Monts et merveilles


Poèmes simplifiés

[Sans titre VI]

Jamais entendu, jamais vu

le sourire de nos chimères

le chant alterné des sirènes

ou la licorne au front cornu.

Jamais vu par les yeux d’enfants

ouverts grands, tout grands

au bord des falaises.

Jamais regardé, jamais écouté

le chant du vent dans les marais,

le rire du ciel au creux des étangs,

jamais écouté par les hommes froids

habitués à rire

sans savoir de quoi.

Jamais vu, jamais entendu

les anges jouant sur la double harpe,

les sylphes dormant que le faune attrape,

Narcisse au bois se baignant nu.

Jamais entendu par qui vivre voudrait,

par les professeurs le doigt étendu

pour tourner la page épaisse du livre.

Jamais écouté, jamais regardé

l’arc-en-ciel des feux dans la mare d’huile,

l’aube blanche et bleue au bord des forêts,

la flamme et la lampe et la mer ardente,

jamais regardé par les enfants tristes

qui trempent leurs mains dans de l’eau bénite.


Jean-Charles Pichon

1944

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VENISE

Illustration Pierre-Jean Debenat

Brouillard de Londres à Venise le soir de mon arrivée. Le motoscafo fonce à travers une double haie de vieux palais fantomatiques. Sur la vedette, beaucoup d’étrangers comme moi – bien qu’en hiver, m’a-t-on dit, personne ne vienne à Venise. Le brouillard cache le paysage. Ainsi, les voyageurs se considèrent et se sourient par impuissance de se parler. Les gens sont très gentils. Plus que compréhensifs ou généreux : gentils. Je le sais depuis longtemps. J’ai pourtant l’impression de le découvrir, parce que je suis seul et que je ne parle pas l’italien. De la ville aux merveilles je ne verrai, ce soir, que des fanaux tremblotants, jaunes, devant les seuils aquatiques – et le Rialto, sous lequel nous passons, pareil à ce qu’il m’apparut, voilà une vingtaine d’années, dans un mauvais film historique. Mais, à l’arrêt de San Marco, ce sont tout à coup des ruelles étroites, illuminées. Bars, dancings, cinémas, hôtels. Foule nombreuse et agitée. Atmosphère familière des grandes villes internationales au crépuscule, telle qu’à Genève, Marseille, Alger, je l’ai ressentie naguère (dans le désespoir, alors, de mes désirs impuissants, parce que je n’étais pas seul). Je ne suis plus dépaysé qu’à peine, comme en bordure de mon champ de conscience le plus élargi. Dépaysé nullement, une demi-heure plus tard, dans la chambre de la pension de famille que je me suis trouvée. La chaise, l’armoire, le lit, me sont donnés depuis toujours. Je sais faire manœuvrer les boutons électriques qui allument les lampes, les robinets du lavabo. Je suis de nouveau chez moi dans cette patrie sans frontières de l’homme civilisé, qui l’immobilise où qu’il soit, à Dakar ou à Lima, et qu’on peut appeler le confort.

Au jour, Venise imite les photos, les livres qui la montrent. Sans jamais les avoir vus, je connaissais par cœur ces canaux encrassés, ces bâtisses splendides et croulantes – la vaste, luxueuse et pigeonnière place Saint-Marc. Ce sang et cet or, je les ai appris dans un récit de Thomas Mann; ces vieilles dames riches et ennuyées dans un roman de Forster. Un film m’avait révélé le sourire de l’Italien de Venise à la recherche d’une femme; un documentaire, l’envol amical des oiseaux apprivoisés. Je promène dans la ville unique un regard vainement attentif, une conscience enseignée. Je parle aux gens que je rencontre. Comme la mémoire et les hôtels, le langage n’est que jalons, sécurité. Quatre, cinq mots font la base commune de tous les échanges entre « gens du même monde ». Savoir dire : bonjour, bonsoir, belle, pardon, s’il vous plaît, c’est assez pour en faire partie, et cela s’apprend en une heure. Comme tous les êtres primitifs, l’homme sans frontières, trop jeune encore, dispose d’un langage court, qui lui suffit. Cinéma, auto et photographie se disent avec les mêmes sons dans toutes les langues. Pour le reste, il y a les regards, les sourires et les mains, langage que tous comprennent aussi, maintenant que partout les amoureux se prennent la bouche pour manifester qu’ils s’aiment.

Dans le train qui m’a conduit ici, j’ai soutenu pendant plus d’une heure une conversation animée avec un jeune Milanais (il n’a pas encore vingt ans), qui connaissait Paris, Anvers, Londres, Bruxelles, Berlin. Ses trente mots de français, mes dix mots d’italien, un peu d’anglais et d’espagnol aussi, nous ont permis d’échanger des jugements complexes sur Malaparte, Silone et Moravia, Hewingway, Camus et Faulkner; sur les femmes en général et une fille en particulier. Nous avons découvert que nous connaissions tous deux un petit bar de la rue Chaplain et nous avons été d’accord pour reconnaître que « le voyage bene multo efficaco apprend – oui, apprend ? – enseigne el umbro to live and to love« . Puis, une jeune fille est intervenue : elle parlait un peu, disait-elle. Elle a construit laborieusement la phrase suivante : « J’ai ? J’avais ? J’eus pour apprendre le français le fils de prêtre anglais. Col droit. Sévère. Triste. Il est mort. » Nous avons ri longuement. La jeune fille riait avec nous, en rougissant parce qu’elle s’imaginait que nous nous moquions d’elle.

La peur de la moquerie est peut-être ce qui reste en nous de plus humain. L’amour-propre, en quoi certains veulent voir comme une gêne de ne pas ressembler assez à autrui, ne serait-il pas, tout au contraire, l’ultime révolte d’être à ce point livré aux autres ? Nous échangeons, exportons tout sauf cette part déplaisante, la plus compacte et la plus chère, d’incommunicabilité. Que le langage soit bref, les habitudes communes, loin de réduire cette part d’ombre, la rend plus lourde, plus oppressante : la morale des lavabos ne lui est pas un aliment.

Pendant des heures, je tourne dans le dédale des ruelles illuminées qui joignent San Marco au Rialto; ruelles apparemment rectilignes et coupées à angles droits où l’on accomplit pourtant une promenade circulaire si l’on accepte de se laisser porter par la foule. Ainsi, notre goût pour la  ligne droite (et pour tous ses dérivés, morale de conformité, politesse, retenue, enseignement), nous ramène toujours à notre point de départ – bien que nous ne sachions pourquoi.

Des heures, les filles m’ont souri, j’ai souri aux filles. Dans la foule, nos corps se touchent (les ruelles sont si étroites) et le frôlement de la jambe contre la jambe et le retour brusque sur ses pas ont partout la même signification. Mais si j’en suivais une, bientôt quelque autre femme s’interposait plus belle ou dont le sourire était plus engageant. Celle que j’abordai enfin demeura une demi-heure avec moi parce qu’elle attendait son ami. Simple hypothèse : me répugne dans l’amour l’idée que s’en font les femmes ou que j’imagine qu’elles se font, c’est-à-dire que je me fais moi-même. Je reproche aux gestes et aux mots de l’amour cette uniformité que je ne sais pas rompre. La banalité de ma vie sexuelle est sans doute l’unique raison de mon mépris pour les femmes. Mais, plus conscient de mon ignorance, je m’efforce de la combler, plus j’apprends et reproduis des gestes et des mots qui ne sont pas les miens – et qui m’aliènent.

Les étrangers viennent chercher à Venise la trace du passé, une beauté, un équilibre qui n’ont pas encore complètement disparu mais qu’on ne peut plus déjà qu’à peine distinguer. Le palais en ruine dans son habit rouge est à l’image de cette part intime en nous de moins en moins communicable : le touriste se mire en lui. Sans romantisme pourtant et sans nostalgie peut-être : avec un très grand étonnement. L’homme de la Renaissance nous est déjà inconcevable, lui qui ne vivait que pour prendre forme et se voulait différent.

Je portais avec coquetterie dans ces passages d’une autre époque la barbe courte et les moustaches tombantes, ainsi qu’un blouson de tweed assez vivement ramagé, bouffant à la poitrine, serré aux hanches. Les gens me regardaient comme un autre château (mais, à la différence des bâtisses vermoulues, je leur apparaissais un objet de scandale parce que j’étais en vie). Je voyais clairement que mon déguisement était une fuite, (ainsi passèrent des enfants masqués de dentelles, l’un d’eux portait même une cagoule noire) et j’admirais tous ceux – les autres – qui, plutôt que de se fuir, acceptaient tristement les conditions banales de leur uniforme. A Venise, on s’habille, c’est vrai, comme à Moscou ou à Paris. Il faut un sens de l’analyse outrageusement poussé pour marquer quelque différence entre l’épaule courbe et l’épaule rembourrée, le bas de pantalon étroit et le bas de pantalon plus large. Les femmes, ici et là, peignent leurs lèvres de rouge; la chevelure de l’homme, partout, découvre l’oreille et le front. Je cherchais un être, je suppose, qui n’eût ressemblé à personne; dont le sourire m’eût découvert plus que la froide politesse et le livresque désir; dont les gestes eussent été réellement les siens. Cette attente, pourtant, d’autres yeux l’exprimaient.

Un jeune homme, au restaurant, fier d’avoir vécu dix mois à Paris, me parle excellent français de son sport favori : le football. C’est l’un des langages que j’ignore. Je donne au garçon mon journal français, ouvert à la page qui l’intéresse, et le garçon n’insiste pas. Je rentre tôt à l’hôtel. La soubrette écarquille les yeux pour m’indiquer son étonnement, « Dodo ? », la joue gauche posée contre sa main gauche. Je fais : oui, de la tête, mensonge sans parole : je n’ai pas envie de dormir – seulement de me retrouver. Les filles de la nuit ont jalonné ma route. L’une m’a demandé si j’étais « pressé d’aimer »; une autre m’a chipé mes dernières cigarettes. J’ai mangé à Paris des spaghetti meilleurs que dans la Calle di Crist; ma plus succulente pizza, je l’ai dégustée à Nice. Une serveuse de bar m’a rappelé – en moins bien – une fille que j’aurais pu aimer. Comment m’évader de ce cinéma aux images interchangeables, enfer de la répétition où se reflète soudain l’univers étranger dont je suis venu m’enquérir ? Où fuir si, désormais, l’homme est partout chez lui – et s’il n’est nulle part lui-même ?

Ce dimanche, j’ai quitté le quartier touristique. Par le Rialto, changé en une allée marchande (des commerces de souvenirs et de frivolités encastrés dans toutes les arcades), j’ai atteint l’autre face de l’illustre cité, la Venise pouilleuse où les gosses courent pieds nus et des femmes tendent la main, les cheveux au milieu de la figure. Soutenant les maisons vertigineuses aux portes encore ouvragées, des madriers pourrissent dans une eau épaissie de détritus. Sur le marché plein d’odeurs crues et de criailleries sans raison, les viandes avariées, les fruits trop mûrs, le poisson qui pue, les salades vieilles trouvent toujours des acheteurs. L’odeur et les cris me suivent sous les porches, sur les petites places désertées, deviennent mon odeur et comme l’expression de ma propre révolte, inintelligible à moi-même.

Mais cela non plus n’est pas neuf. La Mouffe de Paris et la Casbah d’Alger, les villages noirs du Nord, les bourgs blancs de Cerdagne m’ont pareillement fait pénétrer dans un désespoir sans formule où le souci du lendemain tient lieu de toutes les questions, la faim de toutes les angoisses mortelles. Si le confort détruit toute personnalité parce qu’il satisfait aux besoins immédiats, la misère également, par manque d’y satisfaire. Pauvreté commune, la peur de manquer ne suscite pas plus des saints que, plénitude banale, la saturation n’entretient des sages.

Il faut s’échapper encore. Au-delà du port, cette fois, lentement, vers ces lieux – presque déserts en la saison – qui longent la grande lagune, après le Luna Park et le Jardin Public.

Le Lido, les îles, les derniers palais cernent d’ombres incertaines la vaste étendue blanchâtre dans le commencement poudreux du brouillard revenu. Des barques à moteur font éclater l’eau blanche. Arrêté au bord du môle, un couple jeune regarde l’eau et je regarde les mains jointes qui se balancent – distraitement déjà – entre l’homme et la femme. Les mornes bandes de gazon sale que je piétine me rappellent le bourg de mon enfance où, d’une telle plaine désolée, je regardais longuement la mer. Les arbres et les herbes étaient jaunes, rabougris ainsi, l’hiver – et la même impatience qu’aujourd’hui me pressait de découvrir le monde, de connaître beaucoup d’hommes, de femmes, d’aimer. Je ne savais rien encore. Du moins, j’avais tout à apprendre. Dans le mot Venise tenait l’infini. Inculte, malhabile et tout de suite effrayé par le bonjour souriant d’un inconnu, du moins mon sourire naissait bien de moi. J’avais la vie à dire, si j’ignorais comment. Je n’imaginais pas qu’on pût en faire le tour. Je n’aurais pas cru qu’un jour, à Venise même, rien ne me serait plus proche (plus émouvant, veux-je dire, parce que plus étranger), qu’une pelouse encore croisicaise; que, dans un monde en voie de stérilisation, je serais ému par un vulgaire gravier entre des herbes jaunes et une mer boueuse; que pour m’évader enfin de l’information universelle, je ne trouverais que ce terre-plein informe.

Dans le train du retour, au wagon-restaurant, je me suis assis en face d’une Américaine qui parle très bien français. Elle appartient à ce type de femme que je connais le mieux : délicieuse, vive, émouvante, aux brusques angoisses traversées de rires, elle promène à travers le monde qui ne saurait être inattendu son beau romantisme attardé. Nos yeux ont bavardé longtemps avant qu’elle ne parle (en me présentant un paquet de figues : vous en voulez une ?). Son mari, près d’elle, sourit sans comprendre. Elle se souvient tout haut de Paris, de Venise, de ses propres enfants, d’un livre qu’elle vient de lire. Muet, j’essaie de deviner les quelques lignes maîtresses qui dans son esprit comme dans le mien doivent tisser et débrouiller tant de conceptions, d’images, de traditions, de désirs, de règles inconciliables. Diserte et réservée, tout à coup elle se cambre, s’étire, rit au plafond : « La vie ! », dit-elle. L’instant d’après, toute triste, elle contemple son assiette vide, puis mes yeux vides aussi, volontairement.

Son sac était sur la table; elle y puisa; un stylomine étincela entre ses doigts entrouverts. « Vous habitez Paris, n’est-ce pas ? » J’ai répondu : oui (sans la regarder, parce qu’elle était belle), et n’ai pas ajouté un mot, afin de ne pas l’encombrer.

Jean-Charles Pichon

1958

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TENACE AMI

Tenace ami leffarente nouvelle

Témoigne pour Enée rare dormeur

Un sourire allégit nos sept corps orgueilleux

Laisse linvisible enfant revenir.

Dessin Dominique Lebrun

Tristement, il regarda la nasse, à ses pieds, dont l’eau du fleuve avait distendu les joncs rouges. Depuis des mois, il redoutait la catastrophe, depuis des jours il l’attendait pour le lendemain. Catastrophe, la perte d’un instrument de travail ? Non pas. Si pauvre qu’il fût, ne pouvait-il pas s’en payer un autre ? Mais il n’irait jamais contre le signe. Un pacte était conclu entre Quelqu’un et lui, Quelqu’un qui n’était peut-être que Quelque chose mais qui, pas une fois, ne l’avait trahi. Il ne prendrait pas l’initiative de la rupture.

Allons! Le plus dur ne serait pas de quitter l’île et la cabane abandonnée; comme cette bicoque l’avait attendu ici, une autre, il le savait, lui était destinée ailleurs. Et quelque instrument de travail, qui ne serait sans doute pas une nasse mais une aiguille ou un fusil. Mais qu’il est difficile de quitter un ami, alors même que cent autres amis, de l’autre côté de l’eau ou derrière la forêt, vivent de vous attendre! Car ils ne sont pas coupables, ni lui, ni eux, et il n’est pas possible de vivre sans amour.

Longuement, il siffla, de retour dans la pièce unique où il ne faisait pas de feu. Le rat sortit de son trou et, tout de suite, s’élança vers la main nue, offerte, qu’armait d’ordinaire un bout de pain. Renifla, le poil en bataille. Dans les yeux jaunes brilla une lueur méchante. Le …? « Si je savais quoi, dit l’homme, si je savais quoi! » Les faibles seuls croient que l’amour est faiblesse. « Tu peux mordre ma main, la déchirer. Je ne t’en aimerai pas moins; ni toi non plus, malgré la déchirure, tu ne t’en aimeras pas moins, car tu es égoïste, comme tous les préférés, et je ne peux te donner tort de me haïr puisque je t’ai sifflé en vain ». Le …? Non. Ni cruauté ni indulgence. Ce n’est pas encore le jour.

Ecoute, rat, une dernière fois, ma vie. Elle est semblable à quelque belle image, ronde afin que tu puisses en mordre les coins. Depuis l’époque où je suis sorti du tunnel que je croyais sans issue, qui peut-être n’avait pas d’issue, que j’ai dû forer moi-même, sitôt qu’il m’est poussé des ongles, et sans doute plus tôt, avec mes bras, mes pieds, mon corps, boule-balle sans cesse projetant son effort vers la muraille lisse (mais non pas : contre, oh! Non, je n’ai jamais dit « contre »), depuis que je suis sorti vivant de la mort, je cherche le …, que je ne nomme pas. Car nommer, c’est trouver et parfois dans l’erreur; mais aussi ma peur de me tromper était plus forte, est toujours plus puissante, que mon désir de le découvrir. Donc je ne nommerai pas, ni le … ni ma vie. Si je pouvais la nommer, te la raconter vraiment, ne serait-ce pas que j’aurais trouvé ma limite, mes chaînes, ou que tu attendrais de moi autre chose que du pain ?

Noire de poils et de glaise, sa main lourde effleura la tête du rat. Le rat ne la mordit pas. Une étrange bouffée de joie, un instant, dissipa le scepticisme de l’homme. Si j’avais pu demeurer en ces lieux plus longtemps, sans doute aurais-je trouvé… Mais ce n’était pas à lui d’en décider : le pacte n’autorisait aucune tricherie de cet ordre. Voilà que je pars au moment même où mon ami n’avait plus besoin de pain pour se plaire à ma caresse, où l’ami voulait bien que nous cherchions ensemble. N’était-ce donc pas une nouvelle suffisante ? Et son inattendu n’autoriserait-il pas, pour cette unique fois, ma désobéissance ?

Tentation pareille à celle du sommeil, en plein jour, appelé non par la fatigue, membres las, détendus, mais par la trop grande vigueur, l’affolement de se mouvoir à vide dans un monde qui, certes, n’a pas été fait pour nous, sommeil-prison, sommeil-fuite, comme si, soudain, ivre d’aller toujours plus loin sans rencontrer d’obstacle, le désir de liberté ne tendait plus qu’à prendre forme, entre des murailles bien fermées, et proches, toujours trop éloignées et trop ouvertes, seraient-elles vêtement, ou coquille d’œuf, ou peau. Tentation de s’incruster dans cette illusion de bonheur que donne une tête rase et rugueuse, qui ne se retire pas.

Pourtant, on sait que c’est un leurre. Comment ne le saurait-on pas ? Combien de fois ai-je hésité de même, dangereusement tenté de surseoir ? On ne demande qu’un quart d’heure encore, mais, durant ce quart d’heure, d’autres raisons surgissent de ne pas déserter. Car l’esprit, durant ce quart d’heure, a transformé le sens et le signe des mots. Obéir sonne comme fuir, abandonner comme persévérer. Et c’est vrai que je pourrais, sans nasse, prendre des poissons, et c’est vrai  que l’ami, par ma faute, si je pars, tournera désormais dans le cercle du souvenir. Je lui manquerai demain. Pourquoi tout cela, pour … ? Pour que Quelqu’un, ou Quelque chose, que j’ignore, continue de prendre soin de moi, de me rassasier à ma faim et de m’offrir, de loin en loin, avec un geste qui l’éloigne, la pâture rare d’un silence heureux.

Enfant, j’avais des innocences dont on riait, dont on ne rit plus mais qui blessent. L’important serait de les avoir encore ? Je l’ai cru longtemps, je l’ai cru. Pourtant, la gentillesse emprunte un masque veule; obtenir en plaisant ce n’est pas jouer le jeu. Et l’on mérite bien, parfois, la rebuffade qui glace et qui raidit. Si tu m’avais mordu, rat, je serais déjà loin, sans rancune, sache-le, sans colère, homme de nouveau, et toute chose en place. Qui donc peut s’éloigner de sa ville natale, aussi longtemps que l’eau ne l’a pas submergée, que l’incendie n’a pas arraché ses toitures, l’habitude ou les laves pétrifié ses morts ?

Rapide, la main de l’homme s’est de nouveau posée sur la tête du rat. Et, cette fois, lourd de quels rêves lui-même, ou irrité par la monotonie de la voix, l’animal a réagi. Les petites dents blanches ont attrapé la chair et s’y sont enfoncées. Rageuses, elles ne lâchent pas prise avant qu’elles n’aient arraché leur morceau de chair. Cela est meilleur que le pain, et meilleur que l’amitié même : terrible don d’une douleur à l’état pur! L’homme rit en regardant sa main qui saigne, en regardant le rat manger le petit morceau de main qu’il lui a prise, qu’il lui a dérobée avec violence, comme il convient qu’agissent la faim, l’amour et la mort.

Des bruits lui viennent du dehors : chute d’une feuille, galop d’un coursier. L’eau du fleuve, par lames courtes, pénètre dans la nasse qu’elle achève de détruire. Le cheval est de l’autre côté de l’eau, maintenant arrêté parce que l’herbe est haute et verte. Un oiseau a chanté. Que peux-tu contre moi, sommeil, contre cette plaie béante qui étoile cinq rayons, vers chacun de mes doigts ? Adieu, ami, demain tu dormiras, repu, et ne souffriras même pas de mon absence, puisque, en buvant ce tout petit peu de sang, tu m’as délivré du sommeil, pour t’en charger. Mon orgueil reconquis m’assure que ton destin a moins d’importance que le mien.

Un cheval noir : il doit avoir une tache blanche au poitrail. Le … s’éloigne. Peut-être n’a-t-il jamais eu d’existence, peut-être n’est-il que le contenant de toutes les choses nommées et qui, parce que nommées, sont. Le …, conque vide, où attendent de naître les choses : un arbre, un fleuve, une nasse, un cheval. Un … rat. Non! Pas encore! Dans un jour, ou dans une semaine, peut-être, l’indétermination aura cessé d’être un blasphème. Pour l’instant, sois encore le … rat, puisque, de nouveau, me voici prêt à basculer dans l’innommé, en proie à cette terrible crainte de laisser derrière moi ce que je vais chercher ailleurs, sacrifiant le connu, l’aimé, l’admis, à l’impérieux besoin d’imposer ma présence à tout ce qui, soudain, me semble vide sans moi; le rat à un cheval.

Sabrant l’eau de ses bras immenses, il rejette à sa droite, à sa gauche, les flots enveloppeurs; c’est comme si, pour la seconde fois, il éloignait de lui les tentations de l’amour et du sommeil, mais dans la joie, cette fois, sans regret, sans souillure, progressant hardiment de refus en refus, poussé de plus en plus loin, propulsé par ses refus mêmes, jaillissant de chaque vague comme de son passé. Inutile, chassée par sa vigueur, la douleur vive s’est apaisée. Lorsque son bras gauche s’étire, il a un regard vers le cœur rose qui s’y peint, et sourit.

Allègre, il repris pied sur la grève, d’un seul élan a enfourché le cheval noir. Le torse droit, les cuisses dures, il respire et attend. Le cheval n’a pas bougé. Il tend le cou et mange, il déchire l’herbe comme le rat une main, en imitant le même bruit menaçant et tranquille que fait un oiseau qui se laisse tomber du ciel, ses grandes ailes déployées. La longue crinière penchée ressemble à s’y méprendre à un escalier d’algues, le long d’une roche noircie par le sel, et la mer au pied. Nul poids, nulle fatigue. Lorsque l’on part, c’est bien connu, tout ce qu’il laisse derrière lui allège le voyageur d’une masse équivalente à ce qu’il quitte, une maison pesant moins qu’un rat. Que te voilà léger sur ton grand cheval noir; serre les cuisses, cavalier, si tu ne veux pas t’envoler, tout à coup, parmi les nuages et les feuilles. L’animal qui te porte, et qui broute, ne te sent pas sur son dos. Ne crains-tu pas d’être déjà semblable à celui qui a tout quitté, pour toujours, et que les vivants ne voient pas, lorsqu’il les suit, en craignant de les troubler par un bruit de chaînes, dans les méandres des couloirs hantés ? Ton corps ne serait-il pas resté au fond de la rivière; y a-t-il autre chose sur ce cheval que ta volonté d’y monter, plus ténue mais aussi plus tenace que le parfum qui s’élève de la fleur écrasée ?

Non. Le cheval s’est redressé. Il hennit. Ce n’est pas une clameur furieuse, ce n’est pas non plus un vibrant accueil. Un étonnement inquiet ralentit cette plainte, l’allonge étrangement. Les naseaux grands ouverts, les pattes arc-boutées, l’animal, lentement, creuse ses reins; attentif, il suppute à son poids la nature de l’être qui l’assujettit. Et, brusquement, bondit, traversé d’un frisson. Oh! Bon combat! Nous sommes deux. Ta révolte m’annonce une amitié durable, la prise de toi que tu m’as permise t’apprend que je sais aimer. Soumets-toi à la rage qui te jette en avant, mieux isolé du monde que par des œillères, plus ferme en ton dessein que si un mors te sciait les dents. J’aime ton ardeur à me fuir; j’aimerais de même que, me jetant à terre, tu piétines mon corps confondu à l’herbe que tu foules. Car la violence, qui rend le départ plus facile, fait aussi tout le prix de l’accueil. Je te plains de ne pas savoir encore que je t’aime.

Silence. Paix des ondes qui se sont tues. Quoi de plus silencieux que le galop d’un cheval après le grignotement d’un rat ? La mort de même doit être muette, qui vient à l’improviste. A moins que, jusque dans la mort, le nombre ne s’impose et ne frappe en cadence, en même temps que la terre, l’esprit qui a besoin d’un métronome pour s’ouvrir. Le lundi, autrefois, c’était l’école et, plus tard, le bureau. Le mardi, la leçon pas sue, le livre de comptes aux mains de la ménagère, et de l’argent à redonner. Le mercredi, la pluie, ou pire, le soleil qu’on voyait derrière la fenêtre alors qu’il restait une page à finir. Le jeudi, les enfants envahissaient la pièce où je faisais semblant d’envier la solitude. Le vendredi, déjà, la peur de n’avoir plus rien à dire, et le samedi, cette peur accrue. Mais le dimanche, oh! Le dimanche! qu’il y avait donc de raisons pour se briser la tête contre les pierres, depuis la messe du matin jusqu’aux conversations du soir! Nombre effrayant de ma vie, je te hais, parce qu’on ne m’a jamais appris à vivre sans cadence. Je te hais, cheval, tout à coup, toi dont le pas septénaire,  alors que je rêvais de courses et de libre espace, m’enchaîne à l’éternel recommencement…

Comme ton corps s’est vite habitué au mien! Que notre danse est gracieuse! Hélas! Je la rêvais insolite et brutale, disproportionnée. Mon corps se suffit à lui-même. Je n’ai que faire d’un autre corps qui le complète et l’annihile. Il ne me faut qu’un adversaire pour définir ma puissance. Mes cuisses ne sont pas comme l’outre qu’on fit pour que du vin l’épouse, mais, pierres, elles veulent heurter une pierre-sœur afin que d’elles le feu jaillisse. Mes bras ne sont pas des rubans à t’embellir le cou mais un étau qui, s’il ne brise, doit du moins modeler dans l’effort. Ma poitrine résonne quand je la frappe.

Or, j’attendrai longtemps cette douceur de vaincre. Je le sais, ce n’est pas pour aujourd’hui. Jamais je ne rencontrerai un adversaire qui me vaille. Déjà, toi-même, te voilà dompté, pourtant si beau, de loin, si fier. Est-ce donc vrai que ton œil ne peut pas me voir à ma taille, mais beaucoup plus grand que je ne suis ? Je ne voulais pas te mentir. A travers toutes ces aventures où je me glisse, penses-tu que je ne souhaite qu’être admiré ? Peut-être moi aussi, ai-je quelquefois envie qu’on me plaigne et me soigne. Je suis las de toujours devoir vous mériter, images de moi-même que se font mes conquêtes, las plus encore, sans doute, de l’image de moi-même que je me fais, en fuyant la  candeur, en aimant la souffrance, en traversant un fleuve, en domptant les chevaux. Je l’avais oublié, mais c’est vrai que la fuite est une épreuve aussi. C’est vrai qu’on peut, un jour, ne plus partir pour se vaincre mais pour savourer sa victoire. C’est vrai qu’on peut se plaire à chaque pas qu’on fait, et tant aimer l’élan qu’on en oublie la cible. C’est vrai que s’arrêter exige du courage.

Libre de regarder l’homme qui le montait, le cheval, enfin, tourne la tête, le regarde et s’ébroue, piétine longuement. Cet étonnement, muet et triste, comme il est plus poignant que l’autre, celui qui n’était qu’une attente! Pourquoi cette prise parfaite, pour un si rapide abandon ? Pourquoi tant de vigueur, si vaine ? Pourquoi m’être venu chercher ? La tête noire s’approche, elle va toucher l’homme au bras ou à l’épaule, et l’homme sait, si la tête noire le touche, qu’il va se laisser émouvoir. Il retire son bras, le retient, le balance, de toutes ses forces frappe l’animal aux naseaux. La rançon de l’amour est payée, vengée l’ancienne injure. Maintenant, tu peux partir. Maintenant, tu pars. Sans raison, je t’ai pris, je te quitte sans raison. Que de mots seraient nécessaires pour faire entrer en ta cervelle étroite l’équivalence de cette meurtrissure ? Assez! L’orgueil a débordé les rives raisonnables, où coule un flot qui ne doit rien à l’orgueil ni à la raison. Seul le flot me lave, sais-tu ? Le …

Illustration Pierre-Jean Debenat

Le flot. Brusquement accordée, récompense immanente, l’évidence baigne comme une eau. Il coule, chaud entre les doigts, le sable. Le cheval court au loin. Un ver force son chemin dans le sable. Criante, une mouette vole au loin. La froidure du soleil couchant ne fait pas moins chaud le sable. C’est à cause de la couleur rouge qui s’étend loin. Le rouge donne chaud aux hommes comme au sable. La couleur rouge avive les blessures.

Il s’est couché de tout son long sur la plage, stupéfait que la mer, tout à coup, soit proche. Le flot est infini, comme l’esprit d’un homme qui ne cherche plus à comprendre. Barreau, plume, chiendent, grain de sable aussi bien, le … est là, identique seulement à ce qui est, hors du nombre et de l’heure. Moi, aussi bien. Pourquoi, et depuis quand est-ce que je crains l’erreur ? Ce qui est unique ne peut pas tromper. Ni ce sable, ni cette eau,, ni cette main chaude qui fouille dans les profondeurs du sable, à la recherche d’un peu de fraîcheur.

En vain; la chaleur est en lui. Elle ne provient ni de la couleur du soleil couchant, ni de la lourde journée qui s’achève. Enfant, ainsi, parfois, je rendais toute chose responsable de ma paresse ou de ma mauvaise humeur. Mais toutes les choses, partout, étaient laborieuses et gaies, sauf à l’instant où la petite flamme qui les irradiait, avant de disparaître, flambait une dernière fois, très fort. L’enfant n’avait pas tort d’être indécent, mais seulement de croire que l’indécence est punie de mort. Rien n’est puni de mort, que la vie. Il n’y aura plus, c’est vrai, de nasse ni de cabane, ni de rat, ni de cheval noir qui ne demande qu’à porter. La main compatissante s’est retirée depuis, rat, que tu y as creusé ce cœur. On ne t’aidera plus à vivre un jour encore, ni même une heure. L’enfant n’avait pas tort de regretter sa mère, mais de croire, seulement, qu’elle le protégeait du pire.

Rêveur! Ne faut-il pas, d’abord, passer par le tunnel ? Et, par le tunnel, revenir dans l’antichambre de l’absence ? Ne faut-il pas cogner avec ses poings fermés, ses jambes convulsées, son corps immense, contre les murs qui ne sont pas faits pour s’ouvrir ? Ne faut-il pas s’arracher difficilement au songe, avant de revêtir la tunique rêvée, les murs qui ne reculeront plus, la seule prison dont on ne s’échappe point, plus compatissante qu’une main, plus étroitement resserrée qu’une coquille d’œuf, plus prenante et mouvante et plus libre que l’eau? Il sait maintenant de quoi le rat va mourir.

Jean-Charles Pichon

1954

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L’ENFER BLEU

Illustration Pierre-Jean Debenat

La lumière du jour jamais n’y pénètre; la lumière artificielle y est parcimonieusement distribuée. Comme le paradis, l’enfer a ses lois : c’est ailleurs, là-bas, autrefois, que les esprits chagrins et cependant crédules rêvent d’une éternité où chacun s’adonnerait librement à sa vie. Tous ne seront pas damnés; pourquoi ceux-là et non pas ceux-ci, voulà ce que nul ne saurait clairement dire. Les pires n’ont pas toujours passé la marge; les moins mauvais ne vont pas toujours en deça. Moins mauvais ? Pires ? Le langage d’en dehors a de ces naïvetés pâles, doux échelonnage à la mesure de ceux qui ne connaissent pas les méandres de l’heure.

Les cycles ne sont pas proportionnés aux crimes. C’est dans le temps que s’enfonce la spirale sans fin, déjà revenue à son point de départ pour moudre et pour mordre à nouveau. Six heures – six heures, une demi-journée : la moitié de la journée qui n’appartient qu’à la nuit.

Comme au début de la nuit elle-même, le ciel vacille, à la fois espoir et repentir, regret et peur, et atténue de vert sa lumière tranchante avant l’éclatement de l’obscur. La première heure n’est guère qu’un flottement d’attente incertaine, assurée. Telles, la mort, la dernière cigarette, la prochaine rencontre, toutes ces choses habituelles auxquelles par lassitude on ne croit plus et qui, fatales parce qu’improbables, toujours se recommencent.

La première heure coïncide avec l’ouverture des portes, elles-mêmes, les portes, pendant cette heure, ni vraiment ouvertes, ni fermées, comme si le monde tout autour refusait de se laisser exclure, ou que le maître du lieu répugnât au définitif isolement. Ou bien ces portes battantes ne sont-elles pas une tentation primaire, à l’usage des naïfs, des étrangers ? Pas de verrou, de clef, pas même de serrure. La paume contre le bois : la porte s’ouvre, et si elle se referme seule, rien ne laisse penser que, plus tard aussi, une simple pression ne suffira pas.

Lorsque c’est l’heure, un voyant jaune et rouge s’éclaire sous le porche de la cour qui donne dans une impasse qui donne dans sur une rue; mais, parfois, absorbé par ses tâches familières, le maître du lieu oublie d’allumer le signal et les grandes lettres éteintes tiennent dans le jeu rassurant un rôle non négligeable. La nuit n’est pas venue, donc elle ne viendra pas. Le jour éclaire la rue, l’impasse, la cour même. La porte ouverte au fond de la cour semble un abri, contre le froid ou le soleil, contre la pluie ou le vent. Il n’est pas vrai que l’enfer soit tout entier pavé de bonnes intentions : pierre d’entrée, frottement du seuil. Il doit faire frais là-dedans, ou tiède. Voilà ce qu’on se dit tout d’abord. Je vais m’asseoir cinq minutes, me reposer, me rafraîchir. Je serai mieux pour reprendre ma route. Les lettres mortes de l’enseigne donnent l’assurance que le risque n’est pas plus grand.

Autrefois, peut-être, lorsque Dieu existait et qu’il y avait des cierges sur les autels, brûlait-on ici l’encens et le soufre. Mais les anges ont perdu leur lyre et les lieux maudits leurs quinquets. Un gros camion barre l’impasse; en sortent les hommes chargés de caisses. Une petite auto couine derrière le monstre. Sur le trottoir, un ouvrier en bleu de chauffe croise un soldat nègre amerlo, hésite à lui livrer passage. Il y a des arbres sur l’avenue, des toits coniques dans le ciel, des complaintes new-orléanaises dans les hauts taudis balconneux. Des gens jaillissent des cinémas mais la plupart travaillent encore dans les usines, et par la fenêtre ouverte d’un premier étage on entend le tapage tranquille d’une machine qui débite des prospectus pour les disciples du Christ.

A six heures, le lieu est désert, déserté même par son maître, qui conduit dans les caves les ouvriers aux caisses. On ne craint pas les voleurs. Personne dans la salle, étroite, à peine plus longue que le bar qui la sépare presque en deux. Les tabourets, les petites tables sont rouges et, rouges également, les six lueurs électriques tamisées de rafia. Sur un réchaud à gaz, derrière le bar, bouillonne l’eau où trempent une demi-douzaine d’oeufs à demi durs déjà. La radio clapote en sourdine. Une vague odeur de tabac froid vogue lentement vers l’air libre.

Une immense peinture sombre couvre le mur du fond. Elle représente un navire échoué, un squelette de bateau semblable à l’âme trépassée en état de péché mortel. Le peintre qui a fait cela n’était pas d’un naturel gai, bien qu’il jouât aussi de la mandoline. Le maître l’évoque en ces termes :

– Maintenant, c’est une cloche. Il n’est plus bon à rien. Je dirai même : un pauvre type.

Car il arrive que tout commence par des souvenirs. Ceux qui s’en sont sortis, ou qui le disent, reviennent s’en féliciter :

– On a fait de ces foires, ici !

A l’attention du néophyte qu’ils entraînent et guident, ils ont des histoires prêtes, moins enjolivées que revécues – en marge du job quotidien, de la femme vieillie, des gosses de rigueur :

– Il y avait une époque, on avait installé des ficelles partout; on y accrochait des cravates rouges et des soutiens-gorge…

– Ah ! ça partait § dit le maître. Fallait voir nos amis !

Ils passent en revue d’autres ombres.

– Invraisemblable qu’un homme de cette trempe se fiche sur la paille comme ça pour une fille !

– Il faut quand même, dit le maître, avoir la tête sur ses épaules.

– C’est pas seulement ça. C’est affaire d’orgueil. Il y a des gars qui plastronnent, trois mois, quatre mois, six mois. Et puis le temps vient où l’on attend des heures avant de payer sa tournée.

– Mais la fille, qu’est-elle devenue ?

– Jacqueline ? Elle est avec un peintre. Il gagne bien sa vie.

– Il ne m’a pas donné l’impression de péter sur l’or.

– Et vous, dit le maître, ça va comme vous voulez ?

– Je me débrouille.

Un silence.

– Je ne te raconte pas ma vie.

– C’est la vie, dit le maître, d’un homme heureux, d’un homme sans histoire.

– Je suis toujours avec Simone, dit l’homme heureux, mais je n’en dis rien encore. Je ne juge pas une fille en trois ans. L’emballement, ça ne sert à rien dans la vie.

Les regrettants sont des clients factices. On les revoit une fois et ils ne reviennent plus. La fille qu’ils méprisent, la femme qu’ils haïssent, la vie les a repris sous sa grosse patte ronde. Quel jeu en vaut la chandelle ?

Les premiers habitués sont deux : le vieil ouvrier qui n’aime pas l’Amérique et une petite bonne femme qu’on a toujours envie d’appeler Ernestine mais qui ne mérite pas ce nom, puisqu’elle n’a pas plus de vingt ans, qu’elle écrit des poèmes et fait de la peinture. Son tablier est d’un noir d’écolière, et noire la ceinture épaisse dont on craint qu’elle ne coupe en deux sa taille trop mince. Ses cheveux sont rares et secs, son visage fripé et ses yeux innocents. Il y a deux ans que, quotidiennement, elle arrive dès la première heure, désespérée un jour, le lendemain rassérénée, prête à mourir sur un signe ou triomphant follement de s’être survécue. Elle et le vieil ouvrier boivent des vins blancs secs, assis de part et d’autre du bar sans se parler jamais.

– Ca ne peut pas vous faire de mal, a dit le maître, en regardant sur les étagères les flacons étroits ou ventrus.

Dieux-bornes de l’espoir ? Ou dieux-Janus ? L’espoir du vieux n’est pas celui de la jeune fille, mais la lueur qu’on voit dans ses yeux naïfs n’est pas moins crédule et claire. Espoir, non regret. Ce vieux ne vit pas dans son âge. Il gagnera un jour assez d’argent pour revenir ici en glorieux, boire autre chose que du vin blanc, s’offrir des filles. Sa vie n’est pas finie, elle lui doit une revanche, puisqu’il n’est pas de ceux qui s’enivrent en groupe, de gros rouge ou d’alcool, dans les tabacs douteux. Un jour, il restera ici très tard, un soir il restera ici toute la nuit, toutes les nuits et ne partira plus. Ses yeux soudain prennent l’expression lasse qu’il a vue à ceux qui gagnent trop d’argent. Dignement, il se tait et boit son vin blanc à petites gorgées.

Un jour aussi, Ernestine sera riche : cape d’hermine et chauffeur, ou la gloire, à défaut. Les poèmes qu’elle écrit parlent de croix et d’ennui et de pluie sur les toits; plus évoluées, ses peintures ont reprodui Cézanne, Gauguin, Rousseau naguère, Braque aujourd’hui. Elle charge de rouge et de vert des chaises tristes et détaille avec minutie les arêtes du poisson mort. Elle attend le talent comme d’autres un emploi de contremaître en chef, et le luxe comme un droit de ne plus ressembler. Elle seule ignore sa grande bouche sans fard qui s’ouvre triangulairement, son nez malin, ses mèches raides, son rire décontenancé, son sarrau noir et que la fortune, supposé qu’elle vienne, ne la rendra pas différente.

Ou bien, lorsqu’elle se voit telle qu’elle est, cette vision d’elle-même l’épouvante, elle n’espère plus réussir un jour. Son rire s’aiguise et gêne, elle dit maladroitement des mots très drôles, dont elle se repent plus tard, comme de sales trahisons. Elle ne porte sous son tablier d’autre vêtement qu’une chemise de laine; lorsqu’elle a bu plusieurs verres de vin blanc et qu’un homme s’asseoit près d’elle par hasard et qu’ils sont seuls avec le maître, elle découvre ses jambes, ses cuisses et sa chatte pour montrer qu’elle n’a peur de rien.

– Ah ! dit le maître, Ernestine, il n’y en a pas deux comme elle ! Elle sait y faire, ah ! mais oui !

Ernestine rejoint l’enseigne lumineuse et le disque à flon-flon dans l’esprit de quelqu’un qui voulut tout cela; le silence revêt une épaisseur de chaîne.

Le maître est grand et mince. Les femmes le trouvent beau. Il n’a pas d’âge, avec ses cheveux blancs, son teint frais, ses yeux attentifs. Lorsqu’on le rencontre, avant six heures, vêtu de son trench-coat gris, un sac à provisions au bout de chacun de ses bras, car il fait ses achats lui-même, on ne peut voir en lui qu’un Don Juan vieillissant, gagné aux lentes manies du célibat. Comme la plupart des hommes, il vit douze heures par jour, mais ce sont les douze heures que la plupart ne vivent pas.

Le reste du temps, il dort ou frotte longuement sa peau rose. Il n’est pas très intelligent mais il connaît ses limites et ne rêve jamais de les outrepasser. Ou bien peut-être a-t-il une forme d’intelligence qui n’est pas celle des humains.

– Lui et moi, dit-il parfois de quelqu’un qu’il n’aime pas, on ne parle pas la même langue.

Comme un maître économe n’a que faire d’un grand nombre d’esclaves, parce qu’il sait les employer, une douzaine d’expressions lui tiennent lieu de science, conviennent à sa colère, son amour, sa compréhension. Ses mots ne s’usent, bien qu’indéfiniment il les fasse servir. Il ne les murmure jamais, ni ne les laisse tomber d’une voix désinvolte – et ne les néglige d’aucune façon. Mais au contraire il les projette, les accentue et les assène avec cette admirable force que donne une conviction totale. De très vieilles dames viennent quelques fois par semaine se faire bercer par les mots enchanteurs et retrouver en eux le reflet des chimères qu’on n’ose plus, passé un certain âge, éclairer de pleins feux.

– Mais, Madame Louise, vous êtes encore jeune. La plus belle femme du quartier, monsieur ! Ah ! Mais oui ! Si c’était moi ! Un peu de musique, un peu d’alcool, un peu d’ombre et ça part !

Madame Louise est folle, pauvre et minable. Mais c’était jadis une grande danseuse, qu’on a montrée à Prague, à Vienne et à Berlin, et son corps est resté mince sous les robes démodées, les fourrures élimées qu’elle porte.

– Dansez pour moi, Madame Louise, j’aime vous voir danser !

Le rire de la vieille n’est pas agréable; sa danse ne l’est guère plus, tandis que lentement elle tourne sur elle-même, au rythme d’une valse imaginaire, les bras rejetés au-dessus de la tête et le torse bombé. Mais les paroles du maître l’accompagnent, simples et naïves comme elle.

– Ah ! si vous l’aviez vue, toute nue, dans les lumières. Les coeurs battaient pour elle, et ça partait !

Comme sous la baguette de la fée, on voit se déployer non pas le triomphe ancien mais le rêve même de la femme. L’espoir se fait chair et cette émotion puissante qui se communique à l’unique spectateur de la danse incongrue la rend brusquement admirable.

– Il faudra que vous veniez, madame Louise, une fois, vers une heure ou deux du matin. Ah oui ! Là, c’est la fête.

– Vers une heure ou deux ? dit-elle.

– Il faut venir. Vous rencontrerez des hommes riches, qui sauront vous apprécier. On vous applaudira, on vous bissera, madame Louise, et vous verrez, vous revivrez vos succès d’autrefois.

Elle se met à pleurer, alors; posant le verre qu’il essuyait, le maître s’approche d’elle, entoure d’un bras les épaules tremblantes :

– Il ne faut pas vous laisser aller, madame Louise, il ne faut pas vivre seule. Avec les jambes que vous avez !

Lucifer est un ange. Il ne sait pas mépriser. Ses pitiés sont plus subtiles. C’est l’heure où apparaît, « je reste cinq minutes », une femme, jeune encore, qui ne l’est pas tellement à son gré. Sa peau, ses cheveux pourtant ont de l’éclat. Mais son fils déjà prépare sa communion solenelle et elle se doit de rentrer tôt pour l’accueillir quand il revient de l’étude, « si dur à élever, monsieur, si difficile à comprendre ». Son espoir à elle serait d’être libre de rentrer quand il lui plaît. Elle pense qu’alors elle rencontrerait l’homme de sa vie, l’homme qui porterait sa vie et qui la prendrait en charge.

Elle mise tout sur cet espoir, et sa personne même d’abord. C’est pourquoi sa peau et ses cheveux brillent et qu’elle se voudrait plus jeune. Sa beauté n’est pas un rêve, pas encore, mais une chance fugitive à laquelle elle donne moins de cinq années d’avenir, quinze ou seize cents de ces jours qui passent sans rien apporter.

Dans cette attente, elle défie le sort et les hommes. Elle joue aux dés, elle se raconte. Petitement, il est rare qu’elle rencontre un homme qui vaille seulement une vraie confidence. Elle mesure ses mots, longtemps. Peut-être dira-t-elle qu’elle est une divorcée, avouera-t-elle même qu’elle fait des extras dans les restaurants et les bars, l’après-midi à cause de l’enfant, ou que l’enfant demande à la concierge, depuis des mois, s’il ny a pas pour lui une lettre de son père. « A son enfant même il n’écrira pas ! »

La pente est dangereuse : la justification déjà corrompt l’histoire. L’homme était une brute, il a eu tous les torts. Elle l’a fait condamner parce qu’il ne lui versait pas de pension. A six mois de prison avec sursis, la première fois; la seconde fois, à un an de prison ferme. Il s’est enfui, le lâche. Engagé volontaire, peut-être dans la Légion, ou vivant d’expédients dans un grand port sous une fausse identité. On ne se justifie pas sans s’aggraver, madame.

Le visage de colère ne brille plus mais l’alcool enflamme les pommettes; les yeux ne sont pas clairs mais cruels et perçants. L’étude a pris fin, votre fils joue en pleine rue devant la maison, bien que vous le lui ayez défendu. Votre colère, votre aigreur et cette heure perdue dans un bar, il lui faudra payer tout cela. « Je n’admets pas, dites-vous, qu’il se conduise comme les petits voyous du quartier. »

Bénévole, le maître ferme l’oreille à tous les mensonges. Il sait que faire semblant d’être ce n’est pas mentir vraiment. A chaque évasion, son sourire complice présage une suite heureuse.

Sitôt que surviennent les premiers menteurs, les fantômes s’éclipsent. L’avenir et le passé rejoignent leurs caveaux. Les menteurs (il leur faut la demie bourgogne à chaque repas, une fille tous les soirs) vivent l’aujourd’hui et le vivent double, assez forts encore – moins de cinquante ans plus de vingt-cinq – pour faire au devoir, au plaisir leur part.

Les filles arrivent en même temps qu’eux. Ils les embrassent distraitement, leur offrent un verre. C’est l’heure des arrangements furtifs, des invitations à dîner, des reproches sans trop d’acrimonie pour un lapin posé la veille. Mais le maître apporte la piste, les menteurs se rassemblent à l’un des bouts du bar, entre le poste de radio et le bateau peint. Les dés qu’on remue dans le cornet sons un signal. Les filles s’éloignent, s’asseyent contre le mur ou demeurent seules devant leur verre à demi vide. Pour une heure, deux ou trois, l’avenir et le passé fondent dans la lueur brillante et féroce du jeu.

L’antichambre de l’absurde est d’une grande banalité, Eleusis sans la pourpre et l’or, temple sacré sans portique. Les menteurs se tutoient et ne savent rien les uns des autres. Celui-ci est ingénieur et celui-là barman, cet autre dirige seul une petite entreprise et ce représentant se fait ses trois cents sacs. L’un doit être marié, si l’on en croit son alliance, bien qu’il ne parle jamais de son ménage; un autre, qui ne l’est pas, ne vient jamais sans sa « femme », brune silencieuse et patiente. Mais l’âge, la profession, l’état matrimonial ne cernent pas du tout ce que les êtres sont. La première des sciences est à forme d’oubli. Il y a celui qui n’annonce pas son jeu, mais toujours plus ou moins qu’il n’a, et le timoré qui n’ose pas mentir; celui dont le visage reste impassible et celui qui, faute d’être parvenu à ce contrôle, a inventé plusieurs grimaces à contre temps pour masquer l’émoi véritable. Certains perdent avec le sourire, qui ne sont pas riches obligatoirement; d’autres boudent ou s’irritent et ce ne sont toujours les plus riches.

Combinaison du poker-cartes et du coup de dés, le jeu simule la vie. On accepte ou l’on refuse ce que le voisin de droite fait semblant de donner plutôt que ce qu’il donne, mais l’acceptation porte sa propre peine et la règle est de passer à son voisin de gauche plus que l’on a reçu. Le refus également porte sa punition car l’annonce aussi bien pouvait être correcte. Ni la confiance ni la défiance ne sont une solution certaine; en fin de compte le hasard tranche et ne rien dire du hasard revient à se taire sur tout.

Le vrai joueur n’ignore pas que la foi est une puissance mais qu’il ne peut la dominer, ou qu’asservie elle perdrait ses pouvoirs. Je suis dans un bon jour : voilà ce que dit le joueur, et il entend par là qu’il est dans un tel jour où ses fautes mêmes lui seront bénéfiques, un jour où il ne perdra pas. Mais il se garde de se demander pourquoi, car, s’il se le demandait, il commencerait de perdre. Celui qui met en doute l’existence de son dieu ne doit plus en attendre de faveurs. Toute puissance n’est qu’offrande. Le vainqueur d’abord s’est donné.

Le jeune marié qui se repent de n’être pas encore parti et qui, toutes les deux minutes, regarde sa montre ou l’horloge, il aurait mieux fait de s’avouer perdant dès le premier lancer de dés. Mais l’homme que poursuit une bête furieuse saute plus loin et plus haut qu’il ne le ferait d’ordinaire pour franchir un fossé, un mur et de même le coup désespéré le plus souvent réussit, comme s’il avait requis toute l’énergie du joueur.

– La baraque, dit le maître, est tombée sur le chien.

A quoi répond l’hypocrisie de Claude :

– Je vais te passer modestement …

– C’est un vrai coup de Jeanne d’Arc ! dit Claude aussi, parfois, d’une embûche un peu traître, et :

– Gare à vous, monsieur le Pasteur !

Arrivé dès la seconde heure, ce garçon fin que toutes les femmes tutoient et baisent sur la bouche ne quittera pas l’enfer avant les premières heures de l’aube. Il s’est constitué comme le maître, son maître, un vocabulaire court, élémentaire et suffisant. Elles l’entendent, les femmes, répéter à leurs compagnes les mêmes mots qu’il leur a dits et ne lui en veulent pas, mais désirent l’entendre à nouveau le leur dire. Elles savent que les mots n’ont pas d’importance, que plus ils sont rares et plus on est libre. Devant chacune d’elles entier à chaque fois, c’est par ses yeux, ses bras, son corps qu’il les adjure d’être pour lui aussi entières à chaque fois. Il ne leur promet ni le temps ni la vie, qui passent, mais l’éternité de l’instant.

Des amoureux touchants, égarés, scandalisent. Ils s’aimeront encore demain. D’eux-mêmes ils partent après un vere ou deux, naïfs insatisfaits qui cherchent dans les lieux où l’on s’amuse mieux que la fête qui est en eux et qui ne les amuse pas.

Pour l’éternité, des mains lancent les dés et les dés retombent. Les figures qu’ils forment à chaque seconde arrêtent le temps.

Il y a une heure, vers le milieu de la nuit, où se pose aux joueurs, aux buveurs, aux femmes, la vieille question de guérir ou de refuser le salut.

-Allons ! Je vais rentrer, dit cet homme. J’ai besoin d’un solide sommeil !

Mais de partout, on s’écrie :

– Encore une, la dernière !

Câlinement des bras enserrent l’hésitant, des mains rafraîchissent sa nuque inclinée. Il n’en est pas un sans doute, parmi ceux qui le retiennent, qui ne l’envie follement d’avoir le courage de fuir et ne souffre de ne pas l’imiter. La peur de cette souffrance fait le geste prenant, insidieuse la voix.

Qu’il leur cède, qu’il reste – et, presque toujours, il en est ainsi – la joie d’avoir vaincu autrui faute de pouvoir se vaincre soi-même, le spectacle d’une faiblesse soudain pire que la leur (puisqu’ils n’ont pas essayé, eux) relancent l’intérêt, excitent les rumeurs et referment le cercle.

– Vous n’allez pas nous faire cela ! a dit le maître.

Et, d’un grand geste de la main, balayant ses occupations serviles :

– Celle-là, je la joue avec vous ! Ah ! Le coup n’est pas le même !

On parle plus fort un instant. Quelqu’un qui ne joue pas raconte une histoire.

Ce n’est pas une histoire du jour, logique, simple et faite pour séduire l’esprit. Confusément, nul ne pense plus que la vie repose sur une architecture constituée. Chacun la sent fuir sous ses doigts.  Les mots s’échappent au petit bonheur la chance. On entre dans le septième cycle, où la seconde même s’amenuise, s’effile à ne plus se compter. Le maître danse derrière son bar : il jongle avec les verres qu’il essuie, les liquides qu’il sert, les plaisanteries qu’il lance. Mais, bien que maintenant tout repose sur lui, ses mots sonnent faux et sa danse n’est plus agréable. Il se connaît l’esclave des forces déchaînées.

Quand la porte maintenant s’ouvre, c’est toujours sur des couples ivres qui demandent à boire dès le seuil, depuis l’autre verre ils ont soif, ou sur des femmes qui ont vécu plusieurs fois la vie et la mort. La Bistouquette aux yeux de glace (chaude comme pêche au jardin) enseigne que le travail est nécessaire à l’homme et à la femme, raconte qu’elle-même a travaillé, pendant deux semaines, à coller des enveloppes jaunes dans une manufacture de banlieue : elle s’était cassé la jambe et marchait avec un plâtre. La seule fois qu’elle a travaillé.

Mais ce courage lui sauve des années de sa vie. Elle est revenue ici comme neuve, rabotée par le courage et la souffrance. Son visage rouge était moins enflé, moins rouge aussi. Elle parlait de se fiancer, elle n’est pas encore vieille. Elle ne parlait que de se fiancer et de rendre heureux un homme. C’est lentement que son visage rougit de nouveau et enfle.

La Bistouquette est bonne, mais Natouchka est sage. Natouchka crie dans le néant; elle veut offrir à boire à tous, parce qu’il lui semble tout à coup que la générosité ouvre les portes du ciel. Sois généreuse envers toi-même. Quand tu n’as pas encore trop bu, tu sais exprimer tes pensées, et tes pensées sont judicieuses. Tu comprends alors que nul Dieu, assis derrière ton dos, ne guide et ne retient ton bras. Forte fille, qu’attends-tu pour utiliser ta force ?

– Je n’aime pas voir, dit Madeleine, la glace fondre dans un verre. Ca me rend toute chose.

Et ce drame soudain non seulement en vaut d’autres, apparemment plus graves, mais les contient tous mystérieusement. A cette heure, cela est vrai, personne n’aime voir la glace fondre dans un verre vide. Si ce manque d’amour chez tous n’atteint pas le désespoir, c’est seulement que l’angoisse de tous ne s’accroche pas au même fil.

Le fil de Madeleine est ténu; assez souvent, elle le perd. Non pas qu’elle soit folle. A trois heures du matin encore, ses discours demeurent cohérents, et intelligibles presque, bien que sa tendresse alors s’épanche dans l’oreille de n’importe qui. Mais son secret est bien gardé. Peut-être n’y a-t-il pas de secret : la seule décevante habitude. On ne sait pas toujours pourquoi on commence de boire, pourquoi l’on ne rentre pas dormir chez soi. On fait cela comme d’autres vont au bureau huit heures par jour, parce qu’il n’y a plus d’espoir et que le facile est sans doute le mieux.

– Mon petit chat ! dit Madeleine et sans raison elle frissonne. L’intelligence n’est pas son fort. Pourtant, elle vit, et vit sa vie. D’autres n’ont pas encore vécu : ils se regardent dans les glaces et se trouvent beaux. Ils le sont un peu plus qu’hier et moins que demain. Mais ce qu’ils étaient hier est loin; ce qu’ils seront demain, bien improbable.

La plus belle se nomme Gigi. Elle a vingt ans; déjà mariée, déjà divorcée; fière d’être elle, elle n’aime en les autres que de les voir pour exister. Tout inconnu premièrement la séduit; elle s’en approche et donne son sourire; puis, elle attend qu’il donne tout le reste. S’il la caresse, elle ronronne; s’il l’entraîne, elle le précède, et s’il ne fait pas mal l’amour elle retournera une ou deux fois avec lui. Mais s’il l’ennuie de son amour, elle s’en rira et l’évitera désormais.

Elle pleure parfois des larmes brûlantes. Si on lui demande pourquoi, elle secoue la tête en gémissant. L’homme qu’elle cherche partout, elle l’avait découvert, et il n’est pas venu à son rendez-vous parce qu’elle manque trop souvent les siens (mais comment n’a-t-elle pas su, lorsqu’il la tenait dans ses bras, combien elle allait l’aimer ?). Ou bien une compagne jalouse, seule, vieille, abandonnée, lui a jeté au visage que nulle beauté ne dure toute la vie.

Pourtant, si elle n’était pas là, Gigi, bien des hommes partiraient plus tôt et des femmes s’en iraient aussi. Elle donne aux femmes l’illusion que l’alcool, le jeu et les nuits blanches ne détruisent pas tout de suite un être; elle donne aux hommes à croire que la vie est toujours possible, puisque le désir l’est. Gigi s’affiche triomphante. Lorsqu’elle s’en va (souvent pour revenir) les chairs soudain se décomposent et tous les visages sont vieux. Un homme a pitié d’une femme, que jusqu’alors il avait à peine remarquée.

Il lui caresse la jambe. Il reçoit d’elle des paroles usées, comme s’il les entendait pour la première fois. La femme lui rappelle des corps pareils au sien, qui voulaient être reconnus. L’une chaque semaine allait chez un psychiatre parce qu’elle croyait que la liberté vaut tous les biens et qu’elle trouvait inquiétant de le croire. L’autre venait de la lointaine Australie; elle s’était, Anglaise, mariée à un Arabe et voyait le ciel noir lorsqu’elle s’interrogeait sur le sens de la vie. Une troisième s’agenouillait devant la photographie du seul homme qu’elle avait aimé, puis, se relevant, elle se dévêtait et, immobile face au mur, demandait à être châtiée de vivre sans amour.

L’homme embrasse la femme et lui donne des conseils. Il faut, dit-il, presser l’instant jusqu’à ce qu’en jaillisse le jus. Mais il ne boit pas lui-même au fruit. Il n’a pas l’excuse de ne pas savoir mais il imagine que ce défaut d’excuse lui est une condamnation. Dans les rares instants où il s’oublie lui-même assez pour voir la joie, toucher la peine de la femme, il sait que vivre ce serait cela : ressentir tous les êtres.

Un autre sourit. Sa bouche est un mufle de vache, mais de vache ruminante, apaisée, heureuse. Un pli de cette bouche dit qu’il faut être bon. Si pour peindre ce pli l’homme trouvait les mots, il en trouverait pour tous les êtres. Alors plus rien ne le surprendrait – et comment vivre sans surprise ? L’homme voudrait croire en Dieu afin de remercier Dieu de l’avoir créé imparfait.

Dès son entrée dans le bar, deux ou trois heures plus tôt, la femme avait remarqué l’homme, sa taille élevée, son rire confiant; pensé, avec au ventre une petite douleur aigre, qu’un tel homme n’était pas pour elle, ne l’avait jamais été, ne le serait jamais. Elle a passé l’âge où les femmes sont un objet de convoitise.

– Bon ! Vous venez ? dit l’homme.

Et elle répond :

– Je ne peux pas. Il faut que j’attende encore.

Aussitôt, elle a peur de sembler sotte, explique. Elle accompagne une jeune amie que des parents trop solitaires ne veulent pas exposer sans un chaperon. Mais l’amie entend se gouverner seule et l’a signifié à son chaperon, que la garde ennuie : elles vont chacune de leur côté, jusqu’à minuit (deux plutôt, et parfois quatre) et se retrouvent, après que la femme a dansé dans un petit bal et la jeune fille forniqué avec son libérateur, pour faire ensemble une rentrée respectable dans le sein de la famille.

– Vous êtes idiote, dit l’homme.

La femme acquiesce et, heureuse, niche sa tête dans le creux d’une épaule. L’homme l’oblige à se lever, l’entraîne vers une petite table du fond où ils pourront s’embrasser mieux. Un type qui a fait trois cent vingt-deux aux courses paie sa troisième tournée de whisky.

La jeune amie est très brune, ses cils épais sont noirs, il y a même une ombre de duvet, très noire aussi, au-dessus de sa bouche.

– Tu t’es bien amusée ? dit la femme impatiente. Ca ne t’étonne pas de me voir… avec un homme ?

– Oui, ça m’étonne, dit la fille. Tu sais, je suis un peu grise. Mais ça m’étonne.

– Vous voyez, crie la femme à l’homme, je vous l’avais dit que ça l’étonnerait !

L’homme la presse :

– Venez, maintenant.

Elle se rencogne, secoue la tête :

– Je ne peux pas.

La petite brune s’interpose, riche de sa neuve expérience :

– Il le faut. Il le faut parfois. N’est-ce-pas, dit-elle à l’homme, vous serez bon pour elle ?

L’homme pense, en la regardant, qu’elle n’est pas belle, ni très propre sans doute et qu’elle doit sentir fort au lit. Mais elle est jeune et s’il pouvait choisir, s’il n’était pas trop vieux lui-même, ce serait elle qu’il choisirait – de préférence à l’autre.

– On ne sait jamais avant, dit-il. Je ne promets rien.

Les derniers convives sont les seuls damnés. Il y a moins d’hôtes soudain. Quelqu’un n’avait plus d’argent; quelque chose est venu, qu’on attendait depuis la veille au soir. L’homme et la femme sont partis. Ils marchent dans l’aube terne à la recherche d’une chambre. La femme souffre des pieds parce qu’elle porte des hauts talons. Il ou elle devra être de retour dans sa maison pour le dernier coup de six heures : ils disposent de quatre mille secondes – à peine plus d’une heure – pour donner un goût à leur nuit.

Un changement de teinte, léger, annonce le jour. D’où venu, puisque dans la cave close le jour ne pénètre pas ? Ou n’est-ce pas plutôt un changement d’odeur ? Le maître lui-même est las. Ses gestes vont au ralenti. Une pointe d’amertume  rend aigüe sa voix. Trop de fois la porte s’est ouverte pour laisser entrer et sortir. Le jour maintenant est là, l’idée du jour comme d’un ciel inaccessible.

L’enfer ne serait pas l’enfer si le paradis n’existait pas; si, à côté des nuages ne s’étendait la douce patrie de l’épargne et de l’affection. Non que le paradis soit interdit à ceux qui chantent dans les flammes; mais il leur est inssuportable.

Pour ceux qui vont commencer d’attendre le soir il y a ce long passage à franchir où faire semblant d’exister, dans son bureau parmi les subalternes et les patrons, auprès de la femme quotidiennement reconquise. Long passage où les élus, qui ne jouent pas, qui ne boivent pas, réfractaires à l’oubli comme à la gratuité, leur demanderont des comptes, car le Seigneur est un banquier.

– Dieu sait où est l’argent ! dit le maître.

Il est de son côté à lui. La balance s’équilibre dans les caisses du ciel entre le doit et l’avoir.

– Je vais travailler, dit Bistouquette, qui va dormir.

– Je vais dormir, dit Madeleine qui est couturière et travaille dix heures par jour pour payer ses nuits.

Gérard a manqué le dernier métro et le premier. Il pense que sa femme l’attend : elle continue de croire que la dignité, l’amour et la persévérance peuvent arrêter un homme sur la pente du mal.

Dans une chambre d’hôtel, au fond d’une impasse – la dernière chambre, sans papier au mur et le lit très bas – le couple d’un matin découvre avec dégoût les varices, l’âge, la maigreur et l’obésité, s’unit très vite et s’aime très fort pour ne pas voir.

Tout à l’heure, il y aura l’heure du sommeil, d’où quelqu’un sortira comme d’un bain profond. Libre des vieilles croyances, des principes détruits, du besoin de ressembler. Pour atteindre à cette heureuse innocence rien n’est trop difficile, rien n’est interdit, rien n’est vain. Mêmes les nuits sont courtes.

Jean-Charles Pichon 1958

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LE RENDEZ-VOUS

Illustration Pierre-Jean Debenat

La lueur l’atteint alors que, derrière la vitre, défilent inversement à la marche du train les poteux télégraphiques et les champs proches et, dans le sens de la marche, les lointains circulaires, la mer et l’horizon.

Ils sortaient, le train et lui, d’un long tunnel où seul son visage nabita la vitre, et la vision s’impose à lui, d’abord, aussi présente que sa propre image la fut.

Blanche, sautant de roche en roche, son voile pareil à l’aile d’une moette, si bien que, de loin et d’abord, il l’a prise pour un archange marin, s’est-elle pour de bon jetée dans la mer?

Donc là, brusquement, dans l’épaisse chaleur d’un midi de juillet, quand ses narines n’attendaient rien que la vive saumure et la senteur médicinale des pins, et ses yeux rien que le balancement d’une barque battue par l’écume, il a senti un souffle inespéré de vie et de mort et à la fois un parfum de femme.

Il a vu quelque chose de blanc qui s’envolait au loin.

A peine advenu, tout lui manque.

Qu’ils sont stupides dans leur immobilité noire, ces arbres, vide ce ciel toujours trop bleu comme un sommeil que nul rêve ne traverserait, et combien décevantes ces eaux sans fin, pareilles à ce que serait le temps pour un homme qui ne pourrait plus mourir!

Il demande à son corps citadin l’étrangeté que la campagne marine lui refuse; il a besoin de courir et d’étendre les bras pour qu’une statue ici s’émeuve.

Il tourne le dos à la mer, il regarde longuement cette route par laquelle il est venu.

N’y a-t-il pas là des maisons, des villages, des gens, des filles? Il le voudrait pour son salut, il n’en peut pas décider. Il faut qu’il demeure tranquille un petit moment. Pour voir.

Si la chose blanche ne reparaitra pas. La chose vivante.

Mais le soir il est au village quand même, qui danse.

Qui danse avec des filles qu’il regarde au visage pour voir.

Et, s’il leur parle, c’est de voile sur la mer et de robes légères blanches. Elles le croient fou et rient.

Au tournant de la route il y a un bouquet de genêts pareils sous la lune à des bras qui se tordent.

Il s’y cache des couples qui reviennent de la foire, à jamais seul et pourtant deux, l’autre avec lui, une autre toute seule avec lui comme le sont, seuls, les amoureux du soir ou ces nageurs qui rient dans leurs cheveux tombés et boivent leur rire en rejetant de l’eau salée.

Mais quelle pauvre peine que celle d’attendre ainsi, heure après heure, guettant un arbre courbé par le vent et qui prie, une roche dressée caneuse vers le ciel, un bout de chiffon blanc qui s’effiloche au vent comme une feuille morte avant de s’accrocher, guenille, aux fils télégraphiques!

Ce n’est jamais elle.

Et de nouveau – couché sur le dos il avait manqué s’endormir, deux secondes plus tard il dormait – elle s’est présentée dans le remuement des cils et sur le plat du ciel comme du soleil entre des persiennes à demi fermées dore le rebord d’une table.

Déjà debout il regarde. Mais elle s’en va déjà, loin, sur un très grand cheval et peut-être qu’elle est déjà passée souvent, à le toucher, depuis l’aube, car c’est déjà le soir.

Et maintenant elle est trop loin pour qu’il espère la rattraper.

Jour après jour, cent fois, la vision brève, et l’oeil trop tardif à s’ouvrir et la langueur ou la torpeur qui, perdant l’occasion, peut-être sauve la vie. Et la promesse, jour après jour: la prochaine fois elle ne le prendra pas ainsi, de court.

Lui aussi est bon cavalier.

Il va, sur quatre jambes plus vite que sur deux, battre le pays et regarder de plus haut toute chose afin d’apprendre à mépriser.

C’est donc du haut d’un promontoire qu’une fois au moins il la voit. Et même – de sa coque de noix aussi bizarre qu’elle – ne dirait-on pas qu’elle lui fait des signes pour qu’il la rejoigne?

Roulé dans le manteau fluide avant d’avoir su qu’il allait sauter, il nage vers la chose blême qui recule lentement mais inexorablement devant lui.

Comment reculerait-il maintenant?

Au village il ne voit plus les filles. Il boit seulement dans les cafés.

Qu’ils sont loin les rêves de l’enfance, les plaintives chimères aux ailes vent, le désir rouge d’être un matin l’arbre dressé au carrefour du monde! Mais toujours plus proche la forme blanche qui nage dans le ciel avec les nuages, vole dans le flot avec les méduses dentelées…

Juste assez loin de lui seulement pour qu’il ne puisse pas la saisir!

Comme le soleil laisse aux yeux des taches, les fuyants retours sur tout ce qu’il fuyait, sur tout ce qu’il aimait font danser des bues de regrets, des ronds de cendre.

Entre les choses et lui, quand il n’a pas trop bu, champignon vénéneux au milieu des fleurs rares, bouillement d’écume aux roches, quelque folie tourne et le retourne, haineuse de la joie, bravant la vie.

Comme une fissure qui le happe.

Il se renseigne sur les grottes.

Aux étroites fissures qui zèbrent les falaises il se suspend avec effroi. Puis, l’ivresse vient à bout de la peur; non pas l’ivresse que donne le verre de trop mais celle qui rôde d’un jour à l’autre dans les entrailles, au coeur de l’abstinence même.

En d’autres entrailles elle le jette, des grottes larges où miroitent des eaux croupies et se lovent en dessous de lui les bras aimants du blanc habitant de l’abîme.

Le dernier jour encore il est allé très bas dans le ventre de la terre, plus bas que les autres jours puisque c’est le dernier, sans rencontrer le spectre et sans voir ses yeux luire mais l’appelant à grands cris sur le chemin du retour.

Aura-t-il donc pour rien fait le don de la vie, méprisé pour rien les belles villageoises, été rejeté des fêtes vespérales, des belles comagnies? S’il en est ainsi, que l’heure sonne donc!

Elle sonne au loin, comme fuyait la belle, si loin qu’il n’entend pas les cloches, voit seulement les feuilles qu’une bête nouvelle projette sur des murs obliques et, comme s’égreneraient des tintements de verre, l’haleine qu’elle expectore mouiller les yeux immenses qui s’avancement vers lui, mouiller les eaux du crépuscule.

C’est elle.

La revoilà sur son grand cheval venu d’hier, un tintement aussi en croupe, et lui tout aussitôt à sa poursuite, plus vite que le bruit qu’il n’a pas entendu.

A la poursuite du silence qu’il prêtait naguère à l’amour.

Avec son voile blanc pour ne pas être d’une chevelure de spectre la semblance, elle ne le fuit plus, elle vient vers lui. S’il ne bouge, elle va le frôler, sans même en quelque sorte le voir ou lui parler, sinon pour dire: Eloignez-vous, de sa voix de petite fille tranquille.

Il est trop tard. Eloignez-vous de cette voix, éloignez-vous!

Mais, cette fois, il a rejeté sa peur. Affrontant qui l’affronte, aveugle dans l’ignorance du retournement subtil, il butte contre une absence de mur, tombe, dévoré.

Les feux enfin tournent dans sa tête, les yeux de la bête au front de cachalot, de baleine blanche. Et la bête ne vient plus vers lui; loin de lui elle fonce vers d’autres proies, en d’autres gares marines, où d’autres voix, tout aussi douces, puériles, répètent l’avertissement enregistré: « Eloignez-vous de la voie trois, où le T.G.V. quatorze passe sans s’arrêter. »

Pour Pierre-Jean Debenat

Jean-Charles Pichon

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UN POETE

Illustration Pierre-Jean Debenat

Je ne saurais dire lequel de nous deux vit en l’autre : en décider, ce serait trancher de ta – ou de ma – prééminence. Pas davantage je n’affirmerai lequel de nous vint en premier, de toi, le naïf, le passionné qui ne mène à terme aucune de ses passions, l’enfant qui fut d’abord sans doute, ou de moi, le dur à cuire, le cynique, déjà présent – en germe ou non – dans vingt générations de paysans peu crédules, du côté paternel, de pilleurs d’épaves de l’autre.

Trop souvent nous avons entrepris de nous combattre sans parvenir à triompher. Si mon esprit de ruse, ou ce que tu nommes ainsi, t’apparaît une faiblesse en même temps qu’une tare, ta constante stupeur devant mes vilenies ne témoigne pas pour moi d’un Q.I. élevé. Plus grave, ton refus de notre dualité, sinon de mon existence, et le repentir même qui t’abat en effet quand je l’emporte sur toi, comme si tu te voulais responsable de mes actes, me prouvent journellement ton imbecillité. Mais, ce matin du moins, où je tiens la plume, je veux que tu gardes souvenir de la nuit qui s’achève, ou qu’une trace en reste que tu ne puisses détruire pour de nouveau me nier.

Au plus court, s’il te plaît! Et sans littérature!

Les jeunes étaient partis : ils ne tiennent pas le coup au-delà de minuit. J’avais un peu poussé Irène dans les toilettes, histoire de la faire patienter; mais, saouls comme on étaient, ce ne pouvait être qu’une vague ou chimérique promesse. La pauvre! Elle n’en demandait pas plus. La faune qu’elle abreuve n’apprécie pas la classe etles rares connaisseurs qui traversent sa vie fuient devant une haleine qui n’est pas des plus fraîches.

Revenus dans le bar, comme je lui prenais la taille, je te sentis trébucher. Mon bras ne saisit que le vide. Normalement, jusque dans l’ivresse, tu me suspectes de ne pas exister. Nous buvions donc dans le même verre, mais, soudain, tu ne pus le supporter :

– Eh bien, Irène! Mon ami boit aussi. Tu ne vas plus me dire que tu ne l’as jamais vu ? Tu le vois maintenant, oui ou zut ?

Irène ouvrait de grands yeux. Je lui fis un petit signe, de l’oeil.

– En somme, dit-elle, vous êtes deux.

– Voilà!

– Ah! C’est bien vrai, dit-elle, que tu en es un autre!

C’était l’heure des loqueteux, des marchands des quatre saisons, en route pour les Halles et de l’éternel esseulé. Tu t’endormais à demi, les coudes sur une table et le reste au hasard quand le génie est entré. Tu ne l’as pas reconnu tout de suite, moi si, car il avait ton regard fixe et cette frimousse ruminante que tu arbores quand tu crées.

Il portait une défroque très incomplète de la R.A.T.P. : vareuse et pantalon gris-bleu, sans les boutons réglementaires, que remplaçaient des boutons noirs, et casquette dépourvue de son numéro. Un receveur dégradé ? Cela y ressemblait fort.

La moustache brunâtre, coupée court. Les ongles noirs, des mains de travailleur. Il louchait vers une piste de quatre cent vingt et un, oubliée sur le comptoir. Je lui proposai une partie de dés : tu la perdis. Il buvait du vin rouge, je lui en offris un verre, toi deux. Ce geste l’étonna, car il n’avait gagné qu’un verre. Il nous regarda. Moi aussi. Je lui vis cette chair maladive, cendreuse et parcourue d’une lueur verdâtre, de celui qui ne mange pas tous les jours mais nourrit, entre deux abstinences, de profondes pensées. Tu lui demandas, soudain :

– Que faites-vous dans la vie ?

Il ne comprenait pas. Je traduisis la question :

– Quel est ton job ?

– Pas grand-chose, dit-il. Je travaillais autrefois, et tout marchait très bien. Le mois dernier, j’ai failli besogner dans un cirque. Je fais des escaliers.

– Pourquoi ça marche plus ?

– Sais pas.

Il n’avait sûrement pas trente ans. Il but, s’essuya les moustaches et se remit à nous contempler. Tu devais lui être sympathique. Il te dit qu’il aimait les mots.

– Quels mots ?

– Certains mots. Les jeux de mots. Tous les Maures n’étaient pas morts.

Il s’interrompit :

– J’ai tout noté là.

Il te tendait un petit carnet rouge, qu’il venait de tirer d’une poche. Complètement réveillé, tu le saisis. Mais je lus par-dessus ton épaule. Les Maures y étaient, parmi vingt calembours.

« L’eusses-tu cru, mon ami, que ton coeur fût là, peint ? »

« Ces cyprès sont si près qu’on ne sait s’ils en sont. »

Il y avait aussi des mots d’un autre monde, informes et percutants :

« Quels que soient ces gens, nous ne les connaissons pas. »

Puis, quelques pages plus loin :

« Ci-joint, veuillez trouver cette missive. »

Et :

« Veuillez trouver cette missive ci-jointe. »

D’une belle écriture, calligraphiée.

– C’est vous qui avez écrit cela ?

– Oui, dit-il sans joie apparente. Tournez la page.

En travers du verso, d’une écriture bâclée, je ne lus que cette formule :

« Je vous confirme que je pourrai me présenter mardi matin, train partant à 6h53 d’Austerlitz. Arrivée à 8h53 à Blois. »

– C’était Pinder, commenta-t-il. J’étais saoul, le soir où j’ai noté cela.

Sur l’autre page : « Blois. Téléphoné dans le courant de la matinée pour plus de renseignements. Voir prépondérance. Résultat négatif. Non-lieu. »

– En fait, dit-il, le cirque n’avait besoin de personne.

A partir de là, toutes les pages étaient noircies d’un gribouillage informe :

 » 6 mars rien

7 mars rien

8 mars rien

9 mars rien

10 mars escalier rue Lepic

11 mars rien

12 mars rien

13 mars rien

14 mars escalier rue Lepic »

– J’y vais deux fois la semaine, nous confia-t-il. Je fais les escaliers.

Il ne s’étonna pas de te voir recopier les phrases qui précèdent. Il ne s’étonna pas de notre brusque départ. L’espèce de sanglot qui te prit dans la rue l’aurait surpris peut-être. Depuis que tu me retrouves dans tout homme un peu fruste – depuis hier au soir – il était le premier qui me ressemblât vraiment.

Il te ressemblait aussi. Il était toi et moi. Plus nul que toi et plus têtu, plus déjeté, plus désarmé que tous les martyrs de tes légendes; mais aussi plus gorgé de mots rares et cocasses, plus inquiétant que moi. Une force à l’état brut, qu’on tuera sans l’abattre et qu’on flanquera dans le trou avant d’avoir détruit sa volonté de survivre.

Dans sa rigueur et dans son abandon, dans sa puissante inexistence, mille fois plus réel – et double – que nous ne le serons jamais, mieux adaptés au sens trouble, hygiénique et utilitaire qu’il faut dire commun aujourd’hui. Ce qui me permet de gueuler quand je le juge bon, ce qui te permet d’écrire.

– Ce monde, répétais-tu, ce monde! dans un élan de haine totalitaire auquel tu ne m’as pas habitué. Mais, pour une fois, je n’éprouvais le besoin de faire sauter l’Elysée ou de crever un bourgeois : je me remettais de ce soin à la bombe atomique. Je t’ai répondu seulement :

– Ah! Le pauvre diable d’homme!

Je pensais que ni ta rage ni mon attendrissement n’arracheront aux escaliers de la rue Lepic le génie de la R.A.T.P.  Telles étaient la raison de ton cri et l’épouvante qui me mordait aux tripes tandis que nous allions dans le matin blême vers notre destin bicéphale.

Jean-Charles Pichon

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FEUILLETON

Illustration Pierre-Jean Debenat

En ce pays les nuits sont plus longues que les jours, beaucoup plus longues, mais les jours furent éblouissants. L’aspect le plus ordinaire du lieu était celui d’un jardin, immense, dont les allées extérieures, les grilles peut-être, se cachaient dans une mer cotonneuse. Entre les parterres fleuris, des sentiers de différentes largeurs descendaient vers la mer que je n’ai jamais vue, mais je la savais là, tout en bas de la pente, bien qu’elle pût également s’étendre sur les côtés du parc, sinon le surplomber, puisque les allées ne se remontaient pas.

Une foule occupait les jardins, mais je n’avais pas l’impression d’une foule : au contraire, les passants étaient rares, ça et là. Pourtant, ce n’étaient jamais les mêmes promeneurs. Comme je ne les voyais pas remonter, je ne les voyais pas disparaître : d’autres les remplaçaient sans cesse, qui se ressemmblaient. Eux ne me voyaient pas. La plupart du temps, veux-je dire, car, parfois, l’un me voyait, je dirai comment. Plutôt qu’ils ne me voyaient, je pense, ils me ressentaient, et je les ressentais aussi, lorsque la nuit tombait, moins souvent autrefois, et qu’elle ne durait pas des mois et des années comme il advint plus tard. Chaque jour le jour revenait et d’autres promeneurs descendaient les allées, ou bien les mêmes, à moins que le sentiment que j’en avais alors ne se répétât seul, d’un jour à l’autre.

Ai-je quelquefois joui de ma solitude ? Du moins, je l’ai voulu préserver tout d’abord. Je fuyais le contact, l’approche. Je choisissais les sentiers déserts. La peur est venue quand j’ai dû comprendre qu’on me pourchassait. Ce fut un couple, la première fois : quelle que fût l’allée que j’avais choisie, je l’y retrouvais aussitôt; je le sentais, puis le voyais, un temps très court, derrière ou, parfois, devant moi. Dans la nuit retombée (ou dans l’absence d’images) je savais qu’il me suivait encore, au flair peut-être, comme un chien. De nuit comme de jour nous ne cessions de descendre, mais je bifurquais souvent, sur ma droite, sur ma gauche; le jardin devenait une sorte de labyrinthe, fleuri ou non, où je ne pouvais perdre le couple, où il ne voulait pas me perdre, bien que, parfois, illusoirement, je crusse lui avoir échappé. Je n’étais pas heureux, plutôt embarrassé d’une nostalgie épaisse comme si, en le fuyant, je trahissais mon destin.

Plus tard, ce fut une fille, une petite fille, peut-être une de mes petites-filles (mais je n’y pense qu’à présent). Elle courait, elle, vers moi, de très loin. Je pressais le pas, je tournais brusquement dans un sentier obscur, vers le seuil des nuages; je m’accroupissais derrière un buis; elle empruntait le sentier et je quittais mon abri pour courir de nouveau. Je courais mal, lourdement, angoissé par un mal plus profond que la peur : le repentir, la peine de fuir ainsi l’enfant, comme par une inversion de son amour pour moi, car je ne la fuyais pas sans l’aimer davantage.

Cette nuit-là fut lente à venir, si lente que, ne distinguant plus mon chasseur, il me semblait le craindre encore ou, pour la première fois, confondre l’angoisse de la poursuite et celle que provoquait en moi l’absence d’images.

De fait, cette nuit soudaine n’était pas une fin, comme la fin d’un sommeil : si elle l’avait été, sans doute, elle ne m’aurait pas inquiété autant. Une solitude y perdurait, qui n’était pas celle du réveil, mais comme le sentiment – encore – d’un long passage, à ne pas finir, parmi les ombres cotonneuses, ou comme si, hors de moi et des autres, au-dessus, en dessous, quelque part, un tapis-univers se fût déroulé sans fin, faisant se succéder des éclairs de jardin aux longs intervalles onscurs. Je m’expliquais ainsi qu’on ne pût que redescendre, dans le sens du courant, jamais remonter les allées fleuries.

Précisément, l’angoisse naissait de ce mouvement qui emportait toutes choses, les fleurs avec les gens, vertigineux en ce que, sous le flux immobile, un autre s’imaginait, peut-être en sens inverse (à moins que je ne l’imagine ainsi que maintenant). Si bien que l’autre peine – celle de la solitude – n’était peut-être qu’un regret, une impatience, le souvenir et l’attente de l’autre réalité. Mais, en même temps, je savais que tout autre réalité n’eût pas été possible, je ne croyais pas vraiment qu’il existât des mondes en dehors du jardin. Partant, la nuit venue, je ne pouvais qu’attendre, sinon le réveil illusoire, du moins le retour de la lumière, des fleurs, des jardins, des passants.

Enfin, le cycle s’achevait; la zone des ténèbres cédait à la clarté; la poursuite reprenait, du même promeneur parfois et, parfois, de quelque autre. Tout de suite je le savais, si le chasseur était le même ou non; avant de le voir, sans le voir, je l’avais ressenti semblable ou différent. J’aimais que ce fût le même : le choc était moins grand, l’inquiétude plus diffuse. Il vaut mieux reconnaître celui qui vous poursuit, dont on a étudié la démarche et les ruses. Mais, lorsque c’est le même, une autre peur s’installe. Car il faut, dans ce cas, que le poursuivant ait fait, au coeur de la ténèbre, le même chemin que moi : ne le retrouverai-je pas à mes côtés, toujours, dans la suite des temps ?

Avec la nuit revenait l’attente, le renouvellement. Mais elle ne m’était plus un asile, au contraire! Quelle faute avais-je commise qui exigeât de l’autre un tel acharnement ? Ainsi j’en arrivais, je crois, à préférer que ce ne fût pas le même chasseur, un jour l’autre, malgré l’incertitude où j’étais de ses pas, qui me rendait vulnérable à son approche, plus inquiet et plus démuni.

Comment cela finit ? Je me le rappelle mal, la nuit revenait de plus en plus vite, elle s’étendait de plus en plus longue. Puis, dans la clarté même, je voyais de moins en moins clairement les ombres : des bois épais, obscurs, croissaient hors des jardins, qui paraissaient plus proches à chaque retour du jour. Mais je l’imaginais sans doute : les autres continuaient d’aller de ça et de là, jusque dans la ténèbre; je les entendais rire et parler de de la lumière et de la mer, en bas. Je les enviais enfin. Je me serais voulu innocent comme eux, ou qu’ils le fussent moins et qu’ils prissent conscience de la nuit. Ce fut pourquoi j’allai vers eux, d’abord pour les pévenir, ou peut-être non : ce fut qu’on ne me poursuivait plus. Au milieu même de leurs groupes, ils ne s’occupaient pas de moi. Je frôlais en vain les couples, les femmes seules qui m’effleuraient d’un regard indifférent. Je n’émettais plus le bon signal, il n’émanait plus de moi la bonne odeur, l’attirante.

Dans les brefs – trop brefs – moments de clarté, je perdais du temps à rechercher celui ou celle qui eussent pu répondre à mon appel; quand je l’avais trouvé, j’en perdais encore à chercher le moyen de m’approcher de lui – ou d’elle – sans éveiller sa suspiscion. Je n’utilisais plus les moments de clarté, je m’affolais seulement seulement de leur brièveté, qui me laissait à peine le temps de lancer ma chasse.

A mon tour, je suivais un passant solitaire, n’importe qui enfin, je m’approchais de lui comme au hasard des pas. Je marchais à sa hauteur et ne le voyais plus. Je ressentais sa présence pareille à celle du fruit qu’on devine à l’odeur alors qu’on a très faim. Je me distrayais de sa peur quand il avait compris qu’il ne pourrait me fuir, me retrouvant partout au détour des sentiers. Car, je ne sais comment, il continuait de me voir dans le jour des jardins. La nuit ne venait que sur moi, de plus en plus fréquente, comme les arbres, dans l’ombre, ne croissaient que pour moi. Ou bien en irait-il de même pour toutes les ombres, le temps naissant ?

Mais que tout cela est loin! Oui, ce petit plaisir même, hâtivement dérobé à la nuit triomphante! Adieu clarté, jeunesse, le bref éclat des fleurs! A présent je vais dans la nuit entière. Je ne vois jamais celui que je poursuis; ou, peut-être, ce n’est plus un quelconque étranger mais notre part commune, seulement le passé, seulement celui que je fus en sa fuite inutile à travers les allées faites comme des labyrinthes et qui toutes descendent vers l’invisible mer.

Jean-Charles Pichon 1982

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Les rayures d’ombre

Dessin Dominique Lebrun

En 1983, j’ai rassemblé en un recueil, financé par souscription, une douzaine de nouvelles écrites par Jean-Charles Pichon entre 1945 et 1982, et publiées dans diverses revues. En voici quelques-unes…  P-J Debenat

LES RAYURES D’OMBRE

Illustration Pierre-Jean Debenat

La rosée maintenant, et non la pluie, tombait de l’arbre. Le vieux se pencha pour mieux voir les yeux de l’enfant, brillants comme d’ultimes étoiles.

– Quand tu auras vécu aussi longtemps que moi, dit-il, tu sauras qu’on ne ment jamais que pour causer de l’ennui ou faire que les autres s’occupent de soi.

– Je ne mens pas, dit l’enfant.

– Tu as toujours menti, reprit le vieux, avant même que de savoir dire papa et maman, tes yeux voyaient des choses qui n’existent pas. Et te voilà encore assis au milieu de tes diables, traînant ton âme à l’enfer.

Les sillons s’étalaient en grands plis de velours sous le miroitement incertain d’un soleil pâle sans force et sans éclat, et tout était si calme que la moindre brise errante dans les feuillages des arbres s’exhalait comme un souffle d’enfant paisiblement endormi.

– On te pardonnerait si tu étais idiot, dit le vieux. Mais non, tu fais seulement semblant. Tu es un garçon de bonne race, ton père l’était avant toi et le médecin sait bien que tu n’es pas malade.

Jacques gémit sans trop savoir lui-même si c’était de peur rétrospective au souvenir des raies noires et de l’être sans poil, ou du plaisir de se retrouver tout de même vivant dans le jour. Il se recroquevilla un peu plus dans le sillon creux comme une barque, à l’ombre du grand pommier. Les pommiers se dressaient à la limite du champ. Personne encore ne l’avait suivi dans cette retraite. Dominant tout à coup la peur et le plaisir, la tristesse s’implanta en lui de ne plus jamais pouvoir s’isoler. Le visage coléreux – ou était-ce simplement triste aussi ? – du vieux lui cachait le ciel, et une autre espèce de souffrance le saisit au souvenir des soirs anciens où il restait très tard, assis sur le sol de la véranda, à regarder une fumée en couronne s’élever de la pipe de l’aïeul. Il n’était plus que terriblement déchiré.

– J’ai prié, disait le vieux. Dieu sait combien j’ai prié pour que le démon te soit ôté avant que je meure, pour te voir avant que je meure t’assagir et devenir un garçon honnête, comme ton père le fut avant toi. Je ne peux que prier et te corriger. Le reste est dans la main de Dieu. Mais cela est terrible à dire, je ne sais même pas si tu aimes Dieu.

Dieu apparut soudain dans le cerveau de l’enfant, au milieu des pommiers, des anges et des morts, affublé d’une barbe blanche et d’un vitrail rouge et violet qui lui faisait comme une inquiétante auréole. Et l’enfant eut envie de pleurer, parce qu’il savait bien, lui, qu’en effet il n’aimait pas Dieu : il en avait trop peur. Il aurait voulu pleurer, et aussi plaire à son grad-père et, le soir, s’endormir sagement au lieu de trembler et d’attendre et toujours, en fin de compte, de descendre à pas feutrés l’escalier de onze marches, pour courir sous la lune au rendez-vous. Il n’ignorait pas qu’il était damné et longtemps en avait souffert (à la messe du dimanche particulièrement), mais il n’en souffrait plus – non, pas même de cela, voué à cette hébétude qui doit être en effet, sans doute, le signe premier mais assuré de la damnation.

La première fois que l’Etre lui était apparu, ç’avait été dès le lever de la lune. Par la suite, Jacques s’était étonné que personne d’autre ne l’eût vu. Car il se dressait non pas en pleine campagne ou sous l’abri rouge et vert des pommiers, mais dans le crépuscule claire, à l’entrée même de la cour de la ferme, entre les deux bornes de pierre qu’on disait dater d’un lointain passé. Mais chacun, ce jour-là, allait à ses affaires : il y avait la maladie de maman, et l’inquiétude du grand-père pour sa vache, qui devait mourir aussi, et le commencement des travaux qui creusaient une longue rainure profonde sous le carrelage de la cuisine, tandis que de gros tubes noirs s’amoncelaient contre le mur.

Et il y avait – car l’esprit de l’enfant se limite à ses yeux – les feuilles jaunes du figuier qu’on voyait par la fenêtre de cette même cuisine (et maintenant, ainsi, Jacques sait que la première apparition avait eu lieu un jour d’automne, deux ou trois ans plus tôt, mais il ne peut préciser davantage, la maladie de maman a trop duré).

Ce jour-là, l’enfant n’avait rien dit. A peine s’il parlait déjà. L’Etre s’était seulement refermé sur lui, comme la nuit quand elle tombe tout à coup après un long moment de lumière diffuse, ou lemanteau qu’on jette sur vos épaules, avant de sortir, un jour de grand froid. Dans cette chaleur obscure il faisait bon.

Jacques non plus ne se rappelle pas si, tout de suite, il a désiré, attendu le retour de l’Etre. Non, sans doute : les bébés n’attendent pas le retour des choses, car rien, d’une certaine manière, ne revient jamais. Mais, espéré ou non, l’Etre était revenu, longtemps après. Et c’était encore le ver de la lune : la rondeur flasque, pâle, malicieuse de l’astre est liée dans le souvenir à toutes les apparitions de l’Etre (de sorte qu’autrefois Jacques prêtait à l’Inconnu cette face tranquille et claire, sans yeux, sans nez, sans bouche, et que parfois il ne savait plus si c’était la lune ou l’Etre qui émettait le rayonnement soyeux).

A sa seconde visite, l’Etre ne s’était pas refermé sur l’enfant. Il était resté en dehors, immense et rassurant (pourtant on ressentait, ou, mieux, on habitait quelque chose de lui, comme on se blottit dans la chaleur d’un grand feu de bois, bien que le feu soit devant vous et non pas tout autour). Déjà l’enfant pouvait distinguer l’Etre; il pouvait voir qu’il était blanc comme un homme nu, à l’exception d’ombres étroites qui rampaient, eût-on dit, sur son visage et sur son torse et qui empêchaient de le connaître mieux. De sorte qu’il ressemblait à une bête moirée, à la robe nébuleuse, moins rayée qu’enfumée, comme un fauve dont l’image illustrait la lettre P d’un vieil abécédaire.

Cette fois-là, Jacques avait parlé; à sa mère d’abord, qui ne mourait pas encore et qui lui avait caressé la tête en le plaignant de n’avoir pas de camarades de jeu, puis au grand-père qui avait évoqué l’imagination et l’intelligence de son fils aîné, papa mort au second jour de la dernière guerre. Et Jacques se rappelait sa surprise incrédule à les voir, tous, si peu intéressés par la Présence.

Les plaintes, les reproches étaient venus plus tard, appelés l’un par l’autre, comme une dent après une dent se place d’elle-même dans le même trou, dans la broyeuse de la grange.

L’enfant n’avait vu la grande queue de l’Etre qu’à sa quatrième ou cinquième visite : une queue en forme de pelle qui semblait taillée dans du cuir mouillé. Alors, il l’avait reconnu, car il n’est qu’un Etre au monde pour se tenir debout sur ses deux pieds et posséder une telle queue. Même alors pourtant, il ne put redouter vraiment le visiteur, ni s’obliger à ne plus courir au-devant de lui sitôt la nuit tombée. Il y avait longtemps que l’Inconnu ne l’attendait plus dans le crépuscule entre les deux pierres d’entrée de la ferme mais que, par un recul insensible, chaque soir plus prononcé, il l’avait entraîné, par-delà les sillons, jusqu’aux arbres sonores.

Puis, un soir, le visiteur ne se montra pas. Vainement, Jacques demeura assis sous le grand pommier, claquant des dents et se réchauffant de ses bras croisés, jusqu’au lever du jour. L’enfant commença de faire de la fièvre et de n’avoir plus faim. L’absence dura un grand nombre de semaines, pendant lesquelles la fièvre persista. Mais le médecin appelé était sans inquiétude car il n’y avait aucun nom pour cette maladie dans les livres qu’il avait lus; il conseilla simplement du repos et de la bonne nourriture.

A u printemps, la plaine pousse quelques herbes nouvelles, puis reste sèche, immobile, attendant la pluie. Ainsi, la peur lui étant née, l’enfant commença d’attendre l’orage qui la ferait grandir et fructifier peut-être.

Des jours, il alla et vint comme une ombre. Il ne parlait à personne, ni à sa grand-mère, ni à son grand-père, ni même au valet de ferme, Georges, qu’il aimait beaucoup pourtant. On l’obligeait à demeurer couché la plus grande partie du jour et, le soir venu, on l’enfermait dans sa chambre, mais, pendant toutes ces semaines, on ne le gronda pas, sauf la fois qu’on le sur prit dans les écuries, contemplant de trop près les queues des chevaux.

Puis, un matin, la pluie se mit à tomber et tomba jusqu’au soir. L’enfant était resté tout le jour debout derrière la fenêtre de sa chambre, regardant le ruisseau groosir et des filets d’eau se former sur le sol, se glisser en rigoles de plus en plus profondes dans la moindre ornière, d’où brusquement ils annexaient la terre tout autour des pierres et des lourds objets recouverts de bâches. La pluie  évoquait de cruels voyages dans de lointains pays inconnus, et une multitude aussi de visages qu’on ne pouvait oublier une fois qu’ils avaient souri. La pluie chantait qu’il ne faut rien craindre; qu’il n’est rien de si épouvantable qu’un jour les hommes ne puissent le désirer.

Quand la lune se leva, le ciel était lavé. L’enfant attendit que le sommeil eût pris tous les vieillards las, lui-même debout contre la vitre, car il craignait de s’endormir s’il s’allongeait sur son lit. Quand tout fut éteint, sauf la lune, il ouvrit la fenêtre et se laissa glisser sur le toît plat du cagibi qui se trouvait juste au-dessous, réveillant par sa chute les lapins affolés. Il s’en alla dans la clarté dangereuse vers l’arbre.

Des gouttes de pluie, tardives, tombaient de l’arbre sur les dos invisibles des démons et des anges qui devaient se tenir là, tapis dans les sillons creux. Longtemps, l’enfant resta comme fasciné par l’extaordinaire spectacle. L’Etre semblait avoir deux têtes; celle dont l’enfant rêvait parfois, blanche, paisible et douce, s’appuyait maintenant contre une figure horrible, pareille à ces masques tout noirs, aux dents blanches et aux sourcils rouges qu’on vend les veilles de carnaval. Au-dessous des bandes rouges, épaisses, brillaient sans sourciller des yeux. Puis, le masque féroce à l’aspect de tête de mort disparut tout à coup, comme s’il s’était glissé le long de la colonne vertébrale de l’Etre, jusqu’à ce bout de « queue » qui dans l’herbe battait irrité. Alors le combat commença.

Cogné de droite et de gauche, comme un rat secoué par un chien, en avant, en arrière, de haut en bas et en grands cercles, l’enfant se glissait dans le sillon sous les branches, rampait, se courbait, essayant de fuir les coups de l’homme et du serpent. Car, maintenant, il voyait que l’être sans poil n’était qu’un homme et les rayures noires, fuyantes, le corps d’un énorme reptile qui enserrait l’homme de la tête aux pieds, du ventre à la tête plutôt, retombant négligemment dans le dos de l’homme, ainsi que cette fourrure pelée mais longue que grand-maman portait les jours de fête. Et la bête et l’homme combattaient.

C’était une magnifique bataille, mais l’enfant ne pouvait pas réellement admirer, car il y avait en lui trop de pitié pour l’Homme, une pitié hurlante, et trop de peur pour soi-même. Une vibration intense, frémissement oscillant, le parcourait tout entier, cependant que les lueurs naissantes du jour commençaient de scintiller et de danser à travers les brumes de l’aube. Et lui-même, l’enfant, il dansait de peur, piétinant dans son délire les sillons fraîchement labourés. Pour la première fois, il voyait l’Etre double dans une douteuse clarté, découvrait douloureusement ses grands yeux rougis de larmes non versées, les meurtrissures profondes qui le marquaient au ventre, à la poitrine, au cou, au visage même, partout où l’autre bête apposait son empreinte. Son lit avait été trop chaud et trop douillet, l’atmosphère de sa chambre trop tiède. Il se repentait de tous ces bien-être auxquels il s’était complu, d’ailleurs honteux de s’en repentir puisque ceux qu’il chérissait n’eussent pas admis que le bien-être fût un mal.

Mais tout cela ni rien n’avait plus d’importance; à coup sûr il allait mourir avant le jour. Il attendait toujours la mort lorsque, avec le premier rayon de gai soleil, le piétinement s’arrêta, comme si la lumière avait été un ordre. Mais, avant que le bruit eût fini de résonner dans sa tête, tout avait disparu, l’Homme, son fardeau froid, la crainte, les ombres des anges. A la place de tout se tenait le grand-père et l’enfant s’élança sur la poitrine du vieux.

– Je l’ai vu; il y a un serpent avec lui.

Le vieux l’avait repoussé. Il avait dit :

– Quand tu auras vécu aussi longtemps que moi…

Et, maintenant, il parlait encore, d’une voix méchante. Il disait :

– Non, tu n’aimes pas Dieu! Attends! Je vais te le faire aimer, moi!

D’une seule main, suspendu à une branche basse de l’arbre, la brisant net, il commençait de frapper. Il cognait de toutes ses forces, ne pensant pas à punir, mais plutôt à se venger – de la ténacité, de l’endurcissement de l’enfant, comme de la mauvaise foi d’un homme.

Dès le premier coup, l’enfant s’était jeté contre l’arbre, qu’il embrassait de ses bras. Recouvert de la fureur, de la haine de son bourreau, il savait quel visage l’avait épouvanté, mais il savait aussi pourquoi il combattait, seul comme l’Etre, à son tour. Chaque zébrure de la branche était sur ses épaules et sur ses reins un nouveau repli du serpent.

Le vieux donna bien dix coups avant de s’arrêter, stupide tout à coup de n’avoir entendu ni un cri ni une plainte. Sans jeter le bâton, il saisit son petit-fils, le retourna vers lui. Les larmes étaient là, dans les yeux, sur les joues qu’elles avaient recouvertes ainsi qu’une rosée. Mais dans le coeur de l’enfant, il ny avait pas une larme. Sa bouche souriait et son visage bouffi et blanc rayonnait comme la lune brillante.

Jean-Charles Pichon 1958



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Jean-Charles Pichon et la science-fiction

Jean-Paul Debenat

Pont Saint Martin

le 26 juin 2006

Depuis quelques semaines, je devais confier à mon frère Pierre-Jean un texte sur les mythes dans la SF d’aujourd’hui. La disparition de Jean-Charles Pichon en ce solstice d’été 2006 m’incite à retrouver ce texte sans plus tarder et à rédiger ces lignes en guise d’hommage à celui qui fut un maître et un ami.

Sans les conseils de Jean-Charles Pichon de nombreux ouvrages me seraient demeurés opaques ou auraient livré une partie infime seulement de leurs richesses.

Jean-Charles Pichon me prodigua ses conseils pour la première fois il y a 25 ans. Muni de la recommandation d’un membre de sa famille, je frappai à sa porte un dimanche d’automne.

Je voulais mettre en lumière les mythes qui sous-tendent les romans de Robert Anson Heinlein (1907-1998). J’avais limité mon choix aux quatre romans de cet auteur qui furent couronnés du Prix Hugo (aux Etats-Unis, le Prix Hugo est décerné chaque année depuis 1953 au meilleur ouvrage de SF).

Or, on peut être attiré par la mythologie sans la connaître vraiment, ce qui était mon cas. Mon savoir se limitait à des bribes de légendes grecques et romaines.

Jean-Charles m’écouta puis il déclara:

« Vous voulez savoir si Robert A. Heinlein traite de grands mythes qui n’ont cessé d’animer les diverses époques que l’Humanité a traversées. Peu importe que vous préfériez appeler ces mythes des Dieux; Platon les nommait Idées, Leibniz les appelait Monades, Carl Gustav Jung les baptisa Archétypes … certains les nomment Structures. Peu importe l’étiquette que vous choisirez dès l’instant où vous montrerez à quel point ces entités sont présentes et actives. Pour cela, il vous faudra relire [!] les grands livres, ceux qui ont survécu précisément parce qu’ils véhiculent les grands mythes. Ces ouvrages ont pour titre L’Iliade et l’Odyssée, la Bible, le Coran, La Divine Comédie, Don Quichotte, le Théâtre de Shakespeare, les poèmes de Victor Hugo, Les Sept Piliers de la Sagesse, etc.

Lorsque vous aurez côtoyé au travers de ces oeuvres les mythes qui apparaissent avec plus ou moins de force selon les époques, vous serez en mesure de les reconnaître dans la production romanesque de l’auteur que vous avez choisi d’étudier ».

La tâche me sembla écrasante mais elle porta ses fruits. Je continue de suivre le conseil de Jean-Charles et ainsi, petit à petit, les facettes cachées de la littérature – ou de la peinture, sculpture voire architecture – s’éclairent enfin.

Avec quelques précurseurs, Mircéa Eliade à la fin de sa vie ainsi que Joseph Campbell, sans oublier C.G. Jung, Jean-Charles Pichon avait compris que les véhicules privilégiés des mythes sont les contes d’aujourd’hui, à savoir les romans d’aventures et surtout de « fantasy », et de SF. A ce titre, il sut leur accorder, sous le regard volontiers méprisant de l’intelligentsia, la place qu’ils méritent.

Dans la domaine de la SF, Jean-Charles Pichon écrivit Les Témoins de l’Apocalypse (Robert Laffont, 1964) et Borille (Grasset, 1966). Espérons qu’ils seront réédités un jour prochain. Cependant, on trouve chez e-dite: Le Retour à la Ville (2004) et La Folie-Merlin (2006).

Illustration Pierre-Jean Debenat

La science-fiction: miroir prophétique ?

(extrait)

« Les Témoins commentent, résument ou illustrent certaines des théories anciennes dont je me suis fait l’historien » écrit J.C.Pichon dans l’avant-propos de son roman (1964).

Ce livre constitué d’archives du futur comporte des textes rédigés par quatre témoins. Le premier d’entre eux, Julien Béraud, physicien devenu diplomate, décrit les événements des 21è et 22è siècles.

Le 21è siècle: « le Siècle Doré, dont poètes et romanciers entretiennent encore de nos jours la permanente nostalgie. Toutes nos vraies libertés datent de cet âge heureux: suppression de l’argent, droit au plaisir dirigé, à la « culture digeste » « .

Les peuples s’acceptent « divers et comparables ».

Pour être précis, Béraud date le début de son journal de 2169. L’islam a gagné en influence, aux U.S.A. entre autres. Mais un fléau se dessine: la radioactivité décime les populations du globe.

« On accumule des milliers de grains de sable sans changer, disons la face du monde; mais un seul grain fait naître cette réalité nouvelle: un tas de sable ».

Le seuil est franchi: 5 à 6 milliards d’humains ont péri.

Un prophète arabe, Adjaran, a prédit la catastrophe. Il sera jugé et condamné, « coupable de haine contre l’humanité », à la manière des chrétiens du 1er siècle de notre ère.

En 2174, Julien Béraud est Représentant Légal desU.S.A. à Rome. Les téléspectateurs se réjouissent d’une merveilleuse nouvelle: « télévision totale, où le double, et non plus l’image, de l’événement sera communiqué au téléspectateur… »

Les aérodromes remplacent les arènes antiques: on y donne des combats d’avions de chasse, des parachutages-suicide.

Mais un jeune prêcheur de 16 ans inquiète le Vatican. Le temps de l’Amour est révolu; voici venu celui de la Liberté:

« Quel est le meilleur, du verre ou du vin? Boit-on le verre? Nous donne-t-il la joie? Apaise-t-il la soif? Mais si le vin n’était contenu dans le verre, pourrais-je le boire? Le vin se répandrait par terre et se perdrait. Ainsi de la liberté de l’homme. Elle seule exalte et désaltère. Mais si rien ne la contient, personne n’y goûtera jamais. Elle sera perdue pour tout le monde. »

Vitelio, le jeune homme vient de signer son arrêt de mort.

Le roman se poursuit en 2216 par une douzaine d’articles d’un certain Michaël Bart, journaliste à New-York.

L’empire américain est dirigé par l’Empereur Iron, qui dit-on, a fait assassiner sa mère l’impératrice Akrine.

Le défilé des masques est révélateur: derrière Renec se cache le philosophe Sénèque, derrière le général Hullin, le préfet de police Tigellin, derrière Petton, l’écrivain Pétrone, etc.

Apollonius, le cyclologue, rappelle Apollonius de Tyane.

« … les événements de l’Histoire se répètent, ou plutôt se répondent, selon des « concordances » que la Table d’Apollonius a pour objet de faire apparaître. Les événements que nous vivons, ainsi, et ceux que nous allons vivre, répondent aux événements des premiers siècles de l’ère chrétienne,… »  ———

« Selon Apollonius, l’écart qui sépare l’un de l’autre ces « éternels retours » serait de 2138 ans. Il y a 2138 ans, l’humanité était dans la 76è année de notre ère; il est possible que les destins desU.S.A. renouvellent les destins de Rome…., possible que la Russie ait été notre Carthage, et les petits pays d’Europe l’équivalent de ce que furent autrefois les royaumes hellénistiques ».

Iron, inspiré par les travaux d’Apollonius, entreprend la rédaction d’une histoire des religions fondée sur le cheminement des astres. Dans son théâtre, à Washington, Iron organise des joutes philosophico-religieuses auxquelles participe l’écrivain Petton. Les prophètes, les inspirés y sont conviés. Un certain Simon le Magicien y apparaît lors d’une séance historique; un inconnu, Samuel Ragulo, le contredit violemment ce qui nous permet de l’identifier à Paul de Tarse.

Ragulo prêche le Versalisme annoncé par le prophète Vitelio, mort quarante ans plus tôt. Si Iron pressent – et cela est tout à son honneur – la mort des dieux anciens, Ragulo craint qu’il ne tente de créer Dieu dans l’heure et par tous les moyens.

Puis le 14 août 2222, New-York disparaît sous les eaux.

Le Sénat accuse Iron d’avoir fait exploser une bombe nucléaire, par l’intermédiaire du général Hullin, au-dessus du pôle Nord.

Iron mérite-t-il l’étiquette de naufrageur d’une grande partie de l’humanité, tout comme l’on accusa Néron de l’incendie de Rome? Ragulo ne le croit pas.

Il s’agirait plutôt d’un complot des Grandes Familles Catholiques, d’une partie du Sénat et de l’Armée.

« [Ragulo] aime l’Empereur, bien qu’il doive le combattre. Il ne voit pas en lui un fou, un criminel, mais un homme égaré par ses superstitions. Il ne voit qu’un esprit faible dans le tyran le plus dément de l’Histoire ».

Le lecteur s’en doute: le règne d’Iron/Néron s’achève dans le désordre: les décrets de spoliation accablent les citoyens fortunés, l’empereur perd ses amis. Seuls ses agents, de jeunes adolescents, lui demeurent fidèles. Il prend la fuite vers l’Europe mais son avion s’écrase sans survivant.

Le roman de Pichon s’achève en l’an 2550 – ou en l’an 391 de l’ère nouvelle du Versalisme.

Mais Pichon n’était pas le seul dans ces années 60 à se pencher sur le phénomène religieux – dans le cadre de l’Histoire cyclique.

En effet, en 1961, l’écrivain américain Robert Heinlein publia En Terre Etrangère, qui devint la Bible de toute une jeunesse. L’auteur y raconte la venue sur terre d’un nouveau messie, Valentin Michael Smith, être mi-terrien mi-martien. Micheal, le merveilleux androgyne, porte un regard naïf sur le monde terrestre. Il y voit régner la technologie, le confort, la sécurité, l’image et l’information sous toutes ses formes, l’argent, la sexualité.

Il constate que le mythe de la Vierge existe encore sous la forme de la Préservation, car il ne s’agit que de maintenir, de conserver.

L’Amour est devenu altruisme, synonyme de bons sentiments et d’hypocrisie; la Justice a dégénéré; la Création est morte, remplacée par le modèle, la mode, le plagiat, la copie conforme: le mythe du Double, qui mène ici au simulacre, est à l’oeuvre.

Aisance matérielle, spéculations financières, soif de loisirs, nous retrouvons le 21è siècle des Témoins de l’Apocalypse. Et dans ce siècle dominé par l’abstraction rationnelle, c’est s’opposer aux rationalistes que de défendre le langage du symbole.

Le langage métaphorique, celui du fabuliste, du prophète, du poète, du romancier parfois, éclaire, éveille et révèle. Heinlein le souligne lorsque l’interprète arabe et musulman de Michael insiste sur les similitudes des langues arabe et martienne.

Pichon écrit quant à lui:

« C’est l’absurde, la métaphore, le mythe qui crée les langages nouveaux, les formes neuves: les pyramides, le temple, la cathédrale; et c’est l’absurde qui fait progresser l’homme, car il détruit la planification, il interdit l’orgueil et nous livre sans défense à Dieu ».

De même que le Christ rejetait les armes, tendait l’autre joue, pardonnait à la femme adultère, Vitelio et Valentin Michael Smith proposent un renversement inconcevable et scandaleux. En l’occurence lorsqu’on parle de haine et donc d’ennemi, il s’agit de devenir cet ennemi. Tel est le sens du verbe martien grok:

« Il signifie peur, il signifie amour, il signifie haine – la haine véritable, car selon la carte martienne, on ne peut haïr une chose, à moins de la groker, de la comprendre si profondément que l’on se fonde avec elle et qu’elle se fonde avec soi – alors on sait haïr ». (Robert Heinlein).

Propos que l’on rapprochera de ceux que Pichon place dans la bouche de l’empereur Iron:

« Comprendre l’adversaire! » disions-nous mon ami? Non: il faut le pénétrer! Il faut entrer en lui comme dans une cire molle, il faut en faire le cercle dont on sera le Centre… »

On ne peut évoquer les romans de Pichon et Heinlein sans y ajouter celui de Frank Herbert, Dune, autre livre-culte paru en 1965, soit un an après Les Témoins de l’Apocalypse. Herbert qualifia son roman ainsi: « an effort at prediction ». L’action se situe sur Arrakis, la planète des sables, aussi appelée Dune. Le duc Leto subit la jalousie des grandes familles de l’Empire et perd la vie en tentant d’asseoir son règne. Son fils, Paul, est accueilli comme le Mahdi par les Fremen (les hommes libres) du désert.

« Ils ont une légende, une prophétie, qui dit qu’un chef viendra à eux, enfant d’une Bene Gesserit, pour les conduire vers la liberté. Elle s’apparente au modèle messianique traditionnel ».

L’épreuve de la Brûlure, dont parle déjà J.C. Pichon dans son roman, puis celle du proscrit partageant la dure existence des hommes du désert, enfin l’unification des tribus contre la grande famille qui les exploite, placent Paul Atréides sous le triple signe de la Création, de la Fraternité et de la Liberté.

Dune est un monde en état de stagnation, désert peuplé d’îlots de résistants – les Fremen – dotés d’une morale rigide, qui parviennent tout juste à survivre. Dune vit dans l’attente d’un peuplement: physique, moral, métaphysique. Paul Atréides suscite le « mouvement » tant attendu.

Heinlein décrit le désarroi idéologique du 21è siècle, amplifié par le mythe du Double (l’Image); il décrit également l’incertitude religieuse et le mépris de la Création. Valentin Michael Smith vient remplir ce vide.

Dans Les Témoins de l’Apocalypse, la croyance au progrès humain, en la science, se révèlent palliatifs insuffisants – comme le furent le stoïcisme, l’épicurisme, l’accumulation des biens matériels au 1er siècle – vis-à-vis d’un panthéon destiné avant tout à maintenir les liens sociaux. Vitelio apparaît comme le prophète et Iron comme l’artisan de la renaissance.

Si Pichon considère, explicitement, que les nouveaux exclus, qui correspondent aux esclaves du 1er siècle, sont les jeunes, on constate que c’est précisément auprès de la jeunesse que Dune et En Terre Etrangère trouvèrent le meilleur accueil.

Pour Heinlein, Pichon et Herbert, l’un des éléments constitutifs de la renaissance est issu de l’islam, de même que l’on ne peut nier l’apport du gnosticisme et du mithraïsme dans l’avènement du christianisme.

Les emprunts à l’histoire, aux religions, à l’ésotérisme présentent des variantes et le ton des trois ouvrages diffère. Mais l’aspect essentiel commun aux trois romans réside dans la description du vide, de l’attente et du renouveau. En ce sens, ils constituent, chacun, une spéculation mythologique des plus stimulantes.

Profitons-en, ici, pour citer le romancier algérien Mohammed Dib:

« Dans les meilleurs [des romans de S.F.], tout comme à travers le langage transparent et sybillin des rêves, ne voit-on pas les hantises, les désirs, les terreurs, les mythes anciens et modernes les plus actifs comme les aspirations les plus profondes de l’âme humaine, faire surface et se montrer à nous mieux que dans la littérature dite « réaliste »? ».

Jean-Paul Debenat


Jean-Charles Pichon et la SF.

La Science-Fiction est un vaste domaine qui a donné naissance à d’innombrables études et commentaires. Parmi des milliers de pages de verbiage surnagent quelques textes pertinents. Celui de Jean-Charles Pichon paru dans la revue Europe (juillet-août 1957) éclaire le cercle des praticiens du « réalisme irrationel », ceux qui, provisoirement, nous apporteront la clé de ce que nous cherchons.

Le texte de Jean-Charles Pichon, que je découvris presque trente ans après sa publication, me frappa par sa perspicacité. Il témoigne d’une connaissance profonde de la SF dans son ensemble. A cette époque, JC Pichon publia quelques nouvelles , banales à dire vrai, dans la défunte revue Fiction. Mais sans doute se préparait-il à des publications d’un tout autre intérêt: les romans Les Témoins de l’Apocalypse (Laffont, 1964) et Borille (Grasset, 1966) en offrent la preuve.

La SF apporta, en particulier entre 1950 et les années 1970, un souffle de liberté. Ce fut une époque pesante au plan idéologique. La Guerre Froide battait son plein et les penseurs de l’époque brandissaient de grandes idées. La SF traitait de thèmes négligés par la littérature conventionnelle, celle des prix littéraires annuels entre autres. En effet, qui osait spéculer – de speculum, miroir en latin – sur le mythe gémellique, celui du Double, de l’Image, du Simulacre, de l’Avatar? Ou bien celui du Serpent, du Savoir scientifique tel l’ADN que le généticien manipule, ou encore tel le Savoir technologique que l’informaticien refond dans son creuset virtuel. Qui pouvait mieux illustrer le mythe de la Hiérarchie, la domination dite douce (si l’on peut qualifier ainsi le libéralisme à tout crin) ou la domination brutale d’un Ordre Noir toujours prêt à renaître?

Dès 1950, les auteurs de SF ouvraient des fenêtres sur des mondes ressemblant de fort près au nôtre. Il y eut RayBradbury avec Farenheit 451 (1963), digne héritier du 1984 de George Orwell (1948).

En 1961, Robert Heinlein signa En Terre Etrangère mettant en scène un messie mi-terrien, mi-martien venu apporter une nouvelle religion fondée sur la liberté et visant à remplacer un Jésus d’Amour et de Charité. On trouvera un thème similaire dans Dune (1965) de Frank Herbert, autre roman culte qui décrit l’attente d’un peuplement tout à la fois physique, moral et métaphysique.

En 1964, JC Pichon écrit Les Témoins de l’Apocalypse et place le phénomène du renouveau religieux dans le cadre de l’histoire cyclique.

Bientôt le thème de la déshumanisation de l’homme, et la place grandissante octroyée aux machines, se répand grâce à des écrivains visionnaires; comme Philip K. Dick dont le roman Blade Runner (1968) devint un film, désormais considéré comme un classique, grâce au réalisateur Ridley Scott (1982).

Le monde de l’Intelligence Artificielle gagne en ampleur dans les années 1980 et William Gibson le baptise cyberspace dans le roman Neuromancien (1984), qui fera date. Les cyberpunks évoluent au sein d’Intelligences Artificielles de plus en plus complexes, reliées entre elles. Ces univers supplantent la « réalité ordinaire » qui devient étrangère aux héros de Gibson.

En 1994, John Barnes livre un roman, La Mère des Tempêtes, qui souligne l’extension des changements climatiques. Par ce roman catastrophique décrivant les conséquencesde cyclones à répétition, l’auteur illustre le mythe du Double, du Contenant et du Contenu, du Serpent dégénéré. Il illustre également la notion de cycle dans un décor sociologique. Or cette composante sociologique est mise au service de la cyclologie, telle que la définit Jean-Charles Pichon dans Les Témoins de l’Apocalypse et cela semble suffisamment nouveau pour qu’on le souligne.

Dès 1957, le texte de Jean-Charles Pichon traitait des richesses de la Fiction Spéculative, appellation que Robert Heinlein préférait à celle de Science-Fiction.

Pour ma part, j’approuvais pleinement la conclusion de JC Pichon:

« … il n’est pas impossible que la science-fiction soit aujourd’hui l’unique moyen de nous faire réfléchir sur des problèmes fondamentaux que l’outrecuidance des professeurs, la mauvaise foi des édiles et la futilité des écrivains « sérieux » passent allègrement sous silence ».

Jean-Paul Debenat.

Novembre 2007.

Illustration Pierre-Jean Debenat

SCIENCE-FICTION

OU REALISME IRRATIONNEL ?

Si l’on entend par « science-fiction » toute tentative romanesque d’imaginer l’avenir à partir des assertions immédiates de la Science, ce n’est pas assez dire que la chose a précédé le nom. Elle a pratiquement existé aussi longtemps que le nom n’a pas été créé: Jules Verne en est le plus illustre et peut-être unique représentant (bien que, d’Alphonse Allais à Bradbury, de très nombreux écrivains en aient étudié tous les prolongements possibles – jusqu’aux voies de garage de la poésie néo-romantique et de l’humour noir).

C’était le temps heureux de la philosophie positiviste et de L’Avenir de la Science, où les plus grands esprits feignaient de ne pas douter que la photographie, l’éclairage au gaz et la prochaine aviation allaient rendre l’âge d’or aux hommes, ou plutôt le leur donner, car l’hypothèse du Paradis perdu avait rejoint le chaudron de la sorcière, la baguette de Merlin et bien d’autres vieilles lunes.

L’homme, ce singe évolué, désapprenait de monter aux arbres pour édifier des gratte-ciel; il quadruplait, quintuplerait bientôt sa propre vitesse horaire par l’auto et le train. Il connaissait tous les secrets de l’univers (hormis ces plaisanteries : son pourquoi et sa cause); dans un monde sans problème, il vivait sans besoins, sinon celui de satisfaire entièrement son appétit nouveau de confort et d’assise.

Dès Wells pourtant d’étranges inquiétudes hantent l’Eden réinventé. Comme ses devanciers, l’auteur de « La Guerre des Mondes » se tourne vers l’ailleurs, les dernières inconnues, mais ces inconnues sont des démons inédits : le créateur de monstres, les horribles Sélénites, la fin de la terre elle-même. Il n’est d’oasis dans son oeuvre que le passage d’un ange (La merveilleuse visite), grâce auquel brillent d’un vif éclat toutes les superstitions retrouvées.

L’homme de science aurait-il réalisé trop vite les rêves de l’homme de la rue ? Le confort étend sa grande main pâle sur tout ce qu’on peut désirer. Les voix de l’univers sont dans votre chambre, votre propre voix n’importe où; le froid et la chaleur, le son et la lumière, la vitesse et l’image, tout est domestiqué – sans oublier la douleur et la mort, l’une combattue dans les hôpitaux, l’autre multipliée sur les champs de bataille. Tout cela ne fait pas un paradis.

Pour certains esprits, la bombe atomique marque le tournant. Il a fallu que naisse ce jouet monstrueux pour que les hommes de science eux-mêmes, saisis d’effroi, abandonnent leur laboratoire et, ceignant la robe du prophète, crient dans le désert à leur tour. Mais ce n’est qu’une illusion de plus. Dans l’univers sans rêve, sans souffrance, sans irrationnel que la technique édifie, le danger le plus grave n’est pas de mourir vite mais de vivre mal longtemps.

Cette inquiétude nouvelle, qu’on pouvait percevoir dès le siècle dernier dans les authentiques prophéties de Baudelaire, de Rimbaud, de Charles Cros (d’Anatole France et de Jarry un peu plus tard), il a fallu attendre le romancier Huxley pour qu’elle soit entendue du grand public. Le Meilleur des Mondes apparaît ainsi comme le premier ouvrage réellement inspiré par le refus angoissé du monde factice moderne, le premier à donner une image fidèle de notre humanité robotisée. Mais paradoxalement, il marque aussi la fin de cette chose que nul encore n’avait nommée la science-fiction.

Des centaines d’écrivains, sans doute, n’ont pas cessé depuis vingt ans de redire à tous les échos la plainte géniale d’Aldous Huxley : certains, naïvement, en puisant dans les mystères de la cybernétique et de l’atome les horrifiantes visions des robots maîtres de l’univers, de la « dernière des guerres » ou des monstres procréés par les radiations nucléaires; d’autres, plus subtils, en évoquant très simplement le déséquilibre, la démence de l’homme esclave de son frigidaire, de son pick-up, de sa télévision, de sa voiture de course ou de l’omniprésente publicité. Mais les premiers ne font pas de la science plus que les auteurs de romans d’aventure ne pratiquent la psychologie; les seconds ne font pas, hélas ! de la fiction – et ce qu’ils datent faussement de l’an 2000, il suffit de sortir dans la rue pour le constater de ses propres yeux.

Son aspect a-scientifique (anti-scientifique plutôt), est en effet le caractère à coup sûr le plus évident de cette littérature, née de la science.

Einstein et Louis de Broglie, Jean Rostand et Schweitzer n’ont pas jeté des cris plus épouvantés ni fait entendre des appels plus solennels que les écrivains de « science-fiction » depuis que le mot existe et ne signifie plus rien. Une indiscutable unanimité ressort de ces milliers de pages, du célèbre « 1984 » jusqu’au « Fahrenheit 451 » de Bradbury (sans oublier « Cités d’acier » d’Asimov, « Le lendemain de la machine » de Rayer, « Les humanoïdes » de Williamson. Mais il faudrait en citer cent.), issues du « Meilleur des Mondes » : ni la radio et la télévision, ni la pénicilline et la publicité, ni l’énergie nucléaire et le satellite artificiel ne sauveront l’homme de la démence qui l’assaille et de la catastrophe qui l’attend.

En matière d’art, l’unanimité n’est pas une vertu. Bien des lecteurs non prévenus, intéressés par un premier ouvrage, se sont détournés du « space-opera » dès après le troisième ou quatrième livre parce qu’ils y voyaient toujours raconter la même histoire, brandir la même menace de la fin de l’humanité ou, au mieux, de son retour à l’âge des cavernes quand, selon le mot d’Einstein, la dernière arme de l’homme sera un morceau de pierre taillée.

Je me souviens de la première fois où j’ai lu cette prophétie(la première tout au moins depuis ma découverte de Nostradamus). Le livre était « Ravage » de Barjavel. J’en fus frappé alors. A la vingtième mouture de ce classique récit, je n’étais plus que très las. Timide espoir d’une vie pastorale, d’une vie patriarcale – pour les rares heureux survivants : cela rendait un son pénible, au lendemain de Vichy.

Puis, apprenant à mieux lire, j’ai compris que l’uniformité peut n’être parfois qu’illusoire. Admise l’éventualité d’une destruction totale de la technique par elle-même, quelles solutions s’offriraient à l’homme ? Ce champ d’investigation apparaît trop restreint pour que les plus minces trouvailles n’y aient pas une valeur.

Une publication mensuelle que je me dois de citer, car j’y ferai de nombreux emprunts, la revue « Fiction« , a publié dans son numéro 40 deux nouvelles extraordinaires qui traitaient ce même sujet : après la Grande Destruction, les hommes tentent de revivre. Dans l’une, Marée montante, de Marion Zimmer Bradley, un astronef revient sur la terre après une absence de cent trente ans : les occupants du navire interstellaire sont demeurés ce qu’étaient leurs pères : des esprits savants et fermés, trop convaincus de la toute puissance de la technique. Mais ceux qui les accueillent ont fui les villes, créé dans les campagnes de petites communautés anarchisantes, détruit apparemment toutes les usines au bénéfice d’un nouvel artisanat. Le mépris des navigateurs de l’espace pour cette inconcevable façon de vivre durera jusqu’à ce que leur soit découverte une autre réalité : les barbares n’ignorent ni la radio ni les antibiotiques, ni l’avion ni la bombe; ils les ont seulement apprivoisés en vivant comme s’ils ne les connaissaient pas.

– Vous avez, dit l’un des « barbares », des extincteurs sur votre navire. Les gardez-vous sous la main même lorsque vous êtes à table, ou les laissez-vous dans un coin pour le jour jour où vous aurez besoin ?

La seconde nouvelle, Superstition, de Poul Anderson, va sans doute beaucoup plus loin. Là encore, au lendemain de la Catastrophe, l’homme n’a rejeté aucune de ses acquisitions : il utilise même les navires de l’espace. Mais les plus « civilisés » vivent comme les Indiens du Pérou, auxquels ils ont emprunté leurs rites, leurs tabous et leurs dieux. Le vrai chef du navire n’est pas le commandant, mais une jeune femme inspirée, la Sorcière, que la Loi Nouvelle leur fait un devoir d’écouter.

Un homme n’admet pas cette loi : jeune aspirant tout sorti de l’Ecole, il se refuse à voir dans la Science une autre superstition. Lorsqu’on lui dit qu’il est dans la nature des choses qu’une danse de la pluie amène la pluie, de même qu’un circuit oscillatoire émette des ondes radio, il s’écrie triomphalement :

– Mais imaginez que la danse ait lieu et qu’il ne pleuve pas ?

– Imaginez, lui dit-on, que votre circuit radio ne marche pas ?

Il chercherait pourquoi, le réparerait alors.

– Si une danse de la pluie échoue, le sorcier fait un examen, il trouve ce qu’il croit contraire, il fait amende et organise une nouvelle danse. Tôt ou tard, cela réussit. Quant à vous, Lieutenant Hall, je ne crois pas que vous réussissiez à réparer votre radio du premier coup non plus…

Il vaudrait de citer toute la nouvelle, non seulement parce qu’elle pose en clair le problème trop actuel de la domination de la matière, mais aussi parce qu’elle éclaire singulièrement l’une des particularités les moins comprises de la science-fiction : le retour aux fables et aux légendes d’antan, ou plutôt la tentative de rénover les plus anciennes traditions initiatiques de l’humanité, afin de les accorder aux exigences du monde technologique d’aujourd’hui.

Je pense, entre autres, à l’admirable Shambleau de C.-L. Moore, à Je suis une légende de Matheson, aux Enfants d’Icare d’A.-C. Clarke, ou à ce roman de Jean Ray où les thèmes mythologiques sont repris, actualisés et rajeunis par une forme inédite. Les vampires, les démons, les fées, Lucifer même n’y sont plus seulement décrits comme des symboles et des mythes mais manifestés comme des résonances de la vieille inquiétude humaine. Chez les plus grands de ces écrivains et chez le créateur du genre, Lovecraft, l’angoisse ne naît certes pas de l’affabulation mythique mais apparaît développée, agrandie à l’échelle du temps par une constante référence au passé de l’humanité. Elle torture l’esprit du lecteur comme le ferait cette évidence que l’homme est prisonnier de forces qu’il ignore et que la technique n’a pas dominées.

Quelles peuvent être ces forces ? Ce n’est pas au romancier de nous le dire, moins qu’à tout autre au romancier de science-fiction, que ses méthodes de détection (d’introspection ?) apparentent plutôt au poète qu’à l’écrivain naturaliste.

A la lecture de Marianne Andrau, de Jacques Sternberg, d’Arthur C. Clarke, de Zenna Henderson, etc. il apparaît vite en effet que ces conteurs n’auraient eu que la ressource, il y a trente ans, du poème dadaïste et de l’écriture automatique. Si le mot « surréaliste » présente un sens, ce n’est pas chez André Breton qu’on peut le trouver, mais chez ces prospecteurs du sur-réel qui, pour pénétrer l’univers interdit où le subconscient secrète ses monstres, ont renoncé non seulement à toutes les méthodes scientifiques connues mais à la raison elle-même.

Sans doute, cet éloignement de la pensée consciente a été précédé, amené par des années de tâtonnements et d’innombrables ouvrages d’imagination feuilletonnesque. L’espace et le temps, la galaxie tout comme l’avenir et le passé, ont été les réservoirs inépuisables des fictions les plus délirantes, et l’on voit bien, ici encore, que le lecteur profane a pu être abusé par l’apparente naïveté de ces récits de cauchemar que traversent des fleurs mortelles, des animaux-vampires, des symboles vivants, des corps sans forme ou transformables, des énergies suspendues. Ces phantasmes cependant, quand un Van Vogt leur donne la vie, m’apparaissent à peine transposés de nos angoisses d’enfant et du mystère des nombres.

J’ai souvent vu préférer à ces tumultueux poèmes les longs récits ironiques où, sous le voile d’un « voyage dans le temps », nous est opposée la confrontation de nos manières de vivre avec celles d’un Viking ou d’un homme de la préhistoire. Ici, la satire se donne libre cours. Les grandes ombres de Gargantua, de Gulliver, de Micromégas fournissent ses lettres de noblesse à l’art de dépayser pour mieux faire comprendre.

Dans les deux cas pourtant ce même but est recherché d’étonner le lecteur, de le rejeter hors de ses habitudes de pensée, de le préparer enfin à l’indicible par une prise de conscience plus vive de l’universelle relativité. Le « space-opéra », de même que le pamphlet para-historique, ne fait que nous redire : « Nous ne sommes sûrs de rien et notre assurance sur certaines matières n’est jamais qu’un manque d’imagination. »

L’arrivée de ces voyageurs d’un autre espace a été captée au radar : on a reçu leur message. Mais on ne les voit pas se poser et on les cherche en vain sur la piste de l’aérodrome : c’est qu’ils ont la taille des microbes. Ailleurs, ces habitants d’un petit bourg tournent sans fin dans le dédale de leurs rues; le curé parait périodiquement à la porte de sa sacristie, le garde-voie régulièrement lève et abaisse son passage à niveau et Madame Pipelet, tout aussi méthodiquement, ses rideaux de cretonne : ce sont les habitants de la ville-jouet (Chad Oliver) et le bord d’une table est leur abîme. Ailleurs encore, les chats, les chiens dirigent le monde, les bêtes font la leçon aux hommes, des cités croissent et s’écroulent dans un autre temps que le nôtre, quelque chose qui est en nous et qu’on ne sait pas cesse de nous permettre de vivre.

Il est dans la nature (?) de l’homme que ce rejet par la raison d’une vérité absolue s’accompagne d’une intolérable angoisse. Le maître du relatif dans le domaine de la fiction, Jorge Luis Borges, ne trouve pas ici et là des accents moins désespérés que les philosophes de l’absurde. Ses paysages insaisissables, ses bibliothèques géantes où pas un livre ne reproduit exactement un autre livre, ses héros qui ne sont que les rêves d’êtres « un peu inhumains » que d’autres rêvent à leur tour expriment tout autant que le « ça » de Kierkegaard, le château de Kafka, l’éternel retour de Nietzsche, l’impuissance de l’esprit à cerner le réel et son désarroi de ne pas le pouvoir.

Tout se passe comme si nous avions perdu une « clé » sans laquelle nous ne pouvons ouvrir ni la porte du bonheur ni celle de la connaissance mais dont la possession peut-être nous ferait mourir (comme dans la belle nouvelle de Philip Mac Donald : Domaine interdit). La recherche de clé est depuis trente siècles l’unique propos de la philosophie et de la religion; depuis un siècle et demi, le propos de la science, mais, depuis très peu, le propos de tout être pensant. Soit que son esprit soudain ait évolué très vite, soit que la destruction des principes anciens le laisse vide et abandonné, l’homme d’aujourd’hui ne peut plus vivre sans comprendre. Quiconque écrit maintenant exprime à sa façon ce désespoir et ce refus, et ce n’est sans doute pas un simple hasard si les plus séduisantes histoires de science-fiction nous viennent du monde anglo-saxon et d’Amérique, celui-là fatigué de sa morale étroite, celle-ci saturée de rationalisme.

Tout n’est pas excellent, ni même très original, dans cette littérature dite « d’évasion ». Comme l’adolescent qui s’enfuit de chez lui est prêt à suivre quiconque lui parlera un langage autre que le langage paternel, l’écrivain fantastique écoute toutes les voix qui ne lui parlent pas raison. Tout ce que l’occultisme, la magie, les initiés ont gardé jalousement, secrètement, au cours des siècles – en dépit des rois et prêtres hier, de l’Ordre des médecins aujourd’hui – est recherché, retrouvé, catalogué enfin sous les noms à demi-officiels de paraquelque chose. L’envoûtement, la télépathie, le transfert de masse, le r^ve, le spiritisme, l’hypnotisme, la topologie (volontairement j’assemble ce qui n’est pas assemblable) constituent un domaine de choix pour ce réalisme irrationnel faussement nommé science-fiction.

Il serait impossible en si peu de pages et d’ailleurs sans intérêt d’établir une nomenclature de tous les embranchements qui mènent à ce domaine. La plus grande partie des histoires qui s’y réfèrent sont écrites en effet avec humour sinon avec loufoquerie. Quand le thème est sérieusement traité (je pense aux récits de Zenna Henderson, de J.-T. Mac Intosh ou de Stapleton), ce n’est jamais que pour souligner la quasi-impossibilité pour notre esprit, au stade actuel de son évolution, de s’adapter à ces talents surhumains.

Même s’il arrive parfois qu’un très grand écrivain, comme C. S. Lewis, nous rende sensible organiquement en quoi consiste cette impossibilité. Dans son récit, Le pays factice, le narrateur pénètre dans l’esprit d’une femme qu’il voit pour la première fois. Ce qu’il y découvre est plus déroutant pour son propre esprit que ne le serait le paysage le plus absurde; prolongée, l’expérience mènerait à la folie. On ne pense en effet qu’en termes de cohérence. Mais, si la clé existe, elle est en nous, au plus profond de nous-mêmes, dans le « ça » freudien en quoi il n’est pas interdit de voir comme un miroir du « ça » existentiel. Robert Abernathy est peut-être l’un des auteurs qui ont su le mieux romancer cette donnée abstraite. Dans son récit L’axolotl, un navigateur spatial, saisi de la folie de la solitude, rejette toute protection, ouvre les portes de son navire, détruit les appareils du bord, meurt à ce qu’il était et devient ce qu’il voulait être : sourd, aveugle, privé de l’usage de son corps et peut-être de son corps même : un être de l’espace.

Un autre texte d’Abernathy, dont j’ai oublié le titre, nous décrit l’attaque d’un astronef par des forces invisibles qui rongent les cerveaux des passagers et en prennent possession : un seul être leur résiste, l’enfant pas encore né, qui sauve ainsi sa mère mais va naître différent. « A quel point différent ! » conclut l’auteur.

Cette idée kafkaïenne de la métamorphose alimente une partie non négligeable de la littérature fantastique : de récentes expériences biologiques lui donnent des bases nouvelles. « Je est un autre », disait Rimbaud. Et il disait aussi : « Pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine ? » Nous ne nous sommes jamais sentis si engagés qu’aujourd’hui – engagés à être autres. Faudra-t-il redevenir des bêtes avant de muer en anges ? « Ce monsieur est un porc ». Faudra-t-il accepter d’être aveugles, sourds, culs-de-jatte comme les personnages de Samuel Beckett ? Ou bien, comme dans ce roman de Simak où une simple toupie est le passage de notre monde à celui de l’Eden, nous faut-il redevenir semblables à des enfants ?

Personne ne le sait et peut-être convient-il de ne pas le savoir. Le hasard est maître même dans le domaine scientifique : on ne découvre pas l’Amérique sans croire atteindre les Indes. Cet incinscient créateur, Simak encore nous en donne une amusante allégorie dans sa nouvelle Spectacle d’ombres, où nous voyons des savants étudier quinze heures par jour le problème de l’origine de la vie sans parvenir au moindre résultat – et créer la vie, par hasard, au cours des jeux qu’ils organisent le soir pour se distraire.

A ce point, il devient difficile de parler de « Science-fiction » – et de littérature même. Les romans de Van Vogt, de Simak, d’Asimov, de Clarke sont de moralistes et de métaphysiciens bien plus que de romanciers : leurs personnages ne vivent pas seulement dans un univers différent du nôtre, mais ils sont eux-mêmes différents, obéissant à des lois, une éthique, un système de pensée dont les éléments épars se trouvent dans Einstein, Broglie et Bohr aussi bien que dans Bergson, Freud, Gurdjieff et Khrisnamurti. Ils semblent avoir fait fait le partage entre le mythe, mensonger mais nécessaire et efficace, et l’abandon sans condition aux fantaisies de l’improbable. Cet auteur-ci, sans doute, est plus spiritualiste, plus matérialiste celui-là. Mais l’important n’est plus dans ces distinctions périmées. Le statisticien de l’avenir de Fondation n’est pas tellement dissemblable du prophète involontaire des Enfants d’Icare. Pour Asimov comme pour Clarke, le destin de l’humanité est contenu dans ce que nous sommes; le pourquoi de la vie se découvre en la vivant.

Il est encore trop tôt pour décider ce qui l’emporte ici, du rêve farfelu ou de l’intuition créatrice, pour décider quelle part le « réalisme irrationnel » prendra en fin de compte dans l’élaboration de la morale de main qui, provisoirement, nous apportera la clé que nous cherchons; trop tôt pour voir dans ces balbutiements l’alphabet d’un nouveau langage. Mais, de même que jadis les bouffons et les joueurs de viole étaient les seuls à dire leurs vérités aux rois, de même que les romans-feuilletons du début du XIXe siècle portaient germe un avenir socialiste auquel les meilleurs esprits se refusaient à croire, il n’est pas impossible que la scienc-fiction soit aujourd’hui l’unique moyen de nous faire réfléchir sur des problèmes fondamentaux que l’outrecuidance des professeurs, la mauvaise foi des édiles et la futilité des écrivains « sérieux » passent allégrement sous silence.

Jean-Charles Pichon

1957

En 1997, Jean-Charles Pichon écrivit pour une revue de Science-Fiction, la critique d’un roman d’Anne Mc Caffrey.

Les enfants de Damia

Par Anne Mc Caffrey

(Rendez-vous Ailleurs)

Au tout premier abord, l’histoire apparaîtra banale; telle que cent – ou bien mille – romans de science-fiction l’ont déjà dite (Van Vogt et Asimov, ici, demeurent les modèles incontournables). Une race extra-terrestre mais quasi-humaine (les Dinis) est attaquée par une race extragalactique, totalement inhumaine (les Coléoptères) : elle fait appel aux Terriens pour repousser l’envahisseur, puis pour tenter de l’anéantir.

Deux traits originaux, cependant, distinguent ce roman de ses prédécesseurs. De caractère éthique, sinon moralisant, ils illustrent tous deux le principe  le plus riche et le plus chargé d’avenir de nos démocraties : comprendre l’adversaire afin de le vaincre, l’imiter, lui ressembler, se faire lui pour éviter le conflit, triompher de la guerre et de ses désastres.

Le roman le développe, ce principe, sur deux plans.

1-     Le monde des Dinis, comme celui des Terriens, est très hiérarchisé : ce sont de Grands Etats, où la jeunesse, les adolescents apparaissent entièrement conditionnés, régis par les adultes. Il suit que les maîtres – adultes – des deux mondes ont la plus grande peine à s’entendre, sinon à s’accepter, chacun défendant son empire et sa conception de l’Univers. Au contraire, les adolescents seront naturellement fraternels. A travers l’histoire même d’un jeune humain, le héros –de sa puberté à l’âge adulte – et de celle de ses amis Dinis, c’est donc l’évolution d’une sympathie croissante et d’une alliance fructueuse qui nous est racontée. Lorsqu’un astronef des Coléoptères sera détruit et récupéré, le même héros, maître en informatique « virtuelle » sera le plus capable d’en reconstituer l’ensemble et de pénétrer, par, suite, le secret de l’ennemi : la Ruche, principe et fin de toute sa culture.

2-     Mais la distinction première, entre adolescents et adultes, n’est pas le sel fondement des deux races humaines. S’y juxtapose une distinction seconde, entre les sexes. La fille, bien qu’elle soit aimée autant que le garçon, nous apparaît comme reléguée en une activité bien moindre pour ne pas dire très amortie. Le Mystère est que, chez les Terriens, la femme-mère y a conquis des privilèges, puis une maîtrise sans cesse accrue. En une hiérarchie décidément matriarcale, mais d’abord familiale, c’est la Grand-Mère qui décide de tout et dont l’autorité – indiscutée – prévaut.

Or le second héros du livre, une héroïne, Zara, une fille à peine pubère est le seul personnage (une nouvelle Antigone) qui, transcendant la loi, va crever les défenses viriles, pénétrer dans le monde interdit : la prison de la reine Coléoptère et en pénétrer les secrets (entre autres, la terreur et la nocivité du froid).

En même temps, sur le plan purement militaire, s’est révélée la faille, la faiblesse de l’Ennemi : l’interdiction, propre à certains insectes, de la multiplicité des ruches – qui les rend de fait suicidaires, détruisant eux-mêmes ruches, reines, essaims en surnombre. Si bien que la Guerre Suprême s’achèvera sans conflit : il suffit de laisser l’Adversaire maître chez lui.

Les envahisseurs n’étaient que des évadés, condamnés à périr de froid, sinon à être exterminés par leurs propres maîtres.

On ne peut s’empêcher de songer à la réalité la plus étrange de notre temps : il n’était pas utile, pour les Américains de faire la guerre aux Russes; l’adversaire, en son sein, portait le principe même de sa destruction.

S’il faut, pour éviter le désastre, comprendre, puis devenir son adversaire, l’adolescent le peut mieux que l’adulte; la femelle y parvient plus avant que le mâle.

Doublement à méditer !

Jean-Charles Pichon


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La leçon exemplaire


Depuis une douzaine d’années, je travaille sur les seules dialectiques de notre époque, la mondialisation et la modernisation.

Est-ce que ces dialectiques peuvent être atteintes, par quels moyens, de quelle façon, est-ce qu’elles sont inconcevables ou impossibles à réaliser?

La modernisation

Ce que j’ai redécouvert, parce que d’autres l’avaient découvert avant moi, bien d’autres, c’est que cette dialectique, qui est tout autre que les dialectiques du passé, offre tout de même un caractère commun avec toutes les dialectiques que l’humanité a vécues depuis au moins 5000 ans.

Les dialectiques sont au nombre de 4. Il y a eu d’abord la perte de l’Eden, et puis l’essai de trouver une issue à cet exil. Ensuite, un rejet de l’alliance avec Dieu et aussi une recherche de la façon de concilier cet écart avec la vie de l’homme; et puis la nourriture, la nourriture qui doit venir aux affamés, à ceux qui ont besoin. Et là encore, après la perte du Graal, la recherche d’autre chose, qui se trouve être la modernisation et la mondialisation.

Dans tous ces cas, il y a une seule dialectique: il y a quelque chose qui est donné et quelque chose qui est retiré. Il y a quelque chose qui est là et quelque chose qui n’est pas là. Il y a quelque chose qu’on espère et quelque chose qu’on n’espère plus. Il y a la présence de l’Eden et l’exil de l’Eden. Il y a l’alliance avec Dieu et la mésalliance. Il y a la nourriture divine et puis il y a l’absence de nourriture. Il y a toujours une présence et une absence, une union et une désunion, et lorsqu’on considère l’histoire des 5000 ans sous cet angle, il apparaît qu’on ne peut pas trouver la modernisation des choses, parce qu’il y a toujours plutôt une sorte de retour en arrière et le désir de retour en arrière et en fait on ne veut pas aller en avant. On a peur de ce qui vient et on retourne toujours en arrière, c’est à dire que quand par exemple on perd l’Eden, quand on perd la terre première, que se passe-t-il? Les textes nous le disent, Gilgamesh va chercher son frère, Eridu, c’est à dire qu’il va chercher dans l’amitié, dans la fraternité, ce qui a été perdu dans la Création. Et finalement, les frères, quand ils seront là, il y en a un qui tuera l’autre, Caïn tuera Abel. Donc, ce n’était pas la solution, mais tout de même, on va chercher pendant plusieurs siècles à trouver ce Rama, pour prendre l’exemple indien. Et il faudra pas mal de temps pour comprendre qu’il ne s’agit pas de chercher les frères, mais que Rama c’est Brahma, le Brahma des Brahmanes et après le Brahma d’Abraham, c’est à dire le Bêlier. Mais pour revenir au Bêlier au-delà du Taureau, il aura fallu 3 ou 4 siècles, au moins.

2000 ans plus tard, lorsqu’on perd l’arche d’alliance, on va chercher non pas à aller en avant, encore une fois, on va chercher derrière, qu’est-ce qu’il y avait avant la Justice, il y avait justement la Création, la Terre première. On va revenir aux Vierges, aux Reines. On rénove l’agriculture, avec des résultats prodigieux. Mais ces Reines ne vont pas résoudre le problème et il faudra qu’apparaissent les Poissons, c’est à dire Tobie, avec le poisson qui va le suivre toute sa vie, ou bien Jonas, qui est sauvé par le poisson, etc… Il aura fallu là encore plusieurs siècles pour que cette possession de la Terre perdue donne naissance à autre chose, qui va être le Poisson.

Et, encore 2000 ans plus tard, lorsque le Graal est perdu qu’on se trouve sans nourriture, qu’on se trouve dans le manque et que les hommes deviennent des anthropophages, et bien on va d’abord chercher dans un retour à la Justice. Depuis le 18ème siècle, les Voltaire, D’Alembert, Diderot vont chercher dans la Justice ce qu’ils ont perdu dans le Poisson-nourriture. Et finalement, ce n’est pas la Justice qui peut nous sauver, mais il faudra encore pas mal de temps pour comprendre qu’il ne s’agit pas de la Justice et que ce qui est attendu, c’est l’esprit de Liberté et que ça n’a pas grand-chose à voir avec la Justice.

Dans tous les cas, on s’aperçoit qu’on ne peut pas aller plus loin, parce qu’on revient en arrière, parce qu’on a peur, on a peur de la désunion. Et il y a A et B, puisque nous sommes dans la dialectique, il y A et B qui sont là, est-ce que je vais prendre la disjonction, et bien non, ce n’est pas possible, diviser, on ne sait plus où on va, on veut rassembler ça et rassembler n’importe comment, en revenant évidemment aux croyances passées.

Donc on ne peut pas vraiment moderniser les choses parce qu’on tend de tout notre être, de toutes nos croyances, au retour en arrière.

En fin de compte, on ne pourra pas étudier ce problème, sinon le résoudre, sans admettre l’Autre. L’Autre, c’est à dire celui qui est à côté, qui est en dehors, qui n’est pas soi, qui est aussi bien d’ailleurs l’autour et l’auteur, mais aussi l’aut, qui veut dire ou. C’est l’un ou l’autre. Et cet aut, il va donner naissance à la dialectique qui partage l’être humain aujourd’hui et qui l’a partagé il y a 2000 ans, etc…

Si on veut matérialiser les choses, si on veut aller de l’avant pour être dans l’actuel, et bien il faut admettre le problème de l’Autre. Mais aussi, bien sûr, si on admet l’Autre, il faut admettre le contraire, c’est à dire le et, qui allie et qui va donner naissance à une autre quête.

Le jeu de l’et et de l’aut va déboucher sur les questions fondamentales :

Pourquoi?

Pourquoi est-ce comme ça?

Pour quoi = dans quel but ?

La mondialisation

Le problème de la mondialisation est tout autre. Parce qu’en fait, rien ne devrait empêcher – sauf évidemment notre incompétence, mais sur les siècles elle pourrait se combler – on pourrait arriver normalement à réunir tout ce qui existe dans le monde, et se satisfaire de cette généralité.

Seulement, on ne peut pas. Pourquoi?

Pourquoi aucune oeuvre, même les plus géniales, les plus complètes, les plus prodigieuses, n’arrive à cette mondialisation, n’est arrivée à cette mondialisation, et n’arrivera sans doute pas non plus aujourd’hui à cette mondialisation?

Et bien, parce que tout ça ne se passe dans l’espace, mais dans le temps. Et dans le temps, il est vrai que le monde est en perpétuel changement. Il n’est pas immobile, il n’est pas inerte, c’est quelque chose de vivant, de mouvant et par conséquent c’est ce change qui nous empêche de mondialiser les choses, parce que nous pouvons toujours les mondialiser, mais la mondialité qui est vraie dans une époque n’est plus vraie dans l’autre. C’est à dire que nous ne pouvons pas traiter de la mondialisation sans traiter du change de l’univers, du change du monde.

Et là ce sera tout autre chose, les choses seront dedans ou dehors, elles iront d’un point à un autre, elles se déplaceront et se remplaceront et se modifieront.

Donc si on veut traiter vraiment à fond ce problème de la mondialisation et de la modernisation, je suis obligé dans un cas de traiter de l’union et de la désunion, et dans l’autre cas, du maintien et du change. Qu’est-ce qui est maintenu et qu’est-ce qui change?

En fin de compte, nous allons analyser encore une fois ces deux procédés, mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les choses ne sont pas aussi simples que je les expose là rapidement.

Jean-Charles Pichon

Juillet 2005

Il a fallu ensuite trois heures à Jean-Charles pour développer les idées qu’il a esquissées dans cette introduction…

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