qu’il osera revenir vers eux, chez eux, faire la preuve de son imposture ?

Non. Cette fois, c’est définitivement qu’il va quitter la ville de l’enfance. Il fuit lentement, d’abord. Puis d’un pas plus rapide, comme s’il s’imaginait être poursuivi. Il accepterait d’être foulé aux pieds. Mais ils s’écartent et rient. Seul, il gravit la colline, regardant sous ses pieds le vide, avec la tentation fugitive de s’y jeter. Un pas encore, et il se sera créé la légende consolante qu’il fallait que l’humiliation arrive.

Ce même jour, une femme trop belle ou trop lascive réclamait à Hérode la tête de Jean-Baptiste, et l’obtenait, sur un plat d’argent.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

CHAPITRE VIII

 

de soi : la joie

 

X

LA MARCHE SUR LES EAUX

 

Les disciples l’admiraient d’oser répondre avec tant de fermeté aux docteurs de la Loi. Il les plaignait de l’admirer pour si peu. Le plus dur n’était pas le combat ; c’était cette foule qui l’oppressait, ces mains tendues, ces manteaux jetés sous ses pas — pour l’apitoyer ou, qui sait, pour le faire trébucher, peut-être ? Tous des malades.

La mort de Jean-Baptiste, les premiers jours, lui était apparue comme une libération. Mais, déjà, pour certains — entre autres pour ces princes stupides de la famille d’Hérode — il était le prophète ressuscité : leur imagination n’allait pas au-delà de l’effort de renouveler le passé, indéfiniment. Pour lui-même, l’avenir, qu’était-ce, sinon son passé réussi ?

Il eût fallu, cette foule, la prendre contre soi : leur embrasser les mains ou le visage, et les bercer. Il eût fallu avoir, pour les contenir tous, l’ampleur du ciel. Le ciel n’avait pas peur de la multitude. Sur tous, il répandait une même lumière bleue et vive qui rendait l’ombre, ensuite, si douce. Mais, justement, c’était de la douceur de l’ombre que Jésus était jaloux. Il rêvait beaucoup moins de les contenir — vieille ambition des Rois — que de les pénétrer.

C’était l’instant où quelqu’un, de ses préférés, lui demandait ce qu’ils allaient manger le soir. Crainte d’avoir faim ? Non, pas même : habitude. A tout moment, entre eux et son désir, il rencontrait cette carapace recuite cent fois par les jours. Cependant, des ailes noires tournaient au dessus d’eux avec des croassements et, là-bas, au bout de la route descendante qui sortait de la ville, ils voyaient, mêlés aux rangs de blé de la seconde récolte, de hautes fleurs blanches piquées dans les champs comme une broderie sur une toile. Qu’ils étaient donc durs et fermés !

« Pourquoi t’occupes-tu, Jacques, de l’heure qui n’est pas encore là ? Vois les corbeaux et vois les lys. Ils ne travaillent ni ne filent. Pourtant, ils vivent et ne manquent de rien. Que crains-tu donc ? »

Judas hochait la tête. Il disait à Simon :

« Le Maître est insensé. »

Et Simon ne disait rien. Et son silence blessait Jésus bien davantage que la raillerie. Alors, il caressait les cheveux d’une femme qui se prosternait sur son chemin. Et il gardait sur la nuque de cette femme, sachant que le contact la soulagerait, quel que fût le mal dont elle souffrît. Et il avait pitié, toujours pitié de ceux qui pensent à manger le soir, non à guérir.

Au bout du chemin ou du lac, au pied de la colline, la multitude. Partout où s’élevait une roche, la foule était là. Pourquoi venaient-ils vers lui ? S’il ne se posait la question, elle hantait les siens.

« Pourquoi viennent-ils ? » se demandait Judas. Et Simon se le demandait, et Jean. Celui6là était le seul, sans doute, à répondre :

« Parce qu’ils l’aiment. »

Et, ce disant, il identifiait son rêve à celui de la foule. De même que Judas, pensant :

« Ils ont besoin d’un libérateur et d’un chef. »

Simon attendait.

Mais, parmi tous ces doutes et toutes ces questions, quoi qu’il ait dit, quoi qu’il ait fait, la préoccupation de la nourriture avait continué de se développer en eux. Au milieu de son discours, un des apôtres se penchait vers lui :

« Ils ont faim, Maître. »

Cela voulait dire, aussi bien :

« Donne-nous à manger. »

Il se taisait. Il regardait le peuple couché dans l’herbe, assis tout au long de la pente adoucie. Les vivres étaient tenus jalousement par la main refermée, ou cachés sous la robe et le manteau. Parfois, secrètement, quelqu’un portait un morceau de pain à sa bouche.

Le même qui avait parlé s’inquiétait encore :

« Le soir tombe. Il faut renvoyer le peuple, afin que, se répandant dans les villages d’alentour, ils y trouvent l’abri et la nourriture, car nous sommes ici dans un lieu désert. »

« Donnez-leur, vous-mêmes, à manger. »

Mais il fallait toujours expliquer longuement les choses.

« Faites-les asseoir par groupes de cinquante. »

Pendant que la foule obéissait, un petit garçon se leva et donna aux apôtres tout ce qu’il avait apporté : cinq poissons et deux pains. Et Jésus les rompit, et il demanda qu’ils fussent distribués. Ainsi, le cœur tressaille sous l’émulation de l’exemple. Les plus riches donnent à ceux qui sont pauvres. Un instant, dans l’éternité des jours habituels, quelques hommes et quelques femmes réunis ressentent que ce qu’ils possèdent n’est rien. La parole n’y eût pas suffi ; le geste, en un autre temps, aurait été dérisoire. Mais la parole et le geste ont bouleversé les consciences, mis en haut ce qui était en bas, rendu à ce qui n’est qu’humain son incomparable attrait.

On ramassa des corbeilles de miettes, pour les donner à ceux qui étaient pauvres ailleurs.

« Celui-là », dit Judas « est vraiment un chef. »

Le dernier, Jésus descendit. La foule s’écoulait dans le lointain. Par groupes de dix ou de vingt, ils retournaient à Capharnaüm par le chemin le plus long, en contournant le lac. Ils ne seraient pas chez eux avant le milieu de la nuit. Et Jésus était heureux de cette promenade nocturne qui allait leur permettre de méditer l’exemple, s’ils l’avaient seulement retenu. Lui, il descendait très lentement. Et, entre le peuple et lui, il voyait ses disciples qui, surpris de sa lenteur, s’étaient arrêtés pour l’attendre. Bientôt, Pierre n’y tint plus et, remontant vers lui, il l’interpella :

« Maître, venez avec nous, dans ma barque. »

Jésus le chassa du geste :

« Ne vous inquiétez pas de moi. »

Il s’assit sur une pierre blanche et il se retourna vers le sommet ; derrière lui, le soleil achevait de mourir. A ses pieds, le crépuscule couvrait toutes choses. Les oliviers du lac étaient bleus, et le lac lui-même tranquille comme une ardoise transparente sur quoi les petites vagues eussent inscrit des chiffres mystérieux. Tout était merveilleusement calme, jusqu’aux toits d’or de Capharnaüm, de l’autre côté de l’eau. A quoi bon parler de la faim à qui n’a jamais eu faim, de l’amour à qui n’a connu l’amour, du Royaume à qui n’est jamais entré dans le Royaume ? Les mots ne sont que des aide-mémoire. Mais à quoi sert une mémoire à ceux qui n’ont pas de souvenirs ?

Non ! Ce qu’ils voulaient, ce n’était pas des paroles, mais des choses qui frappent d’étonnement. Comme des enfants qui veulent des bonbons et à qui l’on explique qu’il ne faut pas trop en manger mais qui continuent d’en vouloir. Des choses prodigieuses. Comme des gens qui s’émerveillent d’une fumée et ne pensent pas au tas de bois sous la cendre, qui s’émerveillent d’un reflet sur l’eau et ne pensent pas aux lieues sous-marines sans lueur. Qu’il était difficile de leur apprendre à vivre profondément !

Il se leva, il était las. Mais, en descendant la pente, il fut délivré de sa fatigue. Les petits cailloux sous ses pieds n’entravaient pas sa marche : ils semblaient, en roulant, le faire rouler sur eux et le porter. Il fut si rapidement au bas de la colline que la barque qui emportait Pierre n’était pas éloignée de plus de vingt pas. Mais le crépuscule était partout maintenant, de sorte qu’il ne distinguait que vaguement  les rameurs. Une forme — Simon, peut-être — debout à l’arrière, était tournée vers lui. Il continuait de marcher vers cette présence fraternelle. Et, soudain, il ne sentit plus la terre sous ses pieds mais le sable humide et les premières vaguelettes qui se glissaient sous eux comme des lames de bois mouvantes. Il allait de plus en plus vite, sautant d’une vague à l’autre, vite et pourtant sans hâte, sans penser que cela était défendu. Il se rappelait l’enfant Jésus jouant ainsi dans le fleuve, jadis, prenant soin à ne toucher le fond que du bout des pieds : c’était au bord du Jourdain, en un endroit où l’eau n’avait pas de profondeur. Mais le temps des précautions s’abolissait. Et l’enfant, autrefois, était moins agile que lui, maintenant. Deux doigts de sa robe n’étaient pas mouillés, quand il vit qu’il était tout près de la barque et, même, qu’il l’avait un peu dépassée. Jacques, Jean et Pierre s’étaient dressés, émerveillés et terrifiés par le prodige. Et il pensa, seulement alors, qu’il leur avait donné ce qu’ils attendaient de lui.

« Maître », criait Pierre, « faites que j’aille avec vous ! »

« Viens », dit-il.

Et Simon descendit de la barque, mais il avait si peur qu’il s’enfonça tout de suite en criant, ployant les genoux et le corps, ainsi qu’un homme qui se noie par crainte de se noyer. Jésus lui prit la main. Les deux autres, du bateau, tendaient vers eux des bras éperdus. Jésus laissa Pierre y monter le premier, puis il l’y suivit. Il y avait une grande paix dans son cœur, à cause de leur foi.

Longtemps, il hésita avant de leur dire la chose en cette synagogue de Capharnaüm, plus semblable à un temple grec qu’à un sanctuaire du Très-Haut. C’était le lendemain du jour de la Multiplication des Pains et de la Marche sur les Eaux. Respectueuse, la foule attendait. Au milieu de son silence, il percevait les chuchotements :

« Comment était-il dans la barque, sans y être monté ? Il nous a rassasiés avec deux pains et un poisson. Il est venu nous délivrer du mal. »

Son regard accrocha deux Pharisiens debout près de lui et, dans leurs yeux, il n’y avait aucune haine, mais une troublante curiosité.

« Je suis venu », commença-t-il, « vous apporter le pain de vie. »

Il attendit un peu de temps encore. Il voyait bien qu’ils n’étaient pas prêts à l’entendrez, qu’ils n’espéraient pas de lui un Evangile qui fût à la mesure de leur imperfection, qu’ils voulaient des légendes et des fables. Mais il ne pouvait attendre. Et sans doute ne retrouverait-il jamais une si fervente attention.

« Vous adorez Moïse parce que Moïse a donné à vos pères la manne dans le désert. Mais la manne ne venait pas de Moïse. Elle venait du ciel. Et, maintenant, je ne vous dirai pas que je vous ai apporté le pain du ciel, parce que ce n’est pas vrai et que je ne détiens pas ce pain. Ce que je vous apporte, c’est moi-même. Et ma chair, qui est la chair du fils de l’homme, est une nourriture, et mon sang est un breuvage. Je me suis donné à vous tout entier, chair et sang. Je vous ai fait le don de ma personne. »

« Que dit-il ? » murmuraient les voix. « Qu’il nous donne sa chair à manger ? »

« Je vous donne tout ce qui en moi n’est ni la Loi, ni l’Habitude. Mon élan le plus charnel, je vous le donne. Et nul, s’il ne mange de ce pain d’homme, s’il ne boit de ce sang, n’aura la Vie. »

Il y eut des rires. Quelques-uns s’en allèrent. Jésus les voyait sortir et son cœur se crispait d’angoisse. L’un des Pharisiens se pencha vers Judas et dit :

« Votre Maître, avertissez-le : il est indécent. »

Puis il se drapa dans son manteau et se fit un passage à travers le peuple.

« Qu’ils entendent », criait Jésus, « ceux qui ont des oreilles pour entendre ! Vous mangerez mon corps et vous boirez mon sang, car c’est seulement ainsi que je revivrai en vous. »

Puis il ferma les yeux. Il l’avait dit !

Lorsqu’enfin il les rouvrit, il n’y avait plus dans la synagogue que ses douze apôtres. Il descendit au milieu d’eux, et il leur demanda :

« Et vous, pourquoi ne vous en allez-vous pas ? »

Ils y avaient pensé. Puisqu’ils ne l’avaient pas fait, ils ne le feraient sans doute jamais plus.

« Où irions-nous, Maître ? » répondit Simon.

« Et qui parle comme vous ? »

Marie, de Magdala, pleurait dans l’ombre. Elle avait compris. Elle seule.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

XI

DE TYR A SIDON

 

Et, de nouveau, Jésus eut besoin d’être solitaire. Comme à chaque fois qu’il avait beaucoup parlé, il eut besoin de reformer en lui des paroles claires, parce que l’homme n’est pas un moulin à prières et qu’il lui faut, avant de s’abandonner aux mots, mettre sa chair et son âme en accord. Il avait, aussi, un grand désir de voir la mer. Non pas l’eau bleue et calme, tout de suite bornée, d’un lac — mais l’immense étendue, sans limite pour l’œil et sans une tache si loin porte le regard, le ciel sur la terre.

De même qu’il avait envoyé ses compagnons, il partit seul. Le lever du soleil le trouva entre les collines qui, du nord du lac à la mer, forment un chemin presque rectiligne, Cadès loin derrière lui. Trente kilomètres au plus : cinq heures de marche. Pour midi, il était aux portes de Tyr. Mais il n’y entra pas. Il affectionnait de chaque ville, ses faubourgs. Et, là encore, ce fut par les ruelles sales, comme écrasées sous la masse proche des Palais, qu’il atteignit le port.

La ville insulaire, bâtie par les Phéniciens qui avaient échappé à la captivité de Babylone, étroite et haute, s’élevait au bout de sa longue digue brillante comme des lances et des boucliers de sentinelles impavides. Mais Jésus ne voyait pas — ne voulait pas voir cette magnificence ; non plus qu’après tant d’occupants Assyriens ou Grecs, la présence importune des éternels soldats guêtrés d’argent. Avidement, presque agenouillé (le môle bariolé tombait à pic dans la mer), il regardait les eaux ouvertes et refermées sur un petit rocher noir au dessous de lui. Et les eaux exerçaient sur lui leur fascination habituelle.

Voiles basses, lentement, une longue galère concave vint rencontrer la pierre. Une rame sauta de l’eau sur la digue à quelques pouces de lui. Une voix courroucée l’avertit trop tard. Des hommes pesants, dont la joie avait quelque chose d’offensant pour la paix des eaux, le bousculèrent et rirent de le voir perdre l’équilibre. Relevé, il s’éloigna. La ville méprisée se reformait autour de lui, l’emprisonnant à la fois de ses murs et de la fébrilité des jeunes hommes, de l’avide perplexité des femmes, de la rumeur encombrante des marchands. La ville tendait vers lui des bras aux muscles innombrables, pour l’arrêter. Et les clameurs des hommes aux fouets qui, dans le port, surveillaient un déchargement de sacs longtemps le poursuivirent dans les quartiers silencieux du faubourg.

Dès la première ruelle, il fut chez lui. (Car ce n’était point par devoir, mais par une exigence secrète qu’il recherchait la compagnie des pauvres gens.) Les odeurs du poisson fumé et de l’huile d’aloès s’y mêlaient, écœurantes, tenaces comme celle de la sueur de femme. Un garçon brun surgit, qui l’appela par son nom :

« C’est Jésus, le guérisseur, le rédempteur, le sauveur d’hommes ! »

Sur les seuils apparurent des visages amaigris, dont les yeux, avides d’espoir, le suivaient.

« Jésus, le sauveur d’hommes ! »

Après le supplice de l’indifférence, celui de la ferveur ! Mais, au moins, celui-là il pouvait le supporter. Il marchait, la tête droite, attentif à cette force dont un cri de croyance, toujours, l’emplissait — qui coulait de sa poitrine comme du flacon penché le vin fort.

Il n’y avait rien d’autre à faire que de laisser l’énergie limpide s’écouler du flacon penché. De la poitrine à l’épaule. De l’épaule aux bouts des doigts. Il étendait le bras, prêt à le poser, les yeux fermés, sur le premier ou la première qui l’implorerait de guérir. Soudain, il s’arrêta. Se jetant au devant de lui, si vite qu’il ne vit d’elle que cette forme agenouillée, une femme lui criait :

« Si c’est toi Jésus, sauve ma fille ! »

Il recula d’un pas. Quelque chose, dans les gestes égarés de la Phénicienne et dans sa voix criarde, suscitait le dégoût plus que la pitié. Enorme, des mèches grises barrant ses joues, la bouche horrible, elle avait une des chevilles de l’homme dans ses mains et, trop lourde pour se mouvoir, elle semblait s’être liée à lui pour l’éternité.

« Ma fille est folle, Jésus ; elle danse toute la nuit sur place et me frappe, moi, sa maman, quand j’approche d’elle. Elle crie des mots que je n’ai jamais dits, non, que je n’ai jamais osé dire. Elle est possédée du démon, qu’ils disent. Mais je sais bien, moi, qu’il n’y a pas de démon. Guéris-la. »

Ce n’était pas la première fois qu’il retrouvait les paroles essentielles chez ceux-là, précisément, à qui elles ne pouvaient servir : il n’y a pas de démon. Chez les esclaves de toutes les races, les hors-la-loi de l’humanité. Son dégoût était sans limite.

« Laisse d’abord les enfants se rassasier », dit-il. « Il n’est pas bon de prendre le pain aux enfants pour le jeter aux petits chiens. »

Disant cela, il était las, parce qu’il n’aurait pas voulu l’humilier. Mais il ne pouvait rien pour elle. Il espérait aussi, un peu, qu’elle ne comprendrait pas. Mais n’était-ce pas, toujours, ces êtres-là qui le comprenaient le mieux ? La femme dressa son visage hirsute et ses yeux contenaient chacun une larme qui ne coulerait pas.

« Oui, Maître, oui Maître ! Mais les petits chiens mangent sous la table les miettes des enfants. »

Et, à son tour, il sentit ses yeux pleins de larmes. Elle voulait bien être abaissée au rang des bêtes, pourvu que sa fille guérît. Elle aussi était digne d’être exaucée, elle surtout. Alors qu’il pensait cela, il sut que la force l’avait quitté. C’était parce que la force l’avait quitté que la femme avait pu dire cette parole. Il se pencha et l’aida, montagne de chair, à se relever.

« Allez. A cause de ce que vous avez dit, votre fille n’est plus folle. »

Il l’imaginait, cette jeune fille qu’il ne connaîtrait jamais, enfin détendue, assoupie sur sa couche. Peut-être allait-elle sourire à sa mère en se réveillant.

La quête de son père le menait vers le Nord, tout au long de cette mer Phénicienne sur laquelle n’avait pas résonné encore l’avertissement : « Le Dieu Pan est mort ! » Aux portes de Byblos, un torrent déversait son éblouissante cataracte. En cette époque de l’année, le sang de l’immortel Adonis teintait de rouge les eaux du fleuve. Sur les terrasses naturelles du mont, des mains pieuses avaient préparé les jardins de l’Agneau Grec. En un fouillis léger s’élevaient les herbes éphémères (le fenouil, l’orge, le blé et la laitue), plantées sans racines dans des vases de terre pour symboliser la courte destinée de l’amant de Vénus. En son honneur, des jeunes filles, vêtues de blanc et les seins nus, dansaient des rondes.

Perdu parmi une assistance nombreuse, Jésus vit cela. Mieux que tout autre, il était sensible à la particulière beauté de l’adolescent couché au milieu des fleurs. Non qu’il admît cette glorieuse exhibition de joie : il concevait mal que l’amour pût être à ce point dénué de mystère. Trop heureux, ces gens d’une autre race et d’une autre religion n’étaient pas dignes de pénétrer la destinée tragique de l’homme.

Pourtant, lorsque, à la fin des danses, les jeunes filles jetèrent des fleurs et des présents dans le gouffre d’Adonis pour perpétuer le souvenir de la mort du Dieu et que, s’étant penché lui-même, il vit les écumeuses chutes sanglantes charrier les fleurs et les fruits, il pressentit de quelle étrange beauté se pare un mythe solaire et quel drame plus étrange encore peut engendrer la Joie qui avoue son nom. En cet instant, il remarqua, juste devant lui, un homme dont l’attention et le maintien avaient quelque chose de royal. Seuls ses cheveux, blancs comme l’aile de la tourterelle, accusaient son âge. Les muscles qui saillaient sous le manteau court, la bouche friande et les yeux clairs prolongeaient jusqu’en sa première vieillesse tout le charme de l’adolescence. Il sentit sur sa nuque le regard de Jésus et se retourna vers lui : son nez droit n’était pas d’un Juif. Il le regardait avec bienveillance, prêt à répondre si Jésus, le premier, lui adressait la parole. Pourtant, Jésus demeura silencieux. Et, presque tout de suite, il s’éloigna, se perdit dans la foule. Il ne voulait pas savoir. Il venait de penser que son père pouvait être n’importe qui, quelqu’un de plus ridicule et de plus borné que Joseph. L’hypothèse qu’il fût cet homme était plus belle que toutes les vérités. Surtout, il venait de découvrir qu’insensiblement il s’était évadé du brûlant souci de son enfance. Son père à lui, maintenant, était au ciel. C’était sa force qui l’emplissait.

A cause de cela, et à cause des robes des jeunes filles, il séjourna peu en ces lieux. Lorsqu’il les eut quittés, comme il s’en revenait vers les siens, son étonnement fit place à une paix plus grande et plus pure que toutes celles qu’il avait conquises jusqu’alors. Une paix imméritée. Et qui, en même temps, était faite comme un besoin de remercier, de demander pour l’avenir aide et protection. Plus curieusement encore, ce besoin ne l’humiliait pas, mais l’exaltait comme l’aurait pu faire son propre dédoublement. Et les mots naissaient tout armés de lui : « Père, qui êtes aux cieux, que votre nom soit glorifié, que votre Royaume arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donnez-moi aujourd’hui mon pain de chaque jour, pardonnez-moi mes offenses, comme je les pardonne à ceux qui m’ont offensé et délivrez-moi du mal. Mais, surtout, ne me laissez pas retomber en tentation. Qu’il en soit ainsi ! » Non, l’ascétisme n’était pas le seul moyen d’atteindre au Royaume. Mais, au plus profond de ses symboles, nulle race, pour y atteindre, n’avait trouvé une autre voie que celle du sacrifice.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

XII

LE TRANSFIGURE

Il lui avait fallu ce voyage et cette évidence pour se décider au plus terrible aveu. De même, il était nécessaire, avant qu’il pût atteindre au sommet du scandale, qu’il les entrainât — eux, les douze — au plus loin vers le Nord, afin que le chef fût à sa place. Et, en effet, ce fut aux portes de Césarée-de-Philippe, demeure des Rois, qu’il leur posa la question longuement retenue :

« Et vous, que dites-vous que je suis ? »

Par ces mots, il renouait, sans transition, avec le scandale de la Synagogue de Capharnaüm. Mais c’était pour l’agrandir, l’approfondir et le rendre, à ses propres yeux, impardonnable. Ils étaient loin de le prévoir. Ils méditaient sur la question, cherchaient honnêtement à y répondre. La foule disait qu’il était tel ou tel prophète ressuscité ; pour eux, il n’était que lui-même. Simon-Pierre trouva le mot :

« Vous êtes Celui qui devait venir. »

Et il regardait le Maître pour recevoir de lui un sourire en récompense, parce qu’il prouvait, par ce mot, que, malgré tout, il n’avait jamais douté. Mais le Maître était triste, de cette mortelle tristesse qui le poignait à chaque fois qu’il se retrouvait au milieu d’eux.

« Celui d’entre vous qui aura honte de moi, mon père, qui est dans le ciel, à son tour, aura honte de lui et ne le recevra pas. »

« Pourquoi parle-t-il de honte ? » pensa Simon, et il eut froid. Les apôtres, gênés, détournaient la tête, comme si le Maître eût été pris devant eux d’un vomissement ou se fût complu en une exposition impure.

« Pourquoi aurions-nous honte ? » demanda Judas. Et son regard insultait.

« Je ne tiendrai pas longtemps cette gageure ! » Telle est l’angoisse permanente. « Je leur ai dit tout ce que j’avais à leur dire, sauf l’essentiel — et cela, je n’aurai pas le courage de le dévoiler, ou bien je ne le pourrai pas. Le châtiment sera terrible ! » Il eût voulu leur dire : « Je vous ai fait le don de ma personne ». Mais la phrase, déjà, avait été dite. Et son dessein, maintenant, était plus haut. Ce n’était pas à cette poignée d’hommes qu’il s’était donné, mais à l’homme. Il eût voulu leur dire : « Amour », et qu’ils comprissent. Mais il le leur avait dit cent fois, et la parabole du Bon Berger, et celle de la Drachme Perdue, et ils n’avaient pas compris. Le regard de Judas était dur. « Pour celui-là, surtout, je serai le scandale. Car celui-là, surtout, ne comprendra jamais la nécessité de la honte. »

« Des hommes », dit-il, « se serviront de mes paroles contre moi. Et ils croiront me servir. »

« Comment cela serait-il possible ? » demanda quelqu’un.

« Comment est-il possible qu’au nom de la Vie des hommes soient tués et d’autres emprisonnés parce qu’ils ont voulu être libres ? Ils donnent aux choses les noms qu’ils veulent, des noms qui ne sont pas les leurs, auxquels elles ne peuvent obéir. Mais ils proclament qu’elles les trahissent lorsqu’ils n’en sont pas obéis ! »

Et, comme il parlait ainsi, il sut ce qui l’attendait, ce dont il avait eu peur, sans pouvoir définir la crainte, depuis son adolescence. Il se rappela. A douze ans, il avait, sur une route, croisé trois hommes que d’autres hommes menaient devant eux à coups de fouets. Il les avait suivis, de loin. Il avait vu dresser les bois sur le Thabor, à l’ombre de la citadelle romaine, et les prisonniers, dévêtus, accrochés par les mains à ces tristes colonnes.

« Ils me mettront en croix », dit-il.

Et un grand apaisement se fit en lui. Il n’y avait rien en dessous de cela.

A Césarée-de-Philippe même commençait la pente de l’Hermon. Sur cinq milles, la montagne dressait son arête fine, aigüe, si haute en sommet que, par les beaux matins sans brume, jadis, Jésus l’apercevait de Nazareth. Sur la gauche des voyageurs, le Fleuve, aminci et, par endroits, torrentiel, s’élevait étrangement, pareil à l’écharpe d’Isis. Moins élevé que l’Olympe, le premier-né des monts d’Israël était aussi imposant dans le crépuscule que la montagne des Dieux grecs : près de trois mille mètres, six heures de marche. D’un village égaré dans les roches, une lueur jaune et vacillante reflétait l’éclat exact de l’Etoile Polaire ! Comme ils montaient, la torpeur de l’après-midi céda à la fraîcheur d’une nuit sans nuage ; et, parce que, délivrés de la brûlure solaire, leurs yeux s’ouvraient tout grands, il leur semblait que la nuit était plus transparente et plus claire que le jour. Ils voyaient loin devant eux. Et les bêtes, cachées jusqu’alors sous les pierres, scolopendres, serpents, rayaient devant eux le chemin d’ombres violettes, étroites et rapides comme des mouvements sur un visage qui veut sourire et n’ose.

Ce même violet, mais en des bandes plus larges et plus durables, s’installait dans le ciel, nimbant le crâne chauve du mont d’une auréole majestueuse. Les deux frères, ni Simon, ne demandaient au Maître pourquoi il les avait amenés en ce lieu. Peut-être ne sentaient-ils que le poids de ses absences renouvelées, étaient-ils heureux, simplement, de se retrouver avec lui. Jacques et Simon marchaient devant, moins sensibles que Jean à la douceur du soir, ou bien ayant, plus que lui, gardé la mémoire des étranges paroles de Césarée. Mais, souvent, ils devaient s’arrêter pour attendre leurs compagnons. Ils voyaient Jean poser sa main fine, sa main de femme, sur le bras du Maître — et ils l’entendaient dire :

« Regarde, regarde. Est-ce beau ? »

Et Jésus regardait, souriant au plaisir du jeune homme plus qu’à la beauté de l’arbre ou du torrent. Lui seul savait qu’il montait vers la joie, vers la plus personnelle des gloires. Depuis des jours et des jours, tous, ils l’imploraient de faire son choix parmi eux, de créer des ordres et des intendances. Et voilà : son choix avait été fait, non sans peine parce qu’il avait dû en proscrire Judas. Mais Simon était là, le fort — et Jean, l’aimant. Jacques aussi, peut-être seulement parce qu’il était le frère de Jean, peut-être pour que le plus simple des hommes assistât au couronnement du nouvel Agneau. Il allait oublier, le temps d’une nuit, la défiguration et la méprise ; oublier la désertion de ceux-là qui avaient été avec lui au début : André, Nathanaël, et dont il ne prononcerait jamais plus les noms. Il paraissait ignorer la fatigue : ce fut Jacques qui proposa de prendre un peu de repos. Et, soudain, ils furent si las, tous, sitôt assis, que leurs paupières se baissaient malgré eux et qu’ils cherchaient, de la main, un appui sur le sol.

Jésus rêve qu’il va commettre une mauvaise action. Il faudrait avoir la courage de s’imposer à eux par la vertu. Et, par l’amour, de les pénétrer, de les lier à jamais à soi. Mais il n’est si sûr, précisément, de la nécessité de se les attacher jusqu’à la mort. Le chemin emprunté n’exige que d’être seul. La première faute serait de ne pas l’accepter, de ne plus pouvoir tenir sans un regard d’encouragement, d’admiration, de sympathie. Toutes les autres devront suivre, et celle-là, qu’il prémédite, de faire servir son art à les séduire : non pas Judas, le clairvoyant, non pas Thomas, l’incrédule — mais ces trois que l’amour, le respect et la foi rendent, d’avance, séduits par toutes les feintes et s’il le faut, plus tard, prêts à tous les pardons. Il a, voilà six jours, prononcé les paroles qui éloignent ; et, depuis six jours, il a eu le temps d’en souffrir. Comment pourrait-il durer encore si, à ces trois du moins, il ne faisait pas entendre les paroles qui retiennent ?

Le rêve était tombé sur eux avant le sommeil. Endormis, ils poursuivaient le songe qu’ils vivaient depuis que Jésus était revenu parmi eux. Et le rêve de Pierre était celui-ci : deux hommes, très vieux et très grands, marchaient des deux côtés de lui. Et leur pas était si mesuré, bien que rapide, qu’il n’avait aucun effort à faire pour se maintenir à leur hauteur et qu’il était comme porté par eux. Et il savait que ces deux hommes se nommaient Elie et Moïse. Mais ces noms redoutés ne l’épouvantaient pas. Il avait plus de choses à leur apprendre qu’il n’en avait à recevoir d’eux.

Fut-ce à ce moment qu’il ouvrit les yeux ? Jean était éveillé ; appuyé sur ses avant-bras, il contemplait un point, droit devant lui. Il semblait contempler Simon. Simon tourna la tête et, d’abord, il fut aveuglé. La lune était au ras du mont, si proche qu’on eût dit que, descendue du ciel, elle cherchait à se poser sur ce même tertre où ils rêvaient encore. Elle répandait une lumière égale sur tout, les arbres et les roches — une lumière crue, d’une terrifiante pureté.

« O ! Maître, qu’il fait bon ici ! » dit l’apôtre. « Il faut dresser les tentes. Une pour Moïse, une pour Elie, une pour vous. »

Ils n’avaient point de tentes. Mais, au-delà des présences, le rêve s’était cristallisé, réalisé dans cette lumière blanche qui semblait émaner de Jésus, debout devant la lune. C’était lui Elie, et Moïse. Oui, les grands prophètes avaient parlé comme lui, marché comme lui sans souci du lendemain ni du repas du soir. Et, comme les siens, leurs discours n’avaient été intelligibles qu’après une longue absence, suivie d’une présence fraternelle.

Il disait qu’il ressusciterait d’entre les morts. Ne le savaient-ils pas, déjà ?

« Nous sommes bien ici, Seigneur. »

La clarté de la lune les saoulait de bien-être. Une voix, aussi lointaine et pénétrante que celle qui était sortie du possédé de Gérasa, mais douce et lente, prononçait des mots :

« Celui-ci est mon fils bien-aimé, e, qui j’ai mis mes complaisances. Ecoutez-le. »

Qu’il était jeune, le Maître, et souriant, et terrifiant, lui aussi, d’une inaccessible pureté ! L’espace de cet éclair, la croix et la résurrection ont pris un sens — un sens unique comme si, dans le royaume du Possible, les deux mots, depuis toujours, avaient été créés pour cet accouplement suprême. Et c’était cette jonction que d’aucuns nommaient : folie.

Mais, pour cette nuit-là, Simon n’alla pas plus loin dans la Vérité. Le ciel s’était obscurci, ou le rêve dissipé. Les yeux de l’homme-lumière ne le tenaient plus sous leur emprise. L’expression « bien-aimé » hantait seule sa mémoire. Et, tandis qu’ils redescendaient de la montagne, il se demandait la signification de : « ressuscité des morts ».

« Maître, dit Jean, nous avons vu un homme qui chassait les démons en votre nom, et nous l’en avons empêché, parce qu’il n’est pas des nôtres. »

C’était quelques jours plus tard, sur la route.

« Pourquoi l’en avoir empêché ? » demanda Jésus. « Celui qui n’est pas contre nous est avec nous. »

Il leur avait, toute la nuit, expliqué que la « comparaison » n’est d’aucune valeur pour qui veut sauver l’homme et, partant, d’abord le comprendre ; qu’il n’y a pas les grands et les petits, mais celui qui pénètre dans le Royaume, et celui qui n’y pénètre pas. Et voilà qu’ils allaient jalouser tous ceux qui comprendraient son message !

Dans la nuit, une petite forme apparut, qui venait vers eux. Un enfant qui rentrait chez lui, sans doute, d’un village voisin. Jésus l’arrêta au passage, puis il demanda qu’on approchât une torche de son visage ; les yeux noirs et brillants trouèrent le cercle jaune.

« Voilà la vérité », dit-il, « voilà ce qu’il faut préserver. Si ton œil, Jean, est un objet de scandale pour toi, arrache-le. Car il vaut mieux atteindre à la paix de son âme, étant borgne, que se consumer avec ses deux yeux. Celui qui serait pour cet enfant une occasion de chute, mieux vaudrait qu’on le jetât dans la mer. Car malheur à celui par qui le scandale arrive ! »

L’enfant, qu’il tenait toujours, voulait s’échapper.

« Je te scandalise moi-même, petit ? » demanda-t-il. Et il le lâcha.

« Eteignez les torches », dit-il encore.

Il se remit en marche, Jean près de lui. L’enfant était loin lorsqu’il murmura, las, en s’appuyant sur le bras de l’ami :

« Mais il faut que le scandale arrive. Car tout homme doit être salé par le feu comme tout aliment par le sel. Et si le sel s’affadit, avec quoi lui donnera-t-on de la saveur ? »

Il ne voyait déjà plus le paysage de Galilée qui s’éclaircissait sous ses yeux. Il avait la nostalgie du Sud, du désert et des Pierres Rouges. Mais ce n’était plus Jean-Baptiste qui l’y appelait. Jean-Baptiste était mort. Et la Joie avait survécu à la tentation de l’ascétisme. Ce qu’il fallait, maintenant, c’était la promulguer, l’étendre. Le combat ne se présentait plus à lui sous l’aspect d’un tunnel étroit et sombre, mais sous l’image d’une flamme tremblante sur un visage d’enfant. Il allait gagner de droite et de gauche — comme le feu. Et ses coups ne consumeraient que lui-même.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

 

 

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CECI EST MON CORPS – Troisième partie

TROISIEME PARTIE

 

JUDAS

ou

LA TENTATION DE LA REVOLTE

 

LE COMBAT

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CHAPITRE IX

 

Pour soi-même

 

I

JUDAS

 

L’élection de l’Hermon, s’il l’avait connue, aurait fait sourire Judas. Seul de tous les disciples il était venu vers Jésus non pour apprendre de lui mais pour le mettre en garde et le prendre sous sa protection. Son amour était donc le plus désintéressé. L’ingratitude du Maître ne pouvait rien contre cet élan intérieur, que l’accroître. Ce n’est pas assez de dire qu’il avait pour le Maître l’attachement d’un ami : il nourrissait envers lui toute la générosité d’un père.

Il demeurait souvent seul, à l’écart, écoutant d’un air distrait les belles histoires du Maître, les approbations entêtées de Simon, les charmantes divagations de l’enfant chéri. Il se faisait l’effet, au milieu de ces humbles et de ces illuminés, d’être le seul solide, mât et pilote à la fois de cette nef qui, sans lui, depuis longtemps serait partie à la dérive. « Qu’ils s’amusent », pensait-il, « je veille. »

Car pour créer une Action importante il ne suffisait pas, ainsi qu’ils semblaient le croire, de se faire des protestations d’amitié ni d’aller, en devisant gaiement, par des routes qui ne menaient nulle part. Il fallait conquérir l’appui des grands ou, tout au moins, faire un choix parmi les puissants de ce monde, parce que, bien entendu, il ne pouvait être question de plaire à tous. De ce soin, le plus grave, une fois pour toutes, il s’était chargé. Et son choix n’avait pas été fait à la légère. Il avait tenu compte non seulement des dispositions générales du peuple mais des caractéristiques particulières de la petite troupe, toute entière hostile à Rome, malgré le nombre inquiétant des Publicains qui se voyaient parmi les disciples, et le cas exceptionnel de Matthieu apôtre.

D’ailleurs, en eût-il été autrement, quelle que fût l’affection qu’il portait à Jésus, il ne se serait pas joint à eux : les relations dont il était le plus fier avaient toutes été recrutées parmi les Pharisiens. Eux seuls avaient assez l’oreille politique pour prévoir à coup sûr la marche des événements. Il en apprenait plus chez eux que pendant des semaines d’errance, bien que ces petits prêtres de Galilée ne fussent évidemment pas aussi au fait des choses que ceux qui, à Jérusalem, approchaient journellement le Sanhedrin. A cause de cela, la décision de Jésus de descendre vers le Sud le comblait d’allégresse. Mais, en même temps, il pressentait combien sa tâche allait devenir difficile : la moindre erreur qu’en ces campagnes il compensait d’un mot adroit ou d’une pénible démarche, quel en serait le retentissement dans la Ville des Villes ?

Il devenait préoccupé, soucieux. Jésus, maintenant, évitait son regard quand ils rencontraient un soldat romain. La haine qu’il voyait dans les yeux de l’apôtre le meurtrissait. Comment se pouvait-il, alors qu’il ressentait si bien les dégoûts de l’ami, que l’ami ne comprît pas les siens ? A d’autres jours, il prenait conscience de suivre une voie monstrueuse, hors de son temps. Il comprenait Judas de s’être cherché des alliés dans l’un des deux camps en présence. Pour lui, amis de Rome ou fanatiques, il ne leur refusait ni ses dons ni sa joie, mais il ne réclamait rien en échange. Il ne voulait rien de personne. Ce que personne ne lui pardonnait.

Le premier éclatement se produisit peu après le départ pour la Ville Sainte. Judas avait plusieurs fois, vainement, réclamé de Jésus le denier qui était dû au Temple. Et voilà que, cet argent, on le trouva tout de suite pour les gardes d’un pont qui voulaient arrêter la petite troupe tant qu’elle n’aurait pas payé le péage.

« Ces brutes ! » dit l’Israélite. « Sommes-nous tous devenus Romains ? »

Jean parlait d’avarice. Jésus, lui, ne s’y trompait pas. A l’étape, il emmena Judas loin des autres et il lui dit :

« Que nous sont les Romains, pour que nous perdions nos forces à les combattre ? »

« Ils sont nos vainqueurs », dit Judas.

Et il grimaçait. Soudain, posant sa main sur le bras de Jésus :

« Maître, si tu voulais… Nous pouvons être les premiers en Israël et lever l’admiration du peuple au lieu de sa raillerie. Les temps sont proches de la Révolte. »

« Les temps surtout », dit le Maître, « sont proches du Royaume de Dieu. »

« Mais comment le Royaume pourra-t-il naître tant qu’Israël sera dans l’esclavage ? » (Il suppliait.) « Ne pousse pas à bout les soutiens de l’indépendance, les ennemis inexorables de Rome. Partout, tu vas au devant du Publicain, qui nous trahit. Ne sens-tu pas que nous aurions tous les prêtres pour nous, si nous n’étions pas si lâches ni si timorés… »

Jésus rêvait. Il se fit plus pressant :

« Ou, du moins, si nous n’étions pas si hostiles à ceux-là seuls qui pensent à sauver notre race ? Il leur faudrait un peu de garantie. Ta puissance et ta grâce les émeuvent. S’ils pouvaient nous présenter au peuple comme les adversaires de Rome, sans crainte d’être démentis, alors ils seraient pour nous. »

« S’ils pouvaient me présenter au peuple », dit Jésus, « alors je ne serais plus digne de lui parler. Le peuple souffre bien moins de la présence Romaine que de l’hypocrite tutelle des Pharisiens. Ce n’est pas quelque impôt de plus ou de moins qui l’accable, mais leur morale falsifiée. Nous n’avons pas pour mission de prendre part à cette lutte. »

Judas avait frémi en entendant le blasphème. Mais la dernière phrase le rassurait : elle lui parut être une acceptation.

« Eh bien ! Sois neutre, et remets t’en à moi de ce soin politique. »

« Est-ce toi », le gronda Jésus, « toi, le plus libéré de mes disciples, qui peux t’attacher à ces choses ? »

« Je suis assez libre », répartit Judas, « pour vouloir que le soient aussi ceux que j’aime. »

Ils ne dirent rien de plus sur ce sujet, ni ce soir-là, ni les jours qui suivirent. Jésus avait prévu depuis longtemps la pente où s’engagerait l’homme de chair. Il le sentait préoccupé de la gloire non d’Elie mais des Juges anciens et de son homonyme, Judas Macchabée. La terre d’Israël bruissait des cris de vengeance de ceux que le nom : Judas tourmentait d’une ambitieuse ardeur.

Judas répétait souvent les paroles qu’avait fait retentir, deux siècles avant lui, Macchabée le libérateur : « Il n’est pas nécessaire d’être une grande multitude pour venir à bout d’une multitude d’ennemis. Un petit nombre d’hommes, s’ils sont résolus, emporte la victoire. » C’était par de telles formules qu’il avait gagné l’estime et l’amitié des Pharisiens. Lorsque, sur sa prière, ils invitaient ses compagnons, Jésus s’y laissait conduire. Il acceptait l’hospitalité offerte. Il écoutait, plein de compassion mais sans colère, ces innombrables récits qui se propageaient sous le manteau : les jeunes gens mis en croix sur les monts de Galilée et de Judée, l’arrogance des vainqueurs, que le temps n’adoucissait pas ; leurs regards insultants vers les vierges et leur violence de grands enfants brutaux ; leur mépris, surtout, des pratiques juives et de tout ce qui était juif. Il écoutait sans s’émouvoir et son silence, déjà, le condamnait.

Mais, soudain, un mot le sortait de son silence. Il se levait, loin de ces quotidiennes querelles. Il criait :

« Vous, Pharisiens, vrais prêtres de la Loi, vous nettoyez la face de vos maisons, mais l’intérieur en est immonde ! Ne croyez pas qu’il vous suffise de faire l’aumône et de proclamer la plus grande gloire de la Race d’Israël, pour que tout soit pur en vous. Il faut aussi veiller à l’exécution de la justice et à la pratique de l’amour. »

Cette ironie cinglante les pétrifiait. Ils ne se rappelaient plus ce qui l’avait pu mettre en cet état. Ils s’offusquaient qu’on pût répondre par des injures aux lois de l’hospitalité.

« Malheur à vous ! » criait-il, utilisant leur gêne pour l’accroître. « A cause de vos premières places dans les Synagogues. A cause des salutations dont on vous honore du bout des lèvres. Vous avez beaucoup étudié, vous vous êtes beaucoup combattus. Et cela était bien. Mais vous n’avez jamais eu en vous qu’une certaine façon de recevoir, jamais la vraie façon de donner. »

Un homme, parfois un Docteur de la Loi, s’interposait :

« Prenez garde qu’en parlant de la sorte vous nous offensez aussi. »

Mais ce conseil de prudence n’apaisait pas Jésus.

« Et à vous aussi, Docteurs de la Loi, malheur ! Vous chargez les hommes des plus lourds fardeaux et vous n’y touchez pas d’un doigt. Vous bâtissez de splendides monuments aux Prophètes, et ce sont vos pères qui les ont tués ; et, s’il venait vers vous d’autres prophètes, vous les tueriez encore, pour que vos fils puissent leur rendre hommage. Malheur à vous, Docteurs, qui avez dérobé les clefs de la Science : vous-mêmes n’êtes pas entrés, et vous avez empêché que les autres n’y entrent ! »

A ces paroles, les hôtes du Pharisien se regardaient, ne sachant s’ils devaient s’en fâcher ou en rire. C’était aussi ridicule qu’indécent. Ils se reculaient devant lui comme s’il eût été la Forme Bleue aux quatre branches. Mais le rire éclatait tout de même, après un long silence, parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen de faire passer cela que le rire. Et l’homme qui riait, toujours, était Judas.

« Bien, Maître », disait-il, « bien, Maître ! Sale-les un peu avec le feu. Ne vois-tu pas qu’ils ne répondent rien, et qu’il n’y a rien à répondre ? »

Jésus n’était pas abusé. Il surprenait le regard complice par quoi Judas leur faisait signe : « Riez donc avec moi. Ce n’est d’aucune importance : sa petite folie. » Il n’ignorait pas le mépris grandissant de Judas. Il se voyait par les yeux de Judas : les membres grêles, trop blanc, trop fin, trop attentif, trop savant de mots — et si peu capable de se maîtriser !

Et, toujours, pour finir, il se taisait, honteux de sa fureur et de sa naïveté. Et l’Amour recommençait, en dehors d’eux et de leur temps, de forer son creuset, où se transmutaient ensuite les mots de chaque jour en un métal flamboyant.

Cette ardeur violente, et pourtant mesurée, qui l’animait contre les prétentions de la sagesse, ce ne pouvait être à son sang juif qu’il la devait. Dans ces instants, l’ombre d’un autre le couvrait et le guidait vers des voies étrangères. L’ombre d’un homme qui n’avait pas aimé les Juifs, bien qu’il ait été séduit par leur orgueil humilié. Plus grand, soudain, et tout le corps en place, Jésus s’identifiait à l’harmonieuse silhouette, en épousait les formes, la patiente démarche. Il pouvait demeurer, pendant des heures, impassible, indifférent en apparence aux soucis les plus pressants, aux craintes les plus légitimes. Quand il parlait, enfin, les mots ne brisaient pas tout de suite la torpeur qu’il était parvenu à susciter en ses disciples, mais ils la prolongeaient, la colorant de mille teintes subtiles :

« Le Royaume est semblable à un père de famille qui sortit de grand matin afin de louer des ouvriers pour sa vigne… »

La conclusion de l’apologue était proche quand ils prenaient conscience qu’il n’y avait plus de paix en eux. Réveillés, ils avaient peur ; impatients, ils voulaient le mot de l’énigme ; confrontés, ils se raidissaient dans le sursaut de l’accusé qui n’avoue pas. Et le reproche les atteignait au plus profond d’eux-mêmes :

« Ton œil sera-t-il mauvais parce que je suis bon ? »

Quelques-uns, qui voyaient passer ce groupe d’hommes unis comme des mercenaires autour de leur chef, évoquaient la dernière révolte des Galiléens. Peu avant la Ville Sainte, un vieux les arrêta pour leur dire :

« Mes beaux enfants, mes braves hommes, prenez garde. Ne soyez pas comme ceux dont Pilate a mélangé le sang à ses sacrifices. Ils partaient, semblables à vous, glorieux et fiers. Ils allaient, croyaient-ils, soulever la nation d’Israël contre le Romain. Ils se voyaient déjà, plusieurs milliers, faisant reculer le Romain sous leur Nombre, et le rejetant à la mer. Mais nous les avons vus, nous, chargés de chaînes. Et la Ville Sainte ne les a pas préservés du Supplice. »

Ils l’entourèrent, avides d’en savoir davantage sur le destin des révoltés.

« On croit beaucoup », disait le vieux, « à la puissance des armes. On voudrait sortir d’où nous sommes par le fer et par le sang. Il y a des cris et des rumeurs sur toutes les places. Les gens se plaignent des sévices qu’ils subissent d’autrui, non de ceux qu’ils s’infligent eux-mêmes. On crie après l’impôt, non après le péché. »

« Pensez-vous », dit Jésus — et le vieux, aussitôt, se tut — « Pensez-vous que ces Galiléens fussent de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens pour avoir souffert de la sorte ? Et ces dix-huit, sur qui tomba la tour de Siloé et qu’elle tua, pensez-vous que leur dette fût plus grande que celle de tous les autres habitants de Jérusalem ? Non, je vous le dis. Si vous ne vous repentez, vous périrez tout de même. »

Mais il ne disait pas de quoi il fallait qu’ils se repentent. Et là encore, ceux qui l’entendaient croyaient qu’il parlait le langage des prêtres. Judas avait frémi : était-ce donc de la révolte et du courage de la sédition qu’il fallait se repentir ? Le vieux, seul, avait compris. Il sourit avec amertume :

« Ne suis-je pas bien vieux ? »

« Un homme », dit Jésus, « avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint pour y chercher du fruit et n’en trouvant point, il dit au vigneron : « Voilà trois ans que je viens chercher du fruit à ce figuier et je n’en trouve pas ; coupe-le donc. Pourquoi rend-il la terre improductive ? » Le vigneron lui répondit : « Seigneur, laissez-le encore cette année, jusqu’à ce que j’aie creusé et mis du fumier tout autour. Peut-être portera-t-il du fruit, ensuite ; sinon, vous le couperez. »

« Oh ! Mes frères ! » pensait-il, « que tout cela est simple ! » Mais que, lorsqu’ils quittaient un bourg, quelques jeunes gens, toujours, le quittassent aussi pour se joindre à eux, cela ne le trompait pas sur l’incompréhension de ceux qui le suivaient. Plus ils seraient nombreux et plus la loi du Nombre voudrait qu’ils fussent sensibles à ce qui était le moins important pour eux et pour lui.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

II

JERUSALEM

 

Ils arrivèrent dans la Ville pour la fête des Tabernacles, ayant musardé sur les chemins pendant tout le mois des vendanges. Cette circonstance, peut-être, fut cause de tout ce qui suivit. Après la quête de joie du Lac de Tibériade, l’ivresse des mots jetés d’une montagne à la foule affamée, et le voyage, découvrir à trente ans la Ville des Villes, (car ni l’égarement de l’enfant, ni le passage du jeune homme tenté ne peuvent se nommer : découvertes) c’était une aventure suffisante pour, d’une assurance calme et mesurée, précipiter Jésus dans le dégoût et le désespoir. Mais la découvrir en cette occasion !

Toutes les races. Un va et vient constant, dans les rues trop étroites, d’hommes et de femmes aux haleines fortes, d’enfants criards, et le fumet et les cris plus violents encore des sacrifices, et les vapeurs des holocaustes, les tentes de branchages élevées au cœur de la ville, et ce vertige qui s’empare des sens les mieux éprouvés, leur interdit de distinguer un parfum de distinguer un parfum parmi tant d’odeurs, un son parmi tant de bruits : l’homme, écartelé soudain, doute de l’utilité de sa vie, de l’efficacité de son message. Pourtant, tout de suite, il lui faut se rassembler, répondre. Des disciples ont parlé ; des étrangers ont reconnu l’ami de Jean-Baptiste. Et ceux qui ne savent pas, les premiers, questionnent : que pense-t-il de la répudiation ? Et de la Loi ? Et du Messie, qui doit venir ? Répondre à tout, sur le champ.

Il s’agit bien de répondre ! Il attaque. Pris dans le tumulte, il est tumulte lui-même. Il condamne. Il absout. Il s’impose avant même qu’on ait ouvert la bouche. Il y suffit qu’une violence s’oppose à son pas. Toutes les souffrances ont le visage de cette femme rencontrée au coin d’une ruelle.

Belle encore, désirable, les vêtements déchirés, les cheveux en pluie sur ses joues, elle fuit les hommes armés de pierres. Elle s’accroche à Jésus, le seul dont les mains soient démunies. Il n’est pas besoin de s’informer pour reconnaître en elle l’adultère. On l’a surprise avec son amant, poursuivie de rue en rue, sans lui laisser le temps de se couvrir d’un manteau. Jésus connaît la Loi, et la Loi prescrit la lapidation.

Elle enserre ses jambes, à genoux, le dos et la poitrine nus. Il baisse les paupières, il détourne la tête, il trace sur le sable des chiffres que nul ne connaîtra. Il pense aux pierres tranchantes, lacérant cette chair trop douce, trop parfumée. Quelqu’un lui crie :

« Eloignez-vous ! »

Tous ces yeux jaunes de désir, ces yeux hagards ! Est-ce bien l’obédience à la Loi qu’ils reflètent ? N’est-ce pas, plutôt, l’ivresse malsaine de punir ?

« Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre. »

Il ne les a pas regardés pour donner l’ordre. Mais la voix est assez forte : elle porte loin. Il devine leur hésitation. Il sait que les doigts ne se crispent plus sur les cailloux ramassés. Ils s’interrogent : « Qu’a-t-il dit ? Mais, alors, que devient la Loi ? » C’est dans le but de les frapper de stupeur, prévoyant leur révolte, qu’il a pénétré si avant en eux. Les pierres, il les entend qui retombent sur le sol. Les plus vieux sont ceux-là qui s’éloignent les premiers. Enfin, des lèvres lui baisent la main. La femme pleure.

« Personne ne t’a condamnée ? Moi non plus… »

Combien d’ennemis peut-on se faire en une minute ?

Il s’efforçait, semblait-il, à ce que ce fût le plus grand nombre. Car il ne parlait jamais si scandaleusement qu’au milieu de la foule. Lui demandait-on :

« Que faut-il faire pour gagner la Vie Eternelle ? »

« Que dit la Loi ? » répondait-il.

« Tu aimeras et serviras ton Seigneur Dieu. »

Et il se crispait sous cette réponse, ce Dieu qu’on lui jetait au visage, ce piège où tous se laissaient prendre et qu’on ne lui pardonnait pas d’éviter. Toujours cette abstraction immatérielle, quand il parlait de l’homme à des hommes !

C’était l’instant où, dans une salle fraîche du Temple, les Pharisiens pressaient Judas :

« Reconnaissez que vous nous avez trompés. Cet homme ne peut nous être d’aucune utilité. Chaque sabbat, nous le surprenons occupé d’un quelconque travail interdit. Il ne jeûne pas quand la Loi le prescrit. Il vit en dehors de nous, en dehors de sa race. »

« Il est indocile », concédait Judas. Puis, adroitement, il les flattait : « Vous êtes trop sages et trop savants pour accorder à des peccadilles une valeur qu’il est certes bon que le peuple leur prête. »

« Vous l’avouez », reprenaient-ils. « Il faut que, pour le peuple, la Loi soit inviolable, dans ses plus petits détails. Que pouvez-vous donc penser de l’exemple qu’il donne, et de l’influence qu’il a sur tous, car on l’écoute et on l’observe ! »

« Et vous », répliquait Judas, « comment expliquez-vous un tel prestige en dehors de pouvoirs exceptionnels ? »

Sur ces mots, ils s’écriaient tous à la fois, les uns pour protester de leur bonne foi et de leur sympathie, les autres pour évoquer le démon et ses ruses.

Loin d’eux, Jésus parlait aux sourds :

« Et moi, je vous donne ce second commandement, qui est tout semblable au premier : tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

Judas revient à l’instant où quelqu’un demande :

« Qui est mon prochain ? »

Judas attend. « Le prochain, c’est mon frère en Israël. » Voilà ce que répondrait le docteur qui pose la question, et Judas lui-même, et les prêtres. Et la foule, autour d’eux, hurlerait d’enthousiasme. Car voilà ce que les Textes sacrés leur ont appris : le prochain du Juif, c’est le Juif.

« Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho. Il tomba entre les mains des voleurs, lesquels, après l’avoir dépouillé, s’enfuirent le laissant couvert de plaies et à demi mort. »

Comme à des enfants. Oui, c’est une belle histoire pour enfants.

« Un prêtre qui suivait le même chemin vit cet homme et passa outre. Après lui, un lévite, étant venu près du blessé, le regarda et passa de même. Mais un Samaritain arriva près de lui et fut touché de compassion. »

Judas sursaute. Un Samaritain, pourquoi ? Est-ce qu’il le fait exprès ?

« Il banda les plaies, y ayant versé l’huile et le vin. Puis, il le plaça sur son cheval, le transporta dans une hôtellerie et lui donna tous ses soins. A votre avis, lequel des trois, du prêtre, du lévite ou du Samaritain, fut le prochain de l’homme tombé aux mains des voleurs ? »

Ils s’inclinent. Ils ne sont pas convaincus. Ils ne le seront jamais. Mais qu’opposer à cet étrange poète qui, à tout moment, leur propose la chair et le sang ? Judas regarde intensément le Maître, dont le sourire amusé l’éclaire. Oui, il l’a fait exprès. Un Samaritain, l’un de ceux-là que tout le monde exècre. Demain, ce sera un soldat de César. Pourquoi pas ?

Une fois encore, ils l’ont laissé seul. Il s’éloigne avec Marie. C’est pour elle qu’il va jusqu’au bout de sa pensée, c’est à cette femme qu’il dit le plus grand secret : celui que les questionneurs n’ont même pas pressenti.

Aimer comme l’on s’aime soi-même : chaque homme et chaque femme comme une créature unique, irremplaçable, ni comparable à aucune. Ou, plutôt, être soi-même autre devant l’autre devenu soi… Marie sourit. Elle avait compris bien avant les mots : n’est-ce pas sa propre histoire qu’il leur a offerte en exemple ?

En de pareils soirs, elle l’emmenait chez sa sœur dans le petit village de son enfance : Béthanie.

 

III

MARTHE ET MARIE

 

C’était la morne angoisse de l’hiver, cette Judée robuste et déserte, dont la ville d’Elisabeth et Bethléem, et le désert de la tentation, plus tard, avaient à jamais marqué sa vie. Nazareth, en comparaison, malgré les mortelles nuits du désespoir, était un havre de Paix. Les tempêtes, là-bas, n’enlevaient que les jeunes graines et les feuilles brillantes ; ici, elles arrachaient aux sables des pierres grosses comme le poing, qu’elles projetaient contre les toits. Ici, par delà l’enfance impure, il touchait au néant de la solitude et de la naissance ; il retournait au néant.

Il y retournait conduit par la main de la plus impure des femmes, et de la plus désespérée. La Passion et la Naissance avaient le même visage pierreux, la même froide figure tourmentée par le vent. Et, dans le silence qui les unissait, le vent seul, en effet, avait la parole. Lazare et Jean regardaient Jésus, Pierre regardait Marthe, affairée. Jésus et Marie, l’un en face de l’autre, attendaient la fin du jour. Il ne venait là, usé de discours, que pour se taire. Et Marie se taisait aussi parce qu’elle n’aurait pu parler sans crier d’allégresse et d’amertume. Toujours, c’était Marthe qui brisait le lien fragile :

« Voyez-la, Maître. Croyez-vous qu’elle m’aiderait ? »

Il pensait à sa jeunesse, écoulée dans un cadre semblable. Et, revivant les tourments qu’il avait infligés à sa mère, il pensait à l’Enfant Prodigue, c’est-à-dire à Marie. Ni son frère, ni sa sœur ne l’avaient chassée quand elle était revenue de sa quête. Mais ils n’avaient pas tué le veau. Et ils comprenaient mal — Marthe surtout — qu’elle n’ait pas plus à cœur de se faire pardonner en ceignant le tablier de la souillon.

« Marthe, oh Marthe, vous vous inquiétez et vous agitez pour beaucoup de choses ! Une seule est nécessaire. Marie a choisi la bonne place. Elle ne lui sera point ôtée. »

Il se tournait vers les apôtres :

« Mes amis, je voudrais vous parler de ce qui est plus important que l’argent et la gloire. Quand l’esprit impur est sorti d’un homme, il va par les lieux arides, cherchant le repos. N’en trouvant pas, il revient dans le corps d’où il est sorti. Mais il n’y revient pas seul. Sept autres esprits, plus méchants que lui, l’accompagnent, et ce nouvel état de l’homme devient pire que le premier. Nulle faute n’est grave, mais ne retombez jamais en tentation. N’acceptez pas de voir ce qui vous offense. Car la lampe du corps, c’est l’œil ; si l’œil est sain, tout le corps sera dans la lumière ; s’il est mauvais, tout le corps sera dans les ténèbres. Mais si le corps est dans la lumière, sans mélange d’ombre, il sera éclairé tout entier comme lorsque brille sur lui la clarté d’une lampe. »

Il regardait la lampe et le visage de Marie. Il ne lui retirait pas sa main, qu’elle caressait.

Lorsqu’il partait, la maison de Lazare ne redevenait pas immobile dans l’instant, comme après le départ d’un ami de passage. Celui et celles qui restaient échangeaient de longs regards surpris, humides et transparents. Cette douceur persistait jusqu’à la nuit ou jusqu’au lendemain, jusqu’au retour du Maître. C’était alors, qui les figeait, la lassitude empreinte, chaque fois plus profondément, sur le visage de Jésus.

Les nouvelles que Lazare rapportait de la ville leur expliquaient cette fatigue et ce dégoût. Le Sanhédrin s’émouvait : il s’était pour — disait-on — discuter de la mort du Prophète. On disait aussi qu’une des docteurs présents, Nicomède, avait pris sa défense et obtenu pour lui une rémission. Mais la trêve ne serait pas longue. Il eût fallu que le Maître, quelque temps, s’abstînt de ces discours provocants et de ces vaines audaces qui les dressaient contre lui. Marie criait :

« Vous ne le connaissez pas ! Lui, prudent ! Autant demander au passereau de se taire, à l’aigle de se cacher dans son aire et de n’en plus sortir ! »

Ce fut vers ce temps que Lazare, en effet, apprit à mieux connaître Jésus. Avec l’outrance coutumière à son âge, du jour qu’il l’eut compris, il ne put tolérer l’inaction. Il y a des caractères, ainsi, non pas tellement remarquables eux-mêmes mais qu’éveille le passage d’un être d’exception, et qui s’attachent à lui de toute leur ferveur maladroite.

Quand le jeune homme tomba malade, Marthe s’inquiéta de cette fièvre qui incendiait ses yeux, et qui n’était pas due à la seule maladie. Quelques jours plus tôt, à Béthanie même, des enfants juifs avaient poursuivi Jésus avec des pierres dans leurs mains, le nommant sacrilège et blasphémateur.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

 

« d’après Marc »

« Régnant, il se reposera. »

 

CHAPITRE X

 

Pour l’amour

IV

LAZARE

 

La journée était chaude. Lorsque Marie revint du sépulcre, elle leva vers le ciel un visage tout pareil à celui de la terre moite et pleine de senteurs. L’excès de son bonheur formait ces larmes que ses amis attribuaient à la mort de Lazare. Marthe, elle, ne pleurait pas. Plus tard, quand elles furent seules toutes deux, elle attira contre elle sa jeune sœur.

« Chère folle, petite folle, où cela nous mènera-t-il ? Est-ce qu’il viendra seulement ce soir, ou demain ? Est-ce qu’il saura ? Et si nous devons, nous-mêmes, délivrer Lazare ? Ce serait alors qu’il serait perdu. Et nous avec lui. »

« Il sera prévenu à temps et il viendra. »

Que faire contre la foi ? Marthe la laissa à son rêve. Et même lorsque, à l’orée de la nuit, Marie s’en retourna vers le tombeau, elle ne l’y suivit pas. Marie n’admettait pas le doute, ni le reproche. Elle agissait en tout comme si Lazare était mort. Elle disait à Marthe :

« Mais oui, il est mort. Humainement, qui pourrait survivre ? »

Elle disait cela tranquillement. Et Marthe la contemplait avec stupeur. Marthe voulait courir, lever la pierre, arracher leur frère à ce piège dont il n’avait pas compris toute l’horreur. Mais Marie :

« Non. C’est alors que nous manquerions de foi, que nous pècherions contre l’Esprit. »

Elle ne cachait pas son mépris pitoyable :

« Tu n’as jamais pénétré le secret de son amour. Tu es l’esclave de ce qui se voit et se touche. Tu as des mots effrayants pour dire les choses les plus simples, les dons les plus naturels. Il sauvera Lazare pour que Lazare le sauve. Et, parce qu’ainsi tout se répond, il est doux de vivre. »

Marthe voila son visage et s’enfuit. Lazare l’avait voulu. Lazare la maudirait, si elle rouvrait sa tombe avant le retour de l’ami. Mais elle n’espérait plus, même, qu’il pût la maudire. Elle suppliait qu’on aille chercher le Maître. Et ce rut la onzième heure du deuxième jour. Et une nouvelle nuit et une nouvelle journée. Personne ne venait plus : elles faisaient peur.

Cette troisième nuit, Marthe entendit pleurer sa sœur, continument. Mais elle n’étendit pas le bras pour l’apaiser. Elle se sentait, d’heure en heure, devenir plus dure. Lucide, elle prévoyait l’avenir qu’elles auraient toutes les deux sans Lazare ni Jésus. Elle s’immobilisait dans ce défi, qui n’était pas le sien, comme seuls le peuvent des êtres désespérés. Elle n’avait jamais cru que, de l’amour, quelque chose de bon pût sortir. Mais elle savait aussi, par le propre enlisement de sa stérilité, qu’hors de l’amour une vie ne peut avoir de sens. Elle s’endormit au petit jour et fut, presque aussitôt, réveillée par Marie. La jeune femme l’implorait :

« Marthe, va sur la route, au devant de lui. Moi, je ne peux pas. »

Quelle crainte, enfin, l’avait saisie ? Celle de perdre son frère ? Ou celle de perdre l’Elu ? Jamais, depuis le retour de Marie, il n’était demeuré trois jours sans la voir.

Or, Jésus avait appris la maladie de Lazare. Mais il n’avait pas jugé utile de hâter son retour vers Béthanie, car il était sans inquiétude.

Cependant, s’étant mis en route avec ses disciples, il rencontra Marthe bien avant le bourg. Elle s’élança, dès qu’elle le vit. Et, le désespoir aboli par cette seule présence, elle retrouva les mots que Lazare lui avait commandé de dire :

« Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais maintenant encore je sais que ce que vous demanderez à Dieu, Dieu vous l’accordera. »

« Il n’est pas mort, dit Jésus. Il dort et je vais l’éveiller. »

Marthe le précéda, afin de prévenir sa sœur. Marie, sitôt qu’elle sut qui venait, se leva et courut vers lui. Et ceux qui la voyaient courir ainsi, en larmes et les cheveux défaits, croyaient qu’elle allait au sépulcre, pleurer son frère. Mais elle, se jetant aux pieds de Jésus :

« Si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort. »

Jésus frémit en son esprit et ne douta plus devant ces pleurs.

« Où l’avez-vous mis ? »

« Seigneur », dirent ceux qui étaient là, « venez et voyez. »

Jésus pleura. Il pleurait en regardant Marie et, par ses larmes, semblait lui demander pardon d’être arrivé si tard. Jusqu’au bout, connaissant l’exaltation de Lazare, il avait voulu se soustraire à ses conséquences. Et sa faute, sans doute, n’était pas de s’y être dérobé, mais de n’avoir pas prévu qu’elles seraient telles.

Il les accompagna au tombeau : une caverne étroite. Devant l’entrée une pierre était posée.

« Oh maître ! » criait Marthe, « certainement il sent déjà, depuis quatre jours qu’il est là-dedans ! »

Et ce mot encore était un reproche, à cause des quatre jours. Mais loin d’abattre Jésus, il le durcit. Il renouvela l’ordre d’ôter la pierre. Il ne se pouvait pas qu’il fût trop tard. Ce miracle n’était pas comme les autres : celui-là, que l’amour seul avait créé, devait être à sa mesure. Et les pleurs, à l’avance, l’avaient purifié. Il n’y avait pas de honte à l’accomplir.

« Père », murmura-t-il et il leva les yeux. « Père, je vous rends grâces de ce que vous m’allez exaucer. Pour moi, je sais que vous m’exaucez toujours. Je le dis à cause de la foule qui m’entoure, afin qu’ils croient. »

Puis, il cria :

« Lazare, sors ! »

Et l’homme qu’on disait mort sortit, les pieds et les mains entourés de bandelettes, et la face couverte d’un suaire.

« Déliez-le », dit Jésus, « et laissez-le aller. »

Il y avait, à sa droite, un petit scribe maigrelet dont les yeux reflétaient une telle haine que, certainement, s’il était un jour appelé à juger, il voterait la mort.

Avant d’être obéi, Jésus était reparti sur la route.

 

V

RENDEZ A CESAR

 

La résurrection de Lazare ne le sauva pas. Nul ne mettait en doute le miracle : les larmes des deux sœurs n’avaient-elles pas été convaincantes et la lividité du jeune homme, l’assurance souveraine de Jésus ? Mais, dans la mesure même où il faisait ainsi la preuve de sa puissance, son attitude devenait pour la communauté juive tout entière un danger plus évident.

« Loin de nous fuir, », se plaignait ce prêtre, « il nous provoque. Hier, il est entré dans Jérusalem sur une ânesse que ses disciples, selon son ordre, avaient dérobée dans un champ. Publicains, mendiants, parasites, femmes perdues, jeunesse sans foi ni loi, le suivaient en l’acclamant. »

Il apparaissait brusquement. Quelquefois seul, quelquefois entouré de ses apôtres, comme d’une garde. Il était irascible, violent, maudissait le figuier qui ne pouvait désaltérer sa soif, renouvelait, pour ses disciples, le geste, impulsif jadis, de chasser les marchands du Temple. On ne savait plus vers quoi il allait. Lui-même le savait-il encore ?

« Une chose est sûre », dit Nicomède, dans le but de les apaiser, « il ne veut plus d’adeptes. A un jeune homme qui se pressait à sa suite, je l’ai entendu moi-même commander de distribuer son bien aux pauvres. Et il dit qu’il est plus difficile à un riche d’entrer dans le Royaume qu’à un chameau de passer par la porte de l’Aiguille. »

« Tout », criait Achas « tout en cet homme est orgueil ! Le plus naturel des sentiments, l’amour filial n’existe plus pour lui. A une femme qui rendait ainsi hommage à sa mère : « Heureuses les entrailles qui vous ont porté ! », il a répondu : « Heureuse surtout celle qui reçoit mes paroles et les garde ! » Que garderaient-ils et comment ? Il ne lui suffit plus de nous scandaliser. Il recherche — et trouve à coup sûr — le moyen d’exaspérer le peuple par la violence et l’obscurité de ses propos. »

Nicomède se tut. Il lui avait fait porter ce message : « Sache te taire. » Jésus l’avait jeté au vent. La vérité ne souffre pas le compromis. Et lui, qui jadis avait prêché à ses disciples la prudence du serpent, il vomissait toutes les prudences.

On le vit bien, le jour où quelqu’un lui posa la question majeure :

« Faut-il payer le tribut à César ? »

Question longuement mûrie : Judas lui-même la considérait comme une épreuve décisive, si sûr au fond que Jésus saurait éviter le piège qu’il avait fait la promesse solennelle, au cas où la réponse serait affirmative, de le livrer de ses propres mains. L’instant n’était pas moins judicieusement choisi : nul soldat ne se voyait dans la foule. Tous, pourtant, aussitôt, se turent. Poser la question c’était la résoudre. La poser, c’était s’affirmer contre Rome ; car, mettre en cause le droit de l’oppresseur, c’est le nier. Et personne ne croyait qu’il oserait répondre : oui. Ils l’auraient lapidé sur le champ. Il demanda seulement à voir la monnaie du tribut, et, tenant entre ses doigts la pièce à l’effigie de Tibère :

« Que représente cette médaille ? »

« César », dit le Pharisien.

« Eh bien donc ! Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui revient à Dieu. »

Nul cri, tout d’abord, ne s’éleva. Avait-il dit : oui ? Avait-il dit : non ? Et que venait faire Dieu dans cette histoire ? Plus tard, ils surent qu’il avait dit en clair : « Payez le tribut à César ». Il leur avait échappé, et les prêtres interdirent au peuple de le poursuivre. Désormais, l’affaire suivrait le cours impartial de la Justice.

« Mais sous quel chef le faire périr ? Nous ne pouvons, ami des Romains, obtenir du proconsul Pilate sa condamnation ! »

Ils se rendaient à cette logique. Ils se tournaient vers Judas, l’habile et l’intime du Maître, comme vers le plus capable de leur indiquer l’heure et le lieu. Judas était résolu. Il l’eût été, même déchargé de son serment. Il venait d’entendre Jésus, non content de manifester son indifférence pour la cause d’Israël, proclamer sa haine et son dégoût de la race dont il était issu, prophétiser :

« Vous connaîtrez la guerre et la peste. Vous êtes fiers de vos édifices. Il n’y sera pas laissé pierre sur pierre qui ne soit renversée ! »

Il s’était enfui trop tôt pour l’entendre prédire à ses apôtres une fin pire :

« On vous livrera aux tortures et on vous fera mourir et vous serez méprisés par toutes les nations, à cause de moi. Et les meilleurs se trahiront, se haïront les uns les autres. »

Déjà, il était trahi. Déjà, au regard de Judas, il avait trahi. Pourtant, Judas remettait encore de jour en jour, donnant prétexte aux prêtres qu’il attendait le moment favorable. Et tous les jours de cette semaine, qui précéda la Fête des Azymes, il fut avec le Maître plus que jamais par le passé. Il épiait ses moindres signes d’amertume, le devinait conscient de ce qui se préparait, s’émouvait encore des restes d’éloquence que sa violence ne parvenait pas à détruire. Une fois, il fut sur le point de lui dire : « Va-t-en, quitte cette ville. Qu’on n’entende plus parler de toi ! » Il s’était approché de lui, déjà, mais entre le Maître et lui des petits enfants jouaient. Et, comme il voulait les écarter de son chemin, Jésus lui dit, à lui et à tous ceux qui étaient là :

« Laissez les petits venir à moi. Eux seuls ont la pureté et la grâce ! »

Il dut regarder, sans y croire, cet homme mûr dont la tête était mise à prix, caresser les bambins et, les caressant, pleurer sur lui-même.

Un autre soir, il l’accompagna chez Lazare, à Béthanie, et chez un certain Simon qui les invitait à diner. Et Marie, renouvelant son geste de Naïm, était venue, elle aussi, portant une grande quantité de parfum, dont elle lavait les mains et les pieds de Jésus. Il voulut tenter un dernier effort, attirer l’attention du Maître sur cette folle prodigalité, indigne de sa propre personne et désastreuse en raison des dangers qui le menaçaient de toutes parts. Combien de prêtres n’eût-on pas soudoyés avec les sommes ainsi perdues ? Mais Jésus, le reprenant, prophétisa qu’à cause de ce geste Marie serait à jamais présente dans la mémoire des hommes.

Lorsqu’ils se furent cachés pour une fête ultime (dans l’anxiété qui les poignait — certains d’entre eux s’étaient munis d’armes — cette clandestinité leur semblait pire qu’une menace), la sérénité du Maître les affola. Et, sans doute, dans un pareil moment, l’apaisement qui se marquait sur ses traits avait quelque chose de plus angoissant que le péril. « Voilà donc, pensa Judas, où il voulait en venir ! A cette faillite sans remède. Soit pour lui. Mais, si je n’avais pas été là, dans six mois ou un an, que serait-il advenu d’eux ? » L’indifférence, loin d’atténuer le crime, l’aggrave.

« L’un de vous me trahit. »

« Dieu merci ! L’un de nous voit assez clair. »

Il s’est repris à temps. Il ne veut pas de ce pain faussement dénommé chair — de ce monde où les temples se construisent en trois jours, où les prostituées sont les saintes ; où les ouvriers reçoivent même salaire, qu’ils travaillent une heure ou une journée. Judas sourit à celui qu’il aimait. S’il ne tenait qu’à lui, on le ferait mourir vite, car il n’a pas la secrète énergie qui permet de supporter longuement la souffrance. Une fois encore, Judas avait prêté au Maître sa propre horreur de l’éparpillement. Et il sortit, pour aller le livrer.

« C’est un enfant. Il vous donne lui-même, par ses paroles, plus de prétextes qu’il ne vous en faut pour le perdre, et je renonce à le défendre. »

Ils l’approuvèrent en souriant. Oui. Ce n’était pas difficile de se débarrasser de lui. Et ce serait une bonne chose, une grande justice, que de le faire condamner, précisément, par ces Romains qu’il prônait tant. Il fut décidé qu’on l’arrêterait au milieu de ses disciples, le soir même, avant-veille de la Pâque.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

VI

L’ANGOISSE

 

La dernière solitude. Etrangement semblable à la première. Il lui semble, cette nuit, que, depuis des années, il n’a pas progressé d’un pas. Il a tourné sans fin dans la spirale ; ayant cru tant de fois en être à la dernière spire qu’il n’ose se persuader d’y être parvenu. Pourquoi tout s’arrêterait-il ici, aujourd’hui, plutôt que là-bas, autrefois ?

Peut-être parce qu’il ne veut plus tricher. La raison qui commande à l’immobilité échappe à la raison. C’est lui tout entier, chair et sang, qui demande grâce, qui n’en peut plus. Lorsque, parfois, il s’est cru au dernier relais, il le croyait moins qu’il ne le souhaitait, défi à son destin, désir d’une mort digne de lui. Cette nuit, il ne le voudrait plus. S’il pouvait vivre encore, même sans ami, sans gloire, il continuerait de vivre. S’il pouvait se lever et faire un pas encore, il ferait ce pas. Il ne s’est jamais connu si vivant.

Connaissance tout intime. Quelqu’un qui le verrait couché, au jardin des Oliviers, couché à demi sur le sol, à demi sur la pierre à laquelle il s’appuie, penserait que, déjà, il a cessé de vivre. Le tumulte n’atteint pas aux doigts crispés.

Des arbres bleus et des pierres vertes l’entourent de leurs teintes trompeuses. Jean, Pierre, Philippe, Jacques dorment. Deux fois, il est allé vers eux ; il leur a demandé de veiller avec lui, d’avoir pitié de sa solitude. C’est fini. Il ne les réveillera plus qu’à l’arrivée des gardes. Aurait-il peur de la solitude, la vieille amie enfin conquise ? Il faut comprendre. Très vite : il n’y a plus de temps à perdre. Etait-il né pour cela ?

Ou bien : quelle est cette évidence qui fuit de question en question comme, de branche en branche, l’insaisissable oiseau ? Lui-même, il est vert et bleu : le rayon de lune l’a rendu bicolore. A droite sont les jours, l’activité désordonnée de l’homme d’ordre et de métier ; à gauche, les nuits et l’attente nourrissante du rêve. A droite l’épée et la balance et livre de la Loi ; à gauche, cette crispation et cette faim et ce désir et ce mépris de la joie. Pour certains, il fut une lumière blonde et, pour les autres, la zébrure meurtrière de l’éclair dans l’ombre. La peur se nommait, ici, fatigue et action. Personne n’est assez fort pour vivre deux existences : elles ont tant combattu l’une contre l’autre qu’il fallait bien qu’elles s’anéantissent.

Une femme l’eût aimé : ç’aurait été tout l’équilibre que l’homme peut rêver en ce monde. Dans cet amour se serait abolie la dualité essentielle : le jour eût été accord des gestes et des voix, la nuit accord des chairs. Partout, accord. Et lui, au sommet de l’échelle, jambes et bras égaux des deux côtés de lui… Mais une femme, au moins, l’a aimé. Pourquoi ne songe-t-il qu’aux autres ?

Ou qu’un homme, une fois, l’ait entendu ! Un seul homme, une seule fois. Pour réaliser l’équilibre entre l’ivresse de soi et la communauté des hommes. Pour jeter le pont entre son épaule droite et son épaule gauche : la voie — la voix !

Il a perdu cette confiance. D’un seul coup, l’évidence s’en est allée de lui ; si soudainement qu’il faut bien que cet exil soit définitif. Il vivrait dix ans de plus, ou vingt, le sursis ne changerait rien à l’absence du rêve, ne comblerait pas le sentiment profond de l’absence, tel qu’il n’est même plus capable d’en souffrir. Il a déjà vécu huit jours de trop. Depuis huit jours — depuis la résurrection de Lazare — il sait que personne, jamais, ne l’entendra. Les vrais prophètes sont durs, entiers devant eux-mêmes. Ils ne traînent pas derrière eux le souvenir d’une enfance défiante, cet orgueil insatisfait, et ce vice — oui, ce n’était qu’un vice — de chérir sa chair au point de vouloir en faire une nourriture. Il n’a pas apporté un message valable pour tous. Il s’est chanté, seul. Comme un homme tout à coup opprimé par l’ivresse n’est heureux que pour soi, et se meut dans une joie qu’il croit universelle ; mais son égarement lui est plus précieux que les vérités communes.

De même aussi, revenu à la raison, l’homme ivre garde de son euphorie une nostalgie désespérée. Pourquoi cela est-il permis ? Et par qui l’est-ce ? Le poison délicieux rôde vaguement dans ses entrailles. Pourquoi est-il si vide ? Debout, il chancellerait. Des vagues d’encens lui montent de la poitrine à la tête : d’encens ou de fumée. Il est plein de brume. Et sa torpeur est lente : trop lente pour lui permettre le sommeil. Seule la mort doit être si mesurée.

Il a trop et trop longtemps parlé ce soir. Et de son départ et de la justice du départ, et de la prière pour être exaucé, et de l’amour. Ce soir, il a osé leur dire : voici ma chair et mon sang. O ! Les pauvres yeux de Judas, et sa supplication muette ! Mais il continuait de leur parler de l’avenir, de leur avenir à eux, comme s’ils devaient en avoir un ! Et, tandis qu’ils buvaient le vin, le sang s’est retiré de son visage, il a levé sur eux une face exsangue. Maintenant, à son tour, il sait qu’il va partir, mais il ne sait pourquoi ; maintenant il aime comme il eût voulu être aimé. Maintenant, il prie :

« Père, l’heure est venue. J’ai parlé comme vous m’avez dit de dire, et si j’ai dit ce que vous m’avez dit de dire, c’est que j’étais envoyé par vous. »

Il ne s’adresse plus à Gabriel ; son souvenir même s’est estompé. A travers le père de chair, il atteint l’Autre. Il est face à face avec l’Autre. Seul l’Autre explique et justifie l’erreur.

La vérité, qui naissait comme une vapeur du puits de Nazareth, voilà qu’enfin il lui a donné une forme — qu’il l’a créée. A cela se reconnaît le créateur qu’il n’ose croire responsable de sa création. Au bout de l’égarement, du repliement sur soi-même et du scandale, la bête de proie aux aguets : Dieu.

Echanger toute la fausse amitié et toute la haine et tout le mépris des indifférents contre une réalité sans limite, tout-amour ! Peut-être n’aurait-il pas entrepris le voyage s’il avait su que le but était ceci. Mais aussi cette capture n’est jamais prévisible ou, lorsqu’elle l’est, il est déjà trop tard. J’étais le Christ mais le Christ est cela qu’on ne peut comprendre avant de l’être. Je suis avant qu’Abraham et Moïse aient été, car ils n’étaient que la Loi, je suis l’Homme. Parce que le désir — et le refus, son frère — s’en sont allés de moi, parce que je ne suis plus, je suis. J’ai conquis le droit de ne plus penser.

Et, dès lors, le rachat. Dès lors, il a raison contre Judas, contre Marie, la mère, et Marie, la compagne. Raison contre le rire et contre la pitié. Et contre la Justice. Ce qui n’était que monstrueux devient un message divin. L’Evidence et la Pureté, ces deux recherches de toute une vie, n’appelaient pas le Sacrifice. Mais, Dieu étant derrière tout cela, tout cela devait être.

Comme il prendrait peur, comme il fuirait cette pacifiante hypocrisie, s’il était dans sa force et sa vigueur ! Pourtant, à celui qui va mourir, le rejet en Dieu n’est plus hypocrisie. Il est l’ultime courage. Non pas la fin de l’angoisse, mais son extrême. D’un seul coup, il lui est donné de souffrir dix fois plus. De souffrir non plus par son étroit passé de lutte sans ouverture, mais par tout l’avenir découvert. Aux hommes qui viennent et dont il ne distingue pas encore les visages, il donne aussi un nom. Et ce nom, toujours, est : Dieu.

Les apôtres, en même temps que lui, les ont entendus venir. Ils sont debout, hésitants, parce que celui qui marche au-devant de la troupe est des leurs. Il donne à Jésus un baiser, et Jésus le lui rend. Que se sont-ils dit, pendant l’embrassade, les deux compagnons ?

« Pardonne-moi. »

« Va jusqu’au bout de ton courage. »

Ou bien, non prononcés, les mots :

« Tu ne pervertiras plus le peuple d’Israël. »

« Tu viens de le condamner. »

Peut-être, rien. Celui qui parle, c’est le chef des gardes :

« Lequel de vous est Jésus de Nazareth ? »

« C’est moi. »

Simon a une épée cachée sous son vêtement. Il la saisit, frappe le serviteur du Grand-Prêtre au visage, et lui décolle à demi l’oreille. Mais Jésus, aussi vif, lui a saisi le bras :

« Ne frappez point, si vous ne voulez pas être frappés. »

Et, vers les autres :

« Vous êtes venus avec des bâtons et des armes, comme si j’étais un brigand. Tous les jours, j’ai parlé dans le Temple et sur les places publiques, et vous ne m’avez pas arrêté. Il fallait que ces choses arrivent. »

Il est hors de ces mots ; il n’est plus en lui-même. Il n’y sera jamais plus, jusqu’à sa mort. La part vivante qui est en lui n’agit ni ne parle : elle témoigne. Elle voit les disciples fuir, un jeune homme inconnu, vêtu d’un drap, s’approcher de l’abandonné. Les gardes se sont saisis de lui ; mais, rejetant le drap, il s’est enfui, nu, d’entre leurs mains. Sa forme, blanche dans un rayon de lune, bondit sur le sentier.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

 

LA LEGENDE

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CHAPITRE XI

 

Dans l’amour

VII

 

LE TRIOMPHE

 

« Ce matin était clair.

« Sur la voie, je trouvai Suzanne et la femme de Philon ; plus tard, Marie, sa mère, venue se joindre à nous pour la fête aux Azymes et, aussi, pour assister aux merveilles qu’accomplissait son fils. Elle n’était plus la même qu’en Galilée : elle semblait avoir choisi, enfin, dans le désaccord de ses enfants. Elle nous parut plus entière et plus forte, comme revenue à une ancienne préscience. Elle était très douce avec moi, s’appuyait sur mon bras en marchant.

« Avant que nous n’eussions atteint la ville, il vint vers nous, au pas régulier d’une ânesse, précédé et suivi de ses disciples portant des palmes. Son visage était fier et reposé. Et, tout à coup, une foule de femmes et d’enfants fut sur son chemin. C’était à qui embrasserait son pied, sa main. On jetait devant lui des manteaux. Lazare me dit :

« Ils l’ont reconnu pour le Christ. »

« Il rayonnait. Marthe elle-même s’efforçait à sourire. Car elle est de celles qui, sans le secours d’une consécration publique, ne savent pas admirer.

« Je vois cela ! » disait sa mère.

« Et elle pleurait.

« Je ne pouvais ni parler ni sourire. Cette joie, cet apparat, c’était ce que j’étais allé chercher à Capharnaüm, à Naïm. Dix fois par jour, alors, j’avais un soldat, un prêtre, un simple intendant du Palais d’Hérode, pareillement escortés par un peuple en délire. Rares sont les amants qui ne m’ont dit, après la possession, à l’heure où l’homme se cherche des raisons de prolonger sa victoire : « En telle année, à telle date, on m’a porté en triomphe ! » Pour Marthe, pour Lazare, pour sa mère, ce jour était le sommet de sa vie, ce vers quoi depuis toujours il avait tendu son effort. Je le connaissais trop bien pour commettre une telle erreur. Mais trop bien aussi pour comprendre. Cela ne ressemblait à rien qu’il eût aimé, ou dit.

« Ils criaient :

« Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! »

« Paix dans le ciel et gloire au plus haut des cieux ! »

« Comment supportait-il cela ?

« Un homme fendit la foule et, s’approchant de lui :

« Maître, réprimez vos disciples ! »

« S’ils se taisent », répondit-il, « les pierres crieront. »

« Je l’ai bien regardé. Il n’y avait plus sur ses traits ni la douceur qui m’emplissait de vertige, ni le doute éternel qui me jetait à ses genoux. Il était pareil à tous ceux que j’ai vus acclamés de la sorte, captif des acclamations. Moi-même, moi-même, hélas ! j’ai oint de parfum ses pieds. Puisque cela semblait lui plaire. Mais comment cela lui plaisait-il ?

« Puis, aussi brusquement qu’elle était venue, la satisfaction l’a quitté. Il contemplait le Temple, et la ville. Il disait :

« Si tu connaissais, toi aussi, du moins en ce jour qui t’est donné, la paix que tu peux avoir ! »

« Alors, je l’ai reconnu.

« Et j’ai recommencé d’avoir peur. »

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

VIII

 

LE PROCES

 

Les soldats l’ont emmené. Ceux qui, dans la nuit, croisaient le groupe, détournaient le visage. Mais, silencieusement, ils se réjouissaient, parce que le scandale allait être puni.

Deux jours plus tôt, d’autres soldats avaient traîné par les rues, en pleine lumière, un autre homme, un vrai Juif, dur et loyal, un combattant en qui vivait passionnément le Dieu de la race d’Israël, Barrabas, que les Romains nommaient séditieux. Et celui-là aussi risquait la mort. Mais on avait pleuré sur son chemin. Qui donc aurait pleuré sur le chemin de celui-ci ?

Trop longtemps il a promené dans la foule son regard étranger. Ceux qui l’ont vu encadré par les gardes vont frapper aux portes de leurs amis, pour leur annoncer la nouvelle. On se répète qu’il a défendu une femme adultère, protesté contre les ablutions prescrites, blasphémé le sanctuaire, appelé la colère de Dieu sur la ville. Mais cela n’est rien. Ce n’est pas pour ces raisons que le peuple, bien avant l’aube, se presse devant le palais de Caïphe. Il admettait la présence Romaine. Il s’entourait des séides les plus fidèles de César. En toute occasion, il défendait et justifiait leurs exigences, aussi docile aux lois de la Louve qu’indocile aux lois de Moïse. Rien encore. Les sympathies et les antipathies du peuple ne naissent pas des mots d’ordre politiques. Mais celui-là était mauvais fils autant que mauvais ami : sa mère se mourait de chagrin depuis qu’il l’avait abandonnée, on citait les noms de tous ceux qui s’étaient détachés de lui et de Judas, le dernier, dont tous reconnaissaient la vertu civique. Le rire transformait la colère en fureur : il était incompréhensible, offrait sa chair à manger aux apôtres. Il prêchait la pureté le jour — et, la nuit, il allait retrouver sa maîtresse, une ancienne courtisane de Tibériade. D’un orgueil et d’une humilité dont l’assemblage était insoutenable pour tout homme équilibré.

Tout finit par se savoir, et l’on savait qu’il n’avait même pas pu faire un charpentier présentable. Sur la fureur le rire, à nouveau, se greffe : la joie de la justice satisfaite (lui-même ne se complaît-il pas en cette humiliation prédite ?). Drôle d’homme.

Cependant, l’ancien Grand-Prêtre l’interroge. Il avait désiré le voir. Il n’en obtient pas de réponse. Ou d’évasifs retournements.

« Es-tu le Messie, le Christ ? »

« Tu l’as dit. »

Faut-il entendre : « Tu as dit la vérité » ? ou : « C’est toi qui le dis » ? On fait venir les témoins. Mais les plus sûrs se contredisent :

« Il a dit qu’il détruirait le Temple pour le reconstruire en trois jours. »

« Non. Il a dit que, si on le détruisait… »

« Non. C’était un ordre : détruisez le Temple. »

« Pourquoi », demande Anne, beau-père de Caïphe, Grand-Prêtre annuel, « pourquoi voulais-tu le détruire ? »

La face frémissante, l’accusé répond :

« J’ai parlé publiquement au monde et je n’ai rien dit en secret. Pourquoi m’interrogez-vous ? Interrogez ceux qui m’ont entendu. Ceux-là savent ce que j’ai dit. »

Un valet, à ces mots, le soufflette :

« Est-ce ainsi que tu parles au Grand-Prêtre ? »

« Si j’ai mal parlé, montre-moi en quoi j’ai eu tort. Si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? »

Le ton est juste, émouvant même. Mais les doigts ont laissé leur empreinte sur la joue livide et l’on ne peut  retenir le rire. Cette façon de s’exprimer : « J’ai parlé publiquement au monde » ! Qu’il en faut peu à ce rêveur pour faire un monde ! Dans un instant, le rire va le sauver. Ils ont besoin d’un jouet plus que d’une victime.

D’un jouet. Un homme est pris. Autour de lui se monte la farce énorme de la justice. Ils sont pleins de bonnes intentions. Ils se veulent justes. Ils le sont. Longtemps, ils ont étudié ce cas étrange. Mais, quand il s’agit du salut d’un peuple, il ne peut être question d’épargner un homme, fût-il insensé. Plus heureux que son beau-père, Caïphe a obtenu l’aveu :

« Je le suis. Vous verrez, un jour, le Fils de l’Homme assis à la droite de la Puissance Divine et venant sur les nuées du Ciel. »

La folie n’a jamais été une justification. Même un fou peut être redoutable. Quel prophète a ressemblé à ceci ? Il serait vain de discuter plus longtemps. S’ils discutent, d’ailleurs, c’est, entre eux, de la manière dont Rome va prendre la chose. Le déchirement traditionnel d’une robe. Un seul cri : « Il mérite la mort ! »

A l’aube, le grand vestibule du palais est glacial. Et plus glaciale encore la cour où les valets ont allumé un grand feu. Il devait traverser le vestibule et la cour pour être mené au cachot. Il entendit que les valets parlaient à quelqu’un qui se tenait assis au milieu d’eux. Et ils lui demandaient :

« N’étais-tu pas avec cet homme, dans le jardin des Olives ? »

« Non », répondit celui qu’ils questionnaient, « pour la troisième fois je vous le dis : je ne connais pas cet homme. »

Et l’Homme le regarda. C’était celui qu’il était allé chercher sur les bords du Jourdain, le compagnon de Cana et de la mer apaisée, le témoin de la nuit de l’Hermion — celui qu’il avait nommé Pierre. Mais, dans ce silence sans limite, les pierres elles-mêmes ne criaient pas.

Ou bien, d’un étranger attendre le salut ? Le voilà, l’envoyé de César — le conquérant. Intensément, Jésus le contemple. Ponce-Pilate est force et santé. Judas avait ces yeux limpides, durs. Ce sont des hommes qui ont un devoir, qui le respectent jusqu’au bout. Hors du devoir, ils sont capables d’effusion et de patience. Après le conciliabule haineux des prêtres, quelle détente et quel espoir ! Après les violences des gardes et les injures des valets, quel bain de fraîcheur que ce calme ! Jésus voudrait avoir appris l’histoire de Rome.

« Quelle accusation portez-vous contre lui ? »

« Si ce n’était pas un malfaiteur, nous ne vous l’aurions pas livré. »

La moue de Pilate exprime sa gêne : un malfaiteur ? Il l’observe, puis se dérobe :

« Prenez-le donc vous-même, et jugez-le selon votre loi. »

« Il ne nous est plus permis d’infliger la peine de mort. »

Quelle amertume dans ce « plus » ! Pilate n’ignore pas qu’ils le haïssent. Leurs ennemis ne doivent pas être les siens.

« Ils disent que tu t’es fait leur roi ? Es-tu, vraiment, le roi des juifs ? »

L’imagination du Proconsul s’évade. Pourquoi pas ? Ils sont si compliqués, ce gens — et leur généalogie est si étrange ! Que celui-ci découvre dans ses parchemins une filiation oubliée, royale — et des centaines, des milliers d’hommes pourront se joindre à lui. Il appartient à Rome de diviser pour régner : Hérode n’est pas si sûr.

« Parles-tu de toi-même, ou d’après ce que d’autres t’ont rapporté de moi ? »

Non. Ce n’est pas le langage d’un chef.

« Est-ce que je suis Juif, moi ? Ta nation et tes prêtres te traduisent à mon tribunal ? Qu’as-tu fait ? »

« Si ma royauté était de ce monde », dit Jésus, « mes hommes m’auraient défendu contre les soldats du temple. Pour l’heure présente, mon Royaume n’est pas d’ici. »

Est-ce une condamnation de ses chimères ? Est-ce un espoir renaissant ? Pilate ne voit pas si loin :

« Tu es donc Roi ? »

Ah ! Tout de même, si cet étranger, si cet homme intègre pouvait comprendre ! Qui sait s’il n’a pas fait erreur en s’acharnant si longtemps à éclairer ceux de sa race, qui sait si sa place n’était pas ailleurs, en Grèce ou à Rome. S’il survit, il partira pour ces régions lointaines…

« Je suis Roi. Je suis né, je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la Vérité. Quiconque est du parti de la Vérité entend ma voix. »

« Qu’est-ce que la Vérité ? » dit le Gouverneur.

Il baille. Et c’en est fini de l’espoir. L’espoir n’est plus qu’un repentir. Il n’a pas accompli cette route pour attendre son salut d’un soldat. Il n’y a rien de commun entre le Devoir et lui. Toujours, il a choisi la voie étroite, inattendue et non permise. Cet officiel n’est rien de plus que le bras d’un autre officiel. Il mourra, et le Principe d’Autorité qu’il représente mourra aussi, alors que l’inquiétude des hommes ne sera ni apaisée ni résolue. Que savent-ils du Royaume, ces fonctionnaires ?

Il va racheter l’erreur de l’ambition et la faute du simulacre. Il va payer, pleinement, dans sa chair et dans son esprit d’homme — d’une manière telle que tout le reste, dans la nuit des temps, serait oublié. Il a trouvé le refuge, l’unique refuge possible contre l’orgueil et l’égoïsme, et la fureur de nourrir des projets : l’assumation de toutes les responsabilités par le supplice et la mort. « Béni sois-tu », crie en lui-même une voix allégée, « toi qui m’es le prétexte d’une fuite honorable ! Pour tes rigueurs qui m’exhausseront et pour leur fin qui sera ma fin. » Il est comme l’ouvrier harassé qui voit venir la nuit et le sommeil, et qui sait que cet espoir est une certitude et que rien, le moment venu, ne pourra l’empêcher de dormir.

Il ne répondra plus aux questions de Pilate, non plus qu’à celles d’Hérode, depuis longtemps curieux de le connaître et de passage dans la Ville pour la Pâque. La robe blanche a remplacé la robe rouge. C’est un roi que le Procurateur a envoyé au Tétrarque. C’est un fou que le Gouverneur revoit. Pourquoi vêt-on de blanc les insensés ? Pour témoigner de leur innocence ? La femme du Proconsul a eu un rêve : il ne faut pas verser le sang d’un Juste. Elle envoie lui dire que, peut-être, c’est précisément ce Juste qu’il est en train d’interroger.

Or, c’était la coutume, pour la Pâque, de délivrer un condamné. Pilate s’en souvient, alors qu’on crie vers lui :

« Il se dit Roi. Quiconque se dit : Roi est l’ennemi de César. »

C’est vrai, dans la lettre. Mais ils ont bien en vue la justice de Rome ! Cette hypocrisie lui répugne.

« Je vais le faire châtier, puis je vous le rendrai. Je ne découvre rien en lui qui mérite la mort. »

Il attend le départ de l’accusé pour ajouter, négligemment :

« Je vais le libérer pour les Azymes. »

Un grand rire jaillit du peuple. Que disait-il ? Il leur proposait une libération lorsque Barrabas était dans les fers ! Ces Romains sont stupides, pire que stupides : abrutis par leur vie de luxe et de paresse. Leur donner à choisir entre Barrabas et Jésus ? Entre le guerrier et la femme ? Entre le pur et l’immonde ? Entre l’ami et l’adversaire ? Dérision !

« Barrabas ! » Criaient-ils tous. « Qu’on nous libère Barrabas ! »

La rumeur montait, unanime, noyant la pauvre surprise de Pilate. Mais il ne comprenait pas sa faute. Il ne distinguait pas l’amour contenu dans le cri. Il songeait, soudain, que le droit de punir est celui auquel tiennent le plus les peuples conquis. Quelqu’un lui soufflait qu’on peut exiger beaucoup en échange d’une vie.

 

IX

 

LA PASSION

 

« Notre nuit d’amour devait être telle. Une armée entre lui et moi ; repoussés par les soldats et moqués par les servantes, ses pauvres amis désarmés…

« Je l’ai vu dans sa nudité. Dieu ! J’ai réalisé mon rêve impur. Mais comment aurais-je pu savoir qu’il ne se réaliserait qu’ainsi — combien peu son corps était fait pour d’autres caresses que celles du fouet ?

« Ses longs cheveux couvrant de nuit flamboyante les plages des épaules, lié par les mains à un pilier tronqué, ployé, il offrait à ces brutes une chair ferme et délicate comme celle d’une femme ou d’un enfant.

« Les verges ne lui arrachaient nul cri ; mais à chaque fois qu’elles atteignaient ses reins, il frémissait. Et une zébrure sanglante, nouvelle, inscrivait d’une épaule à l’autre son cri muet.

« Les premiers coups, il les reçut debout, droit sur ses jambes, haletant avec douceur ainsi qu’un homme jeune que sa maîtresse accable de baisers. Puis il tomba sur les genoux, et tout devint effrayant.

« Ils étaient deux à le frapper. A tour de rôle. Les longues raies noires dessinaient sur sa chair des croix juxtaposées. On ne savait quand ils finiraient. Il n’y avait aucune raison qu’ils finissent.

« On dit qu’on peut mourir de ce supplice. Il faudrait qu’ils le frappent combien de temps encore pour qu’il en meure ? En esprit, je baisais les places déchirées, je buvais le sang qui coulait de ses plaies, ainsi qu’il l’aurait voulu…

« Non. Je n’ai pas assisté à cela. Mais ce fut pire quand, alors que l’attendions gracié et libre, devant le prétoire, il nous fut présenté par les soldats, sur le front une couronne d’épines tressées et le corps déchiré sous l’infâme manteau rouge.

« Voilà l’Homme ! » Le seul homme qui fût jamais. Dans sa nudité d’homme. Ils criaient tous : « Crucifiez-le ! Crucifiez-le ! » Et, soudain, j’ai compris qu’il fallait qu’il le soit, que rien n’aurait de sens si cela n’était pas conduit jusqu’à la mort.

« Et j’ai voulu le crier, j’ai voulu dire qu’on avait le droit de le tuer, mais non celui de le ridiculiser de la sorte. Qu’il avait mérité le martyre, non la honte. Pourtant, lorsqu’un son est sorti de ma bouche, ç’a été : « Crucifiez-le ! »

« Il montait, au milieu d’un peuple à chaque pas plus nombreux. Il devait aimer ce peuple et cette montée. Il aimait cette mort. La lourde croix de bois portait sur ses épaules, sur les blessures qu’y avait ouvertes le fouet. Mais je n’ai pensé à cela qu’ensuite. Sa première chute me surprit. C’était inattendu de le voir souffrir.

« Nous avions vu souffrir bien d’autres hommes, sans aucune colère et sans beaucoup de pitié. Mais, ici, la surprise était pareille à de l’effroi.

« C’était comme si, pour la première fois, nous avions vu souffrir un homme. Peut-être qu’il était moins coupable que nous l’avions cru, qu’il n’était pas coupable du tout. Peut-être étions-nous terrifiés par cette innocence flagellée, écrasée, sans espoir ni recours. Mais pourquoi cette pensée que je n’ai jamais eue, que mes amis n’avaient jamais eue, à propos de celui-ci ?

« La fragilité de la Justice, l’impuissance de l’homme, l’incertitude de nos vérités les mieux établies, l’amertume et la peur… Nous n’avions jamais ressenti ce déséquilibre, cette impression que tout nous échappait. Pourquoi, soudain ? On eût voulu se mettre à sa place, savoir ce qu’il pensait, ce qu’il voulait, en acceptant. Innocent, j’aurais nié, je me serais débattu, on aurait dû me traîner de force. Quelqu’un prononça près de moi :

« C’est dur, tout de même ! Après tout, on ne lui reproche que des mots… »

« Il ne pensait rien, il ne voulait rien. Il ne subissait pas la douleur. Il faisait corps avec elle. On le vit bien lorsque les soldats eurent arrêté un homme qui revenait de son travail et que nous connaissions sous le nom de Simon, de Cyrène, pour l’aider à porter sa croix. Bien que la charge fût pour lui deux fois moins lourde, il ne se redressa pas sous le poids — et, au bout de quelques pas, il eut une seconde chute. Sa souffrance ne provenait ni des coups ni de l’épuisement : elle était en lui-même, indépendante de tout ce qui arriverait. Rien ne pouvait la faire cesser, ni l’accroître. Et ma souffrance, à moi, était semblable à cette torpeur immobile ; un sel mot la faisait naître et la retenait captive : ami.

« On entendit un sanglot de femme. Et, tout aussitôt sa voix — distincte, bien qu’il n’ait ni relevé la tête, ni suspendu son pas :

« Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais sur vous. »

« Alors il tomba pour la troisième fois, et il disait :

« Voilà que viennent les jours où l’on criera : « Heureuses les stériles et les entrailles qui n’ont point enfanté, et les mamelles qui n’ont pas allaité. Car, si l’on traite ainsi le bois vert, que fera-t-on du bois mort ? »

« On le remit debout à coups de fouet. Et les coups nous firent du bien, parce que ses paroles étaient dures, le même genre de bien et d’apaisement qu’on doit obtenir en serrant lentement une corde autour de son cou.

Ils se partagèrent ses vêtements. Aux osselets. Chaque jeter ponctué par un coup du lourd marteau de fer sur les clous géants. On a dressé d’abord les croix des deux voleurs : entre elles, au sommet du crâne, un trou est creusé.

Ah ! Que nous importent les plaintes ou les cris de ragez, et les insultes ! Et l’éponge imbibée de vin aigre ! Une figure monte vers le ciel que, pour la dernière fois, nous voyons.

Cette figure, ceux qui la contemplent immédiatement la reconnaissent. C’est son premier visage pareil pour tous. On n’y distingue qu’une plaie sanglante, blanchie par les crachats, noircie par les traînées de sang coagulé. Des cheveux s’accrochent aux épines et retombent sur le front, en paquets ; la barbe est poisseuse, le nez écrasé, la bouche tordue. Le corps, crispé, écartelé (comment l’un et l’autre possibles à la fois ?) offre aux regards sa nudité osseuse, les genoux ployés, comme rompue et projetée vers les spectateurs, la cage de la poitrine où continue de battre un cœur.

Parfois, pourtant, les yeux s’ouvrent. Les yeux regardent ce corps offert et, plus bas, un homme et deux femmes qui pleurent en tenant la croix embrassée. L’ami fidèle, la mère, l’amante : trois visages qu’une même stupeur incrédule fait un peu à la ressemblance de l’autre visage, là-haut.

Une inscription en trois langues dénonce, au-dessus de sa tête qu’il a été Roi des Juifs. Cet unique rapprochement du mannequin tordu et de la devise orgueilleuse suscite encore les rires. Mais nombreux sont ceux qui écoutent intensément les moindres mots qui tombent de ses lèvres ; car, après les yeux, la bouche a commencé de revivre.

Il a prononcé le mot : fils, et le mot : mère. Il a dit : « J’ai soif. » Il a dit : « Eli », et quelques-uns ont cru qu’il pensait au Prophète. Mais comment pourrait-il penser ? Ceux qui l’aiment par la chair voudraient qu’enfin il fût mort ; ceux qui l’aiment par l’esprit voudraient qu’il continuât de souffrir jusqu’à la fin des temps, tendu, debout, à tous les carrefours du monde.

Mais souffre-t-il ? Et le peut-on encore lorsqu’on est devenu ce symbole de souffrance ? Tous les désirs, tous les espoirs, toutes les volontés abolis, il est la main qu’ouvre le fer, le bras que tire en avant le poids du corps, la courbature et le feu des reins, la paralysie des membres. Il est le sang et le crachat. Il est toutes ces choses parmi d’autres choses, il est chose, sans que plus rien n’unisse la meurtrissure de la joue gauche à la balafre ouverte sur la cuisse par un dernier coup de fouet.

Un puzzle prend conscience de son éparpillement et se dit à lui-même : « Tout est consommé ! » La Flamme qui avait uni ces tronçons pour l’ultime fois s’incarne dans le Verbe :

« Père, je remets mon âme entre tes mains. »

Devant la mort, les cris et les rumeurs s’apaisent, et le ciel, soudain, leur paraît à tous obscur et pesant. A chaque tressaillement de la chair, chacun de ceux qui étaient là sentit que cela était terminé qui avait été un homme. Et, tout de suite, en présence de ce corps qui n’avait plus rien de redoutable, certains se dirent :

« Il était vraiment le fils de Dieu ! »

Car il suffit de mourir pour détromper la haine et rendre l’envie silencieuse. Pour mettre fin au doute et au remords, mourir suffit aussi. Celui qui n’avait montré qu’il fût lâche va rendre aux prêtres l’argent dont il n’a chéri que le moyen d’action. Mais les prêtres n’en voulaient pas : ils ne souhaitaient qu’oublier cette histoire. Et il en fit l’acquisition d’un champ, pour satisfaire son vieil amour de cette terre et, aussi, parce qu’il s’y dressait un arbre dont la forme le tentait. Jésus n’avait eu tort ni de l’aimer, ni de le vouloir son égal : la potence est sœur de la croix. Et nul amour n’est comparable à celui de l’honnête homme qui ne peut vivre sans l’ami, que le sens du devoir seul lui a fait condamner. Heureux ceux qui n’ont pas aimé avec une telle exigence, qui ont aimé sans se compromettre ! Il leur sera donné de recouvrir le corps, d’offrir les aromates et le tombeau. Il leur sera donné d’être pour l’âge futur des exemples d’humanité.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

CHAPITRE XII

 

Dans l’histoire

 

X

LE TOMBEAU


Pourquoi n’y sont-elles pas revenues dès le lendemain ? Pourquoi avoir laissé passer ce jour de fête ?

L’homme a plusieurs lieux de naissance et plusieurs lieux de sépulture. Non pas le Roi mais l’Aède, non pas le Juge mais le Découvreur. Comme le doit être le tombeau de Quelqu’un qui a tout donné de lui avant de mourir, le tombeau du Fils de l’Homme était vide.

Vainement, elles sont venues à lui, chargées d »huiles et d’aromates ; vainement, elles ont prié sur le seuil entr’ouvert. Il n’y a plus rien. Tout le phosphore et toute la chaux d’un être, est-ce trop pour illuminer et bâtir vingt siècles ? La chair est à ceux-là qui l’ont le plus aimé, le sang est cette source du nouveau fleuve d’Adonis que bien d’autres fleuves grossiront.

Marie, de Béthanie, était venue la première, avant l’aube. Lazare ne l’accompagnait pas, ayant été le seul à violer la Pâque, vers l’heure du repos des gardes et de la torpeur du ciel. Elle se tenait à l’entrée, et pleurait — et, parfois, elle regardait dans le sépulcre, où brillaient des blancheurs. Elle disait :

« Ils ont enlevé mon Seigneur, et je ne sais où ils l’ont mis. »

« Femme, pourquoi pleures-tu ? »

S’étant retournée, elle vit près d’elle un homme qu’elle ne connaissait pas.

« Si c’est vous qui l’avez enlevé, dites-moi où vous l’avez mis, et je l’emporterai… »

L’homme la regardait. Et, soudain, elle vit qu’il était très bon. Il devait Le connaître, lui. Il l’appelait par son nom, afin de la consoler. Sans doute était-ce un jardinier du riche Joseph d’Arimathie, propriétaire du tombeau, et l’avait-il vue, souvent, aux côtés de Jésus. Il comprenait. Il aimait, lui aussi, celui qu’on avait mis à mort… Elle se jetait vers lui. Il l’arrêta. Ou bien une autre voix se fit entendre :

« Je ne suis pas encore remonté vers mon père. »

« Ne me touche pas ainsi », disait l’homme.

Et la voix :

« Je monte vers mon père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. »

Puis vinrent les autres femmes, et Jean et Pierre, qui découvrit les linges et le suaire, en des lieux différents, comme si quelqu’un, dans sa hâte, n’avait pas pris le temps de les rassembler. Plus tard encore, vint une très vieille femme, qui s’appuyait sur un très jeune homme. Elle parlait d’une couche de paille et d’un chameau.

Ce n’est plus ici, femme, et toi, le cher adolescent, que vous le rencontrerez. Il y a d’autres jardiniers dans le monde, et ces deux, sur la route brûlée, qui conversent de lui en marchant.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

XI

LES DISCIPLES

 

Tous ceux qui errent et qui souffrent d’aller sans but, tous ceux qui cherchent et qui ne trouvent pas, tous ceux qui n’acceptent pas la Loi pour cela seulement qu’elle est la Loi le croisent sur son chemin. Un simple mot les livre.

Celui-là, d’Emmaüs, se plaignait que, toujours, au sommet de la joie, une fatigue s’emparât de lui. Et l’autre disait que ce serait trop facile si la pourpre apparente de la vertu protégeait de toutes les souffrances. C’en est assez. Quelqu’un, déjà, avait parlé ainsi, quelqu’un qu’ils ont connu. Par ouï-dire, plus que d’intimité. Mais ils l’ont aperçu, parfois, prêchant dans le Temple.

Et le voici. Blanc et roux, pareil à combien d’autres hommes ? Celui-ci est un étranger. Il demande pourquoi ils sont tristes.

« C’est un que les prêtres ont fait crucifier. Nous avions espéré, longtemps, que ce serait lui le Libérateur d’Israël. Il y a trois jours qu’il est mort, mais déjà, on raconte des choses effrayantes et que son corps a disparu. »

« Peut-être », dit l’Etranger, « fallait-il qu’il souffrît tout cela pour entrer dans sa gloire. »

Il chemine entre eux et, quand un silence s’établit, c’est lui qui parle. Ils l’ont invité à entrer chez eux. Ils partagent le pain et l’échangent. Chacun pense que l’autre est ce qu’il préfère. Le temps de l’amitié, ils cessent de souffrir et de se tourmenter d’un problème insoluble.

Mais est-il insoluble ? Celui qui fuyait la pourpre complète sa pensée :

« Est-ce que, humainement, quelque chose de bien peut naître de la vertu satisfaite ? »

L’autre se tait. Ils iront plus avant demain — ce jour prochain où les apôtres doivent se réunir, après les premières rebuffades et les premières déceptions. Le plus difficile est fait, dans ces deux esprits du moins : l’acceptation encore épouvantée du scandale, l’ouverture torturée à un monde où la chair et le sang auront plus d’importance que la considération et la loi.

Lorsque l’étranger fut parti — si vite ! — ils se regardèrent :

« N’était-ce pas étrange combien notre cœur brûlait en nous-mêmes, lorsqu’il nous parlait en chemin, et qu’il nous révélait le sens des Ecritures ? »

S’étant levés sur l’heure, ils s’en retournèrent à Jérusalem.

« Lorsque vous serez réunis, toujours » — leur avait-il dit — « je serai au milieu de vous. »

« Moi-même, qui suis loin de vous et loin d’ici. »

« Laissez-moi, Seigneur, répondaient-ils, mettre mon doigt dans les plaies de vos mains et de vos pieds. »

Le souffle se précise et donne au groupe des amis — comme venus des confins de la mer les vents de sel — le sentiment confus de l’éternité.

« Paix mes agneaux… Paix, mes brebis ! »

Nourriture ou Sagesse ? Ils sont les têtes dans leurs mains et se regardent. Et se souviennent de la promesse. Nous sommes réunis, Seigneur. Et, déjà, je suis là. N’est-ce pas que l’on comprend mieux les paroles de l’absent ? Ils vous mettront en croix, comme moi-même. Etes-vous prêts ? Jette tes filets, Simon. Et pêche. Le lac n’a pas changé. Il est chargé de parfums sur ses bords, transparent loin des rives ; elle naît de lui, cette vapeur bleue. Marie-Madeleine, vêtue de noir presse la main d’une autre femme, vêtue de noir. Les hommes pêchent. Souvenir ? Présence ? On ne sait plus. Ils pas eu plus d’existence que des noms de personnages dans un livre. Le livre refermé, après un certain temps, on ne se rappelle plus que l’auteur, s’il fut grand. Et, de même, quelques phrases privilégiées hantent la mémoire, avec l’accent qu’il devait avoir pour les prononcer, et dont on discernait comme un reflet entre les lignes.

Ils ont commencé de lire entre les lignes et de s’étonner que des paroles si diverses, grâce au temps, aient fini par constituer un livre. Toute la douceur de la vie était là, et tout l’amour.

 Heureux ceux qui n’ont pas besoin de leurs yeux pour croire ! Mais ce sont toujours ceux-là qui croient, les aveugles et les survivants, l’oreille seule ouverte aux remous du passé. Par un bel après-midi d’été, sur la route de Jérusalem, ce qu’ils attendaient s’est accompli. Ils sont restés soudain, les yeux levés au ciel. La Forme exquise les abandonne. Tout le travail a été fait. Voilà le temps de la récolte et de la sueur, de l’espoir et de la supputation. Sa robe était immaculée comme un nuage et son manteau bleu comme le ciel. Sa face resplendissait. Ils durent fermer les yeux sous son éclat.

 

XII

SAUL

 

Il marchait. Au pas ferme de sa monture. Et ne regardait pas ses compagnons. Dans le ciel brillaient vastes mers limpides de midi. Le cavalier songeait à l’interrogatoire de son dernier chrétien. Et le désir, plus grand que de punir, de comprendre ces gens, le pénétrait d’une souffrance humiliée. Si, du moins, ils venaient d’ailleurs ! De cette Grèce féconde en arguties ou de ces lointains déserts où l’image du Vrai Dieu n’a jamais pénétré… Mais de sa propre race ! Que disaient-ils ? « Nous voulons bien mourir. » Mourir pour qui ? Pour le souvenir d’un traître ? Insensés ! Ils disaient, eux : « Pour l’Homme. »

Celui que tu interroges, t’interroge toi-même sans sourire. La grande question se pose. Y a-t-il donc plus important que la vie ? Ce qu’on en fait. Ils te maudissent, puis te reviennent. Ils voudraient échapper à cette meurtrissure ; mais, toujours, y portent la main, avivent à plaisir la douleur. Scandale d’une volupté de l’insatisfaction, d’une jouissance de la torture, d’une règle d’or du déséquilibre ! Celui qu’on punit d’un éternel tourment parce qu’il a désobéi, le meurtre d’un homme, le meurtre du Fils l’absout ? Oh ! L’on a vu plus étrange : la Beauté, la Puissance, la Force, la Joie du ravisseur et le Plaisir de posséder, tout sacrifié à l’incomparable supplice de te donner à qui te rebute. Mais ce qui vient, n’est-ce pas plus surprenant encore : le souffleté, le battu de verges, le mis en croix rayonne. Il gagne à lui tous ceux qu’on a crucifiés et souffletés et battus de verges, les plus nombreux. Il gagne tout.

Quoi donc ? Toutes les folies seraient permises ? Recommandées. Sécheresse de l’esprit, vide des joies de la chair, tout fond dans le brasier géant. Le jeune homme qui, déjà, s’est heurté au monde décevant de la connaissance, au monde cruel du « Vae Victis » ne se trompe pas sur le bouleversement que doit apporter ce message. Dans la révolution qui le possède soudain n’interviennent ni sa raison, ni ses cinq sens. Il ne combat ni ne raisonne : il est pris.

Bien heureuse nuit que répand sur les yeux la brûlure du soleil ! Ses compagnons, épouvantés, peuvent bien le remonter sur son cheval ; le guider comme un infirme. Dans la chaleur du midi l’aveuglement est une halte. Le Royaume. Où les pères admiraient la sereine harmonie des plaines, ainsi que le font encore ceux qui continuent de voir, les fils seront sensibles au chant de la cigale ; où les pères désiraient le corps accompli de la vierge, les fils respireront l’odeur de sa pureté et de sa grâce ; où les pères se moquaient de l’épaule contrefaite, les fils s’apitoieront et dans cette pitié puiseront la joie. Le bourreau se cache, la victime resplendit, la honte accable celui qui faisait profession de condamner la honte. On gagne des batailles avec les mains nues, on renverse les trônes avec un mot. Le verbe sourd et l’amour aveugle, accouplés, entendent mieux qu’Echo et voient plus loin qu’Argus. Et, tout au fond de la lie des scandales et des vices, un jour on trouve l’image de l’être vrai.

Certes, découvrir entièrement ce monde, un homme, dans sa courte existence, ne le pourrait : des siècles passeront avant que le cercle soit achevé, l’esprit rejoint par le cœur, avant que, par l’acceptation de l’esclavage et du sacrifice, les hommes conquièrent la maîtrise et la liberté ; avant que des œuvres, des lois aussi, hélas, dogmatiques et cruelles, viennent témoigner tout à la fois de la consécration et de la mort définitive de l’enfant de Nazareth.

Mais, déjà, Saint Paul s’est mis au travail.

Jean-Charles Pichon

Juillet 1948-Septembre 1949.

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L’ETHIQUE, L’IMPOSTURE ET L’ENGAGEMENT

 A l’âge de 25 ans, Jean-Charles écrivit le texte ci-dessous, dans lequel on trouve une grande partie des idées qu’il ne cessera de développer au long de son oeuvre. Il fut publié dans la Revue « Prétextes » en 1945.

l’Ethique

Introduction à une morale sensuelle mystique et raisonnée

Prélude

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

Aspects du monde

 

En dépit des sempiternelles philosophies patiemment édifiées, sinon échafaudées dans la peine oisive d’un esprit assuré déjà de sa découverte ; – en dépit de tant d’œuvres dont je passerai en revue les savantes erreurs, – erreurs parce que savantes ; – en dépit même d’une façon héritée de retenir des choses leur aspect régulier, rien ne ressemblera, même de loin, à la pensée kantienne, voire à la pensée hégélienne, – car rien ne m’est plus étranger que l’organisation arbitraire de mes plus vives intuitions. – Je reviendrai, par ailleurs, sur le sens de ces mots.

Et, d’abord, dès l’instant qu’il entreprend l’accomplissement d’une doctrine, l’homme, – philosophe ou poète, – ne peut moins faire que de se raconter, se raconter dans le sens, bien entendu, de son œuvre .

L’erreur la plus commune à tous les dogmatismes est, en effet, de se croire, – non pas seulement universel, ce qui s’admet, – mais éternel. Or, il n’est que trop certain que l’œuvre, et l’esprit de l’œuvre même, porte l’empreinte du siècle qui l’a formulée. Le siècle, et non pas l’homme, – car nous pouvons tenir l’éthique de Spinoza, le discours de Descartes ou les livres de Bergson pour nécessaires à ce point que, faute de leurs auteurs, d’autres se fussent levés .

Nous eûmes, nous autres, au lendemain de la Grande Guerre (celle-ci étant la guerre mondiale), l’estimable chance de naître dans la paix, de grandir et de nous développer dans l’ultime brasier des vieilles théories, et d’arriver à l’âge d’homme à temps pour assister ensemble qu’à l’essor d’une pensée libre d’aïeux, à l’écroulement final des formules. De nos aînés, si grands et si ardents qu’ils soient, qu’attendre ? Leur ardeur a pu les jeter dans la fournaise, – les amener à découvrir les lois primaires de destruction, – les contraindre à refuser le parti pris des morales, – et les faire déchirer à coup de dents joyeux le principe et le langage. Mais, enfin, quand, debout au pied des murs en ruines, il s’agit de reconstruire, qu’offrent-ils à quoi nous puissions rêver ? L’existentialisme… Quant à nos fils, – ou bien ils croîtront dans un ordre sûr, dans une carrière déjà tout équipée, les matériaux sur place et les outils en main, – ou bien l’incendie s’emparera d’eux et les fera danser, ivres d’un dieu pourpre, sur la pointe des flammes.

Derrière et devant nous, pas de secours, pas d’appui. C’est à nous qu’il appartient de construire, seuls et vite.

En notre faveur, le délabrement, la mort, la faillite, l’agonie des castes et le désert charnel. Plus une pierre n’est à chasser, plus un trou n’est à creuser, tout est néant, si complètement et si proprement qu’en vérité, cet aplanissement est un pur miracle.

Contre nous – notre solitude. Nous allons venir (nous, moi et ceux qui croiront en moi) nous allons venir après de faux égards accordés aux jeunesses ; après une propagande éhontée de fantoches et de pauvres gamins qui, tous, détenaient, disaient-ils, la sagesse, qui se rêvaient banquiers, acteurs, poètes, librettistes, académiciens – ne voulaient que tirer parti de leur temps inhumain – et, finalement, ont dégoûté de la jeunesse tout homme digne de ce nom.

Contre nous, le rapide besoin de la révolution. L’ordre donné d’en haut d’exprimer promptement et dans une langue claire – la doctrine des jours nouveaux.

Heureux qui dans la nuit annonciatrice d’orages, et dans l’orage lui-même, a su garder le calme et le silence ! Mais heureux plus encore qui, dans ce court espace de seize  à vingt-quatre ans ( le seul temps où l’homme pense) a pu vivre sans cesser de s’immobiliser dans une attente vierge – et confronter, à tout instant du jour, sa vie et sa pensée !

Heureux qui, sans le savoir, sans oser espérer que le destin le promettait à ce rôle insoutenable, a retenu de ses sensations de ses inspirations et de ses élans ce qu’il en fallait pour être – à l’heure de la naissance prêt à tout enfantement !

Car en vérité, le reste l’homme peut l’acquérir : la parole et le style et les idées elles-mêmes. Mais cela seul est l’œuvre d’en haut – la silencieuse, mystérieuse et REELLE progression d’un esprit vers un but qu’il ignore. Et nous irons plus loin : nous sommes ceux qui n’ont jamais cru qu’une heure pût leur être donnée et qui, même quand l’heure sonnera, continueront de travailler et de combattre pour un but qu’ils auront dès longtemps dépassé.

Certes, dans notre victoire, nous n’oublierons pas la mémoire de nos précurseurs. Plus que personne nous aurons le respect de toutes les voix qui se firent entendre, de toutes les mains qui se sont tendues, de tous les pas qui nous ont précédé sur un quelconque chemin.

Car , quelle que soit la tâche que nous accomplissons – il nous faut reconnaître qu’elle va se présenter sous la forme la plus simple et cela grâce à ceux qui se sont débattus dans les pires outrages. En un siècle, que de martyrs ! Nulle époque n’est plus riche en destins prestigieux. Rimbaud dans ses sables d’Ethiopie, Nerval pendu, Tolstoï mangé des loups, Dostoïevsky au bagne, Edgar Poë humilié, Baudelaire condamné, Rilke prisonnier de sa tour d’ivoire, Lautréamont fou – supplices volontaires, je le veux bien, mais arrachés tout de même par la faim ou l’alcool, les risées de la foule à des cerveaux pensants. Wilde torturé sous le prétexte d’un vice et de Foucault tué pour sa foi – Thomas Mann exilé et Jarry moribond, – et Gorki vagabond et René Crevel hanté par l’ange du suicide – tels furent les dieux de notre adolescence et les victimes de la guerre : Fournier, Apollinaire, Peguy.

Oui, dans ces années mêmes où des hommes, – nos pères, – voyaient en eux des névrosés, des malfaisants, des fous, nous affirmions par nos fièvres magiques que ceux-là seuls avaient compris la vie, qu’eux seuls et non Stuart Mill, Hegel, Spencer ou Schopenhauer étaient dignes du nom nouveau de philosophe.

Car ils n’apportaient pas seulement la négation des concepts étranglés. Ils ouvraient sur l’abîme des routes suspendues, et telle phrase de Rimbaud, ne serait-ce que celle-ci : “…les rois de la vie, les trois mages, le cœur, l’âme,l’esprit ”, nous en apprenait beaucoup davantage que le traité des passions. Et telle autre, du même :” Vous êtes de faux nègres, vous, maniaques, féroces, avares”, nous était plus terrible que les quatre Evangiles. Derrière des mots où certains feignaient de voir de vagues lieux communs et les autres d’insoutenables paradoxes, nous apercevions, nous, le complexe étonnant d’un esprit qui se cherche et d’une âme qui sait. C’est par eux que, bien avant de goûter aux plaisirs qui occupent les hommes, nous avons appris l’art de mépriser.

Parmi cela, autour, entre les heures d’extases, imaginez le professeur de province, second père de famille, et trop ceint de diplômes pour s’ouvrir à la vie, plein de charmants aperçus sur toutes les questions, nourri peut-être de Freud et de Baudelaire, mais, en fait, survivant disciple de Renan, croyant au progrès de la science formelle, à la toute puissance du socialisme, pacifiste ou chauvin, mais sans rien voir au delà.

Alors, prit forme le premier ouvrage. Nous sûmes éviter l’écueil des grands martyrs : nous ne nous révoltâmes point. Comment cela fut-il possible ? Je ne sais. Mais, alors que tout en nous répétait : “Tu n’obéiras pas”, nous tendîmes nos forces à vouloir obéir, et cela, sans doute, nous sauva du malheur.

Il est facile de prétendre, après coup, que nous ne fûmes si dociles que parce que nous savions que l’Aurore luirait et que nous la connaîtrions. Facile : trop facile. Au vrai, nous ne le savions pas, nous ne savions rien si ce n’était, peut-être, que la révolte est vaine et que le signe vient d’en haut.

Toujours est-il que nous évitâmes les cris inutiles, et les veilles malséantes et les projets impurs. Nous tentâmes, comme nous le pûmes, de nous frayer un chemin dans le monde des idoles. Certains firent de la politique, n’est-ce pas, mes frères ? et tels autres se rejetèrent dans l’art, dans les sciences, dans l’amour. Aujourd’hui, mes amis, je regarde en arrière, et je vous vois. Bien sûr, je ne pouvais pas deviner pourquoi tu t’es tué, par un soir de grand froid, sur ta motocyclette ; – ni toi, plus tard, pourquoi tu t’habillais de ton sourire bête devant les imbéciles ; – ni toi, pourquoi tu travaillais, la nuit, dans ton épais silence ; – pas plus que vous n’avez su pourquoi chaque semaine je hurlais le nom d’un poète nouveau et de quoi j’ai rêvé dans les cours de Solesmes et pourquoi je me suis engagé un mois avant la guerre et pourquoi j’ai tenté un peu chaque métier. Mais, nous tous, vous et moi, nous attendions le jour.

Oh ! nous fûmes des vivants rapides, – voyages, argent, amours, – tout fondait dans nos mains. Mais, bien vite assagis. Combien de nous, à vingt ans, ne furent pas mariés ? Combien ne sont pas pères de plusieurs enfants ? Il me semble que notre devise ait été :”Assez pour connaître, trop peu pour se laisser prendre”. Nous fûmes bouddhistes, n’est-ce pas mes frères ? Et fétichistes, et protestants, et catholiques, par surcroît ? Et soldats, et congressistes de la Paix ? Et relativistes et absolutistes ? Héros et renégats, bienfaiteurs et bandits, ouvreurs de portières et philatélistes ? Et vrais députés, et vrais commandants, et vrais jeunes premiers ?

Mais, surtout, ô plus encore ! victimes. Je pense à vous, soldats, isolés de votre race, en lointaine Silésie, pendant près de cinq ans. Je pense à vous, enfants jetés de ville en ville, de maquis en maquis et regroupés à la dernière heure. Je pense à vous, les déportés, les prisonniers des camps, les fusillés vivants, les torturés hurlants. Je pense à vous les esclaves des usines, nuit et jour bombardés. Car, par là dessus, nous avons connu, serrant dans nos bras l’enfant endormi, la grande peur des Soirs ardents. Nous avons éprouvé par le déluge du feu l’angoisse d’être un homme pas encore solidaire que la mort vient saisir. Nous avons cru, tous plus ou moins, mourir, mourir avec le monde qui naissait dans nos crânes, nos bras forts et crédules et notre âme jaillie en une pitié fervente pour la folie des hommes. Et nous avons compris, cette nuit-là, que l’Aurore avançait à grands pas. Nous avons su que le plus dur était fait, cette attente sans yeux et qu’il nous suffisait de vivre un peu de temps. Alors, nos diplômes, nos titres, notre orgueil d’avoir poussés si vite, champignons phénomènes dans la fraîcheur des bois, tout notre passé qui ne fût cette attente s’est détaché de nous, et nous avons trouvé ce puzzle dérisoire, le matin , à nos pieds.

Quel âge as-tu ? Vingt-cinq. Toi ? Vingt-huit. Et toi ? Vingt.

Panorama des esprits las

Simple ouvrage, si simple !

Aurions-nous pu, toute notre vie, subir les visages assurés, les yeux morts dès l’enfance de ces hommes sans morale autre que le code et les fascicules fiscaux qui parlaient sans desserrer les lèvres, si grotesquement loufoques dans leur raison-raison qu’il semblait difficile, qu’il semblait impossible qu’ils n’en fussent pas conscients.

Ces hommes qui prétendaient détenir la vérité, – dans leur livre de caisse, – espèces de héros sans légende et d’amants sans amour, persuadés de n’avoir vécu que pour et par une société ; usant leurs nerfs aux collections de timbres-poste, aux rapports entassés, aux formules arbitraires (La liberté de chacun finit où commence celle des autres), tambourins résonnant sous les doigts de quelques initiés qui savaient le prix de l’esclavage, joueurs de belote ou de bridge, chasseurs, pêcheurs, incapables au fond, – l’ont-ils assez prouvé ? – de vivre un seul instant pour vivre.

Aurions-nous pu, vraiment, les supporter ? Pour moi, je n’ignore plus que c’était au dessus de mes forces. Mais la face du Monde a changé. Ces mêmes nous promènent, soudain, dans les chambres désertes de leur crânes. Leurs idoles gisent à terre. Qu’a-t-il fallu pour cela ? Quelques balles explosives et quelques incendies,  – en place de la vie qu’ils refusaient de voir, la présence nue de la Mort. Et, maintenant, il va falloir qu’ils paient, en dépit de nous, malgré nous, dont ils ne comprennent pas le message sauveur ; qu’ils paient pour Comte et pour Renan, pour Paul de Kock et pour Willy, pour Thiers et pour Poincaré, pour Lavedan et pour Hervieu et pour la Tour Eiffel et le premier chemin de fer, – et pour le French cancan et pour le traité de paix et pour les hausses en Bourse et pour les belles combines qui relèvent une affaire, et pour leur existence ratée de fonctionnaires et leurs médailles non méritées et leurs discours dithyrambiques sur l’Empire français, – quand ce n’était pas sur l’extinction du paupérisme (ô ! ces formules !), – car il faudra qu’ils paient pour leurs masques impudents, leurs gestes trop appris, leur insouciance de l’être.

Et le paiement est déjà commencé. Quel !  A ces hommes à qui il manquait souverainement la conscience du drame, (pendant cinquante ans l’adultère suffit à leur composer un monde tragique) à ces hommes sans imagination, la surprise effrayante devait apparaître comme le dernier mot de l’horreur. La mort même n’est plus le pire châtiment, car les bombes et les balles tuent vite et sans souffrance. Mais ces retraités qui toute leur vie ont cru qu’une présence quotidienne dans un quelconque bureau leur permettait d’abolir leur esprit leur âme et leur corps – et qui se retrouvent, à la veille des vieillesses dépossédés de cela seul à quoi ils tenaient : la rente viagère… Mais ces commerçants, ces paysans, ces directeurs de banques qui traitaient de monstre du bizarre tout ce qui les dégageait de leur comptoir ou de leur ferme et qui n’ont plus ni l’un ni l’autre et, parfois, plus de famille… Mais ces professeurs qui ne savent plus ou qui n’osent plus (enfin !) enseigner leurs petits manuels de littérature sans art, d’histoire sans pensée, de science sans dieu… qui dira, qui chantera leur angoisse plus horrible de n’être pas prévue ?

Nous ne serions pas ce que nous voulons être si nous n’adressions pas à ces êtres meurtris un regard de grande pitié. Mais nous ne pourrons pas faire que cette pitié même ne soit pas méprisante, car ils se sont rayés de ceux que nous étudions – la phalange haute des vivants.

Alors ?

Alors, nous écoutons ceux qui naissent à peine, nos enfants, – et nos frères cadets. Nous comprenons leurs plaintes égarées, leur effarement d’ouvrir les yeux dans un monde qiu ne croit plus à ses propres piliers. Et leurs désirs et leurs soupirs et leur effort vers la lumière nous pénètrent d’une joie profonde, car nous ne serons pas pour eux ce que nos pères furent pour nous. Nous ne nous isolerons pas de leur chasse patiente. Nous ne leur serviront pas ces sortes d’assiettes anglaises où le bon sens, l’expérience, et les plaisirs permis font un mets séduisant – pour celui qui l’apprête. Nous n’opposerons plus des gestes mesurés à leur violente ardeur. Et pour qu’ils comprennent bien que nous ne sommes pas leurs juges nous voulons – moi, je veux, mon fils, t’apprendre l’effort patient de ma pensée.

Naissance

A l’origine, je dédiais à l’homme tout pouvoir – j’établissais ce postulat premier que l’Esprit est le maître. C’était un peu primitif, j’en conviens. Mais il me fallait bien remonter le cours des âges.

J’admettais, par ailleurs, que nous ne savions rien que le progrès accompli était inexistant et que nous ne pouvions compter ni sur la preuve des sens, encore moins sur celle des consciences. En cela j’étais seulement de mon époque – non de celle de Clément Vautel, mais de celle de Freud et de Bergson.

Cette similitude ne m’importait pas. Mais, tout au contraire, l’antinomie qui se dessinait en moi : nous pouvons tout, nous ne savons rien. Antinomie qui se réduisait, bientôt en celle-ci, plus concise : il faut douter et croire. Qu’une telle position me classât dès l’abord dans la chambre des fous, je ne m’en souciais pas. Car il ne s’agissait pas, déjà, d’une logique (toutes les logiques étaient numérotées, classées, hors d’usage) mais d’une vraie façon de vivre la vie.

A cette antinomie vinrent s’en ajouter d’autres qu’il n’est pas temps de dévoiler. Mais six mois plus tard, j’échouais sur la pierre d’assise : l’Obstacle. Il m’apparut que les hommes avaient pu déserter la route droite, la route nette qui monte, et qui monte sans cesse – parce qu’ils avaient eu l’effroi des obstacles. La vérité leur importait moins, la santé, le bonheur même leur importait moins qu’une certaine façon d’avoir l’esprit tranquille, la chair et l’âme tranquilles. D’où la terreur des lois qui se contredisent, des exercices non enseignés, des passions exaltantes. Ils voulaient bien souffrir (car comment l’éviter dans la pire paresse !) mais refusaient d’être autre et dans la crainte qu’on veuille les guérir, refusaient aussi d’avouer leur souffrance.

Cela compris, restait à entretenir l’obstacle. Je n’y eus pas mérite. Pour qui le veut, l’obstacle se présente de lui-même. L’incompréhension des vieux patentés, la nécessité de gagner de l’argent, le souhait d’aimer qui ne vous aime pas – et en plus, et surtout, l’effort constant à ne rien admettre qu’on ne puisse quelque jour rejeter – cela donne, après cinq ans seulement de patience, un joli entraînement à la vie périlleuse.

Certaines antinomies, d’ailleurs, furent fulgurantes. C’est ainsi que le procès des morales terminé, trois œuvres s’élevaient droites et pures au-dessus des ruines misérables : la Bible, le Banquet et les quatre Evangiles. Trois œuvres irréductibles, hélas ! les unes aux autres, j’écris hélas ! car, alors,je le pensais – et pourtant rien n’était plus chargé de sens que ce triple isolement.

Hanté cependant par les principes anciens je perdis du temps, combien de temps ? Je ne sais, à vouloir résoudre le problème dans le sens facile d’une synthèse. C’était à renouveler l’erreur de Plotin. Mais je ne le compris pas tout de suite. Mieux : cette synthèse s’organisait, tant il est vrai qu’on croit sans peine ce qu’on veut croire. Samson revivait en Hercule – qui lui-même survivait en Saint Christophe – Salomon et Saint Louis éclairaient Pythagore. Macchabée annonçait Alcibiade et Saint Dominique, – où m’entraînait cette pente trop aisée ? Je n’y voulais pas penser. Je reniais la loi d’obstacle. Paris et ses cercles mystiques, l’accueil des penseurs chimériques à mes divagations, m’avertirent du danger.

J’’ai connu de ces vieux à l’âme toujours chaste

Portant, spectres blafards que le regret dévaste,

L’inutile fardeau de leur virginité.

Et j’ai tremblé, sachant que si j’avais été

Moins désireux de vivre et moins pétri de grâce,

Dans cette foule vaine, aussi, j’avais ma place.

Mais enfin, ma folie prit fin. Je refusai de mentir, pour le pauvre appareil d’une Muse séduisante, à mon destin chercheur.

Alors vint l’isolement forcé, la magique solitude. Un an sans livres, et presque sans pensée ; l’œil ouvert sur les choses, sur les oiseaux, les fleurs ; le bain dans le réel, les marches assagies – l’extase provoquée par des rayons de soleil dans une mare de gasoil – les mots simples – l’oubli de soi.

Le jour où le goût d’une pomme me parvint, primitif et désaccoutumé, le jour où je pus, ensemble, entretenir des pensées si contraires que celles-ci –  : je suis immortel mais je suis mortel. Le jour où je tins pour vrai et digne de prolongement tout élan de mon âme, je fus sauvé des hommes et de leur vocabulaire – je m’entretins de Dieu face à face avec lui. Et le travail prodigieux commença.

Oui, sur un autre plan et comme d’une montagne jamais escaladée. Mais sans perdre jamais la mesure des hommes. Loin d’eux, non pas hors d’eux, et sans renier jamais leur conscience profonde. Contre les Instituts et les Académies, contre les enseigneurs et les dicteurs de lois – contre les inciteurs aux paresses légales, mais avec la mère qui pleure son enfant, avec l’adolescent qui s’efforce à comprendre, avec le malheureux qui gâche son bonheur, avec l’artiste las qui contemple son œuvre, avec l’homme sincère qui dit : “Je ne sais pas” – et maintenant, et de plus en plus avec les malades, les hésitants, les angoissés ; avec celui qui cherche une morale, non pas dans la crainte du gendarme de l’enfer ou de son père, mais dans le souci patient de vaincre la douleur, le doute et la tristesse. Et demain, avec ceux qui crieront des abîmes refermés sur leurs têtes : “Je n’ai pas voulu ça”, avec les infirmes, les paralytiques et les névrosés, avec les rejetés de leur première croyance, avec les âmes lasses de ne plus guérir.

Je ne demanderai pas l’aide des Docteurs et des Magistrats – je ne parlerai pas le langage des Ecoles mais une langue que chacun puisse aimer et comprendre. Car je ne prêche pas pour le désert des sables et des amphithéâtres mais pour l’homme qui construit une triple existence dans les ennuis de sa vie quotidienne. Je ne songe pas à juger des bons et des méchants, mais par delà le mal, je rêve d’enseigner à chacun son salut.

Car ce qu’il faut d’abord, c’est éviter de fuir sa mémoire. Il faut livrer sa chair, la livrer toute entière. Retrouver la formule charnelle du poème. Ici commence la réalité : dans un corps de jeune homme, et ce que je suis, mon fils, tu le seras dans vingt ans. Faire de sa chair la complice de l’esprit ; baigner ses yeux dans la conscience du regard, ceindre son cœur d’une heureuse présence.

La morale n’est plus une façon de penser : elle est, au sein des rares qui n’ont pas perverti les données essentielles, une façon de vivre. Elle est devenue, à force de connaissances accrues, d’expériences comprises et de joies retenues, une véritable race.

Nous allons vers ce temps où les éducateurs seront des chefs non pas sur l’appui de fallacieux diplômes, mais au nom d’un génie véritable, conservé, retrouvé par une âme fidèle.

Odes à mon fils

I

Mon fils, toi qui liras ces pages, je veux t’enseigner. La morale de nos derniers temps, l’ultime morale des peuples civilisés, celle qui précéda le refus des dogmes et notre anarchie, cette morale n’était plus viable. Il ne faut pas la regretter. Elle était allée dans l’absurdité aussi loin qu’il fallait qu’elle aille pour n’être plus qu’une chose morte ; délibérément, elle avait trahi l’essence de l’homme. Elle n’était plus qu’un catéchisme pour cadavres. Elle était arrivée à l’envers d’elle-même, sa propre négation. Créée pour aiguiller la vertu de l’homme vers ses fins naturelles et pour servir de base aux élans de son âme, elle était parvenue à nier cette vertu et ces élans. Elle condamnait toutes les puissances nobles au profit d’éléments de mort. Et quand je t’aurai dit que la passion lui était suspecte, qu’elle bafouait le désintéressement, interdisait l’idée de sacrifice, qu’elle étouffait l’Idée lumineuse par des raisonnements savants, qu’elle niait la beauté et troquait la justice contre une raison d’Etat qu’elle n’expliquait pas, je ne t’aurai pas avoué le plus terrible : car cette morale, mon fils, édifiait au Besoin un Temple colossal et se scandalisait de nos derniers Désirs, et tentait de détruire par toutes les violences ce qui restait en nous de ces états divins.

C’est assez, cette époque m’a fait rougir de l’homme. C’était le temps où la politique ne rêvait plus que d’assouvir la bête, où tout était licite qui ne fut de la vie, où tout acte était enterré sous le voile épais de l’habitude, emprisonné dans les murailles de la possession. Et plus personne ne pouvait fuir l’enfer si ce n’était, comme le tentèrent certains, par la négation de leur âme.

De ces pionniers égarés dans la brousse par haine des chemins droits, peu tinrent jusqu’au bout la gageure. La folie, la prison, l’isolement, le suicide en délivrèrent le monde.

Quant à leur œuvre, elle ne fut qu’une raillerie, une pirouette de clown.

Mais leur manière de diminuer l’homme fut si directe et si rapide qu’ils en gardent à mes yeux une auréole de gloire.

Sans eux, sans la brutalité qu’ils mirent à leur ouvrage, serions-nous maintenant saufs du pire ? La civilisation et son fronton moral était l’admiration du monde. Eux seuls ne s’y laissèrent pas prendre. Les premiers, ils comprirent que l’immense bâtisse était construite sur pilotis. Plongeurs silencieux, ils atteignirent les profondeurs et, ne découvrant que des rondins pourris que grignotaient des rats, ils eurent pitié de ceux qui valsaient dans les salles et regardaient la lune à travers les fenêtres. À coup de hache, ils s’acharnèrent. À grands coups de cette hache terrible qu’est le Rire, ils condamnèrent à mort danseurs et lunatiques.

A nous, mon fils, à toi, sans doute, l’autre tâche appartient. Ce n’est pas des deux la plus simple, car la construction doit être très lente, et nous devrons aussi travailler dans le fleuve longtemps, sans doute, pour établir seulement les fondations. Et les survivants, réfugiés en hâte sur les rives barbares, avec les rats qui ont fui le naufrage, ne devineront pas notre travail sous-marin avant que les premières pierres ne surgissent de l’onde, – et leurs cris d’admiration ne s’élèveront que, tard, pour saluer les heureux maçons qui décoreront de drapeaux la plus haute terrasse.

II
Premier essai de paysage mystique

Un mur au soleil, dans une cour blanche, et cette île entourée de grèves où nous reposions, la fiancée et moi, au bord des falaises, parmi les œillets bleus que nous cachait l’herbe dorée… Et cette autre fille aux jambes de statue, Hélène ! Enfant tardive, femme précoce, sur une autre plage, vers la mer… Jours de clarté et de rédemption !

Oui, ces jours-là, j’ai mérité la vie : une fraîche tiédeur, comme un vin de Bourgogne que l’on boit au réveil, coulait dans mon sang, parfumait mes lèvres. Ah ! que tout besoin était loin de nous quand nous n’avions en nous que cette soif délicieuse et la douceur de cette soif.

Or, cet instant est incommunicable. Le vivant seul connaît la vie. Et la joie est cette chose qu’on n’attend ni ne désire avant de l’avoir connue, puisqu’on ne peut pas, même, pressentir qu’elle existe, – et qu’on n’espère, l’ayant connue, pas plus que revivre un beau rêve.

Soleil de Mars, joyeuse rémission des heures creuses, et, dans mon âme, une égale clarté quand je revis ces fertiles dépenses.

Nous situerons ce lieu de la plus haute vertu, mon fils, sous un ciel hivernal, car la légèreté de l’air et une certaine froidure sont ses marques premières. L’homme aigri s’exprime par symboles. Nous serons, nous autres, à semblable distance de la violence et de la fatigue, une excitation agréable étant le moyen terme des souffrances qui nous pressent.

Je devine d’abord une haute muraille percée de fenêtres au bout d’une allée très claire, et les arbres encore dépouillés sous le soleil de Mars ; le ciel, toujours, au dessus de nous, comme une cloche de cristal, et, seule verdure, à droite, deux buissons de houx.

Nous sommes en ce lieu, mon fils, par la grâce de Dieu. D’un Dieu auquel n’entendent rien les montreurs de lanterne magique, – parce qu’ils gâchent les dons qu’ils ont reçus de lui. Et nous y sommes pour être ses images. Ceci n’est pas un rêve.

III

Je n’en finirais pas de te dire mes raisons. Et si cette morale n’est qu’une des expressions de mon désir d’évasion, sache que ce désir procède d’une source pure. Mais, je conçois qu’un désir de prison puisse être aussi parfait dans sa tragique erreur. La fausse voie n’est pas de se rêver meilleur, mais de dépouiller son propre choix de sa virginité. Se diminuer en face de Dieu, c’est trahir Dieu. Pourquoi le remords est crime impardonnable.

Et pourquoi tant de joies, si contradictoires, sont données à l’homme qui sait les vouloir.

Il se découvre à moi, dans la paix de mon cœur et le silence des choses, une origine qui serait finalité, une vie légère comme l’imperceptible avance du danseur de corde sur le fil tendu. Il se découvre : que dis-je ? Cette vraie vie est sous ma main. Heureux l’enfant qu’une vigilance tient en garde des péchés ! Heureuse la jeune fille qui nait à l’amour, pour qui rien ne compte plus qu’un visage d’homme dur aux yeux droits ! Heureux celui qui vit au rythme de son Dieu, même si ce dieu n’est qu’une idole ! Là réside seulement une triomphante et douce liberté. Et là seulement, – dans cette bienheureuse ignorance, – est la joie de la vie, le jardin merveilleux, le Royaume des Anges.

Toute croyance est un jalon qu’on pose. Et nous sommes, mon fils, les petits Poucets de l’éternité. Emplis au seuil de la vie, emplis ton âme de crédules espoirs. Tu n’en auras jamais trop à perdre si tu veux retrouver ton chemin, et surtout, le chemin du retour.

Je n’ai jamais perdu un seul espoir, sans la connaissance que je le retrouverai au lieu du scandale, sans la confiance au signe qu’il me fera dans un instant désespéré.

Une musique lointaine d’une maison toute blanche enchante les novices sous le préau plein d’ombre. Ainsi me charme aussi la romance de l’Adieu, des adieux incertains que j’ai dit à mes rêves. Et personne plus que moi n’a vécu dans la joie d’être doué de mémoire. Entends que je parle du souvenir, non du Regret, – son envers diabolique.

Pour ces souvenirs là, une prière incessante monte de moi vers un Dieu. Et quand même je n’aurais d’autres preuves de sa toute existence, je croirais en Lui parce qu’il me souvient des bonheurs passés.

 


Première partie
DES ORIGINES ET DE LA NATURE DE LA MORALE

Toutes ces questions s’enchevêtrent dans mon crâne comme les nuages d’un ciel d’été aux fils télégraphiques des routes nationales. Je connais bien l’insurmontable de ma tâche. Quoi ? Me poser d’abord en historien et reprendre la morale depuis ses origines ? Le pourrais-je sans voir et faire voir dans cette histoire même une preuve tangible de mon éthique et ne serais-je pas alors accusé justement de préjugés et d’idées préconçues ? Ou, plutôt, exposer les éléments nus de ma méthode sans les voiler d’exemples ? Mais que ne faut-il pas prouver avant d’affirmer ? N’est-il pas décidé qu’il en doit être ainsi ?

Certes, la vie n’a pas de ces dilemmes. Mais la vérité est encore ce qu’on peut le moins dire. Que penserait-on de moi si j’écrivais : Tel jour, il m’est apparu que la circoncision des juifs n’avait d’autre utilité qu’une hygiène élémentaire, et, ce même jour, j’ai connu que le cycle accidentel s’établissait ainsi : Appétit, – Conscience, – Volonté, – Appétit. Quel lien, me demanderait-on, existe entre ces deux inégales découvertes ? Aucun. Mais c’est ainsi que procède l’esprit. L’homme qui cherche contrôle à toute heure son expérience par sa raison, c’est cela même, – cette patiente interréaction, – que nul ouvrage philosophique ne peut rendre.

A ce problème, il y a bien une solution : la rédaction sous forme d’aphorismes ou de maximes, méthode également chère à la Rochefoucauld et à Nietzsche. Mais, il me déplait de jouer à l’esthète. On croit écrire les Pensées de Pascal, et l’on compose les pensées d’un Emballeur. Je n’aime pas à m’amuser avec les astres : on risque de se brûler les doigts.

Je préfère, – tout simplement, – tricher. Tricher avec la plus grande loyauté, en prévenant que je triche.

Voilà : ce sera comme un jeu de société. Je vais feindre d’être un homme hors nature en qui les théories naissent tout équipées, comme on dit que Minerve sortit du crâne de Jupiter. Tout le monde saura que ce n’est pas vrai, mais je demande à chacun de faire semblant d’y croire.

 

ORIGINES DE LA MORALE

1. Morale nécessaire.

Pour quiconque réfléchit sur l’origine possible de la morale, il apparaît si incompréhensible que l’homme, volontairement, se soit soumis à une loi, qu’on est tenté d’attribuer à cette loi un caractère terrible de nécessité.

Elle le possédait, en effet, comme toute condition sine qua non de la vie.

2. Morale et dualité.

Le caractère de nécessité fatale de la loi, ,universellement reconnu, – quelle que soit, par ailleurs, la loi à laquelle on l’applique, – ce caractère a fait naître deux réponses au problème des origines de la morale.

Première réponse : La loi morale est de révélation divine. (Chateaubriand a cru subtiliser cette réponse en exprimant que l’idée morale est née de l’idée d’une vie future.)

Deuxième réponse : La morale est l’invention des prêtres et des docteurs, qui virent dans les lois sanctionnées le moyen d’assurer leur prestige.

1° Il est absurde de supposer que l’homme, avant même de mourir, ait eu l’idée d’une seconde vie. Or, le premier homme dut connaître la peur de la souffrance et le soin de l’éviter. Et ce soin même était moral en ce qu’il posait l’interdiction et la règle.

2° Il est trop évident que les législateurs n’eussent jamais existé si le besoin d’une loi ne se fut fait sentir. La question n’est pas de savoir si, au début, l’idée morale fut commune à tous les hommes ou l’apanage de quelques-uns ; elle est d’expliquer comment une idée aussi étrange que celle de l’obéissance à une discipline a pu se faire jour parmi les hommes.

 

 

 

 

 

Morale et au-delà

 

L’homme n’est pas devenu moral parce qu’il se croyait immortel.Il n’est pas devenu moral par suite de la ruse d’un législateur. Mais il s’est donné des législateurs parce qu’il ressentait le besoin d’une loi. Et le sentiment d’une éternité lui est venu de la conscience en lui d’une dualité.Il a fallu, pour qu’il imagine que quelque chose de lui put lui survivre, qu’il sentit en lui deux parties, dont l’une lui parût plus durable que l’autre (ainsi des enfants qui trouvent deux brins de paille s’amusent à les comparer). Et cette dualité, elle-même, n’a pu naître, comme toutes les dualités, que d’une opposition, c’est à dire d’un combat, combat qui n’est autre que l’expression violente d’une contrainte morale imposée par l’homme à lui-même. L’homme s’est cru immortel pare qu’il était moral.

3. L’homme primitif.

Je voudrais qu’on comprenne bien ceci : l’erreur la plus commune de qui se penche sur l’origine de l’homme est de tenter de résoudre intellectuellement le problème.

Certes, l’explication théologique : “L’homme a ressenti le besoin d’une loi parce que Dieu l’avait créé ainsi” ne me satisfait pas et ne m’explique rien. Mais, je la préfère aux théories de certains philosophes (à ce point embrouillées que bien peu d’hommes modernes peuvent les comprendre) que leurs auteurs nous présentent comme la genèse exacte de la pensée morale dans le cerveau d’un nègre de l’Afrique centrale ou, mieux, dans le crâne d’un de nos premiers pères.

Quelle que soit la légende admise des commencements du monde, l’homme primitif apparaît toujours à travers papyrus, pierres gravées, etc…, ce que nous le voyons dans les terres africaines ou les îles océanes : un être uniquement physique. Il ne vit que de sensations, et ses sens sont le seul rapport qui existe de lui au monde.

Il s’ensuit que le problème de la dualité (et de la morale) est insoluble si la sensation primitive est une, car il n’est pas possible d’imaginer qu’un rapport simple donne naissance à l’idée de combat. Au contraire, le problème est résolu si la sensation est double.

4. Vivre, c’est assimiler.

Toutes les actions physiques de l’homme ne tendent qu’à l’assimilation : assimilation de la nourriture, du silence (par le sommeil), des couleurs, des sons ; ce monde physique est essentiellement celui du Je-Lui plutôt que celui du “Je ou Lui”. Car, l’être qui n’assimile pas ne détruit pas tout rapport : on voit des yeux fermés, on touche des mains immobiles. Celui qui ne prend pas est pris, – celui qui n’assimile pas est assimilé.

Cette loi fondamentale, l’homme la découvre par le spectacle des choses : l’herbe courbée par le vent, l’insecte poursuivi par l’oiseau, la nuit victorieuse du jour et vaincue par lui.

5. La sensation passive.

Surtout, cette loi, il la découvre en lui-même.

Condillac imaginait que, à l’origine, toute sensation était plaisante ou neutre. Mais il n’y a pas d’exemple qu’une sensation passive soit un plaisir. Et, à l’origine, toute sensation dut être passive puisqu’elle était inattendue.

Ce que j’entends par sensation passive ? l’étranger, l’indésirable, le surprenant : ce qui vient des choses et non pas de nous.

Je cueille une fleur : sensation active, – plaisir.

La fleur me pique : sensation passive, – douleur.

Toute la dualité et ce qui en résulte naît de ces deux actes, dont l’un est agi par moi et l’autre subi. Cette dualité nous semble peut-être, à nous, hommes du vingtième siècle, enrichis d’un esprit et d’une âme, d’une importance très relative. Il n’en allait pas ainsi du premier homme : à peine ouvre-t-il les yeux, il lui faut agir ou subir, être le but ou le départ de l’acte.

Les philosophes admettent aujourd’hui que l’univers lui est d’abord apparu sous la forme d’un chaos de lumières et de plans duquel l’homme primitif, de même que l’enfant de nos jours, son image, ne recevait qu’une impression confuse, et que je nomme la sensation passive.

 

 

 

 

L’enfant

 

L’enfant peut nous fournir un excellent exemple : ses petites mains toujours en quête, ses yeux cillant, sa bouche hésitante, le moindre de ses gestes indique la peur de l’inconnu. L’enfant naît avec la peur en lui. La peur de quoi ? de tout ce qui peut venir.

C’est pourquoi l’enfant se rapproche avec prédilection de sa mère, univers connu, familier. Dans le chaos des images effrayantes, le visage de la mère représente l’élément rassurant : l’image que sa présence a isolé des autres. Et le premier rire de l’enfant, – son premier plaisir, – éclate toujours dans l’instant où le visage de la mère est penché sur le sien. Expérience précieuse ; l’instant du premier rire est aussi celui de la première sensation active de l’enfant.

6. La sensation active.

L’homme primitif a connu les mêmes effrois et le même labeur que nous révèlent les larmes et le rire du nouveau-né. Il a fallu qu’il apprenne à regarder avant de voir, apprenne avant d’entendre à écouter. Il lui a fallu respirer avant de sentir, toucher avant de prendre. Rien n’existait pour lui que des présences : ce qui s’impose par la lumière, le son ou le contact, – c’est à dire le mouvement.

L’univers, pour un tel être, épouse deux aspects : ce qui était là et n’y est pas, – ce qui n’y était pas et qui s’y trouve : un oiseau disparaît dans le ciel, la nuit vient. Il ne comprend pas que la dualité qu’il se crée est fausse ou que, du moins, elle recouvre une autre, toute différente : le renouvellement et le changement.

Il marche : plaisir. Quelque chose vient : fatigue ou pierre sur le chemin : douleur. Qu’irait-il chercher au-delà ? Puisque tout inattendu le frappe, l’important pour lui est de tout attendre. Puisque tout imprévu le blesse, l’important est de tout prévoir.

D’où la valeur, chez les primitifs, du présage.

D’où aussi la valeur, pour eux, de la grimace.

 

 

 

La grimace

 

L’enfant peut nous être encore, sur ce point, d’une observation féconde : la grimace de l’enfant m’est longtemps apparue comme un étrange mystère, quel démon pousse mon fils à distendre ses lèvres, à cligner des yeux, à tendre son front ? Les totems et les masques d’horreur nous sont une preuve de ce que, pour les primitifs, la grimace ne présentait pas une valeur moindre. Et, pour eux comme pour mon fils, cette valeur est grande, en effet : la grimace est l’acte par lequel l’homme physique prend conscience de sa liberté.

 

7. Celui qui se donne prend.

Je voudrais placer toute cette étude sous le signe de cette antinomie apparemment insoutenable : celui qui se donne prend et gagne. Celui qui refuse est pris et perd.

L’homme devint moral parce que, vivre, c’est choisir entre la sensation subie et la sensation agissante. Il fallait, dit le bon sens populaire, dévorer ou être dévoré. ce qui s’énonce : il faut donner ou recevoir.

La nécessité du don, sur le plan physique, ne fut pas le résultat d’une considération altruiste, mais une nécessité vitale. Regarder, c’est donner ses yeux. écouter, c’est donner ses oreilles. Celui qui se ferme, qui refuse d’agir est pris dans le tourbillon des forces agissantes. Dans un univers d’action, la passivité, c’est la mort. L’homme, dans sa faiblesse première, ne peut prendre qu’en se donnant tout entier. Car la douleur est le seul don des choses à l’homme. Et le don de l’homme à l’univers, c’est le geste de celui qui prend.

8. Morale et liberté.

Peu à peu, l’accoutumance et l’attention aidant, l’homme sépara les couleurs et les formes, perçut distinctement des sons et des odeurs. Il sut l’art du toucher et ses raffinements : la caresse et la meurtrissure.

 

 

 

La cruauté

 

La cruauté de l’homme primitif ou de l’enfant a la même origine que la grimace. l’une et l’autre, d’ailleurs, sont inconnues des bêtes. L’animal le plus sauvage tue pour se nourrir ou pour se défendre. L’homme physique et l’enfant sauvage font souffrir pour le plaisir de faire souffrir, par recherche gratuite de sensations actives.

En somme, la densité de certaines sensations les isola des autres. Mais cette densité provenait de l’homme et non pas des choses : elle était la part active de la sensation. elle était la “liberté” de l’homme.

Et ce fut pour sauvegarder et pour agrandir cette part de liberté que l’homme devint moral, c’est à dire qu’il s’obligea à ne pas se laisser diriger par le monde extérieur, qu’il préféra se soumettre à soi (à la part savante de soi) plutôt qu’aux choses.

9. Le péché originel.

Si nous quittons le domaine de raisonnement pour pénétrer dans celui de l’hypothèse, la question la plus irritante qui se pose est celle du péché originel. Si la Bible était l’unique document qui fit mention de cet événement, nous pourrions peut-être le négliger. Mais toutes les religions et toutes les légendes parlent de cet étrange crime de l’homme (et Prométhée dérobant le feu divin est bien ce même Adam qui ambitionne le fruit de l’arbre de science). Surtout, les conséquences de cette révolte sont encore visibles de nos jours. Le problème du péché originel est, en effet, tout semblable à cet autre : que s’est-il passé dans la nuit des temps qui a isolé l’homme de l’univers ? Ou, sous une forme plus philosophique, pourquoi l’homme, seul de tous les animaux, s’est-il voulu libre ?

Il est trop évident que si notre raisonnement explique la naissance d’une dualité en l’homme (et par suite de l’idée morale), il n’explique pas pourquoi les animaux, bien que, pour eux comme pour nous, la sensation fût double, n’ont pas accédé aux mêmes idées de morale, de liberté, d’au-delà.

Résoudre le problème du péché originel reviendrait à résoudre cette question : “Pourquoi l’homme, seul de tous les animaux, est-il cruel ? Pourquoi est-il grimacier ? Pourquoi, – troisième expression primaire de son désir de liberté, – pourquoi est-il doué de parole ?

Cette question est d’une importance extraordinaire : y répondre serait marquer la limite qui sépare l’homme de l’animal et, tout ensemble, marquer le départ de l’idée de progrès, établir la cause première de cette course haletante vers son triomphe ou vers sa chute que l’humanité mène depuis le début des temps.

10. La liberté et la souffrance.

La question peut encore être posée ainsi :

“D’où est venu à l’homme le désir de liberté ?”

Les êtres vivants ne sont pas libres. Une graine tombe contre un mur et meurt. Trois pas plus loin, elle serait devenue un arbre. Et cet arbre lui-même pousserait selon la règle naturelle dans le seul espace qui lui serait réservé. Un jeune loup court dans la forêt : s’il a faim, il cherche à manger. S’il trouve une proie, il la tue et la mange. S’il n’en trouve pas, il meurt. Et lui aussi obéit à sa loi : il ne montera pas sur une louve enceinte. Pourquoi ? La réponse est trop évidente : parce que son acte ne la procréerait pas.

La part active du végétal est presque nulle : si ce n’est de tendre vers la lumière. La part active de l’animal est plus grande. Plus grande aussi l’intensité de ses douleurs et ses plaisirs. Mais plaisirs et douleurs le frappent tour à tour sans que jamais il ne tente d’accroître les plaisirs et de vaincre les douleurs aux dépens de la loi. Tout être vivant apparaît comme esclave de la loi de sa race, – tout être, sauf l’homme. Et son histoire n’est que la recherche desespérée de cette loi perdue, au regard de laquelle, si elle est retrouvée, toutes les morales et tous les dogmes apparaîtront comme de très pauvres palliatifs.

Comment l’homme a-t-il perdu cette loi ?

Pourquoi tente-t-il de la retrouver ?

 

 

 

 

 

La perte de l’Eden

 

Il l’a perdue en s’efforçant vers la liberté.

Les recherches scientifiques semblent prouver que l’homme primitif était, de beaucoup, l’être le plus faible de la création :

Sans moyen de défense, – ni fourrure ni écailles. – N’ayant pour fuir ni les ailes de l’oiseau, ni les pattes agiles du chevreuil, ni les nageoires du poisson.

Sans moyen d’attaque : ni dents acérées ni griffes redoutables.

Les singes de l’Afrique, suffisamment armés étant donné leur grande taille, nous donnent un exemple d’effort vers la liberté, – analogue, bien que moindre, à celui de l’homme, – avec leur langage inarticulé et les branches qu’ils dérobent aux arbres pour s’en faire des massues.

Ainsi, la réponse la plus simple à la question posée semblerait être : “l’homme est, de tous les êtres, celui dont le désir de liberté a été le plus vif parce qu’il était, de tous, le plus sensible et le moins défendu”.

 

NATURE DE LA MORALE

11. Le Désir et le Besoin

Il résulte de tout ceci que les notions de morale et de liberté coïncident. Qu’elle s’exprime sous forme d’acte (vie physique), de libre arbitre (vie intellectuelle), de mouvement (vie spirituelle), la liberté n’est pas autre chose que le désir de soumettre pour n’être pas soumis. Elle n’est même que le Désir, – car le désir, sous toutes ses formes, n’est qu’un souci de liberté. En quoi, il s’oppose au Besoin, qui est obligation, esclavage, nécessité. L’animal n’a que des besoins. L’homme seul possède des désirs. C’est la raison pour quoi il est moral.

12. Premiers aperçus sur l’histoire morale de l’Humanité.

L’étude de la vie végétative et animale nous enseigne que la liberté et la douleur sont dans un rapport constant. L’activité et la souffrance naissent ensemble, les pierres ne souffrent pas. Mais les fleurs, les plantes et les arbres sont doués de la faculté de souffrir. Et bien plus encore les êtres mobiles comme les animaux.

L’étude médicale de l’homme nous fortifie dans cette certitude : l’être le plus libre, le plus instruit, le plus dégagé de toute loi, celui-là peut souffrir mille fois plus que les autres. Celui qui est arrivé au stade du Désir peut être frappé par n’importe quoi, à toute heure du jour : car tout peut lui être prétexte à désir.

Il était donc naturel que certains hommes tentent de réagir contre le désir de liberté de l’homme. C’est la réponse à la question que je posais : Pourquoi l’homme tente-t-il de retrouver sa loi ?

Il le tente parce qu’il est las de trop souffrir.

Cette mise au point était nécessaire pour expliquer la redoutable antinomie que pose l’histoire morale de l’humanité.

En effet, pour quiconque a compris la vérité de la double identité : morale = liberté = désir, il peut sembler étonnant et pénible que les doctrines humaines aient erré si longtemps dans un méandre de doctrines et de lois.

L’explication en est que, tandis que certains moralistes énonçaient parfaitement l’axiome du progrès moral : morale = désir, d’autres moralistes se tournaient, au contraire, vers l’ancienne loi perdue, énonçaient cet axiome : morale = obéissance = besoin.

Depuis des milliers d’années, ces deux espèces d’hommes existent en même temps, enseignent en même temps sur les places publiques. Et il se produisait ceci, qu’on  peut ne pas comprendre : les prêtres de la loi paraissaient toujours triompher des autres, soit en les tuant, soit en les torturant, soit en leur ôtant le droit de parole, mais, en fait, ce furent ces autres : les prêtres du désir, qui l’emportèrent toujours, même au delà de la mort, et contraignirent les hommes au progrès. S’il n’en était pas ainsi, il n’y aurait eu des prêtres de la loi. Une loi suffisait, dès l’instant qu’elle était obéie. Mais l’humanité a connu cent mille lois et s’en cherche une, une fois encore.

Je voudrais que l’on m’entende : un homme dit : ” Ceci est la loi. Peu importe qu’elle soit mauvaise ou bonne. Une loi n’est jamais mauvaise : c’est la loi. Obéissez, et je vous sauve de la douleur.” On lui obéit. Alors, un autre homme se lève et dit : “Cette loi est mauvaise. Elle est mauvaise parce qu’elle est loi, c’est à dire inactuelle, arbitraire, immobilisante. L’homme ne peut se sauver qu’en allant au-delà. Et voici, moi, ce que j’enseigne.” Le premier homme tue le second et, le jour venu, il meurt. Alors, d’autres se lèvent, érigent l’enseignement-désir du prophète en une nouvelle loi, et le cycle se reproduit. C’est ainsi que le Christ, tué par les Juifs, triomphe de leur doctrine, et c’est ainsi que son enseignement-désir, repris par saint Paul, devient une nouvelle loi. Ce fut ainsi, avant lui, que Socrate, vainqueur dans la mort, réduisit à néant les lois des Philosophes, et que Platon, s’emparant de son enseignement-désir, en fit une doctrine.

13. Chercheurs et Législateurs.

Ce double courant est trop manifeste et trop continu pour qu’il ne recèle pas un important secret.

Et, certes, il peut sembler étrange que ce secret soit encore à découvrir. La raison en est que l’étude objective de l’histoire des morales est demeurée, de toutes les études historiques, la plus stérile et la plus imparfaite.

Le moins partial des philosophes, des historiens, dès qu’il s’attaque au problème de la morale, soit qu’il en défende une, soit qu’il les rejette toutes, devient un sectaire. Dans l’un et l’autre cas, seul guide sa recherche le souci de faire une lumière éclatante sur telle question particulière dont dépend son propre bonheur. Il traite des autres questions, bien sûr. Mais il n’étudie à fond que l’objet de son effroi. Plus que toutes les sciences et toutes les philosophies, étude dans laquelle se fondent toutes les autres, la morale est ce qui tient au sang, au ventre, aux membres de l’homme autant que sa vie.

 

 

 

La morale et la peur

 

Le guerrier, que la mort du feu dont il avait la garde condamnait à la sienne propre, n’avait d’attention et de soin que pour ne pas le laisser éteindre. Mais quand la flamme lui fut devenue familière et facile, il en a cherché le pourquoi.

Aujourd’hui, où nos philosophes feignent de s’interroger sur l’utilité de la morale, il était bon de rappeler ceci : toutes les philosophies, et partant toutes les sciences qui en découlent, sont filles de cette mère.

Soit un fait donné : la chair d’un homme se couvre de pustules horribles, sa peau se fendille et tombe en lambeaux, il dégage une fétide odeur. Devant ce fait, deux attitudes sont possibles : ou songer aux conséquences du mal, contagion, épidémie, destruction de la tribu, ou chercher les causes du mal et tenter de le guérir. La première attitude conduit à une mesure de morale sociale (législation)  : isoler le malade, interdire au peuple tout contact avec lui. La seconde conduit à une découverte de morale scientifique : les baumes de Nostradamus contre le choléra.

Soit un autre fait : un homme tue. Le législateur moral envisage les conséquences de l’acte : s’il ne punit le meurtrier, tous les hommes peuvent s’entretuer, et il découvre la nécessité d’un châtiment public : la peine de mort. Le moraliste chercheur se tourne vers les causes de l’acte : qui a conduit le coupable au crime ? Et il découvre la misère, la faim, la haine, la prison, une faille dans l’édifice social.

Ces deux exemples que je pourrais multiplier, indiquent parfaitement comment il se peut que la morale soit, à la fois, une barrière au progrès sous sa forme légale et le facteur essentiel du progrès sous sa forme savante. Et l’on comprend que ces deux attitudes soient aujourd’hui, après je ne sais combien de milliers d’années, les conséquences fatales des deux attitudes primitives de l’homme : l’homme-désir et l’homme-loi.

 

14. La Morale et la Science.

Il y a donc une sorte de morale au départ de chaque science. La métaphysique, à l’origine recherche de ce qui plaît aux Dieux, lorsque les dieux ne furent plus redoutés, devint l’étude des sources de la vie. Et, dès lors, se séparant de la morale législative, elle s’intéressa aux courses des astres, à l’observation du ciel et, de l’astrologie à l’astronomie, guida l’homme vers la physique. Elle s’intéressa aux organes vivants et de la magie à la médecine introduisit aux éléments de chimie.

La logique, effort vers la clarté de l’esprit, lorsque l’homme crut voir clair, s’achemina vers l’étude de toutes choses et, par les Mathématiques, ouvrit la route aux sciences mécaniques.

Nous verrons de même la psychologie chrétienne se détourner de sa finalité pour parvenir, avec Freud, à la psychanalyse et à la psychiatrie.

Enfin, nous assistons, depuis quelques années, à un revirement plus surprenant encore : la sociologie, base des Morales législatives, suit le chemin de ses aînées. À mesure que le législateur sentit s’assurer son pouvoir, à mesure que la crainte de Dieu, l’émulation, le sentiment grégaire groupaient les races plus étroitement autour d’une gerbe d’idées, le châtiment devint moins nécessaire. La mort fut un recours très rare. La prison, puis l’amende adoucirent la rigueur des juges. La sociologie ne sera plus, demain, que la science des statistiques.

Est-ce que cela signifie que la morale est appelée à disparaître, vaincue par la science ? Devons-nous le souhaiter ?

Les deux questions ne demandent qu’une réponse : Non. La morale, telle que les faiseurs de lois l’ont comprise jusqu’à ce jour, repose sur l’étude des conséquences. Et, par là, elle s’oppose à la science, qui est la recherche des causes. Nous avons vu que, le châtiment diminuant, la morale perdait de sa nécessité. À l’inverse, le danger s’estompant, l’homme tend à la liberté, c’est-à-dire à rejeter toutes barrières.

Ce qui veut dire : la science, en éloignant de l’homme la peur abolit peu à peu les morales formelles (morale = obéissance = besoin), mais, dans le même instant qu’elle diminue le péril par ses découvertes, elle donne à l’homme un désir plus grand de liberté et facilite ainsi l’avènement de la morale-désir. Ses conséquences de l’acte, cessant d’être vitales, perdent tout intérêt. Et l’attention de l’homme se tourne naturellement vers l’explication de l’acte, assuré qu’il est que cette explication lui sera une excuse.

Un exemple ? Il y en a mille, mais je n’en veux qu’un : à toute période de guerre, de troubles ou d’épidémies correspond chez le peuple vaincu, frappé ou malheureux une vague de superstition et de mysticisme.

A l’inverse, plus la vie d’une nation devient aisée, faite de bien être et sans danger, plus s’accentue la recherche des causes, plus se ramifie la science. Le savant, l’homme qui cherche n’est jamais sous la morsure du mal qu’il étudie. Y tombe-t-il ? Il cesse aussitôt d’expliquer pour prévoir. Il devient moraliste.

La science est un divertissement d’homme heureux.

CONCLUSION

L’homme ambitieux et révolté qui, au lendemain de terribles orages et à la veille de jours indécouverts, a fait ce rêve de construire une éthique nouvelle où l’homme se puisse connaître tout entier se doit de tenir compte de l’expérience formidable accumulée par les erreurs et les vertiges des races, des nations et des individus.

Il doit comprendre qu’il lui faut éviter de faire de la morale dont il rêve, aussi bien une loi formelle et pénale qu’une science indifférente à ses propres conséquences. Certes, le législateur qui doit vaincre le mal en tuant le criminel commet une faute redoutable. Mais l’inventeur de la dynamite n’est pas moins dangereux. Alors que le premier ne s’est pas efforcé d’expliquer l’acte de celui qu’il tue, le second ne s’est pas assez inquiété des résultats de son invention. L’un, en s’immobilisant dans la sèche formule du code, l’autre, en se laissant berner par sa chimère étroite du progrès, ont manqué aux premiers devoirs du vrai moraliste, c’est à dire du créateur soucieux de son humanité.

Au législateur, je suis en droit de dire : “Guérir la société avant de guérir l’homme est une utopie de fou. Quand l’homme sera, dans son ensemble, devenu cet animal moral qu’ont rêvé d’être quelques-uns, alors les rapports de la vie commune s’ordonneront naturellement les uns aux autres. Mais construire ces rapports entre des hommes en proie encore à la souffrance et leur donner force de loi, ce n’est pas combattre le mal, c’est le codifier. C’est admettre l’erreur, l’angoisse et la douleur comme des compléments éternels de l’humanité ; c’est, au sens le plus atroce des mots, désespérer de l’homme. Et je peux dire au savant : “S’enfermer dans la recherche des causes, s’attacher au jeu exaltant de faire sourdre des forces nouvelles sans en avoir calculé la portée, entourer l’homme de machines parfaites dans leur loi de destruction sans avoir doué l’homme d’une perfection pour le moins égale, prétendre guérir le mal de tête ou la tuberculose… avant d’avoir guéri la cause profonde du mal et sans qu’on puisse savoir, – telle est notre ignorance, – si les remèdes inventés ne seront pas les causes d’autres calamités, ce n’est pas faire preuve de progrès, mais c’est enfermer l’homme dans un cercle infernal qui va se resserrant.”

Il n’est pas question de supprimer ni l’étude des causes ni l’étude des conséquences, mais de les acclimater.

L’homme n’est plus le demi sauvage en proie à la douleur et quêteur de plaisir.

L’homme ne vit plus sur un seul plan : celui de la présence. Des milliers de morales, de codifications, de recherches et d’études que l’histoire charrie jusqu’à nous, l’homme peut se faire, enfin ! un exact aperçu de ce qu’il fut et de ce qu’il prétendit être. Or, la classification de ces morales reste à faire, si difficile à croire que cela soit, – reste à faire d’un point de vue objectif. La seule classification que nous en ayons (la somme théologique) est l’œuvre de la dernière d’entre elles, la morale spirituelle : il est douteux, à supposer qu’elle ait su analyser celles qui l’avaient précédée, qu’elle ait tenté ce nécessaire examen sur elle-même. Quant à ceux, comme Nietzsche, qui ont voulu combler cette lacune, ils sont tombés dans une erreur toute semblable en ceci qu’ils se posaient en défenseurs d’une précédente morale physique ou intellectuelle et que, par suite, un aspect de la question leur a toujours échappé. Lorsque nous connaîtrons les ambitions des hommes, nous saurons mieux ce que nous sommes devenus et ce à quoi nous pouvons prétendre.


Deuxième partie
LA BIBLE ET LE MALENTENDU PHYSIQUE

I
LA MORALE NATURELLE

15. La vie du corps

Durant des milliers d’années, les Egyptiens, les Chaldéens, les Hébreux (tous des sémites) ont combattu le mal physique par des lois qui tendaient à limiter ce mal, à le réduire. Ils avaient devant leurs yeux l’univers vrai et leur propre misère en eux. Ils devaient se défendre avec leur corps seul, comme ils ne souffraient que dans leur chair seule.

Ces souffrances, nous ne pouvons qu’à peine les imaginer. Les ressentir nous est impossible. Cette acuité merveilleuse des sensations ne peut nous être révélée que par la triple étude de l’enfant, de l’homme sauvage et des livres anciens.

A – L’enfant vit dans le monde des sens, à l’exclusion des autres, ce pour quoi il nous est, souvent, difficilement saisissable. Sa psychologie (il serait plus exact d’écrire : sa physiologie, mais je me ferais mal comprendre) se dévoile dans un sursaut, un geste, un cri – toujours un réflexe.

Des enfants dansaient en rond. Quelque chose vient que nos sens d’homme ne perçoivent pas : un changement de température, une qualité de couleur du ciel, et la danse se fait plus molle, plus alanguie, les mains se désunissent, les enfants se regardent et rient.

Les peines du petit enfant ne sont que physiques. Mais ce sont des peines si violentes qu’elles nous semblent aller jusqu’au désespoir (ce que nous nommons désespoir par ignorance de ce degré de douleur physique). L’enfant crie pendant des heures ; les langes enlevés, que découvre-t-on ? Une piqure d’épingle.

B – Les larmes et le rire ne sont chez le nègre ni moins violents ni moins répétés. Un bibelot qui brille, un son harmonieux, une odeur vive l’enchante à l’excès. Sa gourmandise est proverbiale, de même que son goût pour le bruit, les bijoux, les parures. Mais un coup de fouet lui arrache des hurlements.

Encore nous faut-il bien admettre que ces exemples sont très insuffisants. L’enfant du XXe siècle est l’héritier de plusieurs milliers d’années d’histoire ; à peine s’il parle et comprend la parole, notre langage ressuscite en lui le double héritage intellectuel et spirituel – ce n’est jamais l’être physique à l’état pur, sauf peut-être dans ses premiers mois, alors que son étude est pénible et stérile. Quant au noir de certaines contrées d’Afrique et d’Océanie, il ne représente pas seulement le type de l’inévolué mais aussi le type de l’inévoluable.

Dans un cas comme dans l’autre, nous ne pouvons connaître que des velléités de civilisation physique, dont la perfection nous demeure tout à fait étrangère ; elle nous paraîtrait sans doute impossible à réaliser, si nous n’avions les témoignages écrits des papyrus égyptiens et de la Bible.

La Bible est un témoignage douteux en ceci qu’elle ne date guère que de quelques siècles avant Jésus-Christ et que la tradition orale a seule transmis pendant plusieurs milliers d’années les premiers faits de l’histoire juive.

Les papyrus composent un témoignage tronqué, expressions parfois inintelligibles, ouvertures étonnantes sur un monde disparu.

Ici et là cependant, des récits d’événement surnagent dont la sincérité ne peut être mise en doute, à cause même de cette curiosité dont ils marquent nos esprits et nos âmes et qui survit à leur lecture. Ainsi les lentilles de Jacob et d’Esaü ; ainsi ces troublantes maladies des Egyptiens : celui qui ne peut supporter certaines douleurs, celui que la lumière du ciel torture.

Le plaisir et la douleur revêtent pour de pareils êtres une importance vitale . De même que, d’après de récentes découvertes de la science, les nerfs de l’homme ne peuvent supporter certains sons, ainsi la mort devait suivre certaines visions, certaines odeurs. Les premières pages de la Bible nous apportent le parfum d’un univers charnel où le moindre regard de l’homme engageait sa vie.

16. Les lois physiques

A – L’hygiène : la vertu de l’eau.

Des lois dont l’étrangeté nous frappe n’avaient d’autre raison d’être que de tendre à une plus grande hygiène. Ainsi les préceptes d’Abraham sur la Circoncision ôtaient du corps de l’homme le replis de chair le moins pur parce que le plus facile à souiller.

L’abondance de ces lois sur la pureté physique suffirait à prouver l’ordonnancement sensuel de la morale. Et, surtout, cette vertu salvatrice et rédemptrice de l’eau (dont la croyance se poursuivit jusqu’aux bords du Jourdain, à la veille de l’avènement du Christ, quand Jean baptisait dans l’eau du fleuve)

“Purifie-toi dans l’eau du Gange” (Inde)

“Lave ton corps deux fois le jour et deux fois la nuit” (Egypte)

“Lave ton corps après l’impureté” (La Bible)

B – La médecine élémentaire : les plantes.

Les animaux, porc, bœuf, etc…, étaient, alors comme aujourd’hui, porteurs de germes dangereux pour l’homme (nous disons aujourd’hui : microbes), d’où interdiction de manger la chair de certains animaux, interdiction commune à toutes les religions physiques, égyptiennes, brahmanes, juives…

Les régimes végétariens étaient conseillés et parfois ordonnés, dans le même temps que leur caractère sacré défendait les bovins ou les porcins de l’appétit des hommes.

Enfin, des plantes étaient retenues comme particulièrement guérisseuses. La médecine primitive soignait par les herbes.

Ainsi en arrive-t-on aux formules rigoureuses. Tout sera ordonné, les heures de sommeil et les mets du repas, et les jours où l’homme peut coucher avec sa femme. Ainsi arrive-t-on aux portes de cette autre forme de la morale naturelle : la morale sociale.

17. Essai de psychologie élémentaire

Mais d’abord, évoquons le mystère des jeux. La définition du rythme physique peut s’énoncer ainsi : un rapport constant entre l’homme et son œuvre. Il n’exprime rien d’autre que le souci de l’homme de reproduire dans sa vie la marche naturelle des phénomènes qui l‘entourent : retour régulier des saisons, évolution des astres. Mais en même temps qu’il est un essai d’imitation de la nature, il est aussi le remède apporté par l’homme à la perte de l’instinct.

 

Le rythme

Voyez un nègre écraser du millet, abattre un arbre. La répétition monotone du geste qui meut le pilon ou la hache est un garant de l’utilité du geste. Le rythme assure ici une économie de forces, que nulle violence d’élan ne semble pouvoir égaler. Et c’est ainsi que la musique, dans le tam-tam primitif, est moins un accompagnement qu’un “témoin de l’accoutumance” et, partant, de l’efficacité de l’effort.L’enfant obéit au même besoin. Qui n’a vu un bébé de quelques mois, s’efforcer à faire entrer une ficelle dans un cercle de bois ? Cette occupation le tiendra des heures. Mais s’il réussit dans sa recherche et s’il peut reproduire son acte, il s’y adonnera pendant des journées. Imaginez alors une succession de sons qui puisse exprimer son effort et bercez-le de cette musique : la jouissance empreinte sur les traits de l’enfant vous récompensera de votre attention.

La même loi d’adaptation à laquelle se rattache l’étude du rythme explique le phénomène du déguisement.

 

Le déguisement

Le plaisir d’être autre, si fort chez l’enfant et l’homme physique, est d’abord, en effet, le plaisir de s’identifier à…, et, donc de s’adapter. Les oripeaux dont se couvre le Caffre dans ses danses guerrières ou ceux que revêt l’enfant dans ses jeux de jardin ne sont pas, pour le Caffre et l’enfant, de simples masques mais les authentiques attributs d’une personnalité autre. Le gosse de huit ans coiffé de plumes “est” un peau-rouge, le même gosse coiffé d’un képi “est” un général. On peut invoquer l’imagination mais l’imagination, n’est, comme nous verrons, qu’une “aptitude sympathique”, c’est-à-dire, en fait, la faculté la plus physique de l’esprit.

18. L’Art et le langage

Le rythme et le déguisement furent à l’origine de l’art. Tout art, quel qu’il soit, n’est qu’un déguisement harmonieux : et l’homme de l’âge de pierre qui dessine un bison sur les murs des cavernes est ce bison en même temps qu’il lui est supérieur par son pouvoir de le styliser.

Eschyle, dans son “Prométhée enchaîné” porte au nombre des bienfaits dont le monde est. redevable à son héros, la création de la mémoire. Je ne pense pas qu’il faille voir dans ce texte une métaphore. Le souvenir n’est que la puissance de reproduire et d’imiter. Toute image est un héritage – et celui qui trace sur la pierre ou dans les mots la ressemblance de son époque lègue cette époque à ses descendants.

Ainsi l’art n’est pas seulement déguisement et rythme mais témoignage. Toute œuvre est une présence impérissable : la première – et non moins importante – victoire de l’homme sur le temps.

A l’origine de l’art fut le langage, prise de possession naïve du passé. Qu’il soit une loi, une formule magique, une prière, le Verbe est, d’abord, un recueil de sons précieux parce que, dans telles occasions, ils ont manifesté de leur pouvoir. Ces vieilles traditions, maintenues jusqu’à nous dans les campagnes reculées (par les rebouteux) de prononcer des phrases pour “conjurer” le mal – colique ou verrue – s’apparentent directement au moulin à prières de l’Inde ou aux psaumes chantés autour des jeux de guerre.

Le langage, en effet, de même que la prière gravée, est ce qui conserve sa forme. C’est la chose identique à soi-même, l’élément de stabilité auquel toujours on peut faire appel dans les péripéties d’un monde mouvant.

19. La mort

Cette conception de la vie entraîne une conception de la mort.

Dans les tombeaux, les Egyptiens déposaient des aliments : légumes, poissons, raisins, et des vêtements de rechange. Le mort ne goûte pas à ces mets ? ne touche pas à ces étoffes ? Mais le double des mets nourrit, le double des robes vêt le double du mort. Et ce double n’a de vie qu’autant que vit le corps, ce pour quoi les Egyptiens poussèrent si loin la science des embaumements : l’art, moyen de l’immortalité.

La même croyance explique les coutumes d’antropophagie. En mangeant la chair de l’ennemi, ce sont les vertus de l’ennemi que l’on s’intègre (entendez vertu dans son sens physique : la force). Même croyance, enfin, dans l’apprêt des têtes des ancêtres suspendues aux cases. Tant que ces têtes seront présentes, leurs vertus agiront sur ceux qui ont pris soin d’elles.

Les religions physiques, en un mot, croient que la mort réside dans l’abandon du corps par quelque souffle périssable. Si quelque chose, pensent-elles, est immortel en l’homme, comment ne serait-ce pas cette force bondissante qui fait de lui un chef, un guerrier, un grand prêtre ? cette rapidité de son sang, cette dureté de ses muscles ? cette acuité merveilleuse de ses sens ?

II
LE DEUXIEME ASPECT DE LA MORALE PHYSIQUE

20. Le choix social, Moïse

Moïse sur le mont Sinaï ouvre une période nouvelle dans l’histoire des morales.

Il serait faux de le montrer recevant sa morale du ciel, la créant ab nihilo . Toute la morale individuelle existe avant qu’il ne soit né. Les éléments que je viens d’évoquer ont déjà joué leurs rôles dans l’évolution de l’humanité, le déguisement, le rythme et le langage, les fondements de l’hygiène, la médecine végétale ont tenté de discipliner l’homme dans le sens de l’adaptation ; et l’obligation de la circoncision, d’une importance si grande dans le code hébraïque, date d’Abraham.

Mais jusqu’à ¨Moïse, les législateurs sont aussi des hommes, ils ont le sens de la tribu, non de la société. Noë, le danger passé, s’enivre. Et Joseph ne songe qu’à sauver ses frères.

Cependant, Moïse a connu les cités égyptiennes. Il a souffert de l’esclavage social. Il s’est senti promis au salut de sa race pour avoir vu qu’une race, comme un homme, peut mourir.

Et ce salut nécessite, certes, l’entretien des lois anciennes. Il faut songer d’abord, à l’homme. Moïse médecin ne le cède en rien à ses précurseurs : supériorité des herbes sur les viandes, l’eau remède contre l’impureté (corruption du sang), l’interdiction d’approcher une femme durant ses règles, de toucher un homme qui saigne.

Ces lois, Moïse les complète par d’autres qui, bien que physiologiques, laissent déjà prévoir le plan social :

– l’interdiction de la bestialité et de la fornication. Que l’homme ne s’abaisse pas au rang de l’animal, de peur de corrompre la race ;

– l’interdiction de l’adultère :

a) il est impur,

b) il désorganise la famille, donc la race.

Mais, enfin, sauver la race ne suffit pas : il faut l’organiser. Plus se prolonge le séjour sur le Mont, mieux se précise la pensée profonde de Moïse : la nature va céder le pas à la société. Jusque-là, les hommes n’avaient tenté que de s’adapter aux lois naturelles. Moïse exige d’eux une nouvelle adaptation : au code qu’il enseigne. En place de la fatalité des choses, il impose la fatalité des lois. L’homme change de monde, pénètre dans l’univers créé de la main de l’homme.

Et voici les premières lois sociales, imitées des lois naturelles : la défense de la personne humaine par l’interdiction de tuer, la défense de la propriété par l’interdiction du vol. Les biens, les serviteurs, la femme, les animaux vont être protégés au même titre que la vie humaine. Et notre code civil n’est que l’application précisée dans le temps des préceptes du Sinaï.

Cette organisation dictatoriale est l’expression intellectuelle de la pureté : la justice. Justice injuste sur le plan naturel, mais nécessaire à l’ordre social.

21. Pénalité et jeux.

Sauver la race, l’organiser. Et, pour atteindre ce but, la discipliner par les châtiments et les cérémonies.

Les châtiments, depuis le début des temps, étaient physiques.

“Frappe le faussaire de verges” (Zoroastre)

Moïse ne s’élève pas contre cette tradition : “Il faut punir le criminel dans sa chair”. La peine corporelle apparaît, en effet, nécessaire dans un univers de présence où l’homme ne raisonne encore que par plaisir et douleur. Mais l’identification de l’homme et de ses biens matériels permet de le frapper non seulement dans sa chair, mais aussi dans ses biens. Moïse institue l’amende. Seul celui qui ne pourra payer, qui ne possède que son corps subira charnellement sa peine. Ainsi est sauvegardée cette justice sociale qui semble à l’homme nu la pire des injustices.

Punir, amuser. Les sacrifices qui ramènent les actions d’un peuple à cette maille première de la chaîne : le prêtre, nécessitent un cadre digne d’eux. Moïse est créateur de l’idée de culte dans le sens le plus majestueux et le plus spectaculaire du mot. Médecin, législateur, Moïse n’oublie pas que, d’abord, il est guide, chef, envoyé d’en haut. Toutes les ressources du déguisement, du rythme et du langage, il les emploie à l’établissement d’un monde prodigieux : la cérémonie. Tout ce qui émeut et réjouit, les parfums, les étoffes de couleur, la musique, le mouvement des processions, il l’offre en gerbe, avec une minutie extrème, à son peuple de grands enfants. Tout est prévu, le nombre des officiants et leur disposition, les piliers et les figures du tabernacle, l’horaire des évènements. C’est le triomphe incontesté du Rythme. Enfin, s’il faut, les prêtres frapperont l’esprit du peuple par des actes plus grands que nature : les miracles physiques.

Nietzsche (critique du mensonge sacré) écrit à ce sujet :

“Ils peuvent prescrire une foule de choses parfaitement raisonnables (il eut mieux valu d’écrire : “éprouvées”) à cela près qu’ils doivent indiquer comme la source de leur sagesse non l’empirisme, mais une révélation.”

Nous savons aujourd’hui que l’interprétation donnée par Joseph du rêve sur les vaches maigres et les vaches grasses est explicable par les astres. Bien des miracles de Moïse nous demeurent encore mystérieux : les plaies d’Egypte, le passage de la Mer Rouge, la manne et la pluie de cailles, l’eau du rocher, le serpent d’Airain.

Nous en savons assez pour deviner, derrière ces actes prestigieux, une connaissance profonde, subtile et accomplie des choses de la nature.

22. Le passé et l’avenir.

Morale de présence, certes, mais d’où l’avenir et le passé ne sont pas exclus. Il existe une présence de l’avenir (le pressentiment) et une présence du passé (la tradition). Et les moralistes hébraïques, comme avant eux les Egyptiens, les brahmanes, les fétichistes, firent de l’un et de l’autre le plus grand emploi.

Le culte parvint d’ailleurs rapidement à les concilier. L’étude des rêves et les augures, de même que l’accoutumance aux rites devaient donner aux prêtres une étrange puissance. Ils devinrent les seuls détenteurs du temps, le peuple n’ayant d’autre obligation que de jouir de l’heure présente et, pour le reste, d’obéir.

Je pense que les prêtres n’étaient pas infaillibles et qu’ils se trompaient quelquefois. Mais je pense aussi que ce n’était pas trop cher acheter sa tranquillité que de fermer les yeux sur ces erreurs. Il suffisait que les pasteurs prophétisent vrai trois fois sur cinq pour qu’il apparaisse dangereux de douter. Un peu d’expérience permet de prévoir l’issue de certains drames, et, au surplus, quand l’évènement s’est produit, il n’est pas difficile d’en trouver le présage dans n’importe quelle parole.

 

    L’esclavage  Partout où s’ordonne une morale sociale sur les traditions de la morale physique, prend forme la conception de l’obéissance absolue.La Chine, la Palestine, les bords du Nil ont connu cette suprématie de l’homme sur l’homme qui porte le nom d’esclavage.Le maître a sur l’esclave droit de vie et de mort. Et dans les lois de Moïse même la vie de l’esclave n’est pas prisée si haut que celle du maître puisque, dans le cas d’un accident causé par un animal domestique l’amende due par le propriétaire de l’animal n’est pas la même selon que la victime est serviteur ou parent de la personne visée.

23. La famille et le droit d’esclavage.

J’ai cité cet exemple à dessein parce qu’il ouvre des aperçus sur l’origine de l’esclavage, et, pour tout dire, qu’il offre de cette institution une explication autre que celles qu’on en donne parfois.

Pour certains, en effet, elle est née de la guerre entre races, entre peuples, entre tribus, le vainqueur ayant droit de prendre au vaincu, au choix, sa vie ou sa liberté.

Mais si l’esclavage n’est qu’une conséquence de la guerre, quelle devient l’origine de celle-ci ? Les Latins attaquant les Sabines ne désirent que des femmes, et le Pharaon à la poursuite des Hébreux n’est entraîné que par le souci de ne pas perdre ses esclaves.

Ainsi donc, il semble bien que la première guerre ait été causée par un naturel besoin de main d’œuvre (qu’on donne à ce mot le sens de chair à plaisir ou de chair à travail, il n’importe) plutôt que l’esclavage institué par la première victoire.

L’esclavage est la conséquence directe de l’idée de famille.

Mais, pour que cette assertion soit compréhensible, c’est toute la métaphysique primitive qu’il me faut rapidement étudier.

24. Les Dieux

La peinture précédemment tentée de l’homme primitif ne serait pas complète sans l’évocation de ses dieux. Cette évocation sera simple et bouleversante : ils n’existaient pas. À l’origine des croyances, Dieu est le chaos.

De ceci témoignent :

A. Les textes sacrés ; le plus ancien manuscrit de la Chine : “Le Livre du Néant”. Les premières Traditions Brahmanes (Dieu fils du néant) et Egyptiennes (le chaos originel). On sait, de même, que les Perses adoraient le cercle entier du ciel.

B. Les races primitives vivantes. C’est ainsi que, de nos jours, les Caffres croient que tout s’est fait de soi-même : montagnes, océans, arbres et fleurs.

Il n’y a rien là qui doive nous étonner, le néant premier n’est-il pas l’expression totale et pure de la divinité physique ? Mieux :il eut suffit de la foi de l’homme pour concrétiser la loi extérieure (sensation active ou passive). Car cette loi s’exprime aussi bien par l’abîme que par le tronc de l’arbre dont sera faite l’idole.

Mais la foi de l’homme en son propre corps l’amenait naturellement à donner une forme,- un corps, – à sa divinité : ainsi naquirent les représentations de la divinité : animal, montagne, fleuve, élément, soleil.

Encore ces représentations demeuraient-elles charnelles et ne pouvaient donner naissance à nulle obligation autre que celle créée par la loi primaire d’adaptation.

25. Le Mensonge Sacré.

Alors, apparurent les prêtres. C’est, il me semble, une évidence aujourd’hui que tous les chefs, juges, rois, conducteurs de peuples assirent leur puissance sur une filiation divine. L’école dite d’”exégèse scientifique” du siècle dernier accuse ces premiers prêtres d’avoir volontairement trompé le peuple, d’avoir institué des divinités auxquelles eux-mêmes, prêtres, ne croyaient pas. Je pense que cette explication ne tient pas compte des facultés de l’être physique : rythme, déguisement, création d’art. La seule faculté intellectuelle ( ?) de l’être physique, c’est l’Imagination. Ici encore l’observation de l’enfant et du sauvage atteste que je ne me trompe pas : l’être physique ne raisonne pas, n’analyse pas, ne compare pas : il imagine, c’est à dire : il crée. Physiquement, le mot : “Mensonge” n’a aucun sens. Le menteur est seulement celui qui se crée une nouvelle adaptation. Surtout, la vie est si multiple, si diverse, si déconcertante que le mensonge n’est que l’affabulation d’une vérité possible. On ne peut mentir lorsque tout existe.

Ceci compris, l’accusation de mauvaise foi disparaît. Il reste que des hommes imaginatifs, exaltés par des victoires physiques, ayant conquis l’estime de leur peuple par des actes si parfaits qu’ils le frappaient de stupeur, ont donné à leur propre puissance une existence réelle : Dieu.

Et de ceci témoignent les castes privilégiées, toutes de filiation divine.  En Chine l’Empereur, au Japon, les Samouraïs, en Egypte, les Pharaons, dans l’Inde, les Brahmanes et, parmi le peuple hébreu, les Rois. Fils du Ciel, Fils du Soleil, Fils d’Osiris, Prophètes de Dieu, Elus de Dieu, ces hommes s’identifient avec leur création, artistes supérieurs, créateurs inconscients dupés par leur propre chef d’œuvre.

26. Sa création et l’adaptation. Le droit d’aînesse.

Celui qui crée est l’être libre par excellence.

 

 

Mettre au monde

Je tiens d’une femme cette attestation, d’une femme mère de plusieurs enfants :“ Le temps de souffrance de la mise au monde de mon premier fils a été de huit heures. Le temps de souffrance de la mise au monde de mon deuxième enfant a été de trois heures. Et cependant, j’ai plus souffert pour celui-ci que pour celui-là.” Elle réfléchit quelques minutes et eut ce mot : “C’est sans doute parce que, la première fois, je ne savais pas ce que c’était.”

Je concevais très bien ce qu’elle voulait dire. Et rien ne pouvait mieux illustrer ma théorie de la sensation active. Les deux points les plus hauts de cette sensation sont, en effet, pour l’homme, la jouissance sexuelle et, pour la femme, la mise au monde.

Je sais que cette affirmation va soulever des tempêtes. Les femmes torturées pendant leur accouchement ne me pardonneront pas de l’avoir émise et plaideront leur expérience contre la non mienne. Mais l’homme ni la femme moderne ne savent ce qu’est la vie physique. Le témoignage de cette mère me suffit : la mise au monde de l’aîné est une jouissance prodigieuse, car toutes les sensations passives créatrices de douleur (écartèlement des chairs, etc…) sont, durant un instant, balayées par l’Autre sensation, jamais éprouvée, d’être l’origine de la sensation. Dans les naissances qui suivent, cette dernière sensation diminuée, annulée par l’accoutumance, les sensations passives domineront et nulle autre mise au monde ne sera plus le prodige que fut la première.

Cette digression était nécessaire pour établir le lien qui unit la morale sensuelle et la notion de famille, lien purement sensuel lui-même puisque tressé du plaisir des sens et de cette exaltation que cause la souffrance à celui qui l’agit.

L’aîné de la famille, dès l’âge le plus lointain des temps, connut des faveurs toutes particulières parce qu’il était l’incarnation vivante du miracle de la création.

27. Préservation de la race.

Il apparaît pourquoi je fais dépendre l’esclavage de la réalité de la famille. Les races élues de Dieu (de qui le père, le grand-père, l’aïeul fut créateur de ce Dieu) furent l’objet d’une bienveillance extrême de la part des prêtres, rois, juges, qui en sortaient. Ainsi s’établirent des privilèges qu’il fallut, dès le premier instant, songer à maintenir.

Epargner des travaux pénibles et souvent périlleux dut être le premier soin de cette vigilance. Ainsi naquit la nécessité légale d’avoir des esclaves.

J’imagine assez bien que, au début, cette nécessité ne fut que spasmodique. L’œuvre faite, on tuait l’ouvrier. Mais, bientôt, les besoins se firent plus grands. Le créateur du Dieu pût être dupe de sa création. Son fils ne le fut pas, mais l’ambition qu’exalte une enfance ouatée, l’orgueil de sa situation maîtresse eut tôt fait de l’inciter à profiter de cette situation et de cette duperie. Il fallut à lui et aux siens une demeure plus spacieuse, des œuvres d’art, des musiciens, des jardiniers, des femmes et, bien sûr, des soldats pour défendre ces biens. L’esclave devint un habitant de la tente ou du palais, un membre inférieur de la famille, dont la mort n’allait pas sans représenter une perte pour le maître.

La grande muraille de Chine, les pyramides d’Egypte, les jardins de Babylone, les temples d’Israël et, d’une manière générale, toutes les œuvres grandioses par lesquelles les Rois espérèrent s’immortaliser furent d’immenses charniers humains.

L’homme qui mourut écrasé par une pierre géante après avoir, durant dix ans, usé son squelette décharné dans les sables brûlants sous les charges trop lourdes, cet homme ne savait pas le sens de son travail ni si même il avait un sens. Mais de le savoir ne l’eut pas consolé, car l’œuvre qu’il bâtissait n’était pas faite pour lui non plus que sur ses plans.

28. Comment cela fut-il possible ?

Une question redoutable se pose : comment les esclaves acceptèrent-ils d’être des esclaves ? Ils avaient pour eux le nombre légion. Et le nombre dans cet univers est l’unique force. Dix hommes armés de bâtons triomphent d’un guerrier armé d’une lance. Et ils n’étaient pas dix contre un, mais des milliers pour un. Question terrible, ai-je dit, car elle recouvre cette autre : “Comment les hommes acceptèrent-ils le passage de la morale naturelle à la morale sociale ? Comment, quand Moïse descendit du mont Sinaï, les tables de la loi à la main et fit périr, nous apprend la bible, les adorateurs du veau d’or, comment se laissèrent-ils massacrer ? comment renoncèrent-ils à l’inoffensive idole au profit d’un Dieu dont ils ne savaient rien si ce n’est qu’il apportait le châtiment et la mort ?”

A cette question, il est deux réponses, empruntées toutes deux aux morales naturelles :

1) L’homme était las de souffrir.

2) L’homme naturel aime d’avoir peur.

29. L’échec de la morale naturelle.

Keyserling rapporte que, voyageant dans l’Inde septentrionale, il y vit une femme qui prétendait avoir accouché d’un Dieu. Toutes les femmes la crurent sur l’heure, en vertu, ajoute Keyserling, de ce raisonnement : “Moi, je n’ai jamais prétendu avoir enfanté un Dieu ; pourquoi Lakchmi le dirait-elle si ce n’était pas vrai ?”

L’explication de Keyserling est bonne, à cela près que le mot “raisonnement” ne convient pas, rien n’étant plus irrationnel que cette croyance de l’être physique au miracle.

Analysant, quelques pages plus loin, le rayonnement du chef, Keyserling épuise toutes les raisons possibles de ce rayonnement (y compris celle, fort pertinente, de l’imitation) et n’omet que la plus essentielle, à savoir que l’homme croit facilement tout mensonge parce que la vérité le déçoit.

Et, sans aller plus loin, où trouverait-on ailleurs l’explication de la faveur dont jouissent les romans, les poèmes, les pièces de théâtre ? L’homme enfermé dans sa vision du monde sans espoir de s’en délivrer accueille avec transport toute nouvelle manière de voir, parce qu’il espère en l’inattendu.

Et cet espoir constant de l’homme-désir en l’inconnu est le climat seul qui permit, au cours des âges, aux hommes-loi de s’imposer.

J’ai remarqué, et cette remarque chacun l’a pu faire comme moi, que la crédulité est en rapport direct avec le degré de souffrance présente. Nul n’attend avec plus de confiance les chances de fortune les plus invraisemblables que l’homme qui ne possède rien. Et n’importe quel charlatan de foire aura audience près d’un malade qui souffre.

30. Le plaisir et la peur.

Cela est, si je puis dire, l’explication d’ambiance. Il en est une autre, apparemment étrange, qui tient à la nature même de l’homme.

Quand nous parlons du Plaisir, il est rare que ce mot présente pour nous le sens qu’il présentait pour l’homme primitif. J’inclinerai à croire qu’il ne le présente jamais. En effet, l’esprit de l’homme moderne joue un rôle extrêmement important dans toute sa vie charnelle. Les concepts esthétiques de la Grèce et le sentiment du devenir spirituel nous ont gâté la sensation brute. Il nous est inconcevable qu’on puisse préférer l’odeur du crottin à celles des roses. Nous nommons plaisir une certaine conformité de la sensation et de nos représentations du mieux intellectuel.

Mais si nous admettons que le plaisir naturel n’est que l’expression émotive d’une sensation active, nous comprendrons qu’il en allait tout autrement pour l’homme charnel. En effet, la vivacité et la densité de la sensation étaient, alors, les seules causes réelles du plaisir. Les couleurs violentes, les parfums forts, qui s’isolent d’eux-mêmes des perceptions globales et s’imposent aisément à la mémoire physique (accoutumance), facilitaient à l’homme la sensation active, ne fut-ce que par les réminiscences sensuelles, les rêves à l’état de veille, etc… L’homme recréait sans l’aide du monde extérieur ces sensations dont la richesse l’avait frappé.

 

   La peur chez l’enfant Je prends souvent mes exemples dans le monde de l’enfance. C’est parce que, encore une fois, l’enfant est le seul sujet d’expérience purement sensuel.Il est un fait, que l’enfant aime avoir peur. Jouez avec un bébé de deux ans, prenez-le dans vos bras, feignez de le jeter au loin : l’enfant criera. Mais reposez-le doucement sur le sol, il réclamera : “encore !” et si vous renouvelez la menace un certain nombre de fois, ce sera, bien vite, chez l’enfant, mille cris de plaisir, un vertige de joie.

Qu’y a-t-il au fond de cette allégresse ? Certes, avant tout, l’attrait de ce qui est nouveau. Mais répondre ainsi serait déplacer le problème sans le résoudre, car tout nouveau est, pour le primitif, une menace possible. Il aime l’inattendu parce qu’il aime avoir peur. Et, ainsi, expliquer son goût de l’épouvante par l’attrait du nouveau reviendrait à ne rien expliquer.

Et je crois ce problème insoluble si l’on n’admet que la peur n’est pas un sentiment ni un jugement, mais une simple sensation. Cependant, à la différence des sensations auditives, gustatives, visuelles, etc…, il s’agit d’une sensation “intérieure” provoquée par (et intimement liée à) des sensations auditives, visuelles, etc… De sorte que la peur (il n’est question ici que de la peur physique, nullement dépendante de jugements) serait la sensation active par excellence, puisque créée dans et par l’homme lui-même ([1]).

Seul, cet attrait de l’inconnu, joint à la faillite de la morale naturelle, peut expliquer que des milliers d’hommes aient accepté (et acceptent encore) la tutelle tyrannique de quelques-uns.

III
LES REALISATIONS DE LA MORALE HEBRAIQUE

31. Les vertus.

A) Sur le plan physique.

La plus grande vertu physique, celle qui contient toutes les autres, est la Force : perfection de l’acte.

Elle n’est faite que de la stricte obéissance à la loi extérieure, quelle que soit cette loi (pour Samson, le secret de sa force est dans la chevelure), mais, en réalité, de l’obéissance à la loi d’adaptation.

Ce qui condamne Samson, ce n’est pas la perte de ses longs cheveux, mais l’esclavage où le tient une femme : Dahlila. L’homme qui veille à la force de son corps ne doit pas s’abandonner aux étreintes passionnées. Dura lex, sed lex. L’homme fort c’est d’abord l’homme libre d’attaches (la loi n’étant pas considérée comme une attache, mais, au contraire, comme le chemin de sa liberté). ([2])

On voit ici la vertu d’Ethique qui recouvre la Force : la Pureté. Mais, alors que la Pureté s’attache à l’état physique, la Force tend aux actes. Elle comporte deux aspects : le libre jeu de la conscience, la perfection de l’aptitude. L’homme fort est celui qui sait et qui peut.

Ce dont la métaphysique juive a fait cette formule : La force s’obtient par la Justice (connaissance de la faute), la Puissance (moyen de rachat).

B) Sur le plan intellectuel : la Justice, application intellectuelle des lois naturelles.

1) Dans le cadre naturel, elle est l’expression de la plus haute conscience : la pierre tombe parce qu’elle atteint le bord du gouffre ; le trop de nourriture cause l’indigestion, l’excès sensuel, la fatigue. Telle est la justice élémentaire. Cela est juste parce que cela est. L’homme juste est celui qui connaît la loi.

2) Dans le cadre social, elle est aussi l’expression de la plus haute conscience, non plus d’une fatalité naturelle, mais de la fatalité instituée par l’homme même dans les lois constituées. “Tu voles, et ma loi te défend de voler. Je te punis.”

L’enfant partagé entre les deux mères et le jugement de Salomon montre bien le côté brutal de cette justice. À noter aussi le problème physique par lequel Daniel confond les vieillards calomniateurs : “Quel était l’arbre ?”

C) Sur le plan spirituel : la Puissance, application spirituelle des lois naturelles. Toutes les grandes légendes hébraïques en sont l’écho.

Puissance du corps sur les éléments (passage de la mer Rouge), sur les astres (Josué arrêtant le soleil), sur la matière (l’eau du rocher, le serpent d’Airain) ;

Puissance du corps humain sur les animaux (Daniel dans la fosse aux lions) ;

Puissance de l’homme sur l’homme (Judith et Holopherne, Les Macchabées).

J’écris : puissance du corps, en dépit des controverses que cette expression ne peut manquer de soulever auprès des spiritualistes. Ce n’est pas moi qui parle ici, mais Moïse lui-même, pour qui l’âme est une faculté physique : le sang. Une âme puissante, pour les anciens, c’est un sang riche. Et je ne crains pas de rattacher à cette croyance des expressions paysannes, telles que le “Il se fait du mauvais sang”, employé pour des malades frappés, de toute évidence, moins dans leur corps que dans leur âme.

Cette interprétation explique que la Puissance, vertu spirituelle, n’a rien à voir avec le courage ni avec l’amour. Elle ne se donne pas, elle ne sait pas : elle est question de sang, en effet.

32. L’art biblique

L’art biblique découle de la morale.

Nous avons vu qu’elle était dogmatique, c’est à dire qu’elle croyait dépendre (ou dépendrait effectivement) d’une vérité objective ; qu’elle était sensuelle et tendait à une perfection de la jouissance ; qu’elle était statique (corollaire du dogme) et, pour tout dire, une morale de présence.

DOGMATIQUE, elle comprend l’art comme un enseignement. Ses grands livres (la Bible, le Coran) sont, avant tout, des recueils de conseils pratiques et de lois.

SENSUELLE, elle comprend l’art comme une jouissance sensuelle. D’où l’importance prépondérante de la danse, de la musique, de la fabrication des parfums. Le cantique des cantiques, le style du Coran, la sensualité des poèmes orientaux seraient, s’il était besoin, de nouvelles preuves du caractère rythmique de cet art. Et, de même, les mélopées des peuplades sauvages.

STATIQUE, elle comprend l’art comme une éternisation de la présence. La momification était un art. L’importance et la qualité des édifices et des constructions que nous ont légués non seulement Thèbes et Jérusalem, mais les civilisations des Incas et de l’Inde sont un gage parlant de cet art statique. Et aussi les comparaisons minérales qui abondent dans les œuvres anciennes : “la tour de son col”, “l’assise de sa splendeur”, etc…

33. La science.

Dans la science, les Anciens voyaient une connaissance directe (obtenue par les sens) du monde. Son but était alors d’assurer l’existence de l’homme dans les meilleures conditions de plaisir. C’était un essai d’adaptation aux nécessités immédiates.

Elle ne dépassait pas le cadre des deux besoins les plus essentiels de l’homme : guérir, se protéger.

L’étude des herbes, la science des aliments répondaient au premier besoin. La construction des navires et des villes, la fabrication des armes répondaient au second.

Certes, ces précurseurs ne cherchaient pas dans le seul but de la recherche, en quoi l’esprit de la science moderne leur fut tout à fait étranger. Nul n’ignore, cependant, que c’est la science de la navigation qui a donné aux Phéniciens les premiers éléments de cosmographie.

Pour ces primaires, tout était mystère. Mais le mystère est une ambiance très riche, où tous les gestes sont permis. Le moindre pas découvre un monde. On croit ne s’informer que d’un nouveau parfum, et l’on met à jour une loi vitale. On croit pêcher un poisson dans la mer, et l’on trouve le remède qui guérit les yeux malades de son père.

34. La décadence.

Il est trop évident que la morale sociale, création de l’homme, était plus simple et plus claire que la morale naturelle. Il n’est donc pas surprenant que le Culte et le Dogme formel prirent de plus en plus d’importance aux dépens de la morale proprement dite.

Aux Juges succèdent les Rois, aux Rois, les Pharisiens. À la Bible, recueil de conseils sensuels, succède le Talmud, recueil de prescriptions rituelles. L’existence de l’homme se subordonne à une suite ininterrompue de préceptes. À telle heure, accomplir tel geste ; à telle autre, telle purification. Les fresques, les gravures, les marbres donnent l’immortalité, et l’homme se trouve pris dans une chaîne d’ancêtres (l’échelle de Jacob à rebours), de laquelle il ne peut sortir.

Les Philosophes en Grèce, le Christ en Palestine, par des chemins différents, tenteront d’arracher l’homme à l’emprise familiale. Mais, après les éclairs brûlants des uns et de l’autre, les Universités et le Catholicisme retourneront à la morale sociale, dogmatique et formelle.

35. Les imitateurs.

Complètement en dehors des courants intellectuels et spirituels, des hommes, de la Bible jusqu’à nous, tentèrent de reformer des religions physiques.

L’un des plus grands d’entre eux fut Mahomet. Les lois qu’il édicta ne diffèrent pas tellement de celles de Moïse. Il s’apparente à la morale physique :

– par son respect de la sensation, que nous prouve l’importance des parfums et du rythme dans la vie musulmane, l’institution de la polygamie ;

– par son humeur guerrière et le droit donné à l’homme de disposer de l’homme (esclavage des eunuques) ;

– par les gestes rituels de son culte et les formules consacrées. Ainsi que l’affirmation de la filiation divine : “Allah est Dieu et Mahomet est son prophète” ;

– par l’acceptation de la fatalité qui marque la morale du sceau statique ;

– par l’immortalité physique qu’il promet aux croyants. Les belles femmes nues et les tendres musiques sous les ombrages d’une oasis paradisiaque.

Mais le dogme de la vérité objective possession d’un homme, d’un parti ou d’une race, connut son plus long destin sous son expression sociale. Après les grandes autocraties et les puissants Empires, il est curieux de retrouver dans l’Hitlérisme la forme la plus achevée et la plus récente de cette morale :

– exaltation de la force physique et de la santé ;

– formes savantes et rigoureuses du culte ; spectacles inhumains donnés au peuple ; manifestations énormes ;

–       importance dans les châtiments de la torture corporelle ; esprit de conquêtes guerrières ; restauration de l’esclavage.

 

 

 

La zone

Et qu’est le dernier abri de la morale physique sinon le monde des entremetteurs et des souteneurs ? Goût des bagarres, maîtrise violente de l’homme sur la femme, prédilection pour les couleurs vives et les parfums violents, jouissances exacerbées mais non intellectuelles (se souvenir du mot de Baudelaire : “Seul, l’homme de la rue sait foutre”), enfin justice expéditive et brutale, souverainement injuste pour qui ne sait pas la loi :que nul n’est sensé d’ignorer.

Dans un cas comme dans l’autre la décadence est trop évidente pour être discutée.

IV
L’ECHEC

36. La douleur n’est pas vaincue.

C’est ainsi que la morale se résout en échec. Les hommes inventent des villes et des navires et guérissent la lèpre. Mais le mystère qui les presse n’est pas entamé et la douleur les guette au moindre de leurs pas. Les maladies se sont multipliées, la durée de la vie a diminué, les sensations se sont émoussées. Et malgré tous les soins que les hommes ont pris contre, ils n’ont vaincu ni la souffrance, ni la mort.

Il suffirait, pour s’en convaincre, d’opposer à l’Hébreu conquérant et guerrier le Juif malingre et débile d’aujourd’hui, à l’Inca de l’Ere du Soleil l’Indien de nos jours. La bataille physique est perdue. Qu’en est-il advenu de la bataille sociale ? Nous l’avons vu : le Monde de la zone.

Et pourtant si la morale physique ne réussit pas sur le plan physique où peut-elle prétendre réussir ?

37. L’orgueil et la colère.

A) Sur le plan intellectuel, la morale est irrationnelle.

Dans son dogme, elle est une négation de l’Esprit : défendu de chercher à comprendre – la Loi est la Loi – défendu d’user d’arguties et de tenter de résister à l’ordre. Le dernier représentant des Grands Prêtres est l’adjudant de la caserne : Vous me ferez quatre jours – Mais…- Vous m’en ferez huit – Mais…- Vous m’en ferez seize. Et ainsi de suite, jusqu’à l’éternité. La Bêtise n’a pas de limite.

Le mal intellectuel, pour elle, est l’injustice, c’est-à-dire ce qui est contraire à la Loi. Le mal intellectuel c’est la révolte qu’on ne peut châtier trop durement puisqu’elle va contre l’ordre établi.

Toute compréhension (conjecture intelligente) est mauvaise en soi, puisqu’il suffit de connaître (conscience).

Stupidité des Lois de Moïse. Est-ce que l’esclave n’est pas un homme comme son maître ?

Stupidité du jugement de Salomon. L’enfant mort ne serait plus à personne – du jugement de Daniel : est-ce qu’un des vieillards ne pourrait pas mal se souvenir.

Mais aussi ces juges n’ont misé que sur la réaction physique (réflexe) de la mère, du vieillard. Et cela était juste comme était juste, socialement, la Loi de Moïse sur les accidents des serviteurs.

Nul ne réclame que le juge soit intelligent, c’est-à-dire soit capable d’être celui qu’il juge – mais seulement qu’il sache appliquer la Loi.

B) Sur le plan spirituel, la morale est égoïste.

Dans la nature, l’homme combat pour sa vie et pour sa vie seulement. Dans la Société, il combat pour sa liberté, sa quiétude. Dans l’un et l’autre monde résonne le “Vae Victis” de “Malheur aux Vaincus”. Et rien n’est plus contraire aux lois d’Amour.

En vérité, la morale physique porte la marque des lois barbares. Il manque à l’homme moderne pour pouvoir l’appliquer avec chance de succès – l’étonnante pureté d’un début du monde.

La Justice devient un moyen de gouvernement. Elle convient pour juger des faits, non des hommes. Encore la vérité dont elle est l’instrument de recherche demeure liée à l’état physique du juge. Une condamnation à mort peut être la conséquence d’une mauvaise digestion.

C’est le triomphe intellectuel de la colère : “Je châtie parce qu’on m’a blessé”, ou, pire “parce que je suis blessé”.

La Puissance, tout comme la Justice, est devenue moins une règle morale qu’un moyen de gouvernement. Spirituellement, elle n’est qu’une immorale permission à s’enorgueillir. Puissant, celui qui possède un fusil en face de celui qui n’en possède pas ; qui dispose d’un commandement en face d’un simple troupier. L’âme est étrangère à ce genre de choses, tout comme l’Esprit est étranger à la Justice.

C’est le triomphe spirituel de l’orgueil : “Je domine et méprise parce que je suis le plus fort”. Que devient alors la Force ? Non plus du tout un synonyme de santé et de plénitude de vie sensitive, c’est-à-dire de pureté, mais l’affirmation de sa présence corporelle sous forme de brimades et de supériorité musculaire. L’homme qui en fouette un autre à tour de bras peut se croire, le temps de la correction, plus vertueux que cet autre. Mais sur le plan moral, qu’est-ce que cela signifie ? Donner la douleur n’est pas un moyen de la vaincre en soi.

Et telle est bien, pourtant, la seule réussite de la morale physique : devenir capable d’établir en autrui la douleur et le plaisir. Ils avaient l’ambition de vaincre la douleur, ils n’ont su que découvrir de nouvelles méthodes pour la faire naître.

38. L’introduction de la métaphysique.

À l’origine de toute grande morale nous retrouverons un symbole identique en qui s’exprimera le dilemme éternel – le combat sans cesse renouvelé entre l’homme-désir et l’homme-loi.

À l’origine de la Bible, le symbole se nomme “Abel et Caïn”.

Celui en qui s’identifiait la force, vainement, fut meurtrier. La postérité d’Abel l’emporte. ([3])

La Force que l’homme savait être l’œuvre de son propre corps, un Dieu en fut le dépositaire et le dispensateur. Bientôt, au lieu de se nourrir d’aliments riches et de cultiver sa chair, il suffit d’offrir au Très-Haut des agnelets fraîchement tués.

Et cette introduction de la métaphysique dans la morale fut le coup dont la morale ne s’est pas relevée.

CONCLUSION

Aujourd’hui, dans un jardin clair derrière de hauts murs, un enfant rit et danse son plaisir. Et sur le chemin qui longe les murs, un gendarme passe et mange sa moustache à cause de ce rire qu’il ne voit pas.

Il n’y a rien de plus à dire sur la caresse des couleurs et des odeurs et sur la rigueur de la Loi.

Rien de plus qu’un souvenir…

 


LA VISION MAJEURE
Le Héros

Samouraï Fil d’Or, Siegfried des bords du Rhin, Rhuys de la ville d’Ys et Toi que chante Ossian, et Saül, David et Samson, mais non pas Roland, Tristan, Roméo,

Le grand Achille, le brave Hector et Coriolan, le vieil Emir des Assassins et l’illustre Imam Housseïn, mais non Bayard et Duguesclin,

Tel le héros s’élève au-dessus des légendes.

Cœur ferme et yeux perçants, la bouche d’une jeune fille et le front dans le ciel, assailli à chaque heure par le chant des oiseaux et le vertige des fleurs et la dureté du sol, ô ! Celui qu’engage, pas après pas, plus avant, toujours plus avant, la beauté de la vie !

Ma chair est pleine d’une étrange rumeur comme si les arbres me parlaient le langage de mes aïeux.

Mon fils et ma fille, ma femme et ma sœur, mon père immobile comme l’ombre des morts sur le trépied de fer. Tous, autour de moi, les bras étendus, doucement oscillent, oscillent vers moi pour m’implorer de conserver ma force.

Qu’on m’apporte des chevreaux entiers, des langues de flamands et les poissons bleus aux écailles d’argent, qui ont goût de fruit. Qu’on emplisse mon verre de l’eau de la vie, qui brûle et nourrit. Et qu’on apprête mes jambières d’or, mon casque brillant et mon épée lourde et serrée dans son étui comme le pied de l’arbre dans la terre.

Que les tambours résonnent sous la mesure agile des doigts de mes guerriers, et que les flûtes égrènent sur la splendeur des mets les sons en qui revit l’haleine de la mer.

La plaine large, incurvée comme un ventre, porte le poids de dix mille cavaliers. J’avancerai seul entre leurs rangs ouverts, vers l’ennemi seul qui s’en viendra vers moi. Et commencera le jeu qui fait mourir.

Cette nuit, dans trois chambres successives, sur les trois lits d’apparat, m’attendront les corps parfumés de trois jeunes vierges, et l’œuvre de vie se continuera.

Ou bien, sur un dais haut et tenu par dix hommes, en avant, toujours seul, de la foule hurlante vêtue de robes rouges, j’irai, droit et glacé dans l’attente suprême, pour une larme saignante sur mon cœur dévoilé, dormir parmi les chants étranges des bonnes herbes que nourrissent les morts.

 


Troisième partie
LA GRECE
Berceau de l’Intellectualisme

(39) 36. Les origines.

Nous ne savons rien des origines grecques. Homère évolue déjà dans un monde physiquement affadi (descriptions des richesses d’Achille au début de l’Illiade). Mais, que nous importe les Pélages, les Colonies Egyptiennes de Cenops et de Danaüs ? Il est bien évident que le début de l’histoire grecque doit se perdre dans la morale physique, comme l’origine de toute les races. Nous avons, par ailleurs, relevé dans Homère les derniers vestiges de cette morale : primauté de la Force, justice brutale, dieux humains toujours sanguinaires, vie essentiellement sensuelle.

Aussi bien, ce qui compte pour cette étude, n’est-ce pas les lointains de la race grecque, mais la naissance de la morale intellectuelle : la Grèce des philosophes à travers le courant hellénique. Et cette Grèce-là, n’est-elle pas, tout entière, une décadence ?

(40) 37. La conscience du passé.

Ici se place une hypothèse philosophique :

Le conflit entre l’homme et le monde, sur le plan du je-lui, s’achève, nous l’avons vu, par un échec. Et, peu à peu, l’homme se persuade de ce que le coupable n’est pas lui, mais le monde. Trop de forces l’entourent contre lesquelles le corps est impuissant. La sensation, même à son plus haut degré de force, n’empêche pas les raz de marées, les tremblements de terre, la souffrance et la mort par les épidémies.

Mieux : plus la sensation approche de son point de perfection, plus le monde devient dangereux et cruel. Car cette perfection n’est pas seulement d’attente, mais d’accoutumance : et plus le corps s’accoutume à certaines sensations actives, plus nombreuses apparaissent les sensations passives ; l’univers est devant l’être physique comme un inépuisable réservoir d’inconnus.

Les hommes-lois désespèrent de l’homme et l’immobilisent dans sa souffrance par des doctrines apparemment irréfutables. Les hommes-désirs ont à combattre à la fois la souffrance née de leur liberté et l’hostilité des lois. L’homme tourne en vain dans le cercle de ses cinq sens. Et tôt ou tard, la mort tombe sur lui.

Alors, plus grande apparaît la faiblesse du corps, plus d’importance prend cette faculté de l’être jusque là dédaignée : la conscience ; on découvre qu’elle ne vit pas dans le présent comme le corps. Elle ne vit, à proprement parler, que de souvenirs. Elle seule crée l’expérience, cette arme mystérieuse. On s’aperçoit de ce que l’inattendu surtout est à redouter. Les choses qui se renouvellent, on sait comment s’en défendre. Et les sculptures et les monuments ont une durée plus longue que le corps vivant. L’homme qui perd pied dans le présent triomphe dans le temps : la continuité le sauve de la présence.

(41) 38. L’Art, fondement de la morale intellectuelle

En vérité, j’imagine ainsi cette grande transformation : Prométhée a vraiment existé. Il fut ces hommes qui découvrirent que les Lois, – toutes les lois, – peuvent être interprétées dans le sens du désir.

Il fut ces hommes qui découvrirent que les livres dits “de révélation”, les manuscrits sacrés, étaient aussi des œuvres d’art et des symboles. Il fut ces hommes qui vulgarisèrent les messages “divins”, les créateurs de la Mythologie

(42) 39. La Mythologie.

En effet, si le seul remède à l’infériorité présente de l’homme est le Temps, il faut amener le monde à se renouveler. Par conséquent, le simplifier, le préciser, le posséder une fois pour toutes. Il ne faut plus être à la merci de l’ignorance, cette ignorance qui n’est que de la vie immédiate. il ne faut plus subir les images du monde, mais, puisque les créations durent plus que l’homme, créer.

On arracha aux prêtres leurs papyrus secrets, on descendit le ciel sur l’Olympe, on habilla les Dieux de robes légères, on donna à toutes les misères de la vie, par avance, une illustration, à tous les gestes de la vie une sorte de divinité.

Le grand Hésiode ne fut pas, sans doute, l’auteur de ce bienfait : les noms des Dieux existaient avant lui, comme avant même Homère. Mais il fut un de ceux qui enfermèrent le Temps dans de belles légendes et qui donnèrent ces légendes aux peuples, non pas comme Moïse descendant du Ciel, mais comme un ami parmi ses amis. Il est, avec Homère, un des créateurs de l’Homme Nouveau.

(43) 40. L’homme nouveau.

Dans cette poursuite de l’Autre Lumière, trois phases :

1) Connaître, c’est hiérarchiser et même, au besoin, détruire les images qui se refusent à la hiérarchie.

2) C’est donc sélectionner, se poser en arbitre du monde, opposer sa propre expérience aux représentations et aux évolutions.

3) Mais, pour que l’esprit atteigne à une autorité suffisante, il lui faut se déborder lui-même et se perdre en Dieu.

Ainsi, aux trois phases de la morale physique :

– découverte de la sensation active,

– primauté du corps,

– création de l’univers social,

vont répondre, sur un autre plan, trois phases identiques :

– découverte de l’entendement actif,

– primauté de l’esprit,

– création de l’univers logique.

Ces trois phases recouvrent elles-mêmes l’éternel combat : homme-loi homme-désir, dont, au début de la Légende, le duel Apollon-Marsyas est le second symbole.

LES TROIS ASPECTS DE LA MORALE INTELLECTUELLE

(44) 41. Connaître, c’est hiérarchiser.

La Mythologie est un poème qui célèbre la victoire de l’ordre sur le chaos (Zeus et les Titans, Apollon et le monstre). Que l’homme crée un ordre, et l’homme sera Dieu.

Dès ce premier aphorisme, il apparaît combien la nouvelle morale sera différente de l’ancienne. On peut dire, dans un certain sens, qu’elle en est à l’opposé. C’est que l’adaptation à la présence réclame impérieusement l’Ignorance : nul être n’est aussi adaptable que l’enfant.

 

L’adolescent

Ce n’est pas par hasard que j’oppose l’enfance à l’adolescence. Il n’est pas dans mon dessein, par un trop facile arbitraire, de confondre les âges de l’humanité et ceux de l’homme, bien que cet arbitraire soit extrêmement tentant. Mais rien ne me semble mieux représenter l’évolution qui se manifesta, soudain, dans la morale, que celle qui a eu lieu chez le pubère de quinze ans.Le désir de connaître ne va jamais chez lui sans le désir d’être le maître de la connaissance. Cette bouche soudain fermée et ces yeux secs de l’âge ingrat, cette impression irritante pour l’âge mûr de secret à garder que donne l’adolescent ne sont, en fait, que les apparences d’un changement de plan, de la volonté neuve d’arbitrer soi-même ses conjectures.

Ce dont il est question, d’abord, c’est de créer le monde à son image, c’est-à-dire de l’appréhender dans un sens conforme à l’humanité. Et cette recherche d’un cadre fut l’unique préoccupation des premières Ecoles Ioniennes du VIe au Ve siècle avant Jésus-Christ. Il nous est facile, aujourd’hui, de sourire des naïves organisations d’Héraclite, d’Anaximède, de Thalès de Milet. Nous ne croyons plus pouvoir ramener la vie à l’étude d’un Elément (et encore notre illusion est-elle dissipée ? Et nos arrières-petits-enfants ne jugeront-ils pas nos défenseurs du quanta, nos dissociateurs d’atomes comme nous jugeons celui pour qui le Feu était l’essence de la vie ?). Mais ces hasardeux chercheurs précèdent de peu Démocrite et la stylisation de l’univers autour de l’atome. Ne rions pas du crochet preneur de ce dernier, il exprimait, tout aussi bien que le précepte A = A, l’effort persévérant des Hommes Nouveaux vers l’humanisation de l’univers. Encore un pas, et ce seront Euclide et Pythagore : la constitution du cadre rêvé de la pensée humaine, l’étonnante création (de rien) du monde le plus rigide et le plus souple, le mieux fermé et le mieux ouvert : les Mathématiques.

(45) 42. Arbitrage du monde.

Mais, dans l’instant que la loi de sélection obtient ses plus purs disciples, elle réalise aussi ses plus dures disciplines : l’esprit se heurte partout à des axiomes. L’antinomie, ce fléau de l’esprit, naît des lois intellectuelles comme étaient nées des lois d’Abraham de nouvelles souffrances. La douleur prend un autre nom : l’erreur.

Or, cette extrême sélection va réveiller un petit homme laid, marié à une femme acariâtre. Les plaisirs physiques n’offrent pour lui, à n’en pas douter, qu’un agrément médiocre.

Socrate devine sans peine le “deus ex machina” de l’affaire. Il n’est pas dupe des créations de l’entendement. Mais cet entendement, capable de reconstruire le monde, l’enchante. Pas d’esprit moins métaphysique que le sien. Comme Joseph s’inquiétait de sauver sa famille, Socrate parle pour un petit groupe d’amis, et ne parle pas sous les auspices d’un dieu. Dieu est en lui : c’est son daïmon.

Nous voyons très bien comment il raisonne :  ”On affirme ceci, on affirme cela. Moi aussi, je peux affirmer n’importe quoi et le prouver. C’est pourquoi les systèmes ne m’intéressent pas. Mon arbitraire me permet d’un seul mot de les détruire. Mais ce qui est merveilleux, c’est ce moyen mis en moi de détruire et de construire librement.”

Socrate découvre l’Esprit, et cette découverte, le transportant de bonheur, lui arrache le cri : “Connais-toi”.

“Connais-toi” veut dire : “Ton problème, c’est ta vie. Organise-toi selon une morale qui te soit propre. Tout est illusion qui n’est pas le monde du “je-moi”. La morale est de se connaître, car le bonheur, c’est la vertu.”

Socrate créa le libre-arbitre en imaginant l’outil de l’esprit : la dialectique. Il le paya de sa vie.

“Depuis longtemps, on cherchait un prétexte pour le faire périr. On le trouva dans son impiété. Et lui, en dernière ironie, fit promettre qu’on sacrifierait un coq à Esculape.”

Il donnait ainsi l’exemple de la plus grande vertu intellectuelle : la Sagesse.

 

 

 

L’esprit de contradiction

Qui n’a pas été irrité, voire scandalisé (après l’avoir été lui-même jadis) de ce jeune homme qui ne songe qu’à contredire ? Tout homme digne de ce nom a connu cette seconde phase de l’adolescence où l’on répond par la raillerie et l’insolence à l’énoncé de toute “vérité” établie, et surtout de celle-là que jamais personne n’a mise en doute.

Ainsi s’aiguise l’instrument de la raison, arme à double tranchant, qui frappe aussi bien l’envers que l’endroit, celui qui la manie et celui qui s’en défend.

(46) 43. L’univers logique. Les idées.

De même que Moïse avait utilisé le passé de sa race et l’enseignement de X milliers d’années de vie physique, de même, Platon utilisa toutes les doctrines grecques, toutes les croyances. De même que Moïse, par le Décalogue, avait introduit la métaphysique dans la vie morale de son peuple, de même, Platon introduisit la métaphysique dans la vie intellectuelle par le système des Idées-mères, triomphe de la continuité.

Penser, construire n’est rien. Il faut croire en ce qu’on construit. Socrate (malgré son axiome d’identité : vertu = bonheur) fut peut-être un homme très malheureux. Platon apporte le bonheur aux hommes par la seule formule : les Idées qui te hantent sont les images de celles qui sont dans le sein de Dieu.

Platon est, avec quelques autres, le type achevé de l’homme-loi. Ces hommes sont possédés soit par un immense orgueil, soit par une grande pitié de la race humaine, probablement les deux à la fois. Ils sont tourmentés par l’absurde besoin de créer une doctrine telle que plus personne ne s’en puisse échapper. Alors que l’homme-désir se voue à la recherche de la seule liberté et s’offre, s’il le faut, en victime expiatoire, sans se laisser arrêter par aucune des souffrances qui le poignent, l’homme-loi est toujours prêt à arrêter les frais, à proclamer le “Rien ne va plus”, le “Tout a été dit”, à quoi l’on reconnaît l’Organisateur.

Vue de cet aspect, l’œuvre de Platon est une réussite, égale aux plus grandes. C’est, en somme, toujours le même procédé d’extériorisation. Les moralistes de la vie physique construisaient des idoles matérielles. Ils adoraient des animaux, des fleuves, des astres, jusqu’au jour où l’un d’eux recueillit ces croyances dans le nom : Jehovah : l’être des Dieux. Platon invente une divinité d’une toute autre allure : Aei o Theos Gemetrie ; Dieu est Géométrie. C’est le Dieu-Raison qui dit à l’homme : crois en moi puisque tu penses.

Dieu étant esprit, l’âme ne peut moins faire que d’être esprit aussi. Pour Moïse, l’âme était le sang. Pour Platon, elle ne fut qu’une faculté de l’entendement, qui, lui-même, est trois : science, entendement pur, opinion.

Le don physique, le charnel “ils se connurent” de la Bible échappe tout à fait à ce nouveau monde. L’amour ne s’accomplit plus dans l’union charnelle des êtres, mais dans leur union intellectuelle. Aimer, c’est comprendre, c’est saisir dans son intégralité et sa totalité l’Idée de la chose ou de la personne aimée.

Conséquence ultime de la doctrine : c’est à l’esprit de l’homme qu’est promise l’immortalité. Dans l’au-delà ne l’attendent plus les femmes nues, les musiques et les parfums, mais des entretiens sérieux et graves sous les arbres sans odeur des avenues élyséennes.

LES REALISATIONS DE LA MORALE

(47) 44. Sur le plan intellectuel : la sagesse

La première vertu de la morale intellectuelle est la Sagesse, c’est-à-dire la connaissance de ce qu’il faut savoir pour vivre en paix avec soi-même. Le Sage, comme l’a très bien noté Maeterlinck, exclue le drame par sa seule présence. Les ennemis de la Sagesse sont la Colère et l’Envie. La Colère parce qu’elle égare l’homme dans la conscience de l’instant, l’Envie parce qu’elle détruit cette conscience. Se plaire en ce qu’on fait et ne pas souhaiter d’être autre que ce qu’on est, telles sont les formes secondaires de la Sagesse. Quant à son essence, elle est la science pure, aussi éloignée des illusions de l’envie que des superstitions de la colère.

Cette vertu recouvre ce que Bergson nommait l’intuition, mais que Platon avait appelé de ce nom bien avant lui. Et l’intuition est toujours provoquée par le choc de deux vérités contraires. Devant une affirmation, le Sage sourit (ironie socratique). Devant deux affirmations contraires, il se retrait en esprit, et la vérité naît de leur opposition..

Cette connaissance supérieure est le Bien. “L’homme, dit Socrate, pêche par ignorance”. Le Sage ne peut commettre le Mal, parce qu’il sait.

La Sagesse s’obtient par la Tempérance (connaissance de la faute), le Courage (moyen de rachat).

(48) 45. Sur le plan physique : la tempérance.

Socrate, lui-même, avait donné l’exemple de cette modération. Habillé toujours pauvrement, se nourrissant avec frugalité, il errait dans les rues d’Athènes et s’arrêtait parler aux hommes du peuple.

Epicure (341–270) s’intéressa particulièrement à cette vertu secondaire, qui tendait moins à “satisfaire le corps” qu’à laisser en paix l’esprit. La morale est d’une simplicité toute arbitraire : “Ne cherche pas des jouissances telles qu’elles fassent ensuite naître une plus grande douleur”.

La Tempérance est une application physique des lois intellectuelles. À la base : une discipline raisonnée. Dans sa finalité : le souci que le corps ne soit pas une gêne pour l’esprit.

Il s’ensuit que la Force n’est plus une vertu. Les maladies, les difformités, les laideurs ne sont plus des preuves que Dieu s’est détourné de l’homme. Esope, Socrate, sont rois s’ils créent leur univers. Voilà le monde divisé en petites cases où jouent les chiffres merveilleux. La nature demeure ? D’accord. Mais elle devient cette ombre personnelle : la destinée. Et, l’esprit aidant, on vivra contre elle, malgré elle, sans souffrir.

(49) 46. Sur le plan spirituel : le courage.

D’ailleurs, l’action n’est pas interdite à l’homme qui pense. Certes, ce ne sera pas celle de Samson s’ensevelissant sous les portiques du Temple. Mais ce peut être Socrate buvant la cigüe. À la Force, les Grecs substituent la Tempérance ; à la Puissance, ils préfèrent le Courage.

Et le Courage, tout comme la Tempérance, procède d’une doctrine : le Stoïcisme. Elle tient dans cette formule : “L’homme ne doit rien craindre des choses de ce monde. Car il est, de par son esprit, au-dessus des choses”.

Le Courage est si prisé qu’il fait pardonner le vol (épisode de l’Enfant au Renard). Il est, exactement, l’intelligence de l’œuvre : je sais ce qu’il faut faire, et je le ferai pour la seule raison que je le sais ; car, si je ne le faisais pas, c’est que ma chair serait plus forte que mon esprit.

Par ailleurs, le sentiment qui dicte le courage n’importe pas. Alcibiade est courageux par ambition ; Léonidas l’est par amour de la patrie ; Socrate, par sagesse ; l’Enfant au Renard, par peur.

Car, au début de la morale, il est admis qu’on peut être courageux par peur, d’être mal jugé, sous-estimé, honni. Il est interdit seulement de reculer devant la souffrance physique. Mais Zénon et ses disciples allèrent plus loin, jusqu’au mépris des ambitions et des richesses, dans cette zone où le courage est héroïsme et dessèchement.

(50) 47. Les réalisations artistiques : la beauté objective.

Pour les primitifs, l’art, nous l’avons vu, était dogmatique, sensuel, statique. Pour les Grecs, au contraire, il fut symbolique, raisonnable, évolutif.

A. LA POESIE ET LE SYMBOLE – Le premier but de cet art est de synthétiser. Rien de plus étranger aux poètes grecs que ces histoires islamiques ou bibliques où la moindre action du personnage était décrite, où tout était subordonné à une imitation exacte de la vie. Les poèmes n’existent plus que par leur sens caché, ésotérique. Plus d’égarement de la pensée en bonds frivoles. La Beauté n’est pas pour les sens, mais pour l’esprit.

Le vers grec opposé au verset hébreux montre le triomphe de Nombre (concept intellectuel) sur le Rythme.

B. LA PEINTURE ET LA SCULPTURE – Mais, dans les arts plastiques, éclate surtout cette distinction. Les fresques égyptiennes ou assyriennes, de même que les dessins primitifs des cavernes donnent du monde une image présente, dans le chaos, la diversité de l’instant. Les arbitraires concepts du chiffre d’or, de la perspective, du modelé, etc…, arrachent l’art au domaine de la représentation sensorielle. Tout s’ordonne, se clarifie, se compartimente. La nature a tort devant l’artiste. Mille corps de femme seront peut-être nécessaires à constituer une apparence de la Beauté dont a rêvé le sculpteur. Mais l’œuvre faite sera la Vénus de Milo.

C. LA DANSE ET LA MUSIQUE – Enfin, en place des danses sacrées qu’animait un sentiment naturel (la crainte, le plaisir, le désir sexuel) et parfois même une simple sensation (l’ivresse du vin ou des parfums) prend naissance le jeu scénique, où l’acteur, quelle que soit sa sensation présente, se doit d’obéir aux données de l’auteur.

Euripide, Sophocle, Eschyle, Aristophane, remplacent les lourdes odeurs ou la femme dénudée autour de qui l’on danse. L’Art n’est plus, sous toutes ses formes, que l’expression de la pensée.

(51) 48. Les réalisations scientifiques.

Pour les primitifs, l’objet de la science était d’aider à l’adaptation aux lois de la vie. Pour les Grecs, elle fut de faciliter l’organisation intellectuelle par la sélection des phénomènes.

Le premier effort tendit à ordonner le monde. Sous la diversité des faits (Il neige et le soleil apparaît ; il y a des étoiles dans le ciel et la cerise est rouge ; du feu tombe sur la terre, il fait du vent et la porte de la maison se ferme), découvrir leurs rapports réels, tel fut le premier souci.

Peu importait que la solution trouvée fut vraie ou fausse : les trouvailles cosmographiques de Platon furent démenties par celles d’Aristote, celles-ci par Copernic, etc… L’important était de posséder le monde, de le recréer sur les manuscrits à l’aide des inventions humaines : la règle et le compas.

L’invention des mots correspond à celle des instruments : la cause et la conséquence, le possible et l’impossible, le relatif et l’absolu, la substance et l’accident, l’être et le non-être, l’erreur et la vérité classifient, étiquettent, immobilisent la pensée dans des cadres si soigneusement, scientifiquement, harmonieusement bâtis qu’elle ne peut songer à s’en échapper.

Alors, Pythagore, Euclide, Archimède, commençaient leur œuvre d’ouvriers patients, dont le but lointain était de faire de l’homme le maître du monde, non pas dans un illusoire présent, mais dans la connaissance accrue de l’expérience, non pas dans son corps mortel, mais dans son immortel esprit.

 

LA DECADENCE

(52) 49. La douleur n’est pas vaincue.

Mais, enfin, il n’est que trop clair que la Morale, malgré ses réalisations, se solde, une fois encore, par un échec.

De porter le monde en soi sous forme de théorèmes n’a pas libéré l’homme, ni ne l’a sauvé de la défaite physique. Qu’il la nie comme les stoïciens ou qu’il tente, avec Epicure, de la tempérer, elle existe et le mène à sa fin inéluctable : la mort.

Non seulement la morale intellectuelle n’a pas résolu le problème, mais elle l’a compliqué en ne tenant aucun compte de la loi primaire d’adaptation.

(53) 50. Le doute et la notion de malheur.

Fait plus grave : créée par et pour l’esprit seul, elle a échoué en tant que morale de l’esprit, c’est-à-dire sur son propre plan. Sa postérité est très lamentable : sophistes des premiers siècles, hérésiarques au sein des Eglises, Sorbonnards du Moyen Age ; sur son tronc fleurissent mille pousses vénéneuses.

En persuadant les hommes de la liberté arbitraire de l’esprit et en faisant de l’Entendement la faculté suprême, elle les a conduits, d’abord en petit nombre, puis en nombre infini, à construire en soi des images différentes du monde. La réalité objective s’est effondrée, de sorte que, sans réussir dans son premier dessein, elle a condamné l’homme à une nouvelle souffrance, pire que la douleur, que toutes les douleurs : le doute. Elle a donné à chacun le droit et le moyen de comparer sa route à d’autres routes, sa croyance à d’autres croyances. Elle l’a conduit à se construire des retraites mal défendues parce que arbitraires, que le moindre vent de la vraie vie peut mettre à bas. Et ce sont ces ruines qui portent le nom de Malheur.

(54) 51. La luxure et l’avarice.

Sur le plan d’une Morale générale de l’être, l’éthique intellectuelle s’est rendue coupable de deux grandes erreurs :

A. Elle s’est révélée impure. L’ivresse, l’abus de mets, d’une manière générale, la gourmandise est le vice physique qu’elle admet en tant que vice. Mais la contrainte physique dans le sens qui convient à l’esprit : certaines amours contre nature, certaines drogues qui avivent l’entendement et, d’un mot, la luxure, était non seulement tolérée, mais recommandée par elle pour assurer le repos de l’esprit ([4]). Ces accoutumances pouvaient ne pas convenir à l’état naturel du corps. Et les Grecs en furent châtiés par une décadence extrêmement rapide. Il suffit, pour s’en assurer, de comparer la durée de l’histoire guerrière des Egyptiens, plusieurs milliers d’années, aux quelques siècles de l’histoire grecque.

B. D’autre part, son égoïsme n’est pas moindre que celui de la morale physique. le courage polit un miroir où l’homme se contemple et se trouve beau ; et la plus grande satisfaction qu’il tire de ce spectacle est de pouvoir, à tout instant, s’en approuver et s’en complimenter. L’intellectuel sèche son âme aussi bien que le sensuel.

Et les grandes lois sociales de la Grèce portent la marque d’un égoïsme qu’elles glorifient :

— acceptation de l’esclavage,

— autorisation du suicide (Loi de Solon),

— institution du régime politique de l’aristocratie ([5])

 

ANNEXE

Il y a de cela quelques mois, je m’entretenais de mon Ethique avec un ami dont j’apprécie l’intelligence et le bon sens critique. Soudain il s’interrompit :

— Cette âme dont tu parles, dit-il, est-elle spatiale ou non ?

Je ne m’étais, je l’avoue, jamais posé une si grave question.

— Elle est spatiale, dis-je

— Impossible ! se récria t-il.

–Admettons donc qu’elle ne le soit pas.

Trois secondes plus tard :

–Quoi donc ? Tu viens de parler des “mouvements de l’âme” ?

— Parfaitement, dis-je, j’en ai parlé.

Aussitôt, il triompha :

–Comment des mouvements seraient-ils concevables hors de l’espace ?

Certes, ce genre de sophisme est facile à démembrer. Le nœud de la subtilité m’apparaissait assez clairement. D’une part, on crée des catégories où l’on enferme les mots abstraits ; ensuite, on défend de forcer les cloisons. Mais, je ne répondis rien, simplement peiné que mon ami ne conçoive pas même le ridicule de semblables distinctions.

Un autre exemple m’est évoqué par celui-ci : deux phrases lues dans le Nouvel Univers, de Jules Sagret, livre sérieux.

Voici la première :

Pour bien des gens, attribuer un phénomène à l’action d’un fluide, c’est déjà une explication…, avec des fluides, on peut tout expliquer : il suffit de leur attribuer le pouvoir de produire ce qui se produit en fait. Pourquoi l’opium fait-il dormir ? Parce qu’il y a en lui une vertu dormitive.

Jusque là, rien de plus sensé. Et, maintenant, savourez l’autre phrase qui, dans le livre, suit immédiatement celle que je viens de citer :

Aussi l’énergétique n’eut-elle aucune peine à réduire à l’état de fantômes les fluides électriques et magnétiques comme elle avait fait du calorique. Les formes d’activité de la matière…se ramenaient donc toutes à une même grandeur : l’Energie.

Adorable n’est-ce pas ?

Et telle est bien la dernière retraite de la logique : le nominalisme.

Le descendant de Platon, le dernier héritier d’Aristote et de Descartes est un jeune homme de vingt-huit ans, le cheveu rare et le nez chaussé de bésicles, qui, le cœur desséché par ses vaines recherches, écrit, entre deux masturbations, un traité sur les progrès inestimables de l’esprit humain qui, des éléments aux fluides, en passant par la phlogistique, en est arrivé à l’Energie…, en attendant le fligousta.

 


LA VISION MAJEURE
LE SAGE

 

Vainement, vers ma chambre ouverte sur la nuit

S’élève une clameur de bêtes en démence  ;

Pour ouvrir dans la paix l’irréelle cadence

Un peu d’eau pour la soif, une image suffit.

 

En sa place meilleure un courage établit,

Palpitante du rire muet de l’Essence

Comme d’autres des jeux esclave du silence,

Ma pensée en un cercle où se love l’esprit.

 

De lutter pour les morts la volonté se lasse

J’accorde ce qu’il veut à celui qui menace,

Les autels et les dieux, les noms et les pays.

 

A travers le fouillis vert des métamorphoses

J’ai découvert ce soir le sens caché des choses :

Nul ne peut me ravir l’univers où je vis.


Quatrième partie
LE CHRIST
Source de la Morale spirituelle

(55) 52. Fatigue de l’esprit et du corps.

L’homme, cependant, ne renonce pas son destin. Après avoir constaté que son corps, qu’il croyait immortel et tout-puissant, était, au contraire, vincible et mortel ; après avoir connu que l’esprit n’était pas le dieu sans erreur dont il s’était formé la figure, il découvre en soi un troisième plan qui, apparemment, échappe à toute défaite : la passion.

Il lui paraît que la connaissance est un froid arbitraire, d’où rien de vivant ne peut être obtenu si ce n’est dans l’effort même de la connaissance. Il lui paraît que l’acte est sans durée.

Le geste fait, le problème résolu n’ont plus aucune valeur. Et c’est le geste à faire, le problème à résoudre qui mobilisent la faculté essentielle de l’homme (faculté d’essence) : l’âme.

Il ne faut pas se heurter au monde dans un vain combat, il ne faut pas immobiliser la vie en soi sous forme de concepts. Il faut être un élan. Il faut être soi-même et le monde et la vie. Ou, plutôt, il n’est pas plus question d’être que de connaître : il faut renaître à tout instant en quelque chose. Il faut aimer.

C’est la découverte d’un univers : le plan du je-tu.

(56) 53. Hypothèse philosophique.

1°) L’homme, séparé du monde par le mal physique, tente de retrouver le lien et ne peut. L’homme se regarde dans le miroir et se trouve laid.

2°) Il se crée un univers en rapport avec son mal (où le mal ne soit plus un mal). Il se crée un miroir déformant qui le reforme, mais ne peut faire qu’il ne se voie dans d’autres miroirs qui ne sont pas faits pour lui.

3°) L’homme brise tous les miroirs.

(57) 54. Histoire du désir spirituel.

À l’origine de la morale physique, nous avons trouvé des hommes-désirs qu’affolaient les couleurs, les parfums et les bruits. À l’origine de la morale intellectuelle, nous avons trouvé des hommes-désirs ravis par la connaissance.

De même, bien avant la venue du Christ, des hommes-désirs avaient-ils eu conscience de la troisième dimension. Les chercheurs de plantes guérisseuses s’étaient mués en cyniques prophètes qui, une corde enserrant leurs reins, logeaient dans des tonneaux et enseignaient que le rire est la seule réponse à faire aux insensés.

D’autres, les nuits de Bacchanales et d’Eleusis, suivaient, dans le cortège des ombres hurlantes, les flambeaux mystérieux. Et les symboles jaillis dans les tiédeurs des grottes faisaient battre leur cœur et gémir leur esprit.

Ce fut l’époque où les Esseniens se construisaient en Judée, sur les bords de la mer Morte, d’humbles lieux de retraite.

Mais la morale spirituelle prend ses racines plus loin dans le temps :

La légende des Mèdes nous enseigne qu’un prince, Zarathoustra, vécut dans sa jeunesse en lutte avec les démons. À trente ans, il fut ravi en extase devant Dieu, qui lui donna le LIVRE : le Zeud–Avesta. Par la suite, ce prince devint le législateur Zoroastre, dont l’enseignement fut d’une morale physique. Mais Zoroastre peut être considéré comme un des premiers mystiques, un des premiers qui tira son action de la méditation.

Et de ces mystiques l’Orient est d’une richesse surprenante : aucun d’entre eux ne parvint si haut dans l’initiation que le Saint Ciaka–Mouni, le Bouddha.

Sa légende raconte que, jeune prince, il eut l’occasion de rencontrer sur son chemin la Souffrance, la Vieillesse et la Mort. Cette triple rencontre, brusque et inattendue, le dégouta du monde. Il quitta de nuit sa femme, son palais et ses biens et tomba en méditation au pied d’un palmier. L’enseignement né de son silence fut celui-ci :

Pour vaincre la souffrance, il n’est que de vivre sans lien avec le monde. Le Bien suprême est la liberté de l’âme dans la Pureté : on atteint à la pureté par huit échelons qui vont de la pureté de la parole à la pureté de la pensée. À cette ascension une vie ne saurait suffire. Il faut donc admettre la métempsychose, l’âme captive de vies successives jusqu’au salut éternel.

Il est à remarquer que cette Pureté est à l’opposé de la Force, (dans le sens où les moralistes sensuels entendaient cette vertu). Elle n’est plus adaptation mais inadaptation volontaire. Il s’agit de passer dans le monde avec la volonté passionnelle d’en sortir. Je suis parce que je ne suis pas, tel est le mot suprême de la morale Bouddhiste.

Or cette évasion de la vie est la négation de l’être en tant qu’être. L’univers l’absorbe et le force à se nier excepté dans cette négation même. Son refus de vivre est l’unique affirmation de sa vie. La souffrance est alors d’être soi et le souverain bien devient le Néant ou Nirvana.

(58) 55. Le Christ et la loi d’Amour.

Ces hommes-désirs ne furent pas d’absolus novateurs. Ils demeurent soit des chefs et des législateurs comme Zoroastre, soit des logiciens possédés du besoin de coordination comme le Bouddha lui-même. Il fallait que naquît un homme aussi éloigné des spéculations de l’esprit que de l’attirance physique. Il fallait détruire les lois anciennes d’Adaptation et de Sélection et les remplacer par une loi nouvelle. Il fallait un Socrate spirituel : ce fut le Christ.

 

 

Les Évangiles

C’est au sortir de l’adolescence que l’étonnant message revêt son sens le plus tangible. Le jeune homme qui, déjà, s’est heurté au monde décevant de la connaissance, au monde cruel de “Vae Victis” ne se trompe pas sur le scandale inattendu de ces paraboles et de ces miracles. Et dans la révélation qui le possède soudain n’intervient ni sa raison ni ses six sens. Il ne combat, ni ne raisonne, il se sait pris.

(59) 56. L’enseignement des paraboles : Aimez.

L’homme en proie à la souffrance et au doute ne peut se sauver que par l’oubli de soi (doctrine orientale) mais le meilleur moyen de s’oublier est de se donner. N’être plus pour mieux être, telle est la maîtresse clef des Évangiles. La morale du Christ est devenir.

L’homme ne peut aimer qu’en fonction de ce qu’il donne : – Que dois-je faire ? demande le jeune homme riche – Abandonne tes biens et suis moi ; plus tu donneras plus ton amour sera profond et grand. Mais le jeune homme hésita. Peut-être était-il de ceux qui croient que nous aimons en fonction de ce qu’on nous donne. Et Jésus s’en alla, tout triste.

À celui qui aime, rien n’est impossible. Il touchera les serpents en toute impunité, guérira les malades, ressuscitera les morts. Tous les miracles du Christ portent la marque de la puissance de l’amour. Il prend pitié de ceux qu’il va guérir. Et cette Pitié est le moyen de la guérison.

(60) 57. Le miracle gratuit. Espérez.

Le miracle est, essentiellement, échange : Tu espères en moi. Je t’aime. Par l’espérance ton corps est mien. Par mon amour mon âme est tienne. Il s’agit, à la lettre, d’une interpénétration.

Et c’est le sens – enfin – de la destruction de tous les miroirs : je me vois dans les yeux de mon frère.

D’où la loi seconde du miracle : s’unir. “Je donnerai mes pouvoirs, dit Jésus, à ceux qui se réunissent en mon nom”. Deux hommes qui ne sont qu’un soulèveront le monde.

À l’organisation de l’univers extérieur, se substitue sa destruction. Les gestes n’ont de valeur que par leurs prolongements. Il suffit à l’âme d’espérer pour que le corps soit guéri. Le monde tout entier n’est que tentative et évolution. Rien n’est impossible à l’homme qui s’oublie dans ce qu’il entreprend ; il peut marcher sur les flots.

(61) 58. Le sacrifice : Croyez en moi.

Mais l’amour ne demande pas un simple oubli de soi. Il veut le sacrifice, qui, tout autant qu’un don de l’âme, est un acquiescement de l’esprit. Les idées ne valent que par leur acheminements. Le calvaire ne prendra sa signification que plusieurs siècles après l’agonie. Jésus n’apporte pas des messages immédiats : comme Socrate, comme Jacob, comme tous les hommes-désirs il ouvre un chemin et le paie de sa vie.

Il suffit à l’âme de croire pour que l’esprit comprenne.

(62) 59. Le complexe de Saint-Paul. Les essais de synthèse.

Cela aurait pu être la défaite irrémissible des hommes-lois. Et cela l’aurait été si un centurion Romain, persécuteur des disciples du Christ, n’avait, un soir, sur le chemin de Damas, reçu cette illumination : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ?

La sobriété volontaire de mon exposé historique ne m’a pas permis de situer l’Empire Romain dans le chassé-croisé des morales. C’est que les Romains ne furent pas des créateurs. Leur métaphysique et leur philosophie devaient tout à la Grèce, leurs lois sociales s’apparentaient aux règles hébraïques. Tous les traits de la morale physique comme tous ceux de la morale intellectuelle se retrouvent dans leurs croyances. Leurs vertus jusqu’à la décadence sont : la force tempérée, la justice sage, la puissance courageuse. Soldat mais législateur, poète mais philosophe, conquérant mais citoyen, ce peuple-loi devait être tout naturellement pour le christianisme le pire ennemi. Et des Romains, le Centurion était le moins ouvert à la doctrine évangélique.

L’évangéliste de Paul est Saint-Luc : le plus politique des quatre. Il s’agit, écrit le père Didon lui-même, d’inspirer confiance aux païens. Quiconque lit les Épitres de Paul, immédiatement après l’Évangile de Saint-Jean, ne peut pas ne pas être frappé par la différence de ton des deux ouvrages. Paul réécrit la Bible dans le sens messianique, traite longuement du problème juif, s’attaque à l’Église de Corinthe, enfin commence d’établir les lois de la communauté.

Platon et Moïse revivent dans Saint-Paul ; du premier il possède le don de construction logique, du second le don de construction sociale.

J’imagine assez l’épouvante première du soldat devant les actes et les paroles du Christ. Cette vie de sacrifice qui ne laisse aucune place aux formes extérieures du Culte non plus qu’au développement syllogistique déroute son esprit. Heureusement pour lui, Jésus, ayant à choisir entre Jean qui le comprenait et Pierre qui ne le comprenait pas, choisit ce dernier comme base de son Église (cette église construite sur un homme comment serait-elle un édifice de pierre ?) Pierre et Paul sont faits pour s’entendre. Après leur passage il ne restera plus du message spirituel que ce qu’il en peut entrer (et qu’est-ce ?) dans une doctrine habilement ordonnée.

(63) 60. L’Église.

Pierre avait renié Jésus trois fois. Paul est guidé par la terreur que l’Évangile ne soit pas compris des Gentils. La mort du Christ n’a aucun sens : il lui en donne un ; certains actes, certaines paroles du Maître seraient pris en mauvais sens : il les expurge. Jésus n’avait prévu nulle dictature humaine, Paul y pourvoira. L’Eglise qui s’édifie sur le sang des martyrs aura ses Sacrements, son Canon liturgique. Plus tard, elle admettra le châtiment corporel et des sanctions nouvelles : l’ex-communication.

Et Dieu, une troisième fois, se transforme.

Il n’est qu’accessoirement la Force et la Sagesse ; essentiellement, il est Amour. Il ne dit plus à l’homme : “Crois en moi parce que tu vis et que ton existence ne peut venir que de moi”. Il ne dit plus : “Crois en moi puisque tu penses” – mais : “Crois en moi parce que tu m’aimes”.

Parallèlement, l’au-delà revêt un autre sens. Une seule chose est immortelle : l’âme. Plus de parfums et d’oasis, plus de conversations dans les Champs-Elysées. L’immortalité se résoud en présence (le Paradis) ou en absence (l’Enfer) de Dieu. Et dans l’au-delà, l’âme conserve sa vie particulière : le Devenir. D’où la nécessité chrétienne du purgatoire.

Cette belle construction résiste aux orages des hérésies, à la rivalité de constructions différentes, telles que celles de Luther et de Calvin. Elle se perfectionne d’âge en âge, se clarifie dans le sens dogmatique, gràce aux règles monastiques des saints, aux conciles fréquents. Elle trouve sa pierre de faîte dans l’infaillibilité du Pape.

(64) 61. La morale spirituelle.

Cependant, des hommes-désirs, sans souci de Saint-Paul ni de son Eglise tentent vers le Royaume de Dieu la joie promise. Les mystiques s’appliquent fidèlement à la destruction de la chair (jêune, flagellations, martyres), à la négation de l’esprit (Savonarole brûlant les livres et objets d’art en place de Florence). ([6])

Tolstoï est la dernière et l’une des plus hautes personnifications de la loi morale spirituelle.

 

LES REALISATIONS DE LA MORALE

(65) 62. Les vertus.

Comme pour les primitifs, la Force, la Justice et la Puissance, comme pour Platon, la Sagesse, la Tempérance et le Courage, les vertus chrétiennes sont des dons de Dieu. L’équilibre et l’intuition prennent sur ce troisième plan un troisième nom : la Grâce ; la Fatalité et la Destinée, ce nom : “la Providence”.

L’Amour est la vertu centrale. Les vertus secondaires sont la Foi (connaissance de la faute), l’Espérance (moyen de rachat).

(66) 63. Les réalisations artistiques.

Il n’est pas question ici de refaire le “Génie du Christianisme”. Mais ce que ce beau livre n’a pas assez montré, c’est la hardiesse de toutes les œuvres d’art chrétiennes. Par la primauté qu’il accorde à l’âme, le christianisme a renouvelé toutes les esthétiques : c’est le triomphe définitif de la beauté subjective sur la beauté objective.

Les constructions – Hardiesse, d’abord, dans les constructions. Audace de l’art gothique et de ces voûtes énormes maintenues en l’air, par quel miracle d’architecture ? Miracle aussi des vitraux et de leur vie lumineuse : la matière possédée d’une âme.

La musique. Le théâtre – La même passion anime les musiciens, les auteurs dramatiques. Ils osent décrire toutes les maladies de l’âme, ils en inventent s’il le faut. Mais de cette complexité naît une richesse extrême. Et combien les drames mêmes d’Eschyle nous apparaissent glacés à côté des Mystères, de Phèdre et d’Athalie, à côté – pourquoi pas ? – de nos comédies psychologiques modernes. L’erreur de Châteaubriant a été de se contraindre à l’étude seule des écrivains chrétiens. Il n’a pas voulu admettre (et pourtant, de ce fait, il était lui-même un exemple) que croyants et non-croyants vivent depuis deux mille ans, consciemment ou non, dans une ambiance spirituelle.

La peinture et la sculpture – Art, pour tout dire, plus mystérieux. Les sculptures grecques dans leur nudité n’avaient que cette chose à nous apprendre : leur beauté. La lumière et l’ombre, les plis des étoffes, le mouvement pudique du bras, l’incertitude de l’élan, autant d’éléments de recherche dramatique, de beautés mouvantes.

Les lettres et la poésie – Tout l’art chrétien se présente d’abord comme une énigme. Tout homme devient Œdipe. Mais le Sphinx qui l’interroge est au dedans de lui. Et quoiqu’il dise et quoiqu’il chante, ses paroles ne peuvent que recouvrir l’angoisse d’une réponse vainement cherchée. L’homme n’écrit plus pour faire de la beauté mais pour se délivrer d’un secret qui l’étouffe et qu’il ne connaît pas. De Villon aux Surréalistes, de Tristan et Yseult à Madame Bovary, de Shakespeare à Anouilh, la littérature de l’Occident est un effort à n’écouter que l’âme.

(67) 64. Les réalisations scientifiques : le sacrifice et la science

De même, la science née de la pensée chrétienne porte la marque d’une supériorité de la vérité subjective sur la vérité objective. Dans la science, les chrétiens voient un moyen d’accomplissement. Ils créent pour créer.

Les hébreux eussent rejeté cette conception comme nuisible à l’individu. Et qui peut prouver, en effet, qu’elle donne à l’homme contemporain plus de plaisir que n’en connaissait l’Egyptien du Ve siècle avant J.C. ? Effets des gaz, des bombardements, de la vitesse, de la lumière électrique – pour ne parler que des effets connus…

Les Grecs l’eussent rejetée comme indigne de l’esprit. Et cette attitude eut témoigné de bon sens, puisque nos découvertes nous contraignent peu à peu à nier toute loi, à fortiori les brillantes classifications grecques. On ne pouvait voir clair dans le monde qu’à la condition de ne pas y regarder de trop près. ([7])

Ainsi cette science à la poursuite de laquelle les hommes se vouent apparaît au moraliste sensuel comme au moraliste intellectuel la plus tragique des erreurs, puisqu’elle nous éloigne également et du plaisir et du savoir.

Que nous reste-il ? La joie de la création. Pour nous la vie redevient périlleuse et secrète. Nous sommes en marche et ni le sacrifice de notre bien-être, ni celui de notre raison ne semble devoir nous arrêter. Nous avons découvert la terre, la vapeur, l’électricité, le radium, – aujourd’hui, nous pouvons désagréger l’atome. Nous avons pris le problème par l’autre bout, et pour comprendre la matière nous ferons sauter le monde. L’homme se confond avec l’univers.

(68) 65. Explication de ce progrès. La théorie de la souffrance.

L’homme qui craint la souffrance ne peut être créateur. Toute création suppose une renaissance. Et toute renaissance est œuvre de douleur.

Douleur physique, car il n’est pas question d’établir une hygiène à l’instant de la découverte. Le feu de la passion emporte dans son élan les misères de la chair mais il use le corps ; et, lorsqu’il est éteint, les misères négligées deviennent plus cruellement sensibles.

Souffrance intellectuelle, car toute œuvre prend naissance dans le doute. L’inventeur est pareil à quelqu’un qui gravit une roche et qui avance pied à pied sans savoir si sa main ne va plus rencontrer l’anfractuosité providentielle.

Les morales précédentes étaient trop égoïstes, trop préoccupées du plaisir et du bonheur de l’homme pour autoriser d’audacieuses recherches dont on ne sait pas, alors même qu’on les tente, jusqu’où elles peuvent conduire et l’esprit et le corps ([8]).

Il fallait, pour que fut possible cette recherche ardente, une morale qui fit de la souffrance un moyen de salut.

(69) 66. Négation du temps et de l’espace.

Les sensuels sont esclaves de l’espace, les intellectuels du temps. L’âme ignore l’un et l’autre.

Spirituellement, l’univers devient une espèce de chaos sans durée sur lequel l’âme a tout pouvoir. La Anciens avaient trop le respect des choses extérieures (jusqu’à les diviniser) et les Grecs trop la volonté d’un ordre pour ainsi pétrir au gré de l’amour la matière et les éléments.

La certitude que tout était possible dans le monde réel transforma certains hommes en creusets à passion. On voulut découvrir les mers, les terres et le ciel. On voulut fabriquer de l’or. On voulut, dans tous les domaines, aller jusqu’au bout de l’imaginable, approfondir les secrets des consciences, guérir les moribonds, et vaincre la durée.

Sur l’assurance que la Foi lève les montagnes, on voulut tout réinventer, l’art de la guerre et la politique, les aptitudes du corps et le langage. La sagesse tempérée des Jeux Olympiques grecs devint la furie des records sportifs qui laissent à trente ans le champion exténué. Et les petites batailles pour le sort d’une province devinrent des guerres mondiales.

 

L’ECHEC

(70) 67. La douleur n’est pas vaincue.

Et voilà que le temps arrive où cet effort aussi se solde par un échec.

Pas plus que les morales précédentes, celle-ci n’est venue à bout de la souffrance physique. Elle a du, par lassitude, l’admettre comme moyen de rachat. Mais, en fait, elle l’a rendue plus inévitable encore.

La morale est impure. Ce dont témoignent :

Dans l’Evangile : les étonnantes paroles du Christ : “Ce qui souille l’homme ce n’est pas l’aliment mais la parole seule”. Le crucifix.

Dans le christianisme : les ascèses, les lois monastiques édictées à l’encontre de la plus élémentaire hygiène.

Dans le catholicisme : la confession, comparée à la purification par l’eau des Anciens.

Dans la vie moderne : l’interdiction des soins corporels excessifs et la terreur de la nudité, dans les pensionnats religieux, l’élimination des problèmes sexuels dans les livres “bien pensants”, etc.

Cette indifférence à l’égard de la chair, cette volonté d’inadaptation, jointes à l’espérance entretenue de toutes les joies dans le ciel, mène, aussi sûrement que la tempérance grecque, au plus impur des vices physiques.

Cet élan de l’âme à quoi tend toute la morale, dans les instants de “perte de vitesse” se satisfait charnellement sous la forme du pêché dit “mignon” : la gourmandise. L’attrait que la table exerce sur certains prélats, sur le prêtre de campagne…

(71) 68. L’esprit est atrophié.

Pas plus que la morale intellectuelle celle-ci n’est venue à bout de la misère humaine. Mais par la foi en une “récompense” divine, elle a développé dans l’esprit une intelligence incertaine, un besoin vague “d’autre chose” qui n’est que de l’envie.

La morale est illogique (irrationnelle), ce dont témoignent :

Dans l’Evangile : l’Enfant prodigue, l’ouvrier de la douzième heure, l’agneau perdu, etc…

Chez les mystiques : Savonarole, Saint-Jérôme et sa crainte des livres impies, etc…

Dans l’Eglise catholique : les mystères. La mise à l’index de toutes les œuvres contraires au dogme, etc…

(72) 69. Le désespoir.

Enfin et surtout, en plaçant l’homme sur le plan du devenir, cette morale lui interdit à la fois la jouissance de l’instant et la satisfaction de sa propre continuité. L’homme n’est plus que par son mouvement. Dans les heures où le corps et l’esprit, par fatigue, ne peuvent plus suivre l’âme, la morale laisse l’homme en proie à une souffrance pire que le doute et la douleur : le désespoir.

Je prononce et j’écris à dessein ce mot parce que, depuis quelques années, les moralistes chrétiens prétendent opposer leur morale à l’effrayante incohérence des œuvres modernes. Ils dressent Jésus contre Sartre et Camus. Ils disent : “voilà ce qui attend les incroyants. Il faut croire ou désespérer”. Mais ce qu’ils taisent c’est que personne jamais n’a entendu dire que Socrate ou Moïse fut mort de désespoir. Le désespoir est une souffrance absolument inconcevable pour quiconque n’a pas été baigné par le courant spirituel. Et c’est une des gloires de Rimbaud d’avoir osé écrire : “Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trompez en me livrant à la justice. Je n’ai jamais été de ce peuple-ci ; je n’ai jamais été chrétien ; je suis de la race qui chantait dans les supplices…”. Sa gloire et son tourment, car il était chrétien et n’était pas de la race de ceux qui ne vivent que pour la vie, n’était pas une brute.

(73) 70. Introduction de la métaphysique.

Quelqu’un a-t-il parfois rêvé de cette hypothèse : que le Christ, au lieu de donner les clefs à Pierre, les ait données à Jean qui ne vivait que d’amour ?([9]). Mais il fallait, encore une fois – la dernière – que l’homme-loi l’emporte sur l’homme-désir. Il fallait, une fois encore, que l’invention d’un dieu faussât le problème humain.

(74) 71. Aboutissement de la morale : le bigot.

Dégénérescence qui a pu faire dire à Nietzsche : “Religion d’esclaves”, jugement combien erroné lorsqu’on considère les réalisations de la morale, cette découverte de la passion ! Mais combien vrai lorsqu’on étudie le chrétien moyen de nos jours. Il ne lui manque que l’essentiel de sa morale : le sacrifice. La loi d’amour exige le don. En refusant le don, l’homme a dénaturé les vertus spirituelles.

L’espérance n’est plus qu’une prostration stupide dans l’attente du miracle. Devant moi, une mère s’écriait sur le cadavre de sa fille : “Mon Dieu pourtant j’ai tellement prié !”. Cette pauvre femme ne savait pas que l’espérance doit être action. Des miracles, nous en voyons chaque jour : dans l’activité du laboratoire, dans la lutte de l’être contre sa maladie, dans l’ascension des hauts sommets. Mais pour ressusciter un mort, quel don de soi prestigieux, quelle offrande de passion doit être nécessaire dont cette mère n’avait ni l’aptitude, ni la volonté !

La Foi qui donnait à Thomas d’Aquin une philosophie, guidait Pasteur dans ses recherches, amenait les martyrs à vaincre sans tuer, qu’est-elle devenue ? Une phrase dans un livre.

Le bigot – c’est ce vieillard à demi-sourd et plus qu’au quart aveugle qui dit “Mon Dieu ! Mon Dieu !” toute la journée et cultive en lui une âme inutile, ou plutôt, car il n’a plus d’âme, le creux de son cœur où il la situe – où elle fut avant de s’être liquéfiée dans toutes ces larmes qui, pour tout et pour rien, humidifient ses yeux.

 

CONCLUSION

Tournons la page. “Monsieur Prudhomme est né avec la Christ”. ([10])


Cinquième partie
LES FONDATIONS

I
INTERPRETATION DE L’ECHEC DES MORALES

(75) 72. Faute des hommes-loi.

Si maintenant j’étudie, avec le recul nécessaire, les échecs des trois grandes morales, il m’apparaît qu’ils sont si semblables dans leurs conséquences que je suis en droit de leur donner une même cause.

Cette cause, des hommes la cherchent depuis plusieurs siècles, des êtres que leur caractère “dionysiaque” amenait à se méfier des lois. Il était naturel qu’ils imputassent l’échec des grandes morales humaines à l’introduction en elles de règles dogmatiques.

Telle fut l’origine du mouvement d’analyse subjective qui, parti de la Renaissance, se prolonge jusqu’à nous et s’oppose en tous ses termes à la méthode ancienne de synthèse objective.

(76) 73. Primauté de l’homme-chercheur.

Parmi ces hommes qui furent légion, trois paraissent avoir joué les rôles de chefs de file et mériter, à cet égard, une étude particulière :

DESCARTES crée le subjectivisme intellectuel et bat en brèche le “monde des idées” de Platon.

Jean-Jacques ROUSSEAU crée le subjectivisme sensuel et bat en brèche le monde social dont l’ancêtre fut Moïse.

LUTHER crée le subjectivisme spirituel et bat en brèche le monde théologal.

Qu’ont apporté ces hommes à la libération de l’homme ?

(77) 74. Descartes : l’analyse subjective intellectuelle.

Descartes avait préconisé, pour vaincre les difficultés logiques, “de les diviser en autant de parties qu’il serait nécessaire pour les résoudre”.

Jamais conseil ne fut mieux suivi. Nous avons vu les sciences se préciser ; de la médecine, naître la chirurgie, l’esthétique, l’étude des maladies ; de cette dernière, la psychiatrie, la neurologie, les spécialisations de l’œil, du cœur, des poumons. De la physique sont sorties l’optique, l’acoustique, la dynamique, l’électricité, etc. Et chacune de ces études croit représenter le monde. Pour le biologiste, le problème est tissu organique ; pour le mathématicien, il est nombre ; pour le physicien, il est énergie ; pour le psychologue, sentiment. Mais cela n’était rien encore : dans chaque science, des centaines de chercheurs réordonnent chacun le monde. Pour ce biologiste, la vie est aquatique ; pour cet autre, aérienne. Pour ce psychologue, toute connaissance vient de l’expérience et pour cet autre, de la raison. Tour à tour, l’univers est résolu dans le sens : d’un aspect trompeur de la réalité, de l’expression d’une règle intérieure, d’un élan vital, d’une représentation. Où deux mots se heurtent, une théorie naît.

Les parties ne manquent pas : nous demandons un tout.

Descartes était parti du doute. À la fin de son ère, c’est au doute que nous sommes revenus. le dogmatisme de Platon ou l’aveu d’impuissance d’Einstein ? Je refuse de choisir.

(78) 75. Rousseau : l’analyse subjective sensuelle.

Le plus sincère, Jean-Jacques, fut de tous ceux qui crurent servir la morale, l’homme qui l’a le plus desservie. Le plus innocemment fautif. Chantant la passion sans règle et la seule conscience intérieure, il a créé l’esprit de révolte et l’égotisme satisfait. Sans donner les moyens de se construire une conscience, il a donné la règle de n’écouter qu’elle.

Sa “Nouvelle Héloïse” est la grande responsable du mouvement romantique français où l’homme n’a jamais été si loin de se connaître. Tandis que les foules, armées de son “Contrat Social” et lasses d’une morale sans justice, prétendaient instituer une justice sans vertu.

Quant à sa théorie de “l’homme naturel”, qu’en dire ?

“Vérité en deça des Pyrénées, erreur au delà”. Montaigne, bien avant Pascal, s’était diverti à établir le catalogue des coutumes. Le catalogue, depuis, a triplé de volume. les habitants de la Terre de Feu et de l’Extrême Nord n’ont-ils pas aussi leur témoignage à apporter ? Et les polyandres de Gobi ? Et les faciles jeunes filles de Tahiti ? Et les cruels papous ? Et les tendres autochtones de Sicile ? Est-il une faute, un crime, – y compris celui de manger la tête de son père, – qui ne soit glorifié en quelque point du globe ? Ici, le voleur est porté en triomphe et là jeté aux fers. Ici, une femme vivante suivra sur le bûcher le corps de son époux et là une femme changera, dans le cours de sa vie, jusqu’à vingt-cinq fois de mari légal.

Où est dans tout cela la “morale naturelle”, la “voix de la conscience” ? En quoi le dévot qui croit obtenir son salut en jeûnant le vendredi est-il moins naturel que le nègre d’Afrique qui prétend l’obtenir en jouant aux osselets avec le squelette de son ennemi tué ?

Les suicides et les morts violentes dont les œuvres de Jean-Jacques ont été responsables répondent à cette question.

(79) 76. Luther : l’analyse subjective spirituelle.

J’ai assisté, il y a quelques années, au prêche d’un adepte d’une secte protestante ; je ne sais plus laquelle. Cela se passait dans l’arrière-salle d’un café. Étaient venues là, surtout, des vieilles femmes, épileptiques, mangées de tics, que l’adepte devait guérir, après son prêche, par l’imposition des mains. Nous chantâmes des cantiques et lûmes l’Évangile. Il n’y eut pas de guérison. Une femme me dit qu’elle en avait vu, à d’autres séances. Il est possible qu’il y en ait eu : partout où l’homme croit, il y a miracle. Là n’est pas la question, mais que je sortis de ce lieu découragé. Il me semblait que j’y avais vu ce qu’il peut y avoir de plus affreux en ce monde : une foule de désespérés jetés de doctrine en doctrine, revenus aux superstitions les plus humiliantes de l’âge du bronze, de ces hommes qui raillent la croyance en l’Immaculée Conception et tremblent de devoir passer sous une échelle.

Telles ont été les conséquences lointaines des premières hérésies. Tels sont les êtres que Luther a le droit de reconnaître pour les siens.

(80) 77. L’argument de la durée.

Qu’écrire d’autre sur ces recherches ardentes, sinon que leur peu de durée témoigne contre elles. Descartes est encore vivant qu’on discute son argumentation sur la pensée des bêtes. Lors de l’affaire des Princes, Luther se dément lui-même. Le XVIIIe siècle avec Fontenelle et Bayle, Buffon et Montesquieu, Diderot et Condillac, semble connaître le dernier point de l’enchevêtrement. Mais le XIXe le dépasse : sur Gœthe inachevé, Kant pose son postulat ; Nietzsche détruit Schopenhauer qu’il adorait. La France entend, au même instant, les voix contraires de Babœuf et de Chateaubriand, de Maistre et de Musset, de Lacordaire et de Fourrier, de Renan et de Hello. Tandis que, de Darwin aux Victoriens, les philosophes anglais se taillent des univers où, tour à tour, l’homme est singe et roi.

Il y a quelques années, on pouvait voir Alain se contredire d’un ouvrage à l’autre. Les livres de philosophie étaient devenus si nombreux et si vains que nul ne les lisait, hormis des étudiants hagards. Ceux qui font métier de penser ne s’entendaient plus sur rien si ce n’était la négation de la morale.

(81) 78. L’amoralisme.

Cette attitude, assurément, se comprenait. Sur l’ébauche d’une morale universelle, les hommes-chercheurs, comme les hommes-loi, se cassaient les dents. Et ces deux seules méthodes étant connues : le subjectivisme analytique et l’objectivisme synthétique, on ne voyait rien au delà.

Il apparaissait ainsi que la cause trouvée aux échecs des trois grandes morales n’était que secondaire et qu’il existait une cause organique dont le mystère demeurait entier.

Autrement dit, il était possible que le Mont Sinaï fut responsable de la faillite de la morale physique, mais il apparaissait aussi que cette morale se fut effondrée sans Moïse ni Mahomet parce qu’elle n’était qu’une morale sensuelle. Il était possible que le Lycée fut responsable de la faillite de la morale intellectuelle, mais il apparaissait aussi que cette morale se fut effondrée sans Platon ni Aristote parce qu’elle n’était qu’une morale rationnelle. Il était possible que les Conciles fussent responsables de la faillite de la morale spirituelle, mais il apparaissait aussi que cette morale se fut effondrée sans Saint Paul ni Augustin parce qu’elle n’était qu’une morale mystique.

Une telle position nous introduisait à l’amoralisme.

(82) 79. Etat présent de la morale.

Aussitôt, on proclame le problème résolu, et chacun se jette sur ce nouvel os. Il n’était à cette solution qu’une brèche : c’est que l’amoralisme n’existe pas. L’homme n’a jamais été moins libre qu’aujourd’hui. De la tutelle de l’Israëlite, du Grec et du chrétien à l’esclavage de l’homme moderne, il n’y a d’autre différence qu’entre celui qui n’obéit qu’à une morale et celui qui obéit à toutes.

L’amoralisme, ou ce qu’on a appelé de ce nom, n’est, au vrai, qu’une confrontation de morales. Soit qu’il s’agisse d’un conflit permanent entre la morale rationnelle et la morale mystique, comme dans le Faust de Gœthe ; soit qu’il s’agisse, comme dans les œuvres de Nietzsche, de ce même conflit retourné ; soit qu’il s’agisse, enfin, comme dans “L’Immoraliste”, “Les Caves du Vatican”, “Les Nourritures Terrestres”, “La Porte Étroite”, du conflit habilement nuancé entre une morale mystique et une morale sensuelle, cette fameuse destruction est très loin de détruire.

Je ne sous-estime pas la nécessité où nous étions de lire de tels ouvrages. Cette confrontation a plus servi la cause de l’humanité que dix mille ans de moralisme formel. Mais enfin, quel que soit le mérite qu’on reconnaisse à ces découvreurs courageux, il faut dire qu’il n’est pas celui dont ils se paraient, tout au contraire ; et que nulle thèse, si dogmatique fut-elle, n’avait offert à l’homme des images plus cruelles de sa dépendance morale. Loin de prouver que l’homme pût vivre sans éthique, ils ont démontré clairement qu’une règle lui est nécessaire, et que son malheur est né de la pression sur lui de trop de règles contradictoires.

(83) 80. La cause organique.

Ces travaux et ces œuvres ont eu, au moins, une conséquence : la démonstration de la cause organique à quoi était dû l’échec des morales. Cette cause est que, dans leurs applications, sinon dans leur dogme, toutes les morales édifiées ne situaient l’homme que sur un plan. Découverte d’une portée incalculable, puisqu’elle conduit à poser le problème de La Trinité de l »Être Humain

(84) 81. Au fond de l’Inconnu pour trouver le nouveau…

Certes, il est évident que, dans l’état actuel des connaissances, le héros, le sage et le saint ne peuvent coexister dans le même individu. Mais le rapprochement de ces trois sommets et le sentiment qu’au regard de cette Trinité, le héros, le sage ou le saint paraîtrait inachevé, pour tout dire : inhumain, sont déjà d’immenses conquêtes.

Que, pour réaliser une telle perfection, soit nécessaire la transformation, le renversement des principes, des dogmes, des croyances, des habitudes de vivre et de penser ; et qu’il y faille une soudaine évolution, non seulement de la philosophie, mais des sciences appliquées, des conditions de vie, de l’économie politique et de la conception générale de l’homme, nul plus que moi n’en est persuadé.

Reste à savoir si le moment n’est pas venu, en effet. Et si ce que d’aucuns appellent l’impasse des recherches humaines ne constitue pas la route inédite qui, par les voies du ciel, des murailles et des fleuves, nous introduit à la

Quatrième dimension.

 

II
UN ÉLÉMENT NOUVEAU : LE TEMPS

Ignorer, c’est ne connaître que l’apparence. Dans ce sens, j’ai le droit d’écrire que les moralistes ont toujours ignoré le Temps.

 

(85) 82. Les vieilles catégories : Passé, Présent, Avenir.

Celui qui juge de l’extérieur des choses méconnaît les choses. Celui qui dit : “Le soleil se lève, monte, descend, se couche” et ne voit rien au delà ignore ce dont il parle. Ainsi, celui qui dit : “Le Passé, le Présent, l’Avenir” ignore le Temps ou ne le connaît que dans la mesure, très exactement, où connaît le soleil celui pour qui l’astre est un cercle jaune ou rouge qui se rapproche et s’éloigne de la terre.

Expliquez à cet homme que le soleil n’est pas un cercle, qu’il n’est ni jaune ni rouge et que, s’il n’est pas immobile, son mouvement n’est pas celui qu’il imagine, il criera au mensonge, au paradoxe, à la fantaisie. Il dira que vous niez le soleil. Pourtant le soleil existe, mais sous une autre forme et d’après d’autres lois. mieux : ce n’est que son apparence vaincue qu’il revêt, vraiment, une existence. Et ce qui semblait le prouver était précisément ce qui le détruisait (car n’est-ce pas détruire un être que le restreindre à son image ?).

C’est ainsi que le présent, le passé et l’avenir sont des illusions nées de la troisième dimension. Et c’est ainsi que ces illusions, jusqu’à nos jours, ont entretenu notre ignorance du Temps.

(86) 83. Le Renouvellement et le Changement.

Pour l’homme physique, le temps possède deux aspects : “Ce qui était là et s’y trouve encore”, “Ce qui n’était pas là et y apparaît”. Il ne connaît le passé que par le renouvellement : “J’ai déjà fait tel geste, respiré telle fleur”. Il ne connaît l’avenir que par le changement : “Je n’ai pas…, etc…”. Quant au présent, il l’ignore puisqu’il y vit sans cesse. Ou plutôt, le présent lui-même n’emprunte que l’un ou l’autre des deux aspects.

S’il connaît le passé, ce n’est que dans la présence par la tradition. Et c’est dans la présence qu’il connaît l’avenir par le pressentiment. Cela vient de ce qu’il ne sait que deux existences : lui – et l’autre ; et l’Autre est toujours celui qui est là.

(87) 84. La Représentation et l’Evolution.

Le monde intellectuel est différent. Pour l’esprit, le temps est essentiellement ce qui se continue ; c’est à dire, puisque le présent est discontinuité et l’avenir inconnu, ce qui est du passé. Mais, parce que le passé est le monde de l’esprit, l’esprit ignore le passé en tant que tel. Et celui-ci ne lui apparaît jamais que sous la forme d’une représentation (percevoir, c’est se souvenir) ou d’un travail de construction, nécessairement évolutif.

Par la représentation, l’esprit prend conscience du présent ; par l’évolution, il comprend l’avenir. Il ne peut être question, ici, bien sûr, que de son propre passé et de son propre avenir, puisque l’esprit ne connaît que deux existences : lui en tant que sujet et lui en tant qu’objet, et que l’un et l’autre ne sont pensables que si, déjà, ils sont dans le plan de la continuité.

(88) 85. La Situation et la Projection.

Pour l’âme, enfin, le Temps c’est ce qui devient et donc, puisque le passé est révolu et le présent statique, l’avenir.

L’âme, vivant dans l’avenir, ne connaît de lui que deux aspects : ce qui le porte en germe et ce qui l’a prévu. La situation et la projection apportent à l’âme le témoignage constant et sans cesse nouveau de ce qui sera. La situation lui donne la valeur actuelle de ses aptitudes, la projection, la valeur arbitraire de son vouloir.

Mais l’un et l’autre sont des vecteurs. Et, comme tels, leurs existences demeurent liées à leurs élans. Je veux dire qu’un vecteur sans but ne s’imagine pas. Et dès qu’il y a élan, il cesse d’y avoir lui ou moi. Il y a toi vers qui je vais. C’est ainsi que l’âme ne connaît que deux êtres : le point de départ et le point d’arrivée.

(89) 86. Essai d’humanisation du Temps.

La Présence. La Continuité. Le Devenir.

L’être n’existe que par des contraires qui coexistent en même temps que lui. Les êtres simples n’ont pas d’autre existence : ce ne sont que des créations de l’esprit.

Le Temps est parce qu’il n’est pas simple.

La Présence n’est qu’une discontinuité qui devient : le devenir la discontinue et la continuité l’immobilise.

La Continuité n’est qu’une présence qui devient : le devenir “l’absente” et la présence l’immobilise.

Le Devenir n’est qu’une présence qui se continue : la présence le discontinue et la continuité l’absente.

L’image classique du fleuve illustre cette complexité. Le temps est un fleuve dont la continuité est le lit, le devenir le cours, une vague la présence. Il reste bien entendu que ceci n’est qu’une image. Mais assez riche en ce sens que le cours du fleuve et ses remous ont créé son lit, que le remous naît de la contrainte du cours par les berges, et que ce cours lui-même sera formé par les vagues et bordé par les rives. ([11])

Cette simultanéité et cette dépendance entre eux des trois éléments du Temps font non seulement son existence réelle, mais encore, indubitablement, l’existence de tout ce qui est . La pierre, la fleur, l’animal, l’homme n’ont d’existence que temporellement, et les échecs répétés des morales, quelles que soient les causes secondaires qu’on puisse donner, n’ont d’autre origine que la création de mondes actuels, arbitraires ou dynamiques où le temps n’a pas place.

(90) 87. Illustration : le Temps Créateur.

La première preuve de l’existence est la complexité, la seconde est la création. De sorte que toute existence apparaît comme une complexité active. Et les deux termes sont si étroitement liés que, dans le monde intellectuel où les êtres simples apparaissent sous forme de fictions, les fictions ne portent un germe créateur que dans leur dualité (ou antinomie). Loi énoncée tout au début de cet ouvrage sous l’appellation de loi d’obstacle.

Après avoir prouvé l’existence réelle du Temps par sa complexité, il me faut donc la prouver à nouveau par sa valeur créatrice.

Les exemples connus : le métier à cartons perforés inventé en quelques années par Basile Bouchon, Falcon, Vaucanson et Jacquard ; Romas et Franklin découvrant presque le même jour le cerf-volant électrique ; Newton et Leibnitz trouvant simultanément le calcul infinitésimal, etc…, ont, depuis longtemps, illustré la formule populaire : “Il y a quelque chose dans l’air”. Il semble de plus en plus certain que les idées de Rousseau, de Voltaire, d’Alembert , de Diderot furent, malgré leurs contradictions ou à cause de ces contradictions même, la création du temps 1730-1760. Nous avons eu l’esprit 1830, l’esprit 1900. Inutile d’insister, tout exemple que je pourrais donner serait moins probant que celui qui se développe sous nos yeux.

Ne voyons-nous pas, au même instant :

l’existentialisme

des philosophes, ayant rejeté toutes les vieilles doctrines, se solidariser dans cette attitude de A. Camus : “L’absurdité est une passion, la plus déchirante de toutes” et chercher, avec Sartre, “une dualité entièrement fictive entre le moi d’une part et des structures parasitaires d’autre part” (Gabriel Marcel) ?

le surréalisme

des écrivains conduire le roman dans un univers comportemental et des poètes dans un monde surréaliste, dans le but avoué de partir d’un réel morcelé à l’extrême, par conséquent absurde, pour donner de la vie une illustration plus proche de la vérité ?

la physique nucléaire

des savants reconnaître, avec Louis de Broglie, que l’idée de “complémentarité” introduite par M. Bohr dans la physique nucléaire pour expliquer la double nature corpusculaire et ondulatoire des atomes conduit à penser “qu’une même réalité peut se présenter à nous sous deux aspects qui, au premier abord, paraissent inconciliables, mais n’entrent jamais en conflit direct. Quand, en effet, l’un de ces aspects s’affirme, l’autre s’estompe dans la mesure exactement suffisante pour qu’une contradiction soit toujours évitée”, ce qui est la destruction même du premier principe sur lequel est construit notre univers actuel : A.=.A, et fait pénétrer la science, comme les lettres et la philosophie, dans le champ de l’absurde ?

le Marxisme

des politiciens se dévouer à une doctrine qui allie contradictoirement des mesures révolutionnaires et des théories utopiques, introduisant cette même absurdité dans le domaine politique ?

Ne comprend-on pas, enfin, que ces positions recouvrent :

1°) l’angoisse d’un temps où ne sont plus applicables des méthodes périmées et le désespoir de vivre sans méthode ;

2°) le désir d’écarter des murs, de changer de sphère ; l’attente du prodige ;

3°) la découverte accélérée de secrets étranges et l’invraisemblance de cette découverte ;

4°) le souci de ne plus travailler pour “l’élite”, mais pour tout homme qui vive.

Et, surtout, animant ces différentes tendances, la théorie encore inconsciente de coexistence des contraires.

Et ne semble-t-il pas vraiment que le Temps est venu ?

 

III
LA METHODE DES SURCAUSES

“Tout est la vie – la vie dans la vie – la plus petite dans la plus grande et toutes dans l’esprit de Dieu”.– Edgar Allan Poe

Les philosophes n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter le monde de différentes manières. Il s’agit maintenant de le transformer”. – Karl Marx.

“Pourrons-nous connaître la réalité physique d’une façon objective, c’est-à-dire indépendante des moyens employés pour la connaître ?…A cette question, la réponse donnée par la Physique actuelle est négative” – Louis de Broglie

(91) 88. L’esprit du siècle.

Cette confrontation des tendances modernes de la poésie, de la science, de la politique et de la philosophie nous annonce, tout autant qu’à un carrefour, quatre poteaux qui indiqueraient que les quatre routes mènent à Rome, d’une part, que l’avenir est en germe dans tous les esprits et qu’il serait vain de songer y échapper ; d’autre part, que, pour comprendre cet avenir et accomplir le chemin promis pour y atteindre, toutes les méthodes connues sont inefficaces.

Règne de l’absurde, dira-t-on avec mépris : c’est l’attitude de l’homme-loi, le “rien ne va plus”, l’opposition farouche des hors-siècle. Ce qui est absurde dans un monde à trois dimensions ne l’est plus dès que trouvée la quatrième. L’absurdité qui donne les joyaux Valériens, permet la désintégration de l’atome, fait évoluer l’Europe vers un régime où démocratie, aristocratie et autocratie existeront simultanément, une telle absurdité vaut bien qu’on s’y arrête, non seulement parce qu’il serait vain de s’y dérober, mais parce qu’il apparaît que d’elle seule dépend la libération de l’homme.

(92) 89. Les exemples illustres.

D’ailleurs, nous n’inventons rien.

Certes, l’échec de la science 1900 et celui de la morale conventionnelle nous autorisent à nous défier de leurs méthodes. Des principes qui conduisent aux bûchers de Florence et à l’Inquisition espagnole, à la roue de la place de Grève et la guillotine n’aideront jamais au progrès de l’humanité. Pas davantage, une méthode qui conduit aux super V3.

Et, cependant, n’est-il pas étrange que, malgré ces terribles erreurs, l’humanité soit en progrès constant ? La Morale que nous évoquions par le massacre des Albigeois, n’oublions pas que nous lui devons Socrate et Jésus. Et cette Science que nous accusons, avec justice, de millions de morts, c’est à elle cependant que nous devons, entre autres choses, le vaccin et l’électricité, le phonographe et l’infrarouge, le radium et l’aéroplane.

Il n’y a pas là contradiction. Les méthodes de recherche des causes et de souci des conséquences, prises isolément, sont mauvaises et doivent être rejetées. Ce n’est ni à l’une ni à l’autre que nous devons Socrate et la dialectique, Edison et l’électricité. Ce n’est à aucune des deux que nous devons les résultats immenses du Progrès.

Je prétends que ces hommes, si peu nombreux qu’on les compterait sur ses doigts : “Euclide, Pythagore, Archimède, Paracelse, Léonard de Vinci, Newton, Pascal, Volta, Pasteur, Ampère, Edison, Curie…” et ces autres, moins nombreux encore : “Confucius, Socrate, Jésus…” ont appliqué, chacun dans son domaine, une méthode que personne, pas même eux, n’a songé à codifier. Cette méthode consiste dans l’explication de l’acte par ses conséquences, ce qui est aussi loin de la justification de l’acte par ses conséquences que de son explication par ses causes.

Edison découvre le secret de la lampe électrique en cherchant un filament (fibre de bambou) tel que sa carbonisation soit assez lente pour autoriser la lumière. Celui-là et pas un autre. Le Tungstène qui remplace cette fibre fut obtenu d’après la même méthode, par un progrès de la technique dans le sens de la réalisation recherchée. ([12])

Or cette technique que j’oppose à la morale dogmatique et à la science causale, nous la trouverions non seulement à la base des grandes inventions de ce siècle (la découverte par Louis Lumière du dispositif qui, permettant d’appliquer la persistance de l’image dans la rétine, autorise le cinématographe) mais aussi à la base des grandes découvertes morales.

Le Christ cherchant le remède aux maux spirituels des hommes refond l’univers par la découverte (ou l’invention) de l’amour. Mais l’amour est une clef de cire qui s’adapte à toutes les serrures.

Je nomme Méthode des Surcauses cette méthode de synthèse subjective et je m’en explique.

(93) 90. Méthode synthétique.

La première nécessité de la synthèse est qu’elle seule tend les énergies vers un but précisé ; la seconde est qu’elle seule hiérarchise les conjectures mentales autour d’idées maîtresses ; la troisième est qu’elle seule présente l’intérêt pratique parce que seule elle est constructive.

(94) 91. Méthode subjective.

Cependant le philosophe ne peut construire utilement qu’en ne débordant pas le cadre de ses expériences. La vérification immédiate de ses théories, lui seul est en mesure de la faire sur lui-même. Il faut qu’il apprenne à sourire des formules ; qu’il les contredise l’une par l’autre, jusqu’à ce point où l’antinomie, flagrante, apparaît et devient absurde ; qu’il laisse dormir, alors, l’inexplicable en lui sans choisir délibérément un seul des deux termes aux dépens de l’autre. L’intuition jaillira quand il s’y attend le moins, éclairant les deux termes, faisant sourdre de leur choc la flamme qui sera sa vérité.

Enfin, il faut que nul ne dise : “cette cure m’a sauvé. Elle te sauvera”, mais qu’il dise : “Voilà quel était mon mal et voilà comment je m’en suis guéri. Et maintenant, quel est le tien ?”. Le Christ ne parlait pas à la femme adultère comme au sage Nicomède. Et Gide écrivait ce mot que nous devons méditer : “Que mon livre t’enseigne à t’intéresser plus à toi qu’à lui-même.”

Le moraliste que nous souhaitons, c’est le “moraliste indélicat” qui n’applique pas pour lui les règles qu’il enseigne. Mais seule la connaissance approfondie d’un être peut autoriser cet oubli de soi. Et c’est ainsi que nous pouvons retrouver à la base des techniques – l’indispensable amour. Alors seulement une théorie – toute théorie – prendra un sens humain.

(95) 92. Servir.

Telle fut la méthode du bon rebouteux, la méthode de Socrate, la méthode de saint François de Salle et de saint François Xavier.

Telle est la méthode que j’ai souhaité employer. Plus mon éthique sera formelle comme une géométrie et proche de moi comme un poème, moins je serai éloigné de mon dessein qui fut de la rendre intelligible, aisée à concevoir et simple à pratiquer.

 

IV
CHAPITRE DES DEFINITIONS

(96) 93. Défense préliminaire.

L’Ethique dont je tente de jeter les bases repose :

1° Sur l’exclusion de toute métaphysique, mon étude n’étant pas Dieu mais l’homme.

2° Sur la méthode d’investigation des Surcauses (je fabrique tel remède “parce qu’il” guérit), ayant revendiqué le droit pour le philosophe d’utiliser les moyens employés par le physicien, le médecin, l’ingénieur.

3° Sur le concept de la Trinité Humaine, induit :

A – De l’étude des trois grandes morales et de la constatation qu’elle ont étudié chacune un aspect différent de l’homme.

B – De la conscience journalière de vivre sur trois plans, dont l’un est une réalité de présence, le second une notion de continuité, le troisième un élan de devenir.

4° Sur l’étude de cette Trinité à la fois dans ses éléments et dans les cycles qui concourent à l’interréaction entre les éléments ; cycles que j’imagine au nombre de deux, sur l’évidence où je suis que toute vie est renouvellement ensemble que changement, évolution en même temps que représentation, projection mais situation.

 

ICI COMMENCE LE CHAPITRE DES DEFINITIONS ([13])

(97) 94. Les lieux.

Ils sont :

la présence ou monde du je-lui, dont la dualité apparente est changement et renouvellement.

la continuité ou monde du je-moi, dont la dualité apparente est représentation et évolution.

le devenir ou monde du je-tu, dont la dualité apparente est situation et projection.

Images :

1° J’ai devant les yeux un mur tapissé de vert : renouvellement. Un rayon de soleil vient y faire courir une tache d’or : changement. Mais cette tâche et cette tapisserie ont ceci de commun qu’elles ne cessent pas d’être si je ne les regarde. Mon bras en interceptant le rayon ne détruit pas le rayon mais l’absente de mon regard. Je puis, en fermant les yeux, sans détruire réellement la tapisserie, l’abolir de mon lieu de présence : monde du je-lui.

2° Cette tapisserie et cette tache habitent mon esprit sous forme de représentations, en même temps que mon esprit se livre sur elles à l’opération évolutive que je décris (jugement, imagination, synthèse). Mais cette représentation et cette évolution ont ceci de commun qu’elles n’ont pas besoin du monde extérieur pour subsister. Les yeux fermés, je me représente la tapisserie avec sa tache et dans vingt ans je pourrai les retrouver en moi ; ainsi de ma pensée évolutive. Personne qui ne reconnaisse que j’ai changé de monde et que je me trouve maintenant sur le plan du je-moi : lieu de continuité.

3° Pendant que je raisonne ainsi, un ami entre que je n’ai pas vu depuis trois ans. Imaginez le trouble passionnel qui me saisit : “Qu’est-il devenu ? Comme il a maigri ! Quelle heureuse surprise !” Mais en même temps : “Et cette pensée proche de son éclosion ? Ce rythme harmonieux qu’une distraction peut me dérober ?” Alors, tendresses, questions à la fois ardentes et contraintes : “Qu’il me reste longtemps ! Qu’il s’en aille bien vite !” Situation, ce conflit entre la surprise de l’amitié et la pression de l’œuvre. Projections, des souhaits si contradictoires. Mais situation et projection ont ceci de commun qu’elles ont besoin pour être : de moi et de l’objet de mon amitié, de moi et de l’œuvre. Personne qui ne sente que dans ce dilemme l’esprit ni le corps n’ont place directement et que je ne suis plus qu’une âme embarrassée. Je viens de pénétrer dans le monde du je-tu : lieu de devenir.

Je nomme :

Présence, le lieu de la vie sensuelle.

Continuité, le lieu de la vie intellectuelle.

Devenir, le lieu de la vie passionnelle.

(98) 95. Condition et libération.

En chaque lieu, la dualité précédemment établie constitue une double condition. Chaque lieu tend à s’accomplir dans le sens d’une double libération.

Images :

1° Dans mon exemple de la tapisserie, renouvellement et changement sont exactement dosés pour permettre la libération par l’acte (ici, conscience). Il n’en aurait pas été de même si j’avais évoqué un changement trop violent tel qu’un grand froid ou une brûlure.

2° De même, mon second exemple était un exemple de libération d’un lieu de continuité, par arbitraire (ici, volonté de l’œuvre). Il n’en aurait pas été de même si j’avais évoqué une représentation contraire à l’évolution de ma pensée, telle que deux faits antinomiques.

3° Dans mon troisième exemple, au contraire, la situation et la projection s’offrent comme des conditions dans un lieu de devenir. Je m’en libérerai en équilibrant mes aptitudes (l’élan d’amitié) et ma volonté (l’œuvre) dans le sens de l’une quelconque des deux passions, à condition de n’être plus “je”, mais l’œuvre ou l’ami.

C’est ainsi que :

La Présence est passive ou agissante.

La Continuité dépendante ou libre.

Le Devenir dirigé ou spontané.

Je nomme :

Etat la Présence passive.

Conjecture la Continuité dépendante.

Impulsion le Devenir dirigé

Telles sont les trois dualités conditionnelles de l’homme.

Les Etats correspondent aux apparences temporelles du Renouvellement et du Changement. Ils sont l’Accoutumance et l’Appétit (ou Attention).

Les Conjectures correspondent aux apparences temporelles de la Représentation et de l’Evolution. Elles sont la Conscience et l’Intelligence.

Les Impulsions correspondent aux apparences temporelles de la Situation et de la Projection. Elles sont l’Aptitude et la Volonté.

Je nomme :

Acte la Présence agissante.

Arbitraire la Continuité libre.

Mouvement le Devenir spontané.

Telles sont les trois dualités libératrices de l’homme.

Les Actes correspondent aux apparences temporelles de la Représentation (lieu du je-moi) et de la Situation (lieu du je-tu) et, par conséquent, sont libérateurs du lieu de Présence. Ils sont la Conscience et l’Aptitude.

Les Arbitraires correspondent aux apparences temporelles du Renouvellement (lieu du je-lui) et de la Projection (lieu du je-tu) et, par conséquent, sont libérateurs du lieu de Continuité. Ils sont l’Accoutumance et la Volonté.

Les Mouvements correspondent aux apparences temporelles du Changement (lieu du je-lui) et de l’Evolution (lieu du je-moi) et, par conséquent, sont libérateurs du lieu de Devenir. Ils sont l’Appétit et l’Intelligence.

Ce qui m’autorise à définir :

Accoutumance : l’état d’arbitraire.

Appétit : l’état dynamique.

Conscience : la conjecture actuelle.

Intelligence : la conjecture dynamique.

Volonté : l’impulsion arbitraire.

Aptitude : l’impulsion actuelle.

et à émettre l’axiome I : “Toute libération d’un lieu est condition d’un autre.”

(99) 96. Cycle essentiel et cycle accidentel.

Un tel axiome exige, pour se concevoir, l’existence constante d’une double interréaction entre les trois lieux ; interréactions auxquelles leur constance donne les apparences de deux cycles. Tout se passe, en effet, comme si :

1°) D’une part, le changement, la représentation et la projection étaient dans un rapport constant de modifications accidentelles.

2°) D’autre part, le renouvellement, la situation et l’évolution étaient dans le rapport constant de structures essentielles.

Ce pourquoi je nomme :

Cycle essentiel, le cycle : accoutumance, aptitude, intelligence.

Cycle accidentel, le cycle : appétit, conscience, volonté.

Cette combinaison de deux cycles, de trois spires chacun, se rencontrant en trois lieux différents, de façon qu’en chaque lieu, deux spires donnent naissance à deux autres, est évidemment impossible à représenter par une figure géométrique dans un univers euclidien. La coupe que je dessine ici ne prétend donc pas à la représentation exacte des trois lieux humains (dans la réalité, les conditions “Intelligence” et “Volonté” n’ont pas, en absolu, une valeur plus grande que les autres) et ne permet que de comprendre l’interréaction des conditions libératrices.

Quant à la figure exacte que je souhaite, il me faudrait, avant de la réaliser, savoir comment représenter dans un univers à trois dimensions : 1) Que les trois spires d’un même cycle sont, en absolu, d’égales longueurs, et que le cycle, cependant affecte la forme d’un huit (ou d’un cercle ou d’une ellipse). 2) Que les deux cycles sont d’égales longueurs et de forme identique et cependant se coupent en trois points.

(100) 97. Le bien et le mal.

Ceci explique la diversité très grande des morales et donne un sens nouveau à ces vieux mots : le Mal et le Bien que se renvoient les sectaires des morales opposées.

Nous avons vu, en effet, au cours de cette étude, les moralistes physiques, admettre, sinon glorifier, l’orgueil et la colère, alors que les intellectuels considèrent la colère comme l’un des obstacles à la sagesse et les mystiques l’orgueil comme une des causes de l’égoïsme.

Nous avons vu les moralistes intellectuels accroître par leurs vertus intellectuelles, la luxure et l’avarice, alors que la luxure est un obstacle à la pureté et l’avarice la seconde cause de l’égoïsme.

Nous avons vu les moralistes spirituels vivre et faire vivre leurs disciples dans une insatisfaction de l’heure qui mène tout droit à l’impureté de la gourmandise, à l’insanité d’une envie rentrée, que Taine qualifiait de “délire chronique de la persécution”.

Mais nous l’avons dit également, ces Morales se tournaient vers les conséquences et non vers les causes. Il ne peut donc nous étonner que ces divergences proviennent de conceptions différentes de la libération humaine.

Pour le sensuel, cette Libération ne peut être que jouissance ; pour l’intellectuel, science ; pour le spirituel, amour. Or, nous savons que celui qui vit dans la présence et pour la seule plénitude des sens, ne sera jamais un sage ni un saint. De même que l’apôtre sous-estimera son corps et son esprit. De même encore que le Sage laisse dessécher son âme et s’atrophier sa chair.

Telles ont été, au cours des âges, les conséquences les meilleures de ce terrible dilemme inventé par l’homme : le bien et le mal.

En réalité, ces mots n’ont de sens que dans l’un quelconque des trois lieux et ne recouvrent une valeur réelle que s’ils signifient : équilibre et déséquilibre (égalité ou inégalité). Le mal n’est plus qu’un manque, ou un excès.

D’où l’axiome II : “La libération d’un lieu ne s’accomplit que par l’équilibre de ses conditions.”

Cet équilibre est Assimilation, si les conditions sont statiques, Hiérarchie si les conditions sont conjecturales, Sympathie si les conditions sont impulsives.

(101) 98. L’Accomplissement.

Il apparaît que chacun des trois lieux obéit à une loi qui lui est propre, chacune de ces lois n’étant qu’une des expressions de ce troisième axiome :

III – De la conception à la libération les trois étapes sont d’acceptation, d’équilibre et de parité.

A) Dans le lieu de Présence :

Je nomme Adaptation l’acceptation de la dualité changement-renouvellement, Assimilation son équilibre, Concordance la parité du je-lui.

L’Inadaptation mène à l’inassimilation, donc à la douleur

B) Dans le lieu de Continuité :

Je nomme Sélection l’acceptation de la dualité représentation-évolution, Hiérarchie son équilibre, Organisation la parité je-moi.

La Trivialité mène à l’éparpillement, donc au malheur.

C) Dans le lieu Devenir :

Je nomme Soumission l’acceptation de la dualité situation-projection, Sympathie son équilibre, Altérité la parité je-tu.

L’Insoumission mène à l’apathie, donc au désespoir.

(102) 99. Les Lois.

Les lois sont :

1°) Loi de Présence : J’assimile ce à quoi je m’adapte.

2°) Loi de Continuité : Je hiérarchise en moi ce que je sélectionne.

3°) Loi de Devenir : J’aime en fonction de ce que je donne.

(103) 100. Le Besoin.

Le Mal est, dès lors, ce qui s’oppose à l’accomplissement, c’est-à-dire à la métamorphose de la condition en libération.

Celui qui s’abandonne à ses accoutumances ou à ses appétits, sans chercher à les adapter les unes aux autres ;

Celui qui s’abandonne à sa conscience ou à son intelligence, sans chercher à les sélectionner l’une par l’autre ;

Celui qui s’abandonne à ses aptitudes ou à ses volontés, sans chercher à les soumettre les unes aux autres ;

Est responsable de sa douleur, de son malheur et de son désespoir.

Je nomme cette paresse : le Besoin.

Les besoins sont :

La gourmandise, la luxure, la colère, l’envie, l’orgueil, l’avarice ; ceux qui s’y abandonnent sont :

Des inaccoutumés ou instables, des inappétants, des inintelligents, des inconscients ,des abouliques, des impuissants.

(104) 101. La Sensation.

Je nomme Sensation l’état actuel.

Les conditions statiques sont l’accoutumance et l’appétit.

1) Le déséquilibre des états donne naissance à la douleur par inassimilation.

A) Si le déséquilibre se présente sous la forme :

Accoutumance > Appétit

Il y a douleur par inappétance.

Exemple : la vingtième cigarette ; l’acte sexuel renouvelé trop fréquemment par habitude ; le “fourmillement” dans les mains, les jambes ; les habitudes dites “mauvaises” d’être assis, couché, et, d’une manière générale, tout besoin d’une même chose physique.

Je nomme Luxure l’inadaptation des états par excès d’accoutumance.

B) Si le déséquilibre se présente sous la forme :

Appétit (ou attention) > Accoutumance

Il y a douleur par inaccoutumance.

Exemple : la faim, la soif, le froid vif, la brûlure, la blessure, l’abus des mets, des boissons, des parfums à l’instant où cet abus se fait sentir… Et d’une manière générale, tout besoin d’une autre chose physique.

Je nomme Gourmandise l’inadaptation des états  par excès d’appétit.

2) L’équilibre des états donne naissance à la sensation d’assimilation ou plaisir.

Cette sensation s’accomplit en concordance, qui est la forme actuelle de la libération.

Les deux concordances possibles sont :

A) La libération du lieu de présence en lieu de continuité par la conscience.

B) La libération du lieu de présence en lieu de devenir par l’aptitude.

(105) 102. L’Entendement.

Je nomme Entendement la conjecture arbitraire.

Les conditions conjecturales sont la conscience et l’intelligence.

1) Le déséquilibre des conjectures donne naissance à la notion de malheur par éparpillement.

A) Si le déséquilibre se présente sous la forme :

Conscience > Intelligence

Il y a malheur par inintelligence.

Exemple : On m’oppose des arguments inattendus, contraires à mes principes… ([14])

Je nomme Colère la trivialité des conjectures par excès de conscience.

B) Si le déséquilibre se présente sous la forme :

Intelligence > Conscience

Il y a malheur par inconscience.

Exemple : Le chimérique, le “spleen” Baudelairien, le trop connu…

Je nomme Envie la trivialité des conjectures par excès d’intelligence.

2) L’équilibre des conjectures donne naissance à l’entendement hiérarchisé ou Bonheur.

Cet entendement s’accomplit en organisation qui est la forme arbitraire de la libération.

Les deux organisations possibles sont :

A) La libération du lieu de continuité en lieu de présence par l’accoutumance.

B) La libération du lieu de continuité en lieu de devenir par la volonté.

(106) 103. La Passion.

Je nomme Passion l’impulsion dynamique.

Les conditions impulsives sont l’aptitude et la volonté.

1)Le déséquilibre des impulsions donne naissance au désespoir par apathie.

A) Si le déséquilibre se présente sous la forme :

Aptitude > Volonté

Il y a désespoir par aboulie.

Exemple : Je dois faire cela et n’en ai pas le courage. Je pourrais rompre et reste enchaîné – ou, au contraire, je pourrais m’attacher tel être et ne fais pas la démarche qu’il faudrait faire…

Je nomme Orgueil l’insoumission des impulsions par excès d’aptitude.

B) Si le déséquilibre se présente sous la forme :

Volonté > Aptitude

Il y a désespoir par impuissance.

Exemple : Je veux guérir un être cher qui va mourir ; je veux être libre et je suis en prison. Je veux être riche et je suis pauvre, en bonne santé et je suis malade…([15])

Je nomme Avarice l’insoumission des impulsions par excès de volonté.

2) L’équilibre des impulsions donne naissance à la passion sympathique ou joie.

Cette passion s’accomplit en Altérité qui est la forme dynamique de la libération.

Les deux altérités possibles sont :

A) La libération du lieu de devenir en lieu de présence par l’Appétit.

B) La libération du lieu de devenir en lieu de continuité par l’Intelligence.

 

(107) 104. Le Désir.

Des deux axiomes :

I – Toute libération d’un lieu est condition d’un autre.

II – La libération d’un lieu ne s’accomplit que par l’équilibre de ses conditions.

Je puis construire le premier théorème de la Nouvelle Ethique :

“L’équilibre des conditions d’un lieu est lié aux libérations des deux autres lieux qui provoquent ces conditions”.

Ou, plus simplement : Théorème I :

“La libération d’un lieu est liée aux directions données aux libérations des deux autres lieux.”

Je nomme Désir cette direction des libérations, qui s’exprime par une tentative vers l’équilibre, à partir de l’adaptation, de la sélection ou de la soumission.

Les désirs sont :

Désirs d’Adaptation

L’Harmonie : Libération du lieu de continuité dirigée arbitrairement vers le lieu de présence pour équilibrer l’excès d’appétit (ou Gourmandise). Adaptation arbitraire des appétits par l’accoutumance. Vertu intellectuelle primant le renouvellement sur la projection.

L’Attente : Libération du lieu de devenir dirigée dynamiquement vers le lieu de présence pour équilibrer l’excès d’accoutumance (ou Luxure). adaptation dynamique des accoutumances par l’appétit (ou Attention). Vertu spirituelle, primant le changement sur l’évolution.

Désirs de Sélection

La Juste Conscience : Libération du lieu de présence dirigée actuellement vers le lieu de continuité pour équilibrer l’excès d’intelligence (ou Envie). Sélection actuelle de l’intelligence par la conscience. Vertu sensuelle primant la représentation sur la situation.

La Croyance : Libération du lieu de devenir dirigée dynamiquement vers le lieu de continuité pour équilibrer l’excès de conscience (ou Colère). Sélection dynamique de la conscience par l’intelligence. Vertu spirituelle primant l’évolution sur le changement.

Désirs de Soumission

La Puissance : Libération du lieu de présence dirigée actuellement vers le lieu de devenir pour équilibrer l’excès de volonté (ou Avarice), soumission actuelle des volontés par l’aptitude. Vertu sensuelle primant la situation sur la représentation.

Le Courage : Libération du lieu de continuité dirigée, arbitrairement, vers le lieu de devenir pour équilibrer l’excès d’aptitude (ou Orgueil). Soumission arbitraire de l’aptitude par la volonté. Vertu intellectuelle primant la projection sue le renouvellement.

Mais la double interréaction (ou cycles) qui autorise ce théorème, va nous permettre de le préciser.

Sachant que la situation, l’évolution et le renouvellement d’une part, la représentation, la projection et le changement d’autre part, sont entre eux dans un rapport constant, je peux écrire que primer la situation sur la représentation, revient à primer l’évolution sur le changement, et encore à primer le renouvellement sur la projection. C’est-à-dire, par exemple, que l’excès de volonté peut être neutralisé, aussi bien par une libération du lieu de présence en aptitude que par une libération du lieu de continuité en accoutumance. Mais il ne peut être neutralisé par l’intelligence qui est libération du lieu de devenir, cette libération n’étant pas réalisable tant que l’excès de volonté ne sera pas  neutralisé. Ce qui formule le second théorème :

Théorème II :

Tout besoin peut être neutralisé par deux libérations d’un même cycle, la troisième libération de ce cycle étant celle du lieu même où s’exerce le besoin.

et permet de classer les désirs et les besoins en deux catégories :

A) Les besoins essentiels : la luxure, l’envie, l’orgueil, auxquels s’opposent les désirs accidentels : l’attente, la juste conscience, le courage.

B) Les besoins accidentels : la gourmandise, la colère, l’avarice, auxquels s’opposent les désirs essentiels : l’harmonie, la croyance, la puissance.

(108) 105. Applications.

Les applications de ces règles élémentaires sont trop nombreuses et trop variées pour être même suggérées ici. Elles sont aussi nombreuses que les cas d’égalités et d’inégalités qui peuvent exister entre A, A’, A”, B, B’, B”.

Ce nombre nous est donné par la formule mathématique :

(1x2x3x…xn) + (1x2x…x(n-1)) + (1x2x…x(n-2)) + (1x2x…x(n-n))

soit, pour les six conditions humaines : 873 combinaisons, dont 720 cas d’inégalités  ; 150 cas d’égalités et d’inégalités ; 1 cas d’égalité. Cette formule permet de comprendre, sans l’intervention du Diable, “qu’il y ait beaucoup d’appelés et peu d’élus”, “qu’il soit plus difficile de faire le bien que le mal” et toutes autres expressions morales dont s’est bercée naguère la paresse des hommes. ([16])

(109) 106. Affectivité et accomplissement.

Il me reste à parler d’un très ancien mystère, l’un des plus irritants : la nécessité de la souffrance.

Comme nous avons vu pour le Temps, pour le Bien et le Mal, que ces illusions recouvraient des réalités, ainsi le dogme de la “nécessité de la souffrance” correspond à une réalité que les législateurs n’ont pas su découvrir.

Si en effet l’affectivité et l’accomplissement sont liés, ce n’est nullement dans le sens : souffrance moyen de rachat.

Qu’il y ait accomplissement ou non il y aura souffrance, car la souffrance n’est proprement causée que par un changement de lieu, donc par une libération.

La volonté, bonheur arbitraire sera désespoir dans le lieu de devenir, si elle n’y est dans un rapport de soumission avec l’aptitude.

L’accoutumance, bonheur arbitraire sera déplaisir dans le lieu de présence, si elle n’y est dans un rapport d’adaptation avec l’appétit.

La conscience, plaisir actuel sera malheur dans le lieu de continuité si elle n’y est dans un rapport de sélection avec l’intelligence.

L’aptitude, plaisir actuel sera angoisse dans le lieu de devenir si elle n’y est dans un rapport de soumission avec la volonté.

L’appétit, joie dynamique sera douleur dans le lieu de présence s’il n’y est dans un rapport d’adaptation avec l’accoutumance.

L’intelligence, joie dynamique sera doute dans le lieu de continuité si elle n’y est dans un rapport de sélection avec la conscience.

Il apparaît donc que celui qui ne tenterait aucune libération ne devrait pas souffrir. Mais ceci n’est que théorique, en réalité nulle vie uniquement conditionnelle n’est concevable puisque une condition d’un lieu est toujours libération d’un autre. Il se produirait donc (et c’est ce qui se produit effectivement) que l’homme serait libéré, malgré lui, à tout instant de sa vie. Il n’est pas question de choisir entre être libéré ou ne l’être pas, mais de choisir entre les libérations possibles. Et c’est ce choix, non l’autre, que je nomme Vertu.

(110) 107. Les Vertus : la loi de Gratuité.

Il apparaît, en effet, que le double jeu des cycles dans les trois lieux se présente comme un cercle vicieux. L’homme ne se libère d’un lieu que pour tomber dans d’autres conditions. Il n’échappe au désespoir que pour connaître la douleur ou le malheur et sa vie s’écoule dans ce combat perdu d’avance. Si telle était la réalité, elle aboutirait au pessimisme justifié de Sartre : elle prouverait l’absurdité de la vie.

Or, nous savons que des hommes échappent à ce conflit. Sans rappeler de plus hauts exemples, nous connaissons tous des savants, des artistes, des pères et des mères de famille qui se sont libérés de ce tragique dilemme. Certains d’entre eux sont mahométans, d’autres chrétiens, d’autres encore matérialistes et nous ressentons comme une évidence que leur confession métaphysique n’intervient qu’indirectement dans leur équilibre (même lorsqu’ils se feraient tuer pour prouver le contraire). Il nous faut donc admettre qu’il existe un moyen de s’arracher au cercle. Reste à savoir si ce moyen lui-même ne peut pas faire l’objet d’une loi théorique.

Nous avons vu que les conditions en elles-mêmes, ne font pas naître la souffrance : la douleur, le malheur et le désespoir ne sont provoqués que par leur déséquilibre, c’est-à-dire l’excès de l’une ou l’autre des conditions. Supprimez l’excès : vous supprimerez le déséquilibre. La Nature nous offre mille exemples d’une prodigalité sur laquelle les biologistes ne cessent de méditer ([17]). Cette loi de gratuité que nous découvre l’étude des bêtes et des plantes, pourquoi ne serait-elle pas aussi une loi humaine ?

La libération d’un lieu serait ainsi, non double, mais triple : libérations cycliques, au nombre de deux et libération hors cycle où s’épuiserait l’excès même de la libération. Nous aurions alors, contrebalançant la loi conditionnelle d’obstacle, une loi de libération, dite de Gratuité qui s’énoncerait ainsi :

L’équilibre des conditions d’un lieu peut s’obtenir par une parfaite gratuité dans les libérations des deux autres lieux.

(111) 108. La Pureté , l’Evidence et le Sacrifice.

Dans le lieu de présence, trois libérations :

L’Acte conjectural ou Conscience ; l’Acte impulsif ou Aptitude ; l’Acte gratuit.

Dans le lieu de continuité, trois libérations :

L’Arbitraire statique ou Accoutumance ; l’Arbitraire impulsif ou Volonté ; l’Arbitraire gratuit.

Dans le lieu de devenir, trois libérations :

le Mouvement statique ou Appétit ; le Mouvement conjectural ou Intelligence ; le Mouvement gratuit.

Je nomme

Pureté, l’acte gratuit.

Evidence, l’arbitraire gratuit

Sacrifice, le mouvement gratuit.

Ils se réalisent tous les trois en œuvres :

l’œuvre sensuelle ou Beauté : concordance absolue du je-lui ;

l’œuvre rationnelle ou Vérité : organisation absolue du je-moi ;

l’œuvre mystique ou Bien : altérité absolue du je-tu.


CONCLUSION GENERALE
À L’INTRODUCTION

Ici s’arrête l’effort ordonné de ma pensée. Des jalons sont posés qui peuvent, il est vrai, ne guider qu’un petit nombre d’ardents. Mais c’est volontairement que je ne ferme pas les portes. Si j’allais plus avant dans mon initiation, ce ne serait plus le siècle qui parlerait ici, mais mon esprit de philosophe. Et le temps des philosophes est révolu. Je n’ai voulu que marquer cette époque où nous sommes. Si j’avais pu aller moins avant, je l’eus fait, car le peu que j’ai dit représente, je le sais, une théorie et cela seul éloignera de moi des hommes qui fussenr venus à moi si j’avais eu le pouvoir de parler moins clairement. Mais je n’avais pas ce pouvoir. Et tout a pris naissance en moi, malgré moi-même, au hasard des lectures, des rencontres et des rues, par mes yeux, mes oreilles, mes mains et mon amour et par l’esprit aussi qui compose secrètement en une œuvre arbitraire le langage des yeux, des mains et de l’amour. Il n’y a dans ce livre aucune volonté, si ce n’est celle de parler en homme pour des hommes. Aucun autre souci que de prendre témoignage de l’être le plus entier. Écrire avec plaisir pour son plaisir, avec bonheur pour mon bonheur, ,avec joie pour ta joie.

Il y aura d’autres témoignages. Il ne faut pas que l’artiste construise pour lui seul, que le philosophe pense pour lui seul. Je vois d’immenses laboratoires de la pensée où, penchés sur des livres, où, penchés sur eux-mêmes, les médiateurs, comme les savants de nos jours, travailleront tous ensemble, non plus pour satisfaire un insatiable orgueil, mais pour servir, chacun selon sa mesure, la recherche de la vérité.

Car ce qui manque aux penseurs d’aujourd’hui ce n’est pas une idée mais le temps qu’il faut pour la vérifier. Aucun d’eux n’a eu toutes les maladies, subi toutes les souffrances ; aucun d’eux n’a lu tous les livres, ni n’a vécu toutes les vies dans sa vie. Tôt ou tard, il butte sur cet événement qu’il n’a pas connu. et, dès lors, son savoir est vain. il lui faut où s’arrêter sur cette lisière ou courir le risque de l’erreur. Toutes les théories pêchent par ce manque. Et cela durera jusqu’au jour où, vaincue l’ambition personnelle, les penseurs travailleront, sur un schéma donné dans une nudité toute élémentaire, avec désintéressement.

Alors, mais alors seulement, sera réalisé, grâce à la technique, ce que ne peut accomplir un génie isolé : la libération totale de l’homme.


LES IMAGES MORALES

LA VAGUE

Délicate et creusée en sillons parallèles,

La mouette au vol lent compose avec ses ailes

Une danse identique au jeu de mon essor ;

Ce qui n’est pas s’agite en ce qui est encor

Telle sur ma dentelle une larme d’écume

Tremble de s’égarer au frisson qu’elle assume

Quand, étroite la rive ou le courant trop fort,

Tendant à délirer mon impatient effort

Je me rêve levée en un glacis de marbre

Sur le barrage étroit d’une racine d’arbre.

LE PLAISIR

Tout s’est tu qui n’est pas la chanson de la mer

Ou le cri d’un oiseau dans la torpeur de l’air,

Tout s’est tu qui n’est pas l’écho de la présence

Sur le câble tendu d’un plaisir éphémère.

De hauts sommets pétrissent d’infini

La paix de mon silence.

Des rayons blancs éclairent le parvis

À la place que j’ai choisie.

Ma poitrine s’emplit d’un air chargé de sel.

C’est le soir. Des jardins grand ouverts sous le ciel

Monte un rose parfum de jeunes agonies.

Mes gestes ont gagné leur allure éternelle.

Oisifs, mes doigts s’entraînent au savoir

D’un marbre d’harmonie.

Que manque-t-il à mon désir ce soir,

Sinon le goût des grappes noires ?

Que manque-t-il à mon désir – pur, oh ! si pur ! –

Sinon le goût de ces grappes de raisin mûr

Qu’une treille balance à niveau d’un visage

Qui retarde à loisir l’instant de la capture ?

LE LIT DU FLEUVE

Des siècles ont formé ma trace et mon destin ;

Dans le mouvant miroir dont j’avive le tain

Mon immobilité me précise à moi-même

Qui d’un ouvrage sûr et patient suis l’emblème

Oui, le courant dérobe un calme où je me plais.

Mais aux vagues du ciel s’inscrivent mes reflets.

Vers la place où le vert des feuilles teint mon sable

D’une tremblante vie à moi-même semblable,

Tous gestes en avant ne sont que des retours

Où m’entraîne la force aveugle de mon cours.

LE BONHEUR

Cette ombre sur le mur évoque une féerie ;

Et je pense qu’ailleurs il neige ou pleut à flot.

Mais la lampe illumine la tapisserie

D’un cercle dur comme une volonté chérie

Et ma pensée est dans la tourmente un îlot.

Demain sera ce qu’hier a fait aujourd’hui.

Par le bien et le mal ma raison balancée

Imagine un cénacle au milieu de la nuit

Imagine une forme égale à ma pensée

Egale à la clarté que la lampe abaissée

Promène sur le mur nu comme un cri du vent,

Chaîne où chaque maillon s’inscrit dans le suivant

Faisant sourdre de place en place une lumière

Comme des mains d’enfant sur un cadran solaire.

LE COURANT

Effeuillée au rebord extrême de la cime

La poudre d’eau dissout sa fièvre en ton abîme

O ! Mer dont je ne sais si j’irai jusqu’à toi.

Ce lit nourrit de forme exacte notre émoi

Et la vague ignorante et lasse dès que prise

Libère ton futur de l’heure qu’elle brise.

Mon chemin ne s’arrête à nul pont suspendu :

Quelle attente saurait faire  moins éperdu

Ce rythme inassouvi de caresse et d’Empire

Où m’accomplit l’appel océan qui m’aspire ?

LA JOIE

La cadence des pas annonce le présage :

Mille démons ont fui.

Sur l’ombre de la plaine et le vent de la nuit,

Mon allure, la tienne, aimante, pour message…

Ah ! je voudrais mourir pour renaître avec toi !

Mais trop d’âme nous presse,

Laisse enfin, laisse, laisse

L’appareil des tendresses.

Nous n’avons plus besoin que de nous seuls pour loi,

Que de nous seuls pour vivre.

Le monde est prosterné sous la sandale ailée

Que notre désir place au lieu de la vertu.

Encor, encor, veux-tu, de nous deux seuls, de nous deux ivres,

Aller plus loin toujours, au bout du monde aller ?

 



[1]  On m’opposera certainement que, dans une étude des origines de la morale, j’ai parlé de la peur de l’inconnu comme d’un contraire à la sensation active. C’est bien dans le but de vaincre cette antinomie que j’ai cherché des rapports possibles entre la peur et le plaisir.

[2]  Nous venons de rencontrer une première antinomie  : la peur obstacle au plaisir et la peur-plaisir. Et, déjà, en voici une autre : la loi obstacle à la liberté et la loi chemin de la liberté. Ce genre d’antinomie sera toujours résolu par une simple confrontation des morales, comme, en fait, toutes les antinomies, quelles qu’elles soient :

La loi, pour qui s’y plie, est le terrain favorable à toutes les libertés. Elle ne devient une contrainte que pour celui qui s’y refuse.

[3] Saül fit périr les sorciers. Et l’émir Almohade Yacoub les philosophes. Bien des siècles plus tard les jeunesses Nazies brûlaient sur les places publiques les livres contraires à la doctrine de Rosenberg.

[4]  Faut-il citer à l’appui de cette théorie Lesbos et les amitiés spartiates ? Les mots « l’amour grec » ne sont-ils pas entrés dans le langage courant ?

[5]  Aristocratie : l’esclave sous le harnais de la meule, tandis que les roues à aubes ne servent qu’à faire sauter sur un théâtre des poupées de bois . (Pierre Devaux)

[6] On ne saurait insister assez
sur le fait que l’Eglise, maintes fois menacée, s’est toujours relevée grâce à des organisations spontanées (Georges Sorel), où les mystiques, – Saint Jean de la Croix, Saint François d’Assise, – ont joué le plus grand rôle. Ainsi peut-on dire non seulement que les morales-lois furent provoquées par des hommes-désirs, mais encore qu’elles furent entretenues par eux.

[7]  La coordination de nos connaissances sur les atomes n’a pu se faire qu’au détriment de la clarté de nos représentations. (Louis de Broglie)

[8] Je pense parfois avec nostalgie à cette légende selon laquelle les Romains auraient découvert le secret de l’Imprimerie. Épouvantés par les conséquences qu’ils en prévoyaient, ils l’oublièrent bien vite.

[9]  Nous savons, à tout le moins, que les Albigeois n’eussent pas été exterminés.

[10]  Rimbaud : L’Impossible.

[11]  Lire en annexe , les Images Morales.

[12]  Pascal créant la brouette, Léonard inventant le chiffre d’or , Euclide construisant ses axiomes, Nostradamus triomphant de la peste cherchaient , un instrument, un nombre, une formule, un onguent tels qu’ils puissent permettre de porter aisément des fardeaux, de reconnaître la beauté d’une œuvre, de soutenir l’édifice osé des théorèmes, de guérir la peste de Toulouse.

[13] Il va sans dire que les mots que j’emploierai n’ont pas et ne peuvent avoir d’autre sens que ceux que je leur donne par définition, quel que soit le sens que leur prête par ailleurs l’acception populaire, grammaticale ou autre. C’est ainsi qu’il ne faudrait pas confondre le mot : désir tel que je l’ai employé moi-même (avec son sens populaire) dans l’expression ; homme-désir, avec le mot : désir tel que je l’emploierai maintenant.

[14] Ce qui rend difficile la classification de tels exemples, c’est qu’un même événement retentit différemment sur des hommes différents. Par exemple : ma femme me trompe ; si je suis surtout un intellectuel il peut y avoir malheur par inintelligence (colère) ; si je suis surtout un passionné, il peut y avoir désespoir par impuissance à reconquérir ma femme (avarice). Encore remarque-t-on que les deux possibilités dépendent du même cycle, ici le cycle accidentel.

[15]  Même remarque que plus haut : l’excès d’intelligence aura les mêmes conséquences que l’excès de volonté. L’homme captif qui se veut libre est celui chez qui l’intelligence (évolution) prime la conscience (représentation), etc.

[16]  Le calcul des probabilités ne laisse aucun doute sur la rigueur mathématique de la prépondérance du « mal ». L’exemple le plus simple le montrera. Soit A et B. Nous avons deux cas d’inégalité A < B et B < A contre un seul cas d’égalité : A = B.

[17]  Lire les oeuvres de Goethe, de Maeterlinck, de Fabre et de Jean Rostand.

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Les réflexions philosophiques de Jean-Charles Pichon ne furent pas déconnectées de l’actualité. Un de ses grands ennemis fut l’imposture, qu’il ne cessa jamais de dénoncer, comme en témoigne cet extrait de sa seconde autobiographie, « Un homme en creux », publiée chez Stock en 1973.

UN HOMME EN CREUX

(Extrait)

 

La seule trouvaille en mon étude était ce que je n’y distinguais pas : une définition nouvelle de l’Imposture. Car il est vrai que le comportement social du plus grand nombre se définit toujours comme un choix de la plus grande probabilité : la permanence, l’identité, la figuration d’un monde continu — ou ce que j’appelais d’autre part la construction de la forteresse. Autour du ranch est la pampa, autour du bastion la forêt ; mais l’homme se fie seulement à ce qui perdure (ou lui semble perdurer) : les vieilles habitudes de pensée, les religions désuètes, les doctrines enseignées, contre l’inattendu, l’informe, le hasard. Or, l’Imposture n’est autre que l’utilisation par le joueur, le technicien, de cette préférence-là, dont il ne peut être dupe.

Si j’examine quelques-unes des réussites dont je connais l’origine, le processus, le déroulement et la victoire finale, je vois qu’elles se fondent toujours sur le besoin collectif de se rassurer. Il faut que le best-seller soit l’œuvre du talent, l’exploit l’action de quelque héros, la justice exercée par des hommes intègres, etc. Car il faut que les murs du fortin ou du ranch demeurent peints aux couleurs de la Beauté, du Bien, de la Vérité.

Mais les « chefs-d’œuvre » que j’ai vu surgir en ces vingt ans, de Vipère au poing au Repos du guerrier (pour ne point aller jusqu’à Papillon) sont l’œuvre de cent hasards, non pas de quelque génie. J’avais suivi jour après, au temps des Coquillards, l’élaboration de Vipère au poing et de sa légende. Quant au livre, Bazin (Jean Hervé alors) nous en apportait les feuillets tout chauds pour que nous les corrigions et les refassions parfois. Massat, plus que moi, y travailla. Mais j’y ai travaillé aussi : on peut bien être le maître de Bazin lorsqu’on a été le modèle de Camus. Quant à la légende, il se trouve que j’accompagnai Hervé aux éditions Grasset, mon éditeur, le jour qu’il remit à Jean Blanzat (son roman accepté déjà) le chapitre de la visite de l’oncle académicien et proposa qu’on signe le livre Jean Hervé-Bazin, avant de laisser tomber le prénom et le tiret. Pour notre information, il ne parla que d’hommage à l’écrivain célèbre dont l’œuvre avait nourri ses jeunes années. Tout s’était fait ainsi, par touches successives, au hasard de l’improvisation.

Plus tard, lorsque Julliard lança « la plus jeune romancière de France », j’ai su — et je n’étais le seul — quelle femme de lettres, presque inconnue encore quoique d’un sérieux métier, avait « revu » Bonjour tristesse et quel lecteur de chez Julliard le roman suivant. Et je sais, pour en avoir reçu la confidence de l’auteur même, quelle galéjade était Le repos du guerrier, écrit en quinze jours par vengeance du refus d’un ouvrage magistral, d’une autre force et que Christiane, maintenant, a sans doute oublié.

On dira que l’œuvre littéraire se prête à ces jeux, et je ne cache pas les miens. Mais voici mieux. Quand l’affaire Bombard éclata, je n’avais aucune raison de mettre en doute l’exploit du naufragé volontaire. Puis, un dimanche (je crois) que j’étais de garde au Parisien, Le Toumelin demanda un rédacteur et je le reçus. Il affirmait que Bombard romançait son récit et « qu’il n’était même pas capable de se diriger en mer ». Les expressions techniques m’échappent aujourd’hui, mais Le Toumelin m’avait convaincu et, le lendemain, j’obtins de Claude Bellanger qu’il m’envoyât en reportage sur les traces de l’aventurier.

Je commençai mon enquête à Boulogne-sur-Mer où tous, médecins et pêcheurs, considéraient Bombard comme « le plus grand farceur de tous les temps ». Je n’en donnerai que ce témoignage : à l’hôpital Saint-Louis, le « docteur » était parvenu à servir deux années en qualité d’interne, bien qu’il ne fût qu’en troisième année de médecine et n’eût donc pas le droit de prétendre à ce poste. Il avait cependant réussi à faire patienter deux ans le directeur de l’hôpital avant que la mèche ne fût éventée. Il n’avait d’ailleurs pas poursuivi ses études et, en 1953, le « docteur » était encore un étudiant de quatrième année.

Apprenant qu’il signait son livre à Lille, j’y montai et rencontrai le Naufragé dans une librairie de la ville. Cent lecteurs faisaient la queue à la porte de la boutique, mais Bombard les abandonna quand je lui eus dit quelques mots. Dans un café proche, je lui rappelai quelques-unes de ses farces d’étudiant (il y en avait bien d’autres), démantelai la préface de son livre (son récit abusif de certain naufrage, entre autres, qui eût assis sa vocation) et lui servis enfin la démonstration technique de Le Toumelin. Il hurla que je n’avais pas le droit de le ridiculiser et que, si la presse l’ennuyait trop, il se ferait naturaliser Anglais sur-le-champ. Je poursuivis mon enquête.

Plus tard, à Monaco et Monte-Carlo, dans la bibliothèque du musée océanographique, je retrouvai le livre que Bombard avait utilisé abondamment, dans sa prétendue étude du plancton, puis je rencontrai Palmer, le compagnon de Bombard dans son premier voyage, d’un bord à l’autre de la Méditerranée, et j’obtins du Panaméen, après quelques verres de vin blanc, un récit de cette odyssée bien différent de l’histoire publiée.

Pour n’en donner que cet exemple, comme je disais à Palmer : « Tout de même, vous avez dû connaître la faim ? », il me répondit : « Jamais. — Vous pêchiez — Non. — Alors ? — Le caisson de conserves. — Mais il était scellé ! — Nous avons fait naufrage (au large des Baléares). — Oui. — On a récupéré tout le matériel. — Je sais. — Mais pas le caisson de conserves. »

Il me rapporta bien d’autres anecdotes, non moins savoureuses que celle-là. Si bien que je m’attachai à l’inquiéter et le « mettre en boule » en lui parlant des sommes fabuleuses que Bombard tirait de son ouvrage, de ses conférences et même d’un film qu’il projetait de faire tourner sur les lieux de son exploit. Fou de rage, enfin, et ivre, Palmer jura qu’il écrirait son propre récit de la traversée méditerranéenne. Je n’en demandais pas plus, je revins à Paris.

L’enquête se poursuivit à La Rochelle, où séjournait la très célèbre aventurière Conchita, puis à Tanger, un peu plus tard, quand je fus libre. Une sorte de démon me poussait : il me fallait savoir. Le problème était simple, d’ailleurs, mais je ne le compris pas tout de suite. Je m’attardais à vérifier de menus détails : par exemple, était-il exact que Bombard, à son départ d’Afrique, eût refusé de prendre un poste émetteur sur son Hérétique ? Ce l’était. Pourquoi ce refus ?

Bizarrement, le « docteur » Bombard lui-même m’avait tout révélé, à Lille, si grande était sa crainte que l’énigme fût résolue. « Je sais, m’avait-il dit, on dira que le Maheva a quitté Tanger et Casablanca, et même Las Palmas, en même temps que moi et qu’il aurait pu me prendre à bord. Mais le Maheva n’est pas arrivé aux Bermudes en même temps que moi : il allait vers le nord. Ainsi, tout tombe à l’eau. »

Il me fallut trois mois pour comprendre que le problème était de découvrir un autre navire dont la route eût croisé celle du Maheva et qui serait arrivé au large de la Barbade en même temps que l’Hérétique. Quand je l’eus découvert, je sus que je tenais la solution, car le capitaine de ce yacht, le Nymph Errant, était l’ami de l’éditeur de Bombard, de Carbuccia, qui, étrangement, avait signé le contrat pour le récit du voyage avant que celui-ci n’eût été entrepris.

Depuis le début de mon enquête, à cause de cette étrangeté, de Carbuccia m’intéressait. Lors du reportage dans le Midi, j’avais rôdé autour de sa villa et, même, je m’étais mis à l’eau, bien que je ne fusse pas un excellent nageur, pour vérifier, dans le ton des romans noirs, si, de son port privé, quelque yacht n’aurait pu ravitailler Bombard en mer. Palmer rit bien de cette hypothèse, plus tard : la réalité est plus simple. Mais le Nymph Errant offrait une piste sérieuse. Il me fallut quinze jours pour apprendre que Conchita possédait une photo qui montrait l’Hérétique transbordé d’un bateau à l’autre au beau milieu de l’Atlantique, et, sans attendre de l’avoir vue, gonflé de l’orgueil idiot de la solution trouvée, je remis tout le dossier à Claude Bellanger, certain de ses éloges. Il ne m’en fit aucun.

Derrière le Naufragé volontaire, à l’époque, il y avait non seulement les Editions de Paris (et un politicien très influent), mais la firme hollandaise qui fabriquait le canot, la marine nationale, dont certains membres supérieurs avaient flairé la bonne affaire, France-Soir, qui publiait le livre de Bombard en feuilleton, je ne sais quoi encore : tout le monde suivait. Où la peur ne régnait, l’intérêt était roi. Palmer, ayant achevé son livre, le proposait au Parisien, comme il me l’avait promis. Il demandait un million, que le journal lui refusa ; les Editions de Paris le lui donnèrent, à condition que l’ouvrage ne parût jamais. Quant à la photo, pour laquelle on demandait le million de francs aussi, je l’eus enfin entre les mains, mais je n’en pouvais rien faire.

J’avais tort de m’entêter. En septembre, Bellanger prit sur lui de m’en convaincre. Il me dit que j’étais un très grand romancier mais un journaliste détestable. Il me fallait quitter mon emploi. Ou je le faisais de mon plein gré, en touchant une indemnité qui m’était due et avec l’assurance d’être employé très vite par des journaux amis, ou bien on trouverait la faute professionnelle qui m’exclurait des cadres.

Je n’avais pas écrit de roman depuis mai 1952 ; je voulais ma liberté, en effet, pour écrire. J’acceptai la formule de la démission. L’indemnité me donnait un trimestre d’existence. Je n’en employai que la moitié à composer les Clés et la prison, où je contais certains de mes souvenirs de reporter et prédisais la mort mystérieuse de ma femme. Avant la fin de novembre, je repris la route. Mais j’abandonnai le rêve de révéler Bombard et je ne le regrette pas.[1]

Une première fois, déjà, je n’avais pas trahi. Quand, pressenti par un Bazin d’Alsace, un journaliste était venu me voir pour que je confirme le premier nom de mon vieil ami, j’avais refusé. Ce n’était pas que Jean Hervé avait été mon compagnon ; mais il écrivait de bons livres. Puis, il devenait, lui-même, un « prince », dont je savais les générosités (envers Massat, envers Cathelin). Que m’importait le jeu qui avait permis cela ?

De même, quand, au lendemain de la catastrophe d’Ethel, où l’on avait trop cru en la stabilité de l’Hérétique, un journaliste de Match vint me demander les éléments de mon enquête sur Bombard, je refusai de les lui donner ou de les lui vendre. Car, déjà, l’homme n’était plus ce qu’il avait été. Le désespoir le lavait, dont témoigne un suicide avorté de justesse. Depuis des années, à la télévision, à la radio, j’entends et je vois un homme sincère, lucide et brave, révélateur de bien des ombres et légendes, sinon de celle-là, qu’il ne veut pas éclaircir. S’il le faisait, à quoi ne pourrait-il prétendre ? Mais sa célébrité lui permet le courage, ce qui n’est pas rien : écouterait-on aussi attentivement le sage, sans cette part d’ombre que se réserve le héros ?

Passe pour Bazin, Sagan, Rochefort, Bombard — Charrière ! Ils n’ont fait de tort à personne (je suis convaincu que la catastrophe d’Ethel aurait eu lieu de même, que les voyages de Bombard fussent réels ou non). Y ont cru ceux qui voulaient bien y croire. Mais une grande erreur judiciaire ? Ne faut-il pas intervenir alors ?

J’en ai connu plusieurs : l’affaire Marguerite Marty, le capitaine Blanc de Carcassonne, Marie Besnard, Paule Guillou. La première s’est bien terminée : par un acquittement du jury ; les autres ont été dramatiques. J’ai vu donner des conclusions précises par des experts qui n’avaient pas examiné l’organe (les intestins ou le foie) de la prétendue victime, des juges d’instruction haineux ou intéressés, car le juge n’en est pas moins homme, des présidents de cour d’assises incapables de comprendre ce qu’ils lisaient et voyaient, pour cause de vieillesse, des enquêteurs nommés pour étouffer l’affaire. J’ai tout vu ; mais rien d’aussi parfait, dans le genre ignoble, que l’affaire Dominici.

Elle avait éclaté en août 1952, alors que je n’étais pas reporter. Mais, pendant toute l’année suivante, j’en avais reçu des échos. Puis, il y eut ce court voyage dans le Nord, où j’en appris bien plus que je n’aurais dû en savoir. En novembre 1953, libre de tout engagement et mon dernier roman achevé, je repris l’enquête à mon compte et me rendis moi-même à Lurs. L’enquête dura seize Jours. Quand je revins, j’avais résolu l’affaire. Je le dis au directeur de Carrefour, Amaury, qui me crut. Je le croyais également et j’en demeure persuadé.

On sait le drame. Drummond, sa femme et sa fille Lisbeth avaient été assassinés sur la Grande-Terre, à un kilomètre de Lurs, par un ou des inconnus. La Grande-Terre appartenait à la famille Dominici. A l’époque dont je parle, on accusait Gustave Dominici, l’un des fils, parce qu’il reconnaissait avoir, le lendemain du crime, vers cinq heures du matin, trouvé la petite Elisabeth encore vivante sur le sentier qui menait au pont. On s’étonnait beaucoup que les Drummond eussent choisi pour camper cet endroit, entre une voie ferrée et la route parcourue de jour comme de nuit, dans un pays sauvage, plein de retraits et d’asiles. On n’y comprenait rien, après un an. Mais, dans la version officielle, l’Anglais était une sorte de savant et de héros, ancien haut fonctionnaire du gouvernement britannique, chargé de la branche « parachutages » en 1944. Nul ne mettait en doute son intégrité. Or, j’avais appris dans le Nord que ce saint vivait du chant.

De collègues plus vieux que moi dans le métier, comme le grand reporter Salardenne, et par mes propres recherches au cours de mon année de reportages, j’avais pu vérifier que l’Anglais, en effet, passait toutes ses vacances, avec sa femme et sa fille, dans des régions (Hollande, Alsace) où de fortes sommes d’argent furent parachutées aux Centres de Résistance, entre les mois d’avril et de juillet 1944. Puis, il avait toujours très peu d’argent sur lui et, après le triple meurtre même, on n’avait retrouvé d’autre argent — dans les affaires d’Elisabeth — qu’un billet de cinq mille francs, bien que l’hypothèse du vol n’ait pas été retenue. Conclusion hasardée : Drummond comptait trouver sur place les subsides nécessaires à son séjour en France. Elle me semblait confirmée par la visite éclair de Scotland Yard, le lendemain du crime, à la police de Marseille. Consigne : bouche cousue.

A Digne j’appris, comme prévu, que plusieurs millions parachutés en juin 1944 n’avaient jamais été retrouvés, que plusieurs notabilités avaient effectivement acheté de nombreux terrains à la Libération et que certains de ces enrichis, en compagnie de Clovis, un fils Dominici rejeté par sa famille, avaient largement festoyé le lundi même du meurtre. A connaître ce gens, car je les visitai tous, je ne doutai plus de leur réaction si un maître chanteur était venu les trouver, huit ans après le parachutage, prétendument requis par son gouvernement pour recouvrer l’argent dilapidé ou découvrir ce qu’il était devenu.

Mon enquête me donna cinq certitudes. 1°) Le campement des Anglais ne s’était pas dressé sur la Grande-Terre, mais à un kilomètre de là, sur un petit pont qui séparait le mont de Lurs du mont de Gonagobie : des témoignages de chauffeurs de camion, tout au long de la nuit, confirmaient ce point, ainsi que le demi-témoignage du supérieur de Gonagobie, un brave abbé terrorisé par l’ampleur de la tragédie, mais lié, disait-il, par le secret de la confession. 2°) L’Anglais avait eu rendez-vous, à Digne, après une « corrida-bidon » qu’il dut quitter avant la fin, avec un messager chargé de lui donner rendez-vous, précisément, dans ce monastère, mais qui, l’attendant sur le chemin de Gonagobie, l’avait détourné de sa route pour l’amener à la maison où les meurtriers continuaient de boire. 3°) Ceux-ci étaient au nombre de sept (ou de six, je n’étais pas sûr du septième), enivrés à la fête pour se donner du courage. Ils avaient, par accident peut-être, blessé Drummond à la main avant de le tuer avec le même fusil ; mais l’Anglais n’était mort qu’une demi-heure plus tard, en même temps que sa femme, assassinée deux kilomètres plus loin (sur le pont de Gonagobie). 4°) La fillette, gardée en vie d’abord, n’avait été assommée que plus tard et transportée moribonde jusqu’au bas de la Grande-Terre, où le campement des Anglais était réinstallé tout au long de la nuit, selon un rythme que racontaient les passages des camions. 5°) La police paraissait avoir reçu quelque ordre de négliger tous les indices révélateurs : le silence du chien la veille au soir, le nombre des douilles retrouvées (qui ne correspondait pas au nombre des coups tirés), le sang de lapin répandu, le déplacement des corps, les contradictions sans nombre touchant la présence des Anglais sur la Grande-Terre la veille au soir, etc.

Malheureusement pour la police, Gustave Dominici (inquiété par un éboulement) était vraiment sorti de sa ferme très tôt le matin, alors que la mise en scène s’achevait. Il avait ainsi appris toute l’histoire et menaçait de dire la vérité s’il venait à passer en assises. Du coup, le « témoin noir » qui l’avait reconnu, disait-il, sur la route, au milieu de la nuit, n’était plus sûr de son témoignage et le tribunal correctionnel réglait provisoirement l’affaire en condamnant Gustave à deux mois de prison pour « défaut d’assistance à personne en danger ».

En ce mois de novembre 1953 où se situe mon enquête, on arrachait au vieux Dominici, Gaston, de bien étranges aveux, contredits par les faits[2] ; un an plus tard, on le condamnera à mort. Avec lui on ne risque rien : il ignore tout. Au procès, le président fera scandale en ne laissant même pas Gustave répondre au cri de son père : « Tu sais que je suis innocent ! Dis ce que tu sais ! » Mais, dépassé sans doute par l’énorme imposture, le président s’oubliera jusqu’à faire remarquer au « témoin noir » qu’il ne peut pas avoir pris pour ce vieillard de petite taille, le grand et fort Gustave. A quoi le témoin, sans se troubler, répondra, en plein tribunal, qu’il sert la police depuis trop longtemps pour craindre quelque représaille et que, d’ailleurs, il porte la Légion d’Honneur. Quant aux douilles insuffisantes, au chien silencieux, au rendez-vous de Digne, aux témoignages chauffeurs, au père bénédictin, aux millions disparus et au sang de lapin, etc., il est bien évident que personne n’en parlera (ni même de l’affolement des femmes Dominici, découvrant un campement et trois cadavres, là où la veille au soir il n’y avait rien eu).

Jean Giono publiera seulement son beau livre, où il démontrera que les vingt mots de français des paysans de la Durance ne leur permettent pas de se défendre devant un tribunal (ce qui est vrai) et l’on n’osera pas, tout de même, exécuter le vieux Dominici, coupable au regard de la loi de trois assassinats, dont celui d’une petite fille. La peine de mort sera commuée en prison à vie et le général de Gaulle graciera le vieil homme. Il s’en reviendra mourir chez lui, dans cette même ferme qui, vingt ans plus tard, devenue un restaurant fameux attire, me dit-on, les touristes. Mais le gouvernement de la Ve République ne remettra pas en question l’un des grands crimes de la IVe, car les Républiques changent — et les Empires — mais les impostures deviennent de l’Histoire.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat


[1] Mon dernier travail de 1953 est une étude chiffrée sur les différences de vitesses du canot de Bombard. En Méditerranée, de Monaco au « naufrage » des Minorques : quelque 220 milles en 17 jours (du 25 mai au 11 juin), soit 12 milles par jour. De la rencontre de l’Arakaka (49°50) le 10 décembre à l’arrivée au large de la Barbade (58°20) le 22 décembre, 550 milles en 12 jours : 45 milles par jour. Un yacht parcourt ses 100 milles quotidiens ; mais, depuis son départ de las Palmas le 6 novembre jusqu’à son arrivée à la Barbade fin décembre, en même temps que Bombard, le Nymph Errant avait effectué un voyage beaucoup plus long, touchant deux fois à la Barbade et descendant jusqu’à Antigua entre-temps.

[2] Pour ne citer que ces deux contradictions : c’est en voyant lady Drummond se déshabiller que le vieux bonhomme aurait perdu la tête. Or, le cadavre de lady Drummond a été découvert vêtu. Puis, comment concilier le crime d’un sadique voyeur avec l’assassinat de la petite Elisabeth, trois ou quatre heures plus tard ? Mais ce sont tous les indices retenus et tous les témoignages admis qui présentent ce caractère d’invraisemblance.

Jean-Charles Pichon

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Il se posa longtemps la question de l’engagement et de ses limites. Voici un texte publié en 1947, dans le N° 46 des « Cahiers de Paris », qui avait pour thème la liberté.

 

Pour servir à une Apologie

de l’Engagement

 

I

Qu’importe qu’un homme, pendant toute sa vie, légitime son inaction et ses doutes par le mot : liberté, alors que la continuité de l’histoire suffira à ramener de telles prétentions à leur juste valeur, à dévoiler sous « l’objectivité » la paresse, sous la « clairvoyance » la lâcheté ?

Aucune erreur, aucun crime, n’est jugé si sévèrement par l’histoire que l’erreur et le crime de ne pas prendre parti. Un Auguste, un César, voire un Caligula ou un Saint-Dominique ont leurs détracteurs mais leurs partisans. Un Richelieu, un Talleyrand sont admirés et défendus pour le moins autant qu’ils sont honnis. Mais celui qui vit en dehors de son temps, qui refuse de choisir, l’histoire ne le condamne ni ne l’absout, parce qu’elle ne le connaît pas, que pour elle, il n’a pas eu d’existence.

Je m’arrête à cette objection qu’on ne peut manquer de me faire que, après tout, l’opinion de l’histoire n’importe en aucune façon, que l’homme libre l’est pour lui d’abord et non pas pour les « mercenaires » de l’avenir. Certes, et je l’entends bien ainsi. Mais veut-on me dire, alors, par quelle comparaison, quel barème ou quelles conséquences le fait de la liberté peut être déterminé et ses applications déduites ?

Si tout homme est libre qui se croit libre, nul ne l’est plus vraiment que le Fou qui n’imagine même pas d’autre liberté que la sienne. Et si l’on me dit que, tout au contraire, l’homme libre est celui qui connaît et juge toutes les conditions qui lui sont faites, dans tous les sens, (ce qui est mon sentiment), nous bien obligés d’admettre que, dans la mesure où cet homme est « normal », doué de raison et de sens critique, il doit être amené, tôt ou tard, à comparer ces diverses conditions, c’est-à-dire  — enfin — à en choisir l’une plutôt que l’autre.

Si l’on m’objecte que, effectivement, telle devrait être l’attitude de l’homme parfait mais qu’un tel être n’existe pas et que, dans la majorité des cas, l’esprit placé entre diverses conditions possibles sera retenu de choisir entre elles, c’est-à-dire corrompu dans son sens critique, par telle hérédité, tel besoin plus ou moins inavouable, tels intérêts tout puissants, je serai de l’avis de mon objecteur mais lui demanderai de me consentir, en échange, qu’un tel esprit est tout sauf libre, qu’il l’est en tout cas bien moins que celui que ni l’hérédité, ni les besoins, ni les intérêts n’ont retenu de choisir.

II

Il apparaît que, contrairement aux dires de certains psychologues, la liberté n’est à aucun degré une affaire de pensée — pour la raison très simple qu’il n’y a pire esclave que l’esclave de son imagination, (je n’en veux pour preuve que l’imagination excessivement fertile des fous — et, dans une certaine mesure, des malades), mais qu’à l’inverse l’esclavage social, physique ou moral, ne s’explique et ne se justifie (par rapport à soi-même) que par cette « évasion du réel » qu’est la pensée.

Si une démonstration n’a pas besoin d’être longuement exposée, c’est bien celle-là. Puisque, aujourd’hui même, la psychanalyse n’a rien trouvé de mieux, pour libérer l’infirme moral de son complexe, que de chasser ce complexe de sa pensée la plus inconsciente et de le traduire en acte. De même que l’obsédé sexuel, s’il pouvait « penser en actes », sur le plan du réel, de son obsession il serait délivré, de même s’ils pouvaient « extérioriser » leurs imaginations, bon nombre de nos théoriciens de la gratuité seraient délivrés de leur esclavage.

L’homme qui « pense » sa liberté sans l’agir est comparable à la borne du chemin. Ou, du moins, il lui serait comparable s’il ne se trouvait pas, toujours, d’autres hommes pour extérioriser, en ses lieu et place, une pensée improductive et la faire servir à leurs fins propres. Je me souviens, en écrivant ces lignes, d’un des derniers articles du regretté L.-P. Fargue, dans lequel ce « théoricien de la gratuité » défendait pour le poète le droit de penser et d’écrire ce qui lui passait par la tête, sans se soucier des applications politiques ou sociales qui pouvaient en être tirées. La réponse lui parvenait dès la semaine suivante, sous la forme d’un article qui développait le sien aux fins politiques que l’on devine.

La liberté n’est pas une affaire de pensée. Et dire qu’elle est affaire d’action serait une proposition à peine suffisante. La vérité est qu’elle est affaire de création. Rien d’autre.

Affaire de création parce que la liberté ne peut s’atteindre hors de l’efficace. Mais ce concept d’efficacité recouvre celui de « Bien et de Mal » dans la mesure où tout être précisément n’envisage l’efficace qu’en opposition à son contraire et ne peut choisir sans exclure.

C’est par le biais de la Responsabilité ainsi, que le problème de la liberté rejoint celui de la Puissance puisque l’homme n’est libre par rapport à l’Objet que lorsqu’il a consenti à agir sur lui dans le sens d’une décision volontaire. Qui dit : liberté, alors, dit : maîtrise et, parce que nulle maîtrise n’est si complète que celle du créateur sur ses créatures, en dernier ressort : création.

Il serait temps que nos moralistes comprennent que la liberté n’est pas une réalité psychologique mais morale ; qu’elle implique le choix et non son refus ; et qu’elle suppose préalablement, dans quelque domaine que ce soit, un « impératif catégorique » faute de quoi, jeu de l’esprit, elle ne présente pas plus d’intérêt qu’une hache sans fil, un miroir sans tain, une roue sans essieu.

III

Il me fallait établir solidement ce point pour démontrer la vanité de ceux qui prétendent fuir la responsabilité dans le verbe. La solution de l’esthète n’en est pas une : s’il refuse de se croire responsable par ses écrits des crimes du monde, il en est au carrefour de Sartre ou de Malraux.

L’inconvénient du tain, de l’essieu ou du fil est que toute forme d’action aliène la liberté, soit en la mutilant, soit en la transformant, soit en la reproduisant (cette dernière aliénation n’étant pas la moins redoutable). Se connaître responsable, c’est rompre — puisque toute responsabilité, comme toute liberté, ne se définit que par ses limites. Seul sens dans lequel peut s’entendre sans dégoût l’axiome vulgaire : la liberté de chacun finit où celle des autres commence.

Cela est si vrai que, dès que l’homme se met à rêver d’une liberté universelle — entendez : sans limite — il tombe dans le démembrement et l’absurde ; le sentiment de responsabilité se transformant, dans cette réalité fluide, en sentiment de culpabilité, comme les feuilles du saule, dans l’eau, se voient à l’envers.

Imaginer se devoir à tous c’est ne plus se devoir à personne, c’est s’interdire toute action particulière, si libératrice qu’elle semble pouvoir être, parce qu’elle sera, dans une proportion égale, destructrice de liberté. Si donc personne n’est coupable (ne mérite d’être rejeté hors de la liberté), comme il faut à toute force une victime pour justifier le chaos — d’autant plus chaotique que je tends à l’universel — le coupable sera moi et coupable envers tous : envers l’ennemi d’être obligé de le combattre, envers l’ami d’être obligé de le trahir.

A n’avoir pas voulu choisir que gagnerai-je ? Sinon de multiplier par deux mes chances d’erreur ; ou, plutôt, là où il n’y avait pas d’erreur possible, d’en avoir mis partout ?

Cela est clair. On m’objectera cependant : « il n’y a pas lieu de poser la question sous cet angle. L’homme de Kafka ne prétend pas au gain. Il voit que le monde est mal fait et souffre de la fissure qu’il y constate. Sa clairvoyance seule est en cause. » Examinons.

— Il a découvert qu’il n’existe en soi que depuis qu’il s’est détaché de sa mère ? Que son éducation n’a été que d’habitudes désapprises ? Que, s’il choisit un amour, il lui faudra en sacrifier cent ? Qu’enfin, quelque acte qu’il accomplisse, il exclut en le faisant l’acte auquel il a renoncé ?

— Précisément. C’est là ce qui le désespère. Car il voudrait comprendre pourquoi il en est ainsi.

— Pourquoi il n’est pas, en même temps, sa mère et lui ? Pourquoi il n’est pas un mauvais garçon ensemble qu’un honnête homme ? Pourquoi sa fiancée, si elle est blonde, n’est pas brune ? Pourquoi s’il dit « oui », il ne dit pas « non » ? Apparemment, parce qu’il est différencié. Mais, s’il ne l’était pas, il ne serait pas et ne pourrait se poser de telles questions.

IV

Mais je n’ai pas la prétention d’en venir si promptement à bout. L’illusion de la culpabilité est de tous les temps, parce qu’elle est celle du Nombre : les pauvres hères qui travaillaient à la construction des Pyramides n’auraient pas accepté de laisser leurs os dans le désert, si des Prêtres n’avaient su l’entretenir en eux. Le danger de la métaphysique est le même que celui de l’universalité : la perte d’une conscience libre.

Parallèlement à ce courant générateur de mauvaise conscience s’établit nécessairement un courant contraire, « récupérateur d’énergie », où la mauvaise conscience elle-même aura son rôle (passif, donc d’autant mieux utilisable) : actuellement, la solution fasciste.

Entre ces deux positions, celle de se charger de « tous les péchés du monde », et celle de se prétendre de la race sans péché, le « vieux républicain » — dernière métamorphose de l’humaniste — va de l’une à l’autre d’un mouvement incessant. Il se scandalise : non seulement le fanatique est de mauvaise foi mais encore il a toujours raison ! Il ne comprend pas qu’il n’a raison que parce qu’il est de mauvaise foi et que le fait d’avoir ouvert le monde en deux — de s’être donné une probabilité de croyance de moitié, la plus grande possible — est le secret de sa force. Ou plutôt, il comprend vaguement que cet imaginaire « Nous » recrée la responsabilité par le truchement du « solidaire ». Il sait que cette limite donnée à l’imaginaire est d’une telle nécessité que pas un fondateur, pas un parti, pas une philosophie n’y a jusqu’ici passé outre ; que le « Nous » exige le « Non-Nous » comme l’être la non-substance. Mais aussi cette évidence est le mal constant de l’homme « de bonne volonté ». Son purgatoire et son calvaire. Il lui semble qu’en vieillissant les doctrines perdent leurs ongles et leurs dents et il s’attache aux principes moribonds sans voir que cet assagissement est le signe de leur décrépitude.

De même que le cadavre se dissout en poussière, de même, en effet, les vieilles lois. Seule définition valable de l’existence : différenciation. L’étude de la liberté, ramenée à celles de la responsabilité, puis de la solidarité, se résout enfin en l’étude des limites de l’efficace.

Jean-Charles Pichon (Vers 1950)

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

 

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LE CITOYEN DU MONDE

JEAN-CHARLES PICHON

« LE CITOYEN DU MONDE »

CITOYEN

 

De la fin 1949 jusqu’en avril 1951, Jean-Charles Pichon collabora au journal « Le Citoyen du Monde ». Porte-parole en langue française du Mouvement fondé par Garry Davis, ce journal était constitué d’une équipe de romanciers, de poètes et d’intellectuels en majorité issus de la mouvance anarchiste. Ils se retrouvaient pour promouvoir le pacifisme, l’objection de conscience et la désobéissance civile — ce qui demandait du courage en ce temps-là !

Nous avons pu nous procurer un exemplaire de ce journal, daté du 27 janvier 1950. En première page, Jean-Charles Pichon présente la nouvelle formule de cet organe de presse, qui devient hebdomadaire. Voici la retranscription de son article.

Petit Bonhomme

vit encore

 

Ainsi, le « Citoyen du Monde » est devenu hebdomadaire. Ce pas décisif a été accompli sans difficulté, ni tapage, grâce à l’esprit d’équipe qui nous anime, aux appuis de toutes sortes, techniques et rédactionnels, qui nous ont été apportés.

Cet important progrès nous impose de nouveaux devoirs parmi lesquels, en premier plan, celui d’une amélioration incessante de la présentation et de la qualité du journal.

C’est ainsi que le titre qui ouvre ce numéro de transition est provisoire et que nous rehausserons bientôt nos textes avec des dessins dus au talent d’une remarquable équipe de dessinateurs que nous aurons le plaisir de révéler à nos lecteurs.

La pauvre, la pauvre, la pauvre petite ! Faut-il être barbare pour l'enfermer ainsi !

La pauvre, la pauvre, la pauvre petite ! Faut-il être barbare pour l’enfermer ainsi !

Il nous semble donc opportun, au seuil de la périodicité hebdomadaire, de vous éclairer sur des les articles, rubriques et chroniques que vous êtes certains de trouver désormais en nos colonnes.

En première page, fidèle à sa discipline de courage et à son refus de toute hypocrisie, Le Citoyen du Monde continuera de dénoncer les scandales où qu’ils se cachent, d’opposer aux violences et aux injustices que fomente la raison d’Etat le clair bon sens et la toute simple humanité. Faisant suite à nos enquêtes (qui ont déjà fait tant de bruit !) sur la véritable situation des indigènes au Maroc ou sur les camps de concentration 1950, nous saurons trouver, n’en doutez pas, d’autres reportages vivants et documentés : ce n’est pas la matière qui manque. Le Citoyen du Monde étant, à notre connaissance, le seul hebdomadaire mondialiste de langue française diffusé dans plusieurs pays, de plus en plus nous entendons aborder tous les problèmes d’un point de vue strictement mondial, sans nous arrêter à de seules préoccupations étroitement nationales.

Toujours en première page : l’éditorial de Bugat, qui donnera le « ton » du journal d’actualité.

La deuxième page, consacrée à l’actualité, contiendra, outre nos échos — « Evènements » de Dieudonné, et « Pile et Face », de Markale, dont on apprécie le talent et la vigueur — la chronique de Politique internationale d’Henri de Portelaine qui n’est plus un inconnu pour nos lecteurs. A cette chronique, nous adjoindrons l’étude politique plus détaillée de notre nouveau collaborateur Jean-Charles Demachy.

Les colonnes de cette page seront également ouvertes aux objecteurs de conscience et aux différentes manifestations suscitées, de par le monde, sous le signe de la Non-Violence. Les organisations pacifistes y verront aussi mentionner leurs activités et leurs appels.

Et, toujours en cette « Tribune de la Non-Violence », nous aurons la joie de publier bientôt une chronique régulière d’Hem Day, membre du Conseil International de l’I.R.C., qui précisera comment la Non-Violence a jusqu’ici fait preuve d’efficacité et comment elle peut être décisive désormais. Car si la Non-Violence est pour nous, avant toutes choses, une foi, elle doit être accompagnée de techniques précises qui ont fait leurs preuves. Ceux qui confondent encore Non-Violence avec passivité apprendront que l’action directe nous est et nous sera de plus en plus familière et que la faiblesse n’est pas dans notre camp.

La troisième page, plus spécialement inspirée par la Ligue des Citoyens du Monde, vous tiendra régulièrement au courant de ses progrès et de son expansion. Dans cette page, on pourra lire la suite de notre Histoire des Citoyens du Monde, les « Lettres à un apprenti Citoyen du Monde », le cours d’Esperanto, notre ancienne rubrique, reprise dès ce jour, « Comme on se rencontre avec… » et des études économiques et sociales approfondies pour la rédaction desquelles nous avons obtenu le concours d’éminents spécialistes.

On retrouvera régulièrement la signature de nos rédacteurs fidèles : Antoine Allard, Hervé Bazin, Banine, de Lacaze-Duthiers, Wintzen, P. Viaud, J. C. Youri, Ph ; Dumaine, Pierrette Sartin, Marie-Louise Sondaz, A. Prunier, J. Dedisheim-Dumeny, Marcel Rioutord, Roger Cam, Jacques Clair, Jean l’Anselme, J. Cathelin, J. Brasier, H. Perruchot, Robert Morel et l’abbé Delmont, auxquels, chaque semaine, viennent se joindre de nouveaux camarades.

Parfois, cette troisième page sera remplacée par une page spéciale à thème. C’est ainsi que notre numéro 13 ou 14, reprenant une idée justement chère à Stop-War, abordera un problème qui fera couler beaucoup d’encre par la suite en raison de la manière dont nous l’aborderons, et en raison des personnalités dont nous aurons recueilli l’interview : Le Délit d’obéissance.

La quatrième page, consacrée à l’amour de l’art, insistera sur le rôle de l’Art dans le monde de demain, tel que nous désirons qu’il soit. Vous y trouverez nos critiques du cinéma, de la radio, des livres, du théâtre, de la peinture par des équipes spécialisées. Parfois, Philippe Roy dira un mot sur son « Courrier du Bonheur » — mal interprété par certains, mais tellement approuvé par les correspondants de Roy — et il y aura le conte du Citoyen du Monde… Bientôt la publication d’un grand roman mondialiste…

Alliant ainsi le souci d’éduquer au soin de divertir, nous espérons que notre journal aura en lui tous les germes nécessaires pour faire de lui, dans un proche avenir, le très grand journal que nous souhaitons. Le reste ne dépend que de vous.

 

Jean-Charles PICHON,

Secrétaire général du « Citoyen du Monde ».

 

WALL-STREET JOUERAIT-IL LA NON-VIOLENCE ?

 

Sur 40 milliards de dollars de budget annuel, les Américains avouent consacrer 30 milliards de dollars à des dépenses se rapportant à des préoccupations d’ordre militaire. Et voici Wall-Street qui grogne contre les exigences sans cesse accrues de ses propres guerriers.

Il faut pourtant savoir ce que l’on veut.

Lorsqu’un pays, sous l’effet d’une peur réelle ou simulée, s’abandonne au point de confier son destin aux mains avides des militaires, il doit trouver dans l’Histoire moderne et contemporaine la préfiguration de ce qui lui est réservé. Avec toutefois ce correctif aggravant que les temps sont définitivement révolus, durant lesquels le génie d’un militaire palliait l’insuffisance de ses troupes et de ses approvisionnements. Les généraux ont définitivement abandonné la plume au chapeau. Hormis les défilés du temps de paix, on ne les voit plus l’épée haute, à la tête de leurs troupes galvanisées et multipliées par leur courage. Ils occupent en cas de conflit de profonds sous-sols bétonnés dont on ne s’approche qu’en suivant une topographie rigoureuse et compliquée et où aboutissent des fils multiples doublant les postes de radio. De là sont transmis les ordres de mouvement et ceux de destruction. Mais il ne s’agit plus, comme en 1940, de « tourner » une position forte, de préparer avec sa de log. et son théodolite, un tir de barrage sur un carrefour, un tir de destruction sur une gare régulatrice. Demain, on effacera la montagne qui pourrait gêner une observation terrestre et compliquer malencontreusement une triangulation savante.

Bien entendu, comme il fallait s’y attendre, ce progrès technique est onéreux. L’emploi exclusif de la main-d’œuvre humaine à la guerre était relativement bon marché. Quelques tonnes de métal pour les armes et les croix d’honneur, une bonne réserve de croix de bois, du papier pour les citations, tout cela n’allait pas très loin, financièrement parlant.

Mais les dépenses s’aggravèrent avec l’extension du combat à distance. Le matériel militaire est plus exigeant, partant plus cher que la main-d’œuvre humaine. Aussi bien, avec les départements de la marine, de l’aviation, de l’artillerie, du génie et de l’armée de terre, vit-on croître rapidement les budgets militaires, au fur et à mesure que matériels et techniques se perfectionnaient.

Naturellement, il ne faut pas confondre les laboratoires de la Marine, de l’Aviation et de l’Armée de terre des U.S.A. avec les amphithéâtres chargés de gloire historique, où se forment nos futurs stratèges occidentaux. Il existe bien là-bas de grandes cours dans les casernes et de grands espaces dans les champs où l’on apprend aux jeunes Sammies à balayer, à marcher au pas et à manier avec ensemble l’arme individuelle. Mais ce n’est pas cela qui coûte le plus cher au contribuable américain.

Les investigations dans le domaine de l’atome imposent de larges investissements industriels qui font travailler patrons et ouvriers et limitent la montée d’un chômage technologique qui déjà dépasse 3 millions 500.000 personnes. Il y a aussi les luttes de préséance entre différentes armes. On amorce par exemple des fabrications en grandes séries de bombardiers pour l’Aviation. Elles sont stoppées brusquement par la Marine qui convainc l’opinion publique de leur inutilité ou inversement, et à charge de revanche !

Toute cette utilisation militaire de crédits budgétaires rejaillit sur le secteur privé et masque parfois opportunément les prodromes d’une diminution de l’activité économique rationnelle et de l’emploi.

Un problème se posait pour l’évacuation des matériels répudiés, parfois même avant la fin de leur production en série. Il a été astucieusement résolu grâce au P.A.M.

En échange de ces armes déjà techniquement dépassées et d’un lot d’officiers qui viendront se distraire en Europe en les manipulant devant nous, nous assistons à une manœuvre de grand style pour relayer le plan Marshall que même les Américains de bonne foi et les plus naïfs des Européens répudient désormais de concert.

Ainsi marchandises et capitaux U.S.A. vont-ils pouvoir prendre la suite des livraisons d’armes dont les militaires se débarrassent pour assurer, paraît-il, la protection de notre souveraineté !

C’est ici que Wall-Street fait preuve d’ingratitude envers ses militaires. Que ferait-il de ces ferrailles qui vont lui assurer de copieux emplois de ses capitaux et de larges sources de profit ?

Déjà avant la guerre, les « cimetières » de voitures déshonoraient les banlieues des grandes villes américaines. Doit-on y ajouter de nos jours les tanks et les bombardiers dont on n’aurait pas l’emploi sans le P.A.M. ? Les stocks de céréales achetés par le gouvernement américain pour maintenir les prix agricoles ne lui donnent-ils pas assez de soucis quand, silos pleins, il faut les laisser pourrir à l’air libre ? Et prévoir qu’au 30 juin 1950, ils seront le double de ce qu’ils étaient en 1949 !

Grâce à la débordante activité des états-majors et à leurs cousins les diplomates, on généralise une panique mondiale. Sous l’effet de la peur, on se débarrasse d’une production de guerre sans intérêt, que des gouvernements aux abois acceptent pour le maintien de l’ordre intérieur. Et du même coup, on a justifié une artificielle distribution de pouvoir d’achat et on a conquis de nouveaux débouchés.

C’est un grand service rendu au mythe de l’expansion américaine indéfinie, qui se heurtait à la misère des trois quarts de la planète.

Aussi bien les prochains débats du Congrès, influencés par Wall-Street, feront-ils la coupe amère aux militaires américains, fidèles commis-voyageurs du capitalisme U.S.A.

 

Jean-Charles DEMACHY

 

Nous répondons…

à MM. Jacques DUBOIN et Maurice LANDRAIN

du Mouvement Français de l’Abondance

 

Mes chers camarades,

J’ai pris connaissance, avec un très vif intérêt, dans « La Grande Relève », numéro 59 de janvier 1950, des articles de Jacques Duboin et de Maurice Landrain, au sujet de l’action pacifiste.

L’essentiel de ces deux articles peut se résumer ainsi : c’est une naïveté que de demander le désarmement, car l’industrie des armements permet de distribuer du pouvoir d’achat pour la fabrication de « marchandises » qui n’encombrent pas le marché des produits de consommation courante, déjà bien encombré… Demander le désarmement, c’est, pour Jacques Duboin « courir à un désastre économique, car c’est grâce aux 69 milliards de commande annuelle d’armements que les producteurs de biens de consommation se plaindront un peu moins de mévente », et, pour Maurice Landrain, c’est « demander à l’Etat capitaliste de se suicider ».

Or, les 69 milliards affectés aux armements — je dirais pour ma part les 400 milliards affectés au budget de la guerre — pourraient être utilisés à construire des maisons d’habitation, par exemple, ce qui, premièrement, n’encombrera pas le marché des biens de consommation courante, des millions de familles étant privées de logement ou vivant dans d’inqualifiables taudis, et deuxièmement, distribuerait les 400 milliards de l’ex-budget de la guerre, « sur lesquels comptent les producteurs de biens de consommation ».

En résumé, les bénéficiaires des 400 milliards de l’ex-budget de guerre construiraient des maisons d’habitation au lieu de fabriquer des armements ou de marcher au pas cadencé, et il n’y aurait ni « désastre économique », ni « suicide de l’Etat capitaliste ». Economiquement, il n’y aurait rien de changé à la situation présente.

En admettant, contre toute vraisemblance, que les bénéficiaires actuels du budget de la guerre soient incapables de faire un travail utile, telle la construction de logements, il serait préférable de leur distribuer leurs salaires, traitements, soldes ou bénéfices à ne rien faire plutôt que de préparer la guerre. Il n’y aurait non plus rien de changé à la situation économique actuelle.

Si les gouvernements préfèrent commander des armements plutôt que des maisons d’habitation, c’est qu’il y a au moins une autre raison que distribuer du pouvoir d’achat sans ajouter à l’encombrement des produits de consommation courante : il n’y a pas d’autre solution que la guerre, au désarroi économique qui ira fatalement grandissant, si l’on se refuse à une économie adaptée à l’abondance de ces produits de consommation. Les gouvernements le savent parfaitement et ils sont conduits à s’armer au maximum de leurs possibilités, donc à commander des armements, et non des logements.

C’est ici que le désarmement que nous, pacifistes, réclamons, prend toute sa signification. Privés de l’exutoire de la guerre, par laquelle ils espèrent retarder l’enterrement du régime du profit, les gouvernements seraient nécessairement conduits à chercher et trouver des formes économiques adaptées à l’abondante production moderne. Autrement dit ils seraient obligés de s’acheminer vers une économie de l’abondance qui ne peut être qu’une économie distributive. Avec la guerre possible, ils créent des armements en abondance, et ils seront conduits, peut-être malgré eux, à les distribuer gratuitement sous forme d’équipements, tanks, obus, bombes. Cette distribution est une caricature d’économie distributive orientée vers le mal, puisqu’ils ne veulent pas orienter l’économie vers le bien.

En somme, pour nous pacifistes, le désarmement est une voie vers la paix. Il vous appartient, abondancistes, de comprendre que le désarmement est une porte ouverte vers l’économie distributive. Porte ouverte « sur la bande », et par laquelle vous devriez aussi tenter de passer, en plus de vos efforts directs, car elle est peut-être votre plus grande chance d’atteindre votre but à temps, pour deux raisons :

1° Les politiciens ne consentiront jamais à entrer sur la voie de l’économie distributive tant qu’ils auront la voie de la guerre pour tenter de conserver le régime du profit et de retarder l’avènement du socialisme distributif qui n’a que faire des politiciens… ;

2° Vous ne seriez plus seuls… Des forces pacifistes plus ou moins idéalistes demandent le désarmement des Etats. Sans être affirmatif, je crois qu’il y a plus de chances — bien minces d’ailleurs — d’atteindre votre but à temps par la porte du désarmement que par la voie directe qui est la vôtre. De toute façon, pourquoi se refuser à tenter aussi de passer par cette porte ? Vous auriez une excellente occasion de faire comprendre vers quels espaces lumineux elle permet de s’acheminer, ce qui renforcerait votre action spécifique dans le domaine économique.

Enfin, l’incohérente préparation de la guerre de la part de nos dirigeants, dont parle Jacques Duboin relève de la même stupidité qui les fait se refuser à une économie adaptée à l’abondance, à pratiquer le monstrueux malthusianisme industriel et agricole, afin de maintenir la rareté, donc le régime prix-salaires-profits. Dans chaque numéro de « La Grande Relève », vous montrez avec beaucoup d’esprit et d’à-propos cette stupidité. Oseriez-vous croire qu’ils ont subitement acquis plus d’intelligence quand il s’agit de préparer la guerre ?

Marcel DIEUDONNE.

(Jacques Duboin, fondateur de la revue « La Grande Relève », fut le créateur du concept de « l’économie distributive »).

Ces deux articles, extraits du même journal, donnent une idée des préoccupations de l’équipe qui le réalise. Guerre froide, guerres coloniales, présence militaire américaine en France, autant de sujets qui suscitèrent de véhéments débats. Jean-Charles Pichon y participa activement, traquant l’imposture et les compromissions, d’où qu’elles vinssent, et dans tous les domaines. En tant que grand reporter, comme il le raconte dans « Un homme en creux », il dévoila les supercheries des affaires Dominici, Bombard et Sagan – ce qui lui valut quelques déboires…

Comme Camus, qu’il connut bien, il ne fut donc pas un philosophe retiré en sa tour d’ivoire, et éloigné du monde contemporain…

 

 

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Les prophètes et l’attente de Dieu

Les prophètes et l’attente de Dieu

 

(Document audio)

Dans le cadre d’un séminaire, Jean-Charles Pichon a donné cette conférence le 29 octobre 1995, au Pouldu.

Le son n’est pas de très bonne qualité, mais on parvient à suivre cet exposé, qui n’est pas exempt d’humour.

Les prophètes et l’attente de Dieu 01

25’30.

Les prophètes et l’attente de Dieu 02

19’44.

Les prophètes et l’attente de Dieu 03

25’47.

Les prophètes et l’attente de Dieu 04

19’43.

Les prophètes et l’attente de Dieu 05

22’19.

Les prophètes et l’attente de Dieu 06

22’49.

Les prophètes et l’attente de Dieu 07

26’20.

 

 

 

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UNE CONTRE-UTOPIE DANS L’AMERIQUE PURITAINE AU XVIIeme SIECLE

Lauric Guillaud

 

Docteur es-lettres, Professeur au département d’anglais de l’Université d’Angers (jusqu’en juillet 2012), Directeur du Centre d’Etudes et de Recherche sur les Littératures de l’Imaginaire (CERLI), Lauric Guillaud est l’un des meilleurs connaisseurs de « l’imaginaire américain ».

De sa thèse de doctorat d’Etat, portant sur « Le thème du monde perdu dans la littérature de langue anglaise » (1981), à son dernier ouvrage publié, « Le retour des morts, Imaginaire, science, verticalité » (2010), il n’a cessé d’explorer — tant par d’innombrables lectures que par des recherches sur le terrain — l’univers mythique qui a fondé et structuré les mentalités nord-américaines du XVIIe siècle à nos jours.

L’étude qu’il m’a permis de vous présenter ici nous éclaire sur les motivations mystiques — et contradictoires — des premiers arrivants anglais sur le Nouveau-Monde. Elle nous aide à comprendre certains aspects de la civilisation américaine, qui ont perduré jusqu’aujourd’hui.

Je l’en remercie et vous invite à lire ses publications.

 

Pierre-Jean Debenat

Voir le site du CERLI.

Une contre-utopie dans l’Amérique puritaine au XVIIème siècle :

la « Nouvelle Canaan » alternative de Thomas Morton

Lauric Guillaud (Université d’Angers)

 

Tous les utopistes ont la hantise des bacilles.

Fanatiques de la pureté et conscients que

leur sol doit être protégé des horreurs de l’histoire,

ils s’établissent dans des îles ou dans le fond des déserts.

Gilles Lapouge (Utopie et civilisation).

Le Mayflower et la Sainte Bible

 

 

En 1492, les yeux tournés vers les commencements béatifiques du « Nouveau Monde », Colomb ouvre l’espace réel des temps modernes aux futurs « colons » qui fonderont les États-Unis, une Bible d’une main, l’Utopie de Thomas More de l’autre. Le continent américain, par ses territoires vierges, fournit un modèle alternatif qui n’est plus seulement mythique, mais rationnel. Plus la conquête s’accélère, plus le genre utopique se développe, se superposant au mythe, sans l’oblitérer tout à fait. Nostalgie et réforme s’allient, prônant l’élaboration d’une société juste et égalitaire. Dans cette Terre Promise à l’Ouest, l’homme veut bâtir de ses mains la cité de Dieu, loin de l’Europe corrompue. L’utopie a beau se situer « nulle part » (« U-topos »), elle répond à un ailleurs bien réel, signalé dès 1516 par More, l’Amérique en devenir, qui commence à s’affirmer comme le laboratoire privilégié des pionniers de demain.

Un monde nouveau est déjà en friche intellectuelle, fondé sur l’éducation, la liberté de culte, la raison et la justice. Les « utopies chrétiennes-sociales » du XVIe siècle, à la suite de More, rêvent d’un monde idéal transposé sur le territoire américain. J’ai montré ailleurs[1] comment les utopistes du XVIIème siècle (Campanella, Andreae, Comenius, Bacon) fraient la voie au monde nouveau tout en présentant des modèles ouvertement autoritaires et dogmatiques. Au siècle précédent, Rabelais crée le système contre-utopique de Thélème ; il est le seul à proclamer « Fais ce que voudras » —devise antithétique à l’ordre moral des Séparatistes qui triomphera à partir de 1620. Pourtant, un personnage méconnu, du nom de Thomas Morton, va perturber la théocratie de la Nouvelle-Angleterre en proposant un anti-modèle, une contre-utopie[2], que j’évoquerai brièvement, après une présentation de l’utopie puritaine.


[1] L. Guillaud, Histoire secrète de l’Amérique, Paris, Editions Philippe Lebaud, 1997

[2] Je reprends ici la thèse stimulante de Gilles Lapouge qui oppose l’utopie, qui se niche « dans les casernes, les ordinateurs, les plans et les fourmilières », à la contre-utopie qui « se moque de la société et ne veut connaître que l’individu », détestant « le groupe, l’Etat, la cellule, le bureau ». L’utopiste, « fanatique de la structure », s’oppose au contre-utopiste qui « ignore la logique » (p. 24) (Utopie et civilisation, Paris, Weber, 1973, p. 23). [LAP].

 

L’utopie puritaine, Éden retrouvé

Les Séparatistes, futurs « Pères Pèlerins », qui débarquent à Plymouth en 1620 sont avant tout des missionnaires investis de la puissance divine qui leur commande de défricher des terres sauvages et de s’unir à Dieu par contrat, comme Israël avec Jéhovah. Les deux piliers de la foi puritaine sont les Écritures et la Raison. On retrouve chez les aventuriers du Mayflower les deux outils que préconisaient Francis Bacon, les Rose-Croix et les utopistes en général : l’évangile et l’éducation. La dévotion pour les livres doit aller de pair avec l’instruction[1].

Le « peuple du Livre » est fondamentalement « radical », s’enracinant dans le souvenir des églises primitives et rassasiant sa faim puritaine par la lecture systématique des Écritures. Au sein, mais plutôt à l’orée, de la wilderness, cette nature à l’état sauvage dont le poids émotionnel et mythique sera si prégnant dans la culture américaine, les Pèlerins espèrent paradoxalement se libérer des corruptions du « vieux monde » et de ses Babel amorales en isolant leur ville radieuse de la nature profane par le biais d’un cordon sanitaire métaphorique, haie ou palissade. Leur « nouveau monde » devient le lieu fantasmatique des nouveaux commencements : les Pèlerins s’identifient à Israël, l’Angleterre devient l’Égypte, le roi Jacques le Pharaon, l’Atlantique la Mer Rouge, la Nouvelle Angleterre la « nouvelle Canaan »[2].

Les premiers émigrants d’Europe s’empressent de revêtir la nouvelle terre du manteau d’utopie. John Winthrop fait de la future Cité un modèle pour l’humanité :

Nous devons toujours penser que nous serons une Cité sur une colline —les yeux de tous sont sur nous ; de telle sorte que si nous devions faillir, devant notre Dieu, dans la mission que nous avons entreprise, et s’il nous retire ainsi son soutien, nous deviendrons l’opprobre du monde entier, nous permettrons à nos ennemis de dénoncer les voies de Dieu […] [3].

Cette vision d’une société radieuse dans le Nouveau Monde envisage un perfectionnement humain exemplaire. En Amérique, féconde sans limite et libre de toute tradition cléricale et de distinction de classe, tout semble possible, même le Paradis. La Virginie est décrite par Thomas Harriot comme le « paradis du monde ». Nombreux sont les exemples de cette illumination face au « jardin du monde où coulent le lait et le miel ». George Alsop présente le Maryland comme le seul endroit qui semble être le « Paradis terrestre ». Un autre écrivain découvre le « futur Éden » en Géorgie : « ce Canaan promis, qui a été désigné par le propre choix de Dieu pour bénir les labeurs d’un peuple favori ». Pour Edward Johnson, le Massachusetts est le lieu « où le Seigneur va créer un nouveau ciel et une nouvelle terre »[4].

Une nouvelle idée se fait jour : Dieu a montré la voie, mais il appartient aux pionniers de défricher la terre promise et de l’exploiter afin de subvenir aux besoins matériels. Le travail étant un impératif, il va de soi que l’oisiveté est proscrite[5]. La Nouvelle Jérusalem sera donc en partie le produit du travail. On voit ainsi comment le millénarisme porte déjà en lui l’idée moderne de « progrès », expliquant en partie la future reconversion des Puritains dans le mercantilisme –l’un des griefs essentiels de Morton à l’égard de Plymouth.

Dans l’attente de renaître loin de l’« Enfer » européen, les colons considèrent qu’ils sont sur le point d’inaugurer l’étape finale de l’Histoire. En 1647, John Eliot annonce « l’aurore, sinon le lever du Soleil de l’Évangile dans la Nouvelle-Angleterre ». La « nouvelle naissance » doit passer par un retour à la « pureté » de l’Église originelle. « Bref, écrit Cotton Mather, le premier âge était l’Age d’Or ; pour revenir à cet âge-là, l’homme doit devenir protestant, et je peux ajouter puritain ». Dans son utopie Theopolis Americana (1710), Mather prophétisera la restauration du Paradis millénariste en Amérique.

Cette restauration de l’innocence primitive passe un rejet radical des conduites irrespectueuses, tandis que l’imaginaire est écarté au nom de la théologie. Cotton Mather, dans Manuductio ad Ministerium  (1710), condamne les œuvres de fiction, le roman, les pièces de théâtre et les poèmes. « Plus vous êtes cultivé et intelligent, écrit John Cotton, plus vous êtes prêt à travailler pour Satan ». Derrière l’exaltation puritaine de la simplicité sous toutes ses formes pointe déjà le complexe de supériorité des pionniers de la Frontière. L’amalgame des mythes pastoraux et religieux est au cœur de l’utopie puritaine. La « Cité sur la colline » est le symbole même de la volonté des Pèlerins d’accomplir les Écritures en réactivant l’Histoire dans un topos aussi bien spatial que temporel.


[1] Une loi sera même votée en 1647, obligeant les villes à se doter d’écoles, à partir d’une certaine superficie —peut-être un écho de l’Utopie de More. Voir Introduction to American Studies, M. Bradbury et H. Temperley ed., New York, Longman, 1981, p. 38.

[2] La possession du pays de Canaan avait été promise par Dieu aux Israélites et à Abraham d’où son nom aussi de « Terre promise ». Dans le livre de Josué, le pays de Canaan, après avoir été soumis par les Egyptiens, est l’objet de la conquête des Hébreux.

[3] J. Winthrop, cité par T. Miller et T. H. Johnson, The Puritans, New York, Harper Torchbooks, 1963, pp. 198-199.

[4] Voir M. Eliade, La Nostalgie des origines, Paris, Folio, Essais, Gallimard, rééd. 1991 et J. Delumeau, Histoire du Paradis, Mille ans de bonheur, vol. II, Paris, Fayard, 1995.

[5] Le péché originel condamne l’homme à travailler : il faut « gagner son pain à la sueur de son front » (Genèse, 3).

Un homme nouveau pour un monde nouveau.

La mentalité des habitants sera profondément affectée par ces croyances millénaristes, peu à peu sécularisées ; en particulier le culte du progrès et celui de la nouveauté qui, selon Eliade, est un « désir à structure religieuse ». L’attente d’une vie nouvelle est attestée par les noms des villages et des villes : New Canaan, New England, New York, New Haven. Face à la vieille Europe, l’Amérique incarne la régénération[1].

L’utopie s’est aussi infiltrée dans la vie politique de l’Amérique naissante, dans ses aspects les plus théoriques. L’Amérique en friches se prêtait tout naturellement aux expérimentations les plus variées dans le domaine politico-religieux. Ainsi, l’utopie de James Harrington, Commonwealth of Oceana (1656), servit-elle de modèle aux Caroliniens et aux Pennsylvaniens. Oceana s’inscrit dans un temps séculier, hic et nunc. L’entreprise proto-déiste est typiquement utopique en ce sens qu’elle vise à relier la république et le millenium ; il faut réorganiser le temps et l’espace afin d’assurer l’immortalité millénaire de l’État.

Sacralisation des institutions, « sécularisation » de la religion, tels sont les fondements du puritanisme américain. Winthrop avait montré la voie de la conciliation de l’utopie politique et du messianisme puritain en déclarant : « Quand Dieu nous enrobera de ses décrets et nous réchauffera de sa vie et de sa puissance, nous aurons touché la terre promise ». Ce mythe biblique est l’augure d’une autre promesse concrète, celle d’un progrès irréversible et imminent.


[1] On ne peut évoquer l’utopie puritaine sans parler de John Eliot et de son expérience de « millénarisme empirique ». Son oeuvre illustre bien le souci puritain d’allier la théologie à la pratique. L’« apôtre des Indiens », comme on le surnommait, est l’auteur d’une traduction de la Bible en algonquin et d’un traité utopique intitulé The Christian Commonwealth (1652). Pour Eliot, les Indiens sont des « dégénérés » qu’il s’agit de transformer en « saints régénérés » par la conversion —principe hérité de Thomas More.

 

Le contrat social calviniste.

Les signataires du Mayflower Compact s’engagent à créer un corps politique pour établir une colonie à la gloire du Seigneur. Ce covenant (« Alliance ») les engage à préparer les lois —et à y obéir. Le consentement recherché n’est pas celui d’hommes égaux et libres dans une société démocratique, au sens actuel du terme. Il s’agit de « consentir à être gouverné et à obéir à des lois consacrant l’inégalité de la Créature et sa subordination à la Parole. S’il y a contrat de société, c’est un contrat calviniste »[1].

Les Pèlerins n’ont pas apporté la liberté religieuse. Ils recherchent d’abord leur propre liberté de croyance et ne souhaitent pas nécessairement fonder une communauté ouverte à quiconque. Au XVIIe siècle, les mots tolérance et démocratie n’ont pas bonne presse. On instaure une véritable théocratie : l’ordonnance de 1631 stipule d’ailleurs que seuls les membres de l’Église sont citoyens. La révolte demeure un crime religieux autant que séculier. Le sectarisme s’installe peu à peu dans la colonie de Plymouth car l’utopiste ne tolère « nulle exception » (LAP 33). On s’en prend aux Anabaptistes, aux Quakers[2], on rend obligatoire la présence au service religieux.

La théocratie se fonde sur une éthique rigoureuse. Dieu étant un « Dieu d’ordre », le plaisir et surtout les excès sont à bannir, ce qui complique la vie des ivrognes, des gourmands et des épicuriens. En 1545, Calvin avait publié un traité destiné à foudroyer « la secte fantastique et furieuse des libertins qui se nomment les spirituels » (LAP 109). De même, des fêtes donnant lieu à des réjouissances ou des bombances ne sont pas célébrées, Noël ou Pâques par exemple. L’austérité est de mise, et même dans la tenue vestimentaire féminine.

La vision théologique affirme la monarchie absolue et arbitraire de Dieu. Cette loi « naturelle » a des implications dans la vie économique. Les Pèlerins de Plymouth disposent pour la majorité d’un « capital » au départ. Ils trouvent des commanditaires et fondent une compagnie d’actionnaires. Les passagers sans ressources, les indentured servants signent des contrats de servitude limitée. Au bas de l’échelle, les esclaves à vie, qui font leur apparition en 1619, sont considérés comme des biens immobiliers. On commence à spolier les Indiens de leurs terres, le droit naturel d’occupation étant remplacé par celui du droit de possession de la terre cultivée.

L’économie capitaliste marchande s’insère aisément dans le plan de Dieu. Pour les calvinistes, la richesse est bénédiction divine, la pauvreté condamnable. La richesse et la réussite individuelle ressortissent à l’élection divine[3]. Tel qu’exprimé par Calvin, l’ordre providentiel institue une inégalité « naturelle » qu’il convient de corriger par la pratique de la charité. Dans cet esprit, la théologie renforce la stabilité sociale et rend improbable l’idée de conflit.

La « démocratie » puritaine n’est pas en reste. L’Église des Pèlerins est dirigée par des hommes soigneusement triés sur le volet. Une utopie contradictoire se bâtit peu à peu. La « cité de Dieu », pourtant érigée par des persécutés, n’est pas celle de la totale liberté d’expression. Il faudra, paradoxalement, de nouveaux exclus (Hooker, Williams, Hutchinson) pour que la liberté avance en Amérique du Nord. Les Pèlerins avaient montré la voie : la liberté réside dans la dissidence. Mais ils n’avaient pas prévu l’étonnante chaîne de dissensions qui forgera progressivement l’Amérique. Le premier homme à se rebeller contre le puritanisme aura pour nom Thomas Morton (v.1579-v.1647).


[1] J. Béranger et R. Rougé, Histoire des Idées aux USA, Paris, PUF, 1981, p. 37.

[2] Rejetant à la fois la hiérarchie, le dogme de l’Église catholique et la lecture protestante de la Bible, les « Enfants de la Lumière », futurs Quakers, affirment que chacun peut atteindre Dieu directement par la « lumière intérieure » par laquelle l’esprit du Christ nous éclaire.

[3] De là à discerner un rapport fructueux entre protestantisme et capitalisme, il n’y a qu’un pas que franchit Max Weber dans son ouvrage controversé The Protestant Ethic ans the Spirit of Capitalism (1905).

La contre-utopie de Thomas Morton.

Nombre de livres d’histoire ou de civilisation américaines occultent le nom de Morton, et si l’on en parle, c’est pour en dresser généralement un portrait négatif[1]. Mais la légende semble vivace comme le montrent le conte de Hawthorne, « The Maypole of Merry Mount » (1836), ou le roman de W.C. Williams, In the American Grain (1933) qui évoque la fête autour de l’arbre de Mai pour opposer cette version voluptueuse de l’Amérique à celle qu’imposèrent  finalement les Puritains. Le folklore ne retient du personnage que son amoralité, et l’on a oublié que Morton est l’auteur d’un des premiers ouvrages décrivant la vie des Amérindiens, New English Canaan (rédigé en 1633, publié en 1637). Mais rappelons d’abord les faits.

Le navire Unity, sous les ordres du capitaine Wollaston, aborde les côtes du Massachusetts (Quincy Bay) au printemps 1624, avec à son bord Thomas Morton. Cet avocat anglais fait partie d’un groupe de colons qui vise à fonder une « plantation » au nord de Plymouth. Morton et ses compagnons s’enfoncent au cœur du pays indien (Passonagessit) et prennent possession de la terre, la baptisant d’abord Mare Mount (Le « Mont de la mer » en latin, « monter la jument » en anglais), puis Merrymount (le « joyeux mont »). Pour fêter l’événement, ils érigent un poteau sur le site, le « Maypole » (« poteau de mai »), et invitent les Indiens à célébrer les festivités par des chants et des danses[2]. C’est le point de départ d’un conflit qui durera plus de vingt ans.

Les « historiens » puritains, Bradford en tête, ne retiennent que la conduite « lascive » et « profane » de Morton, ainsi que sa propension à la boisson. Il est clair que la communauté de Merrymount scandalise celle de Plymouth. Le nom est à lui seul une provocation. Bradford reproche à Morton, « lord of misrule » (« seigneur de l’inconduite »)[3], d’avoir « maintenu une école du péché » et d’avoir vendu de l’alcool et des armes aux Indiens, ce qui est sans doute avéré (en fait, ce trafic avait débuté à la fin du XVIe siècle). Plus intéressante nous apparaît l’accusation suivante à propos des « orgies » : c’était, écrit Bradford, « comme s’ils avaient ressuscité et célébré les fêtes de la déesse romaine Flora, ou les pratiques bestiales des folles bacchanales »[4]. Le non-dit est le plus éloquent. Si Morton scandalise, c’est parce qu’il introduit le paganisme dans ce pays désigné par Dieu. Ce que Plymouth ne peut supporter chez Morton, c’est son esprit d’indépendance et la popularité dont il jouit auprès des Indiens. L’idée même d’un culte commun aux deux « races » —employons ce mot dans son contexte— épouvante les bonnes âmes puritaines, sans parler des rapports charnels que Morton entretient avec les femmes de la tribu (« intermarriage », JD 218). Cela n’est pas seulement choquant mais dangereux, d’autant que Morton ne répugne pas à citer la Bible ou le Livre des Prières. En effet, Morton est tout, un sceptique, un libertin, sauf un athée… Ses choix religieux sont tout simplement différents. Quand il compare ses amis marginaux aux Cananéens de l’Ancien Testament, chassés de leurs terres par les Israélites, Morton choisit clairement son camp : celui des Cananéens.

Un certain John Endecott va profiter de l’absence de Morton, reparti en Angleterre, pour détruire le Maypole en 1629 (DFC 22). Il faut dire que la loi puritaine interdit les arbres de Mai, « symboles effrontés ». On sait que l’utopiste « devient méchant come un loup si quelque perturbateur vient bouleverser l’ordre impeccable faute duquel il défaille «  (LAP 24). Au retour de Morton, le capitaine Standish, figure éminente des Pères Pèlerins, mène l’attaque sur Merrymount, qui se solde par une victime. Morton est arrêté et condamné à la prison en Angleterre (septembre 1630). Les autorités du Massachusetts lui confisquent ses biens et brûlent sa maison. Dans son livre, Morton racontera avec amertume sa vision de sa maison en feu, tandis que le navire s’éloigne vers l’Angleterre[5].

Étrangement, aucune charge n’est retenue contre lui, et il revient au Massachusetts l’année suivante. Il réussit à gagner à sa cause quelques personnes d’influence, Sir Ferdinando Gorges et son associé, le capitaine John Mason, qui ont des responsabilités locales en Nouvelle-Angleterre. En 1632, Sir Christopher Gardiner et Philip Ratcliffe soutiennent le combat de Morton contre les autorités coloniales de Plymouth et du Massachusetts. Il s’agit désormais d’un conflit politique et économique portant sur le contrôle des territoires et sur la validité de la « charte » des Puritains.

Dans un premier temps, les plaintes de Morton entraînent l’incarcération en Angleterre du puritain Edward Winslow (hiver 1634-35). Morton jubile : l’avenir de la Nouvelle-Angleterre est à sa merci. La polémique fait rage. Morton « l’incroyant » prétend que les Pèlerins ont gagné l’Amérique pour des raisons plus matérielles que spirituelles et qu’ils ont peu à peu délégué leurs pouvoirs aux « laïcs ». Winslow accuse Morton d’avoir fondé une « école d’athéisme ». Il serait fastidieux de détailler les procédures qui suivirent. Qu’il suffise de dire qu’après bien des péripéties judiciaires, la colonie récupère sa charte officielle. Amer, Morton retourne à Plymouth, est à nouveau mis en accusation par le gouverneur Winthrop et renvoyé en Angleterre où il est emprisonné à Exeter. Pour la seconde fois, sa maison est détruite.

Libéré une nouvelle fois, Morton s’embarque pour Plymouth, démontrant qu’il a de la suite dans les idées. Là, on tolère tout juste pour l’hiver ce miséreux qui décide de partir pour le Maine (1643). En septembre 1644, il est à nouveau emprisonné par les autorités de Boston, indignées par son livre, New English Canaan, où Morton n’hésite pas à prophétiser le châtiment prochain de la Secte des « cruels schismatiques » (TM 344-345). Morton est peut-être le premier condamné américain pour délit d’opinion. Les charges étant insuffisantes, il est libéré au bout d’un an et condamné à une amende de cent livres. Morton terminera sa vie à Agamenticus (York) et y mourra, pauvre et méprisé, en 1647.

On ne peut être que décontenancé par ce feuilleton juridique qui prouve que dès le départ, les Pèlerins, héritiers de la Cité des Lois de Platon, sont le peuple de la Loi, qu’elle relève de Dieu ou de la Justice ; d’ailleurs, c’est la même chose. La frénésie procédurière des Américains naît avec les Puritains. Le peuple du « Bélier », pour reprendre la nomenclature de Jean-Charles Pichon, trouve ses premiers « boucs-émissaires », les « sauvages », dénués d’âme, et les marginaux, les aventuriers, les adorateurs de la wilderness. Thomas Morton concentre toutes les attaques car il est l’homme « de l’autre voie », païenne, rabelaisienne, sauvage, taurique. Ce joyeux drille impénitent, adepte inconscient du « gai savoir », écrivain de talent, empêcheur de « pèleriner en rond », est décidément impardonnable.

Il est en outre l’un des rares Blancs à entrevoir la réalité douloureuse de la condition indienne. En explorant le pays, Morton écrit que « les os et les crânes éparpillés sur les lieux » offraient un tel spectacle que les bois du Massachusetts évoquaient un « nouveau Golgotha » (JD 136). Les épidémies ont déjà exercé leurs ravages : il ne subsiste déjà plus qu’un Indien sur dix (JD 137). « Si Dieu n’était pas satisfait de nous voir occuper ces contrées, observait John Winthrop, pourquoi chasserait-il les indigènes ? Et pourquoi fait-il de la place pour nous, en réduisant leur nombre au moment où le nôtre croît ? ».



[1] L’ouvrage de Jack Dempsey [JD], Thomas Morton of « Merrymount », Scituate, MA, Digital Scanning, 2000, constitue une heureuse exception.

[2] Selon Leonard George, le camp de Morton accueillait non seulement des Indiens, mais des « forestiers et des prostituées » (Encyclopedia of Heresies and Heretics, L. George ed., London, Robson, 1995, p. 222).

[3] Cité par D. F. Connors, Thomas Morton, New York, Twayne, 1969, p. 99 [DFC].

[4] W. Bradford, cité par B.F. de Costa, « Morton of Merrymount », Magazine of American History, Vol. VIII, n° 2, New York, A.S. Barnes & Co, 1882, p. 82.

[5] « La fumée qui montait me semblait celle du Sacrifice même de Caïn » (Morton, cité par Connors, op. cit., p. 111).

 

       Un mythe subversif.

Il est significatif que les imbroglios juridiques aient polarisé l’attention des rares historiens qui se sont intéressés à Morton. Certes, on redécouvre son livre, mais on occulte l’arrière-plan utopique, mythique et religieux. En transposant les rites païens du « Maypole » sur le sol américain, Morton est fidèle à une pratique encore en vigueur dans l’Angleterre rurale du XVIe et du XVIIe siècle, celle des festivités orgiaques du May-day, héritières des antiques saturnales[1].

Morton a l’idée originale —et subversive— d’associer les Indiens à sa cérémonie. Cet érudit, formé dans la matrice culturelle des meilleures écoles de droit (sept ans à The Inns of Court), sait pertinemment qu’il fait oeuvre de syncrétisme en mêlant rituels de fertilité amérindiens et agapes païennes. Sur le sommet d’un poteau de « quatre-vingts pieds » sont fixés les deux symboles de cette alliance : deux cornes de cerfs et un long poème ouvertement mythologique[2] s’achevant ainsi : « …the first of May / At Mare-Mount shall be kept hollyday » (TM 278) (« le premier mai à Mare-Mount toujours sera célébré »). Morton, « premier poète américain » (JD 86), rappelle cet épisode dans un poème au titre révélateur, « Le Triomphe des Bacchanales ». Il évoque la réaction des Puritains : « Ils l’appelèrent Idole, oui, ils l’appelèrent Veau de Horeb, se tenant à l’écart de l’endroit qu’ils baptisèrent Mont Dagon, menaçant d’en faire un lieu de deuil et non de gaieté [« Merry »] » (TM 278). La visée libertine est explicite : Morton prône le culte de l’impudique Vénus Citherea (JD 55) et s’identifie au demi-dieu Protée, roi des métamorphoses, accompagné d’un certain Priape (JD 158). Encore imprégné des idées de la Renaissance[3], à la recherche du dieu d’harmonie (« Hymen »), Morton trouve dans la wilderness et ses habitants la concrétisation de ses élans adamiques. La Nouvelle-Angleterre est « Natures Master-peece » (TM 109) (« le chef-d’œuvre de la nature »).

L’utopie puritaine est exaltée dès la colonisation, et les premiers arrivants, comme nous l’avons vu, s’émerveillent devant la nature paradisiaque. Même Morton le « païen » succombe à la magie locale, voyant dans la wilderness américaine la « Nouvelle Canaan Anglaise » —où il se conduira avec une licence tout « adamique » :

Cette contrée […] se situe à l’intérieur des limites du juste milieu ; elle est très propice à l’habitation et à la reproduction, puisque le Dieu Tout-Puissant, le Grand Créateur, l’a placée dans la zone appelée tempérée. Elle est donc la plus propice à l’habitation et à la reproduction de notre nation anglaise. […] La douceur de l’air, la fertilité du sol, le petit nombre des sauvages, les commodités de la mer […] montrent que ce pays n’est en rien inférieur à la Canaan d’Israël et qu’on peut au contraire la comparer à elle en tous points [4].

Le paradis —l’Arcadie— existe bel et bien, de 1610 à 1625, puis Morton, miné par son combat, parle de « Pays Stygien » (DFC 102-103). C’est sans doute le premier « Américain » à affirmer une ambiguïté, sans cesse exprimée par la littérature américaine, ayant trait aux caractères ténébreux du rêve américain, la « Nouvelle Canaan » oscillant toujours entre « la terre qui coule telle le lait et le miel » et le sombre « Royaume des Séparatistes » (DFC 105). Comme les Pèlerins, Morton a choisi la voie utopique, mais celle « de la main gauche » pour ainsi dire. Mythiquement, son « poteau de mai » s’oppose à la « Fleur de Mai » (« Mayflower ») des Pères Pèlerins. Il n’hésite pas à s’allier au diable (les sauvages et les femmes aux yeux des Puritains), louant « l’humanité des Infidèles » et dénonçant « l’inhumanité des saints »[5]. Il va jusqu’à déposséder les puritains de leur vertueux monopole de justice, en affirmant : « Les non-civilisés sont plus justes que les civilisés » (TM 270).

Dans New English Canaan, Morton loue la décence et la moralité des « naturels », montrant qu’il a aussi l’étoffe d’un ethnologue, voire d’un historien des religions. Il émet en effet l’hypothèse d’un ancien culte de Pan en Amérique, étudie la magie thérapeutique des Shamans, décrit le système de croyances qui régit la vie et la mort des indigènes[6]. On trouve aussi dans le livre des passages oniriques ou délirants qui prouvent que Morton réussit peut-être l’exploit paradoxal d’être le premier historien des Indiens et le premier auteur d’imagination « américain ». Ironie du sort, New English Canaan sera publié en Hollande, là où les Pèlerins ont découvert la liberté. Il y avait bien deux voies irréconciliables —l’histoire de l’Amérique le montrera. Pour reprendre la terminologie de Pichon, le « Bélier » ne côtoie pas le « Taureau ».

Il faut se souvenir que les réfugiés venus d’Europe se classaient en deux courants du protestantisme : les réformistes luthériens, Rose-Croix et libertaires, et les calvinistes doctrinaires qui fourniront les bataillons des sectes puritaines fanatisées. Ce Dieu biblique de Justice ne pouvait que réfuter l’idée d’un « Dieu esprit créé et ouvert à l’avenir » (J.-C. Pichon). Cette opposition s’actualise au XVIIe siècle avec la reprise des vieux symboles que l’Europe avait oubliés : le « Bélier » et le « Taureau ». Le Bélier biblique est la caractéristique des bergers, les « laineux », les futurs « Nordistes », commerçants et férus de loi. Le Taureau est la marque païenne des « bouviers » que seront les « cow-boys » et les « outlaws » en général, ainsi que les Amérindiens adorateurs du bison, et qui vénèrent les dieux de l’aventure et de la prairie. Voici esquissée, avec l’histoire de Morton, une ligne de fracture qui durera plus de deux siècles. Thomas Morton, dissident spirituel et aventurier, Robin des Bois de la Nouvelle Canaan, est passé à la trappe de l’histoire, et l’on se plaît à imaginer ce que serait devenue la Nouvelle-Angleterre si son combat n’avait pas échoué. Mais ne rêvons pas…



[1] Selon Mircea Eliade, le Cosmos, représenté sous la forme d’un arbre, se régénère comme lui périodiquement, et le printemps est une résurrection de la vie universelle. Des fragments de scénarios archaïques impliquaient des rituels de végétation en Europe, durant lesquels on plaçait un arbre au milieu du village, au printemps ou à la nuit de la St Jean, « l’arbre de Mai » ou « May-pole ». Selon une coutume du Moyen Age, on plantait « l’arbre de mai » pour marquer l’arrivée du printemps. Manifestation de réjouissance, cette plantation pouvait également constituer un acte de défiance, voire d’insurrection. Dès 1583, un Puritain anglais condamnait avec indignation ces survivances païennes qui donnaient le plus souvent lieu à des orgies. Il semble que les marins anglais, vers 1620, aient eu coutume d’ériger un poteau sur les côtes qu’ils abordaient, avant d’y faire la fête. Il semble aussi, que malgré la résistance de l’Église, « la fête de Mai » ait continué à être célébrée (M. Eliade, Traité d’Histoire des Religions, Payot, Paris, 1986, pp. 263-264).

[2] Ce poème plutôt obscur, qui mêle allusions classiques et bibliques, fait notamment appel à Oedipe, Charybde et Scylla, Amphitrite, Neptune, aux Tritons, à Protée, à Samson, à Job et à Esculape (voir C.F. Adams, Jr, « The May-Pole of Merrymount », The Atlantic Monthly, vol. XXXIX, Boston, Houghton, 1877, p. 564).

[3] Comme les Elizabéthains, Morton croit à l’existence de trois domaines dans la Nature (ciel, terre, société), et au système des « correspondances » qui régit l’univers (Connors, op. cit., pp. 74-75).

[4] Cité par J. Delumeau, Mille ans de bonheur, vol. II, op. cit., p. 276

[5] T. Morton, New English Canaan or New Canaan, Amsterdam, Stam, 1637, p. 123 (TM).

[6] Les tribus ont pour noms Abenaki, Pennacook, Massachusetts, Nipmuc, Wampanoag, Narragansett, Pequot, etc.

 

Conclusion

L’histoire de Thomas Morton pourrait passer pour anecdotique si l’on ne prenait en compte l’exceptionnelle dimension utopique de l’Amérique. Sa genèse en effet épouse l’essor des utopies européennes avant de se concrétiser sous sa forme actuelle. L’Amérique a toujours été le laboratoire des rêves les plus fous comme on l’observera au XIXe siècle. Certes, la théocratie calviniste a disparu mais le puritanisme se perpétue à travers la morale et la politique.

Le néo-paganisme de Morton  a suscité une répression aussi excessive que vaine de la part des autorités de Plymouth. Il est douteux toutefois que l’entreprise mythico-libertaire de cet homme de la Renaissance ait eu quelque chance de concurrencer le modèle puritain. Elle était tout simplement prématurée, précédant les schismes qui libéreront peu à peu la Nouvelle-Angleterre du joug calviniste. Si Morton est tombé dans les oubliettes de l’histoire, il eut l’énorme mérite d’incarner une Amérique parallèle, souterraine. On trouve dans la New English Canaan les balbutiements d’une expression littéraire qui cherche confusément sa lumière dans les ténèbres de la wilderness, de même que le grand rêve de Pocahontas, jamais réalisé, d’une fusion entre Blancs et Amérindiens[1]. Car ce qui sépare Plymouth de Merrymount est le rapport à la nature : à la peur de la wilderness qui contraint la communauté « séparatiste » à dresser des murs qui délimitent de façon géométrique l’espace sacré de leur prétendue « civilisation » s’oppose la contre-utopie panthéiste et syncrétique de Morton qui divinise, sans doute naïvement, la nature et ses habitants en y projetant les mythes païens du Vieux Monde. La marque de Morton est avant tout littéraire et artistique : elle annonce la conception mythique, voire métaphysique, de l’espace, que l’on trouvera chez les ténébreux quêteurs de la « limite » (Brown, Poe, Irving, Austin, Hawthorne, Cole, etc.), sculpteurs de l’autre visage d’une Amérique fantôme et insondable qui oscillera toujours entre progrès et régression, rêve et cauchemar[2]. « Retour à l’origine, refus de l’histoire, déni du péché originel, liberté exaspérée, passion pour la nature et pour le primitif » (LAP 239-240) : à sa façon, Morton trace sans le savoir les signes d’une longue piste dont la Californie et Katmandou seront les relais les plus modernes[3]. Est-ce un hasard si la municipalité de Quincy Bay a institué le principe annuel d’un Thomas Morton’s Day dont les pratiques relèvent, semble-t-il, du New Age ?



[1] Voir mon ouvrage Le Nouveau Monde, autopsie d’un mythe, Paris, Ed. Michel Houdiard, 2007, ainsi que le recueil L’imaginaire des nouveaux mondes (avec le concours de G. Bertin), Mens Sana, 2011.

[2] Voir mon ouvrage La terreur et le sacré/La nuit gothique américaine, Ed. M. Houdiard, Paris, 2003. Réédition 2007.

[3] Morton n’est pas oublié. Durant les années 1960-80, des groupes tels que The Thomas Morton Alliance et Barley Moon se sont livrés à des célébrations à Merrymount (Quincy Bay, Massachusetts) et pendant des années fut publié le journal politique Merrymount Messenger. Tous les ans ont lieu à Quincy des Morton Revels lors de la fête du 1er mai, l’occasion de célébrer le souvenir de Morton en érigeant des May-Poles, en dansant et en chantant, avec le concours des tribus locales.

 

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