A propos de « L’enigme »

4 février 2000

Limoges

A cette époque, Jean-Charles travaillait depuis plusieurs années à ce qui fut sa dernière œuvre : Le rire du Verseau, composée d’une douzaine de volumes, remaniés, réordonnés sans cesse. Lors de cette visite, il travaillait à l’un d’entre eux, intitulé « L’énigme ». Le plus beau cadeau que l’on pouvait lui apporter consistait en un mot, avec lequel on jouait, et qui lui permettait de développer sa réflexion. L’extrait qui suit en donne un exemple.

Tu peux partir de ce que tu me disais sur la donne, et tout ça, c’est excellent!

Je parlais des différents sens du don et des différents sens de « donner ». Après, on est reparti sur la donne et la mise. Là, Jean-Charles, tu disais que c’était la même chose.

Oui, mais c’est aussi la prise. La donne peut être la mise ou la prise.

Lorsque tu prends une pièce, aux échecs, tu la mets à l’écart.

Oui, mais c’est déjà la partie. La donne, elle, est uniquement dans les pièces qui sont misées au départ. La prise et la mise, c’est l’occupation ou l’opération, c’est les deux choses possibles. Je cherche les femmes, pour les prendre ou pour les rejeter. Dans les deux cas, on chasse la femme. La chasse peut être une occupation, une prise, ou une opération, une mise. En réalité, si tu es dans la quête, tu vas aller dans le sens de la prise, si tu es dans le sens de l’œuvre, de l’alchimie, tu vas aller dans le sens de l’opération, tu vas rejeter ce qui t’es inutile, superflu, etc. Alors ces deux choses sont dans le sens de donne, mais une donne devenue la partie. Ce n’est pas la donne initiale qui, elle, est un inventaire d’un certain nombre de pièces. Ces pièces, tu peux vouloir les accroître, ou vouloir les réduire.

La donne, c’est aussi le patrimoine.

C’est ce qui est à l’origine, la donne génétique, par exemple. Mais la donne aussi, elle est toujours mode, mais c’est ou bien le mode de l’objet, sa manière d’être, ou bien la mode, qui le fait être ce qu’il est en ce moment, ou bien la modalité, qui le fait devenir ce qu’il est.

La modalité, c’est quoi?

La modalité, c’est la manière dont les choses se font. C’est une manière. Dès qu’il y a un acte, il y a modalité. C’est une façon de faire, si tu veux.

C’est différent de la fonction.

La fonction pose plusieurs problèmes. La faction se divise entre facteurs – celui qui fait, mais aussi celui qui donne une lettre – ou bien le vaguemestre, ou bien le créateur. Le vague, ou le vates de Nostradamus. Ou bien la faction, qui elle-même est double, c’est-à-dire le poste de garde, c’est ce qui préserve, ou bien ce qui divise, ce qui va faire schisme, etc. Les deux sont des factions. Or, toutes ces factions, tous ces factieux, tous ces facteurs sont autre chose que le frac, la fraction, le fractionnaire, et la factorielle, finalement, est autre chose que la fractionnelle, en mathématiques. Là, tu es dans la partie, totalement, il n’y a plus de mise, mais ça découle encore de la donne, qui est perçue différemment. Elle est perçue dans son emploi ou dans son rôle : dans son emploi, si elle est conditionnée, asservie, dans son rôle si elle réunit, si elle ordonne. Si elle a un rôle, ça finit tragiquement, si c’est un emploi, ça finira par une comédie. Ça sera la farce ou la tragédie.

Mais en même temps, tu opposeras le mode à l’état, qui est tout de même encore un mode; mais l’état ne s’oppose pas en réalité à l’aspect, l’état s’oppose à la station. Tu as des états dans la station – le Christ a des états différents à chacune des stations du calvaire – puis la station est dans l’état : la gare est dans la France. La vraie dialectique est entre la station et l’état, entre le rôle et l’emploi. A ce moment-là, on est sorti de l’aspect, on est sorti des factions, on est arrivé à une clarification en quelque sorte du problème, qu’on obtient par un jeu des 4, toujours, un jeu de quadrilogie, de partages qui se multiplient, se dédoublent.

D’une manière générale, on part des 3, on va arriver aux 3; on part des 3 aspects, on arrive aux 3 personnes, mais on passe par les 4, là il n’y a pas de doute. Toujours, il faut les 4 Cardinaux, les 4 Eléments, les 4 Jeux ou les 4 Catégories de Kant. On en a besoin, pour passer des 3 aux 3, on ne peut pas jouer des 3. Les 3, c’est ce qui est intangible, c’est Dieu. Ce sont les 3 Personnes de la doxa. Mais on ne peut pas en jouer. Tu es obligé, à ce moment-là, de prendre un des trois et de le dédoubler. Alors tes 3 sont devenus 4. Ou bien de faire que deux ne font qu’un. A ce moment-là, tu en auras 2, que tu pourras dédoubler, tu retrouveras à nouveau 4. On ne peut pas jouer des 3, ils sont là, partout, mais c’est une constatation, tu ne peux rien en faire.

A la belote, la tierce est une succession…

Oui, mais la quarte aussi, la quinte aussi. Ce n’est pas dans ce sens… La suite des nombres entiers comporte 2, 3, 4, 5, oui… A ce moment-là, le jeu va jouer des multiples, des pairs, des impairs et des premiers. Mais c’est un jeu aussi compliqué parce que tu as deux sortes de multiples : tu as un multiple pair et un multiple impair. Le pair est toujours multiple, et l’impair est toujours premier. Mais tu peux avoir au moins un premier pair, c’est 2.

Dans L’énigme, tu dis : le premier impair, c’est 3.

Le premier impair absolu, parce que 1 n’est pas un nombre, l’unité n’est pas un nombre; 2 est un nombre mais il est pair, donc c’est un 1er imparfait. Jusqu’à l’infini, les premiers sont impairs, sauf le 2. Le 2 est donc une exception. Le 3 n’est pas une exception, il va ouvrir à des multiples, le 3 et le 6 ouvrent à une infinité de multiples, par la puissance de 6, d’ailleurs. En réalité, ce que je découvre maintenant, c’est qu’il n’y a jamais 6 : c’est ce qui gêne dans l’astrologie, bien que ce soit indiscutable. Ça gêne parce que ça n’existe pas. Tu ne trouves jamais les 12. Ou bien il y a 6 dieux morts et il y a 6 vivants, depuis des millénaires c’est comme ça, ou bien tu as un mâle suivi d’une femelle, dans l’alternance, ou bien ils créent une conciliation, ou bien ils sont inconciliables. Par exemple, les Gémeaux, l’Archer, la Vierge, le Poisson sont conciliables, et le Poisson l’est aussi avec le Savoir et puis l’Inconscient. Donc, tu as les 6; mais il y en d’autres qui sont inconciliables : tu ne peux concilier le Taureau et le Poisson, le Lion et le Poisson, etc. Il y en a toujours 6 conciliables, 6 qui sont inconciliables, 6 morts, 6 vivants. Il y a 6 associés ou 6 dissociés, dans ce qu’on pourrait appeler l’alternative : c’est ça ou ça. Le « si ou si » de Kant. Mais tu ne peux pas déterminer, avant d’avoir formulé tout le schème, savoir quel mythe va correspondre ou ne pas correspondre à tel autre. C’est le choix. Et quand tu le vis, alors là tu ne le construis pas, tu es dedans, là tu ne peux pas savoir. La preuve, c’est qu’aujourd’hui des tas de gens croient que la Justice va s’associer aux 3 mythes d’Air. On voit que ce n’est pas possible. Les erreurs sont innombrables et tragique : c’est l’alternative.

Au contraire, le mâle et la femelle, c’est l’alternance. Tu as un justicier, tu as la charité, tu auras, on l’a dit, la Liberté – mais ce serait plutôt le libre, le libérateur. Et puis après tu auras la Scheschina, tu auras la Caper, l’ère nouvelle, etc.

Et puis tu as les suites sur une plus longue échelle, qui finissent par l’altération, à la mort, à la fin de la vie. Alternative, alternance, altération sont toutes des altérités : c’est l’Autre. C’est le Réel même.

Tu disais que le 6 n’existe pas.

Non, le 12 n’existe pas. Le 6 est un multiple pair, et pourtant il a une existence comme le 2, qui un 1er pair, il a une existence parce que tu es obligé de passer par là. Moi, j’en suis aux 36 entités, le carré de 6, au-delà 6 puissance 3, donc les  180 rosicruciens, c’est l’unité, à 36 près, puis les 1296, après ce sera 7776, le nombre des Sibylles, qui fait 6 puissance 5. Donc les puissances de 6 te donnent une série ésotérique très remarquable. Mais cette multiplication demeure imparfaite à cause du degré de liberté. Ça vaut à certains moments, ça ne vaut pas à d’autres. 7776 est un nombre remarquable quand tu joues des Muses ou des Sibylles. Ce n’est pas le nombre de la quadrature qui est 7854. Il y a eu un degré de liberté, qui se calcule de la manière sui vante : tu prends un nombre x, tu ajoutes le 1/10 et puis tu prends le nombre p (x + 1/10) et tu ajoutes 1/100. Puis tu prends le nombre c et tu ajoutes 1/10000, etc. A partir de 7, ça aboutit à 7, 854, qui est le nombre de la quadrature, c’est-à-dire que c’est le côté d’un carré dont la surface vaut une surface de cercle de rayon 5. Mais il y a eu un degré de liberté du 7. Tu ne peux pas faire ça avec le 7 initial de Platon, ça ne suffit pas, il faut avoir créé un triangle rectangle isocèle et y avoir fait évoluer le 7 par ses degrés de liberté.

On voit que même dans le 6, il y a cette alternance, cette dialectique; il y a ce qui se maintient et il y a ce qui change. Le 5 se maintient, c’est le rayon, c’est l’hypoténuse, c’est l’oblique. Et le 7 qui sera différent comme rayon, comme oblique. Donc tu retrouves une dialectique primitive, mais valable, évidemment, du maintien et du changement.  Les choses sont bien comme elles sont et pourtant il faut qu’elles soient complétées. Elles ne peuvent pas être complétées sans être changées, etc. Ça veut dire que l’équation maîtresse, en quelque sorte, jusqu’à l’infini bien sûr, sans atteindre à l’infini, serait 6/2. Et ça peut être 6ⁿ/2 ⁿ, ça donnera 3ⁿ, tout simplement. Ou ça peut être 6ⁿ⁺¹/2ⁿ⁻¹, ça va te donner 12 X 3 puissance n, ou bien ça peut être 6ⁿ⁻¹/2ⁿ⁺¹, ça va te donner 3ⁿ⁻¹/4. Dans tous les cas, tu auras des fonctions, tu auras des constantes très rigoureuses, mais reposent toutes sur cette étrange fraction : 6/2, qui fait 3, tout simplement.

Où ça devient tragique, c’est quand on veut donner des raisons, des explications à ça, il n’y a pas d’explications, c’est comme ça. Les choses sont données. C’est ça, la vraie donne, c’est ce qui est donné. Ce qui est donné, ce n’est pas la chose, puisqu’on ne la connait pas, ce sont les aspects qu’emprunte la chose. C’est-à-dire un nombre, un vocable, une figure, etc. Ça, tu en fais ce que tu veux… Et tu en fais ce que tu veux en passant de l’aspect à la chasse, comme on disait tout à l’heure, c’est-à-dire que tu vas vouloir occuper ou tu vas vouloir opérer. Tu vas vouloir annexer ou tu vas vouloir mettre à l’annexe, en fait. Tu vas vouloir prendre ou rejeter, positionner, miser, à l’écart.

Où mettrais-tu « s’adonner »?

C’est se dévouer, s’adonner. C’est soi-même qu’on donne. Oui, ça amènerait au vœu. Il y a celui qui veut faire une prise, comme le vœu de la fée, et celui qui en fait sa donne, à cette chose qu’il a choisie, c’est-à-dire le vœu du monastère, de la chasteté. Les deux sont des vœux. Mais ce sont des vœux, c’est-à-dire que ce sont déjà des projets. On est au troisième stade; on n’est plus ni dans la donne, ni dans la partie, parce que les mots vont se conserver, d’un niveau à un autre, avec des sens différents. Il est certain que « s’adonner » a un sens moins fort que la « donne » initiale, parce que ça a dégénéré. Mais il y aura d’autres mots qui eux, au contraire, auront pris une importance croissante, comme l’article : l’article va passer par tous ces stades, mais avec des sens tout à fait différents. Mais il y a une richesse telle que le mot ne te manque jamais pour dire à la fois la synthèse et l’extrême analyse de la chose. Il est toujours là, il faut le trouver. Tu disais : « Il faut que ça te tombe dessus, parce que généralement on ne le trouve pas logiquement ». On ne le trouve pas logiquement : je n’en sais rien, en fin de compte; moi je vois bien que ça me tombe dessus, mais pourquoi est-ce que ça me tombe dessus? Je vois que, quand même, ce qui me tombe dessus, c’est ce que j’ai cherché souvent déjà. Et puis, un matin, au réveil : toc! Ah bien oui! C’est ce mot que je cherchais. Est-ce qu’il m’a été donné de l’extérieur, est-ce qu’il m’a été donné par mon propre labeur, c’est difficile à déterminer. C’est la même chose, d’ailleurs.

Quand je crois être sorti d’une dialectique, ou d’une trinité – généralement une trilogie dialectique – je trouve évidemment une autre trilogie, automatiquement – pour dépasser, en quelque sorte, la première. J’ai écrit des tas de pages sur les Aspects. Mais les Aspects sont d’une complexité folle, puisqu’ils sont une partie des concepts dans l’analyse, ils sont une partie des jeux, mais ils ne sont pas dans les concepts, ils sont tantôt dedans, tantôt dehors. Ces Aspects, je vais les chasser, je vais en tirer un inventaire, ou bien je vais en faire une œuvre, un poème.

Alors, pour dire les deux choses, actuellement, j’ai le mot « chasse », évidemment, « chasser, occuper ». Mais j’ai aussi le mot bricole, et brocante. En fait, tout inventaire est une volonté d’atteindre au broc, au récipient : c’est la brocante. Ou alors c’est un bricolage. Bricolage vient d’un mot qui veut dire : catapulte (la bricole). C’est-à-dire ce qui vient du mouvement de balance qui projette. C’est la bricole ou le broc. Ça dit un peu, ça, les deux chasses. Et à ce moment-là, ça ne me suffisait pas, parce qu’il fallait que j’associe les 3 aspects et les 4 créations ou inventaires. Et finalement, le mot qui m’est tombé dessus, c’est le mot : article. Le mot est tout à fait extraordinaire, parce qu’il fait vraiment le tour de tous les problèmes qu’on a vus aujourd’hui. Dans son effet, il va être une particularité : une chemise dans la chemiserie, un bouton de chemise dans la chemise, etc. Et c’est aussi l’articulation qui va unir les choses entre elles. C’est à la fois ce qui désarticule et ce qui unit. Et puis c’est le mâle et la femelle, c’est ce qui associe et dissocie. C’est un déterminant sexuel, qui va vers ce qui contient, ce qui est contenu, ce qui pénètre, etc. Et, en fin de compte, ça va être aussi une chose concrète ou une chose abstraite. Je fais un article : je suis à mon bureau, j’écris l’article, je le constitue. Ou bien je fais l’article, et je suis passé du bricolage à la brocante. (…)

J’en suis à peu près là, actuellement. Au-delà de l’aspect des chasses et de l’article, j’ai repris les nombres, surtout les degrés de liberté, jusqu’à 9 854 000 maintenant. (…)

Généralement, moi je n’ai pas beaucoup d’exemples, enfin tous ceux que j’ai me prouvent que tu passes d’un nombre, d’un multiple pair à un impair; peut-être un premier, peut-être un multiple. Par exemple, tu as Fa, qui est la 4ème note du solfège, si tu passes au niveau supérieur, dans l’autre octave, ce sera la 11ème place. Fa sera passé de la 4ème à la 11ème place. (…)

Qui a commis l’impair?

C’est le démon, bien sûr. Qui deviendra dieu un jour, évidemment. Mais pas avant sa mort et son supplice. Ce qui fait sa divinité, ce n’est pas son côté diabolique, c’est son supplice. (…)

Rien que depuis que j’ai entamé Le rire du Verseau, j’ai sept volumes, plus Le résumé général, plus maintenant Le bricolage. C’est énorme, ça fait encore 600 pages. Je pense que j’arrive au terme, quand même. Ce qui me fait plaisir, malgré tout, c’est ce que vous m’avez fait découvrir, que je n’ai pas vraiment démenti ni contredit ce que j’écrivais dans Le petit métaphysicien illustré. Je l’ai développé…

Pour écouter Jean-Charles 1999 (Audio),

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L’ENIGME

Illustration Pierre-Jean Debenat

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Fragments de vie

Novembre 2000

Limoges

Pour bien parler du Rêveur rêvé, il faut partir de L’Autobiographe ou de La Vie impossible. Pour parler du Saint Néron, il faut partir de toutes mes tentatives depuis les 45 dernières années, pour aboutir aux Dieux étrangers. Il faut refaire tout le cheminement mythologique. Et pour arriver aux Litanies des dieux morts, il faudrait faire un recueil de tous mes poèmes pendant 30 ans. Ça pose le problème de la quadrature. La plus évidente, c’est la zodiacale, qui pose les 4 Cardinaux, mais la quête poétique est aussi posée sur les 4 : ce serait la forme, le sens, la régularité et l’irrégularité du vers, par exemple. Et puis L’Autobiographe, à travers ce qui est arrivé dans mon enfance, dans ma jeunesse, ce qui est arrivé dans ma vieillesse, jusqu’à l’extrême vieillesse, la sénilité. Donc on trouve les 4 âges, on trouve les 4 saisons, on trouve les 4 éléments, on trouve les 4 cardinaux… Bien que tout ça n’ait aucune existence, naturellement.

– Les 4 saisons n’ont pas d’existence?

On peut les nommer, mais… On pourrait faire toute l’interview sur les 4, ce qui est amusant puisque les 4 n’ont pas d’existence; c’est vrai que c’est d’eux qu’il est le plus aisé de parler. Mais c’est difficile en même temps. Si les ésotéristes en reviennent toujours aux 4, c’est que c’est plus simple, ça simplifie, ça éclaire la quête, bien que ça l’éclaire d’une manière puérile, d’une manière incomplète, d’une manière systématique, etc.

– Quand est-ce que sont apparus Pigobert et Jean-Baptiste?

Apparus? Pigobert et Jean-Baptiste, il faudrait d’abord en parler un petit peu. Ça ne dit rien, ces deux mots, ces deux noms. Je ne sais pas, j’ai l’impression que c’est apparu vers mes 10 ans, parce que jusqu’alors j’étais Jean-Baptiste. Oh, peut-être pas pendant mes 4 premières années, où je devais être un enfant très difficile; plus que de la violence, il y avait une sorte de recherche de l’absolu, qui s’exprimait d’une manière telle que mes grands-parents qui m’élevaient étaient certainement sans aucune défense contre cette quête. C’est très difficile de dire des choses aussi énormes, chez un enfant d’un an et demi, deux ans, mais de ce que je comprends de ce que m’ont dit mes parents et mes grands-parents, j’ai l’impression que c’était ça : c’était un combat entre la vie et la mort, à peu près constant. Et dès ma naissance, puisque je n’ai vécu que peut-être un quart d’heure, c’est incroyable. Après la sortie du ventre de ma mère, j’étais mort. Donc il a fallu me battre, il a fallu me fesser pour qu’enfin je pousse un cri. J’étais étouffé par le cordon ombilical, j’étais mort!

Donc, dès le départ il y a eu ce problème tout de même particulier de la vie et de la mort. Est-ce que j’avais répugné à sortir du ventre de ma mère, est-ce que j’avais eu peur de la vie? C’est délirant de dire une chose pareille. En tout cas, c’est le fondement de ma prime jeunesse. Ce qui la caractérise, ce qui a épouvanté tout le monde, c’est ma faculté de m’anéantir. On appelait ça des convulsions à l’époque. C’est-à-dire que quand on me refusait quelque chose, je tombais mort. Tu vois ce que ça peut produire sur des grands-parents. Et puis je revenais de ma convulsion. Ça semblait être un prélude à l’épilepsie, or je n’étais pas du tout épileptique. Pourquoi je tombais en convulsions, il n’y a pas d’explication médicale. Le fait est que c’était la grande terreur de ma grand-mère, entre autres. Je tombais inerte, et puis après, il y avait des soubresauts, je revenais à la vie. C’est très particulier, ça n’a rien de médical.

Alors on me laissait tout faire, évidemment, donc j’étais extrêmement libre, mes 4, 5 premières années furent d’une liberté extrême. Mais j’étais, en fin de compte, un enfant très docile. Paradoxalement, tout le monde me dit que j’étais très docile. D’ailleurs j’apprenais beaucoup, grâce à mon grand-père : il m’a appris les échecs, le piquet; il m’a appris le latin, même avant de parler, en quelque sorte. Et mon dieu, aux jeux faciles, je faisais des progrès.

Quand je suis allé à l’école, vers 4 ans ½, je n’apprenais rien – c’était une école de bonnes sœurs – je n’apprenais rien du tout, je savais tout d’avance… Et ça a été un peu ça jusqu’à 10 ans, c’est-à-dire que j’étais très en avance. Quand je suis arrivé à Saint-Nazaire, où on m’a mis dans une école primaire, où j’ai vécu la ville, la domination, l’esclavage, j’étais un barbare, j’étais resté le barbare de mon enfance. Les maîtresses me détestaient par le regard. Je me souviens de cette phrase : « Me regardez pas comme ça! ». C’est un peu minable. Mais j’étais premier, non seulement premier mais j’ai sauté des classes parce qu’on n’avait rien à m’enseigner. Et j’étais un bon élève, j’ai eu des prix d’excellence, en 9ème, 8ème, 7ème. Non, je l’ai raté en 7ème. J’étais en tout cas un enfant docile, j’étais Jean-Baptiste. Je croyais en Dieu, je croyais dans la Justice surtout, d’ailleurs, et je n’avais pas de problèmes, sauf avec mes camarades, mais je les domptais tout de suite. J’étais quand même un sauvage et je ne me laissais pas marcher sur les pieds. Dans les classes j’étais un élève docile, et dans les récréations j’étais une brute, c’est clair, je gagnais sur tous les plans.

– Pourquoi est-ce que tu as été élevé par tes grands-parents?

J’ai été élevé par mes grands-parents parce que mon père – tu sais, c’était la grande vogue de la tuberculose à l’époque – on a décrété que mon père était tuberculeux, donc menace de contagion, etc. Et mes parents, donc, m’ont laissé chez mes grands-parents au Croisic, dans les rochers, la mer, et puis lorsqu’il s’est révélé que mon père était guéri, alors mes parents m’ont repris à l’âge de 5 ans.

Et ils m’ont plongé… – donc c’était la ville ouvrière, c’était la ville mécanisée, c’était Saint-Nazaire, ça a été l’école primaire, ça a été l’horreur certainement au début. Je me suis sauvé je ne sais pas comment, parce que ça devait être très difficile à cinq ans. Je me suis sauvé par la recherche d’un objet, la recherche d’objets personnels : je me souviens d’un couvercle de boîte de camembert que je cachais soigneusement. Et le jour où on l’a découvert sous la table de la cuisine, ça a été terrible pour moi. J’avais comme ça des repères, certainement des productions pour moi. Je ne vois pas ce qui a pu me sauver, sauf ce qu’il y avait de bon en moi, c’est le côté angélique. Quand je faisais un rôle dans une procession, je faisais toujours l’ange – et j’étais un ange, j’avais d’ailleurs des cheveux blonds, très bouclés, je n’étais pas du tout ce que je suis devenu, vraiment le brave gosse, il n’y a pas de doute.

– Tu as eu compagnon, un animal?

C’est plus que ça, ce n’est pas un compagnon. Non, dans la mesure où je n’avais pas ma mère, j’ai été nourri au lait de chèvre, et cette chèvre était plus que mon compagnon, Biquette c’était ma mère. Et c’était vraiment plus que l’amour, la nécessité, l’existence profonde de mes premières années. Oui, c’est important de dire ça, que j’ai été nourri par une chèvre.

A partir de dix ans, donc, neuf ans même, jusque-là j’avais toujours eu des prix d’excellence et à la fin de ma 7ème, le dernier trimestre, le professeur que j’aimais beaucoup – c’était un mathématicien avec qui j’avais déjà des discussions passionnantes, à propos des fractions – est parti, parce que c’était un professeur excellent et qu’il avait une agrégation quelconque, il ne pouvait donc pas continuer à enseigner dans un collège religieux de Saint-Nazaire. Il a été remplacé par une conne, qui tout de suite m’a pris en grippe : « Ne me regardez pas comme ça! », etc. Et il s’est passé cette chose étonnante, vraiment étonnante, qu’un jour je me suis réveillé avec une fièvre intense, et puis vraiment très mal en point. Ma mère, évidemment, m’a dit : »Tu vas aller à l’école?  – C’est l’épreuve finale, je ne vais pas rater mon prix d’excellence. – Mais tu pourras? – Mais oui, mais oui ». Il faut dire qu’il y avait un kilomètre de chez moi à l’école. J’ai fait ce kilomètre, j’ai fait toute l’épreuve et puis tout à coup je me suis levé, je crois même avant la fin – la maîtresse n’a pas aimé – et puis je suis tombé. Comme j’étais pratiquement inerte, on m’a emmené à l’hôpital, on a cru que c’était une méningite. En fin de compte, c’était une simple angine. Mais enfin j’avais 41° de fièvre tout de même. Bon, on m’a ramené à la maison et au bout de cinq, six jours, je suis retourné au collège; et c’était le jour où on donnait les résultats de l’examen. Je m’attendais à être premier, bien sûr, comme toujours; or, pas du tout : ni second, ni troisième, ni quatrième, ni cinquième, etc., et, à la fin, la maîtresse a dit : « Et puis Pichon, 0, ça t’apprendra à copier. » Comme si un gosse qui a 40° de fièvre pouvait copier!

Je ne sais ce qu’elle avait imaginé. Elle disait : « Tu te tournais vers ton voisin, je l’ai bien vu! » En effet, j’oscillais de la tête à droite et à gauche. Enfin il n’y a rien eu à faire, j’avais zéro, je n’ai pas eu le prix d’excellence. Et ça j’ai souffert énormément de cette injustice, je n’ai pas compris. Tout le monde a essayé de m’expliquer, mon grand-père, mon père me disant : « Mais ça arrive, c’est la vie, etc. ». Ça a été un choc épouvantable pour moi. Je n’avais jusqu’alors jamais douté que la Justice existait.

Et à la rentrée en 6ème, j’ai un professeur sadique, fou. La folie n’était pas tout de suite évidente en octobre, enfin il avait quand même une attitude de fou. Il voulait que prononce les « u » « ou », à la cléricale. Moi, je disais « u », à chaque fois c’était des pensums… Et puis ce gars avait l’habitude de fesser les gens, pour le moindre prétexte. Et moi j’étais – je le dis dans Reliefs -, c’est ce que dit Edgar Poe : « la découverte de l’horreur par le mal réalisé ». On m’avait parlé du Mal jusqu’alors, mais je ne le voyais pas. Or, ce professeur était le mal absolu. C’était le mal réalisé. Je ne sais ce qu’il s’est passé, je ne peux pas dire que j’ai fait ce que j’ai fait par justice ou rien, j’étais un peu détraqué. Ou quelqu’un me guidait peut-être, je n’en sais rien, en tout cas Pigobert est apparu à ce moment-là.

Et il a fait une chose effroyable, dans tous les sens du mot. A Noël, j’ai eu un zéro. J’en avais marre des zéros, je ne pouvais plus supporter le zéro. Il y avait un chemin direct pour aller à l’école, puis il y avait un chemin oblique par les faubourgs, par où on n’avait pas le droit de passer, on ne le prenait pas, bien sûr. Et ce jour-là j’ai pris ce chemin oblique, je me suis arrêté devant une maison, sur le bord d’une fenêtre, j’ai sorti mon cartable, sorti mon carnet de notes. J’ai pris une grosse gomme violette qui laissait des traces partout et j’ai effacé le zéro. Je n’ai même pas fait un 9 ou un 6, c’est ça qui me frappe toujours quand j’y repense, j’ai fait un 7. Est-ce que je pensais mériter 7, je n’en sais rien. Alors, revenu chez moi, bien sûr c’était trop évident : « Qu’est-ce qui s’est passé? » Et j’ai donné mon voisin de table. J’ai dit : « On m’a remis mon carnet avec retard, c’est mon voisin, c’est lui qui a du le faire… » Moi je n’avais jamais menti. Jamais, jamais. « Je suis rentré par la voie régulière, j’ai rencontré tel professeur, le professeur d’histoire, etc. » J’ai raconté toute une histoire invraisemblable. Mon père m’a cru : je n’avais jamais menti.

Il m’a accompagné le lundi, il a essayé d’expliquer les choses, c’était vraiment un drame effroyable; c’était un drame parce que le professeur d’histoire, évidemment, ne m’avait jamais rencontré sur le chemin. Il m’a donné ma première fessée. Mais bon, c’était un type bien, ce n’était pas un sadique du tout; bon, c’était une école religieuse… Mais en tout cas, je n’ai pas cédé, je l’avais bien rencontré. Et puis les élèves ont commencé, parce qu’ils en avaient marre de ma dictature sauvage; ils ont commencé de m’étirer les bras, les jambes, de m’écarteler sur les arbres. Et puis, peu à peu, mon professeur sadique a commencé par me battre, me fesser d’abord en public, puis après la classe en me faisant déculotter, etc. Et je ne disais rien, ni à mes parents ni à personne. Ma mère disait que je m’endurcissais. Personne ne se doutait de ce que j’éprouvais, de ce que je ressentais. Et ça a duré depuis janvier jusqu’au milieu d’avril. Je ne sais pas comment ça aurait fini, mais un jour le professeur de musique – c’était une femme – est entrée dans la salle où l’abbé me battait, avec des yeux de fou. Il m’avait quand même presque cassé un bras. J’étais couvert de meurtrissures. Mes parents n’avaient rien vu. Je crois que c’est resté en moi quelque chose de très profond : comment, pendant trois mois, ils n’ont pas du tout pu voir ce genre de supplice? J’avais obtenu de ma mère qu’elle me donne des bottes, des bottes qu’on portait à l’époque, avec des boutons sur le côté, pour me protéger les cuisses. Mais je ne disais absolument rien. Alors évidemment, ce professeur de musique s’est précipitée chez le Supérieur et, en fait l’abbé est parti à l’asile le lendemain. Moi, on m’a soigné un petit peu, à la clinique, et puis mon père a dit : « Non, il ne restera pas ». On m’a mis dans un lycée laïc.

C’est quand même un signe de…  aussi anormal que les autres…  d’une sorte de…  le monstre apparaît là : le voyou, l’endurci, le féroce. Je compare ça tout à fait à Edgar Poe, dans le naufrage, où le gars, quand il sort de son isolement, de sa cellule, parce que c’est un passager clandestin, Gordon Pym, et bien il arrive en pleine révolte sur le bateau. Le mal suscite le mal. Combattre le mal, même individuellement, ça crée un chaos, une chose absolument abominable. J’avais senti que le mensonge, quand il est poussé au bout et avec une ténacité aussi grande, si idiot soit-il, il l’emporte. Je me souviens du mot du Supérieur, à la fin de cette histoire, quand je suis parti : « Evidemment nous regrettons, l’abbé a eu des, des… il a fait la guerre, il a été gazé, il était malade, on n’aurait pas dû lui donner ce rôle de professeur. » Parce qu’il était évident qu’aucun enfant n’est si pervers qu’il puisse tenir dans ces conditions pendant trois mois. (Rire).

Voilà. A partir de ce moment, il y a eu en moi les deux. Il y a eu évidemment Jean-Baptiste et Pigobert.

J’ai fait de mauvaises études, en fin de compte. Au moins pendant deux ans, 6ème, 5ème, j’étais dans un état de vide, de désert. (…)

La première fois qu’au collège laïc, au lycée Briand, il y a eu une composition de mathématiques, moi je n’ai rien fait. Et au bout des trois heures, j’allai rendre ma copie blanche au professeur. J’ai dit : « On ne m’a pas enseigné ça ». Evidemment, ce n’était pas le même enseignement. Le type était fou : « Ah! Voilà bien ces curés, ces curetons! » Voilà bien la croyance et la non croyance. C’était le désert absolu. Michel, mon fils, a vécu ça après, quand il a été mis en pension à Stanislas; il avait zéro, zéro, zéro, parce qu’il fallait qu’il quitte la pension. C’est une force, une force extraordinaire chez un adolescent.

En tout cas, peu à peu, ce qui m’a sauvé c’est un professeur – au pair, le professeur Rousseau – en 4ème seulement, en fin de 4ème, qui nous a découvert la poésie. Là il s’est passé quelque chose, au moins d’extraordinaire : j’ai découvert que le mensonge gagnait, mais si c’est le mensonge du poème il gagne en tout, il gagne avec raison, à ce moment-là. Je suis devenu poète à partir de là. Et puis ça a duré, j’étais toujours en avance malgré tout sur mes professeurs, j’ai passé mon premier bachot à quinze ans. Peut-être un peu tôt : j’étais nul en physique, alors j’ai échoué à mon premier bac, et j’ai renouvelé ma 1ère.

Et ça, ça a été une chance extraordinaire, parce qu’il y avait un garçon, que je n’avais pas tellement vu la première année de 1ère, d’ailleurs il n’était pas dans ma classe, et qui a été dans ma classe la seconde année. Il était aussi très jeune, il devait avoir 15 16 ans aussi, il s’appelait André Ross et il était le fils d’un professeur technique, qui n’était pas du tout intellectuel, mais qui avait fait – je me souviens d’une conférence, entre autres, sur la différence entre l’idéalisme et le réalisme d’une part, et d’autre part, le kantisme disons et le cartésianisme – et cette conférence m’avait ébloui. Bien que ce soit un professeur technique, c’était certainement un être très extraordinaire. Et son fils, André Ross, était aussi un être extraordinaire : un petit bonhomme roux, à lunettes, mal fichu physiquement; moi j’étais grand, et plutôt bagarreur. J’aurais pu faire du sport, je n’en faisais pas. Lui qui ne pouvait pas en faire, aurait voulu en faire. Et puis c’était un homme d’une intelligence tout à fait supérieure, qui écrivait, à quinze ans, un traité sur l’économie future des peuples de l’Europe (1935), où il analysait comment, par le partage de l’Europe en pays arbitraires, en 1918, s’était creusé un abîme dont on ne pourrait pas sortir, mais qui disait tranquillement : « Il a fallu une guerre pour donner au peuple juif un foyer en Palestine, il faudra peut-être une autre guerre pour lui donner un Etat ». Il disait ça à quinze ans.

On étudiait Rimbaud, on découvrait Lawrence, Les 7 Piliers de la Sagesse, et puis on découvrait tout ce que les professeurs ne nous enseignaient pas, c’est-à-dire Einstein, Planck, ou bien le surréalisme… On se voyait tous les jours et le jeudi, où on avait journée libre, on partait en vélo, près de Saint-Nazaire, au Rocher du Lion, entre Saint Marc et Sainte Marguerite, et là, dans le vent, contre le rocher, on analysait les évènements de la semaine. On inventait la théorie des Surcauses, c’est-à-dire qu’à la causalité scientifique et rationnelle, on opposait une autre vision du monde qu’on appelait le monde des Surcauses, où la cause n’aurait pas été avant, mais en quelque sorte après. A quel point j’étais un salaud, c’est que – donc on a vécu ça deux ans – et quand on a eu nos bacs tous les deux, moi j’étais tombé amoureux d’une fille qui s’appelait Odile, et puis j’allais partir pour Rennes, où j’allais être étudiant en droit, j’avais dix-sept ans, et bien j’ai quitté André Ross, ce qui prouve quand même chez moi, je ne sais pas ce que c’est, toute ma vie j’ai comme ça laissé les gens aussi facilement que je me précipitais sur eux. C’est quelque chose d’assez effroyable, je pense qu’il a été très malheureux. Je n’ai pas réalisé sur le moment. Il était trop orgueilleux pour me l’exprimer, mais ça a dû être terrible pour lui.

– Vous ne vous êtes pas revus?

Si, tu vas voir dans quelles circonstances. Mais j’indique ça parce que c’est un trait qui me suit toute ma vie, c’est Pigobert. Pigobert, par moments, l’emporte sur Jean-Baptiste. Pigobert fait ce qu’il a à faire, le reste il s’en fout.

Donc j’allais à Rennes, puis j’avais cette correspondance avec mon amie Odile, qui était à Fontenay aux Roses près de Paris. Et là j’ai essayé différents trucs, j’étais aux Jeunesses Etudiantes, j’ai fait des conférences pour les ouvriers, pour les étudiants malheureux. Et j’avais quelques bons amis, mais en fait je m’emmerdais terriblement, dans cette faculté de droit. Il n’y avait que le droit romain qui m’intéressait, il n’y avait que le professeur de droit romain qui m’était sympathique. Je me souviens, un jour, à la bibliothèque où j’étudiais, il est venu, il m’a dit : « Vous voulez partir, aller à Paris? » J’ai dit : « Je vais partir, oui, oui. – Et pourquoi? – Parce que je veux partir. – Enfin, vous êtes à un mois de votre examen, vous êtes un bon élève. – Je sais, je sais. Mais je ne peux plus supporter ça. – Quoi, ça? – La vie qu’on me propose ». Et je suis parti à Paris. Je n’avais pas grand-chose, j’avais cent francs en poche. Là, j’ai découvert un autre monde, il y avait des poètes, des artistes qui sentaient très bien que ça allait être la catastrophe, d’ailleurs c’était en mai, juin 39. Et puis j’ai téléphoné à Odile, qui m’a dit : »Tu es fou, Jean, qu’est-ce que tu fais là? – J’en sais rien, ce que je fais, j’en ai marre ». Alors elle m’a dit : « Et bien où vas-tu? – Je suis sur un banc, je n’ai pas d’argent. – Prends un hôtel et je viendrai te voir demain ». Et je ne l’ai pas prise, je ne sais pas pourquoi. Elle me disait : « Toute la nuit, j’ai rêvé d’être ta maîtresse ». Là j’ai découvert que le visage des femmes est fait d’os, de dureté, de mollesse. J’ai joué avec son visage. Et puis j’ai essayé de vivre à Paris, je n’ai même pas pu publier une nouvelle que j’avais proposée  aux Nouvelles Littéraires, je n’avais rien, je n’avais pas d’argent. Il y avait un ami, le patron de mon père, qui était à ce moment-là directeur commercial à Donges, qui est mort peu de temps après, pendant le bombardement de la gare de Rennes. Cet homme de 35 ans à peu près, m’a eu un métier, chimiste dans un laboratoire, j’y suis allé une ou deux fois, je ne savais plus ce que je faisais. Je quittais Paris, quelquefois j’allais me balader dans la banlieue. Là j’ai connu la faim, au bout de trois, quatre jours on a faim, quand même.

Je suis revenu à Saint-Nazaire, chez mes parents. C’était effrayant, ça n’avait pas de nom ce que leur avais fait, partir sans passer mes examens… J’ai fait un petit peu des boulots. J’ai été journaliste quand même, à La Baule, pendant deux mois. Je faisais des éditoriaux, des articles. Et je sentais bien que ce n’était plus possible, il y avait cette idée de guerre qui venait, il fallait faire quelque chose. Tout ça n’avait pas de sens. Il fallait se mettre dans un ordre quelconque, puisque l’Eglise ne suffisait pas, il fallait trouver autre chose. Tout ça c’est fou.

Enfin je me suis engagé dans la Marine Nationale… Ça aussi, c’est un signe absolu de Pigobert. Quelque temps après mon arrivée, j’étais à Lorient, il y avait un gars, un pauvre type, mais bien intelligent, et on passait nos moments de répit à discuter. Et je commettais le crime de dire à ce jeune : « Tu sais, quand on est dans l’armée, il n’y a qu’une chose à faire, c’est de déserter. Est-ce que tu es capable de déserter? » Pas fou, je n’ai pas déserté, moi! On l’a rattrapé tout de suite. Il était heureusement très intelligent, il avait compris mon enseignement : il a joué le fou. On l’a libéré deux jours plus tard.

Moi, on m’a envoyé à Rochefort pour être fourrier. Il m’est arrivé des trucs bizarres. Un jour je rencontre une putain, qui littéralement me saute dessus; je lui dis : »Je n’ai pas d’argent – Ça m’est égal. » Bon, je vais chez elle, puis je dis : »Mais je vais être puni, moi, je ne vais pas être à l’heure ». Et je fous le camp. (Rire). Voilà ce que je faisais à ce moment-là. Il y avait une copine que je voyais à Fouras, qui s’appelait Hélène et puis – j’avais cette idée en moi, que couvaient à la fois Pigobert et Jean-Baptiste, qu’on ne prend pas une femme qu’on n’aime pas. C’était une chose extraordinaire qu’il y avait en moi, aussi rigoureuse qu’autrefois au moment de la Justice. Alors elle m’en a voulu, mais à mort. Elle ne comprenait pas. Elle a lancé contre moi des petits marlous. Un autre jour, je participais à un incendie, alors je suis revenu sans mon bonnet; on m’a d’abord puni, puis on s’est aperçu que j’avais participé à l’incendie, on voulait me donner une médaille…

Je me suis retrouvé à Lorient, matelot fourrier 1ère classe. C’était une ville ouverte, j’en avais marre, et puis un matin, j’avais vu des officiers foutre le camp en voiture avec leurs poules, on nous dit : « Ben voilà, vous allez dans la cour, vous rendez vos armes d’abord ». Je me dis : « Qu’est-ce qu’il se passe? C’est pas possible! » Je suis allé dans la cour, je suis sorti et je suis allé au port. On affrétait des bateaux, j’en ai choisi un, j’ai eu des histoires avec des officiers. Et puis le bateau s’est échoué, parce que tout ça était très mal fait. Alors j’ai pris la route, fuyant devant les Allemands, désertant.

Quand je suis arrivé chez moi à Saint-Nazaire, ma mère m’a dit : « Mais qu’est-ce que tu fais là? Tu es en permission? – Mais pas du tout. – Tu désertes? – Ben voilà, je déserte. » (Rire).

La connerie a continué. Le lendemain, je suis allé me présenter à la Kommandantur, parce que je voulais créer un journal, simplement. (Rire). Et j’avais demandé, on m’a dit qu’il fallait une permission allemande. Alors j’y suis allé. « Qui êtes-vous, monsieur? » Malheureusement, j’avais parlé aux journaux du coin, le Journal de la Presqu’île de l’Ouest, je crois; ils m’avaient tout de suite dénoncé, bien sûr. Alors ils savaient bien que j’étais matelot. J’ai foutu le camp.

Et puis je suis allé à Nantes, j’ai un peu fui ici et là. Après j’ai fait du commerce de gravures, j’ai fait des choses, sous l’occupation je n’ai pas fait de résistance. Sauf à la fin, parce que je ne pouvais pas travailler. Je m’étais marié. Il faudrait que je te raconte mon mariage, mais il y aurait tant de choses à raconter…

J’avais une femme extraordinaire dans tous les sens du mot, géniale et folle à la longue, géniale au début, folle à la fin, qui était malade, qui se prétendait tuberculeuse, qui était peut-être malade, mais de quoi, les médecins n’en savaient rien. Alors, l’amour qui sauve de la mort, bon, on a vécu ça…

On a fait jouer une pièce, ce qui était incroyable en 40, au Théâtre des Noctambules, avec des grandes vedettes. Mais on ne pouvait pas vivre comme ça, alors je suis revenu à Redon avec ma femme, parce que ses parents vivaient à Redon. On a créé un magasin d’estampes et de gravures. J’allais vendre ça à travers la Bretagne. On montait des pièces, on a joué du Péguy sous l’occupation allemande.

Et je ne pouvais pas travailler. Je ne pouvais pas travailler, parce qu’il y avait mes parents, il y avait ma femme. Ma femme qui était géniale, mais qui était aussi la petite fille de ses parents et qui essayait quand même d’être une bonne ménagère – et qui était aussi dure comme ménagère que comme actrice, géniale comme actrice et parcimonieuse comme ménagère. Et puis les enfants qui venaient… Alors je ne pouvais plus travailler. Et, pour travailler, j’ai imaginé de foutre le camp. Je suis allé dans un petit bled près de Nantes, au bord de la Loire, où j’ai écrit mon premier roman, Les ruines. Et, quand je suis revenu, j’ai raconté que les Allemands m’avaient emprisonné, que je m’étais évadé du train. Tout le monde a marché. A ce moment-là, on a dit : ce n’est plus possible, il faut faire quelque chose. Alors mon père, qui était directeur commercial à Donges, aux Consommateurs de Pétrole, m’a dit : « Viens, viens jusqu’à la fin de la guerre. » Alors je suis rentré là, j’étais pompier. J’ai fait de la résistance, un peu malgré moi. Les employés, c’étaient des drôles de résistants, ils ne comprenaient pas, toute cette essence qui allait être perdue, c’étaient de braves types, de très braves types, ils volaient l’essence aux Allemands, ils passaient par-dessus le mur et je les aidais. On risquait notre vie. Mais on risquait pour quelques sous, pas pour rien. De temps en temps, quand même, on allait faire sauter un transformateur. Alors, comme j’étais, moi, celui qu’avaient enlevé les Allemands, qui s’était évadé, j’étais un héros, bien sûr. (1)

Et puis, il s’est passé cette chose extraordinaire aussi, c’est que, ma femme d’abord n’en pouvait plus d’être séparée de moi la moitié de la semaine – en fait, je travaillais six jours et je passais trois jours à Redon avec ma femme – et elle ne pouvait pas assumer toute seule la vente d’estampes. Elle voulait vivre à Donges. Tout le monde lui disait : « C’est fou! Ne viens pas à Donges maintenant, ça n’a pas encore été bombardé, mais ça va l’être. » Elle est venue avec sa famille, avec son père et sa mère, tout ça a rappliqué, à Donges, dans une maison à côté de chez nous. Et c’était atroce, parce que mes parents étaient des gens très simples, très humbles. Mon père était un ancien caissier qui, à l’aide de travail était devenu expert comptable. C’étaient des gens très simples. Alors que mes beaux-parents, ma belle-mère était la fille d’un sénateur, la sœur d’un général, donc il n’y avait pas de commune mesure entre les deux familles. C’étaient des scènes continuelles. Moi un jour j’ai dit : « Je ne mange plus jusqu’à ce que vous vous accordiez ». Je suis resté deux ou trois jours sans manger. (Rire). Et le jour où ils se sont accordés, il y a eu le bombardement de Donges. Tout a été anéanti, tout était en flammes. Alors j’ai dit : « Bon, il faut partir. » On est parti à travers les flammes. On avait deux enfants à ce moment-là, Christophe et Chantal. On est arrivé au bord du canal de Nantes à Brest. J’ai dit : « Ce n’est pas possible, il faut passer. On ne va pas rester là des mois. » J’ai volé toutes les valises de mes beaux-parents. Oh, il n’y avait pas grand-chose. Il y avait – ce qui m’a desservi – des Deutschemarks de 1920, que gardait mon beau-père. J’ai emporté ça en me disant : là, ils vont bien être obligés de me suivre. J’ai déposé ces valises chez quelqu’un près de la rive et je me suis mis en quête d’une voiture. J’étais très naïf aussi, parce que c’était quand même la liesse, c’était la libération de l’autre côté du canal. Dans un bistrot, on m’a fait promettre d’attendre, que j’allais avoir ce qu’il me fallait. Et puis ce sont les FFI qui sont arrivés. On m’arrête : j’étais un espion allemand. On trouve les Deutschemarks dans ma valise. On m’emmène à Guenrouët, où je tombe sur une autre sorte d’horreur : des pauvres gens, deux ou trois prisonniers, qui étaient des vieilles gens. Il y en avait un qui allait à Laval. Il voulait dire la ville, on avait compris l’homme. Moi j’étais fou. Je suis allé voir le colonel. « Vous n’allez pas permettre ça! – Mais qui êtes-vous? Ah oui, mais ça ne prouve rien, vos papiers, vous avez pu les voler. » J’ai fait venir le maire de Saint Nicolas de Redon, pour dire qui j’étais. En plus, il y avait un gars qui était là, un ancien compagnon de collège, qui était maintenant lieutenant FFI. Alors finalement, on me libère, bien sûr. Mais… faire quoi? Le gars – ça c’est des types étonnants – chez qui j’avais laissé les valises de mes beaux-parents, est venu me chercher en voiture. Il m’a dit : « Qu’est-ce que vous allez faire maintenant? – Je vais repasser le canal. – Ah non, ça c’est beaucoup plus difficile, il y a la mitrailleuse… – Tant pis, je ne peux pas faire autrement. » Alors je repasse le canal, j’arrive chez le paysan qui nous accueillait – je n’arrive pas jusque chez lui, parce que sur le chemin il y a un officier allemand qui dirigeait la région, qui me voit comme ça, mouillé de la tête aux pieds, et qui criais : « Où est ma femme? »

« Qui êtes-vous? – Pichon. D’où venez-vous? – De Redon. – Qu’est-ce que vous faites à Redon? – Commerçant. – Vous cherchez votre femme? Il y a combien de temps que vous n’avez pas vu votre femme? – Il y a deux ans. – Bon, ben votre femme, mon vieux, on l’a transportée avec sa famille de l’autre côté. – Bon. Merci. – Eh! [si vous traversez] on vous tire dessus! – Qu’est-ce que vous voulez que je fasse? J’y retourne. – On va vous reconduire. » Et ils m’ont reconduit en barque. Je n’avais pas besoin de la barque, ça faisait trois fois que je traversais le canal à la nage. Je suis allé dans une maison abandonnée, j’ai dormi sur un matelas. Je dormais même dans des moments comme ça. C’est incroyable. Je dormais. Le lendemain matin, il y avait un chien qui aboyait. J’ai suivi le chien et il m’a amené à ma femme et mes beaux-parents qui étaient dans une autre maison. J’ai demandé : « Comment as-tu pu passer? – J’ai servi les Allemands. – Tu as servi les Allemands? – Ils m’ont dit qu’ils me feraient passer si je leur donnais des nouvelles de deux jeunes de seize et dix-sept ans. »

On m’avait dit qu’il y avait un petit homme en rouge qui fouinait… c’était ma femme. Elle était revenue leur dire qu’il y en avait un qui était blessé, à l’hôpital, et l’autre prisonnier. Et voilà : elle avait servi les Allemands. « Quand même, et toi, comment est-ce que tu as pu…? – Et bien, j’ai dit qu’on habitait Redon, que je ne t’avais pas vue depuis deux ans. » C’est incroyable…

Bon, je vais arrêter là l’histoire de ma vie. Je n’en suis encore qu’à vingt-quatre ans…

Illustration Pierre-Jean Debenat

(1) En ce qui concerne la Résistance, voir, dans la catégorie « Documents », l’article « La Résistance ».

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Présentation

Au cours de mes nombreuses rencontres avec Jean-Charles Pichon, j’ai enregistré un certain nombre de nos conversations. J’en commence ici la retranscription. Ces entretiens portent la plupart du temps sur ses travaux, mais il lui arrivait aussi de parler de sa vie, comme dans l’extrait suivant.

J’ai scrupuleusement restitué ses paroles, supprimant seulement les redites dues à l’expression orale.

Pierre-Jean Debenat

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DOIT-ON ET PEUT-ON AVOUER L’HOMME ?

Un vieil homme que j’aime bien, que je sais honnête et bon, alors qu’un jour de l’autre année je lui disais mon besoin d’avouer ma vie, se fâcha sérieusement et me traita d’imbécile. Il semblait que mon espoir de me connaître mieux le condamnât lui-même, sa carrière sociale et l’équilibre qu’il prétendait avoir atteint.

Je tentai d’expliquer au vieillard furieux que je n’envisageais ni un pamphlet ni une mise en accusation d’autrui mais uniquement une confession sincère. Il ne voulut rien entendre et m’assura que cette tentative était: 1°) impossible, 2°) une mauvaise action.

Cette seconde assertion m’étonna; pendant des années m’a surpris la violence des réactions que lève l’essai autobiographique. Je ne concevais pas que l’aveu de ses propres fautes pût apparaître une menace pour tous; je ne voyais aucun chemin de la confession à la révolte; de la volonté d’humiliation au refus d’obéissance.

Je savais pourtant bien déjà que la pudeur est l’une des armes efficaces de la dictature. Ce n’est point un hasard si le régime d’un Franco, d’un Staline ou d’un Salazar ne se conçoit pas sans une censure morale rigoureuse et si la recrudescence ou l’aggravation d’une telle censure, en France même, a toujours précédé ou suivi une évolution réactionnaire. L’interdiction de parler de la chair et du sang facilite la répression et le massacre. Nier le corps pour mieux le détruire: indiscutable logique. L’Association des familles catholiques, en défendant les « bonnes moeurs », participe à sa façon à la guerre d’Algérie.

Or, la pudeur est la première contrainte dont l’autobiographe doit se débarrasser, sous peine de ne plus décrire un homme mais un esprit, de se mutiler de la moitié de soi-même. Raison suffisante déjà pour qu’on le juge un être anti-social; un inadapté dans le meilleur des cas. L’humilité n’y change rien. Tout au contraire; l’humilité même apparaît bientôt comme une autre attaque contre une société qui repose d’abord, pour ne pas dire exclusivement, sur l’émulation et la vanité. Devant qui n’a plus d’amour-propre, la « civilisation » se trouve sans défense avouable; elle ne peut que l’éliminer par la prison ou la mort.

*

Cela pourtant n’était que l’embarras du seuil. Quand j’entrepris ce travail à l’exigence duquel je ne pouvais me soustraire, un à un j’arrachai mes masques. Alors je découvris qu’ils ne m’appartenaient pas, sinon les tout premiers, les plus superficiels: mensonge volontaire, ruse préméditée. Pour les suivants, notions d’égalité, de justice, de vérité, de bien et de mal, ils ne recouvraient pas seulement mon esprit, mais ils le constituaient: mon esprit même était un masque.

L’entreprise hasardeuse de me connaître me conduisait à rejeter toute référence à l’une quelconque de ces « organisations préalables » qui rassérènent l’esprit civilisé. Pour la même raison,, elle me fit juger très vite « insincère » – à cause de la confusion banale entre « véracité » et « vérité », ou bien à cause du refus commun d’admettre pour authentique l’aveu inhabituel. La plupart des critiques restent Grecs sur ce point: les Muses étaient filles de Mémoire.

Celui qui s’avoue se retrouve donc seul – comme on l’est devant la mort, et nul ne peut risquer cela, tant qu’il garde un espoir de s’adapter au monde, de parler un langage référentiel. Plutôt, le risque est impossible ou nul: s’avouer, c’est faire la preuve, seulement, de son désespoir.

Mais faire la preuve de son désespoir, c’est également témoigner contre le monde où l’on vit. Car, ou bien les hommes se ressemblent et le désespoir d’un seul, image du désespoir de tous, démontre évidemment l’imperfection des lois; ou bien nul homme ne ressemble parfaitement à quelque autre et la notion même d’égalisation, de règle collective doit apparaître comme un non-sens ou comme un crime.

Mon vieil ami n’avait pas tort: une autobiographie est d’abord un combat. Si pourtant elle arrache à la contrainte sociale, elle rapproche des hommes. Elle rend sensible une existence réelle que mutilent et bafouent les principes et les moeurs; elle révèle que la « vraie » vie n’est pas « absente », bien que les vrais vivants le soient; elle fait aimer ceux-ci; elle apaise l’angoisse enfin qui l’a rendue nécessaire.

*

Mais, nécessaire, est-elle possible?

On ne peut écrire longuement de soi sans que sa propre vie prenne une dimension nouvelle, comme si l’oeuvre s’y ajoutait, créait une seconde existence, fixée alors que la vie ne l’est pas.

Or la beauté, la grandeur de la vie (quel nom donner à cela?) est justement qu’elle bouge, de sorte que nous avons l’illusion qu’elle s’efface, que l’aujourd’hui détruit ou compense l’hier. Mais cette vie, qui ne s’immobilise pas, se perpétue: les traces de nos actions s’accumulent en nous, nous alourdissent et nous figent. Au contraire, la fixation de l’évènement par l’écriture nous en libère, parce qu’elle libère du temps. On peut soutenir ainsi qu’un autre mythe prend forme, aussi artificiel que ceux que l’on condamne. Donner à son aveu une formulation serait le déformer.

J’ai longtemps pensé qu’en effet je ne développerais ma connaissance de moi-même qu’en apprenant à dire et (puisque l’art de dire est l’art de choisir ses mots) que je n’atteindrai à la vérité qu’en me mystifiant. Vieille ironie lassante dont l’habileté, la vraisemblance même ne suffisent plus à me cacher le caractère paradoxal. L’évidence, contre la raison, demeure pour la chance inverse: je ne développerai ma connaissance de moi-même qu’en acceptant tous les développements possibles et donc en refusant le choix. Un style s’invente. Son propre style ne s’invente pas: l’exigence de l’aveu le crée.

La vraie difficulté réside dans la gageure des temps superposés. Je ne puis décrire les évènements d’hier qu’en fonction de ceci que je suis maintenant; mais les décrivant, je les éclaire, alors que, les vivant, je les amoncelais dans l’ombre. Ce que j’étais a fait ce que je suis; si ce que j’étais fut à ce point mauvais, ce que je suis ne peut être bon; si je ne suis pas bon, au nom de quoi jugerais-je ce que j’étais? L’effet condamne sa cause: attitude assez semblable à celle de l’enfant qui prétend juger sa mère.

Pour m’y résoudre, je dois combattre toutes mes habitudes de pensée, raisonner et construire dans la croyance en une sorte de prédestination: j’ai agi ainsi parce que je suis tel, je suis parce que je serai (1).

*

Alors intervient la tentation d’un autre mensonge. Les choses ne sont pas « vraies » en soi, puisque la vérité n’est qu’une des qualités qu’on leur rajoute. Mais il est également vain de les prétendre vraies au regard d’un unique observateur, puisqu’il faudrait admettre, imaginant un groupe d’hommes libérés de toute référence commune, que les choses apparaîtraient différentes à chacun d’eux. Ce qu’on nomme la vérité devrait être défini comme un « en soi » (le « ça » de Kierkegaard) saisi comme tel par un observateur également objectivé. On peut penser que certains théologiens, certains philosophes systématiques ont en effet atteint cette vérité en se considérant eux-mêmes comme objets (dans l’orbe d’un dieu ou d’un système) cependant qu’ils gardaient assez de liberté pour admettre le caractère insaisissable du réel et chercher, plutôt qu’à le saisir, à en donner une image si fluide qu’elle pouvait lui être substituée mais si formelle qu’elle devait tranquilliser les foules.

Cette définition de la vérité tolérerait la coexistence de deux mensonges: le refus de soi-même hors du cadre choisi, la formulation d’un réel connu comme inexprimable en soi. De même, deux négations valent une affirmation ou, en algèbre, deux signes « moins » s’annulent.

On peut en effet penser que l’objectivation de soi-même donne un recul suffisant vis-à-vis de l’objet observé pour qu’il soit impossible d’être complètement dupe de sa propre vision, cependant que la conscience, inverse, de ne pouvoir saisir l’objet en soi nous fait participer de sa nature profonde; de sorte que tout se passe comme si le double aveu de sa propre aliénation et de son impuissance à se faire « l’autre » supprimait l’hiatus entre l’observateur et l’observé, tous les deux enfermés dans la nécessaire figure que la compréhension et l’échange leur imposent.

Parce que l’esprit ne saisit jamais qu’une déformation ou re-création du réel, seul celui qui s’est re-créé (le fanatique ou le joueur mais dans tous les cas, l’homme du mensonge) pourrait établir de l’objet à lui-même une communication effective (2).

*

Cette démonstration ne tient pas compte d’un facteur essentiel dans le problème humain, le temps. Je m’en expliquerai par une image.

Dans une rue, certains espaces apparaissent comme des absences et tout peut y prendre place, des oiseaux, des voitures, des constructions nouvelles, alors que d’autres espaces sont déjà occupés par des maisons, des squares, des arbres, toutes sortes de masses plus ou moins ébranlables. Ainsi j’imagine l’esprit, comme un autre espace – temporel – où se côtoieraient des places vierges et des lieux encombrés.

Une charge d’explosif détruit aisément la masse la plus stable, non seulement cet édifice fragile mais une forteresse, un blochaus; de même il peut arriver qu’un explosif psychologique fasse éclater le « noeud d’identité » le plus massif, le mieux tracé apparemment. Un drame, la mort d’un être cher peut être cette mine dynamique, mais aussi bien une illumination, ce que les philosophes nomment l’évidence et les croyants la conversion.

L’absence causée par l’explosion, alors, pendant un temps plus ou moins long, laisse à l’esprit ce sentiment de discontinuité que le logicien reçoit comme une conscience de l’absurde et le mystique comme une « nuit de l’âme ». Désormais, l’esprit n’a de cesse qu’il n’ait recréé la continuité détruite, il y parvient, selon les cas, par le recours en un dieu, l’invention d’un système, la formation d’un vice.

L’infinité des tristes rêves possibles à celui qui n’y parvient pas est en soi-même l’une des causes de tristesse les plus assurées que je sache. Le malade n’est pas différent de l’homme bien portant, moins encore son « envers », mais les tendances de l’homme sain s’affirment et s’amplifient en celui qui ne l’est pas. De même, il ne semble pas que le comportement du désespéré soit foncièrement autre que celui de presque tous les hommes. Mais, pour le plus grand nombre, l’imaginaire où ils s’ébattent (mythe plotique, moral ou religieux) est une relative sauvegarde, parce qu’il leur est commun. Au contraire, le mythomane se connaît seul: en lui et par lui il doit développer, préserver ce lien sans lequel il a l’impression de ne plus même exister.

L’artiste est un menteur qui prétend être cru; le génie seulement y parvient.

Illustration Gilles et Pierre-Jean Debenat

Un jour, après avoir étudié longuement au Louvre des oeuvres des primitifs italiens, et un autre jour, comme je sortais de l’Orangerie, où étaient exposés des tableaux de Van Gogh, il m’est arrivé de considérer les arbres et le ciel comme des imitations des peintures que je venais de voir. A la lumière de mes plus récentes pensées, il me semble qu’alors déjà j’aurais pu tirer de ces impressions particulières la certitude qu’il n’existe que des formes, en quoi le réel s’incarne avant d’être constaté. N’était-ce pas le sens qu’Oscar Wilde donnait à sa scandaleuse formule : « La nature imite l’art », et Pascal à son énigme anti-Montaigne: « La nature elle-même n’est qu’une première coutume »?

J’aurais pu remarquer aussi que, tandis que toute forme naturelle subissait l’effet de la transformation de ma vision, les maisons par exemple n’en étaient pas atteintes, créations de l’homme et comme irréelles, parfaitement dénuées d’un quelconque pouvoir de métamorphose.

De là, j’aurais compris ce monotone recours aux créations humaines de ceux qui se refusent à croire à l’incertitude du réel mais, au contraire, le veulent stable, immuable et réactionnaire comme eux. Ils vivent dans le « monde » plutôt que sur la terre et les maisons leur cachent la forêt. Dans les deux circonstances que je décris, moi-même avec soulagement j’ai quitté les Tuileries, leurs arbres informes, pour retrouver les avenues rectilignes, les voitures communes, les immeubles sans surprise.

J’aurais pu remarquer enfin que peu d’artistes ont ce pouvoir de modifier ma vision des choses (que leur propre vision ne soit pas assez originale pour s’imposer, ou que, trop neuve et moi inexpérimenté, je ne puisse la faire mienne). Je soupçonne qu’il en est des oeuvres de quelques maîtres modernes comme de ces poèmes d’Eluard que, les lisant à seize ans, je prétendis risibles et insensés, parce que ma culture poétique s’arrêtait à Nouveau, Laforgue et Verhaeren.

Cette conscience m’eût interdit peut-être de vouloir à toute force convaincre de la réalité de telle ou telle forme nouvelle, à l’acceptation desquelles mon éducation me disposait, des interlocuteurs que leur propre éducation rendait esclaves de formes différentes.

*

Toute chose à la fois demeure et devient. Dans son devenir, elle est insaisissable; dans sa permanence, mensongère. Ce que jusqu’à présent j’ai nommé le « réel » n’a pas de forme et donc pas d’existence; c’est le mouvant qui tend à s’incarner dans toute actualité, dans toute forme possible parce qu’encore informée et que la création dotera tout ensemble de l’existence et de l’irréalité, en la fixant hors du temps.

Or, si le profane peut concevoir parfois que le peintre crée à partir des couleurs ou le compositeur à partir des sons, l’importance essentielle des mots demeure inadmissible pour qui n’est pas poète (et pour certains, même, qui le sont). Mondes interdits à la plupart, sons et couleurs gardent un caractère sacré. Mais tout le monde écrit, des lettres ou des rapports, des cours ou des romans; les mots sont un bien banal: chacun les utilise si aisément que plus personne ne peut les adorer. Quand une oeuvre paraît qui bouleverse l’opinion ou semble révéler un aspect inconnu de l’être, il est dès lors impossible que ce bouleversement ou cette révélation soient attribués au langage seul. L’intelligence, l’inspiration, le génie, toutes les abstractions sacrées sont évoqués par ceux qui, pour masquer leur ignorance, encourager leur paresse, préserver leur amour-propre, ont recours à l’admiration justifiante. Méprisés jusque-là, les mots ont cette utilité dernière.

*

La mer entoure les roches; elle ne les habite pas.

De cette image naît soudain l’hypothèse que, longtemps, mon erreur a pu être de prendre le contenu pour le contenant, d’inverser l’un en l’autre: le corps, et dans le corps, l’esprit. Pour ne plus s’étonner que le mot crée la pensée et non la pensée le mot, ne faudrait-il pas, d’abord, imaginer que le « moi » puisse être un rayonnement né de la forme existante et non contenu en elle, ainsi qu’on le prétend?

Alors, on cesserait de voir dans le poème ou l’axiome une « figure » ajoutée à la réalité: il en apparaîtrait le noyau créateur, car, du mensonge ou de la réalité fuyante, c’est le mensonge qui est la roche.

Je n’ai pas une fois rêvé de la mort de ma femme depuis sa mort, mais, pendant huit ans, mes rêves en ont porté le présage. En fin de compte, la mort me lie et la mort seule, ainsi qu’elle lie tous les vivants. Parce qu’elle est l’unique expérience qu’on ne peut considérer de l’extérieur. Toutes les autres, l’homme s’en rit. Il peut, les ayant vues dans leur évolution, en recréer la figure: une ville pour la forêt, une histoire pour la vie, l’érotisme pour l’amour, et feindre d’ignorer cette légère différence: le plan est extérieur à l’édifice, l’arbre intérieur à lui-même. Mais la mort, dont il ne voit que l’apparence, l’achèvement, comment la recréerait-il? Quelle image en donnerait-il, qui ne soit aussitôt démentie? La mort ne se fabrique pas, elle s’épouse.

*

Le plus grave défaut des autobiographies est évidemment d’être écrites par des autobiographes, des hommes dont le métier est d’écrire. J’ai toujours vu l’artisan expliquer pourquoi il l’est devenu et ce qu’il espère de son métier plutôt que le comment de son art. « Je me croyais capable de… », « Je nourrissais l’ambition… ». C’est ainsi qu’ils s’expriment le plus souvent; presque jamais ils ne disent: « Je tordis le fer de gauche à droite » ou « J’ai passé vingt-quatre fois le rabot sur cette pièce… ». Il semble que la « façon » n’intéresse personne ou, plus étrangement, que la pensée seule ait un sens, non pas le geste qui crée.

Entre tous les créateurs, l’écrivain est celui qui échappe le moins à cette règle, comme s’il n’avait pas choisi son métier par invincible besoin de dire mais pour qu’on le félicite d’avoir eu ce besoin. « Quand j’ai publié tel livre, on n’a pas voulu comprendre… ». C’est leur langage habituel. Exceptionnellement, l’histoire se pare d’un aveu métaphysique, psychologique ou raisonneur: « Je venais de comprendre, je voulais exprimer, je me rappelais que… », mais jamais elle ne comporte le moindre aveu matériel. Or l’écrivain, qui aime parler de ce qu’il ignore, des métiers qu’il n’exerce pas ou des âmes de ceux qu’il ne peut pas être, nous apporterait une indication précieuse sur la nature de l’homme en nous parlant de ce qu’il connaît, puisque, seul parmi tous, il a ce pouvoir de s’exprimer clairement et avec précision.

Depuis ma seizième année, je n’ai jamais cessé de constater ceci, que je ne comprenais pas : chaque fois que la volonté d’affirmer, de démontrer, de surprendre a pris le pas sur l’exigence (toujours involontaire) de dire, je n’ai rien écrit de bon. Mais il fallait que je fusse vraiment las, à bout de volonté, de courage, pour m’asseoir à mon bureau en n’ayant rien prémédité. Les quelques phrases que j’écrivais alors, comme au fil de la plume et le crâne vide, je leur trouvais plus tard une résonance, une densité que n’avaient pas mes écrits concertés. Ma surprise et ma joie devenaient d’autres pièges. Sur ces trouvailles heureuses, je greffais d’habiles développements qui en détruisaient le meilleur.

La confession prête à sourire: on a tôt fait de condamner son romantisme: « Les chants désespérés sont les chants les plus beaux ». Cependant, Pascal donnant une forme à ses Pensées, Nietzsche au Zarathoustra, Rimbaud à son Enfer se trouvaient dans de tels moments d’absence, que la maladie, le voyage, le renoncement creusaient en eux. D’autres oeuvres plus proches, le Journal de Kafka ou les clameurs d’Artaud, sont nées à la faveur d’un dénuement plus grand.

Le contenu crée le contenant, ainsi qu’on l’imagine, mais le contenu n’est pas le puzzle de ces pensées vaines qui nous pénètrent et nous déchirent comme des flèches, des balles de fusil. Il est notre propre forme, masse, respiration, style. Plein d’exigence et d’ambition, plein d’orgueil de posséder ou de savoir, le plus agissant, le plus instruit des hommes n’est pas un créateur parce qu’il n’est pas vide (un grand homme d’action non plus, si l’on en croit le conseil de Richelieu: « s’approcher du but comme les rameurs, en lui tournant le dos ») (3). Seul, le vide transforme le contenant en contenu; seul, il fait de l’esprit une forme rayonnante, le moteur-centre entouré d’énergie comme de flammes et d’où s’épand l’oeuvre, la passion, la découverte, comme du germe la fleur et du nombre la vérité.

Je comprends ce que je crée et cela seulement. Poète, mon poème; amant, mon amour; ivre, le monde que j’imagine dans l’ivresse. L’ivrogne ne compare pas le monde né de son rêve au monde qu’on lui impose quand les vapeurs du vin sont dissipées: il saute de l’un à l’autre. Tant qu’il aime, l’amant ne confronte pas son amour avec d’autres possibles. Et, quand il n’aime plus, il ne sait pourquoi il a aimé.

Ce passage de l’absolu au relatif, littéralement, est un déchirement de l’être, un abandon de l’être au profit de l’incertaine et inutile connaissance. L’ivrogne retourne à son vice, l’ancien amant s’en cherche un. Le poète devient fou, s’il confronte son évidence à tout ce qu’il ne connait pas.

Cette folie fait peur: on préfère expliquer. Mais, pour que l’explication d’un seul grain de poussière ne fût pas une tromperie, il faudrait tout connaître: à la fois tous les instants de l’insaisissable phénomène, dont même le besoin de connaître est une partie. Ainsi, nulle explication n’est acceptable hors de l’instant où coïncident le phénomène à observer et le regard qui l’observe. Si le réel évolue, l’esprit qui l’interroge évolue également: ils peuvent, par hasard, coïncider assez longtemps pour qu’une forme nouvelle en naisse (toute théorie, et la théorie même de la relativité, en soi est un absolu) mais, tôt ou tard, ils se séparent: il faut chercher une autre explication.

Différemment. Je ne comprends que l’infini, que je peux connaître, parce qu’il n’existe pas hors de ma compréhension. Poème ou amour, l’infini est un: on ne passe pas plus d’un absolu à l’autre qu’on ne va du 1 au 2: ici et là, nulle décimale n’épargne le saut.

De même, on ne va jamais rationnellement, on ne chemine pas avec assurance d’une erreur à l’autre. Mais le chercheur scientifique pas plus que le philosophe ne sait attendre l’erreur. L’intervalle qui sépare deux coïncidences de l’être et du réel, il leur faut le combler par le raisonnement, et le raisonnement prolonge l’intervalle. Certains chercheurs raisonnent plus logiquement que d’autres: ils font moins d’erreurs, ils ne trouvent rien.

*

Que la mère forme l’enfant qu’elle porte, n’est-ce pas l’une de nos croyances les moins contestées? De cette illusion naît notre dualité: d’une part, le besoin d’être « porté » qu’expriment les religions, les grands mouvements idéalistes (toute mystique est le regret du foetus); d’autre part, le refus d’être porté, contenu en l’autre, le besoin de mutiler, d’imposer, de détruire, qui fait le technicien, le juge et le soldat (tout rêve de possession ou de domination exprimant ainsi l’horreur, sinon la négation d’avoir été foetus).

Mais la mère ne forme pas l’enfant plus que l’air l’arbre qu’il enveloppe. Elle le nourrit seulement. L’oeuf forme le foetus et le foetus fait l’homme. Ce n’est jamais que par soi qu’on arrive à soi-même; en sortant de soi qu’on s’accomplit.

Voilà sans doute le rêve secret de l’autobiographe: également sa condamnation. Si je suis conduit à l’aveu par le besoin de prendre forme, rien de ce qu’on m’a enseigné ne me permet d’espérer que j’y pourrais réussir, car toute connaissance me vient de l’extérieur et me rend informe en m’informant. Mais ma conscience est faite est faite de ces enseignements, ainsi je ne puis m’avouer que par la chance ou la grâce d’un miraculeux oubli: ivresse, amour, création pure. Dans le mot aveugle, inconscient, repose le véritable moi; et plus le mot m’échappera (échappera aux techniques, aux raisons qui m’aliènent), plus il m’emprisonnera dans ce moi recouvré.

Différemment. Ce passé que je veux dire non seulement n’existe pas: il n’a jamais existé, je n’ai vécu que des présents. Cependant, depuis que je suis, quelque chose demeure en moi, qui ne fut, ne sera, qui est. Cette durable existence, ni la chronologie ni la sincérité ne permettent de la formuler et les mots mêmes par lesquels je viens de la définir la trahissent également, bien que la notion d’une exitence inexprimable ne soit encore qu’un jonglage vain de l’esprit désarmé. Il reste que cela s’irradie. L’expression qu’emprunte l’inexprimable l’exprime, quel que soit l’objet de la création, lorsque l’inexprimable crée.

Donc, tout artiste est un autobiographe? Dans la mesure du moins où il ne triche pas, mais toute conscience triche, ne serait-ce qu’en taisant l’inévitable écart qui la sépare de son objet; et si elle avoue cet écart (comme dans certains écrits de Gide et de Valéry), cet aveu fait apparaître une seconde conscience, coupable d’une tricherie au second degré. Bien des artistes qu’on prétend et qui se croient eux-mêmes sincères sont riches seulement d’un grand nombre de consciences.

Je ne crois pas davantage en l’oeuvre de l’écrivain qui se rêverait inconscient sur un coup de dés, par le jeu des papiers collés ou l’écriture automatique. On n’atteint pas la gratuité réelle de l’existence en s’acheminant volontairement vers elle (considérée comme un absurde qu’il s’agirait de mystifier). Car la volonté est une conscience pire, dans le sens où nous l’entendons.

Mais, existant, à tout instant je change. Mon existence réelle est ce changement même en quoi je voyais un empêchement à me connaître alors qu’il est mon seul moyen de connaissance ou, si l’on préfère, de re-création. Là où le temps et l’être coïncident, où le réel prend forme, éclatent la joie, la vie, la vérité. L’oeuvre de chair s’accomplit, en qui, jusqu’à la mort des formes et la victoire du temps, combattent l’être intelligible et l’inconcevable réel.

*

Un homme se sent las, un jour; il abandonne son travail, renonce à tout ce qui semble de quelque prix aux autres hommes; dilapide les biens qu’il a pu rassembler ou qui lui viennent de ses parents; avide de tendresse et recherché des femmes, il fuit celles qui l’aiment ou qui auraient pu l’aimer; se fait haïr de ses maîtresses et mépriser de ses amis. Il s’en va sur les routes, dans des pays lointains, quémande des charges nouvelles et s’efforce en même temps de ne pas les obtenir; devient un ivrogne, un drogué; s’empoisonne chaque jour, chaque jour s’en désespère; s’engage, déserte; s’affirme orgueilleusement, se nie. Pourquoi vis-tu ainsi? lui demande-t-on; il ne sait. Il meurt proscrit ou démantelé, du choléra dans le Pacifique, d’on ne sait quoi dans la neige; ou il se pend à une enseigne, se tue d’un coup de revolver dans l’île d’un fleuve, dans l’or radieux d’un champ de blé.

La cause de cette vie, de cette mort? Euréka, Les Fleurs du Mal, Le Prince de Hombourg, Les Filles du Feu, quelques peintures éblouies… Non seulement l’oeuvre explique la paresse, la débauche, la fuite. Elle seule les a créées, motivées et voulues. Considérés en fonction de l’oeuvre, l’inutile était nécessaire, l’improbable inévitable, et désastreux ce que l’habituelle logique causale eût justifié.

Qu’une mère obtienne le ruban rouge, l’enfant qu’elle porte n’en sera pas plus beau. Mais un faux-pas dans l’escalier peut rendre tant de soins et de peines inutiles, en abolissant leur cause, qui n’était point le sperme ou l’ovaire mais la future naissance. Chaque évènement est absolu parce que sa cause est à venir; s’il n’en était pas ainsi, l’origine même du monde ne poserait pas de problème; les hommes n’éprouveraient pas le besoin de se créer: ils se contenteraient de ce qu’ils savent.

Jean-Charles Pichon

Revue Arguments 1958

(1) Passé le cap des premiers aveux, l’autobiographe découvre avec terreur que la fin ne justifie pas les moyens: elle les crée. Ce n’est jamais pour rendre les gens heureux plus tard qu’on les tue tout de suite, mais pour prendre le pouvoir et le conserver. L’avenir ainsi dénude l’acte le mieux justifié en découvrant sa cause. Les partis politiques sont là, qui en témoignent.

(2) Le comble de la   mauvaise foi: dans un livre, un film, une pièce de théâtre, s’indigner vertueusement de l’hypocrisie sociale, comme s’il était possible d’exprimer tout uniment la vérité, comme si le mensonge de la tenue ou du principe fût haïssable – alors que le livre même, le film ou la pièce de théâtre n’eût jamais existé sans règles et principes, grammaticaux, logiques ou esthétiques, aussi artificiels que ceux qu’on y condamne.

(3) « Les vérités » ne forcent les portes du réel qu’aussi longtemps qu’elles sont prises pour des erreurs. Admises, glorifiées, elles n’ouvrent plus que les portes du social. Combien d’inventions sont-elles dues au hasard ou au jeu: le téléphone, la bicyclette, l’électricité, la pénicilline! Sans parler de toutes celles qu’on n’avoue pas comme telles, pour lesquelles on « réinvente » après coup de belles origines légendaires. On ne découvre pas l’Amérique sans croire atteindre les Indes.

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Biographie


Peu de générations d’écrivains ont été autant sacrifiées que celle des années 1950, prise entre les deux grands engouements de l’époque: l’existentialisme et le Nouveau Roman. Certains, après leur mort souvent, depuis quelques années connaissent une réhabilitation tardive: Vialatte, Calet, Guérin, Dhôtel, mais un grand nombre d’entre eux demeurent ignorés, au nombre desquels il faut compter Jean-Charles Pichon, l’un des trois ou quatre romanciers les plus brillants, les plus insolites de l’Après-guerre.

Né en 1920, engagé en 39 dans la Marine Nationale, ce novateur en tous domaines, créateur de deux journaux à la Libération, relanceur du Théâtre de Poche, metteur en pages, reporter, rédacteur en chef du « Citoyen du Monde », sera en 1958, le scénariste et le dialoguiste des premiers films de Franju, de Mocky, de Gérard Oury, mais aussi et surtout l’auteur de ces romans inoubliables: « Il faut que je tue M.Rumann »(1950), « Sérum et Cie » (1952), « Les clés et la prison »(1954).

Puis c’est le rejet, l’exclusion, « l’exil », comme il l’écrit lui-même.

C’est que cet homme polyforme est également prophète: il a prédit, dès le lendemain de la guerre, la condamnation de Staline et le futur triomphe de De Gaulle, la guerre d’Algérie, le réveil de l’Islam; dans les vingt ans qui suivent, toujours « un peu trop tôt », il prédira des conflits au sein de l’Islam, l’après maoïsme, la révolte de la jeunesse, la mort de De Gaulle, à sa date, le court règne de Pompidou, l’avènement des deux Puissances qui se partagèrent alors le monde, etc.

Si bien qu’il suffit de lire ses premiers écrits, des éditoriaux du « Patriote de l’Ouest » au « Citoyen du Monde », de « La liberté de décembre » (1946) à « Joseph Maldonna » (1961), pour connaître notre histoire, toujours de cinq à dix ans à l’avance.

Cette constante prémonition s’ajoute aux conditions précédentes: existentialisme et Nouveau Roman, pour expliquer « l’exil » qui le frappe à partir de 1968. Personne – les décideurs moins que tout autre – ne tolère d’être constamment « dénoncé ».

L’exil est long, un quart de siècle, que Pichon vit dans les pires conditions, la plus extrême misère parfois, en des campements toujours provisoires, dans la Nièvre, dans les Cévennes, l’étranger. Mais il continue d’écrire et chaque livre qu’il parvient à publier aggrave son cas – car il ne cesse d’avoir « raison », contre le rationalisme le plus étroit qui soit. I l ne compose plus de romans ou de scénarios, mais un ouvrage immense, bien plus redoutable.

Illustration Pierre-Jean Debenat

L’une des plus importantes du siècle, son œuvre ésotérique ne semble pas avoir connu un destin moins étrange que le sien. Il s’agit de plusieurs dizaines d’ouvrages, pour la plupart épuisés, que leurs éditeurs n’ont pas réédités depuis une trentaine d’années, bien que leurs tirages aient atteint, sinon dépassé, les cinquante mille exemplaires.

Les éditions « e-dite » reprennent le flambeau depuis quelques années, rééditent certaines œuvres et publient des manuscrits jusqu’à présent inédits. Certains de ces livres content l’histoire – jusqu’alors jamais écrite – de l’humanité et de ses dieux, à travers les études précises des religions, des sectes, des sociétés secrètes et des prophètes.

D’autres traitent des cycles ou de l’algèbre des mythes, à travers les grandes œuvres et les grandes traditions des peuples.

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Introduction

Jean-Charles Pichon :
Appréhender « ce qui est » par les vocables,
Les figures et les nombres.

Comme les arbres, dont les branches se mêlent pour cacher l’horizon et dont les racines enfouies, presque oubliées, favorisent la croissance, nous avons tous, pour nous diriger dans notre vie, des principes, des idées, des croyances, avouées ou non. Les morales, laïques ou religieuses, le savoir que notre éducation nous a inculqués, forment une armure qui nous protège de l’apparente incohérence du monde.
Survient alors un homme qui, par la seule force de la logique soutenue par son inspiration, fait voler en éclats notre carapace de certitudes. Il nous révèle à nous-mêmes, nous fait percevoir une « réalité » que nous avions cachée sous la fausse protection de nos idées reçues.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Il ne nous impose pas de nouvelles croyances, il déchiffre « ce qui est », jouant avec rigueur des mots, des figures et des nombres pour tenter d’appréhender le réel.
Ses ouvrages, si divers en apparence, sont autant de jalons dans un parcours initiatique dont chaque lecteur tirera son profit, à la seule condition qu’il possède, comme l’exigeait Nietzsche, « la faculté de ruminer ». C’est dire que leur richesse, comme celle de toutes les grandes œuvres, ne se révèle qu’avec le temps. Puissiez-vous prendre celui de lire Jean-Charles Pichon…

Pierre-Jean Debenat

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