La vie des dieux

En 1972, parut aux Editions Payot « Les Dieux Phénoménaux », premier ouvrage d’une trilogie intitulée « La vie des dieux ». Puis suivirent « Les Dieux Humains » et « Les Dieux Etrangers ». Ce dernier livre fut réédité chez E-dite, sous le titre « Le cri articulé ». En réalité, c’est ce dernier texte que Jean-Charles tenait à voir publié. Mais, craignant que, s’il le présentait d’emblée, M. Payot ne le refusât, il proposa cette trilogie dont les deux premiers tomes consistent en un recensement thématique des diverses divinités connues depuis environ huit mille ans.

C’est un extrait de la préface des « Dieux phénoménaux » que nous vous proposons ici.

La vie des dieux

Après de longues études menées dans le dessein de collationner et de situer temporellement les traditions communes aux religions (Les cycles du retour éternel, L’homme et les dieux), aux prophéties (Le dieu du futur, Nostradamus en clair, Les témoins de l’Apocalypse), aux groupements religieux ou non (Histoire universelle des sectes et des sociétés secrètes) et aux croyances les plus diverses de l’humanité (Histoire des mythes), le présent ouvrage ne poursuit pas de telles recherches. Mais il se fonde sur elles pour tenter d’en tirer des lignes de forces capables de susciter des quêtes différentes, tournées non plus vers le passé causal, mais vers ce qui en demeure dans l’éternelle durée et qui formule par là des prospectives nouvelles.

En regard de ce but, excessif on l’avoue, les trois livres de La vie des dieux paraîtront bien naïfs à de certains esprits, leur documentation et leur rigueur insuffisantes, leur construction et leurs schémas gratuits; mais non plus qu’en regard des grandes religions du IIe millénaire av. J.-C. ou de notre Ier millénaire, ne nous apparaissent naïfs les recensements astrologiques des chaldéens ou dérisoires les Physica de Bolos et de ses successeurs, qui ont cependant conduit l’Akkadien, puis l’Egyptien, à la conscience de la Justice ou l’Hellénistique, puis le Romain, à l’exigence de l’Amour. Un embryon de figure, ici, vaut mieux que pas de figure du tout : il n’est rien de plus gratuit que les règles d’échecs, mais aucun jeu plus beau que celui qu’elles fondent.

Quant à démontrer l’urgence d’une telle quête, beaucoup douteront que ce soit nécessaire désormais. La renaissance des sectes depuis 1916, leur multiplication depuis 1928, l’éclatement des croyances purement rationalistes de l’époque 1900, les tentatives fascistes et nazies, le réveil mythologique de tous les peuples dits « sauvages », en Amérique et en Afrique, les crises religieuses qui se multiplient soudain au sein du christianisme, du bouddhisme et de l’Islam, l’engouement des civilisés pour la littérature fantastique, la révolte et l’éveil de la jeunesse, la renaissance des races dans un monde qui les nie, le structuralisme même, ou sémantique ou biologique, et bien d’autres phénomènes, innombrables en vérité, puisqu’ils vont de la restauration de l’astrologie à l’étude des pouvoirs psi, par l’évolution de la psychanalyse depuis Freud jusqu’à Jung et la croyance mondiale aux soucoupes volantes, tout atteste qu’à nouveau les hommes n’ont soif que de l’Irrationnel, officiellement rejeté deux siècles, absent de nos cités depuis cent ans et plus.

Or, le plus grand danger qui menace les peuples et les individus saisis par ce besoin n’est aucun de ceux que nous redoutons : la destruction atomique, la famine, la pollution, le racisme ou la guerre. Car l’homme a cent fois prouvé qu’il peut survivre aux fléaux. Mais les peuples atteints de la fièvre mythologique, dans le bref intervalle qui sépare l’athéisme du renouveau sacré, n’y ont de fait pas survécu : les Akkadiens et les Hellénistiques, entre autres.

On voit comment cette destruction peut se produire. L’homme qui revient au besoin de l’Irrationnel à la sortie de ce temps même où l’Irrationnel était nié pénètre dans un univers dont il ne sait rien. Il en ignore les lois et les réalités. Tout ce qui l’étonne l’attire, tout ce qui le déconcerte lui paraît admirable. Il met sur le même plan le vertige de l’érotisme, le risque de la passion, le combat des croyances, la parodie des dieux que donne, comme un spectacle, l’habile charlatan. Il lui faut se droguer ou mourir par amour, tuer ou se faire tuer, jouer tous les rôles. Par exigence de vivre, il lui faut nier la vie : le suicide stoïcien est au bout de ces quêtes.

Nous n’en sommes point là, mais le processus irréversible a débuté. Quand le savant dit qu’il faut vivre pour la Connaissance, sans se préoccuper de la conséquence de sa découverte, et le technocrate, plus étrangement encore, que l’important est de faire, sans savoir ce qu’on fait (ou bien que le Progrès se suffit à soi-même), ils parlent comme le marxiste quand il proclame qu’au prix de son paradis futur, l’enfer de l’étatisme est un mal nécessaire, ou comme le jeune révolté qui dit : « il faut détruire – et on verra, après! »

C’est que l’ignorance mythique est à son comble. Des chrétiens nient le sens du baptême (car ils ne veulent pas que l’IHS soit l’Ichtus) et d’autres nient le sens de l’eucharistie, parce qu’ils ont perdu la mémoire de la tradition fraternelle, fondée sur la magie du pain. Le disciple de Cousteau espère « le dieu de l’Eau » en ignorant que le Christ-Hermès ou le Bouddha du Petit Véhicule le furent il y a deux mille ans. Le fanatique de la science-fiction croit que les Elohim étaient d’autres hommes venus du ciel, il attend leur retour et ne sait point qu’ainsi il honore le dieu d’Air. L’alcoolique et le drogué servent Bacchus, Dionysos, sans connaître ces dieux. Chacun conçoit le sacré à sa façon, sur la foi de quelque guru non moins ignare que son disciple, de quelque livre mal traduit, mal digéré.

L’hétérogène, dont le « chercheur » fait sa friandise, n’est que le fruit de cette ignorance, où tous les rêves prolifèrent en liberté. Mais le mot nous trompe encore, car aucune liberté n’éclot dans le vertige, le risque ou le combat. Elle est elle-même une structure des plus précises, des mieux formées. Parce qu’il n’existe rien qui n’ait une forme et il n’est pas de forme qui ne soit structurée.

Ce n’est pas dire que l’homme n’ait pas le droit – ou le devoir – de poursuivre au hasard ses quêtes mythologiques. Comme nous commençons de le ressentir, il ne s’agit sans doute ni d’un droit ni d’un devoir, mais d’une exigence telle qu’on ne s’y refuse pas sans se déchirer.

Vers un « esprit » nouveau, les chemins sont multiples. La connaissance n’en est pas le seul, mais on ne peut nier que l’amour (ou la passion), la création (ou l’aventure) détruisent également les structures anciennes pour en formuler de nouvelles. Les saints ont plus changé le monde que les gnostiques et, depuis un siècle, ce sont des poètes, des peintres, des musiciens, des inventeurs qui ont créé les symboles révolutionnaires; non pas le professeur ou le technicien.

Pourtant, chacun de ces chemins, fût-ce le plus hasardeux, doit être suivi rigoureusement, comme s’il était le seul possible, quoiqu’il soit un parmi plusieurs, car on ne peut nier non plus, sur le plan historique, que les âges hétérogènes reconduisent à la rigueur des panthéons : l’akkadien à Thèbes, le séleucide à Rome, où chaque structure est reçue comme relative aux autres et absolue en soi. Il n’est pas un dieu qui ne soit formel (contenu en sa forme) en même temps qu’universel (contenant de toutes les formes ou passées ou possibles).

Or, cette contradiction, où vit le mythologue, consterne le rationnel : elle lui révèle son impuissance de se faire dieu, c’est-à-dire d’assumer à la fois le relatif (discontinu et comparable) et le Tout-contenant (continu, incomparable à ses parties). On possède celui-là, on le connaît, on s’en sert, on le circonscrit; on épouse, on sert, mais on ne connaît pas, on ne circonscrit pas ce qui nous contient.

L’expérience en est si commune que nous n’y prêtons plus attention; mais notre existence s’en trouve partagée. Je suis dans une chambre ou dans un champ mais je contiens tels organes ou telles idées. Mais je ne suis pas à la fois dans la chambre et l’organe, ou dans le champ et l’idée. A l’inverse, je puis contenir l’idée de champ ou de chambre, je ne contiens pas réellement l’espace matériel où je suis. C’est toute la différence qu’il y a entre le territoire où j’évolue et la carte que j’en puis dresser en mon cerveau.

Mais tout se passe comme si, pour les dieux, cette distinction n’avait pas de sens. Car ils sont en effet contenus dans des ensembles qui les englobent, par exemple le dieu de Feu et la Terre-Mère dans l’ensemble des dieux phénoménaux, ou le dieu à l’Arc et le dieu au Bélier dans l’ensemble des dieux de Feu, ou Horus, Arès, Eros, Mars, dans l’ensemble des dieux à l’Arc, mais, en tant que dieu unique, Dieu, ce qu’il fut pour des millions d’hommes, Horus recouvre effectivement non seulement tous les dieux de Feu, mais tous les dieux à forme humaine et, par là même, tous les dieux concevables dans tous les plans élémentaux.

A l’inverse, les dieux que contient le dieu unique – qu’on les nomme ses génies, ses anges, ses principes ou simplement ses Noms – sont capables, en d’autres temps, de l’englober lui-même. Zeus n’a été qu’un des enfants de Saturne, le Bouddha qu’un des avatars de Vichnou, avant de supplanter, comme dieu universel, celui qui les contint. Si l’on m’oppose qu’il s’agit là de divinités païennes, je prendrai ces autres exemples : IAV était dit le fils d’El au début du IIe millénaire av. J.-C. et le Christ ne fut d’abord que le Messie, l’envoyé de Celui qui envoie (le dieu de l’Arche ou l’Eros archer).

Selon, donc, que je considère un dieu donné comme constituant d’un ensemble – dans l’acception panthéiste de sa nature – ou comme contenant de ce même ensemble, dans une acception monothéiste, je ne le change pas vraiment. Mais, au contraire, je ne saisirai pleinement son caractère divin qu’en le considérant à la fois comme l’hôte reçu, la création ou le reflet – et l’hôte recevant, le créateur ou le miroir d’une carte-territoire sans exemple dans notre monde. Jésus-Christ, tout à la fois, comme Dieu unique et la seconde Personne de la Trinité.

Cela, dira-t-on, est un « mystère », cela n’est pas concevable. Mais cela peut être « figuré ». Il n’est pas impossible d’imaginer un être tel qu’il serait contenu dans la carte, sous forme de symbole, d’idole ou de vocable, et contenant du territoire réel, qu’il posséderait effectivement, un peu comme un propriétaire foncier n’est qu’un nom et un numéro dans le cadastre communal, dont la carte figure en effet le territoire qu’il possède.

L’image est imparfaite, on le sait, car nul propriétaire n’est l’essence même, le créateur ou le formateur, de la propriété qu’il détient, tandis que les dieux sont les principes, les créateurs ou les miroirs dont l’univers n’est que le reflet, la création ou la contingence selon la foi choisie. Maître ou esclave, dominateur ou dominé, l’homme ne détient jamais que les cartes de ses possessions prétendues. A l’inverse, Dieu détient le territoire que ces cartes, les religions et les sciences, délimitent symboliquement, dans l’espoir de l’y contenir.

Illustration Pierre-Jean Debenat

L’homme possède fictivement une réalité qui l’emprisonne et dont il ignore tout (fût-ce la simple nature de sa naissance et de sa mort); Dieu possède réellement les univers dont il est fictivement l’occupant ou le captif. Ainsi le premier ne peut-il cheminer que du territoire à la carte, en dessinant celle-ci à partir de celui-là, alors que les dieux nous semblent cheminer d’une construction abstraite (symboles, mythes, religions) à la saisie concrète de l’univers-territoire.

Autant, spatialement, la contradiction nous est inconcevable, car elle oppose l’un à l’autre des espaces sans commune mesure, autant elle se conçoit aisément sur le « plan » temporel. Car le cheminement rationnel, du territoire à la carte, s’exprime alors par un mouvement du contenant à la figure, du devenir au devenu et, plus précisément, de la cause à l’effet, du Passé à l’Avenir; le cheminement inverse, par une projection du possible mythique (mille fois advenu en figure) à l’éternelle durée contenante (nécessairement dynamique, puisque nous en vivons).

Or, on sait que le premier cheminement se présente toujours comme explicatif, réducteur, et finalement entropique (car l’avenir rationnel, la planification, n’est jamais que la fin d’un processus plus ou moins lent de consommation, de stylisation et de raréfaction du réel). Le cheminement inverse, irrationnel, ne peut donc être que néguentropique, miraculeux ou prodigieux, dans la mesure où il ne se fonde sur aucune cause réelle, sur aucun fait, mais sur une finalité virtuelle, le renouvellement ou l’évolution d’un mythe, que ce cheminement dote en fin de compte d’une réalité croissante.

Mais les deux chemins se croisent évidemment en ce point, l’instant, où la flèche du temps Passé-Avenir rencontre la flèche Possible-Durée. Et, de fait, en ce point, il se trouve que je puis choisir de suivre ou l’une ou l’autre voie, selon que j’affirme et prétends : je dois accomplir cet acte, parce que le Passé m’y porte (dans le sens rationnel) ou je puis l’accomplir ou non, car ce qui n’a pas eu lieu est encore à venir et l’acte ne sera passé que lorsqu’il sera accompli.

La logique nous en persuadait. L’histoire des religions nous le confirme : ici et maintenant, Dieu et l’homme se rencontrent, non pas d’une manière exceptionnelle ou par hasard, mais à chaque fois que l’homme vit concrètement l’instant, par l’amour, l’évidence, l’intuition, la création, le combat pour la justice, le jeu de la liberté, etc., quelle que soit sa démence, si elle est assez forte pour l’arracher au sens entropique du temps et le faire participer à la nature des dieux.

Car, pour approcher Dieu – par l’un de ses Noms – l’homme doit renoncer à ce qu’il nomme raison, renverser toutes ses conceptions (se convertir) et nier ce qu’il tenait pour certain. Mais, quand un homme rejette le sens rationnel du temps, toute causalité et son passé même, c’est alors seulement qu’il connaît, qu’il imagine ou qu’il éprouve que son dieu n’est qu’un parmi bien d’autres (symboliquement) en même temps que réellement le seul, l’immanent et l’universel.

C’est alors que, soudain, comme on passe d’une orbite à l’autre, il franchit ce seuil invisible qui sépare notre monde des autres (l’amour, la création ou l’évidence, etc.) et entre de plain pied dans la réalité temporelle des dieux.

Dans ces époques de confusion mythique où furent les Akkadiens et les Hellénistiques, où nous sommes aujourd’hui, l’homme n’y peut pénétrer qu’exceptionnellement, par le « royaume d’enfance », en état de crise, d’ivresse, sous l’effet d’une drogue ou d’une grande passion, au moment de sa mort ou dans l’état clinique d’aliénation mentale qui fut celui de Hölderlin, Gogol, Nietzsche, Van Gogh, Antonin Artaud, etc. Car nous ne pouvons rationnellement admettre un être qui, au contraire de nous, serait contenu dans la carte et maître du territoire, abstraitement dépendant d’ensembles ésotériques et réellement contenant de ces mêmes ensembles réalisés.

Au contraire, l’esprit rationnel feint de croire les dieux, comme lui-même, fictivement dominants dans l’échelle des mythes et sur ce plan seulement, mais en réalité prisonniers de la flèche rationnelle du temps, dont ils ne sont que des échappatoires commodes pour l’aliéné ou l’enfantin.

Par suite, tout lui échappe de la divinité, soit qu’il réduise les dieux à des morceaux de réel qu’il dira « transcendés » (les astres, les prophètes, les structures sémantiques), ou qu’il n’y voie que des archétypes fragiles, inventés par son propre esprit ou celui, prétendu « primitif », de ses ancêtres.

A une extrémité de la divagation, l’homme contemporain fera des dieux d’Air, les Elohim, des voyageurs extraterrestres qui seraient venus nous visiter il y a cinq ou vingt mille ans, sinon des millions d’années (cf. toute une partie de notre science-fiction, d’Adamski à Sendy). A l’autre extrémité, il en fera des rêves collectifs de l’humanité, comme les Soucoupes Volantes dans le système jungien. Mais, ou bien, matériel, le dieu sera dépouillé de toute universalité; ou bien, universel, il sera dépouillé de toute réalité. Dans l’un et l’autre cas, on n’a pas expliqué que l’institution franc-maçonnique de la Trinité d’Air : Gémeaux-Balance-Verseau (Fraternité, Egalité et Liberté) ait réellement correspondu à l’avènement des Républiques, d’une part, à la conquête de l’Air, de l’autre.

On n’explique plus le miracle, qu’on nie, ou le phénomène de conversion instantanée, qui déconcerte, ni même pourquoi et comment, en certaines périodes de l’Histoire, tel dieu particulier : les frères jumeaux, le Taureau, le Bélier ou le Poisson, a été honoré par toute la terre et une culture nouvelle est née de cette croyance. Puis, la contradiction atteint d’autres secteurs et l’on y voit confondre l’exigence profonde d’une mutation radicale avec l’acquisition de quelques biens douteux : de la Justice avec des lois, de l’Amour avec l’érotisme, de la Liberté avec de désastreux « progrès ».

De ce chaos mental qui va croissant, nul ne peut croire, en notre époque, que l’homme sortira sans dommage. Nul n’imagine bien, à vrai dire, comment il s’en tirerait. Mais il s’en est tiré déjà – aux temps anciens – et ce qui s’est produit tant de fois doit se produire une fois encore (compte tenu de rythmes et de cycles plus vastes, dont nous ne savons rien).

Pour passer de la maison dans le champ qui l’entoure, je dois franchir un seuil, et, de même, pour passer de l’atmosphère terrestre à quelque autre stratosphère. S’il existe un passage quelconque de notre cartographie mentale au territoire des dieux, un seuil doit exister aussi, où la conversion sera possible. Je l’ai nommé le Panthéisme, car, ni au XXIIe siècle av. J.-C. ni aux temps mêmes du Christ, l’homme n’est passé de l’abstraction rationnelle à la réalité divine par un autre seuil que celui-là.

Mais le problème demeure : qu’en nos époques rationalistes, le panthéisme est lui-même une notion presque inconcevable. On ne peut concevoir un panthéon lorsqu’on n’éprouve pas le besoin de croire en un dieu. Or, des trois grandes divinités qui, aujourd’hui, se partagent les esprits : le Christ, la Connaissance et le Créateur, le premier n’est qu’une tradition, le deuxième une entité à ce point désacralisée que le rationaliste, aveuglément, se laisse conduire par lui. Quant au troisième, seul l’insensé l’honore, on le sait, les hommes raisonnables, hommes de lettres, fabriquant ou fabriqués, jouant seulement le jeu qu’il offre.

Cependant, il doit être noté que tous, nostalgiques de Jésus, technocrates et charlatans, attendent de leur mythe propre une sorte de « liberté », de dieu nouveau : soit la Seconde Venue du Christ, soit un Age d’Or issu de notre « progrès », soit un Eden de consommation où le plus habile, mon Dieu! n’aura qu’à prendre ce que les plus sots laisseront tomber. Or, il est bon que tous rattachent de la sorte le Libérateur, le Dispensateur ou l’Esprit-Saint, aux trois mythes présentement vivants. Car, de fait, il tiendra de chacun des trois dieux ce qui doit lui en revenir, le problème étant de savoir quoi (ou de le créer ou de s’en imprégner par osmose).

Pour avoir étudié distinctement les trois divinités : le dieu du Savoir chez Lao-Tseu et Parménide, la Kabbale juive, la scolastique chrétienne, le premier bouddhisme et le chi’ite; le dieu d’Amour dans les Evangiles et dans les Epîtres de Paul mais aussi dans Platon (Socrate et Diotime), les Puranas, Achvagocha et la « doctrine du cœur » des Islamiques imâmites; le Créateur dans tous les livres qui parlent de lui, depuis l’Enuma élish jusqu’au Granth des Sikhs, par le Coran et le cinquième ciel de Dante, je ne crois plus qu’on puisse les confondre en un seul dieu, car ils ne se situent pas sur le même plan ou dans le même « espace » temporel.

Le Christ, le Bouddha et tous les dieux humains, Horus, la Vierge, les Dioscures, viennent dans le monde, parmi les hommes. Intérieurs à notre univers, ils ne nous sont assimilables que par l’amour ou l’amitié, l’adoration ou la dévoration. Présents à nous comme des modèles, nous n’en sommes que les reflets. Selon le Collège des Rites (ou la Canon pâli), le saint n’est-il pas celui qui, par sa vie, atteint à la conformité avec le Christ (ou le Bouddha, en Orient)?

Au contraire, le Créateur et tous les dieux étranges, le Ténébreux, le Solaire, le Libérateur sont hors du monde. Nous ressentons les effets de leur présence ou de leur absence plutôt que nous ne les percevons eux-mêmes. Ils ne nous guère perceptibles que par leurs agents (génies ou djinns, héros, gurus), de sorte que l’aveuglement ou la soumission, l’allégorie, le jeu demeurent les seuls chemins qui les mènent vers nous.

Jean-Charles Pichon  1972

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Résistances

Jean-Paul Debenat a retrouvé une brochure, éditée en 1945 par Le Patriote de l’Ouest. Jean-Charles Pichon y retranscrit le témoignage du Commandant Pétri, une figure de la Résistance en Ille et Vilaine.

En voici un extrait, suivi d’une nouvelle écrite en 1945.

 

Couverture

 

 

De quand date votre entrée dans la Résistance?

– Je pourrais dire : d’avant la Résistance. J’étais rentré en janvier 42 de Toulon, réformé pour cause de santé. Le responsable de Fougères, Edouard Genouel, m’envoya, dès mon retour, un agent qui devait prendre liaison avec moi. J’étais absolument hors course et presque (il sourit à ce souvenir) anti-Anglais. Je ne réalisai la situation que peu à peu. Enfin, vers la mi-mars, eut lieu mon premier rendez-vous. Prétexte de mes voyages à Fougères : le ravitaillement. D’aucuns ont dû me prendre pour un vil trafiquant de marché noir.

Quelles furent vos premières consignes?

– Repêcher les gars et distribuer des tracts de propagande.

Besogne facile.

– On le croirait aujourd’hui. Mais il faut se replacer dans l’ambiance d’alors. Lorsque du bout de l’avenue vient vers vous un Allemand, quelle émotion de jeter un simple tract dans une boîte à lettres! Je m’occupai aussi dès cette époque de créer un premier groupe et, sur l’ordre que j’en avais reçu, de récupérer des explosifs. Grâce à la complicité d’ouvriers qui travaillaient dans les carrières, nous pûmes nous procurer de la cheddite par petits paquets, du cordon Bickford et des détonateurs. Je camouflais cela dans mon grenier sous les soupentes. Un petit gars de Fougères, Zidro, assurait le transport.

Quel âge avait-il?

– Quinze ans. Un gosse. On ne se méfiait pas. Du Tertre Alix, en Louvigné, jusqu’à Fougères, il pédalait sans regarder derrière lui sur son vélo de courses. Un très beau vélo dont la pompe ou la pile électrique contenait au retour des messages pour moi.

En avril, je reçus l’ordre formel de récupérer une grosse quantité d’explosifs. Rennes m’envoya Fourrier Maurice et Le Bitou Yves. Le Bitou ayant été victime d’un accident, Fourrier arriva seul le soir, vers neuf heures. Nous partîmes au début de la nuit.

Vos parents n’étaient pas inquiets?

– Ils ne se doutaient de rien, s’effrayaient tout au plus de mes trop fréquentes promenades à bicyclette qui leur semblaient dangereuses pour mon état de santé. La poudrière du Mont-Louvier était une petite maison de pierre dans une carrière blanche sous la lune. La porte forcée avec une pince-monseigneur et les caisses sorties, nous les transportâmes à un kilomètre de la poudrière où des branchages les camouflèrent.

De retour vers une heure du matin, Fourrier resta dormir quelques heures dans ma chambre et repartit avant l’aube sans que mes parents n’aient même deviné la présence d’un hôte.

Et les explosifs que sont-ils devenus?

– Ils ont servi et plus d’une fois, comme vous le pensez bien. En décembre…

Mais jusqu’à la fin de l’année 42?

– Oh! rien d’important, j’assurais le ravitaillement des responsables. A la suite de leurs arrestations survenues en septembre, j’ai perdu le contact pendant quelques semaines.

Ce qu’il ne dit pas, c’est que ces arrestations, auxquelles il n’échappa que de justesse, avaient été provoquées par une série d’attentats sensationnels : l’incendie des camions allemands à Bourg-des- Comptes le 15 avril, le sabotage des pylônes électriques de Grandchamp-des-Fontaines en mai et du transformateur électrique de l’armée allemande à Cesson-Sévigné le 9 juin; l’attentat contre le R.N.P. de Dinard le 23 juin et combien d’autres…

Mais déjà un autre souvenir l’obsède : l’attentat de la section fougeraise contre le R.N.P. de la ville, effectué par les Fontaine père et fils.

J’écoute mal. Je n’ai qu’un désir : ne jamais oublier la petite lueur fauve qui flambe dans ses yeux.

Le commandant Pétri regarde un long instant dans le vide; dans ce qui me semble, à moi, être le vide, mais qui, certainement, s’anime à son souvenir de mille visions troublantes et rapides :

– Dès le mois de décembre 42, le responsable de Fougères, Edouard, m’avait demandé de venir à la Région, mais mon état de santé ne me le permit qu’en janvier 43. Cependant, sur l’ordre d’Yvon, maintenant lieutenant-colonel Pascal, je me procurais à la mairie de Louvigné-du-Désert des tickets d’alimentation. Ce fut l’occasion de mon premier pistolet, une arme que Pascal m’avait confiée pour me défendre. C’est en décembre que les responsables, arrêtés trois mois plus tôt, furent exécutés à Rennes et inhumés à Saint-Jacques-de-la-Lande.

Vingt-cinq braves dont la mort dut porter un rude coup à l’organisation?

– Evidemment. Cependant, ce même mois, je voyais Geffroy qui avait pris la fuite; dès les premières semaines de l’année 43, je montais à la Région.

Où habitiez-vous à Rennes?

– Ma planque? J’étais hébergé chez Mme Nobilet, 9, rue Jules-Simon.

Une résistante?

– Son mari était parmi les fusillés de Saint-Jacques-de-la-Lande. C’est là que je commençais à fabriquer des bombes. Je travaillais avec Charles, responsable départemental des tournées de propagande et Auguste, interrégional (actuellement colonel Berjon à Lille). Le travail était alors surtout d’organisation : création de groupes F.N. et F.T.P. à Fougères, Sens, Saint-Malo, Dinard, Rennes, Dol, Paramé, Bain-de-Bretagne, Saint-Servan, Louvigné-du-Désert, Messac, Redon, Pipriac, etc. Le manque de matériel empêche la plupart des groupes d’avoir une activité combative : nous récupérerons sur les Allemands et la police de Vichy de quoi armer seulement quelques éléments. Ce qui n’empêche pas les attentats de reprendre : Francis, en janvier 43 lance une bombe au Royal pendant une séance de cinéma boche.

Quel fut le résultat?

– Les Allemands n’ont jamais avoué leurs morts, mais ils n’ont pu cacher les dégâts matériels. Malheureusement, Francis, arrêté à la suite d’un attentat manqué, contre de Brinon à Nantes, fut fusillé dans cette dernière ville.

Votre spécialité, n’était-ce pas le déraillement?

– Pendant les mois de mars à septembre 43, c’est exact. Nos tentatives de sabotage commencèrent par la ligne de haute tension Pont-Château – Rennes et en mars, par un déraillement entre Laillé et Guichen, à l’endroit où la voie forme un coude. Les 5 et 7 juillet, nous réussissions un sabotage de tuyaux de raccordement à l’Hermitage, puis près de Betton. Au matin, la locomotive partait seule et la rame de wagons allemands restait sur la voie.

De quel matériel disposiez-vous pour vos attentats?

– Nous le fabriquions nous-mêmes avec des tubes emboîtés l’un dans l’autre, terminés par une barre percée de deux trous pour dévisser les boulons.

Une sorte de clé universelle?

– Parfaitement. Des boulons trouvés sur les voies nous servaient de modèle.

C’est avec ces instruments que nous opérâmes le déraillement de Noyal-Acigné qui fit tant de bruit à l’époque. Le 8 juillet, des camarades de la gare nous avaient indiqué qu’un train de permissionnaires devait passer toutes les nuits à 1h 36.

Le surlendemain, notre équipe de 6 gars effectua le travail. Des ficelles tenues par des guetteurs constituaient tout notre système de sécurité. Il nous a fallu une demi-heure pour déboulonner les rails. Nous sommes partis par le pont de Cesson. Nous entendions le train qui venait de Paris, et, coïncidence heureuse, un train de marchandises qui venait de Rennes. Ce fut un double déraillement très réussi.

La locomotive et des wagons furent détruits et le trafic arrêté pour deux jours. Les employés n’avaient jamais vu un tel tas de ferraille. On évalua les morts et blessés à 200. Revenus à 11 heures du matin sur le terrain, nous avons vu les patrouilles affolées qui montaient et descendaient le long des talus. Des ambulances sillonnaient les routes.

Oui, je me souviens du bruit que provoqua l’accident!

– Des paysans de la région furent arrêtés puis relâchés. Et la ville de Rennes reçut une amende de deux millions. C’est alors que le préfet régional Ripert donna une liste de communistes suspects qui, par la suite, furent emprisonnés et déportés comme otages.

 

Le commandant Petri se souvient des jours où il n’était que le responsable Hubert.

Vous ne me parlez jamais des actions répressibles menées contre les miliciens?

– Mais justement, ce fut en ce mois de juillet 43 qu’elles commencèrent pour de bon, contre l’adjudant Meigné à Dol. Il avait, entre autres crimes, donné une liste de présumés communistes qui furent déportés en Allemagne. Auguste, Dédé le parisien et moi devions conduire l’affaire. Elle ne fut pas des plus faciles : notre victime se méfiait et notre premier voyage à Dol n’avait donné aucun résultat, lorsque le dimanche suivant, nous y retournâmes à bicyclette, Dédé et moi. Nous attendions le délateur à la sortie de l’église, après la messe, mais il n’en sortit pas seul et, pour ne pas risquer de blesser un innocent, nous décidâmes de les suivre. Il quitta son interlocuteur et revint sur ses pas, à 30 mètres de la gendarmerie, à l’instant où je m’approchai de lui et tirai à bout portant. Mon 7,65 ne partit pas. Meigné m’agrippa le bras, mais le pistolet de Dédé, un 6,35, fonctionna mieux que le mien.

Nous avons fui, repris nos bicyclettes qui attendaient près de l’église et suivi la route de Cuguen.

Retour sans incident?

– Il s’en fallut de beaucoup. A 4 kilomètres de Dol, le copain brise sa pédale et je suis obligé de le prendre en remorque. A Cuguen, où nous cassions la croûte, les gendarmes de Combourg, dont l’un s’appelait Salin, nous demandent nos papiers. Les miens étaient en règle, ceux de Dédé étaient faux : la plus sale blague qui pût nous arriver. Heureusement, nous savions que la responsable de Combourg était de leurs amis. Nous sommes allés jusqu’à Combourg pour l’avertir. Le soir même, elle obtenait de nos gendarmes qu’ils effacent nos noms de leurs calepins.

Le dernier incident de notre voyage fut la rencontre à Saint-Aubin-d’Aubigné, sur la route de Rennes, d’une ambulance qui emmenait l’adjudant blessé, à l’hôpital de Rennes, où il devait être décoré de Légion d’honneur.

Je vois la manchette : un héros sauvagement abattu par des terroristes.

– Oui; il n’en mourut pas d’ailleurs, malheureusement. Il était réfugié, par la suite, à Saint-Malo où j’essayai plusieurs fois de le descendre. Mais il se méfiait et ne sortait jamais.

Et maintenant?

– Maintenant! Il est en fuite quelque part en France.

Le commandant Petri, dit Hubert, sourit brusquement, inopinément.

– Cette affaire me rappelle une jolie histoire : quatre ou cinq jours plus tard, je voyageais sur la ligne Rennes – Saint-Malo et dans mon compartiment, une brave dame de Dol, racontait à qui voulait l’entendre et à moi tout oreilles qu’elle connaissait les auteurs de l’attentat et savait mieux que personne comment il avait eu lieu. A Dol, où elle est descendue, des gendarmes faisaient les cent pas sur le quai. L’instant eut été mal choisi de la détromper.

Parlez-moi du 14 juillet 1943.

– Vous vous souvenez de cette mémorable journée? Oui, ce fut assez réussi. Obéissant à des consignes données par le Comité Militaire National des F.T.P. (Charles Tillon président), qui prescrivaient des sabotages dans toute la Bretagne, je donnai l’ordre à mes camarades de faire un 14 juillet de guerre. A Fougères, ce jour-là, Jules et Roger Fontaine attaquèrent à la grenade la feld-gendarmerie. Résultats pratiques : 12 blessés, dont plusieurs officiers; 1 tué, arrestations d’otages et une amende à la ville.

Auguste et moi avions passé la nuit du 13 au 14 à Vezin-le-Coquet, à préparer et placer nos bombes. Des morceaux de bois calaient contre le pylône les explosifs. Nous couchions dehors et je vous assure que, malgré la saison, la nuit n’était pas chaude. Nous avons allumé les mèches et nous sommes rentrés à Rennes. Quand le pylône est tombé, le ciel s’est incendié jusqu’aux limites les plus lointaines de l’horizon.

Avenue du Mail, à 5 heures moins dix, des agents nous croisèrent. Nous riions très haut comme des ouvriers retour du travail… Mais notre travail n’était pas fini. A 5 heures, nous nous séparions rue de la Chalotais. A 5 h 15, je posais une bombe au soupirail de la cave du P.P.F. et rejoignais ma « planque » chez Mme Nobilet.

Quelques heures plus tard, les policiers et la Gestapo, alertés, établissaient des barrages dans toutes les rues de Rennes, tandis que Charles et ses compagnons jetaient des tracts, dans ces mêmes rues, à pleines poignées.

 

JADIS UNE VILLE

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

Dix-huit tringles de fer rouillé supportaient, Atlas dérisoire, un fragment de verre brillant de pluie : tout ce qui restait du grand hall de la gare. A l’angle droit, un pan de mur s’élevait, dévoré ici et là par des lambeaux de tapisserie, souligné tout au long par une empreinte noire, les vestiges du grand escalier de l’immeuble des chefs de service. La gare des marchandises était, à gauche, un tas de débris sans nom; au centre, sur l’emplacement de l’ancienne horloge, l’œil crevé, béant, d’un cyclope de pierre. Il n’y avait rien à dire et pas grand-chose à espérer. L’homme s’adossa contre la balustrade qui longeait un trottoir aujourd’hui disparu; il posa le coude gauche sur un bloc de granit, placé sans but, Janus sans tête, à l’entrée de la rue de Nantes. Il lui fallait être soutenu de partout : son bras droit le gênait, qui se balançait dans le vide.

Il évitait, surtout, de tourner son regard vers une rangée d’immeubles encore debout, de l’autre côté de la rue : un café, un modeste salon de coiffure, un magasin de modiste. Il n’avait pas besoin de les regarder pour les voir : le café, sans vitre ni porte, était condamné par de larges planches de bois clouées sur les montants. Bâties sur des tréteaux dans le salon de coiffure, de grandes tables offraient, pêle-mêle, des brochures amusantes, des chopines de vin blanc, des chapelets de saucisses et des morceaux de lard. Le locataire provisoire du magasin de mode vendait de la raie, des merlans et du congre.

L’homme baissa la tête; mais il ne se demandait pas encore ce qu’il était venu faire parmi ces ruines. Il s’efforçait, avec des brins de tabac tirés de ses poches, de se rouler une cigarette. La feuille de papier mince se déchirait, le tabac tombait par terre, l’homme grognait sourdement.

– Une cigarette?

Il tressaillit, regarda le gamin haut comme trois pommes, campé devant lui, imperturbable.

– Combien?

– Je la vends cent sous, dit le gosse.

L’homme plongea la main dans une de ses poches, sembla se raviser :

– Tu n’as pas honte!

– Si vous n’en voulez pas, ça ne fait rien, vous savez.

Etrangement, le visage de l’homme se contracta, ses paupières se mirent à battre, comme sous l’effet d’un tic. Et, pendant un instant, il cessa d’être beau.

– Allons! Donne ta cibiche.

– Le fric!

– Ah! C’est comme ça que tu es!

– Un peu!

– Viens avec moi.

– Où ça?

– Tu n’as pas soif?

– Vous voulez me payer à boire, sans blague? Ça vous coûtera plus cher qu’une thune.

L’homme ne répondit pas : il traversait déjà la rue. Le gamin se frotta les mains et le suivit.

Dans le salon de coiffure, plein de fumée, de rires et de voix criardes, il n’était pas facile de s’approcher des tables. Mais, tandis que l’homme luttait vainement des épaules et des bras, promptement faufilé entre des jambes, le gosse touchait au comptoir, et il gueulait :

– M… alors! Où est-il passé, ce c…-là?

 

– Pourquoi tu fais cette tête?

L’homme ne s’offusqua pas du tutoiement. Il l’espérait depuis trois heures qu’il promenait son kid dans la jungle des pierres descellées, des caves à ciel ouvert remplies d’eau. Après le vin blanc, il lui avait payé une immonde galette de maïs, couverte de mouches, puis un autre verre de vin. Il n’avait plus à lui dire : « Viens avec moi », il marchait vite, à grandes enjambées, sans un mot. Le gosse, parfois, devait courir pour le rattraper. La question le fit se retourner, saisi de l’envie de caresser la tignasse rousse. Il ne pensait pas encore vraiment. Il y avait des années, lui semblait-il, qu’il ne pensait plus à rien. Il combinait d’étranges additions, s’embrouillait dans ses calculs.

– Quel âge as-tu?

– Treize piges.

– En 39, tu avais?

– Ben quoi, tu ne sais plus compter!

En 39, il avait six ans. Un petit bout de chou qui lorgnait des bateaux en bois à camembert dans les caniveaux de son quartier. Lui, l’homme, il en avait alors dix-neuf, l’âge encore où l’on tire plaisir d’une cravate à pois bleus. Les enfants de six ans, c’était un autre monde, parfaitement inintéressant : ça valait tout au plus une claque sur la joue, pour le plaisir des les entendre gueuler : « Maman! ».

Grimaçant, l’homme passa une main sale sur sa joue, comme pour y apaiser la brûlure de la gifle.

– Qu’est-ce que tu fiches ici, petit bout? Tu vis avec tes père et mère?

– Ils sont morts, dit le gosse.

Et, comme l’autre ébauchait une caresse sur sa tignasse, il ajouta, en s’écartant avec humeur :

– Ou c’est tout comme… As-tu bientôt fini de me tripoter comme ça!

– Tu vis tout seul? Comment vis-tu?

– On se débrouille. Tu ne trouves pas qu’on a assez marché, et qu’on pourrait s’asseoir?

Sans attendre la réponse, il se laissa tomber sur un tas de cailloux, entre un arbre aux trois-quarts déraciné et les ruines d’une digue de pierres. La mer remuait vaguement devant eux et l’homme regardait la mer.

Longtemps, ils restèrent silencieux. Le gamin n’avait rien à dire, l’homme avait honte d’exprimer tout haut sa pensée. Ce fut l’enfant qui parla le premier :

– Tu habitais ici, avant la guerre?

Il prit pour un assentiment le murmure indistinct de l’homme.

– C’était un sacré port, pas vrai? Moi, j’étais un peu jeunot pour me remembrer. Mais toi, tu dois te rappeler des choses. Tu étais là pour le départ du Normandie?

– Oui, j’étais là, dit l’homme. Un fier bateau.

– Pas vrai? J’étais trop petit pour le voir tout entier. Mais les pêcheurs de suif, ils étaient à ma taille, dans la cale de lancement. Qu’est-ce qu’ils pouvaient ramer pour avoir leur bout de gras! Ça valait le jus de les voir!

Et, tout à coup, dans l’esprit de l’homme, c’est un éblouissement de barques vertes et bleues naines auprès du mastodonte. Il les avait regardées de ses yeux dédaigneux de grand adolescent, sans se douter qu’un même les voyait comme lui, qui lui en parlerait sept ou huit ans plus tard, après toute cette horreur. Pour ne rien perdre de l’émotion qui lui venait, la première depuis longtemps, il chercha, vite, dans son souvenir d’autres images. Il y en avait, en si grand nombre qu’elles se chevauchaient sur ses lèvres.

– Est-ce que tu étais là, le jour où… ?

 

– Le dimanche, tous les dimanches, je m’en allais au Jardin des Plantes. On se retrouvait entre garçons et filles, sous le kiosque à musique, tu sais, pas très loin de la maison du garde? Là où il y avait des fleurs toute l’année, des camélias en janvier, des violettes en mars, des pensées, des roses, des dahlias, et des chrysanthèmes pour les morts? … En avons-nous fait, des parties! L’un de nous avait un jeu de croquet, pour les mois chauds. Ou bien, on s’embrassait derrière les arbres. Il y en avait une, elle s’appelait Raymonde…

Il a perdu l’attention du gosse, mais il ne s’en aperçoit pas. Il parle enfin, il parle : des années de joie hantent sa mémoire. A les raconter, il croit les revivre, la tête basse. Le paysage qu’il voit, ce n’est pas celui qu’il a sous les yeux, mais un autre, pareil et tout différent : les arbres étaient encore debout, la digue aussi. Il y avait des tentes écrues, des couleurs partout sur cette plage. Des jeunes gens aux deux-tiers nus qui se baignaient dans la mer…

– C’était épatant de vivre, dit-il.

Soudain, le kid se lève et se campe devant lui, les deux mains sur les hanches :

– Oh dis! Tu connais pas une autre chanson?

L’interruption fait plouf dans le crâne de l’homme. Tous les souvenirs dégringolent, confondus dans les profondeurs. Il balbutie :

– Qu’est-ce qu’il y a? Quoi? Je croyais te faire plaisir!

– Moi, dit le gosse, y a que les bateaux qui me disent.

Le soir tombe lorsqu’ils reviennent dans la ville. Pourquoi s’est-il embarrassé de cet idiot? Qu’a-t-il besoin d’un guide dans le méandre des rues qu’il connut mieux que personne? Mais il n’y a plus de méandres, ni de rues : un désert peuplé de silos à ras de terre. Et cet enfant non plus ne ressemble pas aux enfants de « son temps ». Un petit diable ricanant bondit de droite et de gauche à ses côtés.

– Alors, comme ça, tu aimais une jeune fille? Raymonde, qu’elle s’appelait. Comme c’est intéressant! Non! Vous êtes drôlement marrants, vous autres! L’amour, les fleurs, les petits oiseaux?

– Tais-toi, dit l’homme.

– Et puis la guerre est venue. C’est ça, la méchante guerre. Tu as fait la guerre, comme soldat?

– Tais-toi, dit l’homme.

– Sans compter qu’avec tout ce que t’avais dans la tête, ça n’a pas dû être jouasse pour toi de te battre… T’as fait comme les autres, tu t’es pas battu? Tu attendais la fin pour retrouver ta môme. Mais elle t’avait pas attendu?

– Tu vas te taire, non, tu vas te taire?

L’homme a saisi le gamin par un bras, il le secoue comme s’il voulait le tuer. Le petit a peur :

– Ça va! Je dirai plus rien.

Mais, aussitôt que l’homme l’a lâché, il crie, bien vite hors d’atteinte :

– Va donc, bouffeur de confetti, semelle cuite! Pour quoi tu me prends, des fois, à me raconter des trucs, salaud! M’en fous pas mal de tes gonzesses, et de toi tout comme. Mais avez-vous vu ça, ce mec enfariné, qui me prend pour un confessionnal!

 

L’homme est au milieu d’un tremblement de terre, ses joues brûlent. Vieux, soudain, il voudrait pleurer. C’est la première et la dernière fois que, pris au piège du témoignage, il se raccroche aux choses mortes.

 

Jean-Charles Pichon         1945

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

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L’Amérique est-elle la nouvelle Rome ?

En octobre 1997, Lauric Guillaud et Jean-Charles Pichon donnaient à Nantes une conférence-débat sur leur vision historique et ésotérique des Etats-Unis.  Pour l’occasion, Lauric Guillaud écrivit l’article suivant, publié en décembre 1997 dans la revue « Les Portes de Thélème ».

Illustration Pierre-Jean Debenat d'après une affiche américaine de 1917

Les Etats-Unis ne sont pas un pays comme les autres. On croit bien connaître son peuple et son histoire. Sa genèse est récente et le « régime de l’image » ne cesse de véhiculer les icônes de sa « gloire » passée et présente. Première puissance mondiale, il fascine les jeunes et poursuit tranquillement sa conquête « soft » du monde. D’où vient cette facilité?

Quel est le secret de cette puissance qui agace autant qu’elle ravit? Comment les Américains parviennent-ils à concilier autant de contradictions, de conflits, d’impostures, de cultures, de délires, de tragédies passées? Quelle croyance a été assez forte dans l’histoire pour générer une telle volonté de puissance, au-delà des épreuves et des guerres? Comment la montagne puritaine – la « Cité sur la Colline » – a-t-elle pu accoucher d’une souris du nom de Mickey, qui symbolise à la fois la force de la conquête et sa dérision même?

Ces questions nécessitent un retour en arrière que peut éclairer utilement l’œuvre du mythologue Jean-Charles Pichon. Grâce à sa stimulante méthode, consistant à replacer les évènements, les hommes et leurs créations dans le cadre général d’une histoire universelle soumise aux divers mythes successifs, on peut appliquer l’algèbre des mythes au modèle américain afin d’en sonder les apogées et les déclins, de comprendre l’affrontement des différentes croyances, d’évaluer l’impact des mouvements utopiques et l’importance de certaines sectes. C’est à la lumière de ces vagues répétées de croyances ou d’idéologies qu’on peut déchiffrer les mythes fondateurs des futurs Etats-Unis et analyser les soubresauts des trois derniers siècles. Comment passe-t-on de la théocratie puritaine au futur « Grand Etat » qui semble renouveler la conquête romaine, 2100 ans plus tard?

L’Amérique, ce « Nouveau Monde » pourtant si ancien, a été inventée avant même d’être découverte. L’Amérique se présente d’abord comme un péché, voyage « sinistre » (vers la gauche) débouchant sur la transgression d’un tabou spatial, celui du soleil couchant. Puis, les mythes des Iles Fortunées identifient l’Amérique au paradis terrestre, avant ceux d’Ophir et de l’Eldorado. L’Age d’or du passé est réinstauré dans le présent. La découverte de l’étrangeté américaine ouvre les portes de l’utopie. L’Amérique est désirée avant même d’être trouvée. L’Europe la découvre parce qu’elle la requiert. La « découverte » de Christophe Colomb n’est pas seulement géographique; influencé par les mouvements millénaristes, Colomb se convainc d’accomplir la prophétie de la diffusion évangélique avant la fin du monde, imminente selon lui. Il inaugure les temps modernes, préfigurant les futurs « colons », à la fois aventuriers et évangélisateurs, qui fonderont les Etats-Unis, la Bible d’une main, l’Utopie de More de l’autre.

Les voyageurs de More, Campanella et Bacon suivent la course de la lumière, de l’Est vers l’Ouest. Ces « illuminés » projettent leur utopie sur un continent encore fantôme qui va progressivement se peupler de communautés multiples, souvent étranges, ambitieuses de trouver sur ce sol vierge la liberté qui leur est refusée en Europe. De toute part, la providence semble désigner cette « tabula rasa », sise à l’Ouest, futur havre de l’Evangile et de la connaissance.

Les persécutés de la Réforme sont les missionnaires à qui incombe la tâche de défricher les terres sauvages (la wilderness) et de bâtir la Cité sur la Colline. Le « Nouveau Monde » devient le lieu fantasmatique des nouveaux commencements, les Pères Pèlerins s’identifiant au peuple d’Israël, et la Nouvelle Angleterre devenant la nouvelle Canaan. L’Eden retrouvé est le berceau d’un homme nouveau, l' »Homo americanus ». Les Puritains, le peuple du Bélier, fondent leur théocratie sur la Loi, celle du Dieu vengeur de l’Ancien Testament. De ces bases religieuses surgit naturellement le contrat social calviniste, tandis que le mercantilisme accompagne la sécularisation graduelle d’une société qui se fissure peu à peu.

D’autres dissidents – religieux toujours – font entendre leur voix ou même créent leurs propres  colonies (Hooker, Hutchinson, Williams, Fox, Penn). De nouveaux venus bouleversent l’ordre établi en ressuscitant le paganisme et en s’alliant avec les Indiens, adorateurs du Taureau (Morton), tandis que les tenants d’une autre voie spirituelle s’installent au sein de la wilderness afin de guetter le millenium (Kelpius). Mais ces aventuriers de l’esprit sont minoritaires.

C’est au XVIIIe siècle qu’est réalisée la « prophétie grandiose » de la fondation des Etats-Unis. Les francs-maçons (Washington et Franklin surtout) jouent un rôle essentiel en introduisant les mythes républicains qui vont donner corps à la constitution. Une sécularisation accrue ne réussit pas à gommer la vocation « providentielle » d’une Amérique devenue déiste, sous l’œil d’un Dieu bienveillant. L’indépendance se manifeste par le recours aux symboles maçonniques (architecture, Grand Sceau) qui expriment un « Nouvel Ordre des Temps ». On commence à comparer l’Amérique à l’Empire Romain. Dans le même temps, on s’intéresse au système fédéral des Iroquois et l’on va jusqu’à les associer aux manifestations politiques. Une fois cette récupération achevée, les protestants, dont les ancêtres n’auraient pu survivre sans le concours des tribus locales, abandonneront les Indiens à un sort de moins en moins enviable.

Le XIXe siècle voit des millions d’émigrants déferler de l’Est à l’Ouest, porteurs de fois diverses, parfois délirantes. Le fossé se creuse entre le Nord républicain et rationnel et le Sud nostalgique et hiérarchique, sans parler des aventuriers de l’Ouest, les cow-boys dont le sens libertaire ne peut s’accommoder du respect aveugle de la Loi. Ils seront décimés par le rouleau compresseur de la Frontière, tout comme les Indiens.

C’est l’époque des grandes utopies, politiques ou religieuses. Si la plupart échouent, elles laissent pourtant une marque ineffaçable sur la mentalité et le paysage américains. Les Shakers ont tracé une empreinte durable, les Mormons finissent par gagner leur Etat, les Adventistes attirent des millions de fidèles, les Transcendantalistes  sont les premiers à redécouvrir l’Orient, au grand dam des puritains, la Nouvelle Pensée guérit les corps par l’esprit. Le concept de Providence cède la place à celui de « destinée manifeste » du peuple américain (1845) pour devenir une pierre angulaire de la politique américaine jusqu’à nos jours. Le modèle américain est perçu comme le meilleur au monde; il échoit donc au peuple élu la mission morale de répandre sa civilisation à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières américaines. Le Sud sera défait par la République nordiste. Les Indiens seront les doubles victimes du mythe de justice, du Bélier biblique à la Balance républicaine. C’est au nom de ce principe « sacré » que les Etats-Unis s’engageront dans les deux conflits mondiaux du XXe siècle.

Même s’il est quasiment impossible de déceler une entreprise athée en Amérique, il demeure que la laïcisation est générale. Le progressisme républicain a vidé la franc-maçonnerie de son contenu opératif originel pour en faire une organisation sociale. Les sectes ont été gagnées par le scientisme et rares sont celles qui ont pu échapper à l’emprise de la théologie hébraïque. Quand elles semblent se tourner vers l’autre voie, c’est pour la dévoyer dans un but racial (Ku-Klux-Klan). Comme si les américains étaient « manifestement destinés » à ressasser leur Jérusalem – au point de l’imposer au monde entier. Après le génocide des Amérindiens, les Etats-Unis ne méritent pas d’être la Jérusalem nouvelle, mais peut-être une nouvelle Rome.

Pourtant, même sécularisé et hébraïsé, le « rêve américain » perdure, au-delà même des frontières, facilitant l’entreprise expansionniste d’un peuple naturellement conquérant qui se croit toujours investi de la grâce divine. Clinton exalte la New Promise – la Nouvelle Terre Promise – aux Américains du XXIe siècle, démontrant une fois encore que l’Amérique ne se ressource dans son vénérable passé biblique que pour mieux éclairer son glorieux avenir progressiste.

Jean-Charles Pichon a-t-il raison d’imaginer l’instauration d’un « Grand Etat Biblique » dont les maîtres seraient les Wasps, les « Romains de demain »? Le « Grand Etat » américain a déjà virtuellement conquis la jeunesse. Deviendrons-nous demain une colonie américaine, veillant sur nous comme un « grand frère » orwellien?

Lauric Guillaud

Bibliographie : Lauric Guillaud :

« Histoire secrète de l’Amérique », Ed. Philippe Lebaud, Paris, 1995

« La Terreur et le Sacré : La nuit gothique américaine », éditeur : Michel Houdiard (1 avril 2007)

« Le Nouveau Monde : Autopsie d’un mythe », Michel Houdiard, (1 octobre 2007)

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Introduction à l’architecture d’une oeuvre : Les litanies des dieux morts

Illustration Pierre-Jean Debenat

Pour qui chemine avec Jean-Charles Pichon, il est très difficile de parler d’un ouvrage en particulier. Chacune de ses œuvres s’inscrit dans son Œuvre, non comme une étape, mais comme une machine à l’intérieur de la Machine (1).

C’est dire qu’elle est à la fois un inventaire, une somme actualisée, un jeu et un projet. Elle recense méticuleusement, en la moindre de ses parties, le signe, l’appareil et le seuil qui la constituent. Elle leur donne sens, ici et maintenant, pour mieux nous préparer au jour à venir. Sous la rigueur, la gravité et l’émotion qui surgissent de l’évidence révélée, sourd le rire rabelaisien – écho de Dionysos – qui nous largue face à l’ultime question : quid in hoc dies?

Car l’homme du Verseau se borne à dire ce qui est en jeu; il nous dévoile les règles – et c’est à nous de jouer : d’apprécier les mises, de reconnaître les atouts, de trouver notre place, cardinale tant qu’ordinale, bref de savoir où l’on en est de ce robre-là, qui ressemble aux précédents mais en diffère cependant.

Libre à chacun d’enchérir ou de faire le mort. L’essentiel est de connaître la valeur de ses cartes, de sa main, d’estimer son manipule et choisir son manège. En effet, dans les jeux de cartes comme à la fête foraine, il s’agit de tours. Le tout est de ne pas se tromper de partie et de déjouer les paradoxes. Cela paraît évident, mais ce n’est pas simple. C’est pourtant de simplicité qu’il faut user pour pénétrer les arcanes de la réalité.

Essayons, avec Jean-Charles Pichon, de trouver quelques repères.

Les Litanies des Dieux morts, poèmes et prose, sont constituées de trois grandes parties :

– une liturgie intime : Les Muses crucifiées;

– une liturgie universelle : Prosam suam;

– Lithologies du lituus,

précédées d’un poème introductif,

Le palimpseste en liteau

Devant le cri jeté : un poème, un tableau,

les reliefs d’une ville, interloqué, passant,

pour découvrir au cri quelque passé

Je fouille le terrain, le parchemin, la toile,

mets à jour en dernier la première trouvaille,

l’ossement qui toujours précéda mon ancêtre.

Mais l’auteur hasardeux des suites effarantes

n’a que griffé le parchemin, noirci la toile,

brisé la pierre, ouvert le territoire

éternels en regard des blessures furtives.

Car le bris, la souillure et le défi se fondent

sur – en – Cela qui reste et les sauve des âges :

approfondi le mot dans le livre au chevet,

apaisé le noroît dans la rose des vents,

régénéré le loup en son liteau.

Je me limiterai ici à la lecture de la première partie :

Les Muses crucifiées

Par les vertus et les péchés

– une liturgie intime –

Elle est composée de 49 poèmes, disposés en une structure complexe.

Quatre grandes parties :

I           LA DONNE;

II         L’ANNONCE;

III        LA PARTIE;

IV        LE JEU;

et, en finale, non numérotés, L’ALPHA ET L’OMEGA et LA TRINITE CARDINALE comprennent respectivement deux et quatre poèmes.

Trois sous-titres vont englober chacun trois des neuf Muses (2).

Les diseuses d’aventure :

Calliope :                  Muse de la poésie épique et de l’éloquence             3 poèmes

Uranie :                    Muse de l’astronomie                                                    3 poèmes

Clio :                          Muse de l’histoire                                                             3 poèmes

Les figurantes :

Terpsichore :           Muse de la danse et du chant                                       6 poèmes

Thalie :                      Muse de la comédie                                                        4 poèmes

Melpomène :          Muse de la tragédie                                                         6 poèmes

Les chœurs :

Erato :                       Muse de la musique                                                        6 poèmes

Polymnie :               Muse de la poésie lyrique                                              6 poèmes

Euterpe :                  Muse de la poésie érotique                                           4 poèmes

Mais, à l’intérieur de ces subdivisions, les poèmes sont répertoriés en A, B, C, et a, b, c, etc., ce qui donne Aa, Bb, Cc, Ad, Be, Cf…

Si je regroupe tous les poèmes par catégories A, B, C, j’obtiens l’ordre suivant :

A :                                                     B :                                          C :

Le combat et la pulsion               L’arche et l’arme                L’anguille et la civelle

Le jour                                              Le mois                                 L’année

Le cycle solaire                               Jupiter et Saturne             L’ère du dieu

La grande année                           Moïse et cetera               Les cardinaux

Les séries                                         Du mythe au mythe         L’animal et l’homme

Les limitations                                Autre Œdipe                       Les passages

L’art, la nature et les                                                                   Les

coutumes                                        La mue                                 déplacements

Une vieille                                       Les menteurs et                 La lettre

histoire                                             le barbier                             et le cri

Le prodige révélé                          Moebius et le héros          Raymond Roussel

Les Sibylles                                                                                     Le paradoxe

de la loi

Pour dire les anecdotes, les fantaisies, le rire du Verseau, s’y intercalent 22 poèmes, que nombrent les minuscules seules (de a à g) ou qu’aucune lettre ne nombre (les 4 derniers) : les 12 lettres-signes et les 10 nombres de la Kabbale (3).

Cet inventaire est sans doute rébarbatif, mais il me paraît nécessaire pour juger de la complexité et de la rigueur de l’œuvre. Essayons de voir ce que recouvrent ces catégories à partir de quelques exemples.

A)

Le combat et la pulsion (Aa)

Qu’est-ce qu’un cycle?

Une roue de vélo, un cœur qui bat,

mais aussi le vélodrome et la danse du sang

propre ou sali, vide ou chargé.

La vie dans la vie, ce charroi au cœur;

une mort autour de la chose inerte,

cette roue aux confins de la piste…

Les morts dans la mort sont jumelles :

par le combat des deux vélos ou les deux roues;

les vies sont jumelles dans la vie,

de la veine et de l’artère au cœur.

Mais qu’en est-il lorsque l’arme de mort

ouvre et partage les vies?

Lorsque une vie, portée en l’arche,

traverse allègrement les morts?

Le cycle solaire (Ag)

L’année : douze mois, ce cycle : douze ans,

mais quatre mille et trente-dix journées ceci,

heures doublées cela.

En la constance numérique un maintien autre

révèle en tous ces jeux la même ambiguïté,

de la course ou de la pulsion, du cœur, des voies,

car c’est de neuf à quinze autour des douze années

que solaire un cœur bat, de la fébrilité

à la paix retrouvée, ou à l’inverse,

se tachant de boutons de fièvre ou s’épurant

comme en d’autres mues la lune et le rêve.

Mais, dans le même cycle – à trois près constant –

c’est une autre planète ou masse qui concourt

(Jupiter) à ces vingt-quatre heures, semestres,

d’un autre Mans, rivalisant avec notre astre.

La Grande Année (A)

Par la diversité des diviseurs,

un jour, les nombres lient n’importe quoi :

douze ères

ou, au carré de douze, une phase historique,

ou le cercle, sans plus, dont le degré

sera le « jour » d’Hipparque ou Kepler dans « l’année ».

A l’entour de notre système une autre ellipse

où le soleil sera foyer

s’étire ou se reploie

parmi des millions, de même acharnées.

Mais la pulsion du moins y demeure évidente,

d’une glaciation à l’autre, un autre « jour »

dont l’heure se prendra entre les Romulus,

ou du Jules Premier au dernier Jules,

quand, cédant au catholicisme, à Trente,

l’Eglise du Poisson s’est ouverte à l’Esprit.

Il est traité ici du cycle en lui-même, et des différents cycles, des forme qu’il engendre et/ou qui le constituent : le cercle et la croix, les cardinaux, l’analemme. Figures et formes qui s’entremêlent, se juxtaposent et se superposent en un maelström infiniment et rigoureusement divers.

B)

L’arche et l’arme (Bb)

Chaque matin et soir (un autre cycle),

allant vers son école, en revenant,

l’enfant des faubourgs s’ouvre le chemin

entre les délivres.

En chaque opération du maître

le même bistouri ou les mêmes ciseaux

fendent à nouveau les chairs vives.

Seul est l’objet inerte et qu’il faut émouvoir

dans les chairs partagées :

seul est l’enfant vivant, qui se meut de soi-même

entre les tas jumeaux de déchets corrompus.

Or l’instrument encore ne livre qu’un combat

à la poursuite ardue de quelque salut promis.

C’est au carrefour que l’enfant choisit,

allant et venant, protégé de même.

Illustration Pierre-Jean Debenat

La mue (B)

Quatre sont les passages :

de peuplement, vitesse, à niveau, à tabac.

Quatre les instruments : table, coupe, épée, arche,

ou les vertiges, travestis, combats et risques,

la fleur de trèfle, un cœur, la pique et le carreau,

quand les Quêtes, Platon, les cartes les dénomment.

Mais, si le cycle est d’un objet : le Graal,

il n’est pas l’un des quatre, instruments ou passages,

dont ne jouent les trois arts ou vertus,

les acteurs

que le cirque édifie en pyramide humaine.

Gauvain l’élu, Galaad le jaque et Perceval,

dans un sens ou dans l’autre au cœur;

le même chevalier en ses métamorphoses,

selon qu’il quête un vase ou rêve du partage,

convive de la Ronde ou né de l’Emeraude.

Jean-Charles Pichon évoque en ces poèmes les écarts, que l’on peut constater d’un cycle à l’autre (le degré de liberté), les passages, PAT ou PAN (4), qui nous reconduisent aux cardinaux – déjà évoqués en A et qui seront repris en C –, l’inversion de la coupe qui signe le déclin de l’Amour et les prémisses de l’Esprit.

C)

L’anguille et la civelle (Cc)

Cela n’est rien, dit-on, qu’imagerie futile.

Mais ne sont-elles pas deux, l’anguille et la civelle,

quand la seconde nait, quand la première meurt

là-bas, dans les Sargasses : l’ouest?

Est-elle unique ou non, la bête

qui de civelle aspire à devenir anguille,

vers l’est, en amont du fleuve?

Ne sont-ils pas deux, le père et le fils

qu’un seul cri unit ou sépare

sous le portail du grand jardin?

N’est-il pas seul, ce fils qui devient père?

Ou, mieux, jouant des sexes,

ne sont-ils pas morts à leur amour,

chassés de l’Eden,

l’homme et la femme divorcés?

Le paradoxe de la loi (Cf2)

La succession logique est à l’horizontale,

mais le Triangle y introduit, simultanés,

le plus vaste effet dans la cause moindre.

Verticaux, les dieux sont simultanés

en Dieu même, nombré, figuré, vocatif;

mais une précession les dispose en cet ordre

renversé : l’Art premier, la Nature, l’Usage

– lettre, parole et cri

ou le mot d’Heidegger entre Dite et Chemin.

Sécante du zéro et de l’infini, JE

recoupe quelque part le dieu d’Alfred Jarry,

tangent en l’x de l’infini (de l’analemme)

et le zéro de l’oméga, la roue du cercle,

comme si le Vide embrassait le Un

quand le mort s’y inscrit, tout entier répandu.

Ainsi émerge en C la question : qu’en est-il du JE en ce jeu machinal? Du sujet à l’objet, du contenant au contenu, le joint et le délit ne seraient-ils point élucidés par la délivrance de la lettre?

Au fait, de quoi s’agit-il?

D’un imbroglio. D’un enchevêtrement. Cela tient de la tragédie, de la comédie – parfois du vaudeville. Car un dieu déclinant, tel un vieillard pervers, tient en réserve quelque coup bas à l’adresse de la garde montante – présomptueuse, en sa force prime et son hégémonie naissante. Les alliances ne sont pas pour autant négligées. Et tel, Sagittaire, Vierge ou Gémeaux (5), peut retourner sa veste et, s’inversant, se donner quelque temps à son ennemi d’hier, en profit commun : la nouvelle harmonie.

Autre chant, autre parade, auxquels sont conviés les spectateurs actifs du jeu de rôle cosmique : nous-mêmes, ou plutôt JE – cet insaisissable en nous qui participe bon gré mal gré à la partie en cours, qui n’en peut mais, qui s’essouffle à chaque inspiration des dieux et se sustente de leur expiration, qui attrape des bribes de quintessence, comme la queue du Mickey presque. Et qui reste pantois lorsque l’évidence lui est assénée par l’un d’entre nous (Lacan) : « Les dieux sont dans le réel »!

Cette réalité, Jean-Charles Pichon la traque sans relâche, et la trouve à tout moment, en tout lieu, en toute forme. Nous sommes soumis aux cycles, de la seconde (vibration du césium) à la Grande Année. En ce déterminisme apparent niche le choix, individuel, permanent et irrévocable. A chaque instant, JE est confronté à lui-même. Va-t-il s’en accommoder, ou se franchir en force? Peu importe, d’ailleurs. L’essentiel pour JE est d’aller au bout de lui-même – au-delà du miroir aujourd’hui, en ses multiples demain.

Les Muses en leur temps mirent en place le décor, esquissèrent le scénario et dévoilèrent le casting : aux rigoureux sensibles d’en tirer une leçon.

Mais les Muses, 3, puis 9, puis les multiples de 9 et la croix cardinale qui les disperse (18+27+4) nous redonnent le carré parfait : 49. Les « proses » qui suivent les Muses reconduisent aux 7 phases (ou « phrases ») qui ont jalonné la vie de l’auteur. Puis les lithologies reconduisent le 7 à ses composants : le 4 du carré, le 3 ou le triangle de l’oscillation. Par le droit et le courbe du Lituus, les 9 litéens des Sibylles et le Double, les Gémeaux en leur déclin, qu’embrassent les sept millénaires : 9 x 777,77… = 7 000.

Analyser le Tout des Litanies, ainsi, nécessiterait d’autres études, qui en exigeraient d’autres, comme d’une œuvre à l’autre de Jean-Charles Pichon, fidèle seulement à sa trilogie de base : la lettre, la figure et le nombre. Mais poète avant tout.

Or ses poèmes, dont l’assonance, la respiration nous surprennent, brisant l’envoûtement trompeur – Calliope n’est point Calypso – nous amènent au terminus et tête de ligne : la Question.

Qu’en est-il de JE en ce JEU?

C’est ce que nous disent les derniers vers de la Trinité cardinale :

Jusqu’à la lie, quitte et double

Comme si Dieu devait imputer à l’humain

tous les vices, débits de boisson et du jeu…

Mais Il le doit, pour que, las de ce partenaire,

l’exclu lui donne un successeur.

Pierre-Jean Debenat  Août 1997

(1) De Fludd à Artaud, nombreux furent les auteurs inspirés qui tentèrent d’esquisser la Machine, qui par le vocable, la figure ou le nombre devait rendre compte (ou conte) de la réalité. Jean-Charles Pichon s’inscrit dans cette lignée d’auteurs « classiques », qui ont allié l’audace de la pensée à la rigueur de la forme. Comme ses prédécesseurs, il en a mesuré et accepté le risque.

(2) « Dans la mythologie gréco-romaine, les Muses étaient des divinités allégoriques qui présidaient aux sciences, aux lettres et aux arts sous la direction d’Apollon qui, pour cette raison, était surnommé Musagète (conducteur des Muses). Les Muses étaient nées, suivant les uns, d’Uranus et de la Terre; du roi Piérus et d’Antiope, suivant d’autres. Mais la plupart des auteurs les font filles de Zeus et de Mnémosyne (la mémoire). On leur donnait pour nourrice Euphêmê ou la Gloire. Dans le principe, elles furent au nombre de trois seulement : Mnêmê (la mémoire); Mélétê (la méditation); Aoedê (le chant). Plus tard, leur nombre fut porté à neuf. » Encyclopédie Quillet, 1937.

(3) 7 puissance 2, le carré sacré de Moïse, se constitue de 3 x 9 = 27, le mois lunaire, et des 22; mais aussi de 30, le mois solaire, et des 19 (7 jours et 12 tribus).

(4) Passage à Tabac et Passage à Niveau : deux concepts que Jean-Charles Pichon a développés notamment dans « Le Petit Métaphysicien Illustré ».

(5) Précisons que si Jean-Charles Pichon utilise les signes zodiacaux, il ne s’agit pas pour autant ici d’astrologie, mais d’un système symbolique quasi universel, d’un outil au même titre que les nombres en arithmétique.

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Qu’est-ce que la prophétie ?

Par Pierre-Jean Debenat

« Me suis voulu estendre, déclarant pour le Commun Advenement, par obstruses et perplexes sentences, les causes futures, mesmes les plus urgentes, et celles que j’ay apperceu, quelque humaine mutation qu’advienne, ne scandalisera l’auriculaire fragilité, et le tout escrit soubs figure nibuleuse plus que du tout prophétique. »

Nostradamus, Epître à César.

Les gens de ma génération se souviennent d’une voix qui traversa leur enfance, par le truchement de la T.S.F. Chaque jour, elle nous fascinait : le timbre, l’intonation nous marquaient beaucoup plus que le contenu du discours – auquel nous ne comprenions pas grand-chose. Mais, des chroniques politiques de Geneviève Tabouis, nous avons retenu la formule incantatoire : « Attendez-vous à apprendre… ». Rationaliste, limitant ses oracles au court terme, elle incarnait cependant pour nous la prophétesse des Temps Modernes. Piètre descendante des Sibylles et des Vestales, elle nous rappelle que toute époque a ses prophètes, et que la prophétie demeure à travers les millénaires une constante vitale pour les hommes – au point que, s’ils nient les dieux, ils la conservent, la transformant en « planification » ou « aménagement » (en américain « management »). (1)

Qu’est-ce que la prophétie?

Pour moi, elle se situe sur trois plans, qui souvent s’entremêlent.

La prédiction s’attache au vocable et joue des mots pour mieux atteindre l’indicible.

La prévision se compose de figures, de formes, de symboles qui s’imposent à nous de façon fulgurante (bien que, la plupart du temps, ils soient très élaborés), et laissent leur empreinte en nous comme un éclair imprime sa trace sur notre rétine.

La pronostication (de Rabelais, de Paracelse) utilise les nombres pour nous mener aux arcanes du réel.

Ces trois composantes de la prophétie sont le plus souvent « cryptées », soit par souci de sauvegarde de l’auteur, soit pour que le message atteigne seuls ceux qui doivent le recevoir.

« Que ceux qui liront ces vers y réfléchissent mûrement,

Que le vulgaire profane et ignorant n’en approche pas. »

Nostradamus, Centurie VI.

Mais déterminer ses formes n’est pas définir la prophétie. Pour ce faire, je retiendrai cette formule : c’est se rappeler l’avenir. En effet, les grands « annonciateurs » que nous connaissons se sont basés sur l’étude des cycles passés pour tenter de déterminer les cycles futurs – un travail de déduction et d’inspiration conjointes.

Les prophètes, de par leur connaissance de la vie des dieux antérieurs, vont annoncer le dieu à venir (après avoir dit le déclin du dieu présent). C’est d’ailleurs en cela qu’ils sont des « empêcheurs de tourner en rond ». Car pour chaque église, le dieu présent est éternel, l’histoire s’achève et la préservation du dogme interdit tout avenir.

Mais, malgré les inquisitions de toutes natures, ces grands inspirés font entendre leur voix : de lamentation parfois, d’espoir la plupart du temps. Car dire un déclin, c’est aussi annoncer une naissance. Le déchirement est le prix de ce double mouvement.

Au vertige qui saisit le prophète s’ajoute une profonde humilité : il n’est qu’un messager sensible, et il n’ignore pas l’audace et la fragilité de son discours.

« Or donc quand une chose est advenue, alors n’importe qui peut ensuite comprendre; mais cela ne sert à rien ».  Paracelse

Aristide Caillaud

(1) Depuis quelques décennies, sous l’influence pernicieuse des Gémeaux, les rationalistes utilisent des « modèles » (informatisés) pour effectuer des « simulations » afin de connaître l’avenir… avec les succès que l’on sait.

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Quelques éléments métaphysiques

LES QUETES DU REEL

PAR LES NOMBRES,

LES FIGURES

ET LES VOCABLES

Introduction

L’Histoire, telle que nous la connaissons, est constituée d’une suite d’impostures : bibliothèques brûlées, témoignages falsifiés, les « faits » – passés et présents – sont rien moins que fiables. C’est ce qu’a montré Jean-Charles en étudiant la vie de Néron.

Sur quoi pouvons-nous nous baser pour connaître le cheminement de l’humanité ? Sur les croyances, attestées par des œuvres – architecturales, picturales ou écrites – qui, contrairement aux productions des temps rationalistes, ont réussi à parvenir jusqu’à nous.

C’est à l’étude de ces croyances, de leurs simultanéités et de leurs successions, que Jean-Charles a consacré la plus grande partie de sa vie.

S’aidant des travaux de ses prédécesseurs, notamment Mircea Eliade, il en a, dans un premier temps, dressé l’inventaire, chronologique et universel – dans « L’histoire des mythes » et « L’homme et les dieux ».

L’ordonnancement qui en est ressorti lui a permis de comprendre le mode de pensée des prophètes qui, se basant sur l’histoire cyclique, tirent du passé des enseignements pour l’avenir.

C’est ainsi qu’il a été amené à décrire les caractéristiques de l’ère prochaine, celle du Verseau.

Sa dernière œuvre, qui comporte une douzaine de volumes – et plus d’un millier de pages – porte (mais il hésitait encore à ce sujet en 2006) le titre global : « Le rire du Verseau ».

Un des plus importants volumes de cette suite (à mon avis) s’intitule « La question et le jeu ». Jean-Charles part de la question de Heidegger : « Pourquoi cela est-il là plutôt qu’une autre chose ? » Question qui va en entraîner deux autres :

1-    Pourquoi questionner ?

2-    Les 2 sens de pourquoi :  pourquoi = recherche de la cause;

Pour quoi = dans quel but ?

Dans cette étude, Jean-Charles va recenser les moyens par lesquels les hommes, au long des temps, ont tenté d’appréhender le réel.

Ils l’ont fait avec des nombres, des vocables, des figures.

Nous allons tenter d’esquisser des pistes – forcément simplifiées et incomplètes – de son travail dans ces 3 domaines.

Dans son séminaire sur le transfert, Lacan a dit : « Les dieux sont dans le réel ». Pour Jean-Charles, les dieux sont le réel, et JE (c’est-à-dire l’humanité) y participe, tout à la fois agi et acteur.

Ces dieux, entités, mythes ou archétypes, sont au nombre de 12 et répertoriés dans le Zodiaque que nous devons aux Chaldéens. C’est celui qu’utilise Jean-Charles, dans le document que voici, établi par lui-même. Il va nous permettre d’y voir plus clair, dans les approches que nous allons évoquer.

LES NOMBRES

Pour Platon, la Grande Année, de 25800 ans environ, représente la durée d’un cycle complet, c’est-à-dire le temps de succession des 12 dieux, chacun ayant un cycle propre de 2150 ans.

Ce dernier comprend un temps de préparation, d’approche. Puis un temps de présence effective, de maturité, de plénitude. Et un temps de décroissance, de dégénérescence, d’éloignement, qui se termine par une période rationaliste, d’où les dieux sont absents.

Ils ne meurent pas, ils sont toujours plus ou moins actifs, ils se complètent en s’alliant ou en s’opposant.

Nous les trouvons dans l’Ancien Testament (les 12 tribus), dans le Nouveau (les 12 apôtres), dans l’Islam chiite (les 12 imams) etc.

Chaque cycle de 2150 ans peut se diviser en 12 périodes de 180 ans chacune.

12 = 4 fois 3. Les 4 et les 3 sont particulièrement importants dans l’œuvre de Jean-Charles.

Les 4 nous donnent les cardinaux, les éléments, et le diabolus de Jung, sur lequel nous reviendrons.

Les 3 nous donnent les arts de Boèce : la grammaire (1ère personne ou Je-moi), la dialectique (2ème personne ou je-tu), la rhétorique (3ème personne ou je-lui). Et aussi les 3 vertus de Platon : le Vrai, le Bien et le Beau.

Pour se réaliser, un dieu doit recouvrir les 3 composants de son signe. Par exemple, le dieu d’Amour doit comprendre les 3 signes d’eau : Poissons, Cancer et Scorpion.

Manuscrit Jean-Charles Pichon

Mais il doit aussi avoir recours aux autres éléments. Dans le cas du Poisson, il s’agit du Sagittaire (de Feu), celui qui envoie, l’Archer – mais aussi le dieu de l’Arche -, Arès qui devient Eros; de la Vierge (de Terre), et des Gémeaux (d’Air), Romulus et Remus, ou le Janus à 2 faces. Ce qui nous donne le tableau suivant :

Nous avons donc 6 signes, chiffre de l’unité chez les Assyriens. Les 6 autres se situent à l’arrière plan, alliés ou ennemis des dominants.

Le chiffre 7 se trouve dans la Kosmopoiia (texte grec du 2ème siècle avant notre ère), dans l’Apocalypse,  chez les Sibylles; ce sont aussi les 7 vallées du Colloque des Oiseaux d’Attar. C’est également un chiffre fondamental en alchimie (7 planètes, 7 matières, 7 couleurs du spectre).

Le 5, c’est la base de l’ésotérisme de Salomon, le Pentacle.

Puis nous arrivons au 2, le chiffre de la dialectique, opération spéculative qui, au moins depuis la Grèce antique jusqu’à nos jours, fut et demeure une tentative rationaliste de comprendre l’univers. La dialectique actuelle est celle de la modernisation et de la mondialisation.

Mais le problème d’une dialectique est qu’on ne peut en sortir qu’en en créant une autre. Ainsi, la question de la mondialisation se dédouble dans la question du général et du particulier, qui nous renvoie à la dialectique du Moyen Age concernant les genres et les espèces.

Le 2 renvoie toujours au 3 et, par là-même, au 6, puis au 12.

Quant à l’unité, elle n’est pas accessible directement, sinon par défaut ou par excès, on ne peut que la vivre.

Comment passe-t-on d’un dieu à un autre? Question complexe, qui a constitué le plus important travail des prophètes.

Une des réponses a été fournie par Jung, avec la notion de diabolus. Etudiant la Trinité chrétienne, il s’est demandé quelle était la place du diable dans cette doxa. A la fin de sa vie, il conclut que le diabolus, le 4ème, était celui qui deviendrait le 1er composant de l’archétype à venir. C’est aussi ce que dit le Coran, selon Jean-Charles, Iblis le démon annonçant le Verseau par son inversion.

Nous n’avons évoqué jusqu’ici que les nombres entiers. Jean-Charles a beaucoup travaillé sur les nombres irrationnels, mais nous n’avons pas le temps ici d’en parler. Mentionnons simplement ceux qu’il a retenus : Phi = 1,618; Pi = 3,1416; e-1 = 1,718 et Tau = 2,154. e-1 représente pour Jean-Charles le « degré de liberté », c’est-à-dire le degré de variation d’un cycle, quel qu’il soit.

« Ce n’est pas qu’il soit plus difficile de jouer des nombres que des croyances. Mais, en ce jeu-là, le risque est bien plus grand. Car on ne s’implique pas dans les croyances d’autrui lorsqu’on les considère comme un objet d’étude, mais on s’implique nécessairement dans une méthode qui est l’outil même de la connaissance. Le risque est de s’y laisser prendre et, par suite, de s’y perdre. » La Machine de l’éternité.

LES FIGURES

Comment les figures peuvent-elles nous donner une vision du réel ?

Enumérons-en quelques-unes que Jean-Charles a utilisées, dans les 3 dimensions.

1ère dimension :

les droites nous donnent les cardinaux.

C’est, entre autre, la dispersion des tribus chez les Hébreux.

C’est aussi le carrefour, que l’on peut franchir en force : le PAT (passage à tabac), par la pulsion; ou en bifurquant : le PAN (passage à niveau), par la pression, grâce à la courbe.

Les courbes nous donnent également l’analemme, symbole mathématique de l’infini, que Jean-Charles a beaucoup utilisé, partant de deux cercles entrecroisés, tournant en sens contraires.

2ème dimension :

Le cercle, le carré et le rectangle figurent les Tables (d’émeraude, ronde), les tableaux et les tablatures, sur lesquelles se sont établies les quêtes, tant mythiques ou ésotériques (de l’Hermès trismégiste ou du Graal) que rationalistes (Mendeleïev).

3ème dimension :

Les solides de Platon :  Terre=cube

Air=octaèdre

Eau=icosaèdre

Feu=tétraèdre relient les formes aux éléments.

Les cônes de Yeats, figurés dans ses Visions sont une représentation de la Forme Vide. F.V. : une sortie/entrée, un contenant sans contenu.

Le cylindre de Beckett, dans Le Dépeupleur, autre figure de la Forme Vide, fit l’objet d’une étude de Jean-Charles, intitulée « Si la notion n’est pas maintenue ».

Mais les figures ne sont pas seulement géométriques, elles sont également symboliques, illustratives.

Illustration Pierre-Jean Debenat

« Qu’est-ce qu’un cycle ?

Une roue de vélo, un cœur qui bat,

mais aussi le vélodrome et la danse du sang,

propre ou sali, vide ou chargé. »       Les litanies des dieux morts (Editions e-dite)

Nous en prendrons pour exemple la figure du jet d’eau.

L’eau se rassemble dans le bassin, apparemment inerte, puis elle est happée dans la colonne (un cylindre), et projetée dans l’air. Là, elle se disperse – se dispense – en gouttelettes, puis retombe dans le bassin. Accomplissement d’un cycle.

Jean- Charles a utilisé de nombreux objets (du parapluie à l’entonnoir, en passant par la bouteille, la poignée de porte, les rails et l’aiguillage du chemin de fer…) pour illustrer les quêtes de l’Objet sous ses divers aspects.

Il les a saisis, mis en évidence pour figurer les cheminements de l’humanité dans les différentes phases des cycles divins.

LES VOCABLES

« Les trois questions annexes, sitôt que je les pose, m’apparaissent plus mêlées que Heidegger ne le prétend. Je ne puis suggérer l’une sans évoquer la seconde – et la troisième.

Car si cela est une image ou un symbole, l’une et l’autre, nous le voyons, peuvent être concrets (liés à un territoire) ou abstraits (cartographiés) et leurs êtres, par suite, sont de natures différentes, non seulement entre eux mais en soi-même (concret ou abstrait, réel ou virtuel).

Dans tous les cas, une dualité perdure, qui fait dilemme : « cela, plutôt qu’autre chose ». Et cette contradiction doublée – interne, externe – se présente au questionneur comme une inversion constante – ou bien toujours possible – : de cela à son contraire (ceci).

Or, si je traite de Où ?, je dirai une figure – topologique au premier chef : une carte ou un territoire. Mais, seule une étendue peut être figurée : l’aspect de la chose. Le concept ne l’est pas, que je dois symboliser : Dieu, la vie ou la mort. Je ne puis donc voir en Cela seulement une figure.

Si je traite du : Comment être ? cela doit être nombré, soit par la distance qui sépare cela de la limite (du territoire ou de la carte): les cardinaux, soit par la progression de la chose en + ou en -. Mais des cela ne peuvent être nombrés ou calculés, sinon par l’à peu près, l’approximation, qui préside au calcul. Ainsi de la constante de Planck, « h« , mesure de la double erreur commise sur la distance (la probabilité de position) et la vitesse du corpuscule (sa quantité de mouvements). Cependant, « h » est bien un Cela, et toute une science s’y fonde.

Mais l’insituable, non figurable, et l’innombrable (l’Unité) peuvent toujours être nommés : Dieu ou JE. Par le vocable, la question « Quoi cela ? » embrasse la figure (l’aspect) et le non-figuré (le concept), le mesurable, en +, en -, et le non-mesurable : l’être en soi.

Qu’en est-il donc de l’inversion, si je ne traite que du Cela le plus généralisé : le vocable ?

1)    Il peut s’inverser dans sa forme, ou par la position de la lettre dans le mot, si je traite du vocable comme « signifiant ».

2)    Il peut s’inverser par son sens, ou la tendance, la direction que la phrase lui donne, si je traite du mot dans la phrase (son signifié).

L’inversion des lettres dans le mot

O et E

La dialectique du O et du E remonte au grec le plus ancien (dans la phase Trêta des Gémeaux). Elle dit ce qui est vu, par l’œil : le lit ou l’inclinaison, en Klino et Kline. Dans le temps des cieux et des dieux, dans le déclin –déjà ! – ou après l’apogée du Taureau Mardouk, qui devient le Bœuf (émasculé).

Dans les millénaires qui suivront, les Deux (leur œil, leurs cieux, leurs dieux) deviendront les yeux, le jeu, puis le feu, le creux et le veuf, le neuf, l’aveu, sans oublier le mieux; ou le miel et le fiel, le ciel unique; la vielle et la vieille, la nielle destructrice, etc.

Parallèlement, l’humanité aura connu le fol, le dol, le vol (en ses 2 sens), le bol (le récipient, la chance) et le sol (la terre ou le soleil), etc.

Depuis le Kline les uns, le Klino les autres.

Mais, depuis le Bœuf d’Héraclès, les humains auront inventé d’autres diphtongues pour tenter d’unir le O et le E : le Nœud en attente de l’Amour, depuis Gordius, son créateur jusqu’aux Gordiens, au 3ème siècle, par Alexandre (le casseur); puis l’Oeuf en attente de la Liberté, depuis Colomb jusqu’à  ? par Swift et Bonaparte; Le dilemme de l’ère future se profile déjà, quasi insaisissable : le Vœu (du monastère ou à la fée).

Hors de la diphtongue OE, le O et le E s’adjoignent sans se fondre, par l’addition du M ou du U, dans le complet (combe, comble, complot, complice) ou le couplet (la coulpe, le couple, la coupe seule) – alors que le complet du tailleur et du coiffeur dit tout à la fois la coupe et l’étoffe (ou la coiffe).

L’histoire de l’humanité sur six millénaires, de –4000 à +2000. Les déclins et les cycles du Temps, aussi clairement que je vois se dérouler un film et ses images se succéder.

L’inversion des mots dans la phrase

Elle se dénonce d’abord en l’origine d’un dieu; ensuite, en son déclin.

L’origine

Les quatre siècles qui ont précédé le Christ ou le Bouddah de Charité Çakyamouni apparaissent entièrement contenus dans l’inversion nécessaire de « l’amour de la science » à « la science de l’amour » : des sophistes aux élégiaques, mais aussi de Socrate à Jésus.

Un renversement analogue caractérise les quatre siècles que nous vivons, de 1728 à 2160 (ou plus ou moins) : de la « création de la liberté », fruit de la Franc-Maçonnerie spéculative, à la « liberté de création », à laquelle nous aspirons tous.

La déchéance

Elle s’opère par le canal de la pluralité des sens.

J’en donnerai ces [2] exemples, de déclins consécutifs à l’apogée d’un dieu : de Création, de Justice; les changes de sens d’Opus, de Prescription.

1)    Opus ne dit pas l’œuvre sans dire l’opulence : une saisie de la totalité du monde. Il porte encore ce sens dans l’ancienne Grèce et même dans le vieux latin : opulentia. C’est peu à peu que le vocable restreint son acception, pour dire seulement : l’œuvre de création, puis, finalement, un court ouvrage, un opuscule, seulement technique.

Quand le Taureau s’endort, ou la Vache, il n’a plus que ce dernier sens. Et, quand la Vache renaît, dans l’Inde ou dans l’Islam, rénovant le Souverain Créateur, l’œuvre renaîtra tout autrement, pour ne rien dire de l’opulence.

2)    D’Abraham à Moïse, dans la divinité présente de la Justice (Iaveh, Brama), « prescription » dit : ce qui est avant toute inscription, pour que l’Inscription soit. Car nul n’écrit les lois encore : seul, Dieu les dicte au Juge, à l’Inspiré.

Mais, déjà, quelque hérétique, un servant de l’antique Créateur Mardouk ou Apis, le Taureau, a écrit des lois. Ces Hammourabi ou Ptah  ont donné au vocable le sens : ce qui est inscrit, imposé par là-même. Après Moïse, le Grand Inscripteur, les édits se multiplieront et les nouvelles rigueurs de même, bien que mille prophètes, justes ou législateurs (de Salomon à Solon) s’opposent à la perversion de sens, se veulent encore des inspirés.

Il faudra Jésus ou Çakyamouni pour que « prescription » emprunte un 3ème sens : non plus ce qui est avant l’écrit, non plus l’écrit, mais l’oubli de l’écrit, par humaine compassion.

Puis, deux mille ans seront nécessaires pour que « prescription » perde ce troisième sens et disparaisse, abolissant toute justice. Car, en ce 20ème siècle, quelle prescription est de Dieu ? Laquelle écrite une fois pour toutes, dans l’afflux des jurisprudences ?  Laquelle peut se dire oubli, pardon, au temps de Dreyfus, des procès de Moscou, de Nuremberg et de la poursuite échevelée de quelque bouc émissaire ?

On ne sait plus, on ne régit plus, ne pardonne plus. On tue ou l’on enferme à vie, au tribunal avant la prison ou l’asile« .   La Question et le Jeu

Les vocables, en leurs mues, nous racontent le passé et le présent. Mais nous sommes pour l’heure impuissants à pressentir le vocabulaire de l’ère qui s’annonce. Nous savons seulement qu’il nous faudra jouer des mots. Mais desquels ? Et comment ?

Conclusion

Les vocables, les figures, les nombres, pris séparément, ne peuvent nous donner que des perceptions partielles et approximatives – malgré leur précision et la rigueur de leur agencement – du CELA que questionne Heidegger.

Si je les ai séparés dans cet exposé, Jean-Charles en ses œuvres les mêle intimement et en joue comme un tisserand de sa trame.

La Kabbale déjà nombre les lettres; inversement, les chiffres romains sont représentés par des lettres.

Les lettres nomment les figures; les chiffres les mesurent.

Les figures donnent un mouvement, une direction, un sens aux chiffres et aux lettres.

Quelle est la règle de ce tourbillon vertigineux ?

« La règle en aphorismes

1) Le Voyage recouvre le Meuble : indifférent au meuble, il le transfère. Le mobile recouvre le voyage, comme le projet l’action.

2) Quand un mythe se corrompt au point où la Justice se corrompt aujourd’hui, sa mise en examen devient une nécessité.

3)    Cette mise en examen est effectuée par sa progéniture (prédécesseurs et gène), avec l’appui de ses successeurs et fils. Par ses victimes alliées à ses bourreaux.

4)    Le délit qui libère n’en est pas justifié plus que la vie, que fonde la mort. Mais qui juge la vie ? N’est-ce pas elle, plutôt, qui tranche le débat, en jugeant la justice ?

5)    Ce que le JE humain ignore ou nie, questionnant sans fin, les aspects vivants le font et le disent : le vocable, le nombre, la figure, puisque, en leurs jeux les plus divers, ils le proclament. » Le saut et le pari (1997)

La mise au point

Partout dans le monde il y a des gens qui ne feraient pas de mal à une mouche et qui pourtant torturent leur compagnon ou leur compagne, détruisent des réputations et mènent les meilleurs au suicide, vendent et achètent les armements qui accomplissent les génocides.

Il y a des hommes qui ne diraient jamais un mensonge, par exemple : je vous aime, quand ils n’aiment pas et qui pourtant vivent dans le mensonge. Ils disent : la vérité est supérieure à toutes les religions, lorsque leur religion se nomme Vérité. Ils disent : Dieu est toute bonté, ce qu’il est non moins évidemment que toutes les peurs et tous les courages, toutes les sciences et tous les jeux, toute l’ironie du monde et sa prise au tragique. Et l’envers du Bien, s’il est Tout.

Il y a des femmes aussi qui agissent comme ces hommes et tiennent les mêmes discours. Plus nombreuses, peut-être, puisque elles meurent moins jeunes.

C’est pourquoi on se gardera de telles affirmations douteuses, proférées comme en marge de sa propre existence, et plus généralement de toutes les formules qui, à vouloir trop dire, ne disent rien.

On traquera Dieu avec des nombres, avec des noms interchangeables et des figures géométriques, ou bien on laissera les dieux tranquilles, car ils n’ont pas pitié du chasseur malheureux. Le petit métaphysicien illustré (1985)

Pierre-Jean Debenat

Juin 2008

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Le Petit Métaphysicien Illustré (1ère partie)

LE PETIT METAPHYSICIEN ILLUSTRÉ

SOMMAIRE

La mise au point

En guise de préface (1977)

Préambule – LES DEUX ACTEURS – la rentrée en soi – le principe de causalité – le principe d’identité – le gagnant – LA DESIGNATION – la sortie de soi – le morceau de viande rouge – 1984.

Première partie : Une confection d’inventaire

I LE PROCES

La complétude et le maintien – l’accomplissement – le même et l’autre – partition et parturition – les trois et les quatre – éléments et qualités – complétude, opacité, récurrence.

II LA FIGURE

Pourquoi un inventaire? – la définition – histoire des inventaires – le motif et le joint – l’inversion – les dernières figures – la caverne et l’autel – le suffrage et l’écart.

III LES LOIS

Leur trilogie – les lois de la polarité – les lois de la finalité – les lois de localisations – thermodynamique et information – une génération inventive.

IV LA FORME VIDE

L’attrait de l’abîme – brimborions et pendeloques – la 1ère application : le même et l’autre – la 2ème application : le contenant et le contenu – la 3ème application : ordonnancement et passage.

V LES MANEGES

La disposition – les visions – note – des projections et des relations – le premier schème.

Deuxième partie : la scolastique machinale

I LA PROCEDURE

L’anguille et la civelle – la mère CMISA – je pense, donc je suis – les inscriptions – les descriptions.

II LES VALENCES

Lettres ou nombres? – le mode et la relation – les trois valences – des rapports primitifs – les deux mues – moins et plus – les points et les tirets.

III L’UNITE

La soif et la mesure – avant et après – la moyenne – les matrices – la moyenne sectorielle – l’unité définie – l’amalgame.

IV LES DIMENSIONS

La symétrie – matériau, proportion, niveau – les matériels – proportions et liberté – l’Espace et la durée – les associations – l’unité potentielle – contenance et liberté.

V LES RELATIONS

De la coexistence des systèmes mathématiques – définitions de l’infini – les relations d’équivalence – de l’unité originelle – insuffisance des relations.

VI LA VIS SANS FIN

Le contenant et le contenu – la marmite libératrice – la gestion ou jection – l’écart et sa correction – le passage et sa clusion – suite – les descriptions et les actes – l’horizontal et le vertical.

VII LES DEUX UNITES

Les jugements et les lois – l’articulation – la réduction – pourquoi le vocabulaire? – les suspens – applications.

Troisième partie : les verdicts zodiacaux

I LE VOCABLE VIVANT

La crise des vers – les étoiles de midi – l’enroulement – trois formes vides – les vivants et les morts – une notation chronologique.

II LES ACTEURS

L’horizontal et le vertical – le rôle et l’emploi – la station et l’état – le principe et le drapeau.

III LE SUCCESSIF ET LE SIMULTANE

La presse – le PAN – la primauté – la projection – le voyage – les sens.

IV LES MOYENS

Le voyage précisé – les opérations – les pas – la complexi-fiction – l’instance.

V LE VERDICT ZODIACAL

Le prévenu et l’inculpé – la partition – la parturition – l’appareil – l’accusation – la précession – la culpabilité.

VI UNE FIGURE TEMPORELLE

La prétention inévitable – l’analemme – la bande de Moebius – le palimpseste – le jeu des vocables.

VII CONTRE DUMEZIL

Pourquoi ce détour? – les deux parts – la maladie – le Grand Guerrier – le Sagittaire – la règle du jeu – éternité du zodiaque – le labyrinthe.

Quatrième partie : l’objet-dieu

I LE SERPENT VERT

Au-delà de l’artifice – des chronologies – Märchen – commentaire – l’antérieur et le contenant.

II DU POISSON AU VERSEAU

La relation et la projection – les sept voyages – les personnages – les deux successions – la troisième croix.

III LES TROIS MORTS

La mention et l’usage – lectures longue et courte – l’Apocalypse – a) des voyageurs et des temps – b) des phases de l’unique – les trois morts.

IV POURQUOI LES SEPT

De l’opacité des machines célibataires – le discours renaissant : mantic consugens – le Temps et l’étendue – l’étendue et la durée – la durée et l’Espace – l’Espace et le Temps – les 2n (le récit et la séquence).

V LES BIBLES DE PIERRE

L’édification – la bible d’Amiens – d’un dieu l’autre – les nombres mutants – le problème des chronologies – les illusions – la représentation.

VI LES SOULAGEMENTS

Le problème – la monture – l’émargement – l’emprunt et la restitution – les niveaux – la diagonale – pour continuer – la diagonale et ses jeux.

VII VADE MECUM

le double mensonge – le procès, le voyage et la vie – l’objet kantien – les dialectiques factrices – les trois centres – la danse des nombres – l’inexprimable.

Les cinq poèmes et leurs tables

1 – En Un

CONSTRUCTION DE LA MACHINE

2 – Hybrides

CONNAISSANCE DE L’OBJET-DIEU

3 – Le dialogue

EN CETTE HEURE DU SERPENT

4 – L’arbre : un poème de nombres

UN ARBRE PLANETAIRE

5 – Les délivrances

 

La mise au point

Partout dans le monde il y a des gens qui ne feraient pas de mal à une mouche et qui pourtant torturent leur compagnon ou leur compagne, détruisent des réputations et mènent les meilleurs au suicide, vendent et achètent les armements qui accomplissent les génocides.

Il y a des hommes qui ne diraient jamais un mensonge, par exemple : je vous aime, quand ils n’aiment pas et qui pourtant vivent dans le mensonge. Ils disent : la vérité est supérieure à toutes les religions, lorsque leur religion se nomme Vérité. Ils disent : Dieu est toute bonté, ce qu’il est non moins évidemment que toutes les peurs et tous les courages, toutes les sciences et tous les jeux, toute l’ironie du monde et sa prise au tragique. Et l’envers du Bien, s’il est Tout.

Il y a des femmes aussi qui agissent comme ces hommes et tiennent les mêmes discours. Plus nombreuses, peut-être, puisque elles meurent moins jeunes.

C’est pourquoi on se gardera de telles affirmations douteuses, proférées comme en marge de sa propre existence, et plus généralement de toutes les formules qui, à vouloir trop dire, ne disent rien. On traquera Dieu avec des nombres, avec des noms interchangeables et des figures géométriques, ou bien on laissera les dieux tranquilles, car ils n’ont pas pitié du chasseur malheureux.

Un jour de septembre 1985,

où j’ai commencé d’écrire ce livre

sans savoir si je le finirais.

En guise de préface

(1977)

Le préambule

Les Athéniens ne voulaient pas croire que l’Amour désirât le Bien; ils voyaient en lui l’amant de la Beauté. « Quoi donc! leur dit Socrate, L’Amour n’est-il pas beau? – Assurément, il l’est. – Est-ce qu’on désire ce qu’on a? ».

Des ironies furent autres, telles que de Jésus: « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché jette la première pierre » (puisque vous me parlez de justice). Ou bien: « Quelle figure orne cette pièce? – Celle de César. – Rendez donc à César ce qui lui appartient » (puisque vous me parlez de la dette). Telles que de Cues, inventant son principe de Contradiction aux extrêmes, ou de Rabelais, de Nietzsche, enseignant le Gay Sçavoir. Mais ce rire dionysiaque, ce fatal retournement aux jointures des extrêmes, ce renversement du mythe qu’entraîne sa « mention » sont encore l’ironie de Socrate, le refus du signifié, l’appel au signifiant.

Le « Personne » d’Ulysse ou son naufrage ultime, près de l’île voisine d’Ithaque, au retour d’un voyage de dix années, sont des éclats de rire, comme les contradictions voulues d’Emmanuel Kant ou les mésaventures de K., qu’il s’agisse du procès inévitable ou du château inaccessible. Bien que Kafka, Kant ou Homère ne soient pas des clowns patentés. La littérature, l’art, la philosophie même sont pleins de ces ironies, car ceux qui vivent dans la mémoire, qui survivent, sont ceux qui ont su les manier.

Le réel non plus n’en est pas avare. Un jeu de mots, parfois, libère de l’angoisse, tel que le double sens du mot sens (un vecteur ou un signifié); ou un jeu de choses relance la quête. En mars 1974, alors que j’hésitais à reprendre la mienne après tant de livres écrits (et si mal lus!), il est possible qu’un tel jeu m’en ait donné le soudain courage. C’était dans la campagne, non loin de Garons. Je gravissais un sentier parmi les vignes quand, tout à coup, un mur m’a barré le chemin. Or, il n’y avait jamais eu de mur en cet endroit: le chemin qui montait n’était pas une impasse. Quelques secondes plus tard, je vis que le mur marchait (comme s’est mise à marcher la forêt de Macbeth). Une minute plus tard, il avait disparu et la voie était libre. Ce n’avait rien été qu’un troupeau de moutons qui traversait lentement un chemin transversal, au sommet de la côte. Dix souvenirs me vinrent alors, d’autres murailles dressées contre ma vie et que j’avais reconnues pour des troupeaux de moutons. Le plus souvent: une foule transversale, acclamant le Maréchal ou le Général, selon le cas, allant de l’est vers l’ouest ou au contraire quand je montais du sud au nord… Mais, toujours, quelle joie, que de déceler l’illusion, que de voir s’effilocher la continuité feinte!

La muraille éclipsée, on se prend à rire. Du rire de Socrate, de Jésus, de Rabelais, de Nietzsche, de Kafka, quand, le concept éclaté, ils ont vu de leurs yeux le chemin se rouvrir, l’horizon se représenter.

Mais, bientôt après, je ne riais plus, défait et démembré moi-même, par la faiblesse, l’incertitude et l’outrecuidance de mes sens (dans le troisième sens du mot, non plus vecteur ou signe, mais appareil). Car, s’ils ne distinguent pas un mur d’un troupeau, que puis-je en attendre? Que demeure-t-il, en fin de compte ou en fin de parcours, de la réalité?

Pour la nommer, la définir et la contenir, je l’ai trahie, elle, le mur-troupeau, la mort-éternité. Ne me suis-je pas trahi en la trahissant, choisissant l’arrêt, trop de fois en ma vie, dans la voie ouverte? Ou, croyant l’épouser, ne me suis-je pas perdu? Ne l’ai-je pas perdue en une autre confusion? Car, en un autre temps, le troupeau est mur aussi, aussi longtemps qu’il passe. Mortel, la mort au bout, je ne suis pas immortel, et le troupeau est fait de ces murs séparés: les individus qui composent la foule.

On peut bien rire, alors. Le rire est épouvantable: il nous jette au néant.

Vivant de cette censure et dans cette confusion, comment puis-je vivre encore? Dire JE? Dire l’univers? C’est le problème que pose ce texte, quelques feuillets extraits d’une quête de quatre ans et d’un millier de pages. Il ne dit que la difficulté de dire, l’objet d’une part, le sujet de l’autre, l’un et l’autre censurés – ou confondus.

Puis, un jour, une idée bizarre m’est venue. Que l’Ecclésiaste n’a pas eu tort d’écrire le verset scandaleux (monstrueux, quand il porte le supplice de Bruno, l’exclusion de Galilée): « le soleil se lève et se couche, la terre demeure immobile ».

Car, c’est de la terre que j’observe l’astre. Comment mon poste d’observation ne serait-il pas stable? Qu’observer d’un poste mobile?

Lorsque tout bouge autour de moi, ne faut-il pas que JE, pour juger du mouvement, se considère comme stable, infaillible, éternel, ou bien qu’il renonce à juger? La notion de stabilité dérange : à la limite, elle rend dérisoire le jugement. Mais la notion contraire fait de JE un imposteur, car il ne pouvait pas juger.

Il n’est pas d’objectivité qui n’exclut d’abord l’objectif (la caméra ou le cerveau, mon lieu d’observation et le temps où je vis). Lorsque Kant a rejeté dans le transcendantal toutes les transcendances, quelque chose le transcende encore: sa pensée. Elle seule n’obéit pas aux règles qu’elle formule (c’est son droit) et qu’elle impose (son crime). Il n’est pas une science ou une théologie qui, levant plus haut un pied, ne s’assure plus fermement de l’autre. Celui pour qui tout bouge s’est situé en dehors, dans le non-mouvement du dogme ou de la loi, avant de l’oser dire.

Ni les nombres savants, ni la folle certitude ne m’aveuglent à ce point. Sur l’ironie de Socrate, sur le mur et les moutons, sur le mot de l’Ecclésiaste se fondent mes ouvrages. Mais il est vrai que, depuis le 14 mars 1974, je danse, l’un de mes pieds s’assure toujours avant le lancer de l’autre.

LES DEUX ACTEURS

1

La rentrée en soi

Je jouerai assez dans ce livre: il n’est que jeu, mais un jeu de bridge ou d’échecs, qui se fonde sur des règles précises, non pas sur la visite de l’ange, qui se situerait hors des règles. Il ne m’est pas entré tout entier dans le cerveau comme Athéna sortit du crâne de Jupiter ou Dionysos de la cuisse du dieu. Je n’ai pas connu la conversion (mondaine) de saint Vincent de Paul, de Cocteau, de Claudel ou de Frossard, au bon moment, ni celle (à rebrousse poil et au mauvais moment) de Dante et de Kâbir, de Daniel, de Ramakrishna, du Bab…

Ou bien je les ai connues, tantôt l’une, tantôt l’autre, vingt fois en cinquante ans, dont plus de la moitié en cet âge incertain qu’on prend pour l’âge de raison et qui s’est prolongé pour moi au-delà de l’adolescence. De sorte qu’elles ne me furent pas des conversions mais, plutôt, des retournements à quelque humus antérieur. Presque impossibles à circonscrire dans le temps…

Impossibles tout à fait, si je n’avais eu mes livres, mes ébauches du Livre, mes journaux. Et, bien sûr, les ouvrages d’autrui, milliers d’ouvrages – ou n’est-ce pas des dizaines de milliers? – qui me forgeaient une âme universelle.

Je ne sais que tirer de mes expériences propres ou de celles d’autrui des traces dont on a dit que je les recensais seulement. Il y a huit ans, mon fils aîné: « Tu te prétends un créateur, mais tu ne crées rien! » Le mot m’a fait mal, JE est ainsi: l’amour-propre a sur lui plus de pouvoir que l’évidence. Mais le mot était exact: on ne peut se dire un créateur lorsqu’on nie le principe de causalité.

Je ne puis non plus m’en repentir.

Si, malgré le refus ou le rejet du miracle (je ne dis pas: son absence, car des miracles me furent donnés, que mes autobiographies recensent), je me considère encore comme conduit, n’est-ce point par la grâce de tous ces plagiats, de mes œuvres et d’autres, dont l’indécence eût dû me détruire, alors qu’elle m’a constitué?

2

Le principe de causalité

Allons plus loin: ce cynisme ne fut pas inconscient, ni hasardeux son fruit. J’avais dix-neuf ans, matelot à Rochefort, quand Nietzsche m’a suggéré le vocable: « moraliste indélicat » pour désigner le moraliste qui ne se préoccupe pas de dire vrai, ni vertueusement, quand le discours profite.

Deux ans plus tôt, mon camarade Ross et moi, nous avions inventé la méthode des surcauses, qui renversait le principe de causalité. Quatre ans plus tard, en 1943, je commençais d’élaborer L’Ethique (la mienne), à laquelle j’ai travaillé chaque jour pendant quatre ans, avant et après sa publication dans la revue Prétextes (créée à cet effet).

J’ai souvent dit par quelles étapes le refus du principe m’a été imposé. Au départ: le refus d’une causalité métaphysique: le dieu « incarné » de Hegel, puis le dieu créateur, séparé du monde, puis le dieu émanant et immanent des juifs, des brahmanes, des législateurs. Plus tard: le refus d’une causalité scientiste, à partir de l’atome originel, du premier soleil, du premier vivant, du premier vertébré, mammifère, homme…

L’idée était en moi dès mon affirmation de 1937: le jour coïncide avec le lever du soleil, par lequel on l’explique. Mais l’explication de l’effet par la cause, inventoriée après l’effet, n’est rien d’autre que le « péché » philosophique, que les philosophes nomment un « cercle ».

Or, non seulement les philosophes (ou, du moins, les plus honorés d’entre eux) mais les savants, qui les dénoncent ont toujours sauvegardé ce cercle, par le raisonnement dit « ad hoc », que le système a exigé. Puisque, au départ, toujours, ils se disent en mesure, sans l’avoir démontré, de créer LE système.

Refusant avec dégoût, en mon année de philosophie scolaire, un principe dont je distinguais le faussage, je refusai d’abord toute philosophie. La poésie me suffisait alors, qui ignore sa cause; plus tard, ce fut la soumission aveugle aux mythes, de la Patrie (en 1939), de l’Amour l’année suivante, de l’Œuvre, de la Liberté, de la Citoyenneté du monde et de l’Egalité (en 1950), de la Famille, plus tard encore. De la Vérité, au passage, et bien sûr de la Fraternité…

En même temps – de 1937 à 1957, pour faire court – je m’efforçais de trouver un chemin contraire à celui de la causalité et de l’entropie. Mais ce chemin eût été de l’avenir vers le passé, de l’inertie (contre la vitesse), de la néguentropie, de la résurrection, du miracle, contre la voie mortelle de la rationalité. Comment le découvrir, alors que tout mourait autour de moi, en moi?

Indiscutables en leur principe, contraires au principe de causalité, la méthode des surcauses, la vocation du moraliste indélicat et toute éthique demeuraient imaginaires, « mythiques »: j’avais pu les construire, admettre et signifier, je ne pouvais les vivre. Ma vie même (c’est JE encore) interdisait qu’ils fussent.

Je créais malgré tout, et malgré moi souvent, hors tout plagiat, un chapitre de roman, un poème, un dialogue, dont le « ton » me surprenait – si surprenant que je ne pouvais le reproduire. J’aimais à la folie ma femme, mes enfants, ne vivant que pour eux et soumis au démon qui me pressait de leur sacrifier même l’égoïsme de mes œuvres. Je combattais, un jour ou l’autre, pour une égalité des droits, des races, des sexes, des âges, sans douter pour autant des âges, des sexes, des races – et m’assurer de l’inégalité nécessaire des droits (le roseau n’a pas les mêmes que le cèdre). Pour une libération surtout je combattais, qui m’eût arraché à ce couple, à cette famille, à cette patrie, à cette humanité, auxquels je sacrifiais ma vie.

Mais ni ces œuvres ni ces amours, ni ces délires justiciers, ni les révoltes les plus vaines, qui constituaient aussi ma vie, ne m’offraient la moindre chance de m’en abstraire. Au contraire, à toutes fois, ils m’usaient un peu plus, m’approchaient de ma mort. Plus j’ajoutais à JE, plus ces ajouts me précipitaient à la destruction de JE. Il n’était aucun de ces détours, effectués ou suivis pour me survivre, qui ne me conduisît seulement à la raillerie ultime du Trou.

Je ne mourais pas, petit à petit comme procède l’abîme, sans que mourût une volonté d’œuvre ou un amour, une soif de justice, une révolte avortée. Je n’inventais rien qui ne fût délire; il n’était pas de délire qui ne fût la mort plus prompte. Je suis mort mille fois, le plus souvent sans savoir de quoi je mourais.

Un autre dit qu’il n’était pas possible d’être aussi sot.

3

Le principe d’identité

Au milieu de l’année 1957, je cessai de créer, et même d’écrire. Comme toujours, ce n’était pas de ma part une volonté délibérée. Grasset me refusait mon dernier manuscrit (une suite de « L’autobiographe ») et, bien sûr, je ne pouvais l’offrir à un autre éditeur. J’étais à bout de forces, aussi.

Je me laissai conduire d’une boîte à l’autre.

Je parle de la manie de boire, qui me vint alors et commença de me jeter, d’un soir l’autre, dans un bar différent – dans le même « enfer bleu »(1). Mais je parle également de la manie de lire qui, pendant près de quinze ans, m’avait abandonné. Car chaque oeuvre parfaite est bien comme une « boîte », où l’on s’enferme huit jours ou dix-huit mois.

Je croyais les avoir toutes faites (comme on fait le tour de sa chambre ou de l’Europe), mais l’ignorance que j’en avais, où j’en étais, m’apparut infinie. Des milliers de livres avaient paru, pendant mes quinze années d’absence: presque tous renvoyaient à d’autres milliers d’autres, dont personne n’avait parlé, dans le milieu ou le « média » qui m’avait recouvert au cours des quinze années.

Ignorant Bataille, Reich, Artaud, Michaux, Borgès, qu’aurais-je su de Sumer, du Rig Veda, des religions amérindiennes, de la prophétie médiévale? Ne sachant rien de Shelley, de Goethe et de Molière que ce qu’en dit l’Ecole, qu’aurais-je imaginé de l’audace baroque, de la science des tragiques grecs? L’ignorance qu’imposent les universités et que prolongent les médias, elle ne tient pas au rejet de quelques oeuvres maîtresses: une aliénation l’entretient, de toute « âme », de Balzac et de Flaubert, de Racine, de Hugo. Mille coupes ne tendent qu’à rompre le fil d’une continuité que l’Histoire n’interrompt pas.

Je ne pouvais, il y a vingt ans, déceler ce fil. Mais la charge des impostures m’épouvanta. Une obsession me tenait, que formulait déjà un roman de 1952, « Sérum et Cie »: l’inexistence de JE, fabriqué de morceaux innombrables. A l’époque, rien de plus qu’une trouvaille littéraire, peut-être un alibi. Je rejetais sur l’AUTRE le mauvais, le mensonge, le crime (que tribunaux et médias ne nommaient pas ainsi): la mort de ma femme France, et sans doute bien d’autres, imposées par mes livres, mes délires, mes absences. Je nommais cet AUTRE Pigobert (Charles), puisque je me nommais Jean-Baptiste Constant Marie. J’y voyais le Pip bardé d’or, le culotté, le botteur de culs, l’infâme, puisque Baptiste était l’Auguste, le sans-culotte ou l’ange tombé des cieux.

Une difficulté demeurait, sérieuse – elle me bloqua pendant dix ans -: faire la part en moi de Jean-Baptiste et de Pig. Ils se révélaient, chacun, une infinité d’êtres.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Si je me dénombrais deux, pourquoi pas quatre, seize ou soixante-quatre? Je n’analysais pas mon actif, mon passif, sans y trouver cent éléments divers, a, b, c, d, dont je ne pouvais pas toujours dire lequel était de A, lequel de B. Ce besoin de Baptiste, Pigobert le comblait; ce désir de Pigobert, il arrivait que Baptiste le réalisât. Un cercle rouge a-t-il sa place dans un ensemble de choses rouges ou un ensemble de figures géométriques?

Le choix s’y dissipait seulement, niant le JE, qui avait pu encore choisir. Si le réel n’était que cette diversité, ce puzzle, Pig s’en voulait le recenseur et, par le recensement, le maître. L’Unité dont Baptiste se prévalait, elle n’était que l’élan qui le portait à se détruire. Baptiste – l’homme du baptême – se défendait à sa manière: il disait le puzzle sans fin – et que le carnaval ne mène en aucun cas à l’efficacité: que Pigobert jouât de la mort, cela ne l’empêcherait pas de mourir. Pire: il ne revêtait d’autre masque, d’autre loup que de la Mort elle-même. Le masque interdisait que Pigobert eût un corps.

Mais à chaque expérience nouvelle, le Baptiste seul mourait en moi, sous les coups, les épreuves, les stresses, les entropies: le Baptiste enfant, adolescent, adulté, mûrissant, le chrétien, le catholique enjuivé, le patriote, le poète, le citoyen du monde, l’amant, l’époux, le père, le révolté, jamais las de s’anéantir si l’infini se pouvait atteindre au-delà des fins. Au contraire, le plagiaire, le tricheur, le comédien, le technicien survivait aux fins de ses masques; pire: il s’enrichissait de ses mues, toujours taillées à ses mesures. Aucun drame n’excédait en dramatique le temps perdu, l’ennui de la visite au tailleur. Si JE était ce qui dure, JE était Pigobert.

Comme la recherche d’un sens qui ne fût entropique m’avait rejeté du Sens, la recherche d’une unité qui se tînt hors des boîtes me rejetait de l’Unité. Une troisième réalité s’offrait, ni le sens causal ni l’unité métaphysique, mais le cens des unités qui me composent et qui, réellement, existent à l’infini.

Par ce biais, JE se redonnait une existence; il pouvait choisir de nouveau.

Mais serait-ce l’infinité du Cens ou la constance des Unités?

______________

(1)            « L’enfer bleu » : voir dans la rubrique « Nouvelles » le texte portant ce titre.

4

Le gagnant

Dans les quatre ou cinq ans que je dis, où j’abandonnais à la fois le principe d’identité et le principe de causalité pour fréquenter les boîtes (des bars ou des auteurs), je rejetais également Pigobert et Baptiste, bien que le premier conquît encore par son cynisme et sa désinvolture, bien que le second prît des coups. Les autres – des femmes, surtout – payaient, soit que Baptiste les attendrît, soit que Pigobert en jouât.

Mais, en JE, le combat se poursuivait, sans pitié (du côté de Pig), sans faiblesse de l’autre côté.

Si, comme le voulait Pigobert, le cens des techniques nie le principe d’identité, Baptiste n’avait pas d’existence: il se complaisait en l’utopie. Si, comme le croyait Baptiste, le sens de la causalité n’est qu’entropie et s’il interdit d’être, Pigobert ne serait jamais que les masques dont il s’affublait: une chose de carton ou de plastic, par définition négligeable. Ni les échecs du chimérique ne pouvaient troubler le « réaliste », ni les inventions du tricheur ne pouvaient influencer durablement le probe.

Il n’y avait pas de solution.

En fait, je n’avais cessé jusqu’alors, de faire de l’un le contenant de l’autre, ou de prétendre le faire, dans la confusion de leur dialectique avec celles du corps et de l’âme, de la forme et de la substance, puis, en dégénérant, de l’apparence et de la matière.

En mon enfance chrétienne, je n’en pouvais douter: jusqu’en ses rêves charnels et son besoin de souffrir « pour une grande cause », Baptiste était mon âme; Pigobert, donc, mon corps. Les journaux de mon adolescence sont pleins de cette horreur de Baptiste pour le corps « qui l’emprisonne ». Par l’ascétisme, un jour, il espère vaincre la Bête (le Hyde de Stevenson).

Vingt ans d’école, de lycée, de faculté avaient fait de Pigobert un maître de l’esprit scientiste; c’était Baptiste qu’on exilait dans l’irréel, ou dans quelque servage (l’emploi) s’il tenait – on ne savait pourquoi – à subsister. Il n’avait pas rejeté le principe de causalité par amour-propre, esbroufe, esprit de contradiction, mais pour perdurer sous le fardeau immense. Il avait donc aussi une manière de corps, puisqu’il avait tenu.

Plus tard, beaucoup plus tard comme on l’a vu, j’en étais venu à ne pas douter que Baptiste fût mon unité charnelle – après tout, c’était lui le payant, le débiteur payant ma dette, le masochiste – et Pigobert le puzzle, qu’il excellait à reconstruire.

Mais c’était dire que Pigobert ne cessait de sauver Baptiste: sans celui-là, celui-ci eût-il survécu?

Jouant de Pigobert comme d’un esclave utile, je lui donnais tout le possible: l’escrime, la création ludique, le poker, les dames, puisque une technique nouvelle, ou une femme nouvelle lui suffisait.

De ces dons minimes il s’engraissait.

A coups de parties victorieuses, de romans couronnés, de femmes séduites, Pigobert réduisait Baptiste. Deux ou trois années folles eurent raison de l’imbécile. Bien vêtu, bien nourri, largement abreuvé, Pig fut de nouveau le roi, en cette quarantaine qui asseoit l’homme. Le poète, on l’eût laissé crever sans remords, mais on honorait l’homme de lettres, le journaliste, le scénariste. On me demandait des livres, des essais, des articles, le cinéma me découvrit. Mes enfants devenant des hommes et des femmes, je me donnais leur âge. Je perdais plus de temps à chasser les femmes comme on chasse l’importun qu’à les chasser comme la proie.

Pour ce roi, formellement visible, Baptiste ne pouvait être que le sale petit esprit, crédule et tourmenté, dont les vagues révoltes agacent plus qu’elles ne font peur. Il m’agaçait surtout par sa croyance, inébranlable, de m’avoir créé, un jour d’hiver, pour se débarrasser de son mal et de sa peur. Il ne me suffisait pas de l’avoir recouvert de mon mètre quatre-vingt deux, de mes quatre-vingts kilos, de l’avoir ramené à l’état de blafard et fuyant ectoplasme. Il fallait que je l’eusse précédé.

Je rameutai mon enfance: cinq de vie pleine et libre, auprès de l’océan et parmi les rochers. Je me souvins de mes ancêtres, les fiers Bretons, et, par eux, de vingt générations de Celtes captifs des saints Patrick et Guénolé: en moi bouillait le sang des pilleuses d’épaves, exigeait de renaître un cerveau carnivore, au-delà des esclavages. Je méprisais l’alter ego à ce point que je fis appel à lui pour compulser les livres, les manuscrits, pour écumer toutes les bibliothèques. Docile, il m’apportait les documents dont je pimentais mes salades. Je n’avais pas à le combattre: loin de me résister, il admirait ma verve, s’en sachant incapable, il adorait mes ordres. Son maître, son univers, son « père »? Pourquoi pas? Il me donnait l’Unité, que je ne réclamais pas. Elle m’anéantit.

Cela ne se fit pas d’un coup, car je distinguais mal en quoi le Souverain, le Roi, n’est pas nécessairement l’Unique, qu’on peut être celui-là sans être celui-ci. Mais, petit à petit, je cessai d’acheter des vêtements neufs, de pourchasser les femmes, d’écrire des scénarios. Recouvrant une manière d’audace, Baptiste me défiait de m’inventer une « boîte » où je pus, à la fin, entièrement m’accomplir; je ne l’écraserais définitivement, je le sentais bien, que dans un univers construit à ma taille. Il avait raison sur ce point: mes jeux étaient trop courts pour moi, trop dérisoires.

JE avait créé le piège; allié de Jean-Baptiste, il jouissait de l’embarras, de la naïveté du clown. Car JE n’est que jouissance: plus Pigobert que Pig, jamais là où l’on croit, mais toujours à côté, sous l’autre coupe ou tasse, maître es-bonneteau.

Ou bien j’avais choisi Baptiste, peur-être parce qu’il était le vaincu, le plaintif, l’avorton – réduit à ce point qu’il n’osait plus « la ramener » que dans les heures de colique ou de migraine, au lendemain d’une cuite carabinée. Car JE est aussi ce compatissant, qui ne prend jamais que le parti des faibles.

Un jour, fatalement, JE se nomma Baptiste; Pig se retrouva seul, sans un public pour admirer ses mimes et nu, dépouillé de tous ses masques. Lui, le joueur, il se faisait le jouet du quêteur. Son habileté même, ses techniques, il ne les utilisait plus qu’à ordonner, organiser la quête (dans l’illusion béate d’aider à l’avènement de son futur Royaume). Il mit toute son ardeur à me servir, moi, Baptiste, son ancien esclave.

C’est à dire qu’il n’exista plus.

Alors, j’arrêtai le jeu. Je brûlai tous les papiers – des dizaines de kilos – que recouvraient des notes, mes manuscrits d’ébauches, des critiques, des articles; cela fit un grand feu dans la cour de la ferme où Geneviève et moi vivions depuis décembre 1965. Je me croyais assez fort pour admettre à nouveau Pigobert et Baptiste, peu à craindre le premier, presque heureux le second.

Simplement, étais-je encore JE?

II

LES DESIGNATIONS

1

La sortie de soi

Au temps de la victoire – fragile – de Pigobert, j’avais joué, pour accabler Baptiste, des trois dimensions où tout homme se reconnaît. Dans l’espace, un volume, et dans le temps les trois temps: je fus, je serai, je suis. Je rappelais à l’ange, ainsi, sa déchéance; je la lui révélais sans recours: il était cela, précisément, qu’il refusait d’être: une boîte, prise dans un espace/temps qu’il ne pouvait contenir, non plus que l’infini.

Baptiste l’avait admis, car, tout au long de ses quêtes, il avait retrouvé les Trois. Puis, il voyait bien, savait ou concevait qu’il ne pouvait à la fois savoir, observer et créer. Chrétien, Pigobert le recouvrait et maîtrisait (par sa volonté d’éveil); il le précédait aussi, par son celtisme, sa faculté de servir un démon disparu. Soumis à l’Esprit Saint, si ce n’était plus au Christ, Bap humiliait la science, le triste jeu du tricheur. Trop souvent, l’un et l’autre, éperdus de fatigue, de doute et détresse, avaient demandé à quelqu’un d’autre – JE – de régler le différent, par le sommeil le plus souvent, ou par le mot exact, lorsque j’étais en veine.

Mais ni l’un ni l’autre ne doutaient des Trois, l’arme de Pigobert contre cette Unité qui le menaçait de toutes parts, le repos de Baptiste, en la Sainte Trinité d’abord, puis dans les trois jugements de Kant (ou les trois Vertus de Platon, les trois Arts de Boèce, les trois cerveaux de Laborit lorsque j’y vins).

Le recours me gênait pourtant; pour la simple raison qu’il me plaçait, moi, JE, au niveau de mes aides. Je me persuadais sans peine qu’il ne présentait pour Pig qu’une sorte de pis-aller (qu’est-ce que le nombre: 3, en regard de l’infinité des boîtes?) et pour Baptiste qu’un laissé pour compte, ainsi que pour la religion catholique, la mienne, depuis le concile de Trente, traitant de l’Esprit comme d’un passage, nécessaire mais redoutable, entre un Père éternel et un Fils provisoire (ou, du moins, limité, de par ses origines). Moi-même, JE, avais-je une origine? Laquelle? N’aurais-je pas une fin? Je ne me sentais plus, certes, ni du Père ni du Fils. Mais qu’est-ce que l’Esprit allait exiger de moi? JE redoutait le Trois autant que ses séides. Comment, sérieusement, se tenir pour responsable envers une entité – un nombre – qui se révèle à tout moment une imposture ou un rêve?

Il me fallait que le Trois se découvrît réel, pour que je pusse y croire. Ce fut chez un boucher de village, à moins de trois kilomètres du bourg où nous vivions.

Un logicien dirait que, leur combat résolu, par la disparition de Pig, Pigobert et Baptiste ne m’intéressaient plus; ni, partant, JE. ESOPE RESTE ICI ET SE REPOSE: le palindrome parfait. Mais il marche surtout. Pas après pas dans les campagnes, histoire de combler un vide; comme, jadis, contre les vagues et les embruns, ou, dans l’entre-deux, d’une banlieue l’autre, au bord des villes tonitruantes…

Il est surprenant combien une betterave, un kilo de noix, une entrecôte prennent de l’importance pour celui qui a faim. Le Sujet est luxe de riche; le pauvre ne vit que l’Objet.

Nous étions tous deux (Geneviève étant l’Autre) en état de désir toujours; souvent, en état de besoin, hors duquel en effet je n’aurais pas accordé une telle attention au morceau de viande rouge.

2

Le morceau de viande rouge

Illustration Pierre-Jean Debenat

Il est vu par vingt personnes: le boucher, sa femme, son fils, un employé et les clients qui se trouvent là, nombreux car c’est jour de marché, parmi lesquels je reconnais Grincheux, le vieux médecin du coin, l’ennemi de l’Eglise, le Barbouilleur, un bohème, vaguement hippie – le mot n’existe pas encore en France – et une voisine, mère de famille, que deux de ses enfants accompagnent. Il est donc bien réel, quoique vu différemment par les uns, par les autres.

La femme a demandé trois tranches de bavette (ce sera pour ses enfants) et le boucher s’emploie à la servir. Le médecin intervient; il dit la viande peu fraîche, dangereuse et que c’est un scandale de l’avoir laissée, une semaine entière, exposée à tous vents. De sa canne, il désigne un soupçon de verdissure qui zèbre la rougeur: il exagère, je ne pense pas que la viande soit à l’étal depuis beaucoup plus de deux ou trois jours, mais on ne peut lui donner tort; moins que tout autre j’y songe, escomptant que la femme renoncera à l’achat et que, mon tour venu, j’aurai le morceau suspect pour la moitié de son prix.

C’est le Barbouilleur, pourtant, qui suit la ménagère. Elle a de fait renoncé, convaincue par le Doc, qui proteste toujours. Le boucher proteste aussi, que cette viande est fraîche, la plus tendre qui soit. Le bohème interrompt les plaintes et les craintes: « Ce n’est pas pour la manger, dit-il, c’est pour la peindre! »

M’en revenant par les campagnes, j’ai gambergé; ou Pig l’a fait en moi, un instant ranimé par la bagarre; car, le cynisme de mon propos, Baptiste n’y aurait pas atteint.

Jusque vers 1900, sous la double obédience de la science d’observation et de la peinture académique, personne n’aurait songé à la diversité qui a conduit le débat. Bien que l’honnête Maxwell, déjà, ait démontré qu’il n’existe pas une observation sans l’observateur, et bien que des peintres de toutes modes, impressionnistes, raphaélistes, maudits, aient observé, rendu un même objet sous les aspects les plus divers.

Mais, en 1967, seuls des naïfs peuvent vivre dans l’illusion. Un siècle d’impressionnisme, de cubisme, de fauvisme, de peinture abstraite ou symbolique a rendu ridicules toutes les académies. La saisie progressive des champs, des pôles, de la lumière, de la matière a de même annulé l’ancienne saisie scientiste. Et combien de contraintes, de services d’hygiène, d’impositions, de lois, restreignent, depuis un siècle, le libre usage de la fraude?

En ces bouleversements, que pourrais-je dire encore, en toute certitude, de l’unique réalité de ce morceau de viande rouge?

Pour Grincheux, les couleurs et les formes que distinguent les autres spectateurs ne sont rien que des « signes », d’une autre réalité, qu’il nomme « la matière ». Le microbe est seul réel, ou le bacille, le virus, qui l’épouvante. Quelque peu physicien, son réel est l’atome, le noyau de l’atome et toutes les particules qui se déplacent autour, ou les facteurs de ces particules, les relations qui s’établissent entre eux, les traces qu’ont laissé subsister ces rapports, etc. Mathématicien, puisqu’ici, enfin, tout se réduit en nombres, il calculera sur le tableau noir, dans son carnet de notes, la matrice que constituent d’une part la ronde des électrons – ou la durée de vie du microbe – et d’autre part un temps d’incubation ou de nocivité, tout cela étant déduit de l’approfondissement d’un rouge, de la largeur d’un vert, de l’avachissement (et de la réduction) du morceau de bavette. Jouant des trois Epoques, je dirai que Grincheux ne vit que dans le passé, un passé fort récent, mais qui déborde – de peu – son existence propre, où Pasteur, Einstein, Planck lui parlent à l’oreille.

Or, ce qu’il conçoit ou sait n’est pas de l’irréel, puisque une certaine viande intoxique et tue, puisque la croyance en l’atome a détruit, en vingt secondes, deux villes du Japon. Si cela n’est pas réel, qu’est-ce qui l’est?

Pourtant, le Barbouilleur – et je ne sais encore s’il sera un Rubens, un Braque, un Picasso, un Fautrier – ne voit rien de ces molécules, de ces particules, de ces traces. Pour Rubens, le morceau de viande rouge est rose, comme toutes les chairs qu’il peint; pour Braque, il est noir, vert ou jaune, déjà bouffé des vers. Pour Picasso, c’est du taureau, et pour Dali du cheval; pour Fautrier, une manière de feuille, dont les fibres seraient des veinures. Ces perceptions non plus ne seraient pas des erreurs, mais ce sont comme des seuils, qu’il convient de franchir pour atteindre à l’avenir. Peignant les femmes, les hommes de Guernica, Picasso y a vu les membres démembrés, les visages éclatés des futures hécatombes. Peignant la jeune fille de 1910, Soutine recueilli dans sa vision la vieille qu’elle devait être quarante-cinq ans plus tard.

Ici, le boucher, sa femme, la ménagère triomphent, car ils ne vivent pas dans le passé ou dans l’avenir; des signes ou des seuils ils se moquent également, mais ils voient ce qu’ils voient, croient-ils, bien que l’un ou l’autre soient daltoniens, peut-être, sinon presbytes ou myopes. Comme moi, trop de fois, ils ont pris pour muraille un troupeau de moutons ou pour un désir de beauté leur aspiration vers le bien. Ici et maintenant, puisqu’ils se glorifient de vivre dans le présent, la mère de famille voit la joie de ses enfants dégustant la bavette; le fils végétarien ne voit pas exactement le même morceau de viande rouge que son carnassier de père. Ne se fiant pas trop à ses yeux, un autre client que je connais, un retraité, s’est approché de l’étal, pour mieux sentir. Tous ont demandé l’aide d’un « appareil », de leurs sens ou d’une vertu que, le plus souvent, ils n’auraient pu qu’à peine nommer.

Le problème semble insoluble. Il ne l’est pas, car le médecin, le peintre, le boucher ont joué de cartes différentes, où Platon eût reconnu une sorte de vérité, le modèle et l’esthétique, Augustin les trois vies et Boèce les trois arts…

Mais nul ne peut aller plus loin, et surtout pas ramener les Trois à l’Unité.

Car, si le savant prétend ramener l’appareil et le seuil à des signes, il dira que la réalité n’est faite que de points (corpusculaires, énergétiques) et que ces nombres composent non seulement l’être en soi mais la vision ou l’audition (mus, décibels) que chacun en a, ou les stations de l’initiation créatrice (associations, structures), hors desquels rien ne sera ni perçu ni conçu.

Au contraire, s’il prétend ramener le signe et le seuil au seul appareil dont il use, le boucher dira que Grincheux est un peu fou, et que le Barbouilleur l’est tout à fait. Ce disant, il ne prouvera que la faiblesse de ses sens et la médiocrité de ses réactions, impuissants à saisir l’atome et le chef-d’œuvre.

Enfin, le peintre, englobant l’appareil et le signe en sa quête infinie, les considérera tous deux comme des phases, des étapes transitoires vers l’accomplissement de soi ou le non-accomplissement. Il ne décidera pas de l’erreur ou de l’exactitude  du signe, de la norme ou de l’anormalité de l’appareil, mais de leur pouvoir de création, de transformation, de mue. Dans les symboles qu’il utilise, dans son degré de myopie ou son aliénation, il ne distinguera jamais que la « disposition » ou la « fonction » qui le font ce qu’il est.

Mais c’est dire, différemment, qu’aucun des trois ne quitte le plan de la dialectique, en dépit de toutes les trinités qui les distinguent (le signe, l’appareil, le seuil). Le savant joue seulement des composants du Signe, le vrai/le faux au plus court, à un autre niveau: l’horizontal et le vertical de la matrice (en ce qui concerne Grincheux: le savoir et l’ignorance). Le boucher calcule en gain ou perte et ne l’avoue pas: il parlera de norme et d’anormalité. Le créateur projette à l’avenir son angoisse, où, par delà le choix entre une couleur et l’autre, s’affirment son horreur et son goût de la mort.

Ma chance, en ce juillet 1967, est que mes constituants ne se combattent plus mais se succèdent. Sur le chemin entre les champs, une brise légère souffle de l’est, Pigobert ayant dit ce qu’il avait à dire, Baptiste prend la relève: il s’y tiendra longtemps.

3

1984

Dix-sept ans ont passé depuis Neuville, sept de puis l’ébauche qui précède (et dont j’ambitionnais déjà de faire le Livre). Vers 1982 – l’année dernière – j’ai recommencé de collationner les pages (1980) écrites en ces sept ans et dont chaque phrase m’avait paru définitive, l’ayant récrite dix fois, sans y trouver le moindre éclaircissement de l’énigme prodigieuse.

Ces participants qui me constituaient (Pig et Bap), réels au point qu’ils avaient failli me détruire – et qu’ils le pouvaient toujours – je n’étais point parvenu, même, à les définir: lequel contenait l’autre? Lequel était le premier? Lequel mon ossature, lequel mon aspect? Lequel mon âme, lequel ma chair?

Cette entité, qu’il me fallait bien admettre (le morceau de viande rouge), la voir et la concevoir, la reproduire en entier, hors de cette saisie-là, du boucher, du Grincheux, du Barbouilleur, elle ne m’était plus que chimère. Entre l’imposture – de me dire Pig plutôt que Bap, ou à l’inverse – et l’illusion de croire que le seuil doit l’emporter sur le signe et sur l’appareil, ou le signe, ou l’appareil, sur les deux autres, je ne suis qu’un néant dans un néant: le néant d’une cohérence indiscernable dans le néant d’une distinction incohérente. Je joue de la réalité d’une inconscience dans la conscience d’une irréalité: Baptiste et Pigobert encore, au plus exact.

Pigobert gagnait, définitivement, comme à chaque fois. Oh! Le vieil homme ne chasse plus les femmes: je n’en ai plus le désir, elles ne viennent plus vers moi. Geneviève est mon univers. J’enregistre les livres qu’on me prête sans y ajouter une phrase, de commentaire ou d’interprétation. Mais, plus que jamais, je joue – éperdument, je recompose des puzzles, j’ordonne mes cartes et mes pions, je ne confonds pas le Roi avec la Reine. J’admets que je ne suis plus qu’un technicien, l’un des meilleurs pourtant, en ma partie. Corporellement, qu’il le veuille ou non, le vieil homme redevient le Baptiste de son enfance. Intellectuellement, c’est autre chose: le peu de clarté que Baptiste attend encore d’un dieu, d’autres écrivains me le donnent, qui m’ont précédé dans la Voie. J’ai recommencé de m’inspirer des maîtres: au nombre des derniers, le philosophe Bergson, l’économiste Herbert A. Simon, le seul métaphysicien conscient de notre époque, l’Allemand Heidegger.

Selon Bergson, l’homme est une machine à faire les dieux. Selon Herbert Simon, cette machine fonctionne comme un « système de symboles physiques », qui tend à la clé absolue, à l’algorithme universel. Elle a pour but, selon Heidegger, de répondre à la seule question: pourquoi cela est-il là plutôt qu’une autre chose?

Pour le premier, ce qui est s’inventorie, pour le second se nombre, pour le troisième s’évade sans cesse d’une explication dans l’autre. Pour les trois, Dieu n’est qu’un objet, mais tout objet peut se faire dieu, serait-il un morceau de viande rouge, en présence duquel Bergson serait comme le Barbouilleur, Simon comme Grincheux, Heidegger à la fois le boucher et le client (la ménagère).

Mais les trois démarches se distinguent en cela, que la première est dissociative: l’homme crée ce dieu-ci ou celui-là, puis, l’un ou l’autre, il le constitue de pièces, de morceaux, comme s’établit un inventaire: le décompte des chemises après celui des chaussettes, le recensement des caleçons après celui des gilets de corps (si l’inventaire est d’une chemiserie).

La deuxième est associative, catégorique. Elle exige l’existence d’une machine telle qu’elle ordonne d’abord ses propres parties, cet ordonnancement étant plus nécessaire à la marche à la marche de la machine que n’importe laquelle des parties. Aux notions de maintien et de complétude qui suffisaient à l’établissement de l’inventaire se substituent les deux notions de l’efficace et de l’inefficace, du pouvoir que j’ai sur l’objet et de celui que l’objet a sur moi. L’Objet n’est plus n’importe quoi, dont rendrait compte un catalogue; il existe hors de moi, et je ne puis que m’y soumettre ou me démettre (de mes pouvoirs d’abord, de mon existence un jour) si je ne m’y soumets pas.

Enfin, la troisième démarche sera tantôt disjonctive, tantôt catégorique, selon que je trouverai à ma question: pourquoi? Une réponse fragmentaire (et claire), comme dans les relations que les objets ont entre eux (le métaphysicien dit: leurs oppositions, mais c’est leur succession); ou une réponse globale (et plus confuse), comme dans la quête d’une nature commune à des objets tout différents (le métaphysicien dit: leur liaison, mais c’est, concrètement, leur simultanéité). Ces choses que je constate, sont-elles des parties, des éléments, d’un Ensemble qui les recouvre, ou ne sont-elles pas, elles-mêmes, chacune d’elles, un Ensemble, dont les autres objets peuvent être les parties, les « cardinaux »?

Toute l’histoire humaine confirme l’hypothèse de Bergson, toute quête analytique et rationnelle explicite la quête de Simon, toute l’angoisse métaphysique de l’homme pose et repose sans fin la question de Heidegger. Mais aussi, les évolutions/involutions des peuples et des empires, des civilisations et des races semblent obéir au schème trilogique qui renvoie d’une démarche à l’autre. Et l’évolution/involution des sciences, ou celle des religions y renvoient tout de même: du panthéisme bergsonien au rationalisme scientiste, ou de celui-ci à un nouveau polythéisme (quelque chose, un monothéisme parfait, qui échappe à nos trois quêteurs, renvoyant, quelque part, de quelque ésotérisme à l’autre, comme du Dieu-Tout à tous les dieux). J’y distingue les étapes, depuis mes années d’école jusqu’à ce temps où je vis, de ma quête hallucinée, selon que Pigobert a joué de contrastes afin de se proclamer ou que Baptiste en a tiré la conséquence d’une soumission absolue.

En quarante années, cinquante textes, depuis La vie impossible et « mon » éthique jusqu’au Livre qu’aujourd’hui, je crois pouvoir écrire… Si je les reprends, les rassemble et, sans doute, les recrée, c’est que je ne crois plus que l’Objet puisse se décrire, se concevoir et s’adorer sans l’approche trinitaire où m’incitent le peintre (et ses figures), le savant (et ses nombres) et l’utilisateur, ses mots, ses justifications.

Mes serviteurs fidèles, le Pig et le Bap, auraient du mal à reconnaître ici chacun son bien. Je donnerai pourtant, parfois, de leurs nouvelles, car ils ne s’oublient pas continûment, ils ne s’abolissent pas l’un en l’autre sans de violents sursauts d’amour-propre, de rage, d’incompréhension. Mais quelle culture, quel peuple, quel empire n’a pas vécu de tels conflits, du début à la fin de son cycle?

Quelle humanité n’y a survécu?

Qu’espérer de plus visible, de plus sage, de plus concret, en cette année de l’Imposture (1984) où triomphe le Grand Frère, le Big Brother, ainsi qu’il fut prévu?

Sur cela se fonder: je vis encore. JE vivra bien aussi longtemps, JE le présume, qu’il pourra jouer des Trois et des Deux – partagés, en autant de dialectiques qu’ils se dédoubleront.

PREMIERE PARTIE

Une confection d’inventaire

Le Procès

1  La complétude et le maintien

La première question sera : pourquoi traque-ton Dieu ?

Depuis quelque sept mille ans qu’ils inscrivent ce qu’ils pensent, les humains n’y ont jamais donné que ces deux réponses :

a) pour combler une absence,

b) pour maintenir en place ce qui est.

Pour les uns, Dieu complète le monde, auquel, s’Il n’était pas, il manquerait quelque chose : le Bien suprême, la Vérité ou l’inaccessible Harmonie.

Pour les autres, il assure le maintien, la maintenance – et c’est à dire la cohérence – de ce qui existe et perdure, survit à toutes les catastrophes.

C’est tout le progressisme des uns, contre, disent-ils, le conservatisme, l’atropie des seconds;

et toute la récurrence des autres, contre, disent-ils, l’entropie où se complaisent les premiers.

A première vue, bien sûr, un état de besoin fait l’attente d’une complétude. Mais, dans la complétude aussi, ou du moins dans sa satiété, s’impose l’exigence de combler quelque vide, dans une saturation d’aventure, de discontinu, ou de distendre la pression de la continuité, de l’habitude ou de la coutume, dans la saturation inverse. On ne se complait pas longtemps dans l’advenu : naît alors la notion d’un dieu patéfacteur.

Différemment, un état de non-besoin, de plénitude devrait lever l’exigence d’un dieu mainteneur, et c’est bien cette exigence qu’impose la peur de le perdre, la peur du lendemain : la croyance au dieu du pain quotidien, au Sauveur, non moins qu’au Législateur, au dieu technicien, aux Gémeaux.

Mais, dans l’état de besoin aussi, on n’aspire pas au miracle patéfacteur sans prier pour que le peu que l’on a soit préservé. Le prisonnier, qui rêve de sa liberté, exige que du moins, en attendant, lui soient laissés la couverture chaude et le broc d’eau fraîche. Le mourant, avant même le vœu de sa guérison, formule celui du soin quotidien : il accepterait mieux de mourir si on changeait sa literie.

L’une et l’autre réponse, ainsi, ne sont pas seulement liées à l’état qu quêteur, état de besoin ou de plénitude. Elles ne sont pas liées au prieur. Il faut qu’elles le soient au prié. Si elles ne tiennent pas aux modes d’être du suppliant, elles tiennent au mode d’être du supplié.

En tant qu’Etre en soi (hors de toute croyance), Dieu aurait ces deux fonctions :

a) compléter le Tout du monde, selon l’expression de Spinoza, afin que la plénitude en soit parfaite,

b) assurer la survie de ce qui existe et se maintient, par une cohérence indestructible (la Pensée de Spinoza ou l’Energie/matière/lumière d’Einstein).

Car, si le monde n’était pas toujours à compléter, il ne serait qu’ancien, advenu, mort. Mais il serait mort aussi, comme vieux, s’il perdait sa cohérence.

Une seconde question dès lors se pose : est-il possible qu’un seul être soit à la fois ce mainteneur et ce compléteur ? L’une des deux fonctions n’exclut-elle pas l’autre?

2  L’accomplissement

En toute religion, le schismatique, le chiite, l’hérétique est celui qui répond par l’exclusion. Aucune orthodoxie, aucun pouvoir central ne voudra douter :

a) que la complétude exige la maintenance, car comment passerai-je du 1/2 aux 3/4, et des 3/4 aux 4/5 si le 1/2, puis les 3/4 n’étaient pas préservés ?

b) que la maintenance exige la complétude, car on ne conserve pas une vaisselle ébréchée ou un vase en morceaux.

Non seulement l’orthodoxe ne conçoit pas un dieu qui ne soit à la fois éternel et parfait, mais il caractérise l’Autre, le démon, le dia-bole, par une éternité d’imperfections (le péché mortel, l’enfer) ou par le caractère éphémère, illusoire, de l’œuvre satanique.

Au contraire, les grands livres sacrés, le Pentateuque, l’Evangile, le Coran, d’où se tirent à la fois l’orthodoxie et le schisme, présentent toujours de Dieu et de l’Autre une approche plus ambiguë. Dans le Livre de Samuel et dans les Chroniques, c’est tantôt Dieu tantôt Satan qui persuade David de recenser son peuple. Ou Jésus maudit l’agent du scandale tout en précisant que le scandale doit venir. Dans le Coran, le dieu, Allah, permet à Iblis d’agir; il le laisse entièrement libre de pervertir les humains; et bien des chiites ne doutent pas qu’à la fin du Temps qui s’annonce, Iblis rejoindra le sein d’Allah.

En effet, le rêve constant de l’humanité est celui d’une plénitude qui se maintient : nulle religion n’embraserait des millions d’hommes si son dogme ou sa tradition ne concrétisaient ce rêve. Au contraire, tout livre sacré se fonde sur le mot – divin – qui l’interdit : accomplissement.

A prendre dans le sens double :

– ce qui se termine, finit : la fin de la maintenance,

– le plus haut point de la perfection : la complétude même.

Par la double vertu du mot, le devenu, l’achevé, le complet, ne peut que se corrompre, se détruire; et, à l’inverse, ce qui se maintient en devenir ne peut qu’être inachevé, incomplet.

Non seulement inconciliables, la maintenance et la complétude, mais ENNEMIES par excellence. Puisque la maintenance de l’incomplétude retarde l’avènement de la perfection ou qu’au contraire, l’incessante destruction, remise en cause de la complétude en interdit la maintenance.

ENNEMIES au point que l’abolition de la maintenance n’est pas une autre chose que la perfection de la complétude et qu’elles se disent toutes deux, l’abolition de l’une, la perfection de l’autre, par le même vocable : Accomplissement.

Car ils ne sont point achevés en toutes leurs parties sans l’être en leur durée : l’œuvre, le cycle accomplis. Zéro en tant que révolu, infini en tant que plénitude. Ou bien, à la jonction de ce rien et de ce tout : le Relief, ce qui demeure d’un mets, ce qui reste d’un repas, le dernier stade de la maintenance, ET ce qui s’élève et surplombe, l’ornementale saillie par laquelle, au bord de l’abîme, s’est annoncée la complétude.

Sur les deux parties en cause dans le procès universel, Dieu et le diable (ou leurs agents : l’ange et le démon), il se déduira sans peine que deux jugements seront portés :

a) la divinité ne peut être qu’une éternelle perfection; en quel cas, le diable ne saurait atteindre à aucune des deux qualités : ni à la maintenance ni à la complétude. En face de l’absolu (le Bien, le Vrai ou l’Harmonie), le mal, l’erreur ou le désordre ne peut être que la vaine rébellion de l’impuissance;

b) l’accomplissement (de la complétude) est aussi la fin de la maintenance et à l’inverse.

Si l’ange fait le maintien des choses (des Lettres, des Signes, des Cycles), le démon, qui combat cette maintenance, se présente comme l’agent du Progrès, comme le crurent, au siècle dernier, les romantiques, puis un Proudhon, un Marx, un Bakounine.

Si l’ange est perfection, le diable est imperfection, mais cette imperfection même (l’erreur ou l’ironie) est le moteur qui modifie les choses en détruisant ce qui fut ou, au contraire, ce qui survit à l’éphémère complétude : le ver éternel, renaissant dans le fruit.

c) A ces deux jugements :

catégorique : la maintenance et la complétude,

disjonctif : la maintenance ou la complétude,

Emmanuel Kant en ajoutait ce troisième : le jugement hypothétique : si Dieu est tout, le diable n’est rien et nous somme dans le catégorique; si le dieu et le diable se complètent, ils ne peuvent se maintenir ensemble, mais à tout moment l’un doit l’emporter sur l’autre, dans une alternance disjonctive.

Or, ici, le procès s’achève, puisqu’il ne comporte pas d’issue.

Plutôt, le Jugement en prend la place, qui ne fera pas un triomphe au dieu ou au démon mais qui reconnaîtra les pouvoirs et les dons, les faiblesses, les limitations de l’un et de l’autre, l’homme entre les deux, parfois, comme la balle de tennis entre les deux joueurs.

Ce jugement/fin de procès peut être celui du dieu, son ultime sacrifice. Non pas le verdict rendu par Pilate mais le mot dernier de Jésus : « Tout est accompli » : consommés, la vie de cet homme-là, et son supplice, mais aussi bien, et par là même, conduit jusqu’à la perfection le destin du dieu.

Ce peut être, au contraire, le jugement du monde par Dieu, le Dernier ou le Grand Jugement qu’annoncent tous les prophètes, « le jour où surviendra l’accomplissement du cycle, le terme de ce temps-là ». Mais, condamné à mort – en tant que démon ou esprit du Progrès – l’autre profil de Dieu acquitte, règle ses dettes. C’est lui, le mauvais côté des choses (selon Marx), qui inverse le temps et remet à zéro les aiguilles de l’horloge, pour un nouveau grand cycle. Non seulement absous, mais lui-même acquitté, déchargé du passé, déclaré non-coupable.

Que le cycle d’un dieu se soit achevé, ou que ce soit le cycle de cette humanité, de cette race, de cette culture, l’achèvement fait plus qu’accomplir les prophètes (en justifiant leurs prophéties), il accomplit le Jugement, par la condamnation du dieu ou du démon, qui, d’une autre manière, fera leur renaissance – dans le cycle suivant.

Illustration Pierre-Jean Debenat

3  Le même et l’autre

L’opinion la plus commune donne à Dieu l’Unité et au Diable (le dia-bole) l’ambiguïté, la contradiction. Mais l’étude des croyances révèle d’autres partages, quelle que soit la croyance choisie.

Si Dieu est Cela seulement, par exemple : le Bien, le Diable n’est pas moins unitaire, par exemple Ceci : le Mal. Il n’y aura Dualité, dialectique ou duade, que des deux parties ensemble.

Si Dieu se fait catégorique : ceci et cela, maintenance et complétude, le démon n’est plus rien, qu’une imperfection éphémère. La duade est en Dieu et le diable inexistence :

2 + 0 = 1 + 1 = 2.

Ni le dieu catégorique ni le dieu disjonctif ne font du démon un dia-bole; mais le premier en fait le néant, le second en fait une autre unité.

Pour que le démon soit le Diable (par exemple, le Progrès même, en sa maintenance de l’acquis, sa mémoire informatique, et sa volonté de mieux-être, de consommation accrue, de société ascensionnelle, et de complétude numérique), il faut que Dieu ne soit plus rien, comme en effet, précisément, dans les époques rationalistes, athées de l’Histoire. Alors seulement se constitue la 3è égalité, ou le 3è jugement :

0 + 2 = 2.

Le polythéisme, qui divinise les démons (et les annule comme diables), le monothéisme qui, de gré ou de force, fait du Diable un égal de Dieu, comme on le voit dans le Coran, et l’athéisme qui annule Dieu en dialectisant le démon ne sont pas autre chose que la forme métaphysique qu’une foi – ou non-foi – donne aux Trois Jugements.

Nous retrouverions ceux-ci, de même, au terme de toutes les quêtes philosophiques ou scientifiques de notre époque, comme on le vérifie par la proposition de la dialectique la plus simple : AB.

Nominativement : le Même et l’Autre.

Si je les distingue, je devrai dire que A est la chose en soi, la chose même et B, ce qui est en dehors du Même : l’autre chose.

Si je ne les distingue, il me faudra dire, soit que l’autre chose ressemble à la chose en soi, B à A : je dirai que c’est la même chose;

soit que la chose en soi se fait l’autre chose ou que A se fait B c’est à dire « autrement ».

Mais aussi, selon un autre langage, si je distingue A de B, je pourrai les localiser, comme l’un à l’est ou à l’ouest, au nord ou au sud de l’autre. Si je ne les distingue pas, ou mal, il me faudra définir ce qui fait leur cohérence, par exemple : la semblance ou la métamorphose.

C’est à dire que divers, in conciliés, je les localiserai dans un unique ensemble C; unifiés, conciliés (en C), je tenterai de reconnaître – ou seulement de dénommer, ou de nombrer – la fonction de A et la fonction de B, en tant que « même chose » l’un, « chose autrement » l’autre, ou « chose autrement » le Même et « même chose » l’Autre.

4  Partition et Parturition

Il n’est pas une définition qui ne comporte ambiguïté, duade. Il n’est pas de dialectique qui ne comporte trilogie, trinité. L’important est de s’en convaincre d’abord, avant toute quête ultérieure.

Voici le mot : partition. Il dit la division, le partage, comme de 1 en 2 ou de A en a’ a ». Mais il dit aussi l’ensemble (par exemple des parties d’une composition musicale). Car il n’y a pas de partage sans localisation des parties, ni de localisation sans un lieu, un ensemble déterminé. En héraldique, (les partitions de l’écu) et en musique se partage le mot : partition.

Une loi : le partage/partition se fait toujours dans (in) un ensemble déterminé, qui est lui-même « partition ».

Vois le mot : parturition. Il dit l’accouchement de la mère, ou animale ou humaine. C’est à dire le rassemblement en un nouvel être, un nouveau vivant, des parties naguère distinctes de l’ovule et du spermatozoïde, de la femelle et du mâle. Or, ce rassemblement se fait du dedans vers le dehors (ex ou off). Il est une mise au monde, une mise au jour.

Une autre loi.

Or, partition dit à la fois : localisation, arrangement (des parties de l’écu ou de la composition musicale) et maintenance en chaque partie de tout l’Art (héraldique ou musical).

Parturition dit à la fois « patéfaction », naissance et complétude du nouvel être.

On retrouve ici et là les deux grandes idées de Roger Caillois :

a) que la localisation fait la maintenance. « Tout se passe comme s’il existait un ordre du monde où toute chose doit arriver à sa place et en son temps… C’est le principe même de la conservation de l’univers »;

b) qu’une certaine cohérence cachée fait l’harmonie, la complétude de ce qui est : « une structure mathématique », dit Caillois, « une structure mathématique de l’univers régit aussi bien l’homme que le milieu ».

On appréciera d’autant mieux le caractère paradoxal de telles assertions si l’on se souvient de l’opinion scientiste, aujourd’hui généralisée, selon laquelle la complétude d’un ensemble est liée à la localisation de ses parties, et la maintenance, la conservation d’un être est liée à sa cohésion.

Au contraire de la localisation/partition (in), cette localisation/complétude est nécessairement extériorisation (off).

Au contraire de la cohérence/parturition (ex), cette cohésion/maintenance est nécessairement intériorisation (in).

La dialectique est devenue quadrilogie :

Yin (continu, dans la chose, in) et yang (discontinu, hors de la chose, off) la localisation,

animus (dissociatif, inconciliable) ou anima (associatif, conciliable) la cohésion plus ou moins grande de l’objet.

Mais, ici encore, j’aurai le choix entre dire : 1) que la localisation n’interdit pas la cohérence, ou que l’étude de la probabilité de position de l’objet n’interdit pas l’étude de sa quantité de mouvements, 2) que la précision dans l’étude de l’une interdit la même précision dans l’étude de l’autre, 3) que plus l’objet sera discernable, discontinu, moins il sera cohérent, continu, si bien qu’il ne peut être que l’un ou l’autre, le Même ou l’Autre, yin ou yang.

Comme la dialectique : accomplissement/inaccomplissement dédouble la dialectique première de la maintenance et de la complétude, ou comme la dialectique : conciliabilité/inconciliabilté dédouble la dialectique seconde du peuplement ( de 1 vers 2) et du dépeuplement (de 2 vers 1), c’est une dialectique d’inversion : précision/imprécision qui dédouble la dialectique troisième : localisation/cohérence. Mais, dans les trois cas, il est clair que le troisième terme de la trilogie (le 3è jugement) est nécessairement appelé par les deux autres.

Car les notions de maintenance et de complétude comportent celle d’accomplissement; ou les notions de partition et de parturition celle de sens; ou les notions de localisation et de cohérence celle de précision.

Cependant et non moins nécessairement, l’existence de la trilogie suffit à dédoubler la dialectique première (et réciproquement).

A l’accomplissement – et à son inverse – sont liées les inventions des deux parties : Dieu et le Diable;

aux deux sens de peuplement et de dépeuplement sont liées les distinctions du Dedans (in) et du Dehors (ex);

aux notions de précision – et d’imprécision – sont liées les notions de probabilité, dans la localisation, et de quantités de mouvements, dans la cohérence.

Si bien que j’aurai affaire maintenant à ces 4 :

la maintenance de Dieu, la complétude du Diable, la complétude de Dieu, la maintenance du Diable,

le partage conciliable ou sensé, le partage inconciliable ou insensé, le rassemblement inconciliable (le complexe), le rassemblement conciliable (l’ensemble ordonné),

les deux de la localisation (continu/discontinu) et les deux de la cohérence (animus/anima), dans un rapport tel que la précision des distances de localisation entraînera l’impression des instances de cohérence, et à l’inverse.

On ne se cachera pas qu’un tel jeu dialectique (trilogique dans un sens, quadrilogique dans l’autre) ne peut être qu’infini. Il correspond cependant, avec la plus grande rigueur, à ce que révèle l’étude de l’association d’idées (de figures, de nombres ou de vocables).

Si je nomme la première formulation : directe, la deuxième sera nécessairement ou inverse (noir pour blanc) ou complémentaire (remède pour la santé), la troisième sera l’inverse de la formulation directe si la deuxième a été de complément, ou le complément de la directe, si la deuxième a été d’inversion. La quatrième inversera ou la deuxième ou la troisième, en complétant l’autre s’il se peut. La cinquième ou reviendra à la première directe ou en donnera quelque analogie.

Il semble donc bien s’agir d’un processus universel, en ce qui concerne du moins l’humain.

Illustration Pierre-Jean Debenat

5   Les trois et les quatre

On dira que ces jeux de logique pure nous entraînent bien loin de notre métaphysique première. Mais quel que soit l’objet du jeu intellectuel, il est toujours la quête du jugement le plus complet et le plus constant possible. L’éphémère solution d’un problème fragmentaire n’intéresse personne ou, du moins, ni le métaphysicien ni le logicien.

Quand, donc, un Spinoza applique à la métaphysique la plus traditionnelle ( de la Kabbale) les règles les plus élémentaires de la logique « raisonnante », ou quand un Kant applique à la raison logique les principes métaphysiques les plus anciens, ils poursuivent cependant un même Objet : l’universelle éternité que serait, pour l’un Dieu accessible et, pour l’autre, une Raison inattaquable.

Non seulement l’Objet des deux quêtes n’est qu’un, mais les moyens utilisés par l’une et l’autre sont numériquement les mêmes, puisque ce sont les 4 et les 3.

Jouant des Modes et des Attributs de Dieu, Spinoza nomme les uns : la Pensée et l’Espace (invisible et visible), l’En Soi et le Tout du Monde les autres, au plan divin, mais au plan humain les 3 que sont l’Un, le Multiple et le jeu dialectique de l’Unité au Multiple et à l’inverse, ou le Divergent et le Convergent.

Dans La critique de la raison pure, Kant établit que l’objet de la quête rationnelle peut être connu, soit dans son Mode (en soi) soit dans ses Relations avec d’autres objets, puis que la Quête même peut être numérique ou non, quantitative dans le premier cas, qualitative dans l’autre.

Mais, en aucune des 4 catégories : la Modalité, la Relation, la Quantité, la Qualité, l’Objet ne peut être appréhendé par la pensée hors de cette pensée ou, pour mieux dire, hors de la croyance, hors du jugement du quêteur. Ces croyances, ces jugements sont au nombre de 3 :

catégorique, disjonctif ou hypothétique, si je traite des relations de l’Objet (par exemple comme associatif ou /et dissociatif), assertorique, problématique ou apodictique, si je traite des modalités de l’Objet (par exemple comme continu et/ou discontinu), affirmatif, négatif et ambigu (à la limite) si je traite de son aspect qualitatif,

général, particulier ou singulier si je traite de son aspect quantitatif.

Ce que Hegel, un peu plus tard, résumera par sa trilogie célèbre :

la thèse (affirmation, catégorie, assertion, généralité),

son inverse, l’antithèse (négation, disjonctivité, problématique, particularité),

la synthèse ou l’accord des deux premiers jugements, par un procédé quelconque (numérique ou non, relationnel, modal).

Ces « inventaires » de Spinoza et de Kant sont certainement parmi les plus complets, ou sensés, ou précis qui soient. Ils présentent toutefois le défaut d’imposer comme inconciliables soit les Modes et les Attributs, soit les Modes et les Relations, ne retenant comme conciliables (et même comme siège de toute conciliation) que la troisième approche de Dieu (la dialectique) dans le système de Spinoza, ou le 3è jugement dans le système de Kant. Car les choses ne sont pas si simples.

6  Eléments et Qualités

On résumera tout ce qui précède en avançant que le confectionneur d’inventaire, que d’aucuns nommeront un « inventeur de systèmes », doit faire partir son invention soit d’une certitude (A) soit d’une dialectique (AB). Néanmoins, sa certitude n’est jamais telle qu’elle ne suppose l’exception, ou bien l’esprit de contradiction jamais si fort qu’il n’exige la préférence (de A sur B ou à l’inverse).

Dès lors, le 3è jugement ne fera que relativiser les deux autres, par l’acceptation de l’exception ou l’exigence de la préférence. Ce ne sera plus : oui ou non, mais : peut-être. Non plus la catégorie ou la disjonction mais l’hypothèse. Par exemple que, dans tel cas, les probabilités de conciliabilité l’emportent (vers le catégorique) et/ou dans tel autre cas, les probabilités d’inconciliabilité (vers le disjonctif).

C’est ce qu’on voit dans les figures où Leibniz allie et oppose l’une des plus vieilles quadrilogies ésotériques de l’humanité, celle des Eléments, et la quadrilogie très rationnelle des Qualités d’Aristote (Ars Magna).

Sur un double cercle – tout hypothétique – le philosophe mathématicien localise les Eléments aux cardinaux, les Qualités en diagonale, révélant de la sorte leur conciliabilité d’une part, leur inconciliabilité de l’autre.

De fait, la quadrilogie des Eléments comporte 4 cas de disjonctivité :

ce qui est humide n’est pas sec,

ce qui est froid n’est pas chaud,

pour 4 cas de liaison catégorique :

l’objet peut être humide et froid,

chaud et sec,

froid et sec,

humide et chaud.

C’est d’ailleurs cette préférence donnée au jugement disjonctif dans les 4 Eléments qui les donne pour ésotériques, mythologiques, mythiques. C’est cette préférence donnée au jugement catégorique dans les 4 Qualités qui les donne pour rationalisées, scientistes : personne ne considère le système qu’inventorient Aristote et la Thermodynamique comme un inventaire religieux (bien qu’il soit également le fondement du Coran).

Car l’expérience la plus commune démontre qu’en effet :

le froid réduit le volume et le chaud l’accroît,

l’humide associe et le sec dissocie (des grains de sable).

Selon Kant, aux Qualités s’opposent les Quantités (plus ou moins grandes, plus ou moins associatives); aux Modalités (yin ou yang) de l’Objet s’opposent ses Relations (associations/dissociations). Mais je ne jugerai des unes ou des autres, des unes et des autres, des unes ou/et des autres que par l’un des 3 jugements, disjonctif, catégorique, hypothétique.

Une application de ce système sera que, si je considère les 4 comme surtout disjonctifs (les Eléments), les 3 seront essentiellement catégoriques, et/ou à l’inverse, pour qu’une complétude soit maintenue ou le maintien mené à sa perfection.

Illustration Pierre-Jean Debenat

7  Complétude, opacité, récurrence

Un certain ésotérisme – universel – dit et répète :

a) en tant qu’il complète, le dieu (panthéiste) est toujours l’un des 4 – localisés :

de Feu, si les trois autres sont de Terre, d’Eau et d’Air, ou l’un de ces trois autres,

du Risque, s’ils sont de Combat, de Vertige et de Mimecry, ou l’un de ces trois,

du domaine de la Musique (du Rythme), s’ils sont de la Topologie (comme Figure), de l’Arithmétique (comme Nombre), de l’Astrologie (comme Signe nominal), ou d’une autre des trois sciences,

plus simplement à l’Ouest, l’Est, au Nord, au Sud, si les trois autres occupent les trois autres cardinaux;

b) en tant qu’il maintient, le dieu (monothéiste) est à la fois les 3 – conciliés en cohérence,

comme les 3 dimensions dans le volume,

les trois arts ou techniques humains : grammaire ou je-moi, dialectique (je-toi), rhétorique (je-lui),

les trois personnes, par suite : le Père, le Fils, l’Esprit (ou Brahma, Vichnou et Civa),

les trois « natures » de Bolos et de l’hermétisme préchrétien (trismégiste comme il se doit),

les 3 facteurs de la durée : le devenir, l’instant et le devenu, etc.

Mais ce partage n’est démontrable que dans l’hypothèse où la localisation reconduit à la complétude, et la conciliation à la maintenance.

Il ne l’est plus dans la conception de Caillois. Or, cette conception est moins rare qu’il semble.

Ce seront alors les 3 jugements qui se feront inconciliables : je ne puis en même temps dire : oui, non et peut-être, ou juger catégoriquement, disjonctivement et hypothétiquement,

ou les 3 temps qui s’excluront l’un l’autre, comme le Passé est un autre temps que le Présent ou le Futur.

A cette localisation des 3, plus logistique qu’ésotérique, mais qu’appliquèrent cependant un Proclus, un Saint-Augustin, se marie et s’oppose à la fois la cohérence quadrilogique des Qualités, où le catégorique prime la disjonction, et sur laquelle se fonde de fait toute la quête du fanatisme systématique (ou religieux ou scientiste). S’y reconnaissent les 4 tempéraments d’Hippocrate (interactifs) ou les 4 comportements de Laborit (quand les 3 cerveaux sont distincts et localisés).

C’est que, pour résoudre de tels problèmes, scientifiques ou théologiques, logistiques ou métaphysiques, il ne suffit pas qu’une réponse soit possible ou cohérente, dans le mode d’être du dieu choisi (de telle croyance); il faut qu’aucune autre ne le soit, en cet ensemble défini. Les uns rejetteront toute solution hasardeuse, contingente, au profit de la seule « nécessaire », comme Kant. Les autres écarteront toutes les solutions que suggère le besoin, la nécessité, au profit de la seule qui s’inscrive dans l’ensemble complet, « contingenté ».

Mais si l’Ensemble est aisément dépouillé, ou éclairci, par l’épouillement, l’épellation de ses parties, la Fonction nécessaire, née du besoin, du manque, fait intervenir des facteurs obscurs, dans l’opacité du revêtement, de la révélation matérielle. Interviennent les notions de Jeu (dionysiaque) dans l’invention de l’ensemble contingenté et de Drame (prométhéen) dans l’appréciation du manque et du besoin, de la nécessité première, qui inverse, bien sûr, le conflit de Marsyas (la tragique contingence faunesque) et d’Apollon (le divin ordre nécessaire). Quand Apollon (l’unité même de l’univers) retombe en Prométhée (sa promesse), le faune Marsyas remonte à Dionysos.

Rappelons les légendes. Le dieu de la perfection et le satyre faunesque rivalisent au jeu de la flûte, où le dieu ne peut que vaincre. En châtiment Marsyas sera dépecé, dépouillé de sa peau et vidé de son sang. En ma jeunesse, je voyais dans ce conte le récit du conflit éternel entre le génie maladroit, romantique, torturé et le talent souverain de l’esthète, de l’homme des formes et des mots, du Joueur superbe. Toujours est-il qu’ici tout joue de l’Accomplissement (perfection et triomphe pour Apollon, supplice et mort pour Marsyas). Mille ans après Orphée (inventorieur du mythe), les deux héros de l’Accomplissement ne se combattent plus, aucune tradition ne les oppose l’un à l’autre, mais quand un tragique grec chante l’un, il se trouve qu’il ne chante pas l’autre : l’homme de la promesse, Prométhée, que les vautours dévorent sur son rocher, et le dieu de la métamorphose, Dionysos. Prisonnier le premier, de la nécessité, de la fatalité; libre, le second, de toute attache, véritable seigneur de la Contingence…

Non seulement ils ne se combattent pas, puisqu’ils s’ignorent, mais ils oeuvrent dans le même sens. Au terme des deux quêtes est le même Graal, dont le symbole apparaîtra vers l’an 500, mille ans après les mythes d’Eschyle et d’Euripide.

Le jeu ne sera plus entre la complétude et la maintenance, ni entre l’éternelle souffrance du Supplicié et la mue toujours neuve de l’ancien Bacchus, mais il se jouera encore entre un Contenant (le Vase lui-même) et son Contenu (le Sang). C’est à dire que les trois couples : Marsyas/Apollon, Dionysos/Prométhée, le Vase et le Sang, se fondent sur trois dialectiques bien distinctes, recréeront pourtant toujours la même, dont la clé pourrait être le verbe : récurer ou le mot : récurrence.

Littéralement, Marsyas est récuré, de même que Prométhée plus tard, tout comme le Vase vidé du sang c’est à dire le Graal cistercien. Parallèlement et inversement, c’est de la Forme Nue d’Apollon au Sang du Christ que procède l’autre évolution (comme de la mort du Roi à son renouveau), par les mutations, faussement tragiques, de l’éternel Nouveau, le dix fois né.

Apollon dépèce                récurrence du supplice                  le Vase
Marsyas  ——}           mues de Dionysos     ——-}     le Sang

Le récurage du maladroit (tragique) fait la récurrence, l’éternel retour du lacérage prométhéen, jusqu’à ce que la Forme, le Vase soit entièrement récuré, vide. En un cheminement inverse à ce drame tout humain, le dieu Bacchus-Dionysos a reconduit de l’antique Apollon au nouveau Graal ou Verseau, du dieu de Feu au dieu d’Air, ou de la souveraine Forme de l’Arche au Sang de l’autre martyrisé : le Christ.

En même temps que joue le mot : récurrence (comme, naguère, le mot : accomplissement), dans l’homonymat, il ne serait pas impossible de jouer – en inverse synonyme – de récurage (qui vide) et de récupération (qui remplit), comme naguère de « partition », qui partage, et de « parturition », qui rassemble.

En ces notions intermédiaires, de « peuplement » (partition ou partage, découvert ou découvrement, vidange) revivent naturellement les 4 Qualités : le Chaud, qui augmente le volume, et le Sec, qui répartit, le Froid qui réduit le volume et l’Humide qui rassemble et peuple. Mais, surtout, se reforment les Figures dont se confectionne un Inventaire.

Le jeu est moins gratuit qu’il semble (le Jeu des dieux). Il exclut tout à la fois l’imposture du scientiste et celle du théologien. Car n’est-ce pas pourquoi les doctrines contraires de la récurrence et du progrès non seulement ne se concilient pas mais ne se joignent pas en un « ensemble fonctionnel » ? Le recouvrement qui les révèle (ou revoile) interdit leur épellation ou dépouillement. Leur mise à découvert, leur découvert comptable, interdit qu’on puisse les recouvrir d’une révélation commune.

Le scientiste fonde son progressisme sur « les mêmes expériences répétées dans les mêmes conditions », c’est à dire sur la Même Chose et sur l’éternelle récurrence.

L’utopiste théologien fonde son éternel retour du (dernier) dieu – aujourd’hui de Jésus, le Christ – sur un renouveau de toutes les valeurs dans l’Esprit, le Saint-Esprit, le Paraclet, sur la venue d’un Christ autrement, non plus victime mais vainqueur, etc.

Or, c’est à dire que par delà (ou « en deçà ») les dialectiques du Même et de l’Autre (du dieu ou du démon) ou du Progrès et du Retour, ni le précis éclaircissement du scientiste ne peut éclaircir toute l’opacité du réel, ni le mystérieux recouvrement du dogmatique religieux ne recouvre en effet le besoin d’éclaircissement de l’homme.

L’épellation logique échoue ici non moins que la révélation métaphysique. Apollon torture en vain Marsyas, et Prométhée aussi se laisse torturer en vain. Ni les nombres du scientifique ni les mots du spiritualiste, ni la Quantité ni la Qualité de Kant n’inventorient vraiment l’univers en question, en cause – le nôtre.

Illustration Pierre-Jean Debenat

La Figure

1  Pourquoi un inventaire ?

IL se peut, en effet, que Bergson ait raison et que l’homme ne soit qu’une machine à faire des dieux. Mais nous devons admettre qu’à l’inverse, ce sont ses croyances qui font l’homme. Ce qu’il crée, il lui faut prétendre le connaître, l’avoir appris et oublié : d’où, le recours aux mythologies, aux légendes, aux livres sacrés. On ne croit pas cela que personne d’autre n’a cru.

Ou ne puisse croire, par la vertu de l’observation, de l’expérience…

D’où, la puissance des grandes religions partagées par le plus grand nombre d’humains.

Mais, par delà le texte et le nombre, on croit d’abord en ce qu’on voit, comme le montre avec éclat le morceau de viande rouge.

Si étrange qu’en puisse être l’idée, ni le savant, ni le peintre ni le boucher n’ont considéré cet objet en soi. Le peintre l’a observé en tant que figure, soit en sa forme, éventuellement géométrique, dans le cas d’un peintre abstrait, soit en sa couleur sinon, plus subtile, les rapports qui se nouent entre lumière et forme, les « caustiques » que trace en celle-ci celle-là.

Le savant a calculé – d’instinct en quelque sorte – les constituants de l’objet en ce moment de sa durée. Eventuellement – s’il est médecin par exemple – il a déduit de ses calculs les effets probables ou possibles que le morceau de viande aura sur l’organisme humain, mais toujours au terme d’une certaine durée, en fonction de ses constituants, par le jeu statistiques d’autres nombres.

Le boucher l’a nombré de même (en termes de profit ou de perte) et de même il a considéré sa forme et sa couleur, même si, faute de la science et de l’art nécessaires, il utilise surtout des mots, qualitatifs et informels, pour en parler. Avant que d’en parler, il aura pensé en termes vocatifs : bavette ou steack, première fraîcheur ou pourriture.

Plutôt qu’ils n’ont appréhendé le morceau de viande rouge en sa structure, les uns et les autres n’ont fait que son procès : esthétique, scientiste ou utilitaire, en réduisant l’objet à l’un de ses aspects : par la figure, le nombre ou le vocable.

Le tableau, le système et le lexique, dit Oscar Wilde. Et Caillois : l’élémentaire, le chiffre et l’alphabet. On reconnaîtra aussi les 3 grands jeux de la Kabbale depuis Abraham Aboula fia : la ghémétrie, qui joue des nombres, le notarikon, qui joue des lettres, la temoura qui les dispose, nombres et lettres, en des figures plus ou moins simples ou compliquées. Mais que sont d’autre les mandalas, tant hindouistes que bouddhistes, sinon les jeux d’un certain nombre de figures, dotées nominalement de certaines « qualités » ?

La même démonstration, ainsi, que pour le morceau de viande rouge se pourrait faire, quel que soit l’objet en question : toute couleur a son nom, son nombre (sa longueur d’onde) et sa dimension : celle de la figure qu’elle occupe. Un autre nombre (la fréquence) définit une note de musique, que nomment le si ou le ré et que figure, entre autres, la  » portée « , en cette clé ou cette autre.

Or, on pourra dire que la peinture ou la musique, l’ésotérisme des mandalas, celui des kabbales, l’art d’Oscar Wilde, la science de Caillois ne sont pas que des inventaires, non plus que les approches du peintre, du savant et du boucher quant au morceau de viande rouge.

Mais, en tant qu’ils seront inventaires, les uns ou les autres – c’est le point – n’auront joué que des figures. Et, de même, l’inventeur de dieux, qui d’abord les inventorie.

A première ou courte vue, un inventaire participe de « cette admirable volonté de ne rien séparer ni exclure » dont Albert Camus fait le souci privilégié de Prométhée. Il englobe caleçons et chemises, chaussettes et bas dans le plus vaste ensemble catégorique qui se puisse trouver (ou remplir d’étoiles et de planètes, de galaxies et de quasars, de comètes et de trous noirs, l’ensemble astronomique, etc.).

Mais aussi, contradictoirement, il n’accouche que cet ensemble-là : une boutique de sous-vêtements ou le cosmos. Il est alors d’abord, rupture, exclusion de ce qui n’est pas un sous-vêtement, un corps céleste (ou une chose rouge dans un ensemble de choses rouges, une figure géométrique dans un ensemble de telles figures), comme par l’effet du jugement disjonctif le plus rigoureux.

D’une certaine manière, si le Nombre accumule, le Vocable retranche. L’inventaire peut bien jouer d’autant de choses rouges qu’on voudra, mais seulement de choses rouges… Fondé sur les 4 Eléments, il ne se fondera pas sur les 4 Qualités, et c’est ici le troisième jugement, hypothétique, qui décidera du conciliable ou de l’inconciliable : puis-je inclure l’orange foncé dans les rouges, ou la cravate dans l’ensemble des sous-vêtements ?

Mais ce qu’ont peut dire avec assurance, c’est que l’exclusion concerne l’autre chose, la chose étrangère, dénommée différemment ; elle concerne aussi la chose même, la chose en soi, car il n’y a pas, en aucun ensemble, deux être identiques, deux brins d’herbe semblables. C’est-à-dire que l’inventaire ne recense que des mêmes choses, en nombre indéfini ; plus précisément, des choses de même aspect, de même apparence… de même figure.

L’INVENTAIRE utilise le vocable et le nombre. Il recensera 10 potiches, 30 plats, 200 assiettes. Mais il ne recueille que des figures, comme le mot lui-même le démontre.

2  La définition

Comme tout objet, un mot se dé-finit, se limite à son à son origine et ses fins. En tant qu’objet utilisable, il se borne aussi à son usage, au moyen de l’utiliser. Examinons, l’une après l’autre, ces trois limites.

a)

Originellement, inventum fut le super d’invenire, venir dans pour trouver. Quelque chose de ce sens primaire subsiste en de nombreuses expressions, généralement archaïques ou procédurières.

L’idée d’entrer (ou non) en possession de… se retrouve dans : « sous bénéfice d’inventaire ». En ressort aussi l’idée d’un trésor, « découvert » ou « recouvré » – l’héritage – qu’il est en question d’accepter, de recueillir, ou de refuser, d’exclure, comme en tout inventaire. Car on peut ne découvrir qu’un héritage de dettes, et entrer en faillite; on peut ne recouvrer qu’un habit de forçat, une peau de lépreux, le visage d’un condamné à mort, le recouvrement se fait recouverture, piège, prison, agonie.

b)

En sa finalité, ce sera donc connaissance, reconnaissance d’un gain (le recouvrement) ou d’une perte (le découvert), au terme d’un cycle donné : inventaire de fin de mois, de fin d’année. Le recouvrement se fait un chevauchement, non plus le gain mais la perte (de discernabilité); le découvert se fait une marge, non plus la perte mais le gain (la découverte).

Le petit comptable, le professeur d’université croit volontiers que le gain préférable est celui de la clarté, du dépouillement. « D’abord, dit-il, y voir clair ». Le grand homme d’affaires, comme l’inventeur, ressent – plutôt qu’il ne le sait – les vertus de l’opacité, qui recouvrent et où l’on recouvre le réel le mieux caché. A l’inventaire il préfère le bilan, le jeu de nombres, qui passe le jeu de figures d’aussi haut que la révélation passe l’épellation.

c)

Ce sera aussi, enfin, comme nous l’avons vu d’abord, le moyen de dénombrer, de disjoindre dans le rassemblement, les mêmes figures, et d’exclure, par ce jeu des semblables, ce qui ne ressemble pas, ce qui est autrement.

Jusqu’à cette définition dernière : l’état des lieux (avant d’entrer dans un nouveau domaine) ou des biens (avant de s’en dessaisir), avant l’emménagement ou la saisie.

Dans la quête, soit de l’aventure, de l’inattendu, du possible, de la découverte possible, soit de ce qui reste de l’aboli ou du maintenu, de l’éventuel recouvrement comptable. Par le choix – libre ou non – du détour ou du retour.

Mais toujours, alors, à certaine distance de ce qui fut quitté, à découvert, perdu, dans l’espoir, l’utopie d’une autre découverte; ou de ce qui sera retrouvé, regagné, recouvré, le même (la même chose).

Dans les trois acceptions, l’inventaire s’avoue d’un ordre topologique. Qu’il s’agisse de trouver (dehors) ou de venir dans, de tendre au discontinu, à une épellation, ou de tendre au continu, à une révélation, de découvrir au terme du détour ou de recouvrer par le retour, selon le sens choisi du Temps, ou le progrès ou la récurrence.

Hors des définitions ici, des limites et des seuils, de complétude ou d’achèvement, mais encore dans l’inachèvement de la maintenance et de l’Histoire…

3 Histoire des inventaires

Je ne m’attacherai pas à décrire toutes les Figures inventoriées par les confectionneurs depuis les dernières glaciations (laissant à nos paléontologues le soin de remonter plus haut), car elles sont certes innombrables. Elles recouvrent pourtant un nombre restreint de croyances.

Certaines créent de grands dieux, d’autres des dieux moindres, et cette distinction déjà fait inventaire, car les seconds se retrouvent contenus dans les premiers, comme de petits cercles dans un grand, ou comme le Carré contient quatre carrés au quart aussi bien que les quatre triangles égaux (la base de chaque triangle égale aux côtés du petit carré), d’où Pythagore tira son théorème.

Sur les 6000 ans qui inventorient les figures géométriques, je dirai le dieu étranger, phénoménal ou humain. Mais sur 12000 ans, depuis les dernières glaciations jusqu’aujourd’hui, le Dieu fut sans doute phénoménal, humain puis étranger (en tant que dieu étranger), puis étranger, phénoménal, humain (en tant que phénoménal), il est aujourd’hui pour les uns humain – le Christ ou le Bouddha – pour les autres étrange étranger (le Libre Esprit ou l’Esprit Saint), pour les autres encore, plus loin dans le Futur, de nouveau phénoménal, aérien ou terrestre mais toujours féminin, ou anima ou yin. Au moins ETRANGE HUMAIN pour tous.

Je dirai A,B,C en 1,

C,D,E en2,

E,F,G en 3,

N’inventoriant ainsi que 7 ensembles de figures sur bien d’autres possibles. Mais il n’est pas temps de parler des 7, que le simple inventaire ignore.

1-   De la caverne à l’arche : le voyage

A)

Il y eut des temps où la Figure fut liée au lieu de séjour. Ce lieu-là : montagne ou grotte souterraine avec ses salles successives (le parcours à l’intérieur). Ou ces divers lieux : la grotte de la Vierge ou de la Fée, sans autre peinture que la tache de noir ou d’ocre au creux de l’anfractuosité symbole, et, loin de là, les salles de l’Aurochs ou du Lion, le parcours, extérieur, menant d’un lieu à l’autre.

B)

Du lieu sacré, orné pour être visité, à la diversité des lieux, situés et disposés pour une autre visite, nous passons aussi bien de la « pierre levée » aux grands parcours indiens d’Amérique ou des Bantous d’Afrique : du lieu de rencontre à la Roche du Mariage, de celle-ci au lieu d’arrivée, à travers les 7, 8 ou 9 étapes, de longueurs inégales, que signalent des Roches ornées différemment.

C)

Mais c’est également du lieu et du voyage que jouent les grandes quêtes qui traitent d’un déluge et d’une arche (du livre sumérien de Gilgamesh à l’aventure du Noé biblique). Ici et là, le voyage est seulement nombré (en nombres de jours et de nuits), la figure du lieu, l’arche, est à la fois nombrée, c’est-à-dire mesurée, et ornée – par les animaux logés aux divers étages et dans la longueur, de la poupe à la proue.

Parfois, comme dans le Livre de Gilgamesh, d’autres voyages du roi précéderont la description de l’arche, et la suivront, jusqu’aux enfers. En ce cas, l’ensemble du voyage constituera lui-même une autre Figure, cardinale : du sud et de l’est vers l’ouest et le nord, en la quête du primitif Noë.

2-   De la croix cardinale aux deux cercles : l’Ambivalence

Une même symbolique d’errance hantera les sages de Babylone (on pense à Outoul-Enlil vers -2000), puis les sages grecs, mille ans plus tard. Enlil ici, ou bien Eole dans l’Odyssée, rappelleront les dieux du Vent de l’épopée sumérienne. Ils seront les Elohim ou la voix d’El, le père de Iahvé, pour Abraham d’abord, puis pour Moïse. Une autre arche se retrouve, terrestre, au cœur des entretiens divins, une autre Figure, ou bien la même, non moins précise en son ordonnancement.

Les cardinaux ont fait le lien des quêtes ouraniennes à l’Arche. Ils ont partagé en figures égales les 4 voyages d’Abraham ou en une pareille partition les « ordres de marche » des Tribus, établis par Moïse lui-même.

Plus tard, ce seront encore les cardinaux qui régiront le périple d’Ulysse, de l’est à l’ouest, et du sud au nord, de la mer Egée à l’Océan Atlantique nord, puis des îles fleuries de l’Atlantique sud à l’Ithaque retrouvée (plein est). Ils ordonneront le partage de la Terre Promise entre les 12 Tribus avant que de figurer, Pour Ezéchiel, les portes de la Jérusalem nouvelle.

D)

Mais, déjà, dans ces quinze siècles qui se prennent de Tab Outoul à Ezéchiel, une autre figure que cardinale a formulé le Grand Inventaire, d’autres dieux que le Souffle et l’Archer(ou l’Arc) l’ont régi.

La Vierge ou l’Ea Première (chèvre à queue de poisson) ou Rhéa ou  Ghéa, l’ancienne divinité de nouveau honorée, est déesse et terrienne. En Chine, dans l’Inde, plus tard en Egypte et en Grèce voient le jour des ensembles topologiques qui tendent à recouvrir le monde connu, la Ville en étant le centre ou le moyeu autour de laquelle s’irradient, comme des rayons, d’autres villes-parages (généralement 12) ou, au contraire, comme dans les anciennes Babels, la Ville étant l’enceinte à l’abri de laquelle s’accumulent les trésors.

Plus tard, d’autres figures symboliseront le vide et le trop plein : la colonne ionienne, avant la corinthienne mais après la dorienne, depuis la nudité jusqu’à l’ornemental, la fleur et la volute. Mais la symbolique des deux Villes n’abandonne pas les confectionneurs. D’Ezéchiel en son Livre jusqu’à l’Apocalypse de Jean, la Babel, Babylone, « encombrée de marchandises et de marchands, mangeuse de viandes » s’oppose à la Jérusalem Nouvelle, que traversent les Quatre Fleuves et que recouvrent les seules ramures de l’Arbre aux 12 fruits. Quinze siècles après Ezéchiel, ce seront l’Enfer et le Paradis de nos Mystères médiévaux (aujourd’hui seulement la Cour et le Jardin de nos théâtres bourgeois).

Mais, tandis que s’amenuisent les figures citadines, d’autres figures ont vu le jour et connu d’autres mues.

Primitivement, peut-être, les Cercles furent chinois : ils président au premier Yi King, sous les noms de « ciel antérieur » et de « ciel postérieur », car l’une des roues tourne en sens inverse de l’autre. Chacune porte les 8 trigrammes, et les rencontres des deux cercles élèvent ce nombre à 64 hexagrammes (8×8).

A l’époque où, selon la Tradition, Confucius procède à la dernière refonte du Livre des Mutations, Pythagore complète mathématiquement une nouvelle approche de l’univers, par l’invention du nombre d’Or, et s’opposent les deux prophètes, Héraclite et Parménide, dont Platon, un siècle plus tard, tentera de concilier les vues.

Ce sera par les deux cercles encore : celui du Même (le yin chinois, le continu de Parménide) et celui de l’Autre (le yang, le discontinu héraclitien). Comme les orientaux, axés en sens inverse et plus moins sécants, selon des degrés de pénétration que tente de décrire le Timée.

Mille ans plus tard, le Même sera devenu l’humide, puis le Mercure, puis la Substance, l’Autre sera devenu le sec, puis le Soufre, puis la Forme, par l’évolution des Teintures (des étoffes, des métaux) à la magistrale alchimie.

3-   De la Kabbale à Yeats : le Dépassement

E)

Aucune des duades précédentes n’a exclu la quête d’une trilogie. Aux deux cavernes ou aux deux villes s’adjoint le parcours de l’une à l’autre; de même pour les deux villes. A la Demeure de Dieu et au Parvis s’adjoint le Temple même, que figurent les branches du Chandelier. Ezéchiel n’a pas opposé l’antique Babel à la Jérusalem nouvelle sans suggérer les parcours – des plus complexes – qui mènent de l’une à l’autre. Ce sont aussi les chemins de la Semblance entre les Visages, bestiaux et païens, et les Roues des anges, en sa vision.

Par le Sepher Yetsira, la première Kabbale recueille l’héritage de Moïse et d’Ezéchiel : sa Figure reproduit celle du Temple de toile; ses Lettres-mères, Aleph, Shin et Mêm (A, U, M chez les Brahmanes) symbolisent la Roue, le Cœur et les Visages du Dragon. En alquimique science ce sera le Mixte, plus tard le Sel, entre le Mercure/roue et la sulfureuse figure.

Or, c’est ce 3ème élément ou facteur, toujours, qui prime sur les deux premiers, relance le mouvement et change la figure : Voyage, quête, flèche de l’Archer, Semblance d’Ezéchiel ou Sécante de Platon.

Quand, au 16ème siècle, Basile Valentin ou Paracelse inventorient le Sel, ils transforment l’alchimie en chimie; ils remplacent la roue et le visage par la « droite libérée ».

Illustration Pierre-Jean Debenat d’après une gravure de Paracelse

F)

C’est en 1536 que, selon Paracelse, le Serpent, le Sator/soter, quitte les roues que ses reptations faisaient mouvoir (selon la 1ère figure de la Prognostication). Ce sera, de fait, dix ans plus tard, lors de l’ouverture du concile de Trente. En la soixantaine d’années qui suivent, vingt prophètes de première grandeur, de Thomas More à Campanella ou d’Erasme à Kepler (tous les Rose-Croix) auront forgé la nouvelle République, la nouvelle Utopie, conçu toutes ses machines et mécaniques, comme Scève, décrit sa quête rectiligne, négatrice de l’éternel retour, annoncé ses merveilles : l’ambitieuse médecine, les pas de l’homme sur la lune, ses redoutables armements…

Mais, d’une autre manière, cette terrible utopie, que fonde l’Observation de Campanella, ou cet « Eloge de la Folie », que, trois siècles plus tard, confirmera l’entropie de Clausius, elles n’arrachent pas l’Inventaire aux figures. Simplement, celles-ci ont changé, une fois de plus.

A la Queste forestière de Merlin le Fou ou de Gauvin ou de Perceval, les vains quêteurs du Graal, a succédé la chasse du prince, du fils de Roi, Galaad. Le Vase s’est révélé, vide et tel que son contenu devra gréer à chacun, non plus seulement empli d’on ne sait quel Sang Réal (réel, du Christ, ou royal, qui sauvera le Roi).

A l’inventaire soigneux mais fixé une fois pour toutes, de l’alchimie et de la quête chrétienne, succède un dépassement tout différent, dans le sens « insensé » que Dieu propose, impose à l’homme, selon le Coran. Non plus le Pélican qui verse, renverse son eau sur le grain/matière première pour en faire une salamandre, mutante en ses mille couleurs, mais le Phénix, en son envol imprévisible, selon Nuysement, poète rose-croix.

Cette espérance met un terme non seulement à l’alchimie mais à toutes les figures marines, de même fondées sur l’eau.

G)

Très souvent, la Figure s’impose en ses débuts, la formulation de l’Inventaire, puis en sa fin, son accomplissement, à le veille de disparaître. Tels furent les Cavernes, les Arches, les Cités, les Cercles. Telles furent  les figures de l’Eau, dont l’origine, toute légendaire, remonte au Poisson/dauphin de Delphes, à la Baleine de Jonas, au Poisson de Tobie, au Né de l’Eau (Narayana) des Upanishad indiens (vers 700 avant J.-C.). Elles ont survécu, bien sûr, pendant toute l’ère du Bouddha ou du Christ, de Tonapa, l’homme au radeau de couleuvres, en Amérique du sud : pêche miraculeuse, multiplication des poissons, marche sur l’eau domptée… Ce sont ces figures marines que Jésus traçait dans le sable avant de sauver la femme adultère, puisque c’est au bord de la fontaine qu’il délivre la Samaritaine et que le lavement des pieds est son dernier message dans l’évangile de Jean. Comme c’est la rivière ou le fleuve merveilleux (le Gange) que fait sourcer la flèche du Bouddha. Le premier Mérovée naît de l’eau.

Quand Christophe Colomb navigue vers l’ouest pour atteindre l’est, il sait et dit que le Soleil se lève à l’Est et que là-bas s’élève le seul Paradis, mais que le réel est circulaire et que, pour atteindre cet Eden, c’est vers l’Ouest qu’il faut aller.

Or, à l’Ouest n’est que l’accomplissement des figures marines. En la fin du symbole vont surgir cent ouvrages qui diront la fin monstrueuse du Léviathan (Hobbes), du Grand Poisson (Hemingway) mais aussi de la Baleine Blanche (Melville). Vingt siècles de voyages maritimes s’abolissent dans le Temps qui sépare le Bateau Ivre du Bateau Lit. Rimbaud-Jarry : les trente dernières années du 19ème siècle.

Un autre cycle s’ouvre en cette fin, comme de l’Arche-bateau à l’Arche-temple, ou comme de la Teinture des métaux à l’Alquimie (par les ésotérismes de l’Assyrie, puis de Rome). Mais avant que d’en décrire les nouvelles Figures (célibataires, selon Carrouges), il convient de prendre un peu de recul, pour en dire l’inanité.

4 Le Motif et le Joint : l’Inversion

L’inventaire est figure, mais comment en parler, si ce n’est avec des mots?

J’ai longtemps recherché le terme exact, celui qui limite aussi rigoureusement qu’il signifie. On ne recense pas un inventaire avant de l’avoir confectionné; on dit rarement : confectionner un inventaire, on dit : le dresser, et dans ce but déterminé : recouvrir, englober un exercice (généralement, le cycle d’une année).

Pourtant les vocables : dresser, exercice, ne sont pas moins polysèmes que « relief » : ce qui reste, ce qui s’érige, ou « parade » : ce qui défend, protège (le parage) et qui expose les ornements, les parures.

a) En un sens, le dressage et l’exercice sont des actes similaires. Ils signifient tous deux : enseignement, instruction, apprentissage. On dresse ou on exerce un cheval, un élève.

C’est à peine si « dressage » tourne plus vers l’élévation ou l’élevage, car « dresser » c’est toujours « élever », et, par suite : corriger, remettre droit, tirer un trait (dresser un plan); par extension encore : arranger, aplanir, construire, mettre en place;

et si « exercice » indique plus précisément de certains mouvements, une certaine conduite, soit une application concrète (l’exercice d’un métier), soit un progrès moral, abstrait, comme l’exercice spirituel de Loyola et de ses jésuites, car l’exercice demeure lié au processus même du cycle : instructif, il ne peut être qu’un ensemble de mots, de gestes, un rituel.

b) Au contraire, s’ils ne sont synonymes, les deux mots n’ont rien en commun. Le dressement est de l’espace, l’exercice du temps. Le premier tend à surmonter, à surplomber : il est une érection. Le second tend à conserver, à maintenir, tout le temps du cycle, sinon d’un cycle à l’autre.

Or un mot exprime à la fois ce qui s’érige et surplombe, ce qu’on admire de loin, le relief et la parure. C’est le mot : Motif (au sens de « figure », car ce peut être « motivation »).

Et un mot exprime l’idée de continuité – d’une durée – et de continuation d’un rituel : le mot : Joint, jointure dans le monde physique, jonction dans l’abstrait.

Si toute Complétude n’est que le Contingent des Motifs, toute Maintenance se fonde sur la nécessite du Joint. Dressage (ou Dressement) est la première quête, depuis le besoin/motivation, et la « nécessité » encore. Exercice est la deuxième quête, depuis la contingence des axiomes jusqu’à cette nécessité/foi.

On sait que le motif (et la motivation) se fonde sur le semblable, l’analogie, la « même chose ». Pour quoi les motifs sont pour le moins doubles, dans une architecture ou des deux côtés de la cheminée. Le motif a pour mobile de se répéter, serait-ce le motif musical. Au contraire, le joint unit des objets différents ou des « choses autrement », ceux en qui la similitude n’a pas créé déjà une connivence.

C’est dire qu’il existera deux façons d’inventaire : l’une qui se fonde sur les mêmes choses, les « équivalences », comme si, entre diverses croyances, je rechercherais la similitude qui les recueille toutes en un seul dieu : l’inventaire monothéiste. L’autre, qui se fonde sur les différences – entre des figures successives, nécessairement, mais disposées dans un tel « ordre » que cet ordonnancement leur est une jonction suffisante (les jours de la semaine, les mois de l’année, les signes de l’ère).

Or, si je considère les figures ou comparées ou ordonnées par l’homme depuis la dernière glaciation, je dois constater que :

A) le processus d’enroulement qui associe – toujours paradoxalement – deux divinités en une interdit toute précision dans le calcul de leurs probabilités de position, en tant que motifs, sinon de seulement les discerner. Ainsi de l’Ouranien et de l’Archer en Iahvé, ou de la Voix et de la Lumière, puis de la Vierge et de la Déesse Mère à Delphes, à Eleusis, puis du Voyage et des Cités, de la Forme et de la Substance, du Sang Réal et du Graal, etc.

Quand le polythéisme tend à réintégrer l’antique Monothéisme, n’est-ce pas ce chevauchement des Figures qui interdit d’atteindre à la reconnaissance, ou à la création ou à la science de l’Equivalence universelle, par quoi se définirait le Grand Ensemble, la plénitude/dieu?

B) la maintenance d’un Ordre défini n’est pas moins introuvable en une succession de figures qui nous propose simultanément les deux sens contraires :

1) Eau (1ère Arche) – Feu (2ème Arche) – Terre Première – Air (les deux zodiaques ou les deux Cercles) – Eau (les Voyages maritimes) – Feu (le Prince quêteur et la Forge),

2) Eau (du Déluge) – Air (le Souffle, la Voix) – Terre (virginale) – Feu (les métaux et l’alchimie) – Eau (la fin de l’alchimie ou la fin des voyages) – Air et Verseau (le Cosmos).

Et n’est-ce pas – comme le montrent les quêtes hallucinées de la fin des Moyen Age – à cet étrange hiatus entre les sens (le direct et le précessionnel) que doit s’attribuer la difficulté du passage, tous les deux mille ans renouvelé, du monothéisme au polythéisme, l’estimation inestimable de la nouvelle cohérence, d’un nouvel ordre?

Cependant, si toute complétude n’est jamais qu’un contingent, elle n’est qu’une Forme sans autre contenu que soi-même (l’horloge, le cycle). Si toute maintenance s’achève au terme de sa vie, de sa durée, elle s’achève aussi en la fin du cycle, qui la contient toute, à l’exclusion de tout reste. Cette nécessité/loi qu’on nomme l’entropie est la motivation même (nécessité/besoin) qui fait la relance du cycle, un jour après le jour. En sa disjonction la maintenance abolie ne peut reconduire qu’au nouveau motif. Et le lieu de ce manque (destin/besoin) n’est autre que la Forme Vide où le cycle se recommence, à l’inverse du chevauchement du contingentement et de la contingence, en l’Etre Même.

5 Les dernières figures

Les périodes où les dieux peuvent être dits défunts, comme du calendrier hellénistique (-312) au renouveau des panthéons, deux siècles plus tard, ou comme du calendrier républicain (1789) à notre époque, se trouvent naturellement à l’opposé des Royaumes de Dieu, Eden ou Terre Promise, Temps de Tous les Saints, vers -1350 ou +800. Yeats, que je citerai beaucoup en ce livre, donne les dates, plus traditionnelles mais moins précises : 0 et 1050. En poursuivant : 2100.

Peu importe ici. L’essentiel est que ces périodes regorgent d’inventaires figurés, et que leurs inventeurs particulièrement s’attachent non pas au chevauchement de l’Un, qu’ils ne vivent pas, mais aux contours, reliefs, dressements de la Forme Vide, de la Figure en soi.

Je négligerai les innombrables figures hermétiques du 2ème siècle avant J.-C., comme de Bolos à Varon, par Ennius, Carnéade, Lucrèce, etc., pour ne m’attacher qu’à celles de notre époque, assez nombreuses pour que leur étude occupe une vie d’homme.

De leur ébauche – inachevée – jusqu’à leur fin, toute provisoire, elles couvrent les deux siècles, en leur systématique la plus concrète le siècle, en leur divagation la plus, ou la mieux, créatrice, les cinquante ans. Selon le schème :

C) un grand cycle extérieur, qui embrasse les deux siècles, du Märchen de Goethe et de la Critique de la raison pure aux innombrables figures de ce temps, de la macrobiologie (Watson), de la neurobiologie (Laborit), de la psychanalyse jungienne (Solié), etc., sans oublier la figure que décrit cet inventaire;

D) le petit cycle de cinquante ans, comme de Rimbaud à Jarry, qui embrasse les machines proprement « célibataires », de Villiers de l’Isle Adam, Kafka, Jarry, Roussel, Duchamp, mais aussi le rêve de Mallarmé : le Livre et la Quête d’Alice au pays des merveilles.

D’ailleurs, toutes ces « machines » ne décrivent qu’une quête à travers les quatre mondes, c’est-à-dire la partie centrale de la Figure : voyages à travers un jardin (Locus solus) ou l’Egypte (Nouvelles impressions d’Afrique), d’un bord à l’autre de l’Atlantique (L’Eve future), au monde souterrain, féérique (Alice), de la vie à la mort et de la mort à la vie (Faustroll).

Carrouges et moi avons longuement décrit les quatre mondes que suffisent à dénommer les cardinaux :

nord-ouest                 nord-est

sud-ouest                  sud-est

mais que j’ai définis plus précisément comme le parcours même de la lumière :

longueur d’onde et couleurs                ionisation de

les apparences de l’étendue                l’Espace

————————————————–

fréquences : la masse/                                                 la forme

énergie en sa durée                                      du temps

E) intermédiaire entre le plus grand et le plus petit, un cycle d’un siècle plus ou moins (1840/1936) achève la description ou l’inventaire de la Figure, dont je m’occuperai précisément ici. Car, des machines qui jalonnent la période, cent ésotéristes ont joué sans vergogne et, parfois, sans les citer, d’Eliphas Lévi à Ossendowski, par Papus et Guénon, tandis qu’autant de poètes leur devaient quelques vers, une quelconque illumination.

Ces machines sont au nombre de 3, les trois branches du E :

– avant 1850, le prognoscope de Wronski (1778-1853)

– de 1896 à 1909, l’archéomètre de Saint-Yves d’Alveydre

– de 1917 à 1923, avec reprises et commentaires jusqu’en 1936 : la vision du poète anglais W.B. Yeats.

De ce que ces œuvres furent inconnues du grand public, on ne déduire que leurs auteurs s’ignorèrent l’un l’autre. Une étrange continuité les relie, dont le fil pourrait être constitué des Lytton, père et fils.

En France, la quête de Wronski, parent de Mme de Balzac, passionnait l’écrivain, comme on le voit par le personnage de Lambert et par La Quête de l’Absolu. Balzac doit à l’ésotérisme, du moins, la grande idée qui animera toute son œuvre et que définit déjà un roman de jeunesse : Sténie, en 1818. La recherche des lois du hasard, considérée comme « l’incidence forcée des accidents partiels ».

La même famille polonaise sera celle de l’épouse de Sain-Yves d’Alveydre, et ce sera le fantôme de cette épouse qui, après 1896, communiquera au mage les éléments de l’Archéomètre.

Quant au fil des Lytton, le père, Lord Butler, célèbre auteur des « Derniers jours de Pompéi », avait été l’ami de Wronski et de Lévi, héritier du Prognomètre; le fils, ami de Saint-Yves et de Papus, lui-même élève de Lévi, politicien et poète, ne sera pas inconnu de Guénon et de ses sociétés secrètes. L’un des créateurs du Golden Dawn, le second lord Lytton y connut sûrement Yeats et Hardy, sinon, par eux, le colonel Lawrence…

Car le cycle E est lui-même contenu dans le B, qui engloberait toute la période rationaliste, depuis les Rose-Croix de 1600 jusqu’à l’Ermite à naître au XXIe siècle, selon Mahomet et Paracelse. Il n’est pas indifférent que l’adolescence de Wronski dût être nourrie des œuvres de Kant et de Goethe, que celle de Saint-Yves fut, à Jersey, la période des « tables parlantes » de Hugo et que le fantastique moderne d’une part, un pré-nazisme de l’autre eurent certainement leurs germes dans le Golden Dawn. En B, les Trois Machines joignent le rêve de Swedenborg et des Illuminés de Bavière à celui de Lawrence ou celui d’Artaud. S’y reconnaissent l’achèvement du Transcendantalisme de Kant, de Poe, d’Emerson, et le germe des structuralismes de notre siècle finissant. Au cœur, naturellement, le Hugo de Dieu et de La fin de Satan, mais aussi les grands adversaires : Darwin/Lamarck, Marx/Proudhon, Freud/Jung…

Les Figures, pourtant, ne se répètent pas l’une l’autre, puisque Wronski construit deux sphères là où Saint-Yves parle de deux cercles, Yeats de deux cônes.

Wronski se fonde sur 96 structures : 32 « portes » où s’inscrivent 3 « sciences », à l’image des 32 Voies kabbalistiques et des 3 Lettres-mères du Yetsira. Saint-Yves joue des 22 lettres de la Kabbale en même temps que des 12 zodiacaux, et Yeats des 12 en même temps que des 28 phases lunaires (14×2).

Cependant, il s’agit toujours de répondre à la question que l’humanité se pose depuis les grottes glaciaires : comment l’Etre-objet – quel que soit cet être – passe-t-il d’une figure à l’autre, de l’ouest vers l’est ou à l’inverse, d’une sphère, d’un cercle, d’un cône à l’autre? Il s’agit toujours d’une Machine circulaire, dont toutes les sciences (ou autres structures choisies) sont les degrés, ou « dont les connaissances associées sont les rayons » selon l’expression de Wronski. Il s’agit toujours de savoir comment peuvent opérer de compagnie, dans un cycle quelconque, les Nombres, les Figures et les Vocables qui constituent les seuls Aspects concevables de l’Etre-objet.

Et il s’agit toujours, par suite, de confectionner un inventaire aussi complet que possible, d’une part, et de l’autre aussi durable que possible, en dépit de l’imperfection de l’inventeur et de l’entropie qui achève toute chose.

6 La caverne et l’autel

Ces points communs : les deux figures, les deux sens, les deux positionnements (à l’est et à l’ouest) sont plus essentiels que les divergences entre Wronski, Saint-Yves et Yeats. Ils soulignent ces autres analogies qui se découvrent, sur dix mille ans et plus, en toutes figures créées, inventoriées, en tout inventaire.

S’y ajoute la notion que seul le poète anglais formule : une dialectique permanente entre le Vide et le Plein, le manque et le chevauchement.

Pour les navigateurs de Sumer et de la Bible, la grotte vide et les cavernes peintes sont devenues le désert liquide et la « complète » population de l’Arche. Ici, la Complétude sauve du défaut de Maintenance (le déluge). Mais, pour Moïse de même, l’Autel, la Demeure de Dieu, contient le Dieu de Feu en ses trois personnes : formellement, l’Arche même, le Chandelier et les Offrandes, matériellement : l’or, la toison de bélier et l’acacia en l’Arche, etc. A l’autre extrémité, il n’est que le parvis, vide si ce n’est de la foule, négligeable. Dieu est dans l’autel, lui-même trinitaire (l’EN Sof), la justice commune en troisième position, pour les 12 tribus. En deuxième position, le temple même, en la dialectique des deux sens, de l’assemblée vers l’Etre ou de l’Etre vers l’assemblée, par la justice/foi d’une part, la Justice/Dieu de l’autre, c’est-à-dire en l’Alliance.

Ce seront aussi les basiliques de la chrétienté, où Pistis/Basis, le dieu-verbe, tiendra la place du dieu-archer dans le temple[1][1], et les kabbales, qui joueront des Lettres comme d’autres figures.

Diversement, semblablement, c’est le Même en soi, plein de sa matière/énergie, et l’Autre, vide, car on ne connaît d’autrui que l’extérieur; c’est de la Substance et de la Forme que jouent les figures de Platon et d’Augustin : les deux Cercles ou les deux Cités. Plus tard, en la corruption de la chair-dieu, dans le refus du miracle, l’apparence (extérieure), la matière (intérieure), ou bien la longueur d’onde et la fréquence, en la Figure dénombrée, défigurée. L’Objet et le Sujet de Kant.

Mais ce sont surtout les œuvres qui achèvent les temps sans dieu dont on peut dire qu’elles se consacrent entièrement à ce problème, se constituent sur cette dualité.

Pour le nomade Tabi-Outoul-Enlil, en la décadence d’Akkad, la quête ésotérique traverse les 12 portes. L’une se ferme sur l’enroulement Abondance/surabondance, au départ de et au retour en la Ville originelle. L’autre, à l’inverse, survient au terme, en la fin des souffrances, des faux jugements, des malédictions, des crimes.

Deux mille ans plus tard, dès -200, Lie-Tseu oppose l’Unité (pleine de dieux) au Vide où prennent germe les Dix Mille êtres. La Kosmopoiia oppose à l’indicible (les 3/4 ou 4/3) les 3 ou 4 anges premiers et les 7 Rires, successifs, de Dieu. Mais c’est aussi de ces formes vides : échos et reflets que nait – ou renait – Iosos, le seul Régénérateur, grâce à ses mues, (en Dionysos). A la Sympathie, ses concordes, ses « jugements catégoriques », s’oppose, pour Bolos, l’Antipathie, ses discordes, ses « jugements disjonctifs ». Il y applique tous les rapports possibles, imaginables, entre les espèces minérales, végétales, animales, connues à l’époque : le Serpent et le Chêne (solaire) se haïssent, comme le Serpent et le Lion, mille ans plus tard dans les romans médiévaux.

Deux mille ans plus tard, ce sont les figures taoïstes ou hermétiques que répètent les « Machines célibataires », et ce sont les sympathies et antipathie de Bolos que renouvellent les deux cônes de Yeats : « concorde » à l’ouest, « discorde » à l’est, en leur première nomination.

Puis, cherchant à mieux définir l’élasticité des figures, élargissement/amincissement, le poète évoquera deux pays vivants, plus ou moins visibles ou invisibles, ainsi que l’hiver et l’été. Il ne rappellera pas ses devanciers : Wronski et Saint-Yves, mais l’obsession de Flaubert : la Spirale, ébauchée ou rêvée au long de vingt-cinq ans, jamais écrite. C’aurait été l’histoire d’un homme qui rêve à l’encontre de sa vie : plus le temps du songe s’embellit plus la vie s’enlaidit et à l’inverse. Mais Yeats ne cite pas l’autre figure, de Wilde, très analogue : Le portrait de Dorian Gray, où la peinture tient la place du rêve.

Non plus entre Noël et la Saint-Jean mais entre le crépuscule et l’aube, une autre figure – de Saint-Yves – a porté la même alternance, que René Guénon reprend et illustre par l’opposition des deux lettres Nûn (arabe) et Na (sanskrite) : Nûn, moitié inférieure du cercle, se situant à l’ouest, Na, moitié supérieure du cercle, à l’est

Car, dit Guénon dans Le roi du monde, c’est en orient, terre du Na, que le soleil se lève dans le ciel au début du jour, c’est en occident, terre du Nûn, qu’il s’enfonce au soir dans les eaux.

Quant à Yeats, il s’est contenté de remonter, au-delà de Flaubert, aux genèses romantiques, de Coleridge, de Shelley, de Blake. Mais il ne craint pas d’imaginer toute une histoire de l’humanité où, au flot culturel, éternel, de l’homme vers Dieu et de l’est vers l’ouest, s’opposerait un flot civilisateur, scolastique, raisonneur, progressiste, de l’ouest vers l’est. Depuis la barbarie, le vide de la caverne le premier, depuis l’autel reconstitué, peuplé, le second.

L’histoire des religions, prise en – ou de – chaque religion, n’y contredit pas, en effet. C’est bien, toujours, comme d’un autel (en ruines), la fin des Royaumes de Dieu, que l’humanité se remet en marche vers l’orient, ainsi que le soleil lui-même pendant la nuit. Et c’est bien du désert ou de la caverne vide qui achèvent les temps de l’Homme que l’humanité se remet en marche vers l’occident, où devra s’élever le nouveau temple, d’un dieu à l’autre, comme le soleil traverse le jour. A la voie de l’athéisme délirant, éperdu, né des soudaines incomplétudes, succède toujours la voie des mages que, depuis leur désert (la fin de la maintenance), attire vers l’ouest l’étoile de l’aube.

D’une manière plus surprenante – plus hasardeuse, plus contingente – n’y contredit pas l’inventaire des figures que suggère ou impose l’ésotérisme de notre époque, sous le couvert de la science-fiction. On dira celle-ci parallèle aux cycles que nous venons de survoler, puisque elle commence aux romantiques : Marie Shelley, Georges Sand (Casanova un peu plus tôt), rencontre l’Edgar Poe des Machines célibataires, le Lytton-lien, englobe tous les voyages ou marins ou cosmiques, pour rejoindre les auteurs du Golden Dawn, Merritt, Hodgson, Lovecraft au-delà.

Or, il s’agit toujours d’une quête – sans cesse recommencée – entre les pôles : l’ouverture vers le monde interne, l’envers du monde d’une part, peuplé de dieux, de grands anciens, des rêves et des symboles de Lewis Carroll, Babylone inversée où le peuple pré-nazi de Lytton attend son heure; le Massif ténébreux, l’Ile mystérieuse, la Montagne hallucinée d’autre part.

Certes, on dira que c’est là le contraire de la partition médiévale, où la Caverne, à l’est, se dresse dans le désert (la hutte de l’ermite) mais où les monstres, les dragons, les géants et les démons hantent le même bocage défriché, « essarté », et où l’Autel, le château d’Arthur, lieu du détour et du retour, à l’ouest, est aussi le lieu où l’on habille, que l’on peuple – essentiellement d’atours, au jour des noces.

L’important est qu’à l’ouest, paradis ou enfer, est le monde peuplé, de dieux ou de démons; à l’est, essart ou désert, est le monde déserté, la Forme Vide qui, par là même, n’est rien que figure. On ne recense pas les enfers ou les cieux, le premier inventaire ne serait que supplice, comme on le voit par Dante ou Sade, le second ineffable, inénarrable, hors de la fable ou du récit. Mais on décrit, raconte, inventorie la Forme Vide, le bosquet essarté, le jardin à l’anglaise, la partition de l’écu, ou le carré, le triangle, le cercle, le cône : la figure nue.

Aboutissement du jugement catégorique de Kant, de l’Autel de Yeats, que le poète préfère nommer « primaire », car il tient tout en l’Un, ou du jugement disjonctif, de la Discorde et de l’Essart, de la Caverne de Yeats, que le poète nomme « antithétique », car il ne s’agit jamais que de l’opposition aux contraires du renaissant cardinal de Cues…

Illogiques, absurdes mais évidentes, ces analogies rassemblent en une seule figure inventoriée toutes les machines célibataires, puis les trois de Wronski, de Saint-Yves et de Yeats, puis les romans et les contes qui recouvrent les deux derniers siècles, puis les quêtes de l’Islam, de l’Inde et de la chrétienté depuis l’an Mil, puis toutes les figures –alchimiques, eucharistiques, apostoliques – de l’Ere d’Amour, puis les figures connues d’au moins six ères, la moitié de la Grande Année, etc.

C’est une figure cardinale.

A l’ouest est l’autel ou l’atour, ainsi que la Babylone : la complétude de l’Etre-Unité ou le peuplement des dieux, puis des démons, qui somme toute commence à l’ornementation, à la parade, simple accumulation des distinctions et des motifs, qu’à la limite l’Inventaire ne peut plus dire, à cause de l’usure du crayon et de l’insuffisance de la marge. Ce peuplement aussi se fait en profondeur, dans l’intérieur de la Terre ou de l’humus, là où expire l’enroulement de la première spire, renaissante, respirante en la seconde, qui est encore l’Unité (comme cause et non plus comme totalité, comme premier terme et non comme dernier, le premier démon et non le dernier ange).

A l’est est le désert, ou l’essart absolu, la Forme Vide, en une autre Jérusalem, que peuplent seulement l’Arbre et les Quatre Fleuves (ou les Quatre Coupes du Voyage céleste de Mahomet). Cette Forme est surélevée, à la limite : dans le ciel, au-dessus, en quelque sur-face, à l’inverse de la pile, du pile purgatif ou infernal, là où s’achèvent les peuplements et où renait, dans le récurage des reliefs, la récurrence du seul relief qui peut survivre : la forme même (la même figure plutôt que ce qui fut) de la Figure Vide, horloge, temps éternel du renoncement, du repentir absolu.

L’essart, l’écart. La Sur-face, le suffrage.

7 Le suffrage et l’écart

A la question : pourquoi un inventaire? nous avons dû répondre : pour tenter de concilier pendant un certain temps (l’exercice ou le cycle) le maintien, la maintenance (c’est aussi le dressement) de cette complétude-là.

A la question qui doit suivre : comment? nous voyons que l’humanité ne cesse de répondre : par l’acceptation de certains objets et le refus d’autres. ET, plus précisément peut-être : par la révélation, le recouvrement de ce qui fut caché, le rejet, l’exclusion de la chose détériorée, cassée.

Or, ici, ce n’est plus seulement quelques machines célibataires, quelques figures ésotériques qui peuvent illustrer le propos. Il n’est guère de période où quelque grand conflit n’a opposé les deux méthodes – sur des décennies ou des siècles.

Un tel conflit a partagé le siècle dernier, entre l’évolutionnisme de Darwin et la palingénésie ou « théorie des catastrophes », que répète aujourd’hui, partiellement, la cryptozoologie d’Heuvelmans. Un autre conflit partage le XXe siècle, entre la psychanalyse freudienne et la psychanalyse jungienne. Mais c’est aussi, dans l’un et l’autre cas, entre un rationalisme athée et le réalisme irrationnel qu’on dit volontiers « fantastique » lorsque ce n’est pas « rétrograde ». En dépit de contraires apparences, ils se fondent, le premier sur la casse, le rejet, le manque, le second sur la cache, l’acceptation, le chevauchement.

Une clé commune aux deux parties ou adversaires pourrait être l’invention de Conan Doyle : Le monde perdu, dans les deux que, précisément, on donne au mot. Monde cassé, disparu, révolu dans l’optique des darwinistes et des freudiens, car il n’y a plus de diplodocus, de serpent de mer, d’homme du Cro-Magnon en notre époque et, de même, c’est au premier âge, la prime enfance, sinon au moment de la naissance que s’est effectuée la casse du placenta, puis du parfait rapport oral (l’allaitement), puis le monde anal du bébé, etc. Monde caché, recouvert mais toujours présent, dans l’optique des palingenèses, de la cryptozoologie, de la psychanalyse jungienne, car les dieux cachés ou les archétypes fondamentaux habitent l’inconscient de l’adulte aussi bien que l’inconscient de l’enfant, et notre époque est de nouveau pleine de Serpents de mer (ou des Tempêtes qu’ils symbolisent), d’hommes des neiges, de Yéti (ou des violences invétérées en l’homme que figure le monstre de Marie Shelley).

Plus paradoxalement encore, il suit que l’évolutionnisme joue nécessairement du « manque » ou de la « marge » : le Chaînon Manquant, rationnellement introuvable, puisque le système est rationnel, irréaliste et irréalisable. Car le progressisme, commun à Darwin et à Freud, est une croyance dans le discontinu, le yang, que la Résonance raisonnante ordonne seulement, par jointure de ses parties (selon le mot de Caillois : la localisation fait la maintenance). Mieux : la quête du Chaînon Manquant est le moteur, non du progressisme, toujours improuvé (à cause du Chaînon Manquant) mais de l’illusion rationnelle, en son progrès même, évident.

A l’inverse, l’acceptation – incontrôlée – de toutes les fables récurrentes, de tous les mythes, de tous les rêves, ne peut qu’ajouter au chevauchement, à l’enchevêtrement de l’irrationalité, car, sans doute, le Serpent de mer de notre époque, ni serpent peut-être mais poulpe, ni vraiment « de mer », anaconda venu des fleuves aux rivages, ou notre Yéti, que mesure seulement son pied, ne présentent que peu de traits communs avec leurs ancêtres illusoires.

Un jeu très analogue rend ridicules autant les dites psychanalyses. Si le freudien a raison, comment peut-il parler du monde de l’enfant, auquel par évidence, l’adulte n’entend rien? Si le jungien est dans le réel, comment va-t-il cerner, circonscrire celui-ci, dans le flot même de l’indiscernable, illimitée croyance?

Le yang, qu’il prétend dominer, contraint le freudien à cent systèmes, cent mille nominations, chacun ou chacune exclusive des autres. Le yin, qu’il prétend épouser, contraint le jungien à un accueil illimité de tous les possibles.

Si l’évolution joue nécessairement d’une marge, le Chaînon Manquant, et le freudien de même : le réel cassé, toute psychanalyse jungienne, comme toute cryptozoologie, joue d’un perpétuel chevauchement. Car où finit le Grand Frère, le Sagittaire, où commence la Mère ou la Terre Première? Où finit le Singe, différemment, où commence l’Homme? Comme les archétypes dans l’inconscient, les Espèces ne sont plus des arbres successifs mais les branches d’un seul arbre, dont l’une continue de croître (celle de l’homme) quand l’autre se dessèche (celle du singe), mais celle qui se dessèche la première n’est pas nécessairement celle qui a commencé de croître en premier.

Au contraire : il est bien probable que le singe descende de l’homme puisque un des fœtus du singe ressemble à celui de l’homme, mais qu’aucun fœtus de l’homme (reptilien ou avien, porcin, etc.) ne ressemble à celui du singe.

Dans le Tao, dit Lie-tseu, quel est le premier, du yin ou du yang? Dans le cercle ou l’horloge, disent les Occidentaux, de Platon à Einstein, quel est le point originel? De Pigobert ou de Baptiste, quel fut le premier, le second? Quel, l’ancêtre?

Dans le Tao, l’horloge, le cycle, tout sera donc inventorié : la casse avec la cache, l’écart et le suffrage différemment.

Je choisis ces mots parce que, en effet, ils formulent, figurent le double paradoxe.

Ecart signifie : 1) exclusion, rejet, détour (et refus du retour, de la récurrence), c’est la voie, tout à la fois, de l’évolutionnisme et du freudisme. Mais c’est aussi, bien sûr, le dépeuplement par abolitions ou casses successives, de nos ancêtres à l’homme contemporain ou de l’enfant à l’adulte;

2) la partition de l’écu en quatre parties cardinales, ou bien la jointure de deux pièces de charpente. Car, à chaque casse, évolutionniste ou freudienne, se crée bien sûr un nouveau système quadripartite, comme des 4 Tempéraments aux 4 Conditionnements, ou des 4 Facteurs de l’électron aux 4 Forces, ou bien des deux types de névroses et des deux types de psychoses aux 4 structures aliénantes, etc.

Suffrage ne signifie plus aujourd’hui que le vote positif, approbatif, acceptant; mais, en des sens primitifs, (médiévaux, théologiques) il signifia : apport, accord, aide. On l’utilisait notamment pour dire l’un quelconque des moyens qui libère l’âme du purgatoire et la fait admettre dans le Paradis : prière, messe, indulgences. En ce double sens, on le sait, il n’est pas une survivance de la cryptozoologie, ni un archétype jungien, qui ne soit un suffrage, un vote plus ou moins contingent (né du besoin), une prière pour qu’il en soit ainsi, une messe rituelle, un appel à toutes les indulgences.

Du jugement disjonctif (cela n’est pas) au progressisme évolutif, l’Ecart fait bien toute la marge du Chaînon Manquant, en même temps que la Forme Vide de l’essart, de l’écu, de la succession calendérique des circonstances et des formulations, des jours dans le mois, des mois dans l’année, des années dans le cycle oriental des mythes ou dans le cycle occidental de l’activité solaire. Ou bien des ordres, des espèces, des familles de nos sciences dites « naturelles ». Ou bien des cassures freudiennes, ainsi que nous l’avons vu.

Du jugement catégorique (cela est en même temps que ceci) aux thèses de l’éternel retour, le Suffrage est bien comme un amoncellement, un chevauchement d’intercessions ou de mérites cachés (dans la prière, la messe), sinon présents encore – et non moins recouverts – comme les monstres d’Heuvelmans, les Grands Anciens de Lovecraft, les archétypes jungiens.

Mais, dans une autre vue, rationnelle, l’Ecart est le processus qui mène, par jonctions et partages (analyses), depuis un chevauchement primitif, l’ignorance ou l’aveuglement, aux éclaircissements de la science, au défrichement final. Le Suffrage est le procédé archaïque, rétrograde, qui ne ramenait pas du purgatoire au Paradis mais de la distanciation rationnelle, où tout est clair, à l’opacité, à l’obscurantisme des légendes, des superstitions.

En bref, qu’est-ce donc qui se tient à l’ouest? Est-ce le château d’Arthur ou le Paradis, la Présence du Roi ou de Dieu? Ou n’est-ce pas, tout au contraire, la part maudite, opaque, encombrée de l’inconscient?

Et qu’est-ce qui se tient à l’est? Le jardin essarté, ordonné de la Raison? Le désert où, loin de Dieu et de toute Présence, l’âme désenchantée se meurt de solitude?

Ayant nommé « discorde » le cône de l’est et « concorde » le cône de l’ouest, à l’imitation d’Empédocle, Yeats a trouvé le cône « primaire » pour dire l’Autel occidental et le cône « antithétique » pour dire, à l’opposé, la Caverne orientale. En même temps, logiquement, il lui dédoubler les deux mouvements de l’ouest vers l’est et à l’inverse.

Il définit non 2 mais 4 « facultés ». L’Esprit créateur et le Corps du destin sont comme des spirales qui tournent dans le sens des aiguilles d’une montre, ainsi que le Cercle de l’Autre, de Confucius et de Platon. La Volonté et le Masque sont comme des spirales qui tournent en sens inverse, ainsi que le cercle du Même jadis.

Du double jeu de pénétration et d’arrachement vers l’occident ou vers l’orient, le poète formule enfin les 4 figures que peuvent engendrer les deux cônes :

Mais, enseigné par des esprits (les Visiteurs) dont Mme Yeats prend les messages en écriture automatique comme en sténo, et n’en recevant aucune explication des figures, le poète ne dit jamais comment, des jugements, disjonctif (la discorde) et catégorique (la concorde), il est passé aux notions neuves de chevauchement, de recouvrement, de découvert, de cache et de casse. Ou comment les Jugements reconduisent aux Lois.

Les lois

1

Leur trilogie

Il n’est pas de procès sans jugement, ni de jugement sans loi. Si le jugement tend à décider de la conciliation (catégorique) ou de l’inconciliation (disjonctif) des parties, les lois permettent la décision. Elles constituent un recueil de recettes pour juger : au premier chef, l’inventaire des codifications possibles, ou ce qu’on appelle un code.

Comme il en est de tout inventaire, nous devons donc considérer que les Lois concerneront d’abord – ou ne concerneront que – des figures. Ou, mieux, qu’elles peuvent être déduites de ces figures dialectiques que nous avons vu se succéder depuis la dernière glaciation :

a) l’intérieur et l’extérieur,

b) le passage et l’impasse,

c) le continu et le discontinu,

de nouveau a : le contenant et le contenu,

de nouveau b : la terre et la mer, le désert/la forêt,

de nouveau c : le yin et le yang,

etc.

A première vue, ces trois ordres dialectiques semblent renvoyer à la trilogie la plus claire : des jugements,

Comme des lois de polarité (c) au jugement disjonctif : cela est continu ou discontinu, yin ou yang, le même ou l’autre,

Des lois de contenance ou de peuplement (a) au jugement catégorique : cela est contenu en … et contenant de …,

Des lois de passage (b) au jugement hypothétique : cela passe si …

Mais, possible, le rapprochement demeure aléatoire, le parallélisme incertain.

Car, de fait, les Lois révèlent en chaque dialectique une quadrilogie cachée. Exemple : le Même est la chose même en soi, mais il peut être la même chose dans l’Autre. L’Autre n’est pas seulement l’autre chose, mais aussi la chose autrement dans le Même (l’adolescence après l’enfance, l’adulte après l’adolescent).

Si l’une des dialectiques, alors, se présente comme disjonctive : le Même ou l’Autre, l’autre se présentera comme catégorique : l’autre chose et la même chose; la chose même, autrement.

C’est qu’en effet les 3 jugements demeurent liés à notre dialectique de base : la complétude et la maintenance, soit que le disjonctif tende à maintenir A (Dieu) contre B (le diable) ou l’inverse, soit que le catégorique tende à compléter A par B ou l’inverse.

Quant à l’accomplissement, qu’une même systématique rapproche du troisième jugement, nous l’avons montré dédoublé aussi, en terme de la maintenance (achevée) et en plus haut point de la complétude, une acception excluant l’autre.

Une fois encore, la dualité s’est faite quadrilogique :

La complétude,

Son inverse : l’incomplétude, l’inaccomplissement,

La maintenance,

Sa fin : l’accomplissement,

Bien incapable, ce lexique, de se plier aux 3 jugements.

A quoi allons-nous référer nos trois lois, indéfiniment répétées?

Si la raison ne peut répondre à cette question, il se peut que la réalité, toute irrationnelle qu’elle soit, y réponde – par le jeu (même et autre) de ses figures.

Nous avons vu qu’une figure étant donnée, je pourrai en exclure certains objets, dissemblables, par l’écart, et y accueillir d’autres, catégoriques ou motivants, par le suffrage. C’est-à-dire, dépeupler ou peupler le cercle, le cône, le cube, la sphère.

Je pourrai donc en sortir moi-même ou y entrer, dans un passage incessant du dedans au dehors ou à l’inverse. A moins que, pris dans la figure comme en une prison, je ne puisse en sortir, hors de la figure, je ne puisse y entrer. Ce sera le cas de l’exercice cyclique dont nul phénomène ne peut s’arracher s’il s’y trouve; où nul ne peut pénétrer, s’il ne s’y trouve pas.

Mais, au départ, existe la figure même, continue ou discontinue et, comme continue, selon Yeats, as de carreau ou sablier, comme discontinue ou associante ou dissociante. En un langage plus psychanalytique :

– yin ou yang, la chose même ou l’autre chose,

– animus ou anima, la chose autrement ou la même chose.

C’est dire que, tendant à la complétude (qui exige le catégorique : ceci et cela) alors que son jugement préférentiel est disjonctif : l’ensemble « rouge » ne contient que des choses rouges, l’Inventaire ne peut localiser que des figures – jointes ou semblables – dans un arrangement qui permettra de se soustraire au paradoxe. Je nomme Dispositions ou Lois ces arrangements qui, seuls, peuvent résoudre le problème.

Il s’en induit immédiatement, par référence à la constatation ci-dessus, que :

– l’objet de l’inventaire sera continu (le Même) ou discontinu (l’Autre), substantiel ou formel dans le langage médiéval,

– en tant que discontinu, plus ou moins distant, dans l’éloignement, le détour, ou dans l’approche, le retour, selon la distance et l’instance,

– en tant que continu, soit contenant de l’autre (la chose autrement) soit contenu en l’autre (l’autre chose), ou exclu du contenant, à découvert, ou vidé de son contenu, ne recouvrant plus rien.

Contenant ou vide, l’objet sera plus ou moins peuplé.

Recouvert ou découvert, il sera plus ou moins grand.

– évoluant sans cesse, bien sûr :

de la chose même à l’autrement,

de l’autre au semblable,

de l’éloignement à l’approche,

de l’approche à l’éloignement,

dans le détour ou le retour,

du + (peuplement ou grandeur) au – (dépeuplement ou petitesse),

du – au +.

Or, ce sont précisément ces 4 modes et les 7 évolutions/involutions (processus) que doivent énoncer les Lois. Nous en dirons diversement les 4 procédés, dédoublés des dualités kantiennes de base, mais nous n’évoquerons que superficiellement, sans nous y référer, les 7 processus, qui jouent des nombres et des vocables autant que des figures inventoriées.

2

Les lois de polarité

Au minimum un inventaire se fond sur le 2. Si son objet est l’Unité, il lui faudra la partager pour en recenser les parties.

Ces 2, il ne peut ni les nombrer ni les nommer d’une manière définitive : on n’inventorie que des figures.

Soit les deux nominations les plus simples : A et B, ou l’un, l’autre. Elles formulent un sens, de A vers B ou de l’un (le premier) vers l’autre (le second), qui n’est plus seulement d’un ordre inventorial.

Je puis, certes, dresser l’inventaire de deux objets sans commune mesure, tels que le Même et l’Autre : le premier cohérent, continu, yin, le second distinct, discontinu, yang.

Mais l’expérience montre qu’alors, je serai tenu de considérer chacun des deux comme unité, c’est-à-dire de le partager en deux sens ou acceptions : la chose même dans le Même et la même chose dans l’Autre, l’autre chose dans l’autre, la chose autrement dans le Même.

Ne pouvant être complet, faute d’atteindre au Un, le confectionneur d’inventaire voudra du moins tendre à quelque maintien, constance. Ce sera presque toujours une constance de rapport entre des dialectiques diverses,

comme entre la Forme et l’Espace, la Matière et le Temps,

ou entre le Même et le continu, dans le yin,

l’Autre et le discontinu, dans le yang,

ou entre la Matière, le Même, le continu, le yin dans le Temps,

la Forme, l’Autre, le discontinu, le yang dans l’Espace, etc.

Dans l’espoir que l’accumulation des dialectiques similaires, par jonctions rationnelles, reconduira l’inventeur à la Jonction Universelle, but – avoué ou non – de toutes les sciences : le faux et le vrai.

En réalité, au contraire, les rapprochements dialectiques ne font apparaître qu’un nombre croissant de différences, c’est-à-dire de spécialisations. Une science ne peut que partager les êtres en inertes et vivants, puis les vivants entre animaux et végétaux, les animaux entre unicellulaires et pluricellulaires, ces derniers entre les reptiles, les oiseaux, les mammifères, ceux-ci entre herbivores, carnivores, etc.

Longtemps seulement théorique, une loi se révélait ainsi : du yin, du Même ne peut surgir que la dissociation, l’écart (la chose autrement) dans un mouvement qu’on dit aujourd’hui animus ou dissociation; du yang, de l’autre chose ne peut naître que le rassemblement ou la ressemblance (la même chose), dans un mouvement qu’on dit aujourd’hui anima, faute d’un nom plus approprié.

Or, c’est dire seulement que tout objet est le Même et l’Autre, fait de discontinuités ou d’animus si je le dis continu, yin ou femelle, tendant à une continuité ou l’anima si je le dis yang, discontinu, mâle. Dès Thalès, il y a plus de vingt-cinq siècles, la découverte de l’électra, l’ambre, avait montré qu’en effet, certains corps ne contiennent pas un des pôles sans contenir l’autre. Ou, comme le dit Bolos, quatre siècles après Thalès, que tout objet est doué de sympathie pour certains objets, d’antipathie pour d’autres.

Les Arabes savaient que, si je partage un objet « magnétisé », chaque nouveau morceau de cet objet sera positif à une extrémité, négatif à l’autre. Puis, le XVIe siècle a connu les premières sociétés « scientifiques » qui, recouvrant les découvertes du 3ème siècle avant J.-C., établissaient que les mêmes se repoussent, créant le discontinu, les pôles différents s’attirent, recréant la continuité. Il est curieux qu’alors, doublement démontré par les nouvelles sciences, Bolos ait été aussi oublié.

Méprisée cependant, sa dialectique s’instaure. Elle prolifère en d’innombrables applications. A la fin du 17ème siècle, Newton fait de l’Attraction des contraires une loi de l’univers. Peu après, Leibniz, Boscovitch et d’autres mathématiciens dotent leurs « monades » et leurs « points » des deux forces contraires. L’électricité s’invente, elle est formulée, nombrée, tout au long du 19ème siècle.

A l’inverse, une doctrine du 15ème siècle, « l’opposition aux extrêmes » du cardinal de Cues ou de Cuse, exploite le processus de répulsion, qui aboutira, vers 1900 et depuis lors, à l’opposition de la longueur d’onde et de la fréquence, de la probabilité de position et de la quantité de mouvements, de l’éloignement de la particule depuis le noyau et de son rapprochement (dans la résonance), c’est-à-dire à toute la physique nucléaire.

Sans doute, aux pôles « naïfs » de l’électra se juxtaposent alors un autre positif et un autre négatif, plus comparables aux « primaire » et « antithétique » de Yeats, cependant que les sens, de la gauche vers la droite ou de la droite vers la gauche, donnent naissance aux « spins » électroniques. Ce sont deux facteurs sur les quatre qui définissent la particule, les deux autres étant son positionnement et sa quantité de mouvements (sa charge).

Mais, ici de même, la dialectique indéfiniment partagée reconduit à une loi constante : réduite à cet ensemble, elle s’amenuise sans fin. C’est ainsi que la particule, définie par ses 4 facteurs, se positionne sur une orbite définie (selon la loi, dite « d’exclusion » de Pauli). Mais la loi ne se vérifie que pour les particules de spin ½ (fermions), c’est-à-dire pour une partie des particules possibles ou imaginables.

Les lois de Bolos n’étaient pas seulement ésotériques, comme, pendant quinze siècles on l’a cru : elles étaient une approche certaine de la réalité la plus concrète. A l’inverse, les lois de la physique nucléaire ne sont que prétendument physiques : elles formulent seulement, épisodiquement dans la chronologie universelle et éternelle, les lois ésotériques.

C’est ainsi que le positionnement orbital de la particule subatomique de Pauli ne se vérifie en somme que pour la moitié des particules, celles qui tournent dans le cercle de l’Autre platonicien ou dans le cône antithétique de Yeats. Mais, dans le cercle ou le cône inverse, les particules de spin 1 ou 2 (bosons) n’obéissent pas au même positionnement. Or, ce n’est plus alors la fréquence et la constante de Planck « h » qui mesurent la probabilité de position de la particule (en tant que matière/énergie); c’est la longueur d’onde, la vitesse qui limite celle de la lumière, qui mesurent la quantité de mouvements du « boson ». La constante n’est plus « h », mais « C »; la longueur d’onde, commune mesure des couleurs, inverse la fréquence, commune mesure des sons.

La formule fonctionnelle n’est plus : e (l’énergie) = h.f (fréquence) comme dans le cheminement de l’Ecart, de la jointure à la disjonction, à l’ionisation de l’électron.

Elle joue du rapport de la longueur de l’onde et du temps ou de la fonction de Mandeleieff : 2n2, selon laquelle l’orbite n=1 ne porte pas moins de 2 atomes : 2×1 au carré = 2. Véritable « suffrage » mathématique auquel on comprend que Caillois se réfère sans cesse pour démontrer que la « maintenance » n’est affaire que de « localisation ».

Or, si, au terme du processus fondé sur le principe d’exclusion de Pauli et sur l’équation de Planck, est l’exclusion, en effet, l’ionisation absolue de l’électron dans l’Espace, c’est l’Unité, la nouvelle molécule, d’hydrogène sur la plus petite orbite, qui accomplit le cycle de Mandeleieff. Ici encore la même chose, la similitude des facteurs ne conduit qu’au grand écart : la destruction. Les différences, ruptures, motivations distinctes reconduisent au grand ensemble.

3

Les lois de finalité

Les semblables font l’éloignement, ou les mêmes choses la discontinuité (le yang). Les différences font l’approche, ou les choses autrement la continuité (le yin). Mais l’éloignement, l’approche de quoi?

Il faut bien répondre :

a) on ne s’éloigne que d’un départ.

L’aventure, le détour procède sur une route inconnue. D’une certaine manière, il n’y est que des délais. Je remets chaque jour à demain l’arrivée, le terme du voyage, le jour et le lieu étrangers. L’espoir incertain de la découverte ne va pas sans une certaine crainte, que fonde l’ignorance. On ne mesure pas une distance depuis l’inconnu,

b) on ne se rapproche que d’une arrivée.

Le retour procède sur une route connue. On ne s’y conduit d’un relais à l’autre (les cailloux blancs du Petit Poucet), car les étapes en sont jalonnées de longtemps, depuis le voyage d’aller. Mais on veut toujours hâter le retour, car l’espoir du recouvrement ne va pas sans une certaine crainte : celle de ne pas retrouver les choses en l’état. Ainsi mesure-t-on la distance d’approche sur le terme du voyage de retour.

Telle, cette deuxième loi contredit la première :

Les Mêmes font l’éloignement, qui mène à l’Autre, dans le détour.

Les Altérités font l’approche, qui ramène au Même, dans le retour.

Pour admettre le paradoxe, il ne suffit pas de dédoubler le Même, en même chose et chose même, et l’Autre, en autre chose et chose autrement. Un second dédoublement s’impose : celui des fins.

La découverte n’est pas seulement la fin heureuse qu’espère l’homme du détour (le progressiste). C’est aussi le découvert comptable, le chaînon manquant d’abord, le manque absolu, la casse, qu’il trouve tout au long, puis au terme de sa route.

Le recouvrement n’est pas seulement la récupération qu’espère l’homme du retour. C’est aussi le fait de recouvrir, d’englober, la cache où trop souvent s’abîme l’ésotériste (occultiste), non moins que le cryptozoologue et le jungien.

Mais encore ces nouvelles identifications, du découvert et du dépeuplement, du recouvrement et du peuplement, ne simplifient pas le problème. Elles le compliquent.

On sait qu’en effet, algébriquement, le peuplement retarde le retour, que le dépeuplement autorise.

L’ensemble ABCD ne redeviendra tel qu’après les 3 groupements : BCDA, CDAB, DABC. Mais l’ensemble ABC redeviendra tel après les 2 phases : BCA et CAB.

C’est, entre autres conséquences, pourquoi la notion de progrès, qui nie le retour, exige la production, l’accroissement et la consommation : on s’accroît ou l’on s’enrichit pour ne pas revenir. Mais le dépouillement, l’appauvrissement, le dénuement (« la catastrophe ») fondent la palingénésie, relancent la récurrence, imposent en effet le feed-back.

Si le détour fait la découverte, c’est le recouvrement/peuplement qui fait le détour. Si le retour fait le recouvrement, c’est le découvert/dépeuplement qui fait le retour.

Du paradoxe qu’impose la quadrilogie du Même et de l’Autre à celui qu’impose la quadrilogie des Fins, un joint nous manque – ou un motif, dont l’Inventaire ne rend pas entièrement compte, car, précisément, cela n’est pas de l’ordre des Inscriptions (le même/l’autre) ni des Fins.

Peut-être cela n’est-il pas de l’ordre de l’Objet mais seulement subjectif. Me le fait croire le fait que la loi s’applique seulement, qu’elle est surtout connue, aux temps (bibliques ou brahmaniques) et aux époques (la fin du 13ème siècle, par exemple) où domine ou renaît la religion du JE, la notion de « personne », toute subjectivité.

Plutôt que sur les Fins ou sur les Inscriptions, cette loi – si l’on peut lui garder ce nom – semble jouer des « moyens » : la distance et l’instance. Elle peut se formuler ainsi :

L’éloignement réduit les lieux d’où je m’éloigne, c’est-à-dire qu’il les peuple, ou qu’il peuple le champ de vision que j’en ai : il situe la forêt là où n’était qu’un arbre.

L’approche accroît le lieu dont je m’approche, c’est-à-dire qu’elle le dépeuple ou qu’elle dépeuple la vision que j’en ai : elle situe l’arbre là où se tenait la forêt.

Si, néanmoins, je pouvais imaginer un éloignement de mon point de départ dans le retour (la nostalgie du progressiste confronté à la catastrophe), cet éloignement serait conçu comme un dépeuplement, une casse.

Si je pouvais imaginer une approche de mon point d’arrivée dans le détour (l’utopie du faux-prophète, du mythomane), cette approche serait toujours conçue comme un accroissement, un enrichissement, un gain, nécessairement caché : « les voies du Seigneur sont impénétrables » ou les formules connues de Hegel, puis de Marx : les erreurs de la science, les déviations de l’Histoire, la victoire de la « mauvaise part » sur la bonne sont les meilleurs garants de la science comme progressiste, de l’Histoire comme dialectique, du déterminisme rationnel.

Contre cette double vision se sont élevés Abraham, Moïse, tous les prophètes de la Bible, depuis Elie jusqu’à Daniel, mais aussi le Jésus des Evangiles et tous les prophètes de l’après-chrétienté, des 15èmme et 16ème siècles.

Ce qu’ils disent?

« Seul le Même (l’attachement à soi-même) fait le discontinu, la plus grande distance, l’éloignement. Puis, l’éloignement ne peut que peupler, subjectivement, et le peuplement même interdit le retour, le recouvrement du Même ».

« La chose différente, autrement (l’arrachement à soi-même) fait le continu, la moindre distance, l’approche. L’approche ne peut que dépeupler, subjectivement, et le dépeuplement rapproche le retour, aux lieux déjà connus, que le temps a fait différents, dans l’incomparable découverte qu’est le recouvrement véritable ».

Ainsi n’est-il plus aucun paradoxe, ni en l’étude quadrilogique des Inscriptions ni en celle des Fins. Il y a suffi de l’étude soigneuse des Moyens : l’éloignement, l’approche, le détour et le retour.

Mais on voit qu’ici, tout n’est plus question que de positionnement, de localisation, du mobile ou de l’observation, à une quelconque distance de l’arrivée, dans le retour, ou du départ, dans le détour.

Comment donc se disposent les trois points : le départ, le terme du parcours et le mobile? C’est ce que formule la troisième loi.

4

La loi de localisation

C’est en optique que, tout récemment, a été trouvée – ou réinventée – la troisième loi, qui lie les notions de passage et d’impasse à la réalité d’une localisation.

Une source de lumière étant placée en O et un écran de réception en O’, l’observateur dispose de 3 écrans polarisants pour intercepter le rayon lumineux : le premier constitué de bandes horizontales, A, le deuxième constitué de bandes verticales, C, le troisième constitué de bandes diagonales, B.

Si je dispose les trois polarisateurs comme en (1) ou en (2), le rayon de ne passe pas :

O______A______C. . . . .B        O’      (1)

O______B______A. . . . .C        O’      (2)

Il passe entièrement si je les dispose comme en (3) :

O______A______B______C____O’      (3)

J’écris que cette loi est retrouvée aujourd’hui. Il ne fait pas doute, en effet, que la répartition soigneuse des Tribus aux 4 cardinaux, dans le livre des Nombres et le livre d’Ezéchiel notamment, tend à respecter une telle loi.

Plus : l’obéissance du Peuple Elu, dont dépend étroitement le maintien de l’Alliance entre le Peuple et Dieu (c’est-à-dire le passage de la Lumière, puisqu’il s’agit d’un dieu de Feu), n’est autre qu’une obéissance aveugle aux localisations de Moïse, puis des Juges, puis des Prophètes, localisations spatiales des « ordres de marche » ou de l’emplacement des tribus en Terre Promise, ou localisations temporelles des Jours de la semaine, des Mois et des Années… Ici surtout se vérifie pleinement l’assertion de Caillois, que « la localisation fait la maintenance ».

Dix signes, et notamment l’inversion mathématique, plusieurs livres, et notamment le Livre de l’homme qui a vu, mais surtout la constante alliance de la Vierge, Innina ou Neith ou Nisiba, déesse de la Préservation, du Maintien, avec les divinités du Nombre et de la Localisation Sensée (Anzeti, Nin, Horus), dans l’ancienne Egypte ainsi qu’à Ourouk, Warka, Ur ou Sumer, attestent que cette loi troisième ne dut pas y être moins essentielle que la deuxième, de finalité, dans les traditions brahmaniques ou bibliques, ou la première, de polarité, de Thalès jusqu’à notre époque.

Car le christianisme et le bouddhisme ne sont que d’extrêmes extrapolations des lois qui fondent le Même et l’Autre. Les religions de Justice, de Brahma ou d’Abraham, ne sont que d’extrêmes finalités des lois que fondent le peuplement et le dépeuplement, ou d’Alliance dedans, de Malédiction hors. Les religions antérieures, d’où survivent les Taureaux, de Rudra ou de Mardouk, Apis ou Kamoutef, se fondèrent en effet sur le rapport inconcevable entre les deux Dispositions (localisation et tendance), qui sont aussi les deux Moyens : distances/instances.

En sa forme la plus générale, la loi semble être telle : les Trois étant donnés, A, B, C, le passage exige cet ordre, ou son inverse : C,B,A, c’est-à-dire qu’il exige la localisation de B entre A et C ou C et A. Toute autre succession interdit le passage.

Je peux aller du Père à l’Esprit par le Fils, ou de l’Esprit au Père, par le même canal. Ou de l’Unité au Vide, ou à l’inverse, par la dualité polarisante (de l’Autel à la Caverne ou à l’inverse par l’une ou l’autre des spirales de Yeats). Ou, par le jeu de l’Ecart, du joint à l’exclusion, par le jeu du Suffrage dans le sens inverse : de l’absence purgative à la présence paradisiaque, de la parade/protection au paradis. Etc.

Mais une localisation autre m’est interdite. Comme celle qui prétendrait permettre le passage de l’Unité à la Forme Vide, ou à l’inverse, sans passer par le polarisateur B; le passage du Père à l’Esprit ou de l’Esprit au Père sans passer par le Fils.

Nous avons vu comment la 1ère loi se figure : par le continu et le discontinu, et comment la 2ème : par le contenant et le contenu. Comment figurer la 3ème?

Ce peut être par une Forme Vide, qui exclut tout contenu, séparée de ce contenu même (l’En soi, le Père, l’Unité), si bien que je ne puis passer directement de l’Un à l’Autre, ni de l’Autre à l’Un. Cette Forme, pourtant, comporte une Entrée : l’écart, et une Sortie : le suffrage, dans les acceptions définies.

Jusqu’à ces derniers mois, un mot me manquait pour dénommer cette étrange figure. Un texte me le donne, qui date évidemment de Wronski et de Baudelaire, traducteur de Poe, de 1854. Il s’agit du premier conte fantastique de Verne, dont le Voyage au Centre de la Terre demeure au cœur de la quête du monde perdu (caché) et dont le dernier texte : L’éternel Adam, en 1905, renouera avec l’éternelle récurrence.

Dans ce conte : Maître Zacharius se trouve en clair posé le double problème du Vide (et de l’écart) comme absence et comme récurrence, en même temps que le dilemme théologique de la perte ou du salut de l’âme, par la pitié, l’amour, la prière, le suffrage rédempteur. Le mot est celui qu’on utilise surtout en horlogerie, mais il présente tout son sens – double – en mécanique, en charpenterie, en musique : l’Echappement.

Il s’agit toujours de l’éviction, du rejet d’un rouage (en horlogerie) ou d’une note (en musique) qui relance le mouvement en sens inverse, l’éternisant par ce retour.

On notera même que l’architecture, qui ne connaît pas cette notion de retour, science uniquement statique, nomme « échappement » la distance qui sépare un escalier de la voûte qui la surplombe. Or, c’est bien cet « écart », cet écartement, qui permet que l’escalier soit descendu ou monté dans les deux sens.

Ainsi, quand une tribu ne prenait pas sa place dans l’ordonnancement des structures (ou quand on la rejetait de son rôle, comme la tribu de Benjamin, le Loup/Archer, exclue de la garde de l’Arche), il était nécessaire de l’exclure des tribus, comme on saute la dent du rouage, en horlogerie, pour relancer le mouvement, laisser passer à nouveau.

Dans nos justices encore, le coupable, celui qu’on peut couper de l’ensemble, n’est rejeté du cercle, de cette société-là, que parce qu’il combattait l’échange social, interdisait la libre communication des idées ou des « biens ».

Mais que font le poète, le peintre, quand ils excluent de leur œuvre ce mot, cette couleur? N’en tirent-ils pas, celui-ci ou celui-là, la seule relance – et, par delà, la seule maintenance, survie – possible?

Illustration Pierre-Jean Debenat

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Thermodynamique et information

La fin du 20ème siècle se caractérise, entre autres merveilles, par un rapprochement, cru impossible hier, des quêtes irrationnelles d’une part, rationnelles de l’autre. C’est tantôt le mythologue Roger Caillois qui, gardant son vocabulaire poétique, se déclare séduit et convaincu par les figures orbitales de Mendeleieff. Et tantôt l’éminent chercheur fondamental Henri Laborit qui, conservant son vocabulaire scientifique, en vient à créer une figure (la nouvelle Grille), peu différente des deux spirales de Yeats.

Ce que j’ai nommé le passage (de A vers C par B ou à l’inverse) y porte le nom de « système ouvert », les deux seuils de C en étant l’entrée et la sortie.

Ce que j’ai nommé la voie de l’Ecart est dit par Laborit l’aboutissement de la chaîne thermodynamique, c’est-à-dire l’Entropie à quoi aboutit cette chaîne, avec son relief (« déchets », ici, de l’énergie/matière). De cette voie, Yeats écrivait dans Vision : « Lorsque l’ancien primaire devient le nouvel antithétique, l’ancienne prise de conscience d’une loi morale objective se trouve changée en un instinct subconscient et désordonné », lorsque l’écart/joint devient l’éloignement, le détour et la catastrophe pour finir.

Ce que j’ai nommé la voie du Suffrage est dit par Laborit la sortie de C en information (irrationnelle, archétypale en son départ). De cette voie, Yeats écrivait, il y a soixante-quatre ans : « Lorsque l’ancien antithétique devient le nouveau primaire, le sentiment moral se trouve changé en un système organisé d’expérience qui doit à son tour rechercher une unité, la totalité de l’expérience ». C’est ici le relief dressé, le dressage, qui constitue l’essentiel du phénomène.

Aussi précisément que possible, faisant de la matière/énergie le fondement de la voie rationnelle, thermodynamique, et des croyances de l’époque les substrats de la voie irrationnelle, informatique, Laborit nie que tout irrationnel soit à rejeter, toute rationalité considérée comme bénéfique : si l’utopie, souvent, dénature le premier, l’entropie, à coup sûr, achève la seconde.

Cependant, et d’autres chercheurs, comme Charon, le suivent en cela, Laborit ne pense pas que l’entropie soit le terme « définitif » de la voie thermodynamique. C’est ainsi qu’il charge des organites intracellulaires, les mitochondries, de récupérer les « déchets » ou vestiges de l’ionisation électronique pour les inclure, par utilisation de l’oxygène comme « accepteur d’électrons », dans la chaîne biocatalytique similaire à l’information. Cette « chose » utilise la chaleur même pour établir la récurrence, le feed-back impossible, de l’électron de matière au photon de lumière, de l’énergie usée à la nouvelle forme.

Cette forme, provisoirement vide de toute énergie/matière, est porteuse, en sa structure même, d’une information rédemptrice, néguentropique, comme de l’entrée en C de la forme restante (l’espace) que laisse béante la néantisation de la matière et comme de la sortie de C de la vitesse formelle brute du photon (la vitesse/limite de la lumière). Comme Jules Verne parlant de l’échappement, Laborit emploie le mot : régulateur, pour dire à la fois le vide laissé par l’entropie matérielle (la dent, la note ou le rouage sautés) et la récurrence, la rétroaction, le feed-back qui relance le mouvement à l’inverse, de ABC à CBA.

Dans les deux figures de Laborit et de Yeats, mais plus précisément en la première, il suit que le Régulateur/échappement, ouvert par cette entrée et cette sortie, se présente cependant comme un système fermé, une impasse, si je prétends sauter de C à A ou de A à C sans passer par B, à l’aller ou au retour. Car c’est B seul qui porte l’Ecart, donc l’entropie, le manque dans un sens (thermodynamique, matériel, rationnel), et le Suffrage, la « considération » mythique, le dressage, la récurrence dans l’autre (irrationnel, informatique). Comme le péché mène les catholiques au purgatoire (ou à l’enfer, s’il est mortel, sans repentir, sans déchet pour remonter la pente) et comme quelque croyance les en rachète, quelque élection, suffrage, les en sauve.

A quel point ces croyances ou ces suffrages demeurent hypothétiques, aléatoires, contingentes, nous en prenons quelque conscience en remontant au temps où la notion de Purgatoire s’instaure mais où, encore, bien d’autres topologies formulent lieu régulateur, la forme vide et récurrente : le désert, la forêt sauvage (vaste l’un, gaste l’autre, toujours vides, écartés). Le Quêteur perdu comme le Monde plus tard et bien près, aussi, d’être cassé, affronte nécessairement deux croyances éventuelles, dont il doit élire l’une. Tel, le chevalier Yvain, le Serpent et le Lion, savoir et hiérarchie, sagesse et pouvoir, mais aussi le dieu d’Eau, l’Oint, le nouvel Hermès, et le Christ ressuscité, royal et noble. Et, encore plus précisément, le dieu de Vérité des juifs, IAHVE, et le dieu à venir, le second Christ, le Paraclet de Jean, le fils de Roi ou le Prince que sera l’Esprit. Car, selon qu’il choisit une croyance ou l’autre, le premier animal ou le second, Yvain se sauve ou se perd.

Une cinquantaine d’années plus tard, les Cisterciens offriront le même choix à leur quêteur, Galahad : entre la voie de droite et la voie de gauche, à l’orée de la forêt, il lui faudra choisir.

Qui ne voit que ce choix, cette élection d’Yvain ou de Galahad, puis des suffrages purgatifs, cent ans plus tard, sont du même ordre, mieux : de la même figure, que les cercles de Platon et les sphères de Wronski, les volutes contraires de Saint-Yves et de Guénon (Nûn et Na), les cônes de Yeats, la science de la matière/énergie, serpentiforme, et l’information créative, royale de Laborit?

Mais qui ne voit que tous ces lieux : désert vaste, gaste forêt, purgatoire, antithétique de Yeats, échappement de Jules Verne, régulateur de Laborit sont uniquement des Formes Vides, et comme telles, opposées à la Ville, au Château, à la Présence de l’Etre (ou Dieu ou Lucifer), au primaire, au peuplement presque indiscernable de l’Un, dont aucune de ces légendes, aucune de ces sciences ne parle, sinon comme de l’Entité originelle, cassée (le Boum originel ou l’Age d’Or primitif, l’affect freudien) ou comme de l’Entité à recouvrer, au terme de l’information, cachée encore ( le Christ-Oméga de Teilhard de Chardin, le Paraclet de Jean, la Vérité peut-être accordée aux ultimes mutants des temps à venir)?

Ce purgatoire, ce régulateur, cette Forme Vide est le lieu par excellence, le seul en fin de compte, qu’inventorie un inventaire quelconque, théologique ou scientifique, de Thomas d’Aquin ou de Laborit. Mais comment peut-on recenser une forme vide? Est-ce que le néant s’inventorie?

A peine peut-on dire qu’il s’invente.

6

Une génération inventive

L’ouvrage de Laborit n’est pas unique. Par la date de son écriture (1974), il se situe entre l’article d’Alfred Korzybski : « le rôle du langage dans les processus préceptuels » (publié en 1951, traduit en français en 1966) et le gros livre de Douglas Hofstadter, Gödel Escher Bach, publié en 1977, traduit et publié en français en 1985. Nil’ un ni l’autre ne traitent de « l’information/structure » que Laborit situe entre la voie de l’entropie (thermodynamique) et la voie de la néguentropie informative, mais Korzybski en quelque sorte la suggère et Hofstadter en montre le caractère universel par l’invention de ses multiples applications : mathématique et scientifique d’une part, littéraire, picturale et musicale de l’autre.

Korzybski décrit longuement le niveau où, entre l’indicible et non-verbal subatomique comme entrée et le verbal imaginaire comme sortie, se situent l’apport physico-chimique du ion et la réaction électro-colloïdale (sentiment/pensée). Ce Lieu n’est pas encore nommé (neurone, forme vide, information/structure), mais il est défini comme circulaire et récurrent, ainsi que l’échappement de Verne. Pour ne laisser aucun doute sur la nature de ce niveau/pivot entre l’être/matière/énergie et la croyance/nom/structure, l’auteur achève son étude par une citation de S. Eddington, dont le livre : Space time and gravitation est paru en 1920 : « En ce qui concerne la nature des choses, cette connaissance n’est qu’une coquille vide – une forme de symboles… L’esprit ne retrouve dans la nature que ce que l’esprit y a mis ».

On notera qu’il ne peut l’y avoir mis que par récurrence ou feed-back, comme on ne connaît le cycle à venir qu’une fois le cycle achevé. Cette révélation de S. Eddington recule de trente ans l’invention scientiste de la Forme Vide, de 1950 à 1920. A l’inverse, bien d’autres découvertes prolongent d’autant d’années l’invention de Korzybski… jusqu’à notre époque. Je citerai le spécialiste des « caissons de rêve » et l’éducateur de dauphins, John C. Lilly qui, dans son livre : « Les simulacres de Dieu », ne craint pas d’écrire : « Tout semble se passer comme si, par le jeu infini de la dialectique, le tout de l’intégrale se trouve être toujours ZERO ». En 1982, plus rien de ce mystère n’est obscur, et Lilly peut préciser que le Zéro est figure, forme, mais une forme vide, qu’il nombre N, initiale de néguentropie et de neurone, entre la destruction de tout relief et le relief/renaissance du feed-back, entre l’éclat (ement) et le suffrage régénérateur. Si l’accomplissement de la maintenance, son éclatement, achève la voie de l’entropie causale, c’est l’accomplissement de la complétude, connu d’avance, dans le sens de la finalité non-causale, qui ouvre la voie inverse.

Aucun doute sur la croyance profonde de tous ces découvreurs : elle se fonde sur la 3ème Loi, car le feed-back est absolu : il renvoie ABC (le détour) au retour symétrique, motivant, CBA, mais jamais de ABC à CAB par exemple. Et ils savent tous que, si le peuplement a fait le joint et la disjonction de l’entropie scientiste, c’est le dépeuplement, jusqu’au Zéro, qui fait le retour, selon la 2ème Loi. Etrangement, ils ne semblent pas, ni l’un ni l’autre, avoir gardé mémoire de la 1ère Loi, de polarité. A l’exception de Hofstadter, qui n’omet pas de citer Georges Steiner : « l’hypothétique, l’imaginaire, le conditionnel, la syntaxe de l’antifait et de la contingence sont peut-être les centres producteurs du langage… Il est peu probable que l’homme, tel qu’il est aujourd’hui, aurait survécu (sans eux) et sans le pouvoir sémantique, engendré et tenu à disposition dans les zones superflues du cortex, d’imaginer et d’organiser des possibles qui échappent au cercle de la décomposition et de la mort » (Après Babel, Steiner, Albin Michel, 1978).

Or, comment Steiner nomme-t-il ce lieu de renversement, ce neurone, cette forme vide, cette information-structure? L’altérité. C’est l’Autre qui ouvre, fait le continu de l’antifait et qui, par la marge de l’imaginaire (le cycle en soi), ouvre la voie de la récurrence. C’est l’Autre qui recrée dans le Retour, quand les mêmes pôles n’ont pu que dissocier, distendre, écarteler dans la voie (électromagnétique) de l’entropie.

Ces Trois Lois, qu’il nomme autrement, Hofstadter les retrouve appliquées par le musicien Bach ou ses propres dialogues, le peintre Escher et les figures qu’il réinvente, le mathématicien Gödel et ses propres séries. Et peu importe qu’au vocable : Forme Vide, il préfère « Boucle Etrange », une expression sur laquelle il faudra revenir. L’important est que cette boucle aussi – la bande de Moebius, connue de l’auteur du Timée – peut se refermer ou se reformer en cercle, comme les inventions de S. Eddington, de Korzybski, de Laborit, de Steiner, etc. En ces noms ou figures ou nombres divers, que formulent les vocables : Forme Vide, le Zéro ou le nombre N et dont il ne se peut pas que, dans la période 1920/1950, des poètes, des écrivains n’aient point parlé, puisque la science ne fait jamais qu’expliciter l’Art créateur…

Illustration Pierre-Jean Debenat

(à suivre)



[1][1] Dans la crypte, sous l’autel.
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Le Petit Métaphysicien Illustré (suite)

La Forme Vide

1

L’attrait de l’abîme

Rappelons-nous le problème de base sur lequel se bâtit cette confection d’inventaire, ou le paradoxe, plutôt, qui provisoirement, l’a simplifié transformé en « règle du jeu » sans pour autant le résoudre. Le même accomplissement qui détruit la maintenance parfait la complétude; si bien que nulle plénitude ne pourrait se maintenir, ni même celle d’un dieu.

C’est un paradoxe non moins rigoureux, quoique tout contraire, que pose la Forme Vide au terme de la quête (et en son recommencement). Naturellement, un scientifique ne le posera pas dans les mêmes termes qu’un mythologue; mais, s’ils le vivent l’un et l’autre, il est à parier qu’ils le ressentent semblablement.

Comment un même système peut-il être fermé, interdisant le passage, et ce passage même (comme de la mort au paradis, le purgatoire)?

Dès le début de son livre, Laborit répond : on ne peut transformer un système fermé en système ouvert, une « entité individuelle régulée » en un servomécanisme, qu’en incluant l’entité dans un niveau d’organisation supérieure – ou dans un plus vaste ensemble. Mais il ajoute qu’alors, c’est ce plus grand ensemble qui doit se présenter comme un système fermé.

Tout au long de son livre, La nouvelle grille, il insistera sur la notion qu’en ce passage, de l’entropie rationnelle au Retour irrationnel il ne peut y avoir de « hiérarchie de valeur » comme du pire au mieux ou comme du faux au vrai, mais seulement cette « hiérarchie de fonction » que tous les systèmes vivants permettent d’observer.

Point davantage n’y a-t-il de niveaux de valeur dans l’Echappement de l’horloger ou du musicien entre la « syncope » de la dent du rouage ou de la note sautée et la récurrence, le feed-back qui, nécessairement s’ensuit.

Mais il faut avouer que, jusqu’aux dernières années, tous ceux qui ont tenté de s’attaquer au problème (y compris Yeats ou Breton) n’ont pas su s’arracher à la notion de valeur, et que du reste Laborit lui-même n’y parvient pas, puisqu’on le voit préférer une trilogie à l’autre : l’hermétique « conscience, connaissance, créativité » à la républicaine et aérienne : « liberté, égalité, fraternité ».

Lorsque se rencontrent – et c’est seulement de puis l’entre deux guerres – des hommes entièrement livrés au vertige de la Forme Vide, inventorieurs  du néant, il apparait assez que, d’abord, c’est ce refus de la valeur qui les rejette non de tel ensemble social mais de tous les ensembles à la fois : la société qu’on dira « bonne », mais aussi bien la « mauvaise » (des gens du peuple) ou simplement de la « bonne santé », sinon de la plus primitive.

Rimbaud – de nouveau lui! – avait, le premier, montré l’exemple, en fuyant vers le double néant du négoce le plus banal, « le plus nul », et des déserts éthiopiens. En assumant le néant parfait, le plus rigoureux, de l’esprit. Mais, en effet, trop parfait, ce vide ne laisse pas de trace, sinon, au retour de l’infirme, les délires de l’agonie.

Cinquante ans plus tard, d’autres téméraires joueront le même jeu, dont les œuvres, fragmentairement, nous restent, pour nous dire l’inconcevable attraction de l’abîme, son paradoxal inventaire.

Le refus des valeurs sociales : la matrice

Vers le temps où Mme Yeats cessait de recevoir des Visiteurs les messages qui permettraient à son mari de dessiner ses figures, un autre anglais, le colonel Lawrence, héros de la libération du peuple arabe, renonçait à son titre, à sa légende et à son œuvre, ces « Sept Piliers de la Sagesse » dont il avait rêvé de faire l’un des grands livres de l’humanité.

Outre des lettres et une traduction d’Homère, il n’écrira plus rien jusqu’à sa mort, treize ans plus tard, sinon le petit livre de La Matrice, qui conte une tout autre aventure. Car, sous le nom de Smith, Lawrence, comme Rimbaud, a recommencé sa vie, non pas dans les sables de l’Abyssinie mais au plus profond de la vulgarité, de la bêtise épaisse, de l’autorité servile. Il a choisi le sort du soldat de deuxième classe dans l’armée britannique.

Je dis : comme Rimbaud. Il abandonne bien davantage. Le poète français est inconnu, il ne peut se faire héberger par l’un de ses amis parisiens, démuni de fonctions comme d’honneurs. Il ne fait que préférer à un vagabondage dans les villes d’Europe un vagabondage africain. En même temps que son nom, Lawrence quitte famille, argent, faveurs, gloire – des armes et de l’écriture, toutes les raisons sociales qu’un homme, en 1923, peut se trouver d’exister.

Puis, Rimbaud n’a choisi que la solitude, et ce dut être, à tort ou à raison, par exigence de liberté. Ne dépendant de personne, il assume un destin que nul ne lui envie. Le soldat Smith choisit la foule d’une caserne et la pire contrainte, l’obéissance aveugle aux ordres d’un butor. Loin de fuir la société hors de la société, il la fuit en y pénétrant au plus profond, au cœur, jusqu’au point où, privé de tous ses privilèges, l’état d’être social révèle son horreur, dans la conscience de l’être, son abjection sinon.

Cette évasion par l’intérieur caractérise toutes les quêtes qui, de Lawrence jusqu’à Beckett, inventorient le système fermé, l’information/structure, la Forme – Vide, effectivement, de tout contenu, mais non isolée d’éventuels contenants.

Le refus des valeurs traditionnelles : le Grand Jeu

Lawrence dénude la société de ses valeurs prétendues, mais il respecte la raison. On peut dire que c’est elle, et ses bons assesseurs, la rigueur et l’humour, qui sauvent Smith du désespoir. Quand il quittera l’armée, deux mois avant sa mort, il sera toujours soldat, ayant dix fois refusé tout autre condition, mais il écrira de nouveau, il possédera sa petite maison, patiemment reconstruite et ornée, il sera l’ami des plus grands écrivains de son époque et de sa race : Thomas Hardy, Bernard Shaw et, bien sûr, Yeats. Il aura même conquis ses libertés sexuelles, d’homosexuel et de masochiste selon sa légende. Cela se passait à la veille de la dernière guerre, alors que mouraient aussi les initiateurs du Grand Jeu : une revue littéraire dont le numéro 4 n’avait jamais paru, mais aussi un mouvement métaphysique dont l’importance, de jour en jour plus évidente, passe celle du dadaïsme et du surréalisme (si l’on retranche de celui-ci ses exclus : Vaché, Crevel, Artaud…).

Sous le nom de « simplisme », le Grand Jeu avait débuté dès les années 1923/1924, à Rouen, par la rencontre de deux étudiants d’une quinzaine d’années. Il éclatera huit ans plus tard, par un dépassement interne de toutes les prétentions socialisantes, philosophiques, littéraires, comme l’un de ses fondateurs, Roger Gilbert-Lecomte, l’avait prévu : « Au sauvage dont la conscience est indistinctement éparse dans la nature s’oppose l’individu proclamant « Je suis Moi » et se repliant sur soi-même, pour que, réellement incarné dans sa personnalité, connaissant ses limites et se niant comme tel, puisse naître « l’homme à trois yeux » qui, dépassant l’individu, sera en vérité la Conscience cosmique » (Grand Jeu, N°3).

Des deux fondateurs du mouvement, René Daumal et Gilbert-Lecomte, ni le génie littéraire ni la science ésotérique ne distinguent l’un plutôt que l’autre, bien que le premier soit le plus connu, par ses poèmes et son récit inachevé : Le mont Analogue, qui raconte la quête d’un certain nombre de voyageurs-symboles.

C’est au reste cet aspect littéraire de son œuvre qui a pu rapprocher Daumal, d’abord, du Surréalisme de Breton; c’est son aspect ésotérique qui, à partir de 1932 le rapprochera des sectes initiatiques, et fera de lui, finalement, un disciple de Gurdjieff.

Le chemin de Gilbert-Lecomte est autre, qui n’a jamais quitté la ligne de faîte, le pourtour de la révolution intérieure, permanente, en laquelle il voit le seul remède possible à l’abîmation de l’homme occidental ».

Essentiellement seul, malgré l’amitié qui le lie à Daumal, il caractérise cette maladie de l’homme occidental par un « certain quant-à-soi qui n’est autre, à mieux y regarder, qu’une complaisance certaine à soi-même » (Lettre à Jean Puyaubert, in Correspondance).

« Il faut changer le sens de toute notre activité, prendre une attitude tellement nouvelle qu’elle bouleverse notre nature de fond en comble » écrit-il dans La force des Renoncements. L’Avant-Propos du numéro 1 de la revue a déjà dénommé ce bouleversement : « la nécessité de faire le vide en soi ».

Illustration Pierre-Jean Debenat

Les 4 numéros de la revue « Le Grand Jeu » ont été publiés en un volume aux Editions Jean-Michel Place (1977

Dans la dizaine d’années qui sépare ce numéro 1 de sa propre mort solitaire, Gilbert-Lecomte n’aura que tendu à cet abîme : par les disciplines intellectuelles de « l’inattention », du « désintérêt », de la « destruction », puis les terribles concrétudes que seront la misère absolue, la drogue et ses délires, la maladie.

Reste la question : quel est ce vide d’où surgirait le renouveau, la merveilleuse récurrence? Lecomte ne le cherche ni dans les sables d’Ethiopie ni dans la souveraine tyrannie d’une discipline militaire. Mais c’est le temps où, encore méconnu, le docteur Jung travaille à révéler une nouvelle approche de la divinité : l’archétype non-causal. De cette autre recherche, celle de Gilbert-Lecomte n’est pas très éloignée :

« Il est un univers onirique réel et commun à toutes les consciences. Il possède ses lois propres et ses drames éternels. Ce qui rêve quand on dort se meut dans ce domaine inconnu comme le corps fait dans l’espace quand on veille » (L’horrible révélation… La Seule? G.J.I.).

Les mots-clés de l’apôtre du Vide demeurent, d’un bout à l’autre, « révélation », « révolution ». Il faut les prendre pour similaires.

La Révolution est ici celle des planètes et des astres : le cycle complet qui précisément définit, limite la structure fermée de Laborit. Englobante (du Vide, du Zéro), cette Forme est également recouvrante, révélante : elle revoile les fausses logiques de l’homme occidental par le manteau, le voile, de l’opaque réalité.

La Révolution nécessaire, a dit Lawrence, n’est pas le refus de la Tyrannie, de l’Oppression, c’est l’écrasement de l’individu. Elle n’est pas, dit Gilbert-Lecomte, le faux éclaircissement scientiste, qui ne révèle rien de la nature des choses, c’est au contraire l’opacité du rêve qui nous cache les dieux; plus loin : l’opacité de la mort.

Qui dit mieux?

Le refus des valeurs morales : les cahiers de Rodez

La chaîne est ininterrompue, toujours. On l’a montré pour les Machines célibataires, de Poe à Baudelaire, Carroll, Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam, Jarry, Duchamp, Roussel, Leiris (qui se connaissent)[1][1]. On l’a vérifié pour les grandes Figures ésotériques, de Wronski à Yeats par Sain-Yves d’Alveydre (le lien/Lytton). Toute acausale ici, la chaîne se reconstitue. Le supplice de Gilbert-Lecomte, de 1932 à sa mort, prend la suite de l’abîmation de Lawrence/Smith (1923/1932), puisque les quatre dernières années du martyr de l’absolu le verront apaisé et presque « sauvé ». Quand meurt Roger Gilbert-Lecomte, un autre martyr prend sa succession : Antonin Artaud, comédien et poète.

A tort opposerait-on cette distinction apparemment majeure : Rimbaud d’abord, l’ancêtre, puis Lawrence et Gilbert-Lecomte choisissent librement leur destin : nul ne les contraint à fuir dans un exil sans motif, un engagement ridicule, l’esclavage de la drogue. Mais Artaud n’a pas le choix : on le jette à l’asile où il restera dix ans. Ce serait oublier que, dès son premier texte publié, ses Lettres à Jacques Rivière, il revendique le droit à « sa » maladie, faisant même de ce mal plutôt que d’un quelconque talent la marque de son « élection » parmi les hommes.

Artaud s’est voulu malade (pendant une dizaine d’années, comme de 26 à 36 ans); il l’a été, pendant encore dix ans, comme de 1937 à 1946. Qu’a-t-il fait de cette Forme Vide, souhaitée, puis totalement vécue? Une œuvre à ce point particulière que le médecin d’Artaud pourra l’ignorer, jusqu’à se plaindre de l’oisiveté de son malade, « prétendument poète, mais qui ne travaille jamais ».

De son reniement de la religion chrétienne, aux Pâques 1945, à sa sortie de l’asile, un an plus tard, ce grand paresseux aura rempli de notes, de confessions, d’aphorismes et de poèmes en prose 106 cahiers de cent pages, 10 600 pages de cahiers, et dessiné une vingtaine de figures, les « Grands Dessins », qui, tous, sont des approches archétypales de l’Inventaire.

En même temps ou dans le même espace que la description la plus précise, ligne à ligne, trait par trait, de la Forme Vide…

Ce n’est pas que le Fou ne se réfère pas aux nombres et aux vocables. Après tout, il écrit et nombre. Ainsi que Rimbaud sur les Voyelles et les Couleurs, ainsi que Lawrence, l’ancien archéologue d’Ur, ainsi que Daumal et Gilbert-Lecomte, et ainsi que tous les auteurs célibataires, Jarry ou Roussel, il se fonde sur les Evènements de l’Histoire, il connaît l’ère précessionnelle de 2160 ans (seul Yeats lui donnera deux fois 1050 ans), dont il date l’invention d’Hipparque (128 avant J.C.). Il en identifie les phases à celles de tous les cycles (mensuels, annuels) d’une part, aux phases de la vie humaine de l’autre. Mais aussi aux œuvres maîtresses du dernier siècle, aux couleurs, aux parfums, aux goûts, aux parties d’un tramway et à ses dessins les plus réussis.

Lawrence avait synthétisé toutes les structures dans les Sept Piliers, et Lecomte, après Daumal, dans les sept – dix – Voyageurs. Artaud invente, s’invente, six Filles (lui, septième) : Yvonne, Caterine, Naneka, Anie, Cécile, Ana, identifiées tantôt à six – ou douze – de ses dessins, tantôt à des fleurs, des parfums, des œuvres surréelles (de Rimbaud, de Mallarmé, de Jarry, etc.), tantôt à n’importe quoi, qui lui est « passé par la tête ». Mais ses Filles sont nées de lui, le dieu/Artaud, de son « caca », de son sperme, de son « cu » (sans l). Car ce n’est pas l’esprit d’Artaud qui est Dieu, recréateur de son monde, de son univers propre, c’est son corps le plus matériel, en ses fonctions – ou sa fonction – la plus primaire : ce qui « sort » de la Forme Vide en archétypes, structures, filles, datations (de la seule vie d’Artaud) après y être entré sous forme de reliefs, de vestiges, de substances à rejeter, à vomir ou chier.

Illustration Pierre-Jean Debenat

La violence, la primarité, la barbarie même des vocables préférés ici (cu, caca) chez l’un des écrivains les parfaits, précis, esthètes du 20ème siècle, et le dérisoire simplification des nombres : les SIX filles, chez l’un des historiens/mathématiciens les plus surprenants du siècle (Abélard, Héliogabale) démontrent à l’évidence que l’univers d’Artaud est figuré, que son monde est le Figure Seule, la Forme Vide de tout contenu.

Au reste, quand il décrit comment il compose sa Forme Vide (et il ne fait rien d’autre que décrire cette œuvre se faisant), que dit-il, sinon la lente avance d’un esprit fou dans un monde complètement  étranger à la Valeur? Un exemple : il y en a mille.

« Les choses sont sens dessus dessous, commencement ni fin, passé ou avenir » (il a tenté de dire qu’elles n’ont ni avant ni après et, plusieurs fois, rayé ces mots).

« On devient, on apprend ce qu’on savait, et l’on apprend toujours. Oui, papa, c’est ainsi que sont les choses, m’a dit ma fille Caterine ».

Si Artaud quitte la forme vide, de ses dessins ou du seul texte descriptif, il déraille, il se dénature, il retombe fou. Ce n’est pas assez dire, comme dans le cas de Lawrence, que « dès qu’il valorise il ment », ni, comme dans le cas de Lecomte, que, « dès qu’il se justifie il cesse d’être ». Dès qu’Artaud pense qu’il sait, il ne sait plus; dès qu’il se croit assez raisonnable pour qu’on le sorte de l’asile, il prouve qu’il est malade (le fou ne dit jamais qu’il est fou); s’il cesse de dessiner et de décrire ses dessins, il dit n’importe quoi. Ce qui sauve Artaud? Ses Filles. Car il peut les nommer, les décrire, les associer à d’autres archétypies, à d’autres chronotypies, mais elles demeurent vides de sens, indéfendables, injustifiables, immorales (nées du caca et du sperme) et totalement irrationnelles. A ce prix, elles sont créatrices et, par elles, Moi-Artaud, leur créateur.

La Forme Vide est absolue ici, pourra-t-on croire. La Figure Seule est atteinte, par des aphorismes tels que : « la sublimation ne se fait pas dans le cu conçu comme le fond de l’être mais par le travail de l’être sans fond ni cu insondable et dont le cu n’est qu’un passage milieu sans milieu mais toujours par le travers » (sans doute en février 1946). « Cu » est ici pour « cul » mais également pour « cru », le producteur de la seule production concrète de l’homme : la merde, mais aussi l’effet de la croyance, dont le double sens était contenu dans le Ka créateur des anciens Egyptiens, entre le Ba de la vertu et l’Akh de la Vérité.

Si le passage d’un système fermé aux autres, d’une « information/structure » aux ouvertures de la structure à l’information, fut la Hiérarchie/discipline pour Lawrence, nombrable et nommable cependant, le Verbe interne, irrationnel, rêvé, archétypal pour Gilbert-Lecomte, encore nommable, on voit qu’il n’est plus pour Artaud que le caca et le cu, l’indémontrable et inchiffrable Ka (les innombrables pouvoirs répartis dans les Kérubim, les Chérubins, les Djinns, de l’antique Sumer, de l’angéologie chrétienne, de l’Islam) : non plus même les 12 – tribus, apôtres, ou imâms – mais les 6 d’Artaud, tellement plus simplifiés!

Artaud meurt en 1948, deux ans après sa sortie de l’asile. Qu’est-ce qui commence alors, afin que la chaîne ne soit pas brisée, tentant d’aller plus loin, d’une manière plus décisive, dans la décision de la Forme Vide et Récurante, le Cycle et le Feed-back, comme dira Alfred Korzybski en 1950, l’année de sa mort (« le rôle du langage dans les processus préceptuels »), toujours l’Echappement de Jules Verne?

L’écriture des Textes pour rien, de Samuel Beckett.

Illustration Pierre-Jean Debenat



[1][1] Les précis ridicules, Jean-Charles Pichon, éditions Cohérence

La mort et l’homme

Le dernier grand dessin d’Artaud porte ce titre, il date sans doute d’avril 1946 (le poète sera libéré en mai, c’est-à-dire que le cycle de la quête délirante est achevé), et l’on n’en trouve pas moins de trois descriptions différentes, dans les cahiers 92, 93 et 96. Le commentaire le plus complet, qui réunit tous les autres, dit : « Ce dessin est une sensation qui a passé en moi comme on dit dans certaines légendes que la mort passe.

Et que j’ai voulu saisir au vol et dessiner absolument nue.

Le mouvement de la mort réduit à ses os essentiels

sans plus.

Un homme qui tombait dans le vide et en tombant a volé à un autre homme les boîtes de souffle de ses poumons.

Quelque chose comme un tic tac d’horlogerie réduit à son insecte simple, hors l’ample horloge qui serait tombée où?

Et cet insecte c’est la mort dont l’homme est tombé comme une règle droite,

comme la règle vertébrale d’une droite perdue aussi par un mort qui passait.

Veine, une seule veine et pas deux,

et autour de la veine la page blanche,

veine extirpée d’une conscience,

trame d’un seul battement de cil… »

Artaud dira aussi que ce dessin se situe « à ce point de l’espace du temps où un souffle de derrière le cœur tient l’existence et la suspend », qu’il faut le regarder deux fois, dont une de très près, pour y trouver « cette sensation comme d’un décollement virtuel d’un décollement de la rétine que j’ai eue en détachant le squelette d’en haut, de la page, comme une mise en place pour un œil ». Et ces notations rappellent par plus d’un trait Le scarabée d’or, de Poe, que Carrouges considère comme la première des Machines Célibataires (le fil tendu par l’œil du mort qui doit permettre la découverte du trésor).

Mais, pour le reste, tout le texte semble décrire ces autres Textes pour rien que Beckett doit écrire à la même époque (il les dira terminés en 1950) et qui sont le dernier ouvrage non théâtral de l’Irlandais.

En ces 13 textes, celui qui parle – ou celle? – a tenté l’épreuve du souvenir d’abord. Ce fut, pour Lawrence, Gilbert-Lecomte, Artaud, le vestige, le relief des grandes œuvres du Passé. Mais, ici, l’Histoire s’abolit, et toutes les histoires et légendes, tandis que l’homme tombe dans la mort, de plus en plus bas.

Non. Le lieu, s’il est un lieu dans le temps, serait plutôt un vide, une anfractuosité au sommet d’une montagne, où l’homme a donc dû monter. C’est dans un cercle surélevé que le maudit se tourne et se retourne sans cesse, cherchant l’issue,

« Si je disais, là il y a une issue, quelque part il y a une issue, le reste viendrait. Qu’est-ce que j’attends donc, pour le dire, de le croire? Et que signifie, le reste? »

avant de comprendre – d’admettre –  que cette Forme Vide est seuil, entrée/sortie, la fin/début du cycle, là où la dent du rouage sera sautée, pour que le tic tac d’Artaud devienne tac tic…

Nous le découvrirons un jour, le fondement de tant de paroles, le relief/vestige ou souvenir – ce que le corps fut en sa vie (clochard place de la Bastille ou bien au Père-Lachaise) – il est aussi relief/rebord. Cette parade/parage est aussi ensemble des parures. Mais la Figure Seule ignore les mots et leurs jeux. Elle ignore même la Voix qui continue de vibrer en elle, le questionneur du vide, l’être-parole, pour lequel même le Vide se doit d’être jugé, « aux audiences de je ne sais quelle cause », dit Beckett.

Car l’important n’est pas le nom – les noms – des parties en cause, plus que la nature de la mémoire oubliée, plus que la définition de l’issue vainement recherchée. Mais peut-être est-il en cette trilogie : le souvenir sans signe, le seuil impossible, l’étrange dialectique d’un procès dont on ignore les raisons, qui rejoint, encore une fois, la dialectique éternelle de l’Akh (le signe ou le vrai, l’En-soi) et du Ba (appareillant, dialecticien comme le bien ou la vertu, en même temps que procédurier).

Non seulement le Signe (sa mémoire ou son oubli), le Seuil (l’entrée/la sortie), l’Appareil du procès n’ont pas à être mieux définis, mais ils sont eux-mêmes les seules définitions dont ait besoin l’inventaire, comme une Figure ne se définit que par sa formulation, ses limites et la dialectique la plus courte : un sens vectoriel ou l’autre, ou la longueur et la largeur, ou le dedans et le dehors, etc.

Il n’est pas besoin d’être grand clerc en ésotérisme pour reconnaître dans ces 3 de Beckett les 3 non-platoniciens de Gilbert-Lecomte et de René Daumal, mais également les 3 Aspects de tout objet : le nombre, la figure et le vocable (quoique d’une manière toute différente), puisque la Dialectique de Beckett n’est pas celle d’Artaud (Dieu et le diable) ou de Lecomte ou de Lawrence ou de Rimbaud.

Il est, dit Beckett sans cesse, il n’est pas; il pleut, il ne pleut pas, la voix se tait, elle ne se tait pas… Ainsi, la Dialectique – différente en chaque F.V. – est toujours cette dialectique même : entre les valeurs de la Société (données pour véritables, morales ou efficaces) et les valeurs de l’individu dénudé, du Moi de Lecomte, du Moi-Dieu d’Artaud, de l’aveugle-manchot-cul-de-jatte-sourd-paralysé de Samuel Beckett.

Non moins différentes, les issues (entrée/sortie) ont pu se nommer Discipline chez le soldat Smith, Drogue chez Lecomte, Folie chez Artaud. Elles sont, chez Beckett, l’extrême clochardise électronique pour l’entropie matérielle, l’Entrée dans la Forme Vide (banlieue, délivre, parage) et le théâtre le plus sophistiqué pour Sortie de la F.V., le début de toute récurrence (parures et ensemble des parures : parade).

Illustration Pierre-Jean Debenat

Le fait est qu’après les Textes pour rien, Beckett n’écrira plus que pour le théâtre, et que ses pièces : En attendant Godot, Fin de partie, Oh! Les beaux jours, etc., ne tendront jamais qu’à un vide mieux cerné, hanté par des clochards de plus en plus ioniques ou entropiques : Malone, Molloy toujours, les mendiants en chapeau melon et gants troués du Père-Lachaise ou de la place de la Bastille, dans les derniers Textes pour rien.

Mort éternelle et/ou parfaite? Il faut choisir. Ou bien ne le faut-il pas?

Cela non plus n’est pas nouveau. Ce même besoin d’une complétude maintenue, d’une perfection qui dure est ce qui jette Rimbaud mais aussi Lawrence, Artaud non moins que Lecomte aux abîmes de la F.V. Avoir été pour quelque chose, disent-ils tous. Ne pas avoir été pour Rien. Mais ce Rien, disait déjà l’étrange philosophe médiéval, que serait-il sinon ce qui n’est pas, l’inexistence? Comment parlerais-je de l’inexistence? Comment la craindre? demande aussi Montaigne. Quand elle sera là, je n’y serai plus.

La Forme Vide est autre chose : une absence, un rien qui existe, information/structure de Laborit, neurone du neurobiologiste, caisson psychanalytique du montreur de dauphins. D’où la nécessité du rebord, du relief, d’une entrée/sortie en bordure, ou de cent sorties/entrées, comme autant de pendeloques au bord d’un lustre…

2

Brimborions et Pendeloques

Pour admirables qu’elles soient, ces œuvres déconcertent, elles peuvent décevoir, et ce n’est pas à cause de leur puissant tragique, de leur quête insensée. Il s’agirait plutôt de la naïveté que Gilbert-Lecomte avoue, dont il se targue : « Le Grand Jeu prétend susciter dans la philosophie une révolution analogue à celle, cosmographique de Copernic, et lancer la conscience sur l’immense trajectoire de l’Acte conscient à travers les modes innombrables de la pensée. » (Œuvres complètes, tome I, p; 152).

Ces » modes de la pensée » sont tout, sauf innombrables : telle est la naïveté. Sans quoi comment se pourrait-il qu’ils se retrouvent plus qu’analogues, presque semblables, dans des machines ou des figures aussi diverses? Exactement : autour de Formes Vides aussi dépareillées – un peu comme des pendeloques autour d’un lustre…

Du fond de ses drogues et de ses états sur-conscients Gilbert-Lecomte lui-même les recense, les inventorie sans fin, comme Lawrence/Smith du fond de sa matrice. Elles sont, ces loques qui pendent, aussi bien les clochards du théâtre de Beckett que les Filles d’Artaud. Mais elles sont non moins les peintures d’Escher, les fugues de Bach, les séries de Gödel, en leurs « motifs » rigoureusement répétés. Sans quoi comment Hofstadter eût-il écrit son livre, fait de ces seules ressemblances?

Il s’agit tellement bien, ici et là, des mêmes choses, nommées, nombrées ou figurées diversement, que le poète rattache ses Filles, tout au long de ses cahiers, aux poèmes ou aux fleurs, aux couleurs ou à ses dessins, aux pièces d’un tramway, aux évènements de l’Histoire, sans plus de gêne que Saint-Yves d’Alveydre ou Yeats les signes zodiacaux ou les évènements de l’Histoire, les notes ou les couleurs, etc., aux structures qu’ils se sont choisies.

Ce n’est pas une particularité de notre époque. Aux Spécialités de Balzac, conquis par Wronski,, ou aux démons du Saint Antoine de Flaubert, aux Traditions de Blake et de Renan, aux pendeloques de notre F.V. répondent les analogies de la Cène de Cyprien ou de Virgile de Toulouse, il y a quinze siècles, les Idées de Platon, les Eléments de la Vision d’Ezéchiel, les Nombres des arches des Noë de la Bible et de « L’homme qui a vu », il y a trois mille et quatre mille ans. Correspondent, nous y viendrons, les Symboles de l’Apocalypse du pseudo-Jean.

Nous y viendrons aussi : ces pendeloques peuvent être décomptées 64 = 43, ou 12 : 4×3, ou 4+3=7, etc. En aucun cas elles ne se présentent comme innombrables, et surtout pas en ces F.V. qui font l’objet de tout inventaire, entrées/sorties de l’inane information/structure. Mais, pour l’instant, il est question de comprendre comment – ou d’admettre que – des brimborions de si peu de valeur (12 du zodiaque ou 64 du Yi King) à la fois posent et résolvent en quelque sorte à la fois le problème rationnel de Korzybski, de Laborit, de Lilly, de Hofstadter : le système fermé ne livre passage qu’au niveau supérieur d’information/structure (lui-même un univers fermé), et le problème théosophique de l’ésotérisme universel : il n’est de passage dans le monde des Idées, des Catégories, des Archétypes, qui ne se présente comme un SAUT, de ce nombre naturel à cet autre, ou de cette orbite à cette autre, ou de ce système à cet autre; c’est-à-dire, dans les deux cas, d’une Forme Vide à l’autre.

Quel que soit le nom donné à un tel « saut », on voit bien qu’il ne peut se tenter qu’à partir d’une entrée/sortie rationnelle ou d’une fanfreluche[1][1] mythologique, si bien que la première est comme la seconde, ou que la seconde définit suffisamment la première. Mais il reste que, si Artaud cesse de croire à ses Filles ou Lawrence à ses Piliers, Laborit à ses 3 cerveaux et à ses 4 comportements, Daumal à ses Voyageurs ou Yeats à ses Facultés, Korzybski à ses 4 niveaux, ou Hofstadter à ses 3 aspects de l’objet, etc., ils s’abolissent dans l’instant, dévorés par la Forme Vide.

Car, sans le suffrage, le Purgatoire devient éternel : il ne se distingue plus de l’enfer. Sans l’information mythique, l’ion n’est plus que le dernier état de la matière, le neurone ne fonctionne plus. La pendeloque, ici, est l’escalier même qui permet de franchir l’intervalle – l’espace – qui sépare les niveaux l’un de l’autre. Escalier/saut, relief/Relief, que formule le terme : Echappement. En son absence, comme dans le cas où la voûte s’effondre, comblant l’intervalle, le révolté, le fou, le désespéré n’a plus qu’à se laisser mourir, ce qui est le sort de tous les hommes, et à se laisser mourir pour RIEN, ce qui est le sort des damnés.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Dans les Textes pour Rien, le clochard de la place de la Bastille bouge encore, ses jambes, ses bras, la main, quand il mendie. Mais, dans le grand trou, la mort, quelque autre ne mendierait-il pas? Un souvenir, une issue, une procédure? Ou Lawrence, les jeunes du Grand Jeu (et tous les jeunes révoltés qui suivent), Artaud et tous les fous de 1986, chacun en abîme choisi?

De dos ou de face, de ce profil droit, de ce profil gauche, se représentant distinct, passé, à venir, ailleurs, comme le malheureux insomniaque se tourne et se retourne dans le lit… Je le répéterai en vain après Job, Empédocle ou le musulman Rumi : j’ai été cet enfant, cet adolescent, cet adultère, une Pierre, un Oiseau, un Serpent, un Arbre. Recommençant à nouveau, comme chaque jour, l’inventaire.

Au-delà des fanfreluches, des brimborions, des pendeloques, recherchant la permanence (maintenance et complétude) des Lois…


[1][1] Lorsque j’écris le mot, il ne présente pour moi aucun sens particulier. Je n’ai pas encore lu les pertinentes analyses que Alfred Glauser et Claude Gaignebet font des Fanfreluches antidotées de Rabelais, le plus prodigieux inventorieur du 16ème siècle.

3

La première application :

le Même et l’Autre

La 1ère Loi s’applique ainsi, en son paradoxe double : à chaque niveau du lustre, les pendeloques sont différentes, elles sont les mêmes; d’un niveau du lustre à l’autre, elles sont les mêmes, elles sont différentes, et les niveaux les mêmes, différemment, différents de la même manière.

Examinons.

a) si elles sont les mêmes, elles font la distinction, la discontinuité, la différence; il n’est pas de chose même qui ne se modifie;

b) si elles sont différentes, contraires ou opposées, elles font la continuité, l’alliance, l’analogie. Les altérités se reconnaissent comme de mêmes choses.

Nous avons dit, succinctement, que toutes les pendeloques se ressemblent, au cœur même de leurs différences : Piliers et Voyageurs, Filles et Clochards. Nous ne l’avons pas démontré.

Or, pour ne prendre que les F.V. qui se formulent de Mme Yeats à Beckett, ou de 1923 à 1950, et le précurseur, Rimbaud en Ethiopie, nous voyons que toutes les F.V.

a) jouent de l’ouest vers l’est, et plus spécialement de l’Irlande vers l’Ailleurs, ou à l’inverse, l’Ailleurs étant ici, symboliquement ou concrètement, l’Islam,

b) jouent de la Volonté (d’absolu) vers le Masque, dans la terminologie de Yeats, ou du Masque vers la Volonté d’absolu. Tandis que, bien sûr, parallèlement et simultanément, l’Esprit créateur fait l’Œuvre  … jusqu’où le permet le Corps du destin.

Il est aisé de le vérifier.

Artaud est venu du théâtre, non seulement comme comédien mais comme théoricien de la scène (L’homme et son double, le « théâtre de la cruauté »); Beckett y va, si droitement que Textes pour Rien est son dernier texte non théâtral. Or, dès le début de sa Vision, Yeats a précisé l’origine de sa terminologie si particulière : la commedia dell’arte. « Le metteur en scène ou Daïmon propose à son acteur un scénario traditionnel, le Corps du destin, et un Masque ou rôle aussi différent que possible de son Ego naturel ou Volonté, il lui laisse le soin d’improviser par l’entremise de son Esprit créateur le dialogue et les détails de l’intrigue ».

L’Esprit créateur, ainsi, s’oppose au Corps du destin, qu’il complète cependant, comme le particulier complète le général; le Masque recouvre la Volonté, en même temps qu’il la contredit, comme l’artifice le naturel.

Mais l’ensemble des Cahiers de Rodez n’est que l’histoire de ce combat entre l’E.C. et le C.D., et de la victoire du premier sur le second, ou du Poète sur le Fou. Quant aux Textes pour Rien et à tout le théâtre ultérieur de Beckett, ils seront essentiellement l’histoire de l’implication du naturel dans l’artifice et l’inverse, en sorte que l’un ne peut être sauvé que par l’autre.

Les exemples donnés par Yeats pour illustrer les 28 phases de sa machine n’en laissent d’ailleurs jamais douter : ésotéristes ou créateurs, de Dante à Nietzsche, de Swedenborg à Gabriele d’Annunzio, par les grands romantiques anglais, allemands ou russes, ces pendeloques sont des marionnettes, les inventeurs de la Comédie (divine, humaine) sinon de grands comédiens eux-mêmes, à diverses distances des Quatre Facultés, selon que l’une ou l’autre domine.

Si, néanmoins, je choisis cette communauté : le Théâtre, entre nos Formes Vides, qui ne voit pas qu’elle m’échappera tout aussitôt? Elle serait à l’origine des Cônes de Yeats, au terme des Textes pour Rien, elle engloberait toute la vie sociale d’Artaud, resterait absente de la vie de Smith (sinon de celle du colonel Lawrence) et des dix dernières années de Gilbert-Lecomte.

Il en serait de même si je faisais des termes topologiques : Irlande/Islam une autre communauté. Sans doute, Irlande est comme le lieu de rencontre géométrique de Lawrence, de Yeats, de Beckett (et de bien d’autres mythologues ésotéristes, que Yeats n’oublie pas, de Swift à Synge); plus étrangement, Dublin est le point de départ du martyre d’Artaud : « Ayant été déporté d’Irlande en 1937, pour avoir provoqué une émeute à Dublin… »

Sans doute, l’Islam achève la vie de Rimbaud, il est au début de celle de Lawrence, hante Gilbert-Lecomte et, par Guénon d’une part, les surréalistes de l’autre, ne peut être étranger aux phantasmes d’Artaud, notamment à son obsession d’être poursuivi de la haine de certains spirites ou sectaires, comme on le constate dans les Lettres de Rodez.

Mais, là encore, qui ne voit que les deux pôles échappent sans cesse au quêteur d’une communauté, tantôt origines tantôt fins, celui-ci ou celui-là, sinon trop présents ou accidentels, englobants, exceptionnels, à la limite de l’absence, etc.?

A la différence d’une communauté trop assurée, mais insituable ou innommable : la F.V. même, sa vacuité, son échappement, sa récurrence, entre les Clochards et les Filles, les Facultés, les Voyageurs…, c’est au contraire à partir d’une communauté toute formulée : théâtre, Irlande/Islam, que se concrétisent le mieux les divergences qui interdisent la confusion entre les diverses figures.

C’est donc, une fois encore, comme en application des lois de polarité : l’autrement qui associe (le yang anima), la même chose qui dissocie (le yin animus).

4

La deuxième application :

le contenant et le contenu

Il ne serait pas impossible de formuler autrement l’application précédente :

a) A un niveau donné, les pendeloques différentes présentent un caractère commun, que formule une figure commune : au niveau d’Artaud, Caterine, Anie, Cécile sont Filles; au niveau de Beckett, Molloy et Malone Clochards. En A, 1, 2, 3, etc. sont A1, A2, A3.

Mais, isomorphes, les pendeloques Filles – ou Clochards ou Voyageurs ou Piliers – demeurent spécialisées : la Puissance n’est pas le Courage; si Caterine fait le 1er dessin, c’est Neneka qui fait le deuxième.

b) L’isomorphisme des silhouettes fait la spécialisation du niveau : l’un est celui des Piliers, l’autre des Filles, le troisième des Clochards : a, b, c, se distinguent de a’, b’, c’ parce que les premiers sont de l’ensemble I, les deuxièmes de l’ensemble II.

Pourtant, tous les niveaux : I, II, III comportent le même jeu de nombres (3 et 4, essentiellement) et il n’est jamais impossible – à condition de ne pas leur chercher une formulation commune – de montrer comme les Facultés recouvrent les Eléments, ou ceux-ci les Qualités, celles-ci les Sciences.

Composés ou illustrés des pendeloques similaires ou isomorphes, les niveaux sont donc eux-mêmes comparables, dans l’indicible. On peut tous les décrire comme une Forme Vide, fermée mais ouverte au seul point de passage, fermée sur soi-même comme un cycle, un cercle, une horloge, ouverte comme le minuit du jour ou le dernier jour de l’année, qui n’élimine pas ce jour, cette année, sans faire naître le cycle suivant, non plus vécu comme du jeune au vieux, du principe à sa destruction, mais connu comme certain dès l’origine, puisqu’il ne fera que répéter l’Ancien, en ses heures dans le jour ou ses mois  dans l’année.

C’est ici même que le vestige/relief du Jour ou de l’Année passés (la dernière seconde, la dernière heure) achève le cycle, l’accomplit, et que cet accomplissement devient la circonférence, le rebord, le Relief excroissant du cycle suivant, où le récurage se fait récurrence. Différemment : où le plus petit, le négligé, l’exception, se fait le plus grand, l’englobant de toutes les pendeloques – et à l’inverse.

Or, c’est ici, précisément, que nous sautons de la 1ère Loi, de Polarité, à la 2ème, de Contenance, mais aussi de nos F.V. « littéraires » à de tout autres syncopes, échappements, récurrences, où les pendeloques se nomment « facteurs subatomiques », ions et structures informatiques, « synapses » et « axones », ADN et ARN, etc.

C’est en physique nucléaire le paradoxe du spin ½, formulation toute partielle d’un des 4 facteurs qui définissent la particule, mais qui recouvre tout le jeu des localisations électroniques que décrit le principe d’exclusion de Pauli : deux particules que définissent les mêmes facteurs ne peuvent coexister sur une même orbite.

C’est en macrobiologie le paradoxe de l’ARN, produit annexe de l’ADN mais qui recouvre la chaîne ADN tout entière, la « lit » et la « traduit ». Un peu comme, entre cent postes dans une industrie, le psychanalyste de service est celui qui décide de l’acceptation ou du refus pour TOUS les membres du personnel.

En mathématiques, le Tout peut être, à l’infini, une série de factorielles inverses. Cet infini pourtant s’arrête à une certaine constante (e-1) équivalente à une factorielle : 12/7. Etc.

A la différence des pendeloques : Filles, Clochards, Piliers dans les F.V. littéraires, mais non sans ressemblance avec les clés : Théâtre, Irlande/Islam dans les mêmes Formes Vides, ces porte-clés scientifiques présentent une double isomorphose.

a) chacun d’eux peut être pris tantôt comme un contenant (de la lecture/traduction de l’ADN, de la série des factorielles inverses à l’infini, de toutes les séquences orbitales d’une particule de spin ½), tantôt comme un contenu : l’ARN, du « ribosome » dont il n’est qu’une partie, la constante (e-1) d’une série de constantes déterminées, ou le nombre factoriel 12/7 comme inclus dans la suite : 12/1, 12/2, 12/3, 12/4, etc.

b) chacun d’eux, en tant que contenant, se présente comme le terme, l’achèvement d’une série ou d’une succession, qui recouvre exactement ce que j’ai nommé l’Ecart, que Yeats nomme le parcours de l’ouest vers l’est et Laborit la chaîne thermodynamique; c’est-à-dire qu’il ouvre à l’objet l’Entrée de la Forme Vide;

chacun d’eux, en tant que contenu, se présente comme une partie d’un élément tout autre, que j’ai nommé le Suffrage, que Yeats nomme le parcours de l’est vers l’ouest et Laborit la chaîne informatique. On peut y voir une sortie de la Forme Vide, essentiellement par récurrence ou feed-back.

C’est alors que le spin1/2 se renverse en spin 2, le « fermion » en « boson » et la série de Pauli en une série toute différente, qui se peut rattacher à la succession de Mendeleieff, en terminant par l’hydrogène (2n² = 2).

C’est alors que 0 = 0/x, terme de la série des factorielles inverses et de la durée de tout corps radioactif, en la sommation 12/7, se transforme en son inverse : x/0 = ∞, départ d’une suite tout autre : de 12/0 à 12/12 ou de l’infini à l’Unité, où 12/7 n’est qu’une fraction parmi d’autres.

C’est alors que l’ARN n’est plus seulement une lecture de la chaîne ADN, mais aussi une partie – la partie catalysante – de l’ensemble « ARN/protéine » qu’on nomme « ribosome » et que le simple passage de l’ARN charge en effet de protéine et, plus spécialement, d’enzymes, eux-mêmes catalyseurs, etc.

Plus brièvement : le contenant a pour fonction de ne plus rien contenir et c’est ce qui se passe au terme des séries de spin ½ ou de la série des factorielles inverses ou de l’ADN. En cette dissolution se situe ce que nous avons nommé l’Entrée dans la F.V.

Mais, alors, le contenant se transforme en contenu, qui, tout de suite cesse d’être contenu en la F.V. et commence d’exister par soi-même. Un peu comme, d’une boîte d’allumettes vide, on fera l’élément premier, la première brique d’une tout autre construction.

Le contenant ne pouvant être que vide, en la Figure Seule, le contenu ne peut que se tenir en dehors, exclu.

Ainsi peut-on se figurer ce que la 2ème Loi ne présentait que comme un calembour : pour que le recouvrement topologique ne soit pas une perte (une cache), il faut en faire, par le feed-back ou le retour, un recouvrement comptable;

Pour que le découvrement final, au terme d’une série, ne soit pas une perte, une casse, un découvert comptable, il faut en faire, par l’inversion du contenant au contenu, l’objet d’une découverte.

En termes de lecture, cette découverte sera toujours l’effet d’une épellation et ce recouvrement/retour sera toujours l’agent, le motif d’une révélation, ces deux mots disant du reste parfaitement ce qu’ils ont à dire : écartement de la peau ou remise du voile. Utilisables par ceux qui n’auraient pas compris, ou mal aimé, les vocables : Ecart et Suffrage…

5

La troisième application :

ordonnancement et passage

La 1ère Loi permet d’écrire et de reconnaître les pendeloques d’une F.V. donnée; mieux : d’attribuer à chaque F.V. les brimborions, clés, porte-clés qui lui reviennent : ce qui est de la chose même et de la chose autrement, de la même chose et de l’autre chose : les INSCRIPTIONS propres à cette figure-là.

La 2ème Loi permet de décrire et de se figurer la F.V. même, toute entrée ou sortie en somme, en tant que contenant non recouvrant ou contenu découvert, en tant que cette perte absolue : le zéro et ce gain non moins absolu : l’infini. Elle formule les FINS (et les MOYENS).

La 3ème Loi déborde le cadre de la F.V., de ses pendeloques et de son issue : entrée/sortie. Elle traite non seulement du Contenant avant qu’il soit complètement vide mais du Contenu alors qu’il existe de son existence propre, hors de la F.V. Elle traite donc, essentiellement, d’elle-même, la loi de passage, de l’Autel plein à la Caverne vide ou à l’inverse. En une sorte d’auto-référence, comme lorsque Georges Perec décrit un peintre se peignant peignant un peintre se peignant, etc. Ou comme toute politique s’épuise à juger le politique politiquant (bien dans le parti, mal en dehors), l’informatique s’illumine d’informer de l’informatique, etc.

Ne traitant que soi-même passant de ce lieu-ci à ce lieu-là, la 3ème loi n’est que mot d’ordre, numéro d’ordre, figure ordonnée avant tout. L’Ordre peut s’imposer par l’expérience : ainsi de l’ordonnancement des 3 polariseurs qui laissent passer, ou ne laissent pas passer, la lumière, ou comme les couleurs, les notes se succèdent effectivement dans leur gamme propre, ou comme l’adolescence suit l’enfance, etc.

A l’inverse, l’ordonnancement est le fruit de l’artifice quantique : 1 précède 2 qui précède 3, ou lundi, janvier vient d’abord, mardi, février ensuite, dans la semaine ou dans l’année.

Si pourtant quelqu’un ou quelque chose traverse la semaine ou l’année, lundi, janvier seront derrière lui quand il abordera mardi ou février. Il vieillira dans le sens inverse de l’ordonnancement calendérique, non pas de l’Avenir au Passé (ce jour va être, il fut), mais du devenu (le jeune) au devenir (le vieux, le mort que je vais être). Quand donc quelqu’un s’efforce de contenir à la fois le Temps calendérique et sa propre durée, il se trouve dans le cas d’une autre série, qui tend vers l’Unité – sans jamais l’atteindre – et s’en éloigne, sans l’avoir atteinte.

Cette série joue des 2/3 de l’Unité à Pi/4 ou 22/28, dans le rythme 1 – 1/3 (= 2/3) + 1/5 – 1/7 + 1/9 – 1/11 + 1/13 – 1/15, dont la sommation est Pi/4, équivalent à 22/28, à l’infini.

Jouant de ses 6 (Filles) Artaud ne résout pas le problème, ou ne le résout que pour les 2 premières : Caterine et Neneka, fragmentairement; relativement, il saura ce que symbolisent, ce que créent – ou non – Yvonne et Cécile; mais il ne décidera jamais ce que formulent Anie et Ana, que, pour finir, il dira « à naître ».

Au contraire, Yeats obtient un ordre satisfaisant avec ses 4 Facultés; de même que le physicien nucléaire avec ses 4 Facteurs (même si l’un se fait sans cesse de contenant à contenu ou à l’inverse); aussi le macrobiologiste avec les 4 bases de l’ADN : ACGT et les 4 bases de l’ARN : ACGU.

Mais, alors, le macrobiologiste jouera, différemment, de la  » structure tertiaire » des enzymes, où « g » formule « gauche », « d » « droite » et « t » ce qu’il est, le physicien nucléaire jouera des 3 « spins » ou du positif, du négatif et du neutre (neutron), Yeats inventera, outre le Primaire et l’Antithétique, la dialectique du double sens de l’un à l’autre, de l’autre à l’un.

Il faudra pourtant se rappeler que la 3ème Loi impose un ordonnancement unique, tel que le polariseur B doit se situer entre A et C (pour que la lumière passe), mais qu’elle autorise au moins ces deux sens : ABC et CBA. Il pourrait donc s’ensuivre qu’une succession de deux ordonnancements se présente soit comme une répétition du sens : ABCABC, soit comme une inversion de ABC à CBA.

Dans le premier cas, nous nous trouverions dans l’hypothèse d’une succession « calendérique », telle que : lundi, mardi, mercredi… compose un ordonnancement immuable, indéfiniment répété. Et, de même, au niveau supérieur : janvier, février, mars… comme se succèdent les Filles autour du lustre « Artaud » ou les Piliers autour du lustre « Lawrence ».

Dans l’autre cas, nous nous retrouverions dans l’hypothèse scientiste, qu’illustrent les exemples du spin, du ribosome, ou de la sommation (e-1) de l’immuable succession : 1 + 1/2  + 1/6 + 1/24…, mais où tel spin (au ½), tel ribosome ou (e-1) se positionne soi-même dans un tout autre ordonnancement, de la succession des spins, des ARN ou des enzymes, des constantes irrationnelles.

Exemple : la macrobiologie des « neurones rétiniens » partage aujourd’hui ceux-ci dans l’inventaire trilogique : l’excitation visuelle ou le « décollement de la rétine », le nombrement quantitatif de l’excitation, sa figuration (centripète ou centrifuge, centrée ou excentrée).

Mais la macrobiologie des cellules cervicales partagera, dans le cadre des Trois Cerveaux, les cellules du Cortex en : Simples ou dialectiques, dites « captrices de contraste », complexes (signifiantes/signifiées), sensibles aux signaux éclairés ou obscurs, ou hypercomplexes, qui réagissent aux droites, aux cercles, etc.

Il est clair que les deux inventaires jouent d’une même trilogie : le Signe (ou le nombre), l’Appareil (l’excitation ou l’inversion), le Seuil, de perception ou d’usage. Mais il ne l’est pas moins que l’inventaire des neurones rétiniens ne se peut identifier à celui des cellules du cortex, car l’un et l’autre se positionnent à des niveaux différents. Le scientifique dira volontiers, devant ce problème, qu’à un niveau donné, les structures dénommées (ou pendeloques) apparaissent contingentées, dans un ordre nécessaire, et que, d’un niveau à l’autre, toute succession ne peut être que contingente, hasardeuse.

Mais nous verrons que le degré de liberté de l’heure, dans le jour, demeure lié au positionnement de l’heure dans la saison (quart de l’année) ou celui de la saison, et donc du mois, au positionnement de l’année dans un cycle « supérieur », de l’activité solaire, etc. La fonction du neurone rétinien est-elle vraiment indépendante de la nature de la cellule cérébrale?

Le scientifique a peur de cette question.

L’ésotériste ne la craint pas. Car le déterminisme ou le contingentement calendérique se reconnait dans la vie d’un homme, où la succession des penderilles enfantines n’est pas indépendante de la succession des penderilles de l’homme tout entier (la première détermine la seconde dans l’optique psychanalytique, ou à l’inverse dans une optique religieuse). Si les ordonnancements du neurone rétinien ne sont pas indépendants des ordonnancements de la cellule du cortex, ce serait à dire que ceux des facteurs de l’électron, dans le cadre du spin ½, ne le sont pas de ceux des spins, ou que ceux d’un enzyme donné ne le sont pas de ceux des enzymes. Comme 12/7 ou (e-1) permettent le jeu des factorielles inverses, mais qu’une autre fraction (12/9) ou une autre constante (Pi) ne le permettent pas.

Dans un sens ou dans l’autre, comme direct ou précessionnel, l’ordonnancement des pendeloques à un niveau (de Lawrence) ou à un autre (d’Artaud) serait lié à l’ordonnancement des niveaux ou des F.V., comme de Lawrence à Gilbert-Lecomte, puis de Lecomte à Artaud. Serait la suite : Lawrence – Grand Jeu – Artaud – Beckett  comme la succession Caterine – Yvonne – Neneka – Cécile ou Molloy – Malone – Pozo  –  le héros de Fin de Partie dont j’oublie le nom, dans une infinie auto-référence?

Les phases d’un cycle, ou les degrés dans un niveau donné, seraient-ils que des copies de cycles ou de niveaux?

Les conséquences analogiques en seraient incalculables, l’ordonnancement vérifié dans l’association de pensées se répétant aux plus hauts niveaux de la Foi. Puisque A, B, C étant donnés, je ne puis revenir de C à A sans passer par B, le Retour du Christ, envisagé par de nombreuses sectes – dans le cycle de deux mille ans – ne peut ramener qu’aux croyances médiévales : le Christ-Roi et l’Inquisition, comme on le voit d’ailleurs par le fanatisme des Intégristes. Ou bien, si j’entends par « Christ » non pas ce dieu particulier : Jésus-Poisson, l’Icthus mais le Dieu éternel, maître des cycles et renaissant lui-même tous les 2160 ans, il ne renaîtra pas – dans le Paraclet ou l’Esprit, le dieu suivant – sans que l’humanité soit passée par le culte de l’Antéchrist, comme l’ont su tous les prophètes.

Dans les deux cas (dieu contenu ou Dieu Contenant, pendeloque ou F.V.) l’ordonnancement est celui-là :

a) Jésus – le dieu des Inquisitions – l’athéisme – l’Inquisition…

b) Christ éternel – le déclin éternel des dieux, l’Antéchrist médiéval – l’athéisme – le nouvel Antéchrist – une nouvelle formulation du dieu, dans le Christ éternel.

Mais la 1ère succession (de pendeloques) s’offre comme entrées/sorties dans ce cycle-là : chrétien. La 2ème succession (des Formes Vides) s’offre comme l’ordonnancement précessionnel des ères cycliques, entrées/sorties elles-mêmes dans une Grande Année de 26000 ans : l’ère glaciaire.

Aussi bien le jeu mythologique que le jeu neurobiologique, aussi bien le jeu métaphysique que le mathématique ne ramènent qu’à l’isomorphisme de la 3ème Loi : puisque la Maintenance entre les Complétudes ne réside pas dans le Même (mode ou fonction des éléments, des phases, des cycles), elle doit résider dans l’Autre, la localisation des altérités, l’ordre de leur succession, quelle que soit leur diversité apparente. De cette mort ou de cette F.V. on ne sortirait que par un ensemble régulé, ordonnancé – dans le seul sens possible d’une récurrence rigoureuse, immuable à tous les niveaux, en toute mort.

Si nul écartement, détour, ne mène qu’à cet autre écart : la partition, de cette partition, de cette quadrilogie il faut partir pour retrouver en sens inverse les Trois Aspects de l’objet, ou le Seuil, l’Appareil et le Signe, les trois Arts de Boèce, les trois natures de Bolos, les trois « fonctions » de Dumézil, etc.

Nulle autre âme ne survivra à ma mort propre que cette localisation de mes souvenirs, de mes espoirs de survie ou de rachat, et des procédures que Quelque Chose dosera, en fonction de mes écarts et de bien d’autres suffrages ou élections. Exactement comme le ribosome surmonte l’ADN, l’informatique la thermodynamique, la série de sommation Pi/4 la série de sommation (e-1). Ou comme cette pendeloque à zéro (devenue F.V.) est surmontée par cette F.V., à l’infini, devenue pendeloque d’un autre cycle.

V

Les Manèges

1

La disposition

On pourrait établir un très bref générique :

les lois de polarité ont dominé, en croissance, depuis l’électra de Thalès jusqu’à l’électromagnétisme de l’époque 1900,

les lois de finalité, de peuplement/dépeuplement, ont cru en importance depuis les citadins de Sumer jusqu’aux Tribus de Moïse; elles ont décru ensuite, jusqu’à l’abolition des Tribus (le temps de Thalès ou d’Ezéchiel). Elles sont à peu près ignorées de nos jours, sauf des quêteurs inventoriaux et des chercheurs fondamentaux, moins dissemblables qu’on pourrait le croire,

les lois de passage, oubliées depuis de nombreux millénaires, ne renaissent qu’aujourd’hui, timidement encore ou à peine esquissées par les nouvelles sciences et des arts inédits, dont j’ai donné quelques exemples.

D’autres temps eurent d’autres lois, ou bien les mêmes, qu’on nommait autrement. Ces mêmes lois établirent d’autres figures, continues ou discontinues, les peuplèrent et les dépeuplèrent, y ouvrirent des passages tout de suite refermés.

A d’autres Formes Vides pendirent les mêmes silhouettes mobiles et variables que nous avons entendu nommer : Piliers ou Filles, Clochards ou Pèlerins, Factorielles inverses ou Facteurs, Bases ou Synapses, etc.

Ou bien, à de mêmes Formes Vides pendirent des silhouettes différentes, dressées aussi autour du cadran de l’horloge ou du contour du mandala :

les animaux divins du Livre des Morts égyptien : le Crocodile, le Serpent, le Faucon, le Cynocéphale, l’Ibis,

ou les 30 oiseaux d’Attar, dont 22 seulement parlèrent, 10 se présentèrent, 12 furent interpellés (7 étant communs aux deux groupes), sous le patronage de la Huppe,

les nostalgies et les repentirs qui hantent les bords du Purgatoire médiéval,

mais également les Anges qui parcourent les grandes salles d’Alain de Lisle et de Bernard Silvestris, au 12ème siècle,

les métamorphoses d’Empédocle le grec et de Rumî l’islamique : la Pierre, le Poisson, l’Oiseau, l’Ange,

mais également celles des dieux d’Hésiode, d’Ovide et de Nonnos.

D’autres temps auront d’autres lois, qui seront les mêmes. Et la même Forme Vide, parée tout autrement, de planètes à découvrir ou de grands galactiques, monstrueux comme des gargouilles mais réguliers comme les heures d’un beffroi flamand.

Il fallait bien qu’une m’apparût avec ses pendeloques. Ce furent trois visions, pareilles et pourtant différentes, où se pourraient reconnaître les visions d’Ezéchiel, de Nuysement et de Yeats mais que, certes, ni l’un ni l’autre n’eussent reconnues pour siennes.

Les Manèges.

2

Les Visions

la première

Un instant je me crus pris dans une ronde, mais j’en rompis bientôt le cercle. Je vis mieux les silhouettes qui m’avaient entouré : l’une semblait venir vers moi mais elle regardait en arrière, je ne voyais pas son visage; une autre s’éloignait sans me quitter du regard; d’autres encore poursuivaient la danse, une jambe ici, une jambe là, certaines les yeux tournés vers moi, d’autres non.

Puis je fis un de trop, les figures s’abolirent, ou je les vis autrement.

Elles devaient toutes être semblables : la diversité seulement de leurs postures m’avait abusé.

la deuxième

La deuxième vision fut d’un grand manège qui tournait en plein centre d’une plaine recouverte d’un dais ou d’un ciel nuageux. Tout d’abord je ne pus dénombrer les figures pendues au dais de bronze – ou de fer ou de bois – ni les distinguer clairement. Quand le manège tourne très vite, elles ne figurent plus, ensemble, qu’une seule silhouette, un gros pilier de brume qui tournerait sur soi-même, comme l’esprit non éveillé en son aveuglement introverti. Puis, le manège ralentit et je vis que les figures étaient plusieurs (10 ou 12).

Il ralentit encore. Je distinguais que les figures, nombreuses mais semblables, ne sont pas seulement pendues, mais qu’elles se dressent, comme sur la pointe du pied, au sommet d’une boule qui tourne sans arrêt à sa propre vitesse, que le manège aille vite ou non. Si bien que chaque sphère ne présente de la figure, successivement, que l’une ou l’autre de ses quatre faces.

Elle-même, la figurine, est comme l’un de ces mobiles faits de trois éléments : la tête, le torse (et les bras), le bas du corps (et les jambes). C’est-à-dire qu’elle ne s’expose jamais entièrement au regard, mais qu’elle montre tantôt le profil d’une tête, le torse de face et le bas du dos, tantôt la tête de face, le torse du profil droit, les jambes en profil gauche, ou bien différemment les trois parties du corps. Ce tournoiement incessant est même ce qui fait croire, d’abord, à des figures différentes.

Puis, je vis que chaque silhouette, apparemment déterminante de sa vitesse propre, ne l’est en fait que du mouvement de la sphère qui la porte. Ou que, du moins, il en est ainsi quand la figure parait vivante. Morte, elle ne commande plus à rien, le mouvement de la sphère fait tout son mouvement. Mais, que la figure détermine ou qu’elle soit déterminée, cela parait ou devient sans importance, lorsqu’on se recule.

Le recul, en effet, permet d’embrasser non plus un manège, mais dix, trente, soixante – j’en comptais soixante-quatre à un certain moment – dans un unique regard. Considérant alors l’ensemble de la plaine, je crus voir que certains manèges portent un plus grand nombre de figurines mortes. Quand celles-ci l’emportaient, le manège s’arrêtait, un temps plus moins long, avant de repartir, dans l’autre sens; si bien que tous les manèges ne tournaient, avec ensemble, ni à la même vitesse ni dans le même sens. Peut-être se tenaient-ils, comme sur la dent d’une roue, au-dessus d’une sphère considérable, que je ne pouvais considérer.

Mais, comme j’imaginais cela, ma deuxième vision s’embruma. Je ne la vis plus que confusément, puis je cessai de la voir. Comme toujours après un rêve, l’obscurité me recouvrit.

la troisième

Tout n’était plus que jour et nuit, ombre et clarté, vu et non vu. En un moment de jour mais de moindre lumière, où le soleil ne m’aveuglait pas, où le crépuscule tardait, je vis plus clairement la voûte de matière indistincte à laquelle chaque manège se tient lui-même pendu; et je vis les manèges alors – sept, huit – comme les pendeloques d’un plus énorme jeu, qui tourne lentement et où je suis aussi une silhouette pendue, sinon, peut-être, un manège.

Du moins, quelque observateur pourrait-il me voir ainsi, l’imaginant assez grand ou assez éloigné de la plaine pour considérer l’ensemble tournoyant. Pour moi, je me sens seulement ce mobile partagé qui m’offre au vent tantôt de face quant au visage et de dos quant à la croupe, tantôt de profil ici ou là. Mais l’illusion me reste que je meus librement une sphère qui me porte et dont le ralentissement m’annoncera ma mort.

Car les manèges eux-mêmes meurent et se renouvellent, sans que je puisse nettement dire si ce destin est libre ou s’il est imposé. Quand ils virent sous un ciel clair, scintillants dans la clarté, ils me semblent plus nombreux, aussi nombreux que les reflets qui les animent et les peuplent. Quand le ciel s’assombrit, dépourvus de ces éclats, ils m’apparaissent semblables et rares, comme des piliers décapités parmi des ruines grecques.

Mais n’est-ce point précisément parce que leurs mouvements se ralentissent que les manèges se ressemblent soudain, faisant la plaine moins peuplée ou, qui sait?, le ciel plus sombre? N’est-ce point parce qu’ils accélèrent qu’ils cessent de se ressembler, diversifiant l’ensemble comme s’ils se multipliaient? Je ne le sais pas. Je ne veux dire que ce que j’ai vu.

Simplement, l’idée m’est venue, comme les idées viennent en rêve, étonnantes, effrayantes, que, beaucoup plus grand et plus éloigné, ou plus petit et plus proche, un autre témoin me voit tantôt comme un manège sur une plaine si étendue que je ne peux la concevoir, tantôt sur une place si réduite que je ne saurais l’imaginer, comme l’un des aspects du mobile que, dans ma première vision, je regardais danser, sinon bien moins encore : le scintillement rapide ou lent que produit en tout ensemble l’alternance éphémère ou durable des contraires.

Moi-même, ce lointain géant ou ce nain immédiat, puisque, en dépit de tous les raisonnements annexes, je ne fus que ce voyeur…

3

Note

A peu près tous les exemples cités dans cette Confection reconduisent aux 12 : ou le produit 3×4 ou le numérateur de 12/x. Cependant les figurines et les manèges conduisent jusqu’aux 64. Comment expliquer cette dissonance (ce n’en est pas une pour l’informaticien)? Partagés en leurs trois parties (le haut, le centre et le bas), silhouettes et manèges disposent des cardinaux, auxquels, nécessairement, elles et ils offrent les 12 postures : 4 à chacun des 3 niveaux. Mais cela n’est vrai que pour les Mouvements. Les Effets qu’ils produisent s’ils sont 4 pour la tête, ou pour les chapiteaux, seront 16 ou 4² pour la tête et le torse, 64 ou 4 puissance 3 pour l’ensemble de la figure.

Différemment, on pourrait dire que les Effets jouent non seulement des 12, mais de leur tiers : 4, car ils recouvrent nécessairement les 3, et de leur produit par 4 : 48, car ils ne sont jamais qu’une phase dans le mois lunaire, une saison dans l’année, etc.

4+12+48 =64.

Mais c’est là une manière de compter peu habituelle à l’homme.

Au contraire, dès le niveau du certificat d’études, un écolier saura comment on peut passer d’une mathématique linéaire aux mathématiques de puissance (logarithmiques). Il admettra que :

2×2=4,

4×4=16,

16×16=256,

etc.

Son professeur, peut-être, l’amusera en lui montrant l’équivalence de cette série avec une autre, bien différente :

1+3=4,

4+12=16,

(16+48=64),

64+192=256,

etc.,

bien que la première procède du doublement des facteurs : 2, 4, 8,16 et la seconde de leur triplement : 1-3, 4-12, 16-48, 64-192, pour aboutir au même quadruplement : 4, 16, 64, 256.

Plus tard seulement, six ou sept ans plus tard, l’étudiant saura voir en de tels paradoxes le fondement le mieux éprouvé de la Mathématique des Ensembles. Par exemple, dans l’exemple ci-dessus, la démonstration du théorème (ou succession de symboles) : (2n) ⁿ, déduit d’un premier terme : 1+N=2n

et d’un dernier :

2n puissance n-1 + (1+N) = (2n).

4

Des projections et des relations

L’élève commencera de comprendre – c’est ce qu’on appelle : devenir adulte – pourquoi la mer n’est qu’une droite à l’horizon et cette grosse vague qui le submerge lorsqu’il s’y noie, ou pourquoi les peintures d’Escher et les dessins de Vinci (entre autres) se transforment de l’abstrait au concret, selon que le regard de l’observateur s’en rapproche… jusqu’à l’illusion d’un « décollement de la rétine », comme le dit Artaud.

L’expérience de l’anamorphose peut se faire plus quotidienne. D’un mobile lancé à une certaine vitesse (auto ou train), l’observateur verra le paysage se mouvoir dans le sens du mobile au plus lointain et dans le sens contraire au plus proche, c’est-à-dire le monde et ses objets tourner à sa droite et à sa gauche, comme deux manèges.

Mais le vieillard seul, peut-être, se penchant sur sa vie, pourra y reconnaître d’autres applications des (2n) ⁿ, d’autres horizons devenus tempêtes, d’autres anamorphoses et d’autres tournoiements. C’est alors le moindre de ses sentiments et la plus extrême de ses passions qui lui apparaîtront comme de telles constructions, aménagements ou manèges. Plutôt que d’avoir vécu dans la réalité, il aura le souvenir de n’avoir traversé que des « projections », dont il ne saura plus dans quelle mesure elles lui furent imposées ou il en fut l’auteur.

A la dialectique « jeune », dont il sera loin : complétude et maintenance, se sera

substituée la duade différente : indépendance et liberté.

Car il ne pourra pas se demander : y fus-je pour quelque chose ou non? sans se poser l’autre question, infiniment tragique : y fus-je ou non? C’est-à-dire : le JE même, sur lequel je me fonde, n’ai cessé de me fonder, est-il moins projectif, est-il moins illusoire que ce qu’il croit réel, objectivement certain? Il reconnaîtra bien vite, s’il est un peu sincère, que, dans l’événement, le sentiment ou la passion, le JE fut rarement inclus, s’il le fut même quelquefois.

C’est peut-être la plus grande révolution de la logique depuis Kant, toute entière imputable à la Relativité, que les 3 Jugements du philosophe se sont faits les 3 Relations : le catégorique l’inclusion : j’y suis, le disjonctif l’exclusion : je n’y suis pas, l’hypothétique l’intersection (entre ce que je crois, reproduis et deviens et ce qui est).

Je n’aurais pas conté mes visions des manèges, bien fragmentaires auprès des expériences de Lawrence et du Grand Jeu, d’Artaud et de Beckett, si je n’y avais vu un exemple typique de diverses projections non dissociables des 3 relations.

Or, il n’est pas un des figures décrites dans cette confection d’Inventaire qui, d’une certaine manière, ne dise une projection reliée à une relation définie (sinon à des relations diverses, comme le Même de Platon au JE inclus et l’Autre de Platon au JE exclu, ou comme l’Autel de Yeats au dieu inclus et sa Caverne au dieu exclus, etc.). Pour autant que nous le sachions, fut-il quelque Parcours ou Voyage sumérien, homérique, médiéval, qui n’ait couru ainsi de quelque Projection à quelque Relation; ou, intérieur, du JE exclu au JE inclus?

Mais, bien sûr, le jour vient, dans la vie d’une cité ou d’une culture sinon dans la vie d’un homme, où la dialectique de la liberté prime celle, naïve – et sans doute native – de l’accomplissement. Car, si l’Objet n’est pas saisi par l’inventaire, s’il existe hors de JE et que mes confections n’en peuvent pas juger d’une manière certaine, que peut-il être en soi? Quel pouvoir ai-je sur lui, ou lui sur moi? Ses aspects ou figures me deviennent accessoires, et presque insupportables ces pendeloques, ces brindilles que j’avais nommées JE.

Si je ne puis m’arracher à quelque relation, j’en veux une où je m’inscrive. Si je ne peux m’empêcher de juger, de conce-voir, il me faut un jugement autre que disjonctif, un aspect de l’objet qui ne soit une figure. Un Voyage, un Procès, tout autre que l’Inventaire.

Le théologien, le savant, le mathématicien interviennent alors. Les purs théoriciens. Voient-ils plus loin ou plus avant? Cernent-ils mieux, ou plus exactement, ce qui est? Ce sont des questions pratiquement irrésolues. Du moins ne peut-on, même, les poser, avant d’avoir analysé les méthodes qu’ils utilisent, la structure, l’ossature de leur interrogation.

Tout simplement : de quoi s’agit-il?





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Le dialogue

1

L’homme dit à Dieu : Apparais-moi, que je puisse enfin t’adorer!

Car voilà des milliers d’années que j’honore une sagesse sans visage.

On ne peut toujours se prosterner devant l’invisible.

D’accord, dit Dieu, je veux t’apparaître : il n’y aura plus le modèle sans le

reflet, ni la voix sans l’écho.

Mais n’oublie pas de m’adorer.

Il fut ainsi et nulle chose ne se cacha sans se montrer.

Il y eut l’image du tonnerre, celle du chant;

l’oiseau fut, tout clair, sur le mur comme l’ange, caché dans le ciel.

Le frère imita le frère et le brave le lion.

De la droite naquit la gauche,

ce qui était en bas fut comme l’être d’en haut :

l’homme vécut dans la transparence des choses.

Mais, un jour, l’image lui suffit et, dès lors, il n’adora plus.

Dieu se retira de l’idole et tout s’empoussiéra,

une vie sans parfum et des couleurs sans âme

enveloppèrent le monde

d’un brouillard dévorant.

Illustration Pierre-Jean Debenat

2

L’homme dit à Dieu, alors : Toi seul est créateur,

comment puis-je te servir quand rien ne sort de mes mains qui ne fut

avant que je sois? donne-moi un pouvoir digne de ton esclave, digne de ta

grandeur, et je te servirai comme tu exiges de l’être.

D’accord, dit Dieu, crée donc! Je serai toujours auprès de toi, t’inspirant

l’impossible et t’insufflant ma force.

Mais ne quitte pas d’un pas l’ombre que je projette.

Il fut ainsi et Dieu resta près de l’homme : il le nourrit de sa puissance et

l’homme créa le nombre, la lettre et la figure.

Il édifia des pyramides aussi hautes que les montagnes,

des villes aussi grandes et fructueuses que la plaine,

des fleurs nouvelles et des joyaux que nul dieu encore n’avait conçus.

Il se forgea des armes brillantes comme l’éclair et plus rapides que le daim;

il laboura les mers de ses navires et la terre de ses charrues. Il accumula

des trésors sous lesquels s’ensevelirent la mauve et l’asphodèle. Puis, il

tua le bleu, le vert, le jaune, et l’horizon s’incendia.

L’œuvre lui suffisant, il oublia le Seigneur; il envahit sa nuit d’une lampe

éternelle, où s’abîmèrent Babel, et Sumer et Lagash, Our dix fois

reconstruite et Ninive embrasé. On recueillit les cendres du Grand Taureau

mort.

Le dernier Homme alla, de ruine en ruine, se faire embaucher par des rois

qui ne combattaient plus que pour survivre.

Pierre-Jean Debenat

3

Le dernier Homme dit à Dieu : A moi, l’expert, de quoi peut me servir ta

présence si, entre nous, aucune parole n’est échangée? Si tu ne m’assures

pas le maintien des merveilles, de quel prix me sera la merveille? Et de

quel prix la vie que tu peux m’enlever? J’ai besoin de peu pour perdurer,

d’une femme, d’un troupeau, d’un fils qui me perpétue. Accorde-moi cela

et je respecterai le lien qui nous unit.

D’accord, dit Dieu, nous allons conclure cette alliance. Je t’en donne le

signe, qui sera ta signature. Par le petit bout de peau que tu t’enlèves

sera conclu l’accord qui me fait ton berger, ton gardien et ton roc. Mais

n’oublie pas l’alliance.

Il fut ainsi. Les fils d’Abraham eurent des fils, des troupeaux et des biens

salutaires en nombre, pour que, par les tribus, le premier des patriarches

revécût de siècle en siècle, et tous ceux de sa race autour de lui.

D’autres patriarches l’imitèrent, qui signèrent d’autres contrats, par

d’autres signes.

Par la justice et par la loi, en tous pays, le bonheur s’instaura sur terre,

comme une fleur prise dans le fruit.

L’homme s’en réjouit d’abord. Hélas! Il s’en flatta.

Il ne préserva plus la vie mais il l’ôta.

Il conclut des pactes d’un jour avec des peuples aussi cruels et non moins

orgueilleux que lui.

On signa de son sang des clauses douteuses, pour des négoces dont

l’innocent fut rejeté. On ne respecta pas l’Alliance.

La nielle détruisit le froment, la rouille le fer. Les hommes s’entretuèrent,

les peuples s’épuisèrent. Avant la Syrie Israël tomba, Juda le glorieux

avant Babylone. Athènes ne compta plus vingt mille citoyens, Sparte huit

mille hoplites. Toutes les villes de la Lydie s’anéantirent l’une après

l’autre.

Illustration Pierre-Jean Debenat

4

Quelque anachorète au pli d’un désert dit à quelqu’un qui l’observait :

De quel prix me sont tes alliances, quand je continue de souffrir?

Apprends-moi la souffrance, et à la supporter. Daigne souffrir avec moi,

un peu, afin de savoir ce que je sais, car tu m’as fait don d’une science

terrible – et qui te détruit.

Prends modèle des dieux dont j’amuse ma fièvre : Marsyas et Bacchus,

également déchirés, Ixion écartelé, Prométhée sur son roc.

Fais cela pour moi : je t’aimerai.

D’accord, dit Dieu, je vais me faire un homme, je veux souffrir avec toi, et

d’une agonie telle que toutes les misères s’y révèleront ce qu’elles sont :

peu de chose.

Je me ferai le pain que tu manges, le vin que tu bois; tu me sentiras en

toi à chaque jour du mois, à chaque heure du jour. Tu sauras comme moi

le pourquoi du malheur.

Mais n’oublie pas de m’aimer.

Il fut ainsi. Dieu se fit homme et il mourut. Il ressuscita, pour qu’on sût.

Et l’homme apprit et remercia. Il se fondit en cet amour plus fort que

toutes les absences, car, en l’absence de l’aimé, toutes les vies sont

suspendues.

Il y eut des fruits fendus, à nouveau réunis, des guérisons du cœur, des

abîmes d’angoisse en cet instant comblés, et l’éternel possible du certain

renouveau.

Mais l’homme n’aimait plus Dieu : il n’aimait que lui-même, ou l’épouse

l’époux.

L’amour eut un objet, comme l’enfant son jeu.

De l’osmose prodigieuse, on fit le plaisir court.

Dieu n’habita plus l’homme, et tout dégénéra.

Pire que les fléaux anciens, une lèpre nouvelle mordit le cœur déserté; la

musique troubla au lieu de rasséréner; le rythme s’épuisa comme un

ruisseau qui s’assèche.

L’homme et la femme se déchirèrent au nom de l’amour; les peuples au

nom de la vertu. Celui qui croyait dans le pain mit au bûcher le joyeux

buveur, pour le sauver. Le marin maudit le laboureur.

La Terre s’ouvrit comme une pomme : chacun chercha le ver dans le

morceau dédaigné. Une moitié de l’humanité entreprit de détruire l’autre.

Illustration Pierre-Jean Debenat

5

Un enfant qui se meurt dans l’air empoisonné de l’ultime faubourg dit à

celui qui passe : De quel bien m’est ta nourriture, quand elle m’assoiffe?

De quel bien ton sang, quand il m’enivre? Je ne survivrai pas, je devrai

disparaître, ainsi que les espoirs que tu mettais en moi, si tu ne m’élèves

jusqu’à toi-même, si tu ne me rends ton égal. Fais cela pour moi. Donne-

moi l’indifférence, la liberté d’un dieu, et je te serai utile, comme tu l’as

voulu.

Illustration Pierre-Jean Debenat

D’accord, dit Dieu, sois donc une partie de ce qui est.

Que rien ne nous distingue plus l’un de l’autre!

Il te suffira d’être différent. Il te suffit de t’oublier.

Mais n’oublie pas, n’oublie jamais le secret : quand tu dis MOI, le Moi que

tu dis est une chose si peu singulière, si peu réelle, que quiconque dit: Moi

la dit aussi.

Jean-Charles Pichon  Le Petit Métaphysicien Illustré

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Comptine

COMPTINE

Compère, qu’as-tu vu ?

J’ai vu le taureau

Embroché sur sa corne

Transformer les guerriers

En fileuses de laine.

Compère, c’est pas vrai !

Entends le temps passer…

Compère, qu’as-tu vu ?

J’ai vu le bélier

Garrotté par sa laine

Les juges entravés

Par leurs propres chaînes.

Compère, c’est pas vrai !

Sens-tu le temps couler ?

Compère, qu’as-tu vu ?

J’ai vu le poisson

Noyé dans ses eaux

J’ai vu les amants

Se tourner le dos.

Compère, c’est pas vrai !

Le temps n’a qu’un sens…

Compère, que vois-tu ?

Je vois un chêne vert

Envahir le ciel

Je vois les pervers

Dégorger leur fiel.

Compère, c’est trop vrai !

Tu retournes le temps…

Je vais t’écouter

Pour vivre mon présent.

Pierre-Jean Debenat

 

 

 

 

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