LES PRECIS RIDICULES – II (4) –

 

IV

Les machines célibataires :

JARRY

 

Le texte : Gestes et Opinions du docteur Faustroll, entre autres machines célibataires contemporaines.

Il a peut-être paru surprenant qu’on ne puisse donner une antériorité certaine à l’œuvre de Lie tseu sur la Kosmopoiia ou à l’inverse.

Mais voici deux groupes d’ouvrages tout proches de nous : les travaux de Jung et de Pauli d’une part, les Machines célibataires de l’autre, et il n’est pas facile de décider de l’antériorité des uns sur les autres.

Pour mieux faire comprendre cette difficulté, je prendrai un exemple différent : celui des travaux relatifs aux « cycles moyens » temporels : la Grande Année et l’ère précessionnelle, entre autres.

La connaissance de ces cycles, encore très précise au 16ème siècle (Nostradamus, Kepler) et combattue au 17ème, n’était plus que latente au 18ème, déformée ou annulée au siècle dernier.

Aujourd’hui, selon sa culture particulière, chaque ésotériste cyclologue se donne un précurseur différent : Guénon, Paul Le Cour, Künkel, Filipoff et se présente lui-même volontiers comme le « premier » synthétiseur des systèmes différents.

Une courte chronologie n’est pas inutile ici :

1908 : René Guénon définit la demi-Grande Année, de quelque 12 960 ans (6 X 2 160), mais ne lui donne que 12 882 ans;

1917 : O. Spengler publie Le destin de l’Occident, dont l’intervalle de 2 160 ans est l’une des clés;

1922 : Hans Künkel définit numériquement l’ère du Verseau (La Grande Année;

1933 : L. Filipoff date l’ère du Taureau de -4 100, l’ère du Bélier de -1 980, etc. (Les précurseurs d’Hipparque);

1937 : Paul Le Cour publie L’Ere du Verseau et Christian Meir-Parm date l’entrée dans l’ère de février 1962.

Dans le printemps et l’été 1963 paraissent quatre ouvrages qui précisent les notions d’ères précessionnelles et en tirent quelques prospectives pour l’avenir immédiat. De février à juillet :

Les cahiers de cours de Moïse, de Jean Sendy (Julliard),

Le royaume et les prophètes, de l’auteur (Laffont),

Aspects du mythe, de Mircéa Eliade (Gallimard),

La nouvelle culture du Verseau, de Methodi Constantinov (Courrier du Livre).

Ils passent à peu près inaperçus. Mais, désormais, les livres seront nombreux qui reprendront et développeront les arguments et les calculs de ces ouvrages. Une synthèse sur la question, la plus complète à ce jour, est celle de Robert Amadou : La précession des équinoxes, dans Aquarius (1979, éditions Albatros).

Daterons-nous les œuvres charnières sur le Verseau de la période 1908/1920, de la période 1933/1937, de l’année 1963 ou de 1979? Il faudra dire, évidemment, que, dans cette soixantaine d’années 1908/1968 est paru un grand nombre d’ouvrages qui ont remis au goût du jour une science méprisée ou rejetée pendant trois siècles.

Etrangement, les trois mêmes périodes : 1905/1920, 1950/1960 et 1978/1980 ont vu se développer, parallèlement en quelque sorte, les thèses de l’a-causalité et la reconnaissance ou la compréhension des « machines célibataires »; dans les trois cas :

a) les précurseurs ont publié entre 1910 et 1920, Guénon, Spengler, mais aussi Roussel (1910), Roussel de nouveau et Kafka (1914), Duchamp (1911), pour la première ébauche de La mariée mise à nu. La première édition du Docteur Faustroll est datée de 1911.

Or, Jung donne pour date au commencement de ses travaux sur l’a-causalité l’année 1920 et les premiers travaux de Kammerer étaient achevés en 1919;

b) en 1958, Eliade a publié ses premiers textes sur « l’éternel retour » et j’ai développé la thèse de l’influence des cycles sur l’œuvre de Nostradamus.

C’est en 1954 que Michel Carrouges a publié son étude sur Duchamp, Kafka, Roussel et Jarry, entre autres, sous le titre : Les machines célibataires (Editions Arcanes).

Et c’est en 1950 que Jung a publié la première version (en langue allemande) de l’ouvrage complété et traduit en anglais en 1960.

c) depuis 1978, j’ai dit le renouveau d’intérêt pour les cycles. Il correspond à la première synthèse de tous les courants scientifiques en faveur de l’a-causalité : Janus, d’Arthur Kœstler et, peut-être, à l’éclaircissement de l’œuvre de Jarry que constitue le présent ouvrage.

On dira que les appareils des machines célibataires sont évidemment antérieurs à l’appareil jungien; mais qu’importe, en réalité, si celui-ci a été décrypté avant ceux-là?

Les machines célibataires

Des sept ouvrages que Michel Carrouges présente comme les « précurseurs » des machines célibataires, pas un seul ne fut toléré ni même reconnu du vivant de l’auteur. Ce sont : très détaché, Le scarabée d’or d’Edgar Poe, puis L’Eve future, de Villiers de l’Isle-Adam (1886), l’œuvre de Jarry, la Mariée mise à nu par ses célibataires, même, de Marcel Duchamp, Les impressions d’Afrique et le Locus Solus, de Raymond Roussel et La colonie pénitentiaire de Kafka, tous antérieurs à 1914.

Une dizaine d’autres ont suivi, que Carrouges ne cite pas tous, d’Apollinaire, de Mme Hillel-Erlanger, de Leiris, de Cocteau, de Maurice Fourré, etc., pour la plupart contenus dans la période de l’immédiate après-guerre.

En toutes ces œuvres la Machine comporte les 4 parties auxquelles nous sommes maintenant accoutumés, et son décryptage consiste uniquement en l’étude de chacune d’elles.

1 – Au nord-est : le commandement indistinct

A l’origine des écrits hermétiques, nous motions la mention des « livres cachés » dans le temple. Puis, alors même que Bolos trouvait ces livres, il ne pouvait les comprendre – jusqu’au moment où il lisait la phrase célèbre sur « la nature qui domine, celle qui vainc et celle qui séduit ».

Egalement, dans la Kosmopoiia, au niveau le plus haut, l’Etre, même nommé – doublement – demeure inintelligible (en sa nature informe et, donc, en sa totalité).

La même inscription illisible est au sommet droit des machines :

dans Poe, l’écrit n’est pas seulement chiffré, mais d’abord invisible. Il faut la proximité – hasardeuse – d’un feu pour que les signes en soient révélés;

dans Kafka, l’inscription est trop ancienne; il ne se trouve plus personne pour la lire, car le Vieux Commandant est mort;

dans Duchamp, les 3 cases dessinées par le peintre demeurent vides, car Duchamp ignore les signes « schématiques » qui pourraient les remplir et devraient correspondre « à la tripartition de la Voie lactée »;

dans le Locus Solus, se produit initialement « la formulation muette d’anciennes paroles perdues », que seul Canterel peut traduire phonétiquement. Je ne sais pourquoi, lisant ce texte, je pense toujours à Carteret, le magicien du verbe, auquel il est interdit d’écrire;

dans Villiers de l’Isle-Adam, l’Eve future Hadaly est tout entière cette inscription. Car le robot féminin n’est qu’un ordinateur, où s’inscrivent en relief « les gestes, la démarche, les expressions et les attitudes de l’être adoré »;

enfin, dans le Docteur Faustroll, l’initiateur de l’aventure, l’huissier, trouve porte close et ne peut donc lire son commandement à personne, s’en déchargeant aux mains de M. le Maire du Qème arrondissement.

Il faut ajouter que, dans six sur sept des appareils décrits, la lecture impossible se double d’un « délit » indéterminé ou d’une figure ignoble. Le condamné de Kafka est puni pour n’avoir pas obéi à l’ordre qu’il ne pouvait connaître; dans Roussel, le crime, non moins incertain (une agression érotique manquée) vaut au « soldat d’autrefois » d’être enfermé dans la mosaïque que dessine l’appareil sur le sol. S’il vient saisir les 27 livres de Faustroll, n’est-ce pas que l’huissier considère leur possession comme un délit?

La figure ignoble est, dans Duchamp, une « larve cosmique », dans Poe le scarabée. Dans l’Eve future, le professeur met le héros en garde contre le « crime universel » qu’est la fabrication de la femme-objet et ce héros lui-même, confusément, se sait coupable « de n’avoir pas su aimer ».

Dans Le Surmâle, autre ouvrage de Jarry, décrivant  la partie supérieur de l’appareil, un train, l’auteur évoque le papillon Sphinx de mort entré dans sa chambre de célibataire et qui cognait à coups réguliers le plafond : « top, top, top ».

2 – Au nord-ouest : la mariée ou le pendu

Dans le dessin de Duchamp, cette seconde partie se présente comme la mariée même, pendue. Dans la hie de Locus Solus, elle s’offre comme une triple griffe perpendiculaire, agrippante et pénétrante. Dans une œuvre secondaire de Poe, Le puits et le pendule, il s’agit d’une faux dont le tranchant, inexorablement, se rapproche du condamné; dans Le scarabée d’or, c’est un fil, descendu de l’arbre par « l’œil de la tête de mort », qui révèle l’emplacement du trésor. Dans Kafka, cette seconde partie est également une « dessinatrice » ou « demoiselle » qui, perpendiculaire à l’inscription, va la retranscrire dans la chair du condamné.

Ce bourreau féminin (la mariée, la demoiselle, la hie) est lui-même victime : le pendu. Carrouges va plus loin : il suppose que le délit inconnu – ou mal connu : impossibilité de lecture ou érotisme manqué n’est jamais sans rapport avec la solitude de la demoiselle ou de la mariée (le drame de la femme incomprise et rejetée dans L’Eve future). Le coupable, quel que soit son crime, s’est arraché d’abord à la Nature, à l’Etre, à la Loi éternelle que la Femme figure : son châtiment n’est autre que son délit.

3 – Au sud-ouest : le lit de supplice

A l’inscription illisible et au pendu en suspension, dans la partie supérieure de l’appareil, correspondent les deux parties inférieures.

La première est l’endroit, couche, rigole, route où peinent les suppliciés.

Dans Kafka, le condamné y est attaché, nu, et un bâillon étouffe ses cris, tandis que la herse le lacère. Dans Roussel, le lieu de supplice est la mosaïque sur le sol dont est captif le vieux soldat. C’est un bateau-lit qu’emprunte Faustroll pour fuir.

Parfois le supplice est tout autre : dans le Surmâle, il s’agit de l’effort surhumain que s’imposent les cyclistes pour battre le train; dans Le puits et le pendule, de l’angoisse du captif pris entre la faux qui le menace et le puits qui s’ouvre près de lui; dans l’Eve future, ce sera l’impuissance du héros à aimer la femme illusoire.

Mais, toujours le lieu de torture est plus bas que le tourmenteur, par exemple la route que le train.

Il n’est autre que la durée, de la vie vouée à la mort, de l’entropie thermodynamique, de la désintégration de l’isotope, etc., que la Kosmopoiia, jadis, figurait par les 7 rires de Dieu.

Ces 7 sont, chez Roussel, antérieurs aux « histoires du cube de verre », les 7 « ludions »; chez Jarry : les 7 cyclistes du Surmâle ou les 7 jours de la mort universelle dans Faustroll, dont je parlerai plus loin.

Chez les autres auteurs, les supplices sont divers, progressifs, minutieusement décrits, mais ils ne sont pas nombrés.

Dans le dessin de Duchamp, les 7 cônes frappent d’abord le regard. Mais ils se situent au centre (dans la partie inférieure de l’appareil) plutôt que franchement à gauche. Ils surmontent les 3 engrenages dont l’utilité n’est pas définie.

Illustration Pierre-Jean Debenat

4 – Au sud-est : le cimetière, l’éclaboussure

Kafka nomme cette partie « cimetière des uniformes ». D’autres auteurs la figurent par une succession de scènes ou de tableaux (Roussel, Villiers de l’Isle-Adam). Nous verrons l’importance qu’elle prend dans Faustroll. On ne peut pas ne pas penser au « cimetière des symboles hiéroglyphiques » de Flamel ou aux symboles sans signification de Scève.

Si l’Illisible est le Phénix, la herse du supplice le bec du Pélican et les supplices comme les 7 couleurs du spectre ou les 7 mutations de la Salamandre, la 4ème partie de l’appareil se présente d’abord comme le Grain qu’on met en terre et qui ne peut rejaillir qu’autre.

D’où, le double caractère de la 4ème partie : d’une part, un lieu de mort, d’autre part un lieu de « traversée ».

La mort est partout ici. Celle du héros, bien sûr, mais aussi celles de personnages annexes, visiteurs ou bourreaux. Dans Kafka, le supplice du Nouveau Commandant suit la mort du condamné; dans Villiers de l’Isle-Adam, la mort de l’Eve future, enfermée dans une caisse faite comme un sarcophage, est un cataclysme général : le naufrage du navire qui transporte à la fois le héros et sa caisse. Dans Faustroll, le désastre est universel.

Cette mort n’est pas n’importe quelle : elle s’accompagne d’une série de phénomènes dégoûtants : le vomissement (et c’est pour ne pas révéler sa nature non-humaine, en ne vomissant pas, que l’Eve est enfermée le temps de la traversée), ou les éjaculations de la « matière jaune » dans Faustroll, les gesticulations dérisoires, les simulacres mécaniques de l’amour dans le Surmâle.

Mais, essentiellement, elle est un dénuement ensemble qu’un dénouement : la nécessité absolue, en même temps qu’un enrichissement absolu : la découverte du trésor dans le Scarabée d’or.

« Comme le condamné devient calme à la sixième heure! » écrit Kafka. « L’esprit le plus simple s’ouvre alors. Cela commence autour des yeux, puis rayonne et s’étend. Un spectacle qui vous tenterait de vous mettre aussi sous la herse… » (traduction de Vialatte).

Finalement, l’homme qui parle ainsi, l’officier, ne peut résister à la tentation. Il prend la place du condamné, sous le prétexte de vérifier le fonctionnement de l’appareil. Cette simple curiosité « technique » achève de détraquer la machine. L’officier ne connaît pas la délivrance promise, il meurt pour rien : « ce que tous les autres avaient trouvé sous la chine, l’officier ne l’y trouvait pas… »

Pour celui qui n’est pas « conforme », la 4ème partie n’est vraiment qu’un cimetière, car il n’est d’autre salut possible que la révélation de l’illisible inscription par les plaies de son propre corps ou les étapes de sa propre souffrance ou les péripéties absurdes de tous les « voyages ». De tous les morts des Gestes et opinions, seul, le docteur Faustroll atteint à « l’inconnue dimension »; de tous les personnages de Locus Solus, seule, Faustine connaîtra l’espoir de son futur accomplissement.

Carrouges n’a pas tort, ici, de parler de « traversée du miroir », répétant Carroll et Cocteau. A la traversée ne survit – au-delà de la mort – que le voyageur qui sait souffrir sans s’émouvoir, ni de la douleur ni du désir ni du regret, lecteur jusqu’au bout de l’indicible.

Son propre vomissement ou flamboiement, alors, n’est autre que sa délivrance. Le dernier dessin de Duchamp, à l’extrémité droite de sa figure, est cette « éclaboussure ».

Les nombres de Locus Solus

Chez la plupart, les nombres ne sont pas précisés, et seulement visibles sans l’œuvre de Duchamp. Au reste, les appareils des précurseurs, Poe, Villiers de l’Isle-Adam, sont simples : les quatre parties de l’appareil en découvrent tout le secret.

Au contraire, Roussel est prolixe en même temps que minutieux. Pour ne citer que son ouvrage le plus achevé, Locus Solus se présente comme cette description détaillée d’une visite au fabuleux domaine de Canterel.

1 – Le 1er chapitre est centré sur 4 figures : un fétiche et 3 bas-reliefs montrant :

– une jeune femme extasiée dans un rouge crépuscule,

– la même inconnue, royale, royale, extrayant d’un coussin bleu un bouffon rose et borgne,

– le borgne rose désignant un bloc de marbre vert (l’Ego) à l’entrée d’un tunnel fermé par une grille.

Cependant, Canterel ne signale pas 3 couleurs mais 4 : le bleu, le vert, le rose et l’or.

2 – La hie ou demoiselle figure la 2ème merveille du domaine. Il ne s’agit en fait que d’un immense appareil dentaire mû par le vent et le soleil, la mosaïque sur le sol, dont le motif est le reître captif, se composants de dents de différentes grandeurs et de différentes couleurs, que la hie situe en leurs places.

3 – Le 3ème chapitre contient la description de 7 ludions en suspension dans l’aqua-micans d’un immense diamant. Le commentaire de Canterel ne laisse pas de doute sur le caractère historique de l’ensemble, depuis -331 (Alexandre le Grand) jusqu’à l’enfance de Wagner (1813) : 2 144 ans au lieu des 2 154 de Platon et les 2 160 de l’ère traditionnelle.

4 – Le 4ème secret de Canterel se présente comme un cube de verre de proportions non moins considérables et que l’allée circulaire ceinture comme une île. La promenade conduit les hôtes à travers 8 cellules, où 8 personnages, morts et artificiellement ressuscités, accomplissent répétitivement des gestes bizarres et prononcent des paroles absurdes, mais dont les histoires, aux péripéties causalement déduites, sont ensuite longuement contées.

5 – La 5ème étape est une chambre. Y joue le nombre 6. Aux 6 fusées issues de 6 flacons succèdent les 6 objets : une lampe, un poinçon, une règle, une tablette de cire, un appareil acoustique et une feuille de carton évidée qui enserre un grenat plat et taillé en losange, dont l’usage également sera explicité.

Dans le crépuscule, c’est par un sentier montant, escarpé, que, quittant l’esplanade, Canterel a guidé ses hôtes vers la chambre. La nuit venue, une « longue descente » conduit au 6ème lieu.

6 – Placé sous le double signe de Cyrus (date précisée : -550) et de Paracelse, 2 100 ans plus tard, le 6ème secret de Canterel allie la médecine, les tarots et l’alchimie. Les « voyants » : Félicité, Luc et Siléis sont 3; 3 les oiseaux prophétiques; 3 les notes de musique, les tarots utilisés, les corps traités par l’alchimiste : Charbon, Soufre et Salpêtre, dont le produit – la poudre à canon – se retrouve dans les composantes du sang de Félicité et provoque l’explosion qui achève le chapitre.

7 – Jung arrête sa quête aux techniques (astrologie, I King, tarots) qu’il considère comme des méthodes possibles de pénétration de la réalité a-causale, mais qu’il ne sait lui-même pratiquer. Le 7ème chapitre les résume dans l’art du Coq de Noël, astrologue et chiromancien. L’une des clés en est la triple question :

l’ai-je eu?

1         l’ai-je?

l’aurai-je?

Le nombre est donc le 3, mais aussi le 6, les réponses se groupant en « six familles d’esprits ».

Ayant éclairé le destin de Faustine par son horoscope (Saturne dans Hercule), le Coq en découvre le parfait symbole dans ses cartes, sous la rubrique « l’ai-je eu? » : la fuite hors de Byzance, sur un cheval noir, de la courtisane Chrysomallo – vers la « puissante flamme unique qui désormais l’accaparera tout entière ».

Une étrangeté du périple est qu’il ne commence point par le nord-est, comme les appareils antérieurs, mais du milieu du jour et du milieu de la partie supérieure, ainsi que le précisent les sens de la promenade, minutieusement décrits :

Une autre originalité du texte est sa constante antinomie entre la sécheresse descriptive des symboles et la prolixité mélodramatique des récits qui les explicitent. Il faudrait détailler, entre autres, les 8 histoires du cube de verre, d’autant plus extravagantes en leur quête d’une causalité que les « motifs » répétitifs en furent plus froidement décrits.

Mais plus significatifs encore sont les sept ludions en suspension dans l’aqua-micans du grand diamant qui surmonte l’esplanade où œuvre la hie. Retrouvées les paroles perdues que Cantarel traduit phonétiquement, ces personnages se révèlent être :

– Alexandre le Grand, menacé d’être étranglé par un fil d’or que tire un oiseau,

– Pilate, terrassé par une lumière-croix,

– le poète Gilbert qui, sous l’éclat de la lune, invente le sistre impair,

– le nain Pizzighini, qui sue le sang à chaque printemps,

– Atlas, qui botte le firmament dans le Capricorne,

– Voltaire, stupéfait par l’éclat du visage d’une vierge en prières,

– Mme Wagner lisant le destin de son fils (Perceval?) dans les dessins d’une éclatante limaille de fer.

Ici, le thème du Reflet (de la lumière, du printemps, de l’éclat) alterne avec des termes de création (Alexandre, Gilbert, Voltaire, Wagner) comme, dans la Kosmopoiia, les thèmes du Serpent et ceux du Reflet.

Le Surmâle

Différemment, les 7 rivaux du train dans le Surmâle non seulement reproduisent, en les décalant d’une ère précessionnelle, les 7 rires de la Kosmopoiia, mais ils impliquent le même retournement entre les 4 premiers et les 3 derniers.

Comparons :

Phos     Eshakléo      Nous   Genna

Hermès    Kairos    Psyché

et :

les 4 cyclistes vivants

le mort   le nain   le surmâle

Le mort simule la vie de telle sorte qu’on ne le distingue pas de ses compagnons vivants; le Nain est, de tous temps, un symbole hermétique, le surmâle est le fils du Roi, le Prince.

Les symboles sont ici décalés comme des signes zodiacaux :

Cancer          Lion    Vierge

aux signes :

Gémeaux      Cancer   Lion.

Quant au retournement, il est souligné par le fait que, avant la révélation de la mort du 5ème cycliste, comme les célibataires et le train (qui emporte la femme) se trouvent à la même hauteur, la courbe de la route se renverse, de telle sorte que les cyclistes ont l’air de « mouches courant sur un plafond ». Et c’est à cette occasion que Jarry évoque les « top top top » du grand Sphinx atropos au plafond de la chambre.

Mais, que Jarry ait lu ou non le texte hellénistique, qu’il l’ait aussi profondément compris ou qu’il ait, par intuition pure, recréé le même appareil, ces petites rencontres sont peu de chose auprès du prodigieux panorama ésotérique qu’offre son livre le plus secret et le plus riche : les Gestes et Opinions.

LA PATAPHYSIQUE

De toutes les machines célibataires la plus parfaite est la Pataphysique d’Alfred Jarry, entièrement contenue dans Les Gestes et Opinions du Docteur Faustroll. Publié    seulement en 1911, après la mort du poète, ce Précis se décompose en huit livres, de tons et de caractères divers. Le premier porte la date du 8 février 1898, qui put être celui de sa composition. Le dernier n’est pas daté mais, pour une raison décisive, que j’exposerai, il ne peut être antérieur à l’invention de la constante de Planck (1900), en sorte que Jarry a sans doute travaillé au livre pendant les neuf dernières années de sa vie (1898/1907).

L’inscription qui se trouve au seuil de toutes les machines célibataires constitue l’essentiel du 1er Livre. Elle porte le nombre 27, comme la Kosmopoiia et se compose 1) des 27 livres de la bibliothèque de Faustroll, 2) des 27 « élus » tirés de ces livres.

Il faut citer :

 » De Baudelaire, le Silence d’Edgar Poe, en ayant soin de retraduire en grec la traduction de Baudelaire.

« De Bergerac, l’arbre précieux auquel se métamorphosèrent, au pays du soleil, le rossignol et ses sujets.

« De Luc, le Calomniateur, qui porta le Christ sur un lieu élevé.

« De Bloy, les cochons de la Mort, cortège de la Fiancée.

« De Coleridge, l’arbalète du vieux et le squelette flottant du vaisseau qui, déposé dans l’as, fut crible sur crible.

« De Darien, les couronnes de diamant des perforatrices du Saint-Gothard.

« De Desbordes-Valmore, le canard que déposa le bûcheron aux pieds des enfants, et les cinquante-trois arbres marqués à l’écorce.

« D’Elskamp, les lièvres qui, courant sur les draps, devinrent des mains rondes et portèrent l’univers sphérique comme un fruit.

« De Florian, le billet de loterie de Scapin.

« Des Mille et une Nuits, l’œil crevé par la queue du cheval volant du troisième Kalender, fils de roi.

« De Grabbe, les treize compagnons tailleurs que massacra, à l’aurore, le baron Tual par l’ordre du chevalier de l’ordre pontifical du Mérite Civil, et la serviette qu’il se noua préalablement autour du cou.

« De Kahn, un des timbres d’or des célestes orfèvreries.

« De Lautréamont, le scarabée, beau comme le tremblement des mains dans l’alcoolisme, qui disparaissait à l’horizon.

« De Mallarmé, le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui.

« De Mendès, le vent du nord qui, soufflant sur la vaste mer, mêlait à son sel la sueur du forçat qui rama jusqu’à cent vingt ans.

« De l’Odyssée, la marche joyeuse de l’irréprochable fils de Pélée, par la prairie d’asphodèles.

« De Péladan, le reflet, au miroir du bouclier étamé de la cendre des ancêtres, du sacrilège massacre des sept planètes.

« De Rabelais, les sonnettes auxquelles dansèrent les diables pendant la tempête.

« De Rachilde, Cléopâtre.

« De Régnier, la plaine saure où le centaure moderne s’ébroua.

« De Rimbaud, les glaçons jetés par le vent de Dieu aux mares.

« De Schwob, les bêtes écailleuses que mimait la blancheur des mains du lépreux.

« D’Ubu Roi, la cinquième lettre du premier mot du premier acte.

« De Verhaeren, la croix faite par la bêche aux quatre fronts des horizons.

« De Verlaine, des voix asymptotes à la mort.

« De Verne, les deux lieues et demie d’écorce terrestre. »

On pense aux recensements insensés de Scève, mais on y pense seulement. Car les 27 « élus » ne sont en rien insensés. De l’ésotérisme universel ils ne retiennent que les symboles-clés du Verseau (l’arbre, le miroir, le vent) ou de ses alliés dans la Personne (le fils de roi, le créateur, le ténébreux), soit en eux-mêmes, soit dans leurs dérivés (le mime pour le miroir, la lumière pour le roi, etc.), ainsi que les nombres-clés : les 4 cardinaux, les 13 tailleurs, les 53 arbres [(27 X 2) – 1], etc.[1].

S’il n’eut recueilli ces clés, jamais Faustroll n’aurait atteint au terme de son aventure.

Les chapitres suivants décrivent le voyage à travers les 13 îles : ils n’apportent rien de plus, apparemment, que les séries analogues de Roussel, Leiris, Apollinaire et Cocteau (dans Le sang d’un poète).

La mort de l’univers emplit le 4ème Livre. Soit, pendant 7 jours :

– la mort de tous les vidangeurs et militaires,

– des femmes,

– des petits enfants,

– des quadrupèdes comestibles, ruminants, à l’ongle divisé,

– des cocus et clercs d’huissiers,

– des bicyclistes.

La lumière se mue en fumée le 7ème jour.

Illustration Gilles et Pierre-Jean Debenat

Le 5ème Livre décrit les cérémonies bourgeoises de la mort de Latente obscure, avec tout son apprêt sentimental, émotionnel et musical; car « une veine de liquide se rompt à certains intervalles de préférence à d’autres et, selon sa nature, rend certains sons mieux que d’autres. »

Cette résonance n’est pas seulement musicale : elle peut être colorée. Ainsi, écrit Jarry, « Quand Vincent van Gogh eut déluté son creuset, et refroidi la masse en bon état de la vraie pierre philosophale… toutes choses se transmutèrent au métal-roi… » Et le peintre dit : Que c’est beau le jaune!

L’or de l’alchimiste est « jeune et vierge, de tout point semblable à celui dont les petits enfants conchient. »

Le 6ème Livre va donc décrire, tandis que la Machine à Peindre fonctionne, « s’inclinant et déclinant en directions infiniment variées », les éjaculations de la bête Cyclamen (jaune), orthographiée « Clinamen » pour y révéler la nécessaire inversion.

La couleur est ici triplement plaque tournante, comme elle le fut jadis en Grèce, en Chine et dans l’Inde. Elle symbolise les fantômes nés de la mort et le ton de l’ouvrage s’y modifie, comme de la fantaisie la plus échevelée à la méditation la plus profonde; mais aussi elle situe, aux 0,6 de la durée, et plus précisément ensuite, le pont où se renverse la mortelle entropie en cycle inverse, comme les 13 éjaculations renversent les 13 îles.

Celles-ci ouvraient sur l’avenir; celles-là recréent le passé, c’est-à-dire l’ère du Poisson ou de l’Ichtus, depuis -540 jusqu’au temps de Nuysement (1620). Il s’agit de :

1 – Nabuchodonosor changé en bête (le coucher du soleil) : -540,

2 – le fleuve et la prairie (à la robe verte) : -375,

3 – vers la croix (blanche en travers du dragon vert) : -210,

4 – la fuite de l’ange Lucifer (le bleu, le rose) : -45,

5 – Amour (le cœur rouge et bleu) : 120,

6 – le bouffon (rouge) : 285,

7 – le doigt de Dieu : toujours plus loin (vers le haut) : 450,

8 – la peur fait le silence (le noir) : 615,

9 – aux enfers : le sang liquide (vers le bas) : 780,

10 – de Bethléem aux Oliviers [le J-N-R-I (le rouge)] : 945,

11 – simple sorcière, en route vers le diable (rouge) : 1110,

12 – la recréation du monde (à l’exception de la Forme) : 1275,

13 – les médecins et l’amant (le vert, les gémeaux, la vaine dévotion) : 1440/1605.

Les dates sont de moi et je ne puis assurer qu’elles soient exactes, à vingt ans près. Mais il est certain qu’une telle succession d’éjaculations résume les deux mille ans d’Histoire, depuis la fin de Babylone jusqu’au 17ème siècle.

Le 7ème Livre décrit la mort de Faustroll, à l’âge de 63 ans, puis le passage de son âme « abstraite et nue » au « royaume de l’inconnue dimension ».

Le 8ème Livre se compose de deux lettres d’outre-tombe, d’un dialogue sur l’Erotique, d’un fragment de catachimie et de l’ultime savant calcul relatif à « la surface de Dieu ». Ce sont les seuls fondements authentiques de l’immense science de Pataphysique dont il est à craindre que, jusqu’à présent, ses admirateurs eux-mêmes n’aient perçu que le prenant délire.

Alors qu’il s’agit peut-être du plus précis des appareils ridicules.

Je crois du moins que Jarry en avait l’ambition. Je ne peux trouver un autre sens à l’extraordinaire dialogue entre Mathetès et Ibicrate (Petits crayons de Pataphysique d’après Ibicrate le Géomètre et son divin maître Sophrotatos l’Arménien, traduits et mis en lumière par le docteur Faustroll), si différent de ton des premiers livres!

« La juxtaposition des deux signes (+ et -), du binaire et du ternaire, donne la figure de la lettre H, qui est Chronos, père du Temps ou de la Vie, et ainsi comprennent les hommes… »

Mais :

« Le tétragone de Sophrotatos, se contemplant soi-même, inscrit en soi-même un autre tétragone, qui est égal à sa moitié, et le mal est symétrique et nécessaire reflet du bien, qui sont uniquement deux idées, ou l’idée du nombre deux… »

Les nombres de Jarry

En 1905, il faut être à demi-fou pour écrire un traité d’ésotérisme et fou complètement pour le chiffrer. Tout le siècle précédent a été rempli des élucubrations les plus démentielles en ce domaine : emploi immodéré du nombre d’or (tel que θ – 1 = 1/θ), du nombre π, des nombres mystérieux prétendument inscrits dans la Grande Pyramide ou recueillis de quelque ancien grimoire.

Mais, depuis trois siècles, les mathématiciens ont joué de constantes non moins surprenantes que le nombre d’or. J’ai cité le Nombre d’Avogadro. Dès 1620, Neper avait inventé les logarithmes sur la base de e = 2,178; au siècle suivant, Euler le nombre è – 1 = 1,718, limite à l’infini de la série des factorielles inverses et base, au 20ème siècle, de l’étude de la désintégration d’un corps radioactif. Enfin, Planck nombrait le « quantum d’action » d’un électron ondulatoire (de fréquence f) : h = 6,624⁻²⁷ (plus proche de 6,6 lors des premières estimations de h).

Pour le profane, les nombres e, e – 1, h n’étaient pas moins irrationnels (dans le sens de fantastiques) que le nombre d’or. Il ne peut donc surprendre que les nombres de Jarry n’aient prêté qu’au sourire. Lui-même ne quittait pas son masque bouffon : « J’ai vu les deux rangées de spectres et le spectre jaune m’a rendu mon centimètre par la vertu du chiffre 5,892 X 10⁻¹⁵ » (VIII, 1ère Lettre d’outre-tombe).

« Le soleil est un globe froid, solide et homogène. Sa surface est divisée en carrés d’un mètre, qui sont la base de longues pyramides renversées, filetées, longues de 696,999 km » (VIII, 2ème Lettre).

« Subitement, la seconde retrouvée par la valeur absolue de 9,413 kilomètres… »(VIII, 2ème Lettre).

Certainement, Jarry parodie le langage scientifique ici (le calcul de la longueur d’onde par le temps), le langage pseudo-ésotérique là (les calculs déduits des dimensions des pyramides). Le chiffre 5,892 X 10⁻¹⁵ est visiblement une parodie de la constante de Planck.

Il n’est qu’un malheur : les nombres 5,892, 9,413, 696,999 ne peuvent être hasardeux.

Le rapport 9,413/5,892 = 1,5975

et 696 999 = 1,5975¹⁴ (puisque le schéma compte 13 phases).

Lorsqu’on pense au travail que représente la recherche de la 14ème puissance de 1,5975, en un temps où le calculateur électronique n’existe pas, on ne peut croire que Jarry s’y soit livré par plaisanterie.

Examinons.

h se présente comme « la surface décrite par le quantum d’action de la particule ou par le rapport fréquence/énergie f/e. »

Or, la surface de tout cercle est donnée par la formule : πR².

Le rayon d’action de la particule est alors :

a) au carré :

R² = h/π = 2,094 (pour h = 6,6),

et b) :

R = √h/π = 1,44.

D’autre part, la durée d’un corps est donnée par les 12/7 de Platon ou les 1,718 (e – 1) de la physique contemporaine.

En considérant e – 1 comme un autre rayon au carré (du cercle inscrit chez Platon), R’ = √e – 1 = 1,310,

et le rapport R²/R’ est 1,5975.

En possession de ces deux nombres : le rapport constant R²/R’ = t = 1,5975 et R = 1,44, Jarry dispose des matériels mathématiques qui permettent de calculer les orbites de résonance, c’est-à-dire les inscriptions successives des deux cercles de Platon : le cercle de la durée et celui de l’éternité archétypale, calculé en fonction du seul quantum d’action :

1,44 X 1,5975 = 2,308, peu différent de 12/5 : 2,4,

1,44 X 1,5975² = 3,688,

1,44 X 1,5975³ = 5,892,

1,44 X 1,5975⁴ = 9,413, etc.

En ordonnées :

Ces nombres sont si peu ridicules que, depuis de Niels Bohr, postérieure à celle de Jarry, h = h/2π, et ce nombre h est effectivement considéré comme la constante « cinétique » qui permet de calculer les positions successives de la particule sur les orbites subatomiques, par la fonction :

Niels Bohr considère comme une circonférence (π2R) la constante h, que Jarry considère comme une surface (πR²)[2].

S’il ne retrouve pas ainsi la série cinétique des orbites subatomiques, il retrouve la série atomique des corps chimiques, que commande la formule 2 n².

Mais il retrouve bien davantage : la mesure limite de l’infini : 696,999 Unités de temps, ou 1,44 X 696,999 = 1 000 Unités.

En temps platoniciens (1 260 ans), le nombre devient :

1 000 X 1 260 = 1 260 000 ans

ou, plus exactement :

1 003,6785 X 1 254  : 1 258 612,8 ans.

C’était, en 1905, la plus longue période calculée par un ésotériste occidental[3].

Et c’était aussi la première synthèse – presque parfaite – de l’ésotérisme millénaire (Platon, Ptolémée, Jean, Joachim) et de la physique du 20ème siècle. J’en noterai une application :

Platon situait le retournement du temps entre 81/64 et 12/8, ou entre 1,2154 et 1,5 dans la durée. Entre 1 524 ans et 1 835 ans dans l’ère précessionnelle.

Jarry donne le nombre : 1,44 = 1 814 dans l’ère précessionnelle, à 1 814 – 1 260 = 554 ans de l’Unité (ou Royaume), c’est-à-dire aux 0,6 de la durée de 900 ans, ainsi que la physique contemporaine date le retournement précessionnel (ou « résonance ») des 0,6 de la durée de l’électron.

Il reste que les précisions croissantes données au nombre h depuis 1905 affinent les nombres de Jarry et les approchent de ceux de Platon. R² = h/π ne vaut plus 2,094 mais 2,108.

R ne vaut plus 1,44 mais 1,451 ou 1 + 0,451.

Il n’est pas impossible que les limites de ces corrections, à l’infini, soient les nombres 2,154 et 0,464, tels que le rapport q X 1/q = 1 soit en effet 2,154  X  0,464 = 1, permettant la série :

0,2154 X 2,154 = 0,464; 0,464 X 2,154 = 1;

1 X 2,154 = 2,154; 2,154 X 2,154 = 4,64;

4,64 X 2,154 = 10; 10 x 2,154 = 21,54; etc.

Le point cardinal

On dira qu’aucune autre machine célibataire n’atteint à la précision de Faustroll. Il faudrait, pour en être sûr, les analyser plus minutieusement que je ne l’ai fait, pour ne pas fatiguer le lecteur.

J’en donnerai pour exemple Le point cardinal (1927), où Michel Leiris reproduit très en détail les quatre parties de l’appareil.

1) au nord-est se reconnaît la « rampe », comme une « herse de lumière »,

2) puis la chute verticale, une cascade remplaçant ici la mariée, la hie ou la dessinatrice,

3) au sud-ouest, la forêt, semée d’inscriptions obscènes, « le sexe à la clé de voûte, d’où pendait une lampe à huile dont la flamme tenait lieu de toison ». Les graffitis de la forêt sont des tatouages à même la peau d’une femme nue et qui figurent toute l’histoire du monde, recréant ainsi les séries « historiques » de Roussel et de Faustroll.

Quant aux machines, elles marchent au gaz et entraînent le narrateur dans un autre lit de supplice : « Une eau limoneuse, entre deux rives industrielles, bordées d’usines à gaz et de tas de charbon »,

4) le voyage s’achève dans un cimetière d’uniformes et de livrées annoncé comme « champs catalauniques » (19 lettres). S’y combattent des chariots et des guerriers. Quand la bataille s’achève, les 19 lettres de l’inscription s’inscrivent dans le sol, tandis que le nombre 19 se projette en flammes aériennes dans le Ciel, où le 1 et le 9 se séparent.

Je n’aurais pas vu le moindre rapport entre les 27 de Faustroll et les 19 de Leiris si je n’avais eu en mémoire les 19 Lettres Vivantes du prophète iranien du 19ème siècle, le Bâb, fondateur du bâbisme (le béhaïsme aujourd’hui) et l’affirmation du prophète que les Lettres seront 27 le jour où le Nouveau (dieu) sera survenu[4].

Comparons :

Il ne manque, à ce dernier schème, comme aux 19 lettres du Bâb, que les 4 supérieurs ou Anges et les 4 inférieurs ou précessionnels, du Motif proprement dit : le nouveau dieu.

C’est qu’en effet, Dieu ne s’identifie pas à l’Unité. Dans le 8ème Livre de Faustroll, Jarry a démontré que Dieu est trigone et l’âme pareillement, mais que l’homme est tétraèdre « parce que ses âmes ne sont pas indépendantes ». Si les âmes se font indépendantes (par la synchronicité a-causale), l’homme est Dieu.

Jarry a conclu son livre par l’affirmation décisive : Dieu est le point tangent de zéro et de l’infini, que toutes les machines contiennent en germe mais quel Kant avait déjà formulée.

Le motif et l’émotivité

Pas plus que la Kosmopoiia, les machines célibataires ne peuvent être réduites au numérique. Une pensée archétypale est au travail dans ces étranges recensements.

Dès les premières machines, d’Edgar Poe et de l’Isle-Adam, on voit se poser et s’opposer deux attitudes du JE; non pas, comme on aurait pu s’y attendre, le sujet et l’objet, mais le lecteur (voyeur, observateur…) et le délinquant.

Chez les deux auteurs, les deux attitudes se jouxtent très étroitement, au point de se confondre. Si la récupération du trésor est un délit (dans Le scarabée d’or), cette récupération ne se réalise que par le décryptage du parchemin; si la création de l’Eve future est le délit par excellence, cette création n’est autre qu’une lecture (phonographique, puis cybernétique), puisque l’Eve n’est qu’un robot.

Plus tard, chez Kafka et Roussel, les deux attitudes se séparent et se diversifient à la fois. Chez Kafka, le délit l’emporte : il est la cause (ou motivation) du supplice. Mais la lecture est double : impossible dans l’épellation, car le chiffre de l’inscription a été perdu, mais réalisée dans la révélation, quand les lettres s’inscrivent dans la chair du condamné.

Chez Roussel, la lecture l’emporte : Les Impressions d’Afrique comme le Locus Solus ne sont guère que des lectures. Mais, en chaque scène de l’un et chaque tableautin de l’autre est décrit un délit, ainsi que son châtiment. Ces délits sont de deux ordres, soit un appauvrissement, soit un accaparement. Et le châtiment est le dénuement ou le hasard.

La pataphysique de Jarry reprend et ridiculise toutes ces notions. Lectures sont le voyage à travers les 13 îles, et les 27 ouvrages retenus par Faustroll; mais délits sont les 27 Verbes soulignés en chaque ouvrage et les 13 éjaculations.

Châtiment est la mort, au terme de leur durée, de tous les personnages, mais lectures – révélées – les Nombres et les Principes au-delà de la mort de Faustroll.

Cependant, les notions d’épellation et de révélations (dans la Lecture) sont ici à peine soulignées, sauf par le rire du singe : Ha Ha, que l’épellation ne peut éclairer sans le secours de la révélation. Quant aux notions de dépouillement et d’accaparement, (dans le Délit), elles sont si bien mêlées qu’elles en deviennent indiscernables.

C’est que, à la notion de Lecture, Jarry substitue celle de motif, à la fois « figure » et « motivation »; à la notion de Délit, il substitue celle d’émotivité, à la fois « peur de manquer » : la nécessité ou le besoin, et « la volonté d’acquérir », par hasard, événement ou chance.

Ce faisant, il dédouble la dialectique kantienne entre Nécessité et Contingence.

Il montre que la Nécessité n’est pas seulement une « causalité » (ou une motivation) mais aussi le dénuement, dans le sens populaire du vocable. Et que le Contingent n’est pas seulement le hasard de Kant et de Monod mais aussi la limite quantique, comme dans les expressions : le contingent militaire, le contingent fiscal, le contingent import-export, etc.

Ainsi se dessine une nouvelle quadrilogie, qui n’oppose plus seulement la logique subjective (causale) et la non-logique objective (contingente), mais aussi la Certitude d’une part, la Probabilité de l’autre.

Contrairement à la prétention rationaliste, nous savons aujourd’hui que la causalité, la spécialisation, l’accroissement des combinaisons possibles par la multiplication des facteurs, n’est pas le chemin de la certitude, mais celui de l’indétermination, de l’incohérence et de la destruction au bout.

Les poètes l’ont toujours dit.

Illustration Pierre-Jean Debenat

La liberté

Les appareils des précurseurs, Poe, Villiers de l’Isle-Adam, Kafka encore, n’ont pas  rejeté la notion de délit, ni, par suite, le principe de causalité. Ce sont des machines d’esclaves, dépourvues de sens (à l’exception de celui, tout causal, de la dessinatrice ou du pendu). Dès qu’interviennent les sens, chez Roussel, chez Jarry, on voit que les motifs se multiplient, se précisent :

– historiques dans le sens causal,

– répétitifs dans le sens inverse,

et répètent en somme les 7 rires d’une part, les 4 pythons et les 3 reflets de l’autre, de la Kosmopoiia.

Mais, d’une autre manière, les machines du Locus Solus et de Faustroll ont rejoint le précis de Nuysement. Le problème n’y est plus que celui du dépassement de la mort. Et le dépassement, en ses 4 possibilités, est tel que les notions de délit et de châtiment, de jugement, de justification, n’interviennent jamais plus. En même temps, la seule vertu de nos pères, la sensibilité ou l’émotivité, devient le péril par excellence; si bien qu’il ne peut justifier la Justice.

Sans doute, en 1905/1910, la Justice est loin d’avoir déserté. La France vit encore des remous de l’affaire Dreyfus; et le prophète de Sion, Théodore Herzl, a vu, avant de mourir, triompher son idée d’une reconstruction de l’antique Israël.

C’est au nom de la légalité, du Bon Droit contre le mauvais que vont être déclenchées les terribles hécatombes de 1914, puis, de 1939 (dès 36, en Espagne). Depuis lors, les mêmes législations et d’autres, du travail par les syndicats, de l’amour, du couple, de la procréation par les lois de plus en plus nombreuses, de la sociologie et de l’économie par des planifications sans nombre, ont poursuivi dans la même voie, qui n’est pas celle de la liberté.

Mais Roussel et Jarry n’ont pas écrit pour leur époque. Leurs précis portent les deux siècles à venir. Ils en annoncent seulement le terme : un temps – tout autre – où la notion de délit aura totalement disparu, en même temps que la justification par l’émotivité, pour laisser en présence le contingent et la nécessité-besoin (le motif et la motivation) d’une part, la réitération et la précession de l’autre. Comme dans le schème :

L’homme que ce schème décrit est le libéré, conscient à la fois de sa place dans l’univers (dans l’espace et le temps) et de son pouvoir réel. Libéré parce que responsable, non pas en regard d’une quelconque causalité mais en regard de l’éternel possible : l’instant, où le devenir le relance, toujours vierge en l’action non encore devenue, pour tisser à nouveau son fil, s’il est un ver, ou pour créer le nouveau cristal, le nouveau corail, le nouveau fractal, qui le motivera de nouveau.

Si les œuvres hermétiques ont mené jusqu’à l’absurde les jeux de nombres platoniciens, on voit que les machines célibataires mènent jusqu’à l’absurde les jeux de mots kantiens. Car le Motif vaut bien l’Afférence!

Il reste que ces jeux nous en disent plus sur la nature de l’Etre que la sériosité rationnelle et la gravité religieuse :

que les dieux dégénèrent et que, si l’Amour fut dieu, l’émotivité n’est plus que la chaîne de l’esclave, seulement balancé entre la peur du risque et l’espoir de la bonne heure,

mais que les dieux renaissent et que, par-delà le Juge et le Jaloux, c’est à nouveau le démiurge, Libérateur, qui dispose des figures et des motivations, qui impose le quantum, ainsi que l’inversion, quand l’heure en est venue…

sinon pour le bonheur de l’homme, du moins pour sa résurrection.

 

Jean-Charles Pichon


[1] Les deux seuls élus qui ne sont pas tirés d’œuvres contemporaines sont encore des figures du Libérateur : le Calomniateur ou Tentateur de Luc et le fils de Pélée, Achille.

[2] En fait, comme nous le verrons, il s’agit d’un volume (conclusion : le Scepticisme).

[3] Car le Para indien vaut également 1 000 Unités.

[4] Lire L’Islam dans le Coran (Editions E-dite).

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LES PRECIS RIDICULES – Conclusion –

Conclusion

De la portée du principe

et de l’importance des drapeaux

 

I

LE SEPTICISME

L’une des naïvetés les plus constantes de l’humanité est d’opposer le fanatisme à la vérité. Si Jésus reproche à l’intransigeance des prêtres le supplice et la mort de tous les prophètes ou si l’on charge encore le fanatisme romain de la mort de Bruno, du supplice de Vanini, de l’emprisonnement de Campanella ou  de Galilée, ce sera tout à l’inverse le fanatisme laïque ou révolutionnaire qu’on jugera responsable des morts de Lavoisier, Chénier ou Kammerer.

Cela est exact, sans doute : le fanatique se pose en juge, il ne sait que condamner. Du moins reconnaît-il celui qu’il envoie à l’échafaud ou au goulag : il tue mais ne triche pas. C’est-à-dire que, loin de se présenter comme l’adversaire de la « vérité », le fanatisme s’affirme comme son abus.

Le sceptique est tout bon, tout humain. Il n’aime pas se rougir les mains : il lui suffit de calomnier, ou de réduire (les têtes, à l’occasion). A la limite, il se réduit lui-même.

Je me rappelle mon étonnement et mon scandale en découvrant, il y a trente ans, que l’excellent présentateur de la Queste cistercienne du Graal, Albert Béguin, avait tout bonnement supprimé du texte – comme sans intérêt – tous les symboles astrologiques : le Taureau, les Gémeaux, qui sont l’une des clés de l’œuvre.

De telles auto-censures ont cessé de me surprendre. Pour ne traiter que des huit précis, il n’est pas un de leurs commentateurs, parmi les plus honnêtes, qui ne s’en soit rendu coupable.

Le traducteur catholique de la Bible, Crampion, affirme que l’expression « la trentième année » n’a pas de sens, alors qu’il interprète correctement les « cinquième », « sixième », « douzième », « vingt-cinquième année » (parce qu’il lui faudrait reconnaître que la Vision n’est pas seulement une sorte de prélude poétique mais qu’elle recouvre l’œuvre et la vie du prophète).

Quant aux « 390 années » d’Ezéchiel, elles se transforment en « 190 années » dans la plupart des traductions.

Ni Diogène Laërce[1], ni Karl Jaspers[2], à plus de seize siècles d’intervalle, ne disent le moindre mot du nombre nuptial, des nombres cosmologiques et des nombres ludiques de Platon, bien qu’ils soient certainement parmi les bons experts du monde platonicien.

Dans l’édition française (Gallimard) du « Classique du vide parfait », une bonne vingtaine de chapitres ont été déplacés d’une partie à l’autre, dénaturant l’unité même – dans la diversité – d’un ouvrage conçu comme une partie de Ma Jong, par défaut d’en avoir perçu la cohérence.

Il n’est guère qu’un présentateur des grandes doctrines alchimiques : Lucien Gérardin, pour montrer la bonne foi, je dirai : instinctive, de ne pas en omettre; et le meilleur exégète peut-être de l’œuvre de Nuysement, le pasteur Schmidt, offre le poème central des Visions sans dire qu’il concerne le Verseau.

Aucun commentateur ne donne les douze catégories de Kant sans ce sourire d’ironie qui fait que le lecteur tourne vite la page. Le merveilleux Carrouges lui-même traite des Machines Célibataires comme si elles ne comportaient aucune numération, et du Locus Solus comme s’il n’était pas, d’abord, une promenade aux sens précisément notés.

L’ouvrage de Jung n’est pas encore publié en langue française que ceux qui en répandent le texte polycopié en ont ôté le chapitre sur l’astrologie, sous le prétexte que l’auteur en eût avoué l’insuffisance.

Ce qui est recherché ici et là, par la censure de l’astrologie ou des signes, des sens ou des numérations, ce n’est pas la condamnation du précis, en son originalité, puisque Béguin, Crampion, Benedykt Grynpas, Laërce, Jaspers, Carrouges se donnent pour des admirateurs de l’œuvre qu’ils traduisent ou commentent, et qu’ils le sont évidemment. C’est la censure, la suppression de ce qui fait la communauté de ces œuvres :

le principe que chacune d’elles, par ses méthodes propres, réaffirme et démontre.

Si le sympathisant peut agir de la sorte, on imagine la mauvaise foi de l’adversaire. Pour nier le principe commun, tous les moyens seront bons, et tous les arguments seront utilisés.

Si je suggère que les Précis œuvrent dans le même sens et ne construisent en fait qu’un unique appareil, le sceptique me répondra que c’est bien sûr : leurs auteurs n’ont rien fait que copier l’un sur l’autre : Nuysement sur Ezéchiel, Kant sur Platon, Jung sur les taoïstes et Jarry, peut-on croire, sur la Kosmopoiia.

Si je démontre alors qu’aucun de ces appareils ne peut être un plagiat (par la diversité des problèmes en question et des méthodes utilisées), le sceptique triomphera : certainement, ce ne sont là que fantaisies sans fondement et seul un chimérique peut y rechercher l’ombre d’une clé universelle.

Essayons cependant d’épouser en effet un point de vue après l’autre.

Les huit et les autres

Que Nuysement ait lu Ezéchiel ou Kant ait étudié Platon, cela n’est pas discutable. Il se peut même que Jarry ait connu la Kosmopoiia de Leyde, découverte à Thèbes à la fin du siècle dernier.

Mais j’ai eu la Kosmopoiia, la République et le livre d’Ezéchiel plus de vingt ans en ma possession sans y déceler l’Appareil. Combien lisent et relisent la Bible, Platon et Kant sans y soupçonner même de tels appareillages?

Le scepticisme est ici un barrage suffisant.

Au reste, la connaissance du précis antérieur et prétendu modèle n’est que rarement démontrée. Jung ne cite aucun des huit parmi ses grands prédécesseurs, qu’il recense pourtant abondamment. Ni Poe ni Villiers de l’Isle-Adam, entre autres, ne pouvaient connaître le texte hermétique, qui n’était pas retrouvé de leur temps.

Mais, surtout, il est impossible que Nuysement, Kant, Jung et Jarry, pour ne parler que des auteurs les moins anciens, aient pu rapprocher des modèles qui ne s’éclairent que l’un par l’autre. Solitairement, chaque œuvre n’est qu’un jeu, à ce point liée aux modes et croyances de l’époque qu’elle semble inutilisable en d’autres temps.

Elle ne le semble pas : elle l’est.

Hors de l’ésotérisme des tribus, le Livre d’Ezéchiel est illisible; hors des tables de Pythagore, Platon; hors du contexte chinois du 3ème siècle avant notre ère, Lie tseu; hors de l’hermétisme, la Kosmopoiia; hors de l’ésotérisme de l’alchimie, Nuysement.

Cette modernité exclut le plagiat : elle explique la diversité, des problèmes posés d’abord, puis des solutions proposées.

Dira-t-on que, dans ce cas, les précis ont copié la science de leur époque? Cela est vrai et faux à la fois. Je l’ai suggéré, trop hâtivement, par l’étude des nombres de Faustroll. J’en donnerai d’autres exemples, tirés de la mathématique moderne.

Soit les seuils ésotériques : 0, 1/2, 1, 7/5,  – 12/7, 2, connus de la plus haute antiquité (ils correspondent aux 4 points cardinaux et, pour le 5ème, au principe d’inversion, appliqué à Sumer) :

a) Depuis Taylor, puis Euler, les séries convergentes sont le scandale, puis l’amusement des mathématiciens, la plus usuelle étant la série népérienne, dont la sommation est : e = 2,718.

L’une aura pour limite, à l’infini, √2 ou 7/5; une autre, e – 1 ou 12/7.

b) La série

a pour limite a quand q tend vers 0 et 0 quand q égale 1.

c) Pendant une grande partie de sa vie, Henri Poincaré a cherché à créer une série convergente dont la « somme » serait 2. Ce furent les fonctions fuchsiennes, du type :

L’une de ces séries est :

5/3  7/4  9/5  11/6  13/7  15/8, etc.,

qui, à l’infini, n’atteint jamais 2.

d) A l’inverse, la série orbitale, utilisée dans le tableau périodique des éléments chimiques, 2n² a pour limite 2 quand n = 1.

e) Enfin, la fonction a/x = b/(x – a) est semi-convergente autour de 1/2. Pour x constant, b croît de a/x = 0 à a/x = 1/2, et décroît de a/x = 1/2 à a/x = 1.

Si bien que la machine célibataire la plus complexe, de Roussel ou de Jarry, peut être formulée par de telles fonctions ou séries, à l’exclusion de tout autre symbole :

Mais :

1) hors des grandes machines célibataires, aucun autre appareil, ésotérique ou non, ne présente une synthèse aussi parfaite des séries convergentes ou semi-convergentes;

2) il y a deux mille ans déjà, les précis de Platon, de Lie tseu et de la Kosmopoiia en contenaient plus que l’ébauche.

C’est ce qu’un sceptique ne peut concevoir. Car il nié, dès le départ, l’universalité de la clé, dans laquelle il ne voit qu’un jeu.

Le jeu est évident : 12,54 (corrigé en 12,56 par l’affinement de π). Mais quel nombre scientifique procède d’une quête moins ludique?

Honnête comme seuls les plus grands le sont, Max Planck reconnaissait en 1930 que « la clairvoyance idéale du savant… provient uniquement de ce que le monde de la physique n’est rien d’autre qu’une image du monde réel créée par l’esprit humain ». Il savait de quoi il parlait. Sa célèbre constante (6,6 à l’origine), devenue la clé de l’univers quantique, n’est rien que la surface de la sphère dont le rayon est le nombre de Platon divisée par la vitesse de la lumière.

Affiné par le calcul de π, le nombre de Platon 4π égale 12,566 36…

La surface de la sphère est donnée par : 4πR².

En donnant à R la valeur de 4π :

S = 4π X (4π)²

(4π)³

1985,82

Mais la vitesse de la lumière n’est elle-même que le rapport entre l’unité absolue (électromagnétique) et l’unité C.G.S. Au temps de Planck :

[3]

Loin que l’ésotérisme puise à pleines mains dans le vaste arsenal scientifique, n’est-ce pas généralement l’inverse?

 

II

DES MODELES D’UNIVERS

Au prix de n’importe quelle censure le sceptique réfute l’immutabilité du principe. Au prix de n’importe quelle confusion le fanatique nie la diversité des modèles. Ainsi voit-on le second exclure l’ésotérisme avec autant de violence que le premier, mais pour des motifs différents.

De l’unicité qui fonde les précis l’agnostique fait une illusion; de la diversité qui les exprime, le fanatique, ou politique ou religieux, fait l’œuvre du Mal, déviationnisme, aliénation ou, à la limite, satanisme. A cette confusion le meilleur esprit succombe : Guénon affirme que l’ésotériste inverse la voie droite, divine, pour livrer le monde à Satan. Pascal redoute un dieu futur qui ne serait plus Jésus-Christ.

Même cette crainte, pourtant, avoue que le Nouveau peut être un autre, comme la censure du sceptique prouve que l’hypothèse d’un Principe n’est pas si ridicule qu’il le prétend.

L’étrange est ici que tous deux, le sceptique et le fanatique, pourraient admettre la validité de l’ésotérisme : pour la diversité de ses figures le premier, pour la permanence de ses clés le second. Mais, évidemment, c’est ce qu’ils ne font pas. Car l’unicité de la clé suffit à condamner le scepticisme, comme la diversité des signes condamne la croyance exclusive en ce dieu-là.

En notre époque, tous deux nient donc l’attente du Verseau, de l’Esprit Libre ou du Dispensateur, ainsi que tous les systèmes qui le montrent advenant. Voltaire ne veut pas que l’avenir soit encore religieux et Madelin ne veut pas d’un autre dieu que l’Ancien, parlant le premier comme Ephémère et le second comme le Zélote. Or, nos problèmes particuliers, liés aux questions que nous posons, ne sont plus ceux de l’Hellénistique, bien qu’une même corruption y ait mené jadis et y mène aujourd’hui; les « drapeaux » sont différents en des époques différentes (les « natures » autres), bien qu’un même souffle ou une même loi déchirent celui-là et celui-ci.

J’ai montré comment les précis anciens – d’Ezéchiel à Bolos – d’une part, et les précis modernes de l’autre jouent des mêmes rythmes et des mêmes nombres, que ne contredisent ni les grandes traditions ni les recherches scientifiques les plus particulières. Mais j’ai aussi montré, tout au long de cet ouvrage, comment une figure chasse l’autre, modifiant à chaque fois le problème posé.

Au Benjamin d’Ezéchiel, à l’Eros de Platon et à l’Arc de Lie tseu le SAGITTAIRE toujours, dieu de la volonté, de la direction, du nombre, a succédé, d’une ère à l’autre, le Ténébreux, le SCORPIONNAIRE, l’Archétypus de Nuysement, de Kant et de Jung, dieu du subconscient ou de l’inconscient, l’ancien Basis des basiliques ou l’ancien Pistis des gnostiques, qui furent le Ruben des tribus.

Au drame antique : la mort de la Vierge, a succédé la mort du Souverain, du Lion, du Roi; et, à la fin de la préservation terrestre, la fin de l’harmonie objective.

Au renouveau, grec ou juif, puis chaldéen et rationalisé, de l’Hermès (notre Cancer), a succédé le renouveau, islamique ou chrétien, puis juif et rationalisé, de l’Observance, de l’objectivité, de la norme et du semblable (les Gémeaux), etc.

Si la même tragédie se joue par-delà les deux millénaires, les acteurs en sont différents, ainsi que le théâtre et le public. De sorte que Jung n’a pu répéter Lie tseu, qui ne connaissait pas la psychanalyse, ni Jarry Bolos, qui ne connaissait pas le contingentement. L’attente de la Libération ne conditionne pas l’esprit humain comme le fit l’attente de la Charité.

Illustration Pierre-Jean Debenat

La partie d’échecs

Un bon joueur d’échecs dispose, en chaque partie, d’une possibilité presque illimitée de coups, caractérisés chacun par une figure différente. Mais, d’une partie à l’autre, les règles demeurent les mêmes : le cavalier ne se meut pas comme la tour, ni la reine comme le fou; puis, les coups eux-mêmes ne sont pas permis à n’importe quel moment ou en toutes les figures : en début de partie le pion peut avancer de deux cases, le roque exige que le roi ne se soit pas encore déplacé, etc.

On peut considérer les huit comme cet excellent joueur d’échecs. Ils connaissent les règles ou les ont retrouvées : par exemple, l’inversion du temps à 7/5 ou √2 ou 1,44 (4 figures sur 7 dans la durée). Si bien que le retournement d’Ezéchiel, du côté gauche au côté droit) (I, 44, ss.) n’est pas autre que la précession de Platon ou le renversement après le 4ème rire dans la Kosmopoiia, après le 4ème coureur dans le Surmâle, etc. Si Ezéchiel donne le nombre 390, Platon donne le nombre 354 et Jarry, sensiblement le nombre : 1,71 – 1,44 = 0,27, c’est-à-dire 356,20 si l’Unité est 1 260, comme chez Platon.

De telles règles seront valables non seulement pour ce coup (l’ère du Poisson ou l’ère du Verseau) dans cette partie-là, d’unité 1 260 et de durée 900, mais elles régiront tous les coups de la partie.

Elles régissent non seulement tous les coups de la partie, mais toutes les parties, que l’Unité en soit 1 260 ou l’Unité d’un homme, d’un isotope, du globe terrestre, du cycle des taches solaires, de l’histoire des tribus, de l’histoire de l’alchimie, de ce dieu-là : le Taureau, le Justicier, l’Amour, ou de la moindre pensée, depuis le début de son élaboration jusqu’à l’ultime formulation de son résidu : le scandale du sceptique.

Or, si les probabilités de figuration sont des plus restreintes dans un coup (dépendantes des positions des pièces, planètes, astres, archétypes), elles sont très nombreuses dans une partie (cette Unité-là) et apparemment sans limite dans l’ensemble – lui-même indéfini – des parties imaginables.

Apparemment : car il n’est pas d’ensemble qui ne figure une totalité, il n’est pas d’infini mathématique qui ne se borne à une limite, comme la série logarithmique à e (2,718).

Il est bien clair, dès lors, que je pourrais multiplier les appareils au-delà des huit, adjoignant aux visions d’Ezéchiel et de Nuysement celles de Catherine de Sienne ou de Dante, aux calculs de Platon et de Kant ceux de Djabir ou de Lulle, aux interrogations de Lie tseu ou de Jung celles d’Imouthès ou d’Empédocle, aux délires de la Kosmopoiia ou de Jarry ceux d’Homère ou de Tanchelm, de Zénon ou de Rimbaud (« les fleuves impassibles ») sans quitter l’Appareil, dont je modifierais seulement les figures toujours exactes si leur localisation l’est.

Le scandale de notre 20ème siècle : la réitération du cycle est une bien petite merveille auprès de celle-là! Dont la rigueur presque maniaque n’a pour égal que la démente disparité!

Après avoir cherché dans le « principe » dynamique la preuve de la pérennité de la Clé, est-ce donc de la variété sans nombre des figures que je peux l’extraire? Du moins devrai-je ici abandonner le sérieux de la quête scientiste pour l’étrange liberté inassouvie du joueur.

Le collier de Tabî

Il s’explique très bien qu’on ne puisse, sans abus de sens, faire coïncider ensemble les quadrilogies et les trilogies de nos huit appareils : ni les 4 de Kant ne sont les 4 de Platon, ni les 7 ludions de Roussel les 7 rires de la Kosmopoiia.

Il s’explique aussi bien que, d’une manière ou de l’autre, les huit se réfèrent à l’astrologie, soit ouvertement : Platon et Lie tseu à la Grande Année, Jung et Roussel aux Signes, soit occultement, par le sens caché des 12 tribus ou des Opérations de l’alchimie (les 12 de Bacon, de Villeneuve, de Lulle, de Valentin, d’Evola). Seul, Kant s’y refuse, bien qu’il avoue l’émoi où le plonge la contemplation du ciel.

Car les 12 Signes sont le seul lien, la langue commune, qui se trouve aux huit vocabulaires, et c’est par leur truchement que peuvent se correspondre non seulement les 12 tribus, les 12 pierres précieuses, les 12 opérations et les 12 archétypes, mais aussi les 4 X 3 de Platon, de Lie tseu et de Kant, et, parmi les 12, les 7 (4 + 3), matières, rires, coureurs, morts, ludions, couleurs ou planètes.

Langue universelle, que parlèrent également le Grec et le Chinois, le Juif et l’Allemand… Langue, sinon éternelle, du moins assez durable pour que, sur 2500 ans, Jung et Roussel s’en servent pour répondre à Ezéchiel… Mais 4 000, plutôt que deux millénaires et demi, se trouvent ici contenus, si j’en crois le collier de Tabî et la chaîne de Marcel Pagnol.

On ne sait quelle date donner au premier. Il fut trouvé dans les ruines de la plus ancienne Babylone, dont la fondation remonte à 1860 avant notre ère, et le nom entier de l’auteur : Tabî – outoul – Enlil le situe au temps où tous les peuples rendaient un culte au dieu du Souffle : Elohim, El, Enlil, Amon, aux alentours de 2000 avant Jésus-Christ.

Après une vie longue et de nombreuses épreuves, le prophète a connu la mort, qu’il symbolise par son exil hors de la Cité. Son salut, il l’a mérité en traversant les 12 portes, dont la 11ème est comme la 3ème et la 12ème comme la 1ère :

d’Abondance, de Protection, de Paix, de Vie, du Soleil Levant, des Prodiges, de la fin des Malédictions,

des Questions permises, de la fin des Plaintes, de la Purification, de la Paix et de la Surabondance.

De la 1ère à la 12ème, l’homme est parti de la Cité, puis il y est revenu, après avoir vaincu la mort.

Le cercle, ici, se présente comme un collier ou comme une fleur dont les pétales s’effeuilleraient l’un après l’autre[4].

Quatre mille ans plus tard, il faut reconnaître le même enchaînement d’effets sans cause dans un dessin de Marcel Pagnol, qui passa les dernières années de sa vie en de tels calculs fabuleux. J’ai tenu d’un ami marseillais ce schème du sentimental humoriste, sérieux jusqu’au délire quand il parlait de cette œuvre-là.

Elle se présentait comme un entrelacement de 12 anneaux porteurs de nombres, dont aucun ne se référait à l’Ere précessionnelle ou à la Grande Année.

D’après une copie que j’en ai prise :

On voit que les nombres ne sont pas n’importe quels et qu’une architecture interne les lie : 360 + 360 = 720; 720 + 360 = 1 080; 540 + 720 = 1 260. Mais leur progression dans des cercles semblables me demeura inintelligible aussi longtemps que je n’eus pas saisi le sens de deux cercles de Platon, dont l’un s’inscrit dans l’autre de 360 années sur 1 260 et tels que leurs diamètres présentent le rapport 1 260/900.

Le dessin n’est compréhensible que si ses calculs s’établissent à trois niveaux (et non sur deux plans) :

On y reconnaît l’essentiel des 3 figures de Platon ou de Kant, ainsi que les calculs de la Kosmopoiia d’une part, de Jarry et de Roussel de l’autre. Par exemple, du Locus Solus :

recouvrant à la fois les 27 de la Kosmopoiia ET DE Jarry d’une part, les 22 de la Kabbale et des Jardins mayas de l’autre[5], mais surtout les 12 X 180, triplés en 36, grâce auxquels même l’absence d’une formulation commune n’interdit pas le recensement et la correspondance des problèmes successifs que s’est posés l’humanité, soit d’Ezéchiel à Bolos, soit de Nuysement jusqu’à nous. Ce n’est pas dire qu’ils sont pour autant résolus.

La remise en question

Si différentes qu’elles soient, les questions, en effet, réduites à leurs facteurs, s’inscrivent dans un seul schème, aisément reconnaissable.

Il n’est cependant pas question de se représenter cette succession de facteurs ou d’entités comme un progrès quelconque (intellectuel, moral ou esthétique) de l’humanité.

Considérons les trois dialectiques successives :

A : le positif et le négatif, dans les tribus.

problème : comment l’accroissement (+) et la décroissance (-) sont-ils liés à l’association et à la dissociation?

réponse : le Même (ou l’humide) associe et l’Autre (ou le sec) dissocie; le Chaud développe et le Froid réduit. Les 4 qualités reconduisent aux 4 Eléments.

B : le semblable et le contraire, dans la polarité.

problème : quel rapport existe-t-il entre l’approche (ou associabilité, affinité, sympathie) et l’éloignement (ou dissociabilité) d’une part, le semblable et le contraire de l’autre?

réponse : les semblables se repoussent et les contraires s’attirent, mais la chose contraire et la même chose sont toutes deux afférentes, c’est-à-dire polarisées; la chose même et le différent (ni semblable ni contraire) sont des indifférents, hors de la polarité.

Par exemple, si la Forme et la Substance sont naturellement afférentes, l’apparence (la forme sans la substance) et la matière (la substance sans la forme) ne le sont aucunement, si bien qu’on ne peut juger de celle-ci d’après celle-là.

D : le peuplement et le dépeuplement, dans la probabilité.

problème : quel rapport existe-t-il entre le peuplement et le dépeuplement d’une part et, d’autre part, les indéterminations d’incohérence ou d’indiscernabilité?

réponse : le dépeuplement tend à la discernabilité et à l’incohérence (par multiplication des mouvements ou accroissement de l’espace), comme on le voit par l’action du chaud; le peuplement tend à la cohérence et à l’indiscernabilité, par réduction de l’espace et des mouvements, comme on le voit par l’action du froid. Ici, la quadrilogie nouvelle n’est pas immédiatement perçue, mais c’est qu’il manque une phase entre B et D.

En effet, en D se retrouvent tous les facteurs de A : positif/négatif ou augmentation/réduction; association/dissociation ou peuplement/dépeuplement. Et s’y adjoignent les deux facteurs de cohérence des mouvements et de discernabilité des positions.

Mais les facteurs d’éloignement et d’approche ont disparu de B à D. Leur replacement ou remplacement nécessite un stade C, mal défini encore à l’heure actuelle.

C : l’espace et le temps.

problème : quel rapport existe-t-il entre le peuplement et le dépeuplement d’une part, l’éloignement et l’approche de l’autre?

réponse : dans l’espace, l’éloignement peuple, par réduction des volumes ou des surfaces, et l’approche dépeuple, par l’accroissement inverse;

dans le temps, l’éloignement dépeuple, par accroissement des phases et l’approche peuple, par leur réduction. C’est ainsi que l’année dernière ne me paraît pas plus peuplée que le mois dernier, ni celui-ci que la journée d’hier[6]. On pourra jouer de la quadrilogie : espace/temps, causalité/a-causalité ou, comme Mahomet, du visible et de l’invisible (discernabilité/indiscernabilité), du premier-dernier, dans le sens causal, et du dernier-premier à l’inverse.

Si, maintenant, je me réfère aux notions-clés de ce temps : la position et le mouvement d’une part, la motivation (causale) et le motif (a-causal) de l’autre, je révèlerai un cinquième dilemme, désormais primordial en physique quantique comme en sociologie : le système désordonné et le système ordonné, l’ordre et le désordre.

E : l’ordre et le désordre.

problème : quel est le rapport entre la position (sa discernabilité) et le mouvement (sa cohérence), d’une part, la motivation et le motif de l’autre?

Il se remarque aisément que la figure motive ou le drapeau se renouvelle dans l’espace, par la réitération, et s’y transforme par l’approximation ou la brisure (le bris du fractal); puis que la motivation principielle entraîne dans le temps soit la périodicité soit son inverse, la précession.

Les 4 seront donc le drapeau et le principe d’une part; l’espace et le temps différemment, le désordre et l’ordre de l’autre :

En conséquence de ce tableau, le rythme – ou le principe – se renouvelle et s’ordonne d’une unité de temps à l’autre (le jour, l’année, le cycle des taches solaires, l’ère précessionnelle, la Grande Année, etc.) et les formes, les structures, les archétypes se présentent différemment d’une unité à l’autre, posant toujours à neuf un éternel problème,

quoique, dans une autre lecture, les drapeaux se réitèrent en effet dans l’espace (c’est le motif même) et le principe s’inverse dans la précession, comme de l’entropie à la renaissance.

Ce n’est pas demain que nous résoudrons ce problème, le nôtre, comme nous en prenons mieux conscience chaque jour.

Mais, si aucun système n’est éternel, nous savons que tout système tient le temps nécessaire pour résoudre son problème, avant que d’être contredit par une dialectique autre.

La concordance

Il reste donc qu’aucune justification ou défense critique ne saurait valider un système d’univers, car une telle défense se situe hors du système et se fonde précisément sur des lois ou principes qui ne le concernent pas. Le seul système évidemment valable porte en soi-même la preuve de sa validité.

C’est au plus haut degré le cas des huit précis, dont le simple énoncé – chronologique – vérifie la nécessité, dans le cadre du contingentement cyclique.

Les 8 précis marquent chacun la fin d’une époque : des prophètes, des philosophes, des scientistes, de l’imposture.

Leur temps même correspond à une découverte décisive dans la quête de l’Amour ou de l4esprit Libre : l’ambre ou le cristal, la sympathie ou la probabilité quantique, l’afférence ou l’a-causalité, le jeu.

En même temps que les phases les plus évidentes de la dégénérescence d’un dieu : IHV le Bélier ou l’IHS le Poisson, ils sont des jalons non moins manifestes de la renaissance inverse sur quelques 360 ans.

Jean-Charles Pichon   1982

Illustration Pierre-Jean Debenat


[1] Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres (Garnier).

[2] Karl Jaspers, les Grands Philosophes (Plon).

[3] Du même nombre 4π = 12,566, considéré comme unité quantique, se déduisent :

a) la durée radioactive du corpuscule :

4π(e -1) = 21,59 = τ⁴ en posant : τ = 3(e – 2),

b) les séries ésotériques :

12,56(e – 1) = 21,59,

125,6(e – 1) = 215,9

1 256(e – 1) = 2 159,

aussi proches que possible des nombres platoniciens, apocalyptique ( 1 260) et joachimique (2 160), etc.

[4] O. – E. Briem, Les sociétés secrètes de mystères (1950, Payot, pages 140 ss).

[5] Voir La machine de l’éternité (Editions Cohérence).

[6] D’où l’illusion : les Temps anciens n’ont pas connu de progrès, ni la même « densité » que les nôtres.

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LE TRAITRE ET L’OTAGE 1

Le 18 décembre 1995, Jean-Charles Pichon a donné une conférence aux étudiants en informatique de l’I.U.T. de Nantes. Voulant les amener à réfléchir à des questions métaphysiques abstraites et ardues, il a opté pour un style familier, d’où jaillissent des formules percutantes et parfois étonnamment prémonitoires…


LE TRAITRE ET L’OTAGE

(Première partie)


 

Je vais parler de mon expérience, comme les vieux. Je ne parle presque jamais de mon expérience, parce que l’expérience ce n’est pas aussi clair, aussi évident, aussi efficace qu’on le croit. En effet, pour parler de son expérience, il faudrait partir de quelque chose. Un psychanalyste partira de l’enfance, des rêves, il expliquera les déboires et les chances de la vie par le fait que les parents ont divorcé, ou qu’on a aimé sa mère, ou qu’on a voulu tuer son père, à la manière de Freud. C’est une façon de voir les choses, c’est un départ.

D’autres partiront d’un fait, d’une période. Par exemple, aujourd’hui, à peu près tout l’enseignement que vous recevez part de la Révolution française; ce qu’il y a eu avant la Révolution, ça n’a pas beaucoup d’intérêt : les rois étaient des salauds, les hommes étaient de pauvres gens qui suivaient les rois, donc ça ne devient intéressant qu’à partir de la Révolution française.

D’autres partiraient de leur mariage, de leur première enfance… On part toujours de quelque chose. L’expérience ne va pas à l’infini. Alors maintenant quand on croit dans le gène, on peut partir du moment où on a été un crocodile ou un diplodocus, mais c’est aussi partir de quelque chose.

Non seulement il faut un départ à l’expérience, mais il faut un fil, un processus en quelque sorte. On ne va pas se mettre à raconter anecdote sur anecdote, ça ne donnera rien. Il faut dire : j’ai été élève, puis j’ai été étudiant, puis journaliste, puis commerçant, puis ouvrier, et comment, pourquoi, etc.

Alors il faut chercher une sorte de continuité, et il faut un procédé : c’est toujours par un procédé qu’on atteint à un processus. Le procédé du savant n’est pas le procédé du philosophe, ou du prêtre, par exemple.

Et encore, ça ne suffit pas. Il faut un départ à l’expérience, il faut un processus pour en parler, et puis il faut une fin : pourquoi? Pourquoi est-ce que je vous raconte ça : est-ce que je suis tellement admirable, tellement intelligent, tellement beau, spirituel? Et puis si je ne suis pas tout ça, à quoi bon mon expérience? Si mon expérience ne m’a pas conduit à être quelqu’un de remarquable, ce n’est pas la peine de vous la donner en exemple.

Alors, voyez-vous, l’expérience n’est pas finalement une chose simple, c’est une chose parfaitement inutile, puisqu’il faut lui donner un départ, un processus et une fin.

C’est parce que je ne peux pas parler de mon expérience que je cherche toujours un sujet de départ pour mes conférences. Alors j’entends quelque chose et je me dis : tiens, je pourrais parler de ce sujet-là. J’ai parlé depuis un an des sujets les plus divers : de l’arbre et de la forêt, de la fiction et de la vie, et là, je voulais parler – je vous en parlerai quand même, je ne veux pas vous décevoir – je voulais vous parler du traître et de l’otage. Mais je m’aperçois qu’avant de vous parler du traître et de l’otage, il faut dire beaucoup de choses, qui préparent le sujet.

Il y a quinze jours encore, je n’avais pas de départ, pour cette conférence. Et puis, comme toujours, ça m’est venu : c’est une émission, très mauvaise, d’Edern Hallier, le romancier fumiste, qui a fait une émission à la télé; il a invité cinquante personnes tout-à-fait notables aujourd’hui dans les médias. Le sujet qu’il avait choisi, c’était « Prier ou croire ». Ça a été lamentable et j’essaierai de vous dire pourquoi. Il est vrai que le sujet était bien trouvé. Parce qu’Edern Hallier est un homme très malin, tout de même. Et c’est vrai que c’est un sujet qui peut intéresser aujourd’hui, surtout les jeunes, parce qu’ils sont à l’entrée d’un long chemin, et que le problème est bien de savoir s’ils vont choisir de lutter ou de prier, d’attendre, de quémander, de désirer, d’exiger, ou alors de se battre, de lutter : ou on demande des sous, ou on fait la grève pour obtenir des sous.

Ça m’a rappelé ce qu’Edern Hallier n’a pas pensé à dire : deux mots, deux formules qui m’ont beaucoup aidé au cours de ma vie, et qui me semblent très remarquables; l’une est du poète romantique Théophile Gautier; parlant des dieux, il dit : « Ce sont les rêves de l’humanité ». Et puis, une trentaine d’années après, le philosophe Henri Bergson a dit une chose tout aussi remarquable : « L’homme est une machine à faire les dieux ». Et c’est vrai, surtout pour celui qui ne croit pas aux dieux : il y a une machine, des machines, ça s’appelle des religions, notamment, mais aussi des sectes, des groupes, des schismes. L’homme est une machine à faire les dieux; si l’homme ne faisait pas les dieux, et bien ils ne seraient pas là. Et l’homme est combiné pour faire les dieux. C’est-à-dire que son cerveau fonctionne un peu comme un ordinateur. Et aujourd’hui, après avoir essayé d’adapter l’intelligence à l’ordinateur et avoir échoué, on aimerait bien avoir des hommes faits un peu comme des machines, qui ne se trompent pas, qui font bien leur travail et qu’on peut jeter après usage.

Est-ce que les dieux sont les rêves de l’humanité, auquel cas on n’y peut rien, les rêves nous arrivent comme ça – mais on peut prier pour que le rêve soit beau, qu’il ne soit pas un cauchemar? Ou alors l’homme est vraiment une machine à faire les dieux et il faut se battre, il faut combiner, il faut « machiner » pour obtenir quelque chose. Par exemple, si le dieu est un dieu de Liberté, l’Esprit libre, on va se battre pour obtenir la Liberté. Si c’est un dieu d’Amour, comme le Christ, on se battra pour que l’Amour soit universel.

De telle sorte que ces deux paroles, de Gautier et de Bergson, approfondissent le propos d’Edern Hallier : « croire ou prier ». Seulement, en fin de compte, on est obligé de se poser une question encore plus simple. Parce que le rêve, on sait que ce sont des images qui défilent dans la tête, pendant la nuit; et puis ce sont des symboles qui font les machines : des symboles mathématiques, chimiques, physiques. Alors, est-ce qu’il faut vivre pour des images, est-ce qu’il faut vivre pour des symboles?

Et surtout, pourquoi est-ce que cette image est là? Pourquoi pas une autre? Pourquoi est-ce que j’ai rêvé de citrons et de pamplemousses la nuit dernière, et pas de betteraves et de choux-fleurs? Et puis de la même manière, si je suis une machine, pourquoi est-ce que cette pièce se trouve là? Pourquoi est-ce que mon cerveau est là, mes pieds là, pourquoi est-ce que la faculté de la marche est dans mes pieds et la faculté de saisir dans mes mains?

Pourquoi cela est-il là? Pourquoi cela est-il là plutôt qu’une autre chose?

Pourquoi cette image qui va faire mon rêve, pourquoi ce symbole qui me fait machine? C’est la question que pose Martin Heidegger. Il dit que c’est la clé de toute métaphysique, il n’y a pas d’autre question à se poser que celle-là.

En réalité, il pose la question, il n’y répond pas. Il n’y répond pas, je crois, parce qu’on ne peut pas y répondre lorsqu’elle est posée comme ça. Elle est beaucoup trop vague. Elle n’entraîne pas de réponse, mais d’autres questions. Qu’est-ce que cela? Qu’est-ce que c’est, être (l’existence du rêve n’est pas l’existence de la machine)? On est amener, fatalement, à répondre : être, c’est passer. La vie n’est qu’un passage. Ou alors, c’est se passer. Une grande douleur, ou une grande jouissance, cela se passe. Et être, c’est être quelque chose qui passe ou quelque chose qui se passe. La machine passe, elle s’use. Et pourtant, au niveau de la machine, il se passe quelque chose en même temps que cette machine passe.

Le rêve aussi passe. Il passe très vite, et pourtant il se passe quelque chose dans le rêve, qui peut vous hanter pendant des mois. Certains rêves ne s’oublient pas aisément.

Alors, quand on a dit : qu’est-ce que cela?, et bien c’est un rêve, c’est une image, c’est un symbole, c’est une machine; quand on a dit : qu’est-ce c’est, être?, c’est passer ou se passer, il reste encore une question : c’est le d’Heidegger. Pourquoi cela est-il plutôt qu’une autre chose? Qu’est-ce que c’est que ? Où est-ce, ? Vous me direz : le verre, il est sur la table, ou alors dans l’espace.

Tout à l’heure, je vous parlais de la Révolution française, ou bien du rêve que j’ai eu la nuit dernière, et bien on dira que ça s’est passé dans le temps. On ne peut pas dire qu’un rêve se passe dans l’espace. Et pourtant il se passe quelque part, il se passe dans le temps; il y a eu un avant, il y a eu un après le rêve.

Là, j’ai l’air de faire des antinomies, des dialectiques : l’espace et le temps, ça se passe ou ça passe, c’est une image ou symbole. En réalité, ce n’est jamais ça, parce qu’il y a toujours un troisième facteur qui intervient.

Ce qu’a découvert Lacan, c’est que, quand le médecin est devant son malade, le malade va lui donner des images, par exemple des images de ses rêves, s’il s’agit d’un psychanalyste; ou alors il va y avoir des symboles, qu’il va trouver dans ses livres de médecine, qui vont lui donner le remède à employer. Mais, dit Lacan, il y a forcément quelque chose entre les deux, parce que ce qui existe, ça ne peut pas simplement être une image ou un symbole. Cette chose qui est entre les deux, il l’appelle un symptôme. On peut considérer le cas du malade sous une forme imagée ou sous une forme symbolique, mais elle est d’abord ce symptôme-là : le malade souffre, le malade a des angoisses, le malade ne peut pas boire certaines choses, il souffre d’allergie – il ne peut pas boire de l’eau (ou de l’alcool).

Alors, il y a trois choses : c’est un triangle qui est en question.

De la même manière, je vous dirai que l’espace et le temps n’existent pas. Ou du moins ça existe d’une manière imagée ou symbolisée, mais on ne sait pas ce que c’est que le temps, on ne sait pas ce que c’est que l’espace. Et en fin de compte, celui qui a le plus approfondi en savant le problème, Einstein, il a eu, à un moment de sa vie, l’idée qu’il pourrait y avoir un espace-temps qu’il aurait appelé la 4ème dimension, et qui aurait été la seule réalité en somme. Et puis après il s’est aperçu que ce n’était pas si simple que ça… Mais enfin, disons qu’il peut y avoir cet espace-temps, qui est une image ou un symbole. Or dans la réalité, personne n’a jamais vu l’espace, personne ne l’a jamais représenté au-delà des trois dimensions. Il n’y a pas de temps non plus qu’on puisse mettre dans une boîte – ou alors c’est un temps particulier, c’est le temps cyclique. Evidemment le temps cyclique dure un certain temps : le mois dure le mois, le jour dure le jour, mais ce n’est pas ce que l’on entend par le temps. Je ne vais pas vivre un cycle prédéterminé : je ne sais pas le temps que durera ma vie. Donc je ne peux pas couper ma vie en tranches et dire : il y a douze ou quatre saisons dans ma vie. Beaucoup s’y sont essayé. Les Chaldéens disaient qu’il y a sept âges dans la vie. En fait, on ne peut pas ramener le temps de sa vie à un cycle. Par contre, on le ramène à la durée. C’est-à-dire que cette chose qui existe, existe pendant un certain temps.

De la même manière, l’espace – que j’ai laissé tomber un peu en disant qu’on ne peut y atteindre – on peut y atteindre tout de même : cette table, je peux la mesurer. Elle a une étendue. L’étendue, je sais ce que c’est. Et entre cette table et celle-ci, je peux dire qu’il y a un certain espace; ça s’appelle un intervalle, ce qu’il y a entre les étendues. Donc, comme il y a eu deux temps, le cycle et la durée, il y aura deux espaces : l’étendue et les intervalles entre les étendues. Mais c’est tout ce que je peux dire.

Vous voyez combien les plus simples questions, lorsqu’on essaye de les appliquer à la vie quotidienne, deviennent complexes.

Alors, qu’est-ce qu’on va répondre à la question d’Heidegger quand on a dit tout ça? On s’aperçoit qu’il y a trois réponses possibles.

Ou bien je dis que cela est là plutôt qu’une autre chose parce que ça a toujours été là. Il y a toujours dans la vie d’un pays un moment où le peuple l’emporte (c’est la République romaine, c’est la République française, c’est la République américaine); il y a toujours un moment où les peuples se débarrassent des rois et des princes; et puis il y un moment, au contraire, où les peuples reviennent aux rois et aux princes. Parce que c’est comme ça.

Ou bien je vais dire, et ça c’est la position scientifique, qui peut être scientiste seulement d’ailleurs, c’est là plutôt qu’une autre chose parce que ça doit être comme ça. Il y a une loi derrière qui m’indique que ça ne peut pas être autrement. C’est apparemment très rassurant, mais ça ne tient pas le coup. Il y a eu moment où on a cru, on a dit, on a affirmé que la loi disaient que les pareils, les semblables, sont ceux qui se rapprochent, qui s’unissent. Il y a une sympathie et une antipathie entre les choses. Et ce qui se rapproche, c’est ce qui s’accorde, ce qui est bien ensemble. Et par exemple, au 2ème siècle avant J.-C., il y a eu d’énormes traités de philosophie, depuis Aristote, pour démontrer cela, que c’étaient les semblables qui se rapprochaient et les contraires qui se distinguaient, qui s’éloignaient. C’était une loi enseignée à des milliers de gens. Et puis on s’est aperçu, quelques siècles après, après l’invention du zéro entre autres, et donc l’invention du positif et du négatif, on s’est aperçu que ce n’était pas du tout ça : quand les choses sont semblables, elles se repoussent. Si les choses sont contraires, un pôle plus et un pôle moins, alors ça s’accorde, ça se soude. Ce sont les contraires qui s’attirent et les semblables qui se chassent. La loi avait été complètement renversée. Prenons un autre problème qui s’est posé pendant longtemps aux hommes (à propos de « passer ») : quand y a-t-il passage, quand n’y a-t-il pas passage? Quand y a-t-il passage, quand y a-t-il impasse? Pendant longtemps, et on voit ça tout au long de la Bible notamment, on a dit : c’est bien simple, mes yeux me le montrent, je vais passer la porte quand elle sera ouverte; si elle est fermée, je ne passe pas. Je passe dans le discontinu. Ça a encore tenu un certain temps, et puis déjà avant le Christ, des philosophes, des savants ont dit : mais non – et maintenant on le sait encore mieux avec l’électricité : ce qui passe, c’est ce qui est continu dans le fil. Vous coupez le fil, ça ne passe plus. L’ouverture fait l’impasse. La loi est complètement renversée. Je pourrais continuer les exemples, il y en a des centaines. Les conclusions d’Einstein ne sont pas celles de Newton. Celles de Newton ne sont pas du tout, malgré ce qu’on dit, celles de Galilée, et Galilée n’avait pas du tout les mêmes conclusions que Copernic, qui lui-même avait une vision du monde bien différente de celle de Ptolémée. On annonce quelque chose, on l’affirme, et puis on s’aperçoit que c’est le contraire. Il y a un exemple qui va peut-être vous frapper plus, parce qu’on en parle beaucoup, c’est le pendule de Foucault. C’est un pendule qui semble bouger sur un cercle qui semble immobile. Seulement, le pendule ne bouge pas vraiment, puisqu’il oscille toujours dans le même plan : c’est une oscillation, ce n’est pas un mouvement. Le pendule n’est pas transporté ailleurs. Et le cercle qui semblait immobile est mobile. On le montre en saupoudrant le cercle de sable et l’on s’aperçoit que le pendule chasse le sable en oscillant, tout autour du cercle. C’est-à-dire que puisque le pendule ne bouge pas, c’est le cercle qui bouge. Et on dit qu’il bouge à cause du troisième mouvement de la Terre; la Terre tourne sur elle-même, elle déplace le cercle qu’elle porte. A l’opposé de ce qu’on croyait d’abord, c’est le pendule qui est immobile et c’est la pendule qui bouge. […] Il n’y a pas une loi qui ait tenu plus de cinq siècles.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Il reste une troisième réponse : cela est là, parce que ça peut toujours être comme ça. Les probabilités montrent qu’il y aura un pourcentage statistique pour que la chose advienne, se passe. Mais on dira aussi que ça va très loin, parce que ça pose le problème des jeux. Ce n’est plus une science. On ne peut pas s’expliquer le monde avec des symboles. Mais ce sont des jeux. Je vous ai dit : lutter ou croire, et bien la lutte n’est qu’un jeu. Et c’est parce que c’est un jeu qu’il y a une technique de combat. Donc, s’il faut lutter, je joue; je combine des coups, des parties. Et il n’y a pas un jeu, vous m’entendez, depuis le saute-mouton (qui joue des 2), jusqu’à des jeux beaucoup plus complexes (qui jouent de 60 comme la vache dont je vous parlerai peut-être), il n’y a pas un jeu qui ne soit une machine, extrêmement précise, avec ses règles précises, mais surtout ses possibilités, ses probabilités, ses chances et ses malchances – et ses insuffisances bien sûr.

Alors je vais commencer de vous parler de l’otage et du traître. Mais je vais vous en parler d’une manière un petit peu détournée, plus historiquement que philosophiquement.

Je vous disais tout à l’heure qu’au début de toute conférence, de tout problème et de toute discussion, il y a un départ; après il y a un processus et une fin, mais il y a d’abord un départ. Il y a deux départs essentiels, importants, auxquels on n’échappe pas.

Il y a le départ que j’appellerai originel, original : l’origine de la chose. Ce n’est pas toujours facile à déterminer. Est-ce que l’origine de la vie, c’est l’enfant qui naît, est-ce que c’est le fœtus, est-ce que c’est le spermatozoïde et l’ovule, est-ce que c’est le gène? Je n’en sais rien. Si c’est ma naissance, c’est 1920. Si c’est le fœtus, ça pourrait être 7-8 mois avant, si c’était la jonction du spermatozoïde et de l’ovule, ça pourrait être la rencontre de mon père et de ma mère 4 ans plus tôt, si c’est le gène – moi j’ai toujours cru que j’avais surtout les gènes de mon grand-père paternel – alors là, mon origine est de 1860 -70, etc.

Mais il y a un autre départ. Je l’appellerai le nouveau, la nouvelle. Quand j’entends dire, quand je reçois la lettre, il y a effectivement le départ de quelque chose. La lettre me dit telle ou telle chose, me donne un devoir, une mission, me fait part d’une affectation, m’établit à un poste, à un emploi, me donne des nouvelles, de quelqu’un ou de quelque chose. Ce nouveau, on sait quand il commence. Pour l’enfant, c’est, on peut dire, la puberté, ou la fin de l’adolescence. Là, il est vraiment un être nouveau, positionné avec ses nouvelles caractéristiques, sa fonction sociale, ses défauts, ses vertus, etc.; sa taille, sa dimension, la qualité de son sang, de son cerveau, les prémonitions, les allergies : l’être nouveau est là. Et tout ce dont nous prétendons connaître le départ, c’est ça : on parle de son origine ou bien de sa nouveauté.

Entre les deux il y aura autre chose, qu’on appellera ce qui est particulier, spécial, à cet être-là. Par exemple, entre l’origine, que ce soit la naissance, le fœtus ou le sperme, et l’être nouveau, il y a eu des tas de particularités, qui peuvent être différentes pour chacun. L’âge de raison sera à 7 ans pour l’un, à 6 ans pour l’autre. Il y a bien eu prise de conscience d’une particularité dans l’âge de raison. Ça va même plus loin que ça, c’est vraisemblablement et presque toujours l’âge où l’enfant quitte la première enfance, « le paradis vert des amours enfantines », comme dit Baudelaire (et Edgar Poe dit la même chose); la première enfance qui est un peu le monde des dieux, le monde où, dit Edgar Poe, on ne rêve pas, parce que les rêves sont des reproductions de ce qu’on a gardé de l’avant-naissance, du monde des dieux. C’est après que l’adulte va en faire des rêves, c’est-à-dire des chimères, quand il aura perdu le sens de la première enfance. Mais très vite, vers 5-6 ans, l’enfant est chassé du monde naturel, on le chasse du vert profond de la première enfance. On va le plonger dans le jaune, généralement : le jaune des murs, de l’argile, des cours d’école, des villes. Il va passer du vert au jaune. Et en même temps, il perdre à peu près tout contact avec le monde des dieux, le monde de la réalité, le monde des fleurs, le monde des parfums, des odeurs, le monde du ciel, de la mer, de ce qui existe. Parce qu’il lui faut s’adapter à un autre monde qui est le monde social, le monde du jaune. Et en même temps on va lui arracher un bien encore plus précieux, qui est sa croyance en son origine.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Je vais vous donner quelques exemples qui se rapprochent le plus de ma vie. Dans un livre[1] j’ai dit à quel point j’ai vécu l’enfance d’un Edgar Poe, d’un colonel Lawrence, d’un Jean Genet et aussi d’un assassin comme Nilsen, le tueur anglais qui avait tué douze personnes. Et bien, nous avons tous eu la même enfance et le même drame enfantin. Edgar Poe, ses parents morts à quelques mois d’intervalle alors qu’il avait deux ans, et il a été élevé par M. Allan; et il a cru pendant un certain temps qu’il était le fils d’Allan. C’était un homme très riche, Edgar Poe était sûr qu’il était l’héritier de cette fortune. Et puis il a découvert que c’était son père adoptif, qui ne l’aimait pas tellement, et qu’il n’aurait pas l’héritage. C’était un petit peu un bâtard. C’est terrible quand on découvre ça à 5-6 ans.

Le colonel Lawrence, lui, croyait qu’il était le fils d’un lord. Et lui aussi on l’a arraché à sa campagne, à ses ruines – il aimait bien les ruines, les vieilles maisons, les traces des splendeurs passées. Et en même temps qu’on l’arrache de là pour le mettre au collège, il découvre que lui aussi est un bâtard, et qu’en fait il y avait eu un jeu plus ou moins suspect entre les parents.

Jean Genet, lui, a découvert vers cet âge-là qu’il était un enfant de l’Assistance Publique, que sa mère l’avait mis sur le parvis d’une église et que la femme qui l’élevait n’était pas sa mère, mais une nourrice de l’assistance sociale.

Moi, ça semble moins dramatique. C’est comme Nilsen. Nous avons été élevés magnifiquement par un être merveilleux (je vous parlais tout à l’heure de mon grand-père paternel, une sorte de héros à mes yeux). Mon père avait été déclaré tuberculeux et je dus être tenu éloigné de mes parents. Ce n’est qu’en entrant à l’école que je découvris que mon grand-père n’était pas mon père, n’était pas mon support réel. Il avait bien fallu qu’à 5-6 ans on m’arrachât à la merveilleuse nature du Croisic, à la mer, aux rochers, à la fée, à la sorcière, à l’église, etc., pour me mettre dans l’argile, dans le jaune des collèges de Saint-Nazaire.

Nilsen, c’est la même chose : son grand-père est mort et il a été dans un milieu très sordide, parce que sa mère avait abandonné le père, et pour dire la vérité, c’était une putain.

Ce sont des chocs épouvantables. Mais ces chocs qui, vraiment, scindent l’enfance en deux, mettent d’un côté l’Eden et de l’autre l’exil, le rejet, cela aide effectivement à se faire une personnalité curieuse. On peut devenir un meurtrier, comme Nilsen, et on peut devenir un grand poète comme Edgar Poe. On peut devenir un homme qui a une vie intellectuelle un peu particulière, comme moi. Mais ça entraîne forcément quelque chose de particulier, qui n’est pas seulement là à 5 ou 6 ans, mais qui va vous suivre toute votre vie. Vous allez être un être particulier, parce qu’il vous est arrivé cette chose particulière quand vous aviez 6 ou 7 ans. Ça n’a rien à voir avec la psychanalyse, parce que ça se combine géométriquement ces choses, ce n’est pas du domaine de la philosophie, c’est le plus simple qui soit à exprimer.

Et je vais commencer ma figure, parce que je vais vous faire une figure aujourd’hui, et rien d’autre. Je pourrais faire des discours numériques, nombrés, j’ai choisi le plus simple. Je vais dire que l’origine c’est là[2]. C’est l’enfant. La naissance, si vous voulez. Certains, aussi bien Edgar Poe que Jean Genet disaient qu’avant la naissance on était « bébé-ange ». Maeterlinck a dit la même chose, ainsi que Saint John Perse, et ça s’explique parce que, au terme de leur vie, ils sont revenus à l’avant-naissance. Même le tueur Nilsen : pourquoi, disait-il, est-ce que j’étrangle mes victimes? Je crois que c’est un vestige des traditions Thugs, ou alors des Assassins, une secte musulmane; donc il cherchait une origine avant sa naissance, et c’est ce qu’ils font tous. Ça c’est l’origine. Nous voyons qu’à un autre moment, il y a ce que j’ai appelé  la nouvelle – après la puberté, par exemple, ou bien après l’adolescence. Enfin, ici vous avez l’enfant et vous avez le début. Pourquoi cela est-il là plutôt qu’une autre chose? N’oubliez pas le deuxième membre de la phrase : il est important. C’est-à-dire pourquoi être élu? Pourquoi, parmi des millions de spermatozoïdes, un seul va-t-il se perdre dans l’ovule? L’élu. A l’origine est l’élu, celui qu’on a élu pour une mission particulière. Ici, ce n’est pas tellement la nouvelle en elle-même qui est importante, c’est le facteur qui a apporté la lettre.

Et ce facteur, il arrive toujours. Généralement à la fin de l’adolescence. C’est le premier amour, par exemple. Mais ça peut être un bon professeur, ça peut être le grand ami de cœur… Mais il y a un facteur qui intervient et qui va vous permettre de lire la lettre. J’ai connu le temps, au Croisic, où le facteur ne se contentait pas de remettre la lettre. Si elle était adressée à un vieillard, un demi-aveugle, il entrait, il décachetait l’enveloppe et lui lisait la lettre. Là, vraiment, il la délivrait. Ça c’était le bon facteur.

Dons l’enfant élu ou le facteur. Ça commence toujours par l’un ou par l’autre, ou du moins, par l’un, et après par l’autre. Il y a, si vous voulez, un moment où vous commencez d’être, et puis un moment où vous commencez à croire comprendre pourquoi vous êtes au monde; c’est-à-dire à connaître votre mission. A recevoir la lettre qui vous assigne à telle fonction. Ce facteur va conditionner la vie. Mais l’enfant aussi, c’est l’élu qui conditionne la vie. Ils se rencontrent quelque part. J’ai dit la puberté, l’adolescence, ça pourrait être d’autres moments de la vie : ça pourrait être le premier poème, ça pourrait être le premier crime, le premier diplôme. Je vous disais : le premier amour; ça pourrait être le moment où l’enfant devient père, où il « fait » l’enfant. Mais enfin, il y a ces deux lignes, qui semblent nous suivre toute notre vie, et qui se rencontrent à certains moments, où, en somme, on est bien dans sa peau. Ça veut dire quoi? Que je suis physiquement en état, solide, mais en même temps, conscient, lucide de mes pouvoirs, de mes facultés, de mes facteurs internes. Je suis moi-même le symptôme. Je lie en moi l’image que je donne aux autres et le symbole des symboles par lequel je suis. Je suis le JE qui agit et le MOI qui a conscience d’être. Ça se rencontre là. Et nous allons voir qu’historiquement ça se passe comme ça.

Historiquement, il se passe quelque chose de très curieux. Dans un cycle de 2000 ans, il y a deux ou trois grandes machines qui ont fonctionné pendant ce temps-là. Je vais vous parler de l’ère chrétienne – on la connaît assez bien. Il y a une machine qui s’est appelée « Les quêtes du Graal ». Elles ont pour origine le Christ, puisque le Graal, au départ, c’est le sang royal – le sang réal –, qui donnait la joie, le bonheur, à la messe, à la communion, dans le ciboire, le vase où il y avait le sang (qui n’était que du vin, bien sûr, mais du sang transposé en vin). C’était le sang du Christ. Une lance lui avait percé le flanc, au moment de sa mort sur la croix, et le sang fut recueilli dans une urne, dans un vase que prit Joseph d’Arimathie. Le Graal, c’était cela : c’était ce sang rédempteur, contenu dans le ciboire. Donc c’est parti de l’an 0. Et ça a fini en 1260 parce que, à ce moment-là, toutes les histoires du Graal sont écrites. Il n’y en aura pas après. Ça a été écrit sur deux siècles à peu près, du 11ème ou 12ème au 13ème. Il y a eu une quête de Chrétien de Troyes, une quête de Burons, de Galaad, (écrite par des moines cisterciens vers 1250). Elles racontent toujours ce qui s’est passé autour de 600, à peu près, entre 620 et 720. Elles nous disent qu’un fils de roi, élu donc, Gauvain, venu de la lointaine Germanie, est arrivé au pays de Galles, au château du roi Arthur et des chevaliers de la Table Ronde. Donc il est allé de l’est vers l’ouest. Les commentateurs disent souvent : c’est une image pour dire la marche du soleil. Je veux bien… Ce qui est sûr, c’est que quand il trouve le Graal, dans un château, il voit des choses qu’il ne comprend pas. Mais comme c’est un brave, un héros et pas du tout un intellectuel, il ne se pose pas de questions. Il voit une lance rompue, deux vases…

Et puis il y aura Burons, qui va surtout raconter la quête de Perceval. Perceval sera d’abord un compagnon de Gauvain, qu’il tuera en duel (selon une autre tradition). Et Perceval, c’est l’hésitant. Il ne comprend pas. Mais lui se pose des questions : pourquoi la lance rompue, pourquoi les deux vases?

Gauvain, c’est l’enfant du premier âge, qui ne quitte pas sa famille. C’est étonnant de lire ses aventures, notamment chez Chrétien de Troyes. Gauvain rencontre des tas d’hommes, des tas de femmes. Mais l’homme c’est un oncle, la femme c’est une tante, une cousine. Il ne quitte pas sa famille.

Perceval est sans doute le fils d’un roi, certains disent le fils de Lancelot, mais ce n’est pas sûr, il ne sait pas lui-même. Il sait qu’il est de sang royal, mais il voudrait bien qu’on lui donne un royaume, une principauté, une fonction.

Il était avec Gauvain, il va être avec Galaad, il va le suivre jusqu’en Orient. Parce que Gauvain est l’élu, l’enfant qui ne se pose pas de questions, qui se bat contre tout le monde. Perceval, lui, pose des questions aux ermites qu’il rencontre. On lui dit : c’est le Poisson de l’eucharistie, le Graal; ou bien : c’est toi-même, ce que tu as de mieux en toi. Chacun lui donne une réponse différente.

Le troisième héros, Galaad, arrive à la Table Ronde alors que le roi est déjà mort, et que le sang ne peut pas le guérir – le roi pêcheur, pas le roi Arthur, le roi qui pêche des poissons, le roi mérovingien, venu des pays de la mer. Personne n’a trouvé le Graal, sauf Gauvain qui l’a vu et qui n’y a rien compris. Galaad dit : « Je vais y aller, parce qu’il se peut que ce soit le vase le plus important ». Les autres sont scandalisés. Ils ne comprennent plus rien. Mais comme Galaad est le seul qui arrache l’épée qui est enfoncée dans le rocher, comme il ose s’asseoir dans le fauteuil de Judas, comme c’est un magnifique adolescent…

Mais il ignore son origine, il ne sait pas qui sont ses parents : c’est le facteur par excellence, celui qui va faire les choses. C’est l’ouvrier. Et lui va aller de l’ouest (l’Irlande) jusqu’en Orient. Et quand il trouvera le Graal, il verra qu’en effet il ne contient rien, ou qu’il contient tout. Et qu’on l’appelle le Saint Graal parce que ce qu’il contient n’est rien, c’est-à-dire que ça grée à tous. Chacun y met ce qu’il veut.

Voilà ce que racontent les Quêtes du Graal. Mais en même temps, vous allez avoir (et je le cite, parce que c’est incompréhensible apparemment), 360 ans avant l’origine, vous avez déjà une nouvelle, un essai d’expliquer, de délivrer un message, et ce sera le début de l’alchimie : on ne fera pas de l’or, on fera des teintures d’or et d’argent pour faire de la fausse monnaie (ce sont des faux monnayeurs, au départ, les alchimistes), jusqu’en 620, où un homme, qui s’appelle Etienne d’Alexandrie, a écrit un livre qui est l’Opuscule de l’Or. Il décrit l’or comme un composé de genre et d’espèce. C’est-à-dire l’aspect de la chose, et le joint entre les feuillets de l’ardoise ou du bloc d’or. Et cet aspect, il l’appelle le premier délit, parce qu’il manque toujours un aspect : c’est la pierre enterrée, la face qui est dans la terre, on ne la voit pas; il manque un aspect à la chose pour qu’on la voie bien. Mais quand on a arraché l’or, on découvre qu’il n’est fait que de feuillets unis par des joints. C’est ce qui deviendra la question du genre et de l’espèce, qui va hanter tout le Moyen Age et qui nous hante encore aujourd’hui – aujourd’hui ce sont les genres sexuels et les espèces monétaires…

Donc il y a eu un temps où il s’est passé quelque chose. Et puis ça va disparaître, pendant un long temps, jusqu’en 1800 exactement. Un long temps où l’on va déplorer la perte de l’or, de la pierre philosophale, la matière merveilleuse. Et jusqu’en 1800, les alchimistes vont faire des spéculations, à partir des espèces, pour essayer d’expliquer pourquoi ça a disparu, et tenter de retrouver – finalement on ne retrouvera rien, on fera des poudres d’or qui seront très proches des teintures primitives, et en fin de compte on recréera de la fausse monnaie, comme au 3ème siècle avant J.-C.

Ici vous avez un problème tout de même extraordinaire : vous avez les deux raisons d’être, on peut dire, de la quête pendant 2000 ans. C’est-à-dire que les Graals d’une part, l’alchimie de l’autre, sont contenus l’un dans l’autre, puisque vous avez ici 12 siècles et là vous avez 2160 ans, mais ça fait vraiment le tour de ce qu’on peut dire sur l’Amour : depuis les prophètes de l’Amour, depuis Platon (-360), jusqu’à l’éclatement du couple, quand le mariage n’est plus une institution divine devant le prêtre, mais devient légale devant le maire et un curé de campagne. Et puis le divorce est permis, on reste le temps qu’on peut rester. C’est un autre monde. Je ne critique pas, comprenez bien, je raconte l’histoire. Un moment, l’Amour est interdit : on ne s’aime plus. On se déchire entre homme et femme, quand l’amour part, quand l’amour est passé. Alors on se déchire, ou bien on en sort, c’est le divorce. On a choisi la Liberté contre l’Amour.

Et en même temps, les peuples se déchirent, se haïssent. Il y a toujours un peuple mâle et un peuple femelle qui se haïssent. Cette histoire-là n’est pas seulement contenue dans un dieu comme le Christ ou le Bouddha, mais elle est dans l’atmosphère, on vit ce climat depuis 2000 ans. On l’a créée, on l’a formulée jusqu’au 7ème siècle, et ensuite on s’est aperçu que c’était vide, qu’il n’y avait rien dedans, que c’était un rêve, comme dit Théophile Gautier, « un rêve de l’homme », après bien d’autres, mais que ça n’avait pas de réalité.

Je pourrais vous raconter l’histoire de la Bible, l’histoire de Sumer, vous verriez que c’est toujours le même schéma. Par exemple ici, vous avez quatre instruments qui sont employés par les trois chevaliers : Gauvain, Perceval, Galaad. Il y a la coupe, bien sûr. Mais la coupe, c’est aussi ce qui coupe. Et en fin de compte, Galaad, qui a un blason vierge, puisqu’il est orphelin, va dessiner sur son blason la croix de sang, il aura coupé, partagé le blason. Et depuis, tous les blasons le seront. Et puis la coupe, c’est mettre dans le vide un espoir de possibilité, de probabilité. Donc, c’est les deux choses à la fois, la coupe : c’est la coupe qui contient et la coupe qui vide. Ce n’est pas la même chose. Ce n’est pas le même Graal.

Et puis il y a la table. Galaad, c’est un jaque. Ce qu’on appelle un jaque au Moyen Age, c’est quelqu’un qui n’a pas de terre. C’est l’homme du peuple. Mais ce jaque, d’où tient-il son nom? Il le tient du mot jacut. Et le jacut, c’est ce qu’on appelait la Table d’Hermès, la Table d’Emeraude, c’est-à-dire la table qui contient les lois de Moïse. Ça n’a rien à voir avec la Table Ronde, autour de laquelle les chevaliers se réunissaient. Il y a deux tables.

Vous avez la coupe, vous avez la table. Vous avez l’épée, bien sûr. Mais l’épée de l’un sera d’estoc, elle pénétrera comme la lance dans le flanc du Christ, et pour l’autre elle sera des ciseaux. Ce que ne comprenait pas Gauvain, c’est le point où la lame devient ciseau.  Elle n’est plus d’estoc, mais de taille.

Et puis enfin, il y a l’arche, qui est toujours là. Mais l’arche, c’est le pont qui enjambe le cours d’eau pour Gauvain, et pour Galaad, c’est la nef, le bateau qui va l’emmener jusqu’en Orient. Et arche veut dire les deux : le pont et la nef.

Et bien si je remontais un peu avant dans l’Histoire, je vous montrerais que ça a toujours existé depuis 6000 ans. La coupe s’appelait chaudron dans les traditions celtes. Ce qui contient ou ne contient pas. L’épée est toujours là, ou le couteau. L’arche, c’était l’arche de Moïse ou l’arc-en-ciel de Noë, etc.

Bien. Nous allons faire une pause.

Jean-Charles Pichon

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[1] « Du nouveau chez les Gémeaux ». Inédit.

[2] Ne disposant pas d’enregistrement vidéo de cette conférence, je laisse au lecteur le soin de se représenter la figure en question…

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LE TRAITRE ET L’OTAGE – 2 –

LE TRAITRE ET L’OTAGE

Deuxième partie


La réponse : parce que c’est comme ça, parce que ça doit être comme ça, parce que c’est peut-être comme ça, c’est un type de réponse. Mais il y en a un autre. La question : pourquoi est-ce là plutôt qu’une autre chose appelle la réponse : parce que c’est, mais  elle appelle aussi la réponse : pour que ce soit. Pourquoi est-ce là? Pour que, pas parce que, pour que. Par exemple, pour que l’or soit, ou pour que le Graal soit découvert.

En fait, le Graal et l’alchimie ne sont pas les seules réponses à la question d’Heidegger. Actuellement, en informatique, vous avez du forcément faire de la mathématique des Ensembles; vous avez vu qu’il y a un système – qu’on n’appelle pas un système, mais c’en est quand même un – qui est composé de deux ensembles : 0 et 1. Comment est-ce qu’on définit ces ensembles? On dit qu’il y a deux relations; il y a une relation d’équivalence entre les choses qui sont pareilles. On met ensemble les choses semblables, ou alors qui sont dans un certain ordre, l’une avant l’autre. Et ces deux relations d’équivalence et d’ordre définiront l’Ensemble pour la systématique de la mathématique des Ensembles.

Mais on peut considérer que les choses n’existent que par rapport à leur contenant (c’est l’holisme), que connaître les parties n’importe pas si on ne connaît pas le tout, si on ne possède pas le tout.

A ce moment-là, on peut considérer les systèmes comme des parties. Il y a le système de la théorie des Ensembles, il y a le système de Galois, puis avant il y a eu le système de Gauss, puis avant le système des logarithmes, depuis le 17ème siècle. On peut dire à ce moment-là qu’il y a un ensemble qui unit tous ces systèmes. Ce sont les ensembles qui unissent les systèmes. Et tout s’inverse. Si vous prenez la mathématique des Ensembles, à l’intérieur de l’ensemble, vous aurez des relations d’équivalence ou d’ordre, mais à l’extérieur des ensembles vous aurez des jections. Vous ferez passer des éléments dans un ensemble ou un autre, et ces éléments seront en surnombre ou bien ils seront en manque, c’est-à-dire qu’ils combleront des vides, ou bien il y aura autant d’éléments dehors que d’éléments dedans et on dira qu’il y a bijection dans ce cas-là ou surjection ou injection. Donc ces trois jections sont dehors, les deux relations sont dans les ensembles.

Si vous prenez la figure inverse, c’est-à-dire le système contenu dans un ensemble, par exemple le système du Graal et le système de l’alchimie dans l’ensemble chrétien, ça ne sera pas du tout la même chose. Entre les systèmes, vous aurez ce que les philosophes appelaient les relations logiques. C’est-à-dire que vous entrez dans le système, ou bien vous êtes dehors, ou bien vous êtes à l’interface. Voilà les trois relations logiques qu’on reconnaissait. Mais ceux qui parlaient de relations logiques, ils mettaient des jections à l’intérieur des systèmes : la projection – en réalité la projection c’est ce qu’on espère y trouver –, et puis la déjection, c’est ce qui en reste ou ce qui n’en reste pas quand on en sort. Et en fait, quand vous parlez d’un ensemble, et bien il n’y a que ça : ce qu’on espère tirer du système, et puis ce qu’on rejette (ça s’appelle l’exception en science : ça gêne, on n’en parle pas). C’est-à-dire que ce qui était des relations devient des projections, et ce qui était des jections devient des relations logiques. Les deux figures s’inversent totalement.

Seulement, les ensembles dans le système, ce sera le savant, l’informaticien, le chercheur, qui diront : ça ne m’intéresse pas, il n’y a pas d’ensemble et puis s’il y a un ensemble je n’y connais rien, donc je ne m’intéresse qu’aux ensembles qui sont dans le système. Et pour les autres, ils diront : le système de la mathématique des Ensembles c’est bien joli, mais ce n’est qu’une mathématique parmi d’autres; ce qui m’intéresserait, ce serait des lois qui devraient régir toutes les mathématiques de tous les pays, de tous les temps, etc.

 

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

Je vais aller un peu plus loin pour vous montrer la complexité du problème. Je vous dis : il y a l’alchimie et le Graal, ça pourrait donc être le système et l’ensemble. Ce l’est d’ailleurs à notre époque. Mais ça pourrait être les jeux de mots, qui sont souvent très riches de sens.

Le traitement et l’entretien, ça peut être une lecture de la chose : je traite de la question d’Heidegger, ou je traite du facteur et de l’enfant. Si vous me posiez des questions, si un dialogue s’entamait entre nous, on dirait que nous nous entretenons. On serait passé du traitement, de la conférence, du discours au dialogue, à l’entretien. On voit bien la différence entre traiter et entretenir.

Mais en même temps, entretenir quelque chose, c’est le conserver et le maintenir. Pour entretenir cette table, il faut la nettoyer de temps en temps (ce qui n’a pas l’air de se faire souvent) pour qu’elle reste ce qu’elle est, qu’elle n’ait pas trop de fissures, de salissures. Il faut entretenir ses outils : son stylo ou son fume-cigarette. Ou s’entretenir soi-même en ne fumant pas trop, c’est-à-dire se maintenir. C’est tellement vrai que le médecin qui, par excellence, va entretenir, ne dira pas tellement qu’il sauve, il dira qu’il rétablit : j’ai rétabli mon malade, je l’ai remis dans la position où il était avant.

Mais si entretenir c’est maintenir, traiter c’est changer. Traiter du métal, c’est en faire autre chose. On traite bien ou mal un individu selon qu’on le change dans le bon sens ou dans le mauvais.

Voilà deux mots tout innocents, traitement et entretien, qui ont quatre sens, comme ça, tout de suite, selon que je parle de la lecture ou de l’acte, ou que je parle du change ou du maintien.

C’est même six sens, parce que si je parle de l’acte, je change ou je maintiens; si je parle du discours, je discours ou je dialogue; et en même temps c’est évidemment l’acte ou la lecture.

Or c’est l’élu qui agit, qui est porté à agir, à faire de lui-même quelque chose. Alors que le facteur va devenir l’œuvrier qui fait les choses, les fabrique, les change donc. L’enfant tend à se maintenir dans sa pureté, dans son paradis du premier âge et le facteur tend à changer, à transformer, ne serait-ce qu’en traduisant. Parce que pour qu’on comprenne la lettre, il la lit, il la traduit en réalité.

C’est dire que l’enfant, l’élu, il est pris comme otage dans tous les sens du mot. Il est pris – d’abord par les adultes. Puis il est gardé; il est enfermé, dans l’école, puis dans la caserne, après ce sera dans le mariage, après ce sera en prison dans la vie : il doit être enfermé, son destin est d’être enfermé, en réalité. Le bon citoyen, c’est le citoyen qui n’a aucune porte de sortie.

A l’inverse, le facteur est d’abord un traducteur. C’est un mot, c’est une lettre. Beaucoup d’auteurs modernes, dont Kafka, ont admirablement écrit cela, notamment dans La Colonie pénitentiaire. Il y a quelque chose qui vient, qui est à l’origine, et qui est un message inscrit sur une herse qui porte des mots. Le condamné, celui qui doit être puni parce qu’il a mal agi, est couché sur un lit de supplice. Et il y a un instrument, qui est la hie, ou demoiselle, qui vient inscrire dans la chair du condamné. Le soldat est puni parce qu’il n’a pas su lire le message. Peut-être que la lettre est perdue, le message n’est plus lisible : c’était par les Hébreux, par les anciens Juifs – Kafka est un juif – mais les nouveaux ne le comprennent plus, ils ne peuvent plus lire le message. Alors on les punit par cette hie qui va enfoncer et inscrire le message sur le dos du coupable. Et un jour la machine s’arrête, pendant que le journaliste (le narrateur) est là. L’officier exécuteur est furieux. Il va essayer de se rendre compte par lui-même de ce qui ne va pas. Alors il va se coucher sous la machine. Et la machine va se remettre en marche toute seule. L’officier va mourir, mais il ne connaîtra pas l’ultime raison de sa vie. Il sera mort vraiment pour rien. Voilà les quatre machines de Kafka.

[…][1]

Nous n’en avons pas encore fini avec les questions. Pourquoi est-ce que c’est là plutôt qu’une autre chose? Pour que ce soit. Pour que le Graal soit, pour que l’alchimie soit, pour que l’ensemble soit, pour que le traitement soit, pour que l’entretien soit, etc. Alors ça fait tellement de réponses possibles qu’on est intimidé. On se dit : est-ce qu’on ne peut pas clarifier tout cela?

On peut le clarifier par une question qu’on n’a pas encore posée, et qui est absolument primordiale, c’est : qui pose la question? et : qui répond? Pourquoi cela est-il là plutôt qu’une autre chose? Qui est-ce qui demande ça? Et qui est-ce qui va répondre?

Dans la première enfance, le bébé en tout cas, le « bébé-eau », comme disent les Bambaras, et bien ce premier enfant, il est celui qu’on interroge. L’adulte ne fait qu’interroger l’enfant. Il interroge d’abord par amour, par affection, par devoir et il se demande : est-il bien, est-il mal, souffre-t-il, est-il heureux? Voilà la question qu’on pose à l’enfant. Parce qu’il est l’élu, et que les choses doivent être faites pour lui.

Mais quand il arrive à l’âge de raison, et encore plus quand il arrive à l’école et à l’université, c’est lui qui va poser des questions à l’adulte. C’est lui qui va dire : pourquoi est-ce qu’on attend ça de moi, pourquoi est-ce qu’on exige ça de moi, pourquoi? L’adulte, lui, ne pose plus de questions : il sait tout. Il se contente de répondre à l’enfant. Mais très vite, comme l’enfant n’est plus élu, c’est qu’il est otage. On ne va pas tellement répondre pour le bien de l’enfant, on va s’en foutre, de son bien. Par contre, l’enfant interroge l’adulte, qui doit répondre toujours. Parce que s’il ne répond pas, l’enfant perd confiance en l’adulte. Il faut absolument que l’adulte réponde. Il faut qu’il dise : oui, moi j’ai compris, j’ai lu la lettre, je sais ce qu’il y a dans la lettre : c’est la morale, c’est l’Etat, c’est le Devoir, la Vertu.

En fin de compte, l’adulte ne répond pas pour le bien de l’enfant; il s’en fout complètement, c’est évident puisqu’il va le faire mourir à la guerre, il va l’écraser par des lois diverses. Mais il va s’en servir, il va essayer d’obtenir quelque chose de l’enfant devenu adolescent. Il va lui donner une fonction. C’est-à-dire que ce qui avait été le fils de roi va devenir fonctionnaire. Mais le fonctionnaire lui-même est élu, on l’a mis à ce poste : il est clerc de notaire, ingénieur informaticien, adjudant, professeur… Ce qui avait été l’enfant va devenir fonctionnaire. Quant au facteur, il va devenir un ouvrier, il va faire des choses et à la fin il y aura une fracture. Et c’est comme ça, parce que les mots sont là, qui ne trompent pas, ils sont là pour nous dire ce qui existe en réalité.

Qui questionne, et qui répond? Mallarmé, Valéry et Teilhard de Chardin ont répondu la même chose à la question : pourquoi fait-on cela? Ils ont dit : la presse. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’aucun des trois ne disait la même chose que les deux autres.

Pour Mallarmé, la presse c’est l’information, le journal quotidien. On fait ça pour informer.

Valéry a dit que ce qui va perdre l’homme, malgré les splendeurs du progrès et la bonne volonté de bien des hommes d’aujourd’hui, c’est la précipitation. Et cette précipitation, nous n’en voyons l’équivalent qu’au 2ème siècle avant J.-C., dans les cités hellénistiques, où brusquement on a voulu tout faire, tout de suite : le Colosse de Rhodes, le phare d’Alexandrie, les sept merveilles du monde. Il fallait tout faire en 3-4 ans. Tout ça a été détruit, d’ailleurs, dans le siècle qui a suivi. On se précipite, et parce qu’on se presse, on va se casser la gueule. Valéry disait : allons un peu moins vite, mais faisons de belles choses.

Teilhard de Chardin, un jésuite, qui a été très mal vu par Rome, disait : la marque de notre temps, c’est la pression. Il est mort en 1955, il a connu les camps de concentration et  les goulags. Il disait : voilà, on en est là, à contraindre, écraser, presser comme un citron l’homme, c’est la marque d’aujourd’hui.

Vous voyez comment le même mot presse peut signifier trois choses apparemment différentes. Mais je crois que la presse est effectivement soit pour informer, soit pour précipiter, soit pour écraser : les trois grandes prétentions du siècle.

Alors maintenant tout est dit, on a répondu à tout. Et bien non. Il reste une question : pourquoi le pourquoi?

On semble quitter la question, et on la quitte sans doute. Mais c’est pour en poser une autre.

Parce que la seule réponse possible, c’est : parce que la chose  peut ne pas être là. Si je me demande pourquoi la chose est là plutôt qu’une autre chose, ça sous-entend qu’elle peut ne pas être là.

Comment la chose pourrait-elle ne pas être là? Elle peut ne pas être là de deux façons différentes.

Elle n’est pas dans le Graal, parce que le Graal est vide. Elle n’est plus là parce que c’est vide, parce qu’il n’y a rien.

Mais dans l’alchimie, c’est différent. Ici, l’or n’est pas encore, il est à venir, il est une teinture de faux-monnayeur, et il sera à la fin une teinture de faux-monnayeur; il n’y a pas d’or, l’alchimie c’est de la fumisterie. Mais elle a été là. C’est-à-dire qu’il y a eu un moment de disjonction, d’absence, et puis il y a eu un moment où la chose était là.

Aujourd’hui il n’y a plus rien. Il y a ce qu’on appelle la Forme Vide. L’informatique en est un si bon exemple qu’elle donne le monde virtuel; virtuel ne veut rien dire d’autre que ce qui n’est pas là. En fait la matière, on le sait maintenant – les savants l’affirment en tout cas, c’est la dernière prétention scientifique – la matière de l’univers, c’est-à-dire la matière de tous les milliards d’atomes, est en dehors de notre univers. Puisque notre univers ne contient qu’un millionième de matière, c’est qu’il y a quatre-vingt dix neuf millionièmes en dehors. Tout est en dehors, nous sommes dans une Forme Vide. C’est la prétention de la science actuelle. C’est l’aboutissement du Big Bang, en quelque sorte.

 

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

[…]

Si vous voulez pousser l’enfant en dehors de l’enfance, vous allez en faire un otage, entièrement livré au facteur, à l’adulte. Et l’adulte, de même, puisqu’il ne peut pas continuer sans arrêt dans le néant, il va essayer de revenir, et il va retrouver un autre éparpillement, l’éparpillement de l’alchimie, aujourd’hui, après l’éparpillement de l’alchimie il y a 2000 ans.

Mais bien sûr, c’est trop désespérant, ce n’est pas possible que ça soit la figure de l’univers.

On peut dire que dans un sens la machine est fermée, et dans un autre sens elle est ouverte. Or c’est le cas de toutes les figures géométriques que l’on peut faire : elles sont fermées ou ouvertes. Le cercle est une figure fermée, et d’une manière générale, le pli : quand je plie quelque chose, je le referme. Si au contraire je l’ouvre, je vais faire une fronce, dans l’autre sens.

Je disais tout à l’heure que le problème des passages pose tout à fait cette question d’ouverture et de fermeture. Qu’est-ce qui permet de passer : est-ce que c’est la fermeture, est-ce que c’est l’ouverture? Pour l’homme de bon sens, c’est l’ouverture qui permet de passer le seuil. Pour le technicien, l’électricien, c’est la chose continue, au contraire, qui va permettre le passage du courant. Les mots disent encore cette ambiguïté. Vous avez une recouverture qui dérobe les choses : c’est la cache. Dans la machine, on sait bien que les choses sont cachées : on ne les voit plus. La recouverture cache. Mais le recouvrement – comptable – restitue, rétablit : on regagne ce qu’on a perdu. Il y a récupération, donc profit, donc gain. Ce qui couvre peut cacher – perdre – ou peut rétablir, ce qui se dit aussi recouvrer.

Et de la même manière, quand une chose est découverte, elle est cassée, il y a eu bris : le découvert, c’est le désert, la Forme Vide. Tout est à découvert. Mais la découverte est un gain. Découvrir une chose, c’est la trouver, la distinguer. Donc la découverte peut être aussi un plus ou un moins, un profit ou une perte.

A ce moment-là, ce qui semble une machine finale n’est pas du tout finale, elle se présente comme un retour; mais comment se présente ce retour? Il n’y a pas de retour possible, puisqu’il n’y a plus l’Amour qu’ont connu nos pères; avant que le facteur délivre la lettre, il n’y a rien; quand il sera mort il n’y aura rien non plus. Donc on semble contenu dans un immense vide. Nous sommes nous-mêmes le Graal vide. Evidemment ce n’est pas possible, et on distingue la faille de cette machine, de cette conception, de cette figure : c’est que le facteur est un traducteur, et que le traducteur finit souvent par être un traître. C’est ça qui ne va pas. Est-ce qu’il n’y a pas moyen de sauver l’élu? D’avoir confiance dans le traducteur?

Il y a deux histoires. L’une d’il y a 4 000 ans, l’autre d’il y a 2 000 ans. Je vais vous parler de deux cycles différents, mais les deux histoires disent la même chose. C’est extraordinaire, à 2 000 ans d’intervalle!

Le héros des deux histoires, c’est le même, parce qu’il porte le même nom. L’un s’appelle Joseph et l’autre s’appelle Jésus – Joshua, le même nom.

L’idée de clémence, de pardon, l’idée de compassion, de recherche d’un bien suprême, elle est contenue dans l’histoire de Joseph comme dans l’histoire de Jésus. Seulement chez Jésus c’est beaucoup plus développé, ça va jusqu’à « Aime le prochain comme toi-même ». Tandis que pour Joseph, c’est le pardon. Il pardonne à ses frères de l’avoir vendu.

Mais les deux sont des otages. Non seulement ils ont le même nom, mais ce sont des otages.

Joseph est vendu par ses frères, ils étaient douze frères, bien sûr, les douze signes du zodiaque, et l’un des frères, surtout, Juda, qui voulait le pouvoir, qui voulait être bien vu dans l’esprit du père, Jacob, Juda obtient de ses frères de vendre Joseph. Il passe une caravane, on vend Joseph pour de l’or.

Joseph et Jésus sont des élus. Joseph était l’élu de son père, Jacob, qu’il préférait même à ses aînés, mais c’est aussi le facteur. Joseph va s’en sortir : esclave, vendu, trahi, il va s’en sortir parce qu’il sait déchiffrer les rêves. C’est le premier psychanalyste. Dans sa prison, il y a un margoulin, un filou qui tremble pour sa peau; il fait des rêves et Joseph lui dit : ça veut dire ça. Et puis à d’autres il dit : toi tu seras gracié, toi tu seras pendu. Comme ça se réalise, il commence à devenir célèbre. Le pharaon veut aussi le voir. Il a rêvé de sept vaches maigres, de sept vaches grasses, et demande ce que ça veut dire. Joseph dit : il s’achève cette année sept ans de prospérité, et pendant sept ans l’Egypte va connaître la pénurie. On parle de le mettre à mort. Qu’est-ce que c’est que ce fou? Le pharaon demande à Joseph ce qu’il faut faire. Joseph répond qu’il faut que chacun donne le septième de sa richesse pour acheter tout ce qu’il peut, pour emmagasiner des provisions. Le pharaon objecte : toute notre fortune va y passer – C’est ça ou la mort, répond Joseph. Donc on empile, et la famine arrive. Et puis les frères de Joseph arrivent en Egypte. Ils ont tout vendu pour avoir un peu d’or et maintenant ils meurent de faim. Donc il faut qu’ils achètent du blé à l’Egypte. Et Joseph leur dit : vous n’êtes pas tous là. – Non, Benjamin n’est pas venu, c’est notre plus jeune frère. – Ah! Mais je veux le voir. Et je veux voir votre père (25 ans ont passé depuis la vente de Joseph). En fin de compte, c’est ça qui est important, il fera venir Benjamin, il mettra un bijou sacré dans le sac de Benjamin. Au moment où ils vont s’en aller, Joseph dit : on a volé un bijou, je suis obligé de garder ce jeune homme. Revenez avec votre père, pour qu’on s’arrange.

Joseph a misé ce bijou dans le sac. Pourquoi? Pour prendre l’Egypte. Parce que quand les tribus, le père vont être là, il va leur dire : Je suis Joseph. – Grâce, pitié! – Je vous ai fait venir ici parce que j’ai besoin de vous. Parce qu’il y a quelque chose d’énorme à faire en Egypte. Parce que Dieu a dit à Abraham, notre aïeul, que l’Egypte lui appartiendrait. Donc vous allez rester avec moi. – Esclaves? – Est-ce que je suis un esclave? Je suis le premier après le pharaon. Je suis le maître de l’Egypte. Si vous le méritez, si vous êtes dignes, vous serez les maîtres de l’Egypte.

Et en effet, ils seront les maîtres de l’Egypte pendant quatre siècles, avant que les Egyptiens ne chassent les Hyksos.

[…]

Jésus, c’est la même chose, il n’y a pas besoin de développer. Lui aussi est vendu – par Judas lui aussi. Et il est otage au point le plus haut, puisqu’otage veut dire à la fois l’étranger qu’on introduit, et l’hostie dont on se nourrit (hostire). C’est l’adversaire dont on se nourrit.

Seulement on voit bien que le traître n’est pas moins nécessaire que l’otage. C’est ça le problème. C’est pourquoi Joseph n’en veut pas à ses frères. Il savait qu’ils devaient le trahir. Et Jésus, non seulement il le sait après, mais il le sait avant. Le soir de la Cène, le soir de sa Passion, quand il réuni les douze autour de lui, il leur dit : Je devrai partir, parce que l’un de vous m’aura vendu, m’aura trahi. – Qui, Seigneur? – Celui à qui je donne ce morceau de pain.

Judas est obligé de trahir, parce que Jésus lui indique que c’est lui qui va trahir. Il y a une élection du traître autant que de l’otage. Pourquoi est-ce dans le sac de Benjamin que Joseph a mis le bijou? Parce que c’est Benjamin qu’il aime plus que tout. C’est au plus aimé qu’on fait ce tour de vache.

Alors y a-t-il un moyen d’échapper à cette angoisse de devoir choisir entre l’otage et le traître? Est-ce qu’on est obligé d’être des traîtres ou des otages? Est-ce qu’on peut faire autrement qu’être l’un ou l’autre? Ça revient à poser la question d’Edern Hallier : faut-il prier ou lutter? Parce que l’otage ne peut que prier, que supplier. C’est pourquoi l’enfant dès sa naissance est un otage. Il demande à longueur de journée. Et le facteur, lui, trahit. J’irai plus loin : il doit trahir. Je vais vous en donner un exemple. Il y a des traducteurs honnêtes, fidèles, qui vont essayer de rendre le mot à mot du texte. C’est presque illisible. C’est très difficile de lire un livre traduit comme ça. Ou alors, ils s’en fichent complètement. Le plus bel exemple, c’est Mallarmé traduisant les poèmes d’Edgar Poe. C’est aussi beau qu’Edgar Poe, mais ça n’a plus rien à voir avec Edgar Poe. Et si vous traduisiez le texte de Mallarmé en américain, vous ne retrouveriez jamais le texte d’Edgar Poe. C’est la trahison absolue. Seulement, il avait raison de trahir : c’est ce qui vous fait aimer Edgar Poe.

Il faut que Judas trahisse le Christ. Il faut que Juda trahisse Joseph.

Notre ami me disait tout à l’heure un mot de Céline que je ne connaissais pas : il faut trahir ou mourir. Un mot admirable. C’est vrai qu’il faut trahir ou mourir. A la fin, il y a trahison ou mort. Mais il peut y avoir autre chose.

Il y a beaucoup d’otages et de traîtres aujourd’hui. Il y en a tous les jours, dans les journaux. Quelquefois, il se passe des choses extraordinaires. Par exemple, ces traîtres, ces Tchétchènes qui ont pris en otage des femmes, des enfants. Plusieurs centaines. Qu’est-ce qu’ils voulaient? Qu’on mette fin à la guerre, parce que les Russes matraquaient les Tchétchènes, ils anéantissaient leur pays. Ils ont dit : nous rendons les otages si on fait la paix. Et ils ont réussi. On ne les a pas arrêtés, on ne les a pas massacrés, parce que quand même, il y avait trop d’otages. Ça aurait fait hurler le monde entier, alors on a reconduit les traîtres et les otages en Tchétchénie, pendant que les pourparlers commençaient avec les troupes russes. Ça a réussi. Enfin, ce n’est pas toujours aussi beau. C’est comme ça quand l’otage cesse de demander. L’enfant qui ne prie plus, qui ne supplie plus, qui ne crie plus quand il atteint l’âge de raison et se met à faire – à jouer, à donner – il est sauvé en tant qu’otage. S’il donne (sa joie, sa gaieté à la famille), évidemment on ne va pas le tuer, au contraire on va avoir besoin de lui. On va l’aimer autant que Joseph aimait Benjamin.

Et le traître, s’il ne fait que seulement traduire, pour créer son propre monde, comme Mallarmé, ce n’est pas un traître. Au plus haut point de la trahison, c’est un créateur.

 

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

Je vais peut-être entamer le dernier procédé, le dernier processus. Je vais quand même répondre à la question : est-ce qu’il faut prier, est-ce qu’il faut lutter? Ni l’un ni l’autre. Il faut servir. Et même ça ce n’est pas simple : servir quoi, et qui? Servir comme au tennis? Comme dans l’armée?

Je vais vous dire maintenant comment, comme malgré soi – ça ne demande pas un effort énorme – on va continuer cette histoire. On a fait ça en 2 000 ans. Mais en fin de compte, le cycle va continuer. L’enfant ira là au lendemain, ou au mois suivant, ou à l’année suivante, dans un autre cycle, dans le cycle qui suit. Il se retrouvera à l’aube, à l’éveil, délivré des angoisses. Il se retrouvera, à la fin de décembre, de nouveau au début de l’année. Si vous ne trahissez pas, et que vous ne vous laissez pas dévorer, vous ferez ce chemin.

[…]

Ce que j’ai dit des figures, ce que je dis des lettres – les lettres ne sont pas que des lettres. Le zéro c’est un contour; c’est la lettre o, qui est fondamentale dans l’alphabet; et puis c’est un nombre. Si vous prenez l’x, c’est une figure, c’est aussi une lettre essentielle de l’alphabet et c’est un nombre, le nombre dix. Mais 0, c’est aussi le néant, c’est la Forme Vide; et l’x minuscule, qui n’est pas droit mais fait de courbes, c’est le signe de l’infini. x est le signe de l’infini et 0 le signe du néant, c’est-à-dire exactement ce qui contient notre univers.

Je vais arriver à conclure, parce que j’ai encore beaucoup à dire en conclusion. Je ne vous parlerai pas des machines, j’en ai donné quelques-unes.

[…]

Ça ne suffit pas ces machines, on ne peut pas vivre de machines. Et puis, la machine… Je pense à la machine à tricoter, parce que j’en ai vendu à un moment de ma vie. Et bien, ça sert à tricoter, ou à fricoter si c’est une machine de cuisinier. Mais le tricot, le fricot, est-ce que ça vaut la peine? Ça n’empêche pas les gens de mourir, les peuples de disparaître et l’Histoire de nous rester incompréhensible.

Alors, il doit y avoir quelque chose d’autre. Ça s’appelle une tapisserie. C’est une machine qui tricote, et c’est un métier qui tisse. Et quand vous examinerez le métier à tisser, vous y trouverez tous les éléments que je vous ai exprimés aujourd’hui.

Vous y trouverez la bobine autour de laquelle s’enroule le fil, et puis vous aurez le fil qui se défile, la came (le carton qu’on retrouve en informatique, d’ailleurs), et puis la navette qui monte et descend, etc.

La tapisserie, c’est quoi? C’est la beauté, c’est l’œuvre d’art. Alors, peut-être que ça valait la peine de faire tout ça pour atteindre à la tapisserie.

Les légendes ne trompent pas. Vous avez Ulysse qui va traverser la Méditerranée, dans un sens puis dans l’autre, vers l’ouest puis vers l’est, qui va sans doute aller jusqu’aux Açores, peut-être jusqu’en Islande. Il ne cherche qu’à revenir chez lui, il est l’otage par excellence. Il ne peut pas revenir, il y a les dieux qui le chassent ailleurs : il semble destiné à revenir sans jamais revenir. Mais Homère, c’est le début du pressentiment de l’Amour. Il y a l’amour d’Ulysse pour sa femme Pénélope. Et quand il veut revenir, c’est pour retrouver sa femme. Ce n’est peut-être pas encore de l’amour à ce moment-là, mais c’est en tout cas une tendresse très proche de l’amour. Que fait Pénélope pendant ce temps-là? Elle dit qu’elle fait de la tapisserie : elle doit faire du tricot. Elle ne peut pas faire la tapisserie sans Ulysse. La femme ne peut pas faire la tapisserie sans l’homme, pas plus que l’homme sans la femme ne peut accomplir son voyage. En tout cas, chaque soir elle détruit ce qu’elle a fait le jour. Et elle dit à ses prétendants : laissez-moi le temps, je n’ai pas encore fini.

Mais regardez, ça c’est bien une question de métier. Lui, c’est le métier d’aventurier, de roi, de héros, de guerrier, elle c’est la mère, la créatrice de l’œuvre inoubliable qu’elle réalisera quand Ulysse sera revenu. Parce qu’ensemble ils la feront, cette tapisserie.

C’est pourquoi les grandes œuvres de l’humanité sont toutes des œuvres sacrées. On peut les lire comme on peut lire l’Evangile ou la Bible ou le Coran, ça porte le même message. Et ça porte le message sublime du métier. En fin de compte, au-delà des machines, au-delà de toutes ces quêtes, il y a quoi? J’ai dit servir, il faut être plus précis : fais ton métier. Fais ton métier depuis le début, depuis la naissance, depuis l’origine. Commence très tôt et va jusqu’au bout.

Va jusqu’au bout, ça veut dire quoi? Ça veut dire atteindre au rendu, à ce qui est rendu. Dans un sens, le rendu, c’est la fatigue, c’est la mort. « Je suis rendue », dit la femme de ménage à la fin de sa journée de travail. Elle n’est pas rendue forcément dans le sens d’être arrivée; elle est arrivée aussi au bout de sa journée, elle va dormir, se reposer. Elle est rendue comme épuisée, elle est rendue comme arrivée. Mais la chose elle-même, elle est rendue, elle est restituée. L’otage est restitué en fin de compte.

Elle est restituée à son haut degré d’élection, s’il s’agit de Joseph ou de Jésus. La chose qui était empruntée au début, le sens emprunté par le facteur, il est rendu, il est restitué à la fin. Il est restitué au terme des investissements : élection, mise, prise. Et aussi dans le sens inverse, où on a commencé par prendre et puis miser ce qu’on prenait, comme le financier, comme le faux-monnayeur, le banquier, l’homme d’aujourd’hui, toujours adorateur du Veau d’or.

Alors, c’est ce mot-là sur lequel je vous laisserai, rendus dans au moins le triple sens, de fatigués, arrivés, restitués. Et j’y ajouterai un quatrième : fidèles. La fidélité qui reproduit exactement le départ. La chose est bien rendue, dira le journaliste. Et vous retrouvez l’idée de faire son métier correctement. Correctement, ça veut dire avec correction, avec déférence, et ça veut dire aussi remis dans le droit chemin, corrigé, comme on corrige une erreur typographique.

Il y a la correction du handicap, dans une course. On impose aux autres coureurs une charge supplémentaire. C’est ce qu’on appelle le handicap. C’est ce que je vous disais tout à l’heure, de l’enfance, de ces enfances trahies, tragiques. Ces enfants qui se découvrent bâtards à six ans, qui sont chassés du grand-père : on leur met un handicap, pour qu’ils puissent aller jusqu’au bout de la course, sans trahir, sans tricher.

Mais il y a l’autre mot : cap in hand, la casquette à la main. C’est l’humilité, la déférence.

Alors on a le choix entre le handicap et le cap in hand, ces deux formes de correction.

 

Jean-Charles Pichon  1995


[1] Quelques passages ont été supprimés pour des raisons techniques : retournement des cassettes, qui a fait perdre quelques minutes d’enregistrement, ou bruits parasites qui ont rendu le discours inaudible.

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LES JOURS ET LES NUITS DU COSMOS – QUATRIEME PARTIE – 3 -LE 21ème SIECLE

 

LE XXIe SIÈCLE

 

L’hypothèse d’un flux et d’un reflux cosmique présente un avantage : elle nous permet de nous arracher à l’abstraction du Nombre, d’humaniser l’évolution des Mythes, dont elle fait comprendre l’interdépendance. Par suite, elle rassure l’esprit contemporain, qui admet l’existence d’un rythme alternatif à tous les échelons de la création (des charges électroniques des composants de l’atome à l’éternel retour des planètes liées aux cycles elliptiques), mais qui refuserait un « cadre » temporel nécessairement abstrait.

Sitôt que rassuré, l’esprit aime prévoir. La première réaction qu’ont suscitée mes recherches fut toujours l’incrédulité : ce serait invraisemblable! La seconde fut la curiosité : qu’arrivera-t-il demain ? Pourriez-vous le prédire ?

Les mythes survivants

D’une certaine manière. Il est vrai que des tableaux comme ceux qui précèdent, établis sur la base de plusieurs millénaires, entraînent nécessairement la possibilité de poursuivre dans l’avenir les concordances obtenues. Il ne s’agit pas là de « prédictions » au sens qu’on donne habituellement au mot, mais de simples prévisions mathématiques, desquelles on ne doit pas attendre plus que des schémas.

Un tableau général des concordances fait apparaître ainsi des « lignes d’avenir » qui surprendront seulement quelques esprits, et d’autres qui demanderont sans doute que nous révisions la plupart de nos conceptions.

Trois grands Mythes seulement demeurent « actifs » à notre époque : les Poissons (catholicisme, protestantisme, orthodoxie, bouddhisme, lamaïsme, caodaïsme…), le Taureau (Islam, hindouisme, hiérophanies africaines et australiennes : rites du bull-roarer, etc.) et le Bélier (la religion juive). C’est l’indice le plus bas de rayonnement cosmique. Pour trouver son équivalent, il faut en revenir au 2ème siècle avant J.-C., où les trois Mythes « vivants » étaient le Bélier (Juifs, servants du Bel gaulois, confucianistes, zoroastriens), les Gémeaux (Grèce, empire maya, majorité des Chinois…) et le Taureau (les chaldéens). Encore aucun de ces trois Mythes n’est-il en mesure de combattre le matérialisme universel; sauf, peut-être, les cultes gémiques au 3ème siècle avant J.-C., l’hindouisme et l’islamisme de nos jours – ou, plutôt, hier.

En effet, cette période a commencé de s’achever pour nous dès le lendemain de la dernière guerre : le rationalisme typique de l’homme totalement libre, le « libre penseur », est déjà révolu. Le temps s’approche où le mot ne comportera plus qu’un sens péjoratif et insultant.

La période matérialiste aura duré de 1800 à 1950 environ, recouvrant la période macédonienne et hellénistique (350-200 avant J.-C.). Néanmoins, l’avènement de Houang-Ti en Chine et celui de Caton à Rome ne furent pas marqués par la renaissance ou la naissance d’une mystique bouleversante. Bien au contraire! Et ce n’est pas demain qu’un Dieu possessif s’imposera ici ou là. Mais, déjà, de faibles courants, inexistants hier, s’imposent lentement; des martyrs se proposent (chez les Ba’his); des fois nouvelles se présentent (aux U.S.A.). Surtout, des peuples naissent ou renaissent (Indiens en Amérique du Sud, Noirs en Afrique, peuples d’Asie Centrale), que la Tolérance et l’Humanisme protègent et secondent dans leurs efforts. Or, la naissance d’un peuple ne va pas sans la création de nouveaux mythes.

Dans cette vision universelle seulement peuvent être comprises les prévisions chronologiques auxquelles nous avons abouti.

1° Le mythe du Cancer a commencé d’achever sa seconde mue à partir du 18ème siècle. Le crépuscule où nous le voyons s’achèvera vers 2000. Alors commencera l’éveil de sa troisième mue. Une nouvelle et dernière religion du Cancer naîtra au cours du siècle prochain [21ème] (probablement en Chine) et durera jusque vers 3100-3200.

2° La première mue des Gémeaux (gréco-romaine en Europe, maya en Amérique du Sud) a pris fin au 15ème siècle; après une nuit de trois siècles, nous assistons à l’éveil d’une deuxième mue, qui doit aboutir, en ces années même, à la naissance d’une religion syncrétique (sans doute en Amérique du Nord).

3° L’aurore de la première mue taurique (Islam et hindouisme) s’est étendue sur trois siècles, du 4ème au 7ème. Cette mue prendra fin par un crépuscule de trois siècles, entre le 37ème et le 40ème siècles.

4° La religion juive entrera dans son premier crépuscule au 21ème siècle. Ce crépuscule durera jusqu’au 25ème siècle, où s’amorcera l’aurore de la première mue.

5° Les religions des Poissons se maintiendront – dans l’exil et la persécution – jusqu’au début du 5ème millénaire, époque où s’amorcera leur premier crépuscule.

La destruction de leurs Temples est à dater du 22ème siècle, et leur exode du 23ème. Un retour aux sources (christianisme primitif et nouveaux saints, petites communautés de moines bouddhistes en Orient) pourrait maintenir les religions condamnées dans une paix relative jusqu’au 4ème millénaire. Selon Nostradamus, les grandes persécutions sont à dater de 3400-3600 (à la fin du « royaume » du Verseau).

6° Le mythe du Verseau commence actuellement son éveil. Ses prophètes apparaîtront vers 2150-2200 au plus tôt.

La seconde mue des Gémeaux

La seconde mue du Lion s’étend approximativement de Sargon 1er (vers 2400) jusqu’à la fin du royaume perse, au 4ème siècle avant J.-C. et semble s’être appuyée sur des royaumes combattants (Akkadiens, Elamites, Indo-européens, Celtes et Perses). Quand l’un s’effondre, l’autre croît ou naît. De même, la seconde mue du Cancer (du second siècle avant J.-C. au 18ème siècle de notre ère) s’appuie sur des empires guerriers (Rome, Chine des Han, Saint-Empire germanique, Espagne, Aztèques et Incas).

Ce sont, tous, des empires ou des Etats essentiellement matérialistes, pour lesquels la conquête et la domination (parfois dite « civilisatrice », comme chez les Perses ou les Romains) comptent beaucoup plus que la religion : le Lion pour les uns, et pour les autres la Déesse-Mère, le Globe ou le Serpent sont des drapeaux, des motifs d’art ou de décoration plutôt que des entités mystiques. Avec la même indifférence, Ninive reçoit le Taureau parmi ses dieux, Darius accueille l’esprit bélique, Rome fait sa place à Mithra, l’Inca tolère la survie du dieu-poisson, dès l’instant que les Lois de l’Etat sont sauvegardées.

Les problèmes des « seconds mutants » : du Lion (Akkadiens ou Elamites vers 2300 avant J.-C.) et du Cancer (Chinois ou Romains du 2ème siècle avant J.-C.) sont rien moins que mystiques. Les premiers repensaient la notion de Roi et cherchaient un alliage nouveau; les seconds préparaient l’Empire et rêvaient de dompter l’océan. Ni la Royauté ni le Fer n’annonçaient l’esprit de Justice, qui allait être la vraie création du Bélier, ni l’Empire ou les expéditions maritimes ne porteraient le pressentiment de l’esprit de Charité, qui allait être l’œuvre du Christ et du Bouddha.

C’est pourquoi je me suis refusé à traiter avec sérieux les rêves de notre époque – et notamment tous ceux qui bouillonnent aujourd’hui autour des mythes de la Conquête de l’Espace et de la Connaissance du Monde. Ni l’Astronautique ni le nouvel Hermétisme ne seront capables de résoudre les grands problèmes de l’heure, parmi lesquels la dépréciation de la Famille (crépuscule proche du Bélier) et le désarroi du Couple (appauvrissement des mythes des Poissons).

A ces problèmes, la seconde mue gémique et la troisième mue cancérique apporteront bientôt des semblants de solution. Attirés vers les Poissons par une affinité consciente (et réciproque), les Gémeaux se soucieront surtout du problème du Couple, tandis que le Cancer, porté vers le Bélier et reçu de lui (le Serpent d’Airain, Confucius), se préoccupera de trouver un remède à l’agonie de la notion de Famille.

Les Gémeaux ont pour cartes le Double et le Divertissement. Ils les joueront. Ils partiront d’une certaine notion du Couple : égalité de l’homme et de la femme, passion-jeu, pour tendre à une camaraderie joueuse et justifiante, qui achèvera de détruire l’amour-passion et la notion chrétienne du prochain-soi-même, sans lesquels le Couple cesse d’être le Couple, pour devenir un duo de partenaires, l’alliance et l’amitié.

Le Cancer a pour cartes le sens aigu de l’organisation et une intelligence « contenante ». Conscients que la Famille ne prépare plus l’enfant à une vie sociale mais qu’elle est au contraire comme une tumeur au sein de la Cité (tendresse exacerbée, faiblesse, rigueur nerveuse, souvenirs de son passé, rêves nostalgiques d’un avenir inaccompli), ses prêtres choisiront de rompre les liens familiaux, de séparer l’homme de la femme, hormis dans le but de procréer et pour le temps nécessaire à cette fin, de séparer l’enfant des parents et de le faire élever dans des crèches, des écoles, des lycées militaires ou techniques.

Ni les Gémeaux ni le Cancer n’auront résolu le vrai problème, qui n’est pas de réparer ou de détruire, mais de créer, en marge de la Famille et du Couple, un autre Mythe, aussi puissant que ceux-là. Mais il est vrai que l’affaiblissement du Couple et la destruction de la Famille sont des moyens, rationnellement valables, de préparer la naissance d’un nouveau Mythe. Quant à cette autre tâche, elle n’est pas au pouvoir de dieux vieillis et mutants. Elle sera l’œuvre d’un dieu jeune et créateur, qui ne l’incarnera pas dans une communauté en moins de cinq ou six siècles et ne l’imposera au monde que dans mille ans.

D’Akkad à Rome

Nostradamus avouait qu’il entendait tirer l’avenir du passé [1] et les Centuries attestent que la méthode est efficace. Elle permet de restreindre et de préciser l’orbe trop élargi de la précision purement mathématique.

Parmi les très nombreux peuples et empires qu’influencèrent la première mue gémique et la seconde mue du Cancer, Rome s’est imposée sur un triple plan à l’attention des historiens et des prophètes : par son importance même, par sa complexe évolution religieuse et par son rôle d’Etat-support du christianisme.

Saint Augustin établissait un synchronisme rigoureux entre l’histoire romaine et celle des Assyriens [2]. Tous ses arguments ne sont point bons. Comme beaucoup de « rapprochements historiques » tentés par les apologistes chrétiens, ils reposent sur des confrontations anecdotiques du genre : l’ancienne Assyrie dominait sur Ourouk et Our lorsqu’Abraham en est sorti, comme l’empire romain sur la Judée au temps du Christ… Mais le rapprochement lui-même est fructueux, aujourd’hui où nous pouvons user d’arguments plus solides, qui manquèrent au saint.

1° De même que Rome faisait remonter ses origines au 8ème siècle avant J.-C., bien qu’elle n’existât pas, historiquement, avant le 5ème (fondation de la République : 509), les Assyriens avaient un long passé mythique, qui reculait leurs origines aux premiers temps d’Akkad et de Sippour (3000 avant J.-C.). En fait, les deux peuples n’offraient au départ aucune homogénéité, aucun mythe catalyseur. Ce fut par le massacre et l’assimilation des populations autochtones que la « race » akkadienne se créa entre le 19ème et le 25ème siècles (on a pu retrouver en elle des caractères sémitiques aussi bien qu’indo-européens); et c’est par le massacre ou l’assimilation des peuples du Latium que le peuple romain s’est créé de même – entre le 7ème et le 3ème siècles avant J.-C.

2° Leurs panthéons présentent les mêmes caractères de confusion et d’incertitude, fruits d’évolutions analogues.

Si l’on résume le peu que nous savons des origines d’Akkad, deux sortes d’envahisseurs durent occuper le pays dès le 19ème siècle, les uns venus d’Anatolie reconnaissaient des dieux gémiques; les autres, montés de Sumer – alors dans sa splendeur – servaient le dieu Taureau. Des mythes indigènes (cancériques : la Lune, et ouraniens) se fondirent dans un premier panthéon, y créant des figures mythiques non pas nouvelles mais nouvellement valorisées : dieux du Tonnerre, déesse Ishtar, qui allaient prendre une importance croissante jusqu’au réveil des mythes solaires (vers 2400-2300); leur succéda l’accueil des premiers rites béliques et sémitiques (mouton d’offrande, etc.), dont l’épanouissement, sous les Kassites, triompherait de l’ancien empire assyrien.

Venus de Chaldée et de Grèce, les premiers occupants étrangers du Latium y apportaient des divinités tauriques (le Minotaure) et béliques (Lares et Flamines), qui s’incorporèrent aux mythes sabins puis étrusques (gémiques et solaires) pour constituer la trinité Jupiter, Mars et Quirinus, alliée aux mythes gémiques populaires : Janus, Romulus et Rémus, les Dioscures. Ce dernier mythe allait prendre une importance croissante, tandis que le panthéon romain évoluait vers les mythes solaires et cancériques (Jupiter, Junon et Minerve). Au 1er siècle avant J.-C., Minerve et Junon triompheraient : retour des légions à l’Aigle, adoration de la Pierre Noire, puis imposition de la déesse-mère sous l’Empire.

La même confusion, dès le temps de Caligula, ouvrira les temples romains aux ébauches successives du dieu nouveau : déesse-poisson, Sérapis ou Mithra, avant qu’ils soient détruits, au 5ème siècle, par l’expansion chrétienne.

De Rome aux U.S.A.

Or, une nation moderne présente d’étranges concordances avec cette double évolution. Dès le siècle dernier, Tocqueville en avait noté les plus évidentes [3]; en notre siècle, Oswald Spengler (Le déclin de l’Occident), Sinclair Lewis (Les Jeux du Cirque) en ont analysé ou illustré les plus subtiles.

Les premiers émigrants d’Europe en Amérique (chrétiens au 17ème siècle et juifs au 18ème) ont établi les bases mythiques de la civilisation des U.S.A. Cependant, de même que le massacre des peuples du Latium n’avait pas empêché leurs mythes de modifier le panthéon primitif de leurs conquérants, les croyances indigènes (peaux-rouges) et la Légende de la Conquête ne peuvent être totalement exclues de l’évolution mythique américaine. C’est ainsi que les récits du Far-West, de la marche de la Californie, des exploits des Buffalo Bill, David Crockett et autres « outlaws », thèmes typiquement tauriques, sont déjà devenus les composants majeurs de toute une mythique populaire, dont l’étude explique en partie la psychologie et le comportement des Américains.

Chronologiquement, nous obtenons les dates :

Nous l’avons déjà souligné, les pays d’Europe sont actuellement comparables aux royaumes hellénistiques vers 2000 avant J.-C., l’Allemagne y jouant le rôle du royaume des Séleucos et la France le rôle de la Macédoine[4].

Je vois particulièrement plus d’une ressemblance :

1° entre le partage de l’Empire d’Alexandre (323-306) au lendemain de la mort du conquérant, puis la naissance des premiers Etats hellénistiques,

et le Congrès de Vienne, puis la naissance de nouveaux Etats européens : l’Allemagne, la Belgique, l’Italie;

2° entre l’éclipse des Grecs (350) et leur asservissement (à partir de 300),

et l’éclipse des musulmans (à partir de 1800), le démembrement de l’empire ottoman, la colonisation des pays islamiques (tout au long du 19ème siècle);

3° entre les partages et remaniements successifs des royaumes hellénistiques, entre 300 et 200 avant J.-C.,

et les partages et remaniements successifs des Etats européens entre 1850 et 1950;

4° entre le royaume, sans cesse vainqueur, vaincu et recréé, des Séleucos et des Antiochos (de 286 à 189),

et l’Empire allemand sous les Guillaume et sous Hitler (à partir de Sadowa : 1886);

5° entre la folle volonté des Antiochos de restaurer le culte de la Vierge hyperboréenne Laodiké (suppression du culte de Mardouk-Bêl, persécution des chaldéens, menace sur Juda),

et l’ambition anachronique des Nazis de rétablir les Mythes runiques et solaires (Croix Gammée, culte du Feu), entraînant la persécution des juifs et les pressions connues sur le catholicisme;

6° entre la tolérance contraire de la Macédoine envers les chaldéens et le dieu Taureau (à la seule exception des troubles consécutifs à la défaite de Démétrios, « roi des Macédoniens » en 286),

et la tolérance de la France envers les juifs (à l’exception de l’affaire Dreyfus);

7° entre l’intervention soutenue et croissante de Rome dans les « affaires » hellénistiques, pendant les guerres « de Macédoine » (229-228; 205-187),

et l’intervention croissante des U.S.A. dans les affaires européennes à partir des première et deuxième guerres « mondiales » (1917-18, 1941-45).

Chronologiquement, ce parallèle nous donne le tableau suivant :

Sur le plan international, la résistance opiniâtre opposée par Philippe à l’ingérence romaine n’a que trop visiblement aujourd’hui son équivalence exacte[5]. Il est à craindre que les successeurs de notre Philippe V n’aient à redouter l’humiliation de la « colonisation ». D’une manière ou de l’autre, les U.S.A. seront les maîtres en Europe Occidentale et en Afrique musulmane au cours du 21ème siècle. Aux Etats-Unis mêmes, la formule démocratique actuelle se maintiendra jusque vers 2140, malgré des troubles violents (entre 2020 et 2120). Alors, la guerre, longtemps menaçante, entre les U.S.A. et l’U.R.S.S. se sera terminée par la victoire américaine (qui laissera sensiblement les choses dans le même état, si ce n’est que, très vite désormais, les U.S.A. évolueront vers une démocratie dictatoriale et marxiste).

Sur le plan religieux, on peut prévoir une manière d’adhésion aux mythes tauriques (musulmans?), puis une renaissance des mythes gémiques – avant que les Etats-Unis s’ouvrent aux ébauches naïves du Dieu Nouveau. Au temps de leur plus grande puissance, enfin, les U.S.A. accueilleront le Dieu lui-même, dont la puissance contribuera (24ème-25ème siècles) à l’éclatement de la Puissance américaine. Un entracte d’un siècle (2650-2750), au lendemain du Fléau, constituera le dernier renouveau des Etats avant l’avènement du « royaume » du Verseau (2900-3400). Mais, dans la seconde moitié du 4ème millénaire, d’autres peuples pourront tenter de recréer leur grandeur déchue, en un empire néo-américain, que des victoires féroces et provisoires maintiendront deux ou trois siècles.

Le Cancer et le Verseau

Parallèlement à cette évolution, nos arrière-petits-fils auront vu naître et croître une nouvelle mystique cancérique, fondée sur un syncrétisme Gémeaux-Taureau-Bélier-Poissons. Nous savons, par l’exemple des Hittites (dernière mue de la Vierge) et par l’exemple des Parthes et des Huns (dernière mue solaire), que la période kâli du mythe est conquérante au premier chef. Il est donc assuré que la kâli cancérique sera une mutation agressive et guerrière, qui balayera le « tiers » du monde, selon les prophéties apocalyptiques.

Néanmoins, la dernière mue présente une double caractéristique. Si, d’une part, elle détruit le vieux monde, d’autre part, elle contribue à préparer le nouveau.

Destructrice, elle est l’agent du Fléau : Hittites du 16ème au 14ème siècles avant J.-C., Huns et Alains du 4ème au 6ème siècles de notre ère.

Annonciatrice, la dernière mue l’est triplement :

1° elle cristallise les pressentiments du Dieu : Toison d’Or hétéenne,  Mithra iranien;

2° elle accueille le Dieu Nouveau (quoique sous sa forme hérétique) : Béthel hétéen, idoles béliques des Hyksos – et, deux mille ans plus tard, manichéisme sassanide, nestorianisme en Perse et en Asie Centrale;

3° enfin, au lendemain du Royaume, les survivances mythiques de la dernière mue (chez les Phrygiens au 9ème siècle, chez les Tatars et les Toltèques au 12ème) tentent – vainement – de se prolonger par une ultime alliance avec le Dieu : Sabazius-Yahvé là, le Christ nestorien ou Kukulkan ici.

Cette notion de la dernière mue-support du Dieu Nouveau n’était pas inconnue de Nostradamus. En l’un de ses quatrains, il prédit clairement que le Verseau (« signe sceptrifère », c’est-à-dire porte-Roi, comme les Poissons furent porte-Vierge) ne verra pas le jour avant que le Tao sous les armes lui ait tracé le chemin :

Jamais par le découvrement du jour

Ne parviendra au signe sceptrifère

Que tous ses sièges ne soient en séjour

Portant au Coq le don du Tao armifère

(VIII-61)

En quoi le Tao ne fera que rendre sa politesse à l’Occident chrétien, où sera né le prophète du Verseau (comme Jésus au cœur de la Palestine juive et Abraham à Our, la patrie du Taureau) :

Du plus profond de l’Occident d’Europe

De pauvres gens un jeune enfant naîtra

Qui par sa langue séduira grandes tropes,

Son bruit au règne d’Orient plus croîtra

(III-37)

Poursuivons le parallèle. De même que les empires cancériques (l’Assyrie, la Phénicie) ont tenté de s’opposer à la poussée hittite, et les royaumes gémiques (hellénistiques) aux conquêtes des Scythes, des Celtes puis des Parthes, il est probable que les Etats tauriques (l’Inde hindouiste et le Moyen-Orient musulman) seront les premiers barrages que l’Occident opposera aux invasions d’Orient. Il ne saurait s’agir que d’un court répit.

Mais, inattendue, soudaine, la première mue gémique (les Achéens, les Peuples de la Mer) a mis un terme à la conquête hittite et supprimé du monde le culte de la Vierge. Tout aussi brusque et imprévue, la première mue taurique (les musulmans) devait arrêter l’expansion sassanide dans le Moyen-Orient, l’expansion des Turco-mongols dans l’Inde, etc.

De même, on peut prévoir qu’une première mue du Bélier, vers 2800-2900, suspendra l’expansion cancérique dans le monde entier. Née d’un syncrétisme Gémeaux-Bélier (+ Poissons), cette mutation de la religion de Jéhovah pourrait surgir de l’Afrique ou de l’Asie Centrale. Alors, l’humanité sera au point d’entrer dans le « royaume » du Verseau, et cette mue bélique constituera sans doute le seul adversaire redoutable que les « Versiens » trouveront devant eux. Pour quatre ou cinq siècles, tous les autres mythes (gémiques et tauriques, éparpillés, bouddhistes et chrétiens persécutés) cesseront d’avoir la moindre efficacité dans le monde.

La dernière mue cancérique durera un millénaire plus ou moins (2000-3100). Un nouvel empire asiatique en sera le cœur; mais l’exemple de la Vierge et celui du Lion laissent penser qu’en sa période « kâli », le Mythe ne demeure pas prisonnier de l’Etat qui le porte. Pour ne rappeler que ce dernier exemple, au moment où renaissent les grands empires ouralo-altaïques (Huns, Turcs et Mongols), les mythes solaires imprègnent toutes les cultures celtes, péruviennes, romaines, grecques, indiennes, etc. Ils recréent en Iran le nouveau royaume parthe.

De même peut-on penser que vers 2150, les mythes du Cancer auront resurgi en plusieurs points du globe. J’ai nommé Haïti, un futur empire kurde…

Une autre nation, européenne, pourrait se trouver concernée.

L’Espagne

Peuples aussi anciens que le furent autrefois les peuples de l’Elam (aux cultes solaires), les ancêtres des Ibères connaissaient des cultes lunaires (et tauriques) semblables à ceux des anciens Péruviens et de certains « Celtes[6] » et, selon Lucain et Strabon, ils adoraient encore la lune au 1er siècle après J.-C.

Participant aux « ruées barbares » des 4ème et 5ème siècles, comme les Elamites à celles des 18ème et 17ème siècles avant J.-C., les peuples de la Péninsule durent, à partir du 8ème siècle, subir la domination musulmane comme, aux 16ème et 15ème siècles avant J.-C., l’Elam dut subir celle des Peuples de la Mer. Domination doublée d’une influence profonde, car le Croissant musulman est à demi taurique, à demi lunaire, comme les dieux des Peuples de la Mer avaient été à demi gémiques, à demi léonins…

Alors qu’ils se libéraient de cette domination (11ème siècle), les Espagnols se heurtèrent à la puissance montante des Lusitaniens (Portugais), comme, délivrés de la tutelle des Peuples de la Mer, les Elamites s’étaient heurtés aux Mèdes (8ème siècle avant J.-C.).

L’affaiblissement de la puissance germanique (15ème siècle) donnait à l’Espagne l’occasion de sa renaissance, comme l’effondrement de l’Assyrie avait été l’occasion de la croissance des Perses (7ème siècle avant J.-C.).

L’apogée de la Perse s’était située entre 556 et 330 avant J.-C.; l’apogée de l’Espagne se situe entre 1580 (annexion du Portugal) et 1810, où les conquêtes napoléoniennes y mettent fin, comme celles d’Alexandre au royaume des Achémides[7].

En cette période d’apogée, l’Espagne est aussi clairement « romaine » que la Perse fut « judaïque ». Ainsi, a-t-elle sauvé Rome pendant les guerres d’Italie (16ème siècle), comme la Perse a sauvé Juda (6ème siècle avant J.-C.); ainsi, ses théologiens, ses artistes et ses souverains sont-ils aussi sincèrement catholiques que les souverains et les artistes perses furent imprégnés de l’esprit du Bélier. De même qu’au 5ème siècle avant J.-C., Néhémie ou Esdras trouvèrent auprès des Achémides le secours indispensable à la restauration du royaume de Juda, ce sera, au 16ème et au 17ème siècles, auprès des maîtres de l’Escurial que Rome cherchera secours contre les hérétiques. De 538 à 330 avant J.-C., Juda n’a survécu que par l’aide de la Perse (contre la Samarie, la Syrie et la Phénicie); de 1521 à 1800, Rome n’a survécu que par l’aide de l’Espagne (contre les Pays-Bas, les protestants de France, l’Allemagne et l’Angleterre).

La continuité de cette similitude permet de penser qu’elle se poursuivra. En ce cas, l’aurore de la dernière mue du Cancer (à partir de 2000) devrait susciter un renouveau de l’Espagne comparable à celui de l’Iran (Arménie) sous les Parthes. Que cette renaissance paraisse aujourd’hui improbable ne saurait nous dérouter : la résurrection de la Perse en 200 avant J.-C. ne le paraissait pas moins.

De même que l’Empire romain, après plusieurs guerres inutiles, dut accepter de faire la paix avec les Parthes et de les laisser choisir leurs souverains et leurs cultes, l’immixtion des U.S.A. en Europe se heurtera sans doute au bastion espagnol et laissera ce peuple accomplir ses destins (vers 2200).

La future civilisation (taurique et cancérique) de l’Espagne se prolongera jusqu’au 29ème siècle, date à partir de laquelle les mutants du Bélier domineront le monde (jusque vers 4000).

Une recette pour prédire

On comprendra par ces quelques exemples pourquoi je ne m’aventurerai pas en d’autres prévisions, qui nous concernent trop précisément pour qu’elles soient reçues d’un cœur impavide et d’un esprit clair. J’imiterai en cela encore Nostradamus, qui savait que d’audacieuses prophéties ne flattent pas souvent la « fantaisie auriculaire » des « sectes » du présent, ni même de l’avenir, et préférait se garder d’une trop grande précision.

Cependant, il est possible à chacun, en possession des clés, d’ouvrir toutes les portes. A la condition de ne pas perdre de vue : 1° que de telles prédictions ne peuvent être que schématiques; 2° qu’elles reposent sur l’étude des Mythes, non pas sur celle des évènements.

Les évènements demeurent soumis aux Mythes, en sorte que ceux-là se déduisent de ceux-ci; mais l’inverse n’est pas vrai : toute estimation fondée sur de simples coïncidences anecdotiques ne donnerait qu’une prévision fausse, fût-ce de l’avenir immédiat. (Exemple : Rome triomphante fut un Empire, les U.S.A. au temps de leur apogée seront un empire également : tout au contraire, les Etats-Unis seront alors une rigoureuse démocratie, sans doute marxiste – précisément parce que Rome fut un Empire et Sargon d’Akkad un Roi[8].)

Les Mythes renaissent, mais différents; les évènements se reproduisent, mais portés chaque fois par un esprit nouveau, qui les dirige dans un sens mathématiquement prévisible, spirituellement inimaginable. Aussi, pour celui qu’enchaînent les références mentales (« morales » ou « rationnelles ») et qui ne peut penser hors des croyances de son temps, les schémas de concordance n’apporteront aucune aide. Il sera comme un aveugle qui tient ferme sa clé – et ne voit pas la porte.

Jean-Charles Pichon  1963


[1] NOSTRADAMUS : Lettre à César(son fils).

[2] SAINT AUGUSTIN : La Cité de Dieu, XVIII.

[3] De même, EMERSON écrivait (vers 1840) : « Nous nous établissons de notre mieux dans les demeures grecques, puniques ou romaines, à seule fin de mieux voir et comprendre les demeures ou coutumes françaises, anglaises ou américaines. » (« Cercle », Essais, 1ère série.

[4] Les Cycles, tome I, 3ème partie : L’attente du Dieu. – A tout le moins, la prétention macédonienne d’exister en tant que nation depuis le début du 2ème millénaire (Argos mythique), alors que les cultures sémitique puis grecque ne lui permirent aucune existence historique avant le 6ème siècle et nulle suprématie avant le 4ème (Philippe II), annonçait bien la prétention française annexant les Celtes, les Francs, les Germains (Vercingétorix, Clovis, Charlemagne), alors que dominé par Rome et par Byzance, par les Turcs ou l’Espagne, le monde occidental ignore tout de la France avant le 16ème siècle et ne doit subir sa suprématie qu’à partir du 18ème (Louis XIV et Louis XV).

[5] Orgueilleux et vindicatif, profondément nationaliste, Philippe V ne supportait aucun conseil, ni de ses alliés, ni même de l’Assemblée macédonienne. « Quels qu’aient été ses défauts, on ne peut lui refuser une forte personnalité » ni une grande honnêteté foncière (Yves BEQUIGNON).

[6] Vestiges millénaires espagnols et portugais, datés du 3ème millénaire.

[7] Curieusement, alors que l’Espagne s’effondre et que le Croissant faiblit (fin du 18ème siècle), le spectacle taurique évolue également. Plus tôt, le Taureau en était le centre; à partir des Roméo, Castillares, Pepe-Hillo, le Toréro prend le pas sur l’animal. Importée par les Maures, la Lanzada devient la Corrida, et l’ancien sacrifice au Mythe un jeu.

[8] Autre exemple significatif : le parallélisme souvent esquissé (d’Emerson à Hitler) entre Carthage et l’Angleterre, toutes deux cités maritimes. Mais il n’y a aucun rapport entre les dieux lunaires de Carthage et les dieux Bélier-Poissons (protestants et juifs) de la Grande-Bretagne. Au contraire, un rapport (de succession) existe entre les divinités cancériques de Carthage (et son matérialisme) d’une part, et d’autre part les thèmes gémiques (en même temps que matérialistes) de l’actuelle U.R.S.S. De même, l’importance croissante de l’astronautique aux U.S.A. et en U.R.S.S. succède normalement sur le plan mythique à l’importance croissante de la navigation maritime à Rome et à Carthage; les Poissons, dont le Dieu allait naître, étaient un Signe d’Eau, comme le Verseau est un Signe d’Air).

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Les temps intercalaires

Ceux qui ont cheminé avec Jean-Charles Pichon ont acquis – peu ou prou – la faculté de constater des évidences qui échappent à la plupart des personnes engluées dans le rationalisme actuel.

Cette faculté se manifeste parfois de façon surprenante. Ainsi, dans son dernier ouvrage sur le Yéti, Jean-Paul Debenat consacre la plus grande partie d’un chapitre à la vieille coutume de la bûche de Noël. Nous sommes loin des Hommes Sauvages et des cycles mythiques. Et pourtant…

 

Editions Le Temps Présent 2011


Les temps intercalaires

et les coupures du Temps

Avant de poursuivre l’exploration du temps sacré et du présent, tentons d’établir quelques repères. En nous enfonçant dans le continent asiatique, nous rencontrons lieux, objets et personnages portant des noms déroutants, tout autant que les rituels pratiqués. Penchons-nous sur quelques notions liées aux pratiques en usage autrefois dans nos pays occidentaux. Nous userons à cet effet d’un vocabulaire aussi familier que l’arrière-plan culturel qui est le nôtre. Mais quel que soit le décor, on constate que les phénomènes décrits ressemblent, dans leur essence, aux célébrations traditionnelles, aussi lointaines soient-elles (Himalaya, Chine, etc.).

Pour l’instant, abordons une tradition vivante en Europe : celle de la bûche de Noël, par exemple, dont la signification s’éclaire lorsqu’on se tourne vers la Grande-Bretagne. On y évoque Yulelog, terme emprunté à la Scandinavie qui célébrait le solstice d’hiver lors de la fête de Yule. Le mot Yuletide, synonyme de Christmas (Noël) fut pratiquement banni par les Puritains car il leur semblait entaché du paganisme des Saturnales. En effet, les Romains adoraient Saturne et en décembre, se livraient à des célébrations débridées. L’orgie était un des aspects spectaculaires de ces fêtes pendant lesquelles tout semblait permis : les hommes et les femmes allaient jusqu’à échanger leurs vêtements et le déguisement reflétait le retour vers le chaos.

« Déguisement, tu es, je le vois, une profanation, qu’exploite l’habile ennemi du genre humain[1]« .

Shakespeare exprime l’attitude adoptée par les Puritains jusqu’au 17ème siècle, avant que les festivités, consacrées à la Nativité (Christmas), soient rétablies au cours de la Restauration anglaise, sous Charles II.

On notera que la pièce que Shakespeare consacre à la nuit la plus courte s’intitule Twelth Night [La Douzième Nuit], devenue en français La Nuit des Rois. La religion chrétienne enseigne que les Rois Mages arrivèrent à Bethlehem après un périple de douze jours et offrirent en présents l’encens, la myrrhe et l’or à l’enfant Jésus. Un chant de Noël, The Twelve Days of Christmas évoque un cadeau par jour : en tout, on en énumère une douzaine, manière d’entraîner la mémoire des chanteurs.

Le nombre douze prend une importance particulière si l’on considère que les anciens peuples païens utilisaient un calendrier lunaire. Le mois lunaire durait en moyenne 29,53 jours et douze mois représentent 354 jours, c’est-à-dire qu’il faut ajouter 11 à 12 jours pour parvenir à l’année solaire de 365 jours un quart. Les Egyptiens disposant de mois de 30 jours, se contentaient d’ajouter 5 jours intercalaires pour compléter l’année solaire.

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

Ces jours additionnels – ou épagomènes – ont été placés différemment selon les calendriers. Le calendrier grégorien a conservé un mois lunaire, février, qui fut longtemps le dernier mois de l’année chez les Romains.

On obtient ainsi des mois de longueur inégale et on a alors dissous le caractère sacro-saint de ce qui fut une période intercalaire particulière. Les jours supplémentaires, ainsi disséminés, ont pris la teinte banale des jours courants. Il nous est difficile de retrouver à leur égard l’état d’esprit des épagomènes antiques. Le carnaval conserve cependant la saveur de ces périodes de faste et de désordre, pendant lesquelles un roi-bouffon remplace le souverain en titre.

Les initiés des temps anciens sont remplacés aujourd’hui par des porteurs de masques et de costumes représentant les esprits des morts ou des démons, et très souvent des personnages burlesques. Les fêtes du Nouvel An, ou Gody, des Slaves et des Germains existent toujours. Elles demeurent vivantes et colorées en Europe de l’Est et conservent l’esprit de ces cérémonies antérieures au christianisme. Lorsque l’obscurité l’emporte sur la lumière, quand le vent rugit, faisant régner la froidure, les âmes s’approchent des fenêtres et quémandent des offrandes. Les villageois se blottissent près de la cheminée car ils ont peur des bêtes telles que le Loup, l’Ours… esprits souterrains transformés en animaux. Lors des Gody, ils apparaissent, comme attirés par les lumières et viennent converser avec les vivants. Ces derniers les craignent car les esprits connaissent l’avenir et peuvent agir sur les destins.

 

On s’attire les bonnes grâces des esprits et démons en offrant avoine, paille, foin, pain, etc. Puis un festin communiel est suivi de la distribution des douze dons. Les rites de conjuration – contre le Loup, l’Ours… – sont  prononcés dans un langage devenu incompréhensible. Dans les rues, les masques, comme lors du carnaval, pourchassent les jeunes filles. On les attelle parfois à des charrettes ou à des charrues. Aujourd’hui, on se contente de leur faire tirer un petit chariot – ou encore on les promène dans ces petits chariots! Ces brimades servent à transformer la femme en déesse-jument, en Mère Divine chevaline, dignité suprême d’antan. On sait par exemple qu’Epona, notre déesse gauloise, signifie Grande Jument.

Ces cérémonies nous amènent à évoquer les Coupures du Temps. Ces « coupures » assurent, selon l’historien des religions Mircea Eliade, la régénération cyclique du Temps. Ainsi, chaque année, le monde est créé de nouveau. Et comme une nouvelle création se prépare, les morts-vivants surgissent, puisqu’il n’y a plus de barrière entre morts et vivants. Le Temps est suspendu et les défunts espèrent un retour à la vie.

L’orgie marque le renversement des valeurs, les formes sociales se dissolvent, le roi est humilié rituellement en prenant la place de l’esclave : il y a régression. C’est une sorte de déluge qui précède la régénération, qui est comme le mot l’indique, une seconde naissance. Dans certaines sociétés, ce sont les cérémonies d’extinction et de ranimation du feu qui prédominent; dans d’autres, c’est l’expulsion matérielle des démons, avec force bruits, danses et gestes violents; ailleurs, c’est l’expulsion du bouc émissaire sous sa forme humaine (l’Homme Sauvage par exemple) ou animale (le Loup, l’Ours…).

Ce qui compte, c’est l’annulation des fautes et des péchés de la société dans son ensemble et non une simple purification. L’année passée est abolie, consumée et l’on enlève la moindre parcelle de cendre du foyer. Il est temps de restaurer l’harmonie. On dispose une bûche soigneusement choisie pour qu’elle projette une lumière claire. Yulelog, la bûche de Noël, est synonyme de cycle nouveau. La Création du Monde a été réactualisée et les membres de la communauté y ont participé. Pendant cette « coupure », ils ont été projetés dans un temps mythique. Le romancier et mythologue Jean-Charles Pichon a fait des Saturnales la « liberté de décembre[2]« . Mais les citoyens des pays riches ont oublié les fêtes anciennes et cette expression n’évoque rien pour eux!

 

Jean-Paul Debenat  2011

 


[1] William SHAKESPEARE La Nuit des Rois, II, 2.

[2] C’est d’ailleurs le titre d’un de ses premiers romans : La Liberté de Décembre, Editions Ariane, 1947. La disparition inéluctable des traditions laisse un vide plus ou moins durable. Une attente se fait jour. La jeunesse y est particulièrement sensible. Jean-Charles Pichon écrit : « La bande est une tentative pour approcher le Grand Secret. Ce que nous pouvons y reconnaître des cultures maintenant disparues, l’emblème, le totem, l’initiation, nous indique clairement qu’il s’agit aussi d’une tentative pour établir, en marge du monde adulte, un plan d’univers, irrationnel mais vivable » (L’Homme et les Dieux, p. 492).

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La naissance ésotérique de l’Amérique

Grâce à Jean-Paul Debenat, qui a su contourner les obstacles administratifs, Jean-Charles Pichon a enseigné pendant trois ans à l’I.U.T. de Nantes. La majorité des étudiants a été plus qu’intéressée par ces cours, et beaucoup en ont gardé un souvenir durable.

Jean-Charles a également donné plusieurs conférences dans cet établissement.

Il s’agit ici de la retranscription d’une de ces conférences, et non d’un texte littéraire, qui s’adresse à des jeunes. D’où un style ironique, volontiers provocateur, dont la ponctuation essaye de rendre le rythme et la respiration.

Pierre-Jean Debenat

 

LA NAISSANCE ESOTERIQUE DE L’AMERIQUE

Conférence à l’I.U.T. de Nantes,

le 16 décembre 1991

Je vais dire une chose assez légère, d’une certaine manière, puisque je parlerai de sectes et, comme vous savez, les sectes ne sont pas une chose sérieuse; et d’autre part, je parlerai d’une chose sérieuse, qui est la naissance de l’Amérique. Alors, c’est à vous de choisir le sérieux ou le distrayant dans ce que je dirai.

Je vais peut-être incidemment parler en même temps d’une chose très d’actualité, dont devez entendre parler, ou dont vous discutez peut-être entre vous : un sujet ni sérieux ni grave, mais… terrible! Un sujet qui est de la dynamite en soi. Je vais parler de l’invasion et de l’émigration qui constituent, je crois, un sujet très actuel. Je vais chercher, incidemment, dans quelle mesure un Etat se fonde sur l’invasion et l’émigration ou l’immigration.

Car l’Amérique, en fait, s’est fondée sur les deux : sur l’invasion et sur l’immigration. Le problème sera peut-être, en conclusion, de voir si un Etat peut se fonder sur autre chose que cela, ou bien seulement sur l’invasion, ou bien seulement sur l’immigration.

Essayons de définir, avant de commencer l’exposé proprement dit, les termes et ce que j’appellerai les lois générales de la naissance d’un Etat – d’un Empire, disons.  Un Empire, qu’est-ce que c’est, c’est un grand Etat. C’est un Etat qui tend à recouvrir le monde et qui, dans une certaine mesure, le recouvre pendant un certain temps : comme l’Empire assyrien il y a 4 000 ans ou l’Empire romain il y a 2 000 ans. Ça peut être de plus petits Etats, de plus petite durée, comme l’Empire français, par exemple, pendant le 19ème siècle.

Comment donc naît un Etat, cet Etat qui deviendra un Empire? Et bien, je crois qu’il se fonde sur deux instincts assez différents : ce que j’appellerai l’instinct de conservation, et ce que j’appellerai l’instinct d’expansion, de domination.

Le 1er instinct n’est pas propre à l’homme. On le trouve chez les animaux, notamment les mammifères, et spécialement les grands fauves : il s’agit d’acquérir un territoire et de le marquer pour le garder. Au départ de la constitution d’un Etat, il y en effet invasion, c’est-à-dire conquête. Et usage de moyens qui permettront de garder ce territoire, de le marquer, comme un chien ou un lion marque son territoire.

Et, dans un 2ème temps, il y a un instinct beaucoup plus humain, plus grégaire disons, mais qui est connu des oiseaux, qui est connu de certains reptiles et de certains poissons, et qui serait l’instinct de développement, l’instinct de peuplement.

Pour qu’il y ait Empire, il faut qu’il y ait un territoire et il faut qu’il y ait un peuplement. Le territoire se conquiert, le peuplement s’assure par deux moyens essentiellement – enfin, le peuplement est toujours un développement démographique, bien sûr. C’est-à-dire que les habitants du territoire et non plus le territoire lui-même, dans le temps et non dans l’espace, vont devenir de plus en plus nombreux, c’est ce qu’on appelle le développement démographique. Ça va être par les naissances, c’est-à-dire la production humaine, animale, et puis aussi la production mécanique, industrielle, etc., propres à cet Etat, à ce pays, à ce peuple, qui va s’enrichir, se développer, s’accroître. C’est un développement absolu, je veux dire qu’il n’y a pas de relativité : on part de 1, ou de 2, ou de 3, nous verrons, on part de quelques individus. On part d’un individu, en ce qui concerne l’Amérique : on part de Christophe Colomb, c’est clair. On part d’un et on arrivera à être des millions, des centaines de millions, peut-être un jour des milliards. Par sa production propre, et notamment la reproduction sexuelle.

Et aussi, on se développe de cette manière par l’immigration de peuples autres, de races autres. Nous étudierons précisément les deux cas, et particulièrement aujourd’hui peut-être, le phénomène de l’émigration/immigration.

Nous verrons que ces deux instincts, qui deviennent deux méthodes de constitution d’Empire, obéissent à des lois très précises que j’appellerai des lois secondaires, puisque je viens de vous parler des lois générales – ou particulières, peut-être, à chaque étape. Nous étudierons surtout ces lois particulières en ce qui concerne l’Amérique, et particulièrement les Etats-Unis d’Amérique.

Au début donc, il y a conquête d’un territoire. C’est vrai de tous les Etats. Rome s’est fondée à partir d’un couple mythique – d’ailleurs le départ est presque toujours mythique – Romulus et Remus. C’est généralement le fondateur et le poète, ou celui qui apporte un élément matériel et celui qui apporte un élément mythique ou poétique. En ce qui concerne l’Amérique, ça a été, légendairement, mythiquement, le fait de quelques hommes : Christophe Colomb est à l’origine de la légende, c’est hors de doute. 1492. Je vous donnerai peu de dates; les dates sont essentielles dans mon exposé, je vous en donnerai le minimum. Ces dates sont importantes, car elles créeront ce qu’on appelle un cycle, ou un rythme cyclique. En 1492, il y a donc découverte mythique, j’insiste là-dessus, de l’Amérique.

Pendant 5 siècles, Rome a cru et dit – les historiens romains ont dit – que Rome était née de sa création par Romulus et Remus, c’est-à-dire les Gémeaux. Et puis 5 siècles après, au temps d’Auguste, au temps du Grand Etat, du Grand Empire, un homme, Virgile, un autre poète, a dit : pas du tout, ça date d’Enée. C’est un exilé de Troie, rejeton des grandes familles troyennes qui, passant par Carthage, traversant la Méditerranée, est arrivé et a formulé le premier germe de Rome, bien que Rome n’existât pas encore, et bien que Rome fût à son époque plutôt un pays latin. Donc, à partir de l’an 0, – 28 exactement, au temps de l’avènement mythique du Christ, on a reculé dans le temps l’avènement de Rome de 5 siècles, de Romulus et Remus à l’autre mythe d’Enée.

Actuellement, en Amérique, on en est encore au mythe de Christophe Colomb, à la fin du 15ème siècle; mais tout laisse prévoir que dans peut-être cent ans, ou avant cent ans, on défendra la théorie, on propagera l’autre légende selon laquelle l’Amérique, en tant que civilisation, en tant que création d’Etat, date des Vikings, de l’an mille, et que, dès l’an mille, des envahisseurs, qu’on appelle Incas et qu’on appellera Aztèques ensuite – Incas au Sud de l’Amérique, Aztèques en Amérique Centrale – sont venus chasser les civilisations anciennes, les civilisations proprement indiennes, pour créer une autre civilisation.

Nous n’en sommes pas encore là, et nous partirons aujourd’hui seulement de Christophe Colomb. 1492. Il est certain que quand Christophe Colomb arrive là-bas, et ceux qui vont suivre, Pizarre, Cortès, ils vont trouver des peuples dégénérés qui n’ont pas cent ans, ou deux siècles, trois siècles au maximum d’existence, dont les Empires ont pris naissance aux 12ème, 13ème siècles. Et ce sont ces petites civilisations que les envahisseurs occidentaux ont anéanties.

Ils vont les anéantir d’une manière incompréhensible pour l’esprit rationnel. Ils vont être une cinquantaine d’hommes, quelquefois trente-cinq, qui vont traverser l’Amérique du Sud et qui vont asservir des centaines de milliers d’hommes. C’est comme ça. Alors on nous dira que les Aztèques d’une part, les Incas de l’autre, savaient qu’ils allaient finir, leurs prêtres leur disaient que leur temps était fini et que les nouveaux dieux allaient venir de l’Occident et que par conséquent, quand ils ont entendu l’arquebuse ou quand ils ont vu le cheval, ils se sont trouvés devant des phénomènes tellement étranges qu’ils ont tout de suite cédé, non pas à la puissance militaire, mais à cette sorte de puissance intellectuelle, spirituelle, qui animait ces hommes-là. Colomb, Cortès, Pizarre, au Nord Jacques Cœur, etc. Ça s’est fait très vite, en 20, 30 ans, entre 1490 et 1530.

De telle sorte qu’en Europe, les grands écrivains du 16ème siècle savent que quelque chose de formidable s’est passé. Ils savent que quelque chose a été découvert à l’Ouest, comparable à ce qu’était Rome, la Rome naissante, pour les Grecs ou les Hellénistiques. Ce n’est pas moi qui fais le parallèle. C’est un homme comme Thomas More, par exemple, dans son Utopie, en 1519. C’est Rabelais, c’est Montaigne, dans le 5ème livre de ses Essais. C’est Nostradamus, c’est Paracelse, ce sont tous ceux qu’on appelle les prophètes du 16ème siècle.

Prophètes, pourquoi? Parce qu’ils disent, tout de suite, que quelque chose est arrivé, on a découvert une nouvelle Rome. Et quand Thomas More raconte l’Histoire à venir, les 5 siècles de cette Amérique à venir, qu’il situe sous le règne de la Justice et de la rationalité, c’est-à-dire de l’utopie contre l’abraxas mythique, et bien il ne se trompe pas tellement.

Ils ne décrivent pas dans le détail ce qui va arriver à l’Amérique, mais ils décrivent en gros les mythes, ils savent à quel moment il va se produire une nouvelle guerre des Albains et des Sabins – ce sera la guerre de sécession – quand  il va arriver une nouvelle libération de l’Amérique, comme Rome s’était libérée des Hellénistiques, quand il va arriver que cette Amérique va peu à peu dominer le monde, tout cela est vu assez clairement dès le 16ème siècle.

C’est très important parce que, avant toute analyse des sectes, il faut dire que les Américains – pas tous, bien sûr, mais enfin ceux qui écrivent, ceux qui pensent, les poètes, les romanciers, les philosophes, les essayistes, et les Européens qui les regardaient croître – ne se trompent pas. Pendant 5 ou 6 siècles, ceux qui débarquent du Mayflower en 1620 – ce sont surtout des puritains et des juifs -, ceux qui vont transmettre le message d’Emmanuel Kant – ce sont les Transcendantalistes, au 19ème siècle –, ceux qui  écrivent à la fin du 19ème ou au 20ème siècle – comme Lewis, comme Miller –, tous ces gens-là savent que l’Amérique est en train de constituer une nouvelle Rome, un nouveau Grand Empire. Il n’y a pas le moindre doute. Et c’est ce qui explique que la Constitution américaine, peu à peu, se calquera sur la Constitution romaine. Qu’il y aura les deux grands partis comme il y avait les deux consuls à Rome, qu’il y aura une même construction depuis le plus bas niveau, les premiers élus des parlements –chambre des députes ou sénat – qu’il y aura ensuite des élections à un deuxième niveau, puis à un troisième niveau pour atteindre au Président des Etats-Unis. Etc., etc.

Mais il est important de dire, dès le départ, qu’un Etat qui se développe est généralement conscient de ce qui va lui arriver. Et il est conscient de cela parce qu’il croit dans un éternel retour des cycles, il croit que les choses se répètent et il croit que l’Amérique croissante va renouveler les destins de la Rome antique.

Nous allons parler des mythes : mythe de l’éternel retour, mythe républicain, mythes des dieux qui vont animer l’Amérique, et qui vont être différents des dieux romains. Il faut voir dans le détail si ce sont des sectes, des mouvements religieux, un ésotérisme continu qui a fait la naissance puis la croissance de l’Amérique.

 

Je vais mettre dès le début une première loi particulière qui va surprendre, je crois. Et je vais prendre pour ça un exemple contemporain, immédiat : ce sont les élections algériennes, qui vont avoir lieu très bientôt. Le but de ces élections étant de savoir lequel va l’emporter, parce qu’ils se combattent pour l’instant, mais il faudra bien que l’un des partis l’emporte. Le but de ces élections étant de savoir lequel va l’emporter en fin de compte en Algérie, des sectes schismatiques, religieuses, fanatiques – tellement fanatiques qu’il faut bien reconnaître que certaines sont associées au fanatisme de Kadhafi, par exemple, ou de Bagdad, bien entendu, ou de l’Iran –, ce sont des sectes religieuses qui, plus ou moins chacune leur conception de Mahomet, et qui rêvent d’un Grand Islam, qui rêvent d’un Grand Maghreb en Afrique, qui engloberait le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Lybie, l’Egypte et qui constituerait une sorte de nouvel Empire des Parthes, pour reprendre l’exemple d’autrefois, sur le territoire africain. Et en face, nous avons un parti, peut-être pas athée absolument, parce qu’ils font semblant aussi d’être islamiques, mais enfin qui a rejeté la plupart des lois islamiques, au profit des lois socialistes, humanitaires, progressistes, qui sera contre l’inégalité des hommes et des femmes, contre le voile, contre une discipline religieuse outrancière, et qui défendra réellement cette idée que les hommes sont égaux, qu’il n’y a pas de races, qu’il n’y a pas de peuples différents, et qu’il faut oublier toutes ces distinctions dans le grand mouvement socialiste et humanitaire de notre époque.

Voilà les deux partis qui se battent en Algérie. Actuellement, le parti religieux a failli l’emporter, les socialistes qui sont au gouvernement ont repris les choses en main, on a mis quelques religieux en prison, on a fait peur aux autres et surtout on leur a interdit toute action politique. Les religieux eux-mêmes ont renoncé, puisqu’ils avaient, aux dernières élections – partielles, il est vrai – refusé de voter, c’est-à-dire qu’ils avaient pratiqué une sorte de refus, de black-out sur les élections. Enfin, en tout cas, ils l’avaient proclamé. Cette fois-ci, il n’en est pas de même, ils viennent de proclamer qu’ils participeront aux élections. Donc ces prochaines élections vont vraiment opposer deux tendances, alors on va voir laquelle est la plus forte en Algérie.

Or, il est certain que pour les socialistes français, ce serait une merveilleuse nouvelle, une merveilleuse réussite, que le parti progressiste algérien l’emporte. Ils y verraient une preuve que le socialisme continue de croître dans le monde. Au contraire, ils seraient sans doute très atteints par une victoire des religieux. Ça, vous le savez tous si vous avez réfléchi un peu au problème, c’est élémentaire, c’est tout simple. Mais une chose se déclenche là, qui vaut la peine d’y réfléchir. Et j’appellerai ça la loi des vases communicants. Parce que ça, vraiment, va vous éclairer le problème des sectes et de la naissance de l’Amérique. C’est la même chose, en beaucoup plus grand. Là, nous parlons d’un pays encore petit, l’Algérie, d’un petit problème si vous voulez, alors que nous allons atteindre des problèmes beaucoup plus vastes. Mais c’est le même problème.

Je dis qu’il faut faire très attention. En effet, si les socialistes l’emportaient en Algérie, qu’est-ce qui se passerait? Ils rejetteraient bien sûr les fanatiques religieux. C’est dire que les fanatiques religieux émigreraient en Europe. C’est dire que l’Europe verrait se fortifier tous ces mouvements religieux, qui sont des mouvements plus ou moins rétrogrades, plus ou moins de droite et, par conséquent, cette victoire socialiste des Algériens aurait un effet exactement contraire en Europe.

Si au contraire les partis religieux l’emportaient en Algérie, évidemment ce seraient les socialistes qui devraient fuir l’Algérie, pour éviter la persécution. Donc la France serait ouverte obligatoirement à ces socialistes, et donc la France serait de plus en plus socialiste et Mitterrand de plus en plus fort.

C’est donc très important, le problème des vases communicants, et fondamental lorsqu’on veut comprendre l’Histoire.

Ce sont des choses qu’on ne nous explique pas, sans doute, à l’école secondaire, ou dans les collèges ou les lycées, quand on fait de l’Histoire, mais c’est tout de même ce qui importe.

Or, j’ai dit que ça a été une des clés du problème de l’émigration en Amérique, et donc des sectes et de l’Amérique. Et bien nous allons voir à quel point c’est vrai, avec une exactitude hallucinante.

J’ai dit que la reconnaissance de l’Amérique par Christophe Colomb était le début, dans nos légendes actuelles. Mais, en même temps que ça se produisait, il y avait ce mouvement prophétique, dont je vous ai donné un exemple, en Europe, avec Thomas More, ou avec les Essais de Montaigne.

Et il y a un troisième phénomène qui se passe en même temps, et ce n’est pas par hasard que ces choses-là se passent. Il y a même deux autres phénomènes qui se passent en même temps, je ne sais pas lequel est le plus important.

Il y a eu la destruction de Byzance en 1453, donc quelques années avant l’exploit de Christophe Colomb, et il y a eu presque tout de suite après la naissance du protestantisme.

Si vous voulez, pour ceux qui croient dans l’éternel retour, la ruine de Byzance correspond à la ruine d’Israël, 2160 ans avant, et la naissance des sectes protestantes correspond à la naissance des sectes schismatiques de Samarie, etc.

Enfin, nous allons laisser l’éternel retour, nous allons traiter de ce qui s’est passé depuis le 15ème siècle.

Donc, ruine de Byzance, ça veut dire triomphe de l’autre partie de l’Eglise, c’est-à-dire Rome, et quand nous parlerons de l’Eglise catholique, nous parlerons de Rome, évidemment, parce que Byzance est conquise par les Turcs et c’est un autre problème.

En revanche, les protestants, eux, sont un problème occidental qui concerne la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, les Pays-Bas, etc.

Qu’est-ce que le protestantisme? En réalité, il ne faudrait presque jamais dire le protestantisme, parce que dès le départ, il y a deux mouvements tellement différents qu’il est difficile de les confondre.

Dès le début, 1510, 1515, un moine, Luther, a commencé de s’élever contre les richesses, l’égoïsme, l’orgueil, l’ambition, les cruautés de l’Eglise catholique, et il a essayé de créer une religion de Réforme. Ça veut dire qu’il voulait réformer l’Eglise de Rome. Il a émis quelques idées, qui sont devenues des dogmes, et qui ont donné naissance à une autre religion, qu’on appelle le luthérianisme.

Cette religion n’est pas anticatholique positivement, elle n’est que réformatrice, c’est-à-dire que Luther aurait voulu, au début, modifier les vices de l’Eglise; mais, peu à peu, il s’est éloigné de l’Eglise, au point qu’il s’est marié contre la loi, les vœux de chasteté. Et voilà un moine marié, qui va soutenir les Princes, qui va soutenir une certaine violence à son tour, notamment contre les Juifs – il n’hésitera pas à dire qu’il faut tous les exterminer. Et c’est très clair. Je veux dire que tous les luthérianistes ne sont pas anti-juifs, ne sont pas des tortionnaires, ne sont pas des défenseurs des prêtres, n’ont pas une vie luxurieuse. Mais tous sont pour une certaine libération de l’homme, de la femme, du couple, et l’attente d’une certaine liberté qui, finalement, pourrait donner naissance à une autre forme de religion, à la limite, qui ne serait pas seulement la religion du Christ, mais la religion de l’Esprit, du Paraclet qui doit suivre le Christ, qui doit venir après. Cette attente, pour Luther lui-même, s’exprimait par le symbole de la rose et de la croix. La croix, évidemment, rappelle le christianisme et la rose, c’est la rose des libertaires, c’est la rose du combat des deux roses en Angleterre, c’est l’arrachement à une certaine conformité trop étroite.

Quant à l’autre mouvement protestant, il va suivre de peu, vers 1530. Il va être l’œuvre d’un homme, Calvin. Calvin, et j’insiste là-dessus, est à l’opposé de Luther. Je veux dire que Luther est un homme fort, c’est une sorte de Gargantua – peut-être que Rabelais le prendra pour modèle –, un homme énorme, qui a des appétits charnels, qui a besoin de femmes, qui adore boire, qui adore manger. Calvin est un homme malingre, petit, sans beaucoup d’appétits, apparemment – il épousera quand même à la fin de sa vie, mais ce sera une veuve et ce sera sur ses vieux jours – et en tout cas, il déteste fondamentalement cette liberté-là : disons la liberté sensuelle, rabelaisienne de Luther. Qu’est-ce qu’il appelle la liberté, Calvin? Pour lui, la liberté en question, c’est la liberté de Dieu, ce n’est pas la liberté de l’homme. Dieu, Jésus, le Christ, est un dieu d’Amour – c’est-à-dire qu’il aime les hommes, il sauve les hommes. Calvin dit que peut-être que cet amour serait une restriction de la puissance divine. Si Dieu est obligé d’aimer, il n’est pas libre. C’est le problème de Calvin. Il le résout d’une manière extraordinaire, il dit : et bien oui, Dieu est libre. Il est libre d’aimer qui il veut. Il est libre de donner sa Grâce à qui il veut et, si vous n’avez pas la Grâce de Dieu, vous ne pouvez rien faire. Vous pouvez être aussi gentil que vous voudrez, vous pouvez donner tous vos biens à votre voisin, vous pouvez vous priver de femme, de nourriture ou de boisson, si vous n’avez pas la Grâce, vous êtes perdu. C’est une religion terrible, mais qui va donner naissance à d’autres religions terribles, qu’on appellera, en gros, les sectes puritaines. Et dans ces sectes, les hommes passeront leur vie à adorer ce dieu jaloux – parce qu’un dieu qui aime et qui est libre, il est d’abord jaloux, il refuse que l’homme aime quelqu’un d’autre que lui, bien sûr – dieu jaloux, dieu terrible et, finalement, dieu de la Bible. Vous connaissez la Bible, le livre de la Bible, Dieu était terrible aussi : c’était le dieu qui punissait. Il lui arrivait de répandre ses Grâces : il donnait la manne à Moïse ou il ouvrait en deux les eaux du Jourdain, il donnait son miracle quand il le voulait, mais généralement il était méchant – non, pas méchant : juste, mais terrible – il ne tolérait rien que ce qu’il avait ordonné, que ce qu’il avait voulu, que ce qu’il avait exigé.

Et donc le puritanisme de plus en plus va s’ouvrir à la Bible juive, c’est-à-dire à cette notion que tout doit être payé. C’est œil pour œil, dent pour dent. Vous n’avez pas le droit d’être en dehors de la loi, la loi de Dieu, puis la loi des hommes. Et puis, finalement, la loi hébraïque, la loi de la Bible.

C’est-à-dire que pour être précis, nous allons voir les catholiques, et puis les luthériens aussi, croire en un dieu « Esprit », difficile à cerner, à approcher, mais qui doit être créé, qui doit être transformé peut-être, du Christ en Esprit, qui est ouvert à l’avenir. Et puis les autres, les puritains, les calvinistes, les juifs aussi bien sûr puisque c’est leur dieu, vont défendre un dieu de rigueur, un dieu de Justice, de passion jalouse et systématique.

Alors, que s’est-il passé depuis le 16ème siècle? C’est très simple. L’Europe va se partager constamment entre les deux courants. Quand les catholiques vont l’emporter – ça va être le cas par exemple sous Marie Tudor en Angleterre, sous les rois français, surtout Louis XIV, les rois espagnols, bien sûr, Philippe II, etc. – les protestants vont être persécutés. Les protestants et les Juifs, ils sont toujours persécutés ensemble. Il va falloir qu’ils quittent l’Etat européen où ils sont. On n’a plus idée, aujourd’hui, de ce qu’ont été ces dépeuplements, ces exils, ces pogroms. Les dragonnades de Louis XIV ont chassé des dizaines de milliers de protestants. Ils ont anéanti des dizaines de villages du Midi. Ils ont persécuté tous ceux qui avaient une quelconque appartenance au dieu de la Bible. Ils ont persécuté les jansénistes, bien sûr, les camisards. Ils les ont exterminés. Ces hommes partaient en Angleterre quand l’Angleterre était protestante, ou ils partaient aux Pays-Bas et puis de là, quand la persécution reprenait, ils partaient en Amérique.

Mais, à l’inverse, quand les protestants ont dominé en Europe, par exemple Calvin à Genève ou Knox en Ecosse ou Cromwell en Angleterre, ou la Grande Elizabeth, c’étaient les catholiques qui étaient persécutés. Qui devaient fuir, sous peine d’être exterminés. Et qu’est-ce que faisaient les catholiques, qu’est-ce que faisaient les Princes (c’étaient souvent des Princes ou des gens de la Cour, des nobles, ou des inventeurs, ou des créateurs)? Ils partaient en Amérique.

De telle sorte que lorsqu’on parle du peuplement de l’Amérique, ce peuplement est essentiellement constitué par des sectes puritaines, juives, protestantes d’une part, ou par des sectes, des mouvements, des religionnaires de droite, rétrogrades, passéistes, mystiques, etc.

Voyons un peu ça dans le détail.

Je vous ai dit qu’au départ il y avait ces deux hommes, Luther et Calvin et, bien sûr, de ces deux mouvements sont nées très vite des multitudes de sectes. Simplement parce que Luther et Calvin, tous les deux, étaient encore des hommes humains, c’étaient des gens intelligents. Les réformes que Luther veut apporter à l’Eglise ont du bon. Le raisonnement de Calvin, dans l’optique religieuse de Calvin, n’est pas faux, c’est une logique – terrible – mais logique. Calvin a tué des gens. Il a tué des gens, il a jeté Michel Servet au bûcher. Luther disait qu’il fallait exterminer les Juifs. Ce n’étaient pas des hommes bons. Mais, à part ces excès, disons qu’ils ont été des hommes relativement modérés, qui savaient quelles pouvaient être les conséquences effroyables de leurs actes. Et finalement, la religion luthérienne, qui a triomphé dans les Pays-Bas ou dans les pays du Nord, est une religion affable, paternaliste, familiale, tranquille, douce, humaine. On accuse très peu, si ce n’est Luther lui-même, les luthérianistes de persécutions violentes. Bien sûr, ils voulaient que leurs ennemis s’en aillent, mais enfin ils ne les brûlaient pas, alors que l’Eglise de Rome brûlait ses ennemis.

Calvin a brûlé Michel Servet qui était un authentique prophète, et Knox aussi  en Ecosse, et surtout Cromwell n’ont pas fait des choses très gentilles, mais enfin, dans l’ensemble, le calvinisme suisse par exemple, qui domine depuis 6 siècles, n’est pas monstrueux.  La Suisse est un pays agréable à vivre, humain, tranquille, et qui a donné naissance à de très grands artistes, à de très grands écrivains, ou à de très grands penseurs. Et des hommes libertaires, comme Voltaire ou Rousseau, ne craignaient pas de s’y réfugier à certains moments.

Donc ces religions, ces grandes sectes sont encore humaines. Mais, dès qu’il y a une secte nouvelle, il y a des disciples qui naissent et qui peuvent être terribles, qui peuvent être fous même, fous! Luther disait : il faut un nouveau roi aux hommes, mais il disait un roi du Ciel, un nouveau dieu. Certains ont pris ça à la lettre, ils ont dit : il faut créer maintenant un dieu, un homme-dieu. Et il y a eu, dans des villes allemandes, des sectes nées du luthérianisme, ou en marge du luthérianisme, les Anabaptistes par exemple, où à Münzer, un homme, Jean de Leyde, a pris le titre de roi et a essayé d’imposer sa loi, même aux Princes allemands qui ont fini par détruire Münzer. C’est un exemple, il y en a eu bien d’autres, il y a eu des violences de tous les côtés. Et à l’inverse, nous savons que Calvin a donné naissance à des mouvements moins humains, plus rigoureux : les Arminiens, les Uniates, et ces sectes, au 16ème siècle, vont généralement triompher avec arrogance, avec violence, avec massacres et finalement être rejetées par les Etats.

Et ces sectes vont partir en Amérique, dans la partie Nord.

D’autre part, les catholiques sont rejetés notamment par le protestantisme anglais, c’est-à-dire par l’anglicanisme d’abord, d’Henry VIII, et puis par la Grande Elizabeth – elle a fait décapiter sa rivale Marie Stuart, ce n’était pas pour reculer devant d’autres exécutions si nécessaire – et puis après Cromwell surtout, qui va décapiter le roi d’Angleterre pour imposer son puritanisme. Les catholiques chassés par ces persécutions vont en Amérique. Ils vont se réfugier généralement dans le Sud, la Virginie, la Louisiane. Et puis des Français s’installeront là-bas.

 

Drapeau de la Louisiane

 

 

Quand les protestants vont commencer d’être terriblement persécutés – et ça va commencer dès 1580 (il y a un renouveau de l’Inquisition catholique en France), on va tuer, brûler de 30 à 40 000 sorciers et sorcières entre 1570 et 1600.

Qui sont-ils? Ce sont des libertaires, des gens qui n’admettent pas le catholicisme de Rome; ce sont des gens qui veulent soigner et guérir à leur façon; ce sont des gens qui, quelquefois, prétendent honorer un autre dieu que Jésus-Christ; et puis il y a les protestants qui envahissent la France, qui sont maîtres dans le Midi, en Gascogne, en Dordogne, en Camargue, dans le pays cévenol bien sûr. Lorsque commencent les persécutions, ces hommes vont fuir en Amérique.

Ensuite, après la mort de Cromwell, quand le roi va revenir en Angleterre, et les catholiques avec lui, que vont-ils faire? Ils vont persécuter les protestants. Et ces protestants aussi vont aller en Amérique. Eux vont se rendre dans le Nord, et c’est très important ce partage entre le Nord et le Sud. Ils vont aller à Boston, à Philadelphie, plus haut encore, au Canada; mais ils vont surtout aller dans une ville qui est vraiment le cœur des U.S.A. : cette ville, c’est New York.

Or, New York a été, d’abord, une ville luthérienne, qui s’appelait New Amsterdam, et qui était habitée, créée, fondée par des émigrés moitié luthériens, moitié catholiques, qui avaient acheté cette terre pour une poignée de dollars aux Indiens : ce rachat, à Manhattan, fut le fait de ces émigrés, protestants pour la plupart, catholiques pour quelques-uns, mais en fait pas tellement calvinistes, pas tellement puritains, et peut-être pas tellement Anglais, je dirai, beaucoup plus européens, continentaux.

Mais, tout au long du 17ème siècle, ce sont les protestants anglais qui sont de plus en plus allés vers l’Amérique. Le voyage du Mayflower, en 1620, est la grande origine fondatrice de l’Amérique puritaine : le voyage des Pères Pèlerins, qui étaient presque tous des puritains ou des juifs, et qui vont devenir assez puissants, en quelque sorte, en 1685, pour non seulement occuper New Amsterdam ou le racheter, ou faire des trafics et finalement changer le nom de la ville en New York. Non plus la Nouvelle Hollande, mais la Nouvelle Angleterre.

 

New-York

 

 

Nous voyons bien ce balancement, qui va se continuer, mais qu’il faut peut-être préciser mythiquement. Il y a d’une part ceux qui attendent un dieu nouveau, un dieu libertaire, un dieu libérateur, ésotérique aussi, mystique, occulte, rétrograde dans ses aspects cultuels. Et puis il y a ceux qui servent le dieu de la Bible. Or, le dieu de la Bible, c’est le Bélier; c’est celui qui est sorti du buisson pour faire épargner le fils d’Abraham.

Au contraire, les autres se référaient de plus en plus, à mesure que passaient les années et les décades, les autres se réfugiaient en quelque sorte dans des religions bien antérieures, des religions païennes, comme on dit, des religions qui remontaient à Sumer, au dieu Taureau, Mardouk, Apis, et aux grands dieux d’Egypte qui avaient pu exister avant le Bélier d’Abraham. Et n’est-ce pas  étrange que ces deux grands mouvements américains, dès le 17ème siècle, reprennent ces vieux symboles que l’Europe avait complètement oubliés?

 

En Amérique, ça va être tout de suite l’opposition fondamentale pendant deux siècles, entre les bouviers, ceux qui ont des troupeaux de bœufs – qui  vont donner le fameux « cow-boy », le garçon de vaches – et qui vont donner les plus grands Indiens révoltés comme le grand « Bull », parce que les Indiens reconnaissent le Taureau dans leurs bisons, bien entendu. Ce sont des dieux de l’aventure, des dieux de l’Ouest, des dieux du désert, des grandes étendues du Texas.

 

Drapeau du Texas

 

 

Et puis les autres sont les bergers, – les laineux, comme on les appelle aussi – qui  viennent avec leurs troupeaux de moutons et qui vont essayer, eux, de faire du commerce.

Vous avez certainement vu des films qui montrent cette opposition des bouviers et des bergers. C’est très important. Quand les bergers s’amenaient dans un pays où les bouviers étaient maîtres, ça finissait toujours mal. On n’élève pas des brebis comme on élève des bœufs. Le berger n’est pas un cow-boy. Le berger est un être pacifique, le cow-boy appelle l’outlaw, le bandit de grands chemins, mais aussi le découvreur, l’inventeur. Le berger, lui, amène l’homme de loi, le juge. Ce conflit du cow-boy et du juge de paix, c’est presque toute l’histoire de l’Amérique pendant deux siècles.

Evidemment, s’il n’y avait que ça, ça n’aurait pas entraîné la guerre de sécession.

Seulement, en Europe, on continue de massacrer des gens, on continue de les persécuter, de les chasser vers l’Amérique. Nous avons parlé des camisards. Et bien les camisards, quand ils peuvent fuir, ils fuient en Angleterre, et puis d’Angleterre ils vont en Amérique.

Au long du 18ème siècle, en Europe, il se passe quelque chose de très important, c’est que ces deux mouvements dont je viens de parler deviennent des mouvements rationalistes. Ce qui fut des croyances en des dieux mal discernés quelquefois, ou du moins parfaitement étranges, parfaitement liés à leurs livres sacrés, ces dieux donnent naissance à au moins deux façons totalement radicales, opposées, de voir le destin de l’homme.

Ces mouvements sont les mouvements francs-maçons. Les mouvements francs-maçons ont pris naissance au 17ème, ou à la fin du 16ème siècle, chez les rois et les princes, d’Ecosse notamment – les Stuart. Et il s’agissait, dans cette première Franc-maçonnerie opérative, de faire de tous les hommes des princes. Mais, bien sûr, on ne pouvait pas le faire pour tout le monde, au début en tout cas, mais on avait le temps. Ce sont des mouvements qui se disent : nous avons le temps pour nous, nous avons des siècles devant nous, ce n’est pas demain que le dieu va naître, on a tout le temps. Ce n’est pas demain que le paradis va s’instaurer sur terre. Donc on va commencer par quelques-uns. Et les Franc-maçonneries anglaises, notamment, vont s’ouvrir, tout au long du 17ème siècle, aux ouvriers particulièrement doués, aux maîtres d’œuvre, aux poètes, aux peintres, aux bons soldats, aux héros, aux princes évidemment. Et ces hommes doués, qui ont montré leurs qualités, on va essayer d’en faire des Princes, c’est-à-dire qu’on va leur apprendre des arts qui vont élever : ce sera la danse, l’escrime, les jeux d’armes, les jeux martiaux en Orient – parce qu’il y a aussi des Franc-maçonneries en Orient : les Triades. On va ciseler ces hommes pour en faire un peu des surhommes, pour en faire des gens qui seront les maîtres dans leur art, dans leur technique, dans leur pratique et qui, en même temps, seront des hommes accomplis, connaissant des langues, sachant danser, sachant plaire, sachant séduire, sachant se battre. Ça, c’est la première Franc-maçonnerie, celle des rois, des princes qui veulent faire des princes.

Mais, à partir de 1717, certains hommes, dont le plus connu est Anderson, se font recevoir dans cette Franc-maçonnerie, avec l’idée d’en changer la nature, les méthodes. Je vous cite Anderson, parce qu’il est l’auteur des Constitutions qui vont transformer la Franc-maçonnerie opérative en une Franc-maçonnerie spéculative. Qu’est-ce que la Franc-maçonnerie spéculative? C’est la Franc-maçonnerie qui, tout au long du 18ème siècle, va proclamer que ça ne sert à rien de prendre quelques hommes, doués, et de leur donner un supplément d’éducation, de finesse, d’aristocratie. Ce n’est comme ça qu’on va changer, qu’on va sauver le genre humain. C’est trop long, trop lent, trop incertain. Et puis c’est une idée de poète, d’aristocrate. Et le peuple, alors?

Donc, on ne va plus faire comme ça. On va décider que tous les hommes sont égaux, et que par conséquent il n’est pas question d’en élever certains à une aristocratie supérieure, mais il est question d’abaisser les princes, les créateurs, les novateurs, de manière à ce qu’aucune tête ne dépasse la norme établie. Si tous les hommes sont égaux, ils seront libres, parce que l’égalité, pour ces francs-maçons, c’est la liberté, et il n’y a pas d’autre liberté que l’égalité.

On peut appeler ça la méthode de Procuste. C’était un géant de l’Antiquité, qui n’avait qu’un seul lit. Alors il était très gentil quand on venait frapper à sa porte, il recevait très bien les visiteurs, puis il les faisait coucher dans son lit. Si le gars était un peu trop grand, il lui coupait la tête, pour qu’il ne dépasse pas du lit. S’il était un peu trop petit, il tirait sur les jambes, de manière à ce que le gars couvre le lit. C’est un peu comme ça que procèdent les Francs-maçons spéculatifs. Il est certain que si l’homme est un peu petit, il va falloir le grandir. Il y a là une sorte de catéchisme moral, une sorte d’enseignement politique, qui fait que tout le monde va quand même arriver à occuper le lit. S’il a une tête en trop, comme les rois, les poètes, les créateurs, on coupe. On ne coupe pas tout de suite, mais à partir de 1789, on coupera vraiment. On coupera la tête de Louis XVI, de Marie-Antoinette, on coupera la tête d’André Chénier, de Lavoisier, de Condorcet.

Parce que, dans cette optique, le génie c’est le scandale. Ou bien on admet le génie, et alors les hommes ne sont plus égaux, ou alors on supprime le génie et il n’y a plus de justice. Le génie pose le problème insoluble. Qu’il s’agisse d’un génie scientifique comme Lavoisier ou d’un génie poétique comme Chénier, c’est insoluble.

A chaque fois qu’il y a persécution, il y a vases communicants, il y a inversement en Amérique.

Là, nous en avons la preuve manifeste : tout au long du 18ème siècle, alors que les sectaires francs-maçons spéculatifs, socialistes, protestants sont persécutés, ils se sont réfugiés là-bas.

Ne tombons pas dans l’excès à notre tour, on a dit que la Révolution française a libéré les hommes, c’est vrai, c’est indiscutable; notamment les Juifs : en 1789 la motion Dupont a décidé que les Juifs seraient traités comme tous les citoyens. Et il était temps, parce qu’il n’y avait plus que quelques familles juives à Paris. Les Juifs ne pouvaient pas se faire enterrer, ils n’avaient pas de cimetière à eux; il fallait qu’ils se fassent enterrer dans leur jardin derrière la maison. Ils n’avaient aucun droit. Ils n’étaient pas persécutés à proprement parler, on ne les mettait pas en prison parce qu’ils étaient juifs, mais on leur retirait tout droit, ils vivaient on ne sait comment, très peu nombreux et privés de tous les avantages, de tous les conforts qui étaient donnés aux autres hommes.

Donc les révolutionnaires ont créé l’égalité, d’abord entre les Juifs et les autres. Et les Juifs, chose extraordinaire, l’ont accepté. Parce qu’il ne faut pas oublier que jusqu’au 18ème siècle, les Juifs se considèrent comme le peuple élu, comme la seule race qui a survécu pendant 4 000 ans, et que par conséquent, ils n’acceptent pas, ils n’ont jamais accepté les lois des goyim, des non-juifs.

C’est un prophète juif, Baal Shem, qui a créé la secte des Hassidim, cette chose absolument révolutionnaire de l’histoire juive : les Juifs doivent admettre le mythe de Fraternité, le mythe du Semblable, des Gémeaux, que Iahvé avait formellement interdit en interdisant l’idole, l’image, le simulacre aux anciens Hébreux. Et les Juifs, tout au long des millénaires, avaient respecté cette interdiction de Jehova : nous ne sommes pas comme les autres hommes, nous sommes la race élue. Il y a eu des réactions violentes au sein des communautés juives, notamment en Pologne et en Russie, où les Juifs refusaient absolument d’admettre le mythe d’égalité, de reflet, de miroir – le miroir était le grand symbole franc-maçon à l’époque – ils ont refusé tout ça en disant : nous ne pouvons pas désobéir à notre dieu. Mais Baal Shem leur a dit : le temps est venu, pour vous, d’être comme tous les hommes, de vous fondre dans la communauté humaine, d’oublier votre élection; le Messie viendra un jour, votre temps viendra, mais aujourd’hui il faut vous faire oublier, il faut accepter les pratiques de vos ennemis, et notamment il vous faut aimer la notion de simulacre, d’observation. L’observation scientifique, c’est ça, c’est le miroir, c’est l’image qui reflète le réel : c’est la même chose qui domine dans le foyer et dans le soleil, dit Newton; toute la science matérialiste de cette époque est fondée sur la notion de choses qui se répètent, qui se reflètent; la lune est comme la pomme, dit encore Newton. Et bien, il vous faut admettre tout ça, dit Baal Shem, il faut vivre votre temps et, à ce moment-là, vous verrez que vous êtes aussi comme tous les hommes.

Donc l’action de Baal Shem, puis l’action des révolutionnaires français qui vont dans le même sens aboutissent à cette égalisation, en tout cas entre les Juifs et les non-juifs, ce qui était primordial.

Seulement, il ne faut pas oublier que de 1792 jusqu’à 1800, il y aura des dizaines milliers de prêtres d’abord, et des centaines de milliers d’aristocrates, d’artistes, de ci-devant, qui seront chassés, proscrits. Il ne faut pas oublier que le Pape lui-même sera finalement enlevé de Rome et qu’il mourra en exil, en France, l’année même du 18 Brumaire.

Ces gens chassés par la persécution laïque, révolutionnaire, se réfugiaient en Amérique. C’est-à-dire qu’au moment même où les méthodistes, où les francs-maçons spéculatifs, ou les puritains, ou les pèlerins du 17ème siècle, ou les sectes protestantes du 16ème siècle ont fini par imposer à l’Amérique la République, ont libéré l’Amérique du joug anglais, et créé les premiers droits des peuples à disposer d’eux-mêmes, à ce moment-là où tout semble terminé, en quelque sorte, par la victoire du progressisme, du rationalisme, de l’humanitarisme, cet afflux de gens exclus d’Europe par les révolutionnaires va créer de nouveau des sectes étranges en Amérique.

Drapeau des Confédérés

 

 

Je dis sectes étranges, parce que que vont faire les Américains du Sud, les Texans, les Virginiens, les gens de la Louisiane, les Acadiens français, que peuvent-ils faire contre la marée démocratique du Nord? Ils vont se rejeter vers mythes indiens. Ils vont chercher leurs racines en Amérique même, contre l’afflux des sectes européennes, ils vont dire : revenons à nos origines; et nos origines, c’est quoi, c’est l’Indien.

Il va y avoir des sectes qui vont s’appeler les « Redmen », les Hommes Rouges, secte européenne catholique, ou du moins étrange, mais motivée par ceux qu’on appelle des « Illuminés » : ce sont des Francs-maçons  opératifs qui, chassés par la franc-maçonnerie spéculative, s’étaient justement réfugiés en Amérique.

Alors ce sont des noms français : Claude Saint-Martin, par exemple. Et puis il y en a d’autres partout, à Haïti, celui qu’on appellera le Baron Samedi, qui fondera le nouveau vaudou, sur les anciens cultes noirs.

Dans ces sectes, on aura un vocabulaire qui tentera de ressusciter le vocabulaire indien : on parlera de wigwam, de totem, de squaw, etc.

Et puis il y aura d’autres mouvements qui vont se développer tout au début du 19ème siècle. Je ne peux pas vous en parler d’une manière approfondie, mais enfin je vais vous parler de quatre grands mouvements qui ont structuré un petit peu le conflit, notamment de la guerre de sécession, et nous verrons pourquoi on était obligé d’arriver à cette guerre.

Les grandes quêtes mythologiques et réelles, géographiques je dirai, de l’humanité semblent reproduire toujours le même schéma, depuis au moins 6 000 ans. Il y a un mouvement des peuples vers l’Ouest, vers Rome, vers l’Amérique, mais avant il y a eu le grand voyage de Gilgamesh, le roi de Sumer, vers le Liban, le voyage de Jacob et de ses fils vers l’Egypte.

Et puis il y a un mouvement inverse, vers l’Est, où les gens semblent revenir à leurs ancêtres, à la source. La quête du Graal dit bien ça : il y a un moment où les chevaliers vont depuis Rome jusqu’en Bretagne continentale, et puis jusqu’à la Grande Bretagne, puis jusqu’au Pays de Galles et jusqu’à l’Irlande, et puis ils sont arrêtés par l’océan.

Et c’est ce voyage vers l’Ouest que Christophe Colomb poursuit, en sachant ce qu’il fait, en sachant qu’il va au-delà, vers un autre paradis.

Et il y aura le mouvement inverse où, au contraire, les Américains chercheront leurs sources en Europe, leurs origines et leurs pensées de base. Les grands écrivains américains du 18ème siècle dont nous avons parlé tout à l’heure feront ce mouvement.

Mais, entre le moment où les peuples vont vers l’Ouest et le moment où ils refluent vers l’Est, il y a un conflit entre le Nord et le Sud.  C’est étonnant, il se retrouve presque toujours. Il y a un moment où les peuples du Nord refusent les peuples du Sud et à l’inverse.

Pour parler de la France, ça se situe pendant la guerre de Cent ans. En fin de compte, qu’est-ce que Jeanne d’Arc?  C’est quelqu’un, c’est quelque chose, c’est un mythe, c’est aussi bien sûr une sainte. C’est d’abord un mythe, qui veut sauver le roi de la domination du Nord : la domination des Germains, des Anglais – la France est encore une colonie anglaise aux trois quarts. Elle veut trouver le roi et l’arracher au Nord pour le rapprocher d’un roi chrétien, catholique, latin. Ce qu’elle contribue à faire, c’est précisément chasser les Anglais, les Bourguignons. Elle n’y parviendra pas entièrement, mais Louis XI continuera, puis les Valois, pour créer un roi du Sud, un roi latin, contre les barbares du Nord.

Je vous montrerais la même chose en Russie, en Islam… Mais là nous parlons de l’Amérique.

Qu’est-ce que la guerre de sécession? C’est un conflit entre le Nord et le Sud, tout le monde sait ça, mais qu’est-ce que ce Nord et qu’est-ce que ce Sud?

J’ai dit qu’au Sud, il y avait les bouviers, les cow-boys, les anciens seigneurs, les derniers fils de rois, mais ces hommes n’étaient pas humanitaires, ils n’étaient pas socialistes du tout. Ils ne songeaient pas à l’égalité entre les peuples. Pour tout dire d’un mot, c’étaient des esclavagistes. Ils avaient fait venir des Noirs d’Afrique et de ces Noirs ils avaient fait des esclaves, c’est-à-dire des gens qui étaient dans la tradition chrétienne – parce qu’il y a toujours eu des esclaves dans la chrétienté, des serfs. L’Amour ne connait pas l’égalité, l’Amour vit de la préséance : s’il y a préséance, il n’y a pas égalité.

Mais ces esclavagistes, ces hommes qui ne croyaient pas à l’égalité des races, avaient le culte des races. C’est ça qui est étonnant et qu’il faut bien comprendre. C’est pourquoi il y a tant d’histoires d’alliances, des Européens, des Buffalo Bill, même des hors la loi, avec les Indiens : les éclaireurs, qui sont presque toujours là pour essayer de faire la paix. Lorsque les troupes américaines essayent de massacrer les Indiens, il y a toujours un des hommes qui est au milieu, qui dit : mais non, vous ne comprenez rien aux mœurs des Indiens, ne les massacrez pas parce que vous ne les comprenez pas.

Il y a un amour réel, le mot n’est pas excessif, pour la race. Le sens de la race et l’amour de la race vont de pair, il y a des alliances, au point, nous l’avons vu, qu’il y avait des sectes européennes, occidentales qui essayaient de rénover les sources de l’Amérique profonde, les sources indiennes.

Et paradoxalement à première vue, mais si vous réfléchissez bien cela ne vous paraîtra pas étrange, les gens du Nord, les puritains, les Juifs, les rationalistes qui veulent l’égalité, qui ne peuvent pas supporter l’idée d’esclavage, l’idée que les hommes ne soient pas égaux – leur grand apôtre sera Lincoln, qui fera la guerre de sécession : l’honnêteté, l’humanité, la philosophie profonde d’un tel homme est hors de doute – les Fédéraux ne peuvent pas tolérer qu’il y ait des races. Le Noir doit être traité comme le Blanc, il ne peut pas être esclave. Mais aussi, s’il n’y a pas de races, la prétention des Indiens à vouloir rester des races, c’est inadmissible. Si tu dis au Noir : tu dois me ressembler, parce que nous sommes frères, il ne faut pas que le Noir réponde : pas du tout, je ne veux pas te ressembler, je suis un vaudou, j’ai mon culte, j’ai mes croyances, j’ai mes ancêtres. Ça ne va pas du tout, c’est un mauvais Noir à ce moment-là : c’est un raciste. Et bien les Indiens sont d’épouvantables racistes : ils veulent maintenir leurs lois, leurs dieux, ils ont besoin des bisons, ils n’admettent pas qu’on tue les bisons, parce qu’ils ne peuvent pas vivre sans eux. Donc il faut tuer les Peaux-Rouges. C’est très simple et très clair.

La guerre de sécession va opposer, en réalité, des gens qui veulent une fédération d’Etats, les Etats-Unis, sans distinction de races, et des gens qui, au Sud,  refusent cette fédération; ils veulent bien qu’il y ait une alliance, une confédération, une sorte d’union entre des pays différents – il y a le Texas, la Californie, il y aura un jour l’Alaska – tout ça c’est très bien, mais que chacun reste ce qu’il est. Et qu’on n’oblige pas chacun à épouser une norme égalitaire. Parce que lui, le texan, le cow-boy, le planteur du Sud, il n’acceptera jamais d’être semblable à un industriel du Nord. Il n’a pas les mêmes soucis, les mêmes problèmes, il n’a pas les mêmes dieux à la limite, puisque le dieu du Nord, nous l’avons vu, c’est Jehova, c’est le dieu de la Bible. Les dieux du Sud seront des dieux chrétiens ou bien autres, des dieux-esprits, des dieux très proches des dieux indiens : le Saint Esprit et Manitou, c’est la même chose.

 

Drapeau de la Virginie

 

 

Donc il va y avoir la guerre. Mais cette guerre n’est pas seulement entre des rationalismes. Il est certain que le puritain de Boston est un rationaliste et, d’une certaine manière, le texan aussi, bien qu’il ait une religion intense peut-être. Mais enfin c’est un rationaliste : pour faire son coton, il utilise le vieux principe de la cause à l’effet, il y a le bon et le mauvais moyen pour faire du coton. L’économie est la même, le rêve américain est le même au Sud comme au Nord, il faut faire le Grand Etat et le faire par le fric, il faut être riche d’abord, et déjà ça s’impose au cours du 19ème siècle. Ils ne veulent pas devenir riches par les mêmes moyens, mais il y a quand même un certain rationalisme chez les deux, peut-être plus accentué au Nord qu’au Sud.

Mais il y a aussi un irrationalisme, il y a toutes ces sectes qui vont naître, au cours du 19ème siècle, et qui viennent de sectes européennes : sectes de l’amour libre, fondées sur des légendes, des traditions.

Et l’un des premiers à avoir fondé une telle secte, enfin l’un des plus étonnants, s’appelait Smith, un nom vraiment très commun. Il avait inventé, ou créé, ou trouvé, ou quelqu’un l’avait persuadé – on ne sait pas s’il était sincère ou pas, si c’était un illuminé ou un imposteur – il prétendait avoir trouvé une sorte de Bible, qui aurait été écrite plusieurs siècles avant, et qui aurait raconté l’odyssée d’une tribu hébraïque, la tribu perdue des Benjamin, qui aurait été un peu partout dans le monde, fuyant déjà les persécutions; et cette tribu aurait débarqué en Amérique du Sud, dès le 7ème siècle avant J.C. Elle aurait fait souche, aurait eu des familles qui seraient nées de cette origine; ils seraient devenus à moitié Indiens, ils auraient épousé des Indiens, quelquefois les auraient combattus, la Bible de Smith raconte ça. Et ils auraient donné naissance à ces races dont personne ne connait l’origine, les Aztèques, les Incas. Cet homme prétendait créer une religion nouvelle, paganiste, qui reconnaissait plusieurs dieux; polygame, très en dehors de ce qui avait été fait jusqu’alors dans les sectes, et qu’il appelait l’Eglise des Derniers Saints ou les Saints des Derniers Jours, qu’on appelle, nous, les Mormons, et qui a survécu jusqu’aujourd’hui.

Mais la guerre de sécession brise l’essor. Smith lui-même a été assassiné assez vite et ce sont ses disciples qui ont continué à défendre sa secte, notamment à Salt Lake City, qui est un haut lieu d’Amérique.

La guerre de sécession a supprimé toutes ces sectes paganistes, bien sûr, puisque les puritains ne pouvaient pas admettre ce genre de choses.

Mais elle est revenue à la surface, comme bien d’autres sectes, et elle existe aujourd’hui, très atténuée, très affaiblie, par l’action de gens comme Young qui, à la fin du 19ème siècle, l’a rénovée – sans polygamie, sans polythéisme, très affadie – mais qui croit toujours dans la Bible de Smith et qui pense toujours qu’il y aura un avènement dans l’avenir, avenir qui se confond avec celui de l’Amérique, du Grand Empire, comme toutes les sectes le font.

Une autre secte importante, et peut-être plus importante par sa conséquence, en tout cas moins ridicule, plus glorieuse d’une certaine façon, vient de ce qu’on appelle le transcendantalisme; c’est la doctrine d’Emmanuel Kant, un philosophe, qui l’a développée en 1790 – 92, dans son fameux livre La critique de la raison pure. Kant défend l’idée que la raison n’est pas du tout le réel, comme le croient les rationalistes, mais que le rationalisme est une couverture que l’on met sur le réel, une sorte d’image, de carte qui permet de lire le réel, et que ça n’a rien à voir avec le réel. C’est-à-dire que les principes qui fondent le rationalisme, principes géométriques, mathématiques, principes de causalité, d’identité, sont des inventions de l’esprit humain, pour y voir clair. Mais ce que nous appelons la raison n’a rien à voir avec la réalité. Tout repose sur des structures – ça peut être des mythes, ces structures, ça peut être des dieux, Kant appelle ça des noumènes, ça peut être des points, ça peut être des atomes.

Cette idée a été combattue très vite en Europe, par Hegel et par les philosophes du 19ème siècle, qui trouvaient que c’était tout de même un peu simple de ramener toute la réalité connue à une sorte de carte mentale, et qu’on ne pouvait pas tout ramener comme ça à des idées mythiques.

Mais ce mouvement a eu beaucoup d’influence en Amérique. Le plus grand écrivain américain peut-être, il faut le dire et le répéter sans cesse parce que les Américains eux-mêmes ne le savent pas, Edgar Poe a bien posé qu’il y avait ce mouvement, qu’il appelle des Cantiens, et en face il y a les Hogiens. Les Hogiens, ce sont les disciples d’Hegel, qui sont les rationalistes purs, et qui nient que le réel ne soit fait que d’idées, ou du moins ne soit lu que par des idées. Je cite Edgar Poe avec d’autant plus de force et de nécessité, ici, qu’Edgar Poe n’est pas transcendantaliste. Il les a en horreur, il les considère comme en dehors. Lui se veut un poète, l’apôtre du beau, de l’harmonie et il ne veut pas du tout de philosophie, il ne veut pas se réduire à la philosophie. Donc il n’aime pas les Transcendantalistes, qui vivent en même temps que lui, précisément en 1848, où il va écrire Eureka et mourir.

Une secte, celle de Brook Farm, va voir éclore les plus grands écrivains du 19ème siècle, avec Edgar Poe : c’est-à-dire Emerson, Hawthorne, dont La lettre écarlate est une extraordinaire machine ésotérique, et Melville. Tous sortent de Brook Farm ou ont été amis les uns des autres. Il y a un lien direct d’Emerson à Melville. C’est tout à fait étonnant, on ne le sait pas assez et ça se retrouve dans leurs œuvres. C’est dire l’importance de cette secte. Je crois qu’on ne trouvera  de secte aussi importante littérairement que vers 1900, avec la Golden Dawn. Il est rare qu’une secte réunisse autant de grands esprits.

Edgar Poe n’aime pas du tout les Républicains, toute sa vie le prouve, et ses œuvres. Et la légende veut qu’il soit mort une nuit d’élections, où les Républicains faisaient boire pour amener les gens à voter pour leur candidat; et comme c’était un homme fort porté sur la boisson, le pauvre Edgar Poe, on pense qu’il n’a pas pu résister à cette tentation de se faire payer à boire à droite et à gauche. On l’a retrouvé dans une rue de Baltimore au matin, il n’a survécu que deux jours à l’hôpital. C’était un homme un peu fou à la fin, je dirai comme tous ces grands écrivains du 19ème siècle, depuis Hölderlin ou Novalis jusqu’à Nietzsche ou Rimbaud. Mais lui, il était particulièrement étrange : d’abord un homme du Sud, Virginien, fondamentalement Virginien. Alors que les autres, et Emerson d’abord, sont des écrivains qui se sont ouverts, se sont même portés défenseurs du Nord à certains moments, parce qu’ils ne pouvaient pas tolérer l’idée de l’esclavage, et qu’ils voulaient croire absolument dans un avenir de fraternité et d’égalité entre les hommes, même s’ils en ressentaient les dangers.

Donc on voit bien l’opposition, là encore, même dans ce noyau littéraire qui est au cœur du 19ème siècle américain.

Bien sûr, on dira que la guerre de sécession c’est bien autre chose qu’un conflit littéraire. Elle a mis aux prises toute l’Amérique, elle a entraîné des dizaines et des centaines de milliers de morts. Ça a été la guerre la plus meurtrière, peut-être, avec les guerres napoléoniennes, mais les guerres napoléoniennes avaient duré dix ans, et là, c’est une seule guerre qui a causé ça. Il faudra attendre 14-18 pour voir des millions de morts, il faudra attendre la dernière guerre pour voir 60 millions de morts.

Mais là, avec la guerre de sécession, on est à un point charnière, où les hommes sont décimés. Ce n’est pas une guerre tribale, où on s’arrête au premier mort parce que le rite est respecté.

C’est passionnant de voir l’évolution des sectes aux Etats-Unis pendant le siècle dernier. Il y avait, je crois, un millier de sectes – chrétiennes, néo-chrétiennes ou judéo-chrétiennes, ou anglo-catholiques ou vieux-catholiques – qui se sont succédé au cours du 19ème siècle.

Je vous parlais des Méthodistes qui ont été créés par un Anglais, un étudiant d’Oxford, mais il y a plusieurs mouvements méthodistes : il y les des méthodistes tories et d’autres qui sont whigs, c’est-à-dire les uns qui sont plus des princes, les autres plus près du peuple, les uns plus près du catholicisme, les autres plus près du protestantisme. Cinq fois au cours du 19ème siècle, des hommes doués d’intelligence, de raison, des grands esprits ont trouvé cette situation intenable. Ils ont voulu se réunir, créer un œcuménisme qui existe à peu près maintenant. Créer un œcuménisme où toutes les sectes protestantes se reconnaîtraient au moins si elles ne pouvaient reconnaître Rome, qu’il y ait au moins une union entre elles. Mais ce n’était pas possible.

Prenons l’exemple de la secte des Quakers, qui était une secte du 17ème siècle, qui se fondait sur l’honneur, donc sudiste lorsqu’elle a débarqué en Amérique, mais qui en même temps croyait en l’égalité et créait l’égalité. C’est une des premières sectes où l’homme et la femme doivent prendre la parole [en réunion], pour que l’un ne soit pas inférieur à l’autre, où les hommes de couleur sont reçus exactement comme les Blancs, etc.

Donc nous avons là une secte de jointure entre une certaine égalité et un certain sens de l’individu par cette notion – tout à fait nouvelle, à l’époque – d’honneur. L’honneur, on le sait bien, ça va devenir le duel des mousquetaires, et puis en Amérique ça va devenir le duel au soleil, chacun tirant son colt; et celui qui tue, c’est celui qui a raison. Ça débouchera sur le ridicule et le monstrueux, mais c’était quand même une certaine grandeur.

Les sectes sont rarement meurtrières au départ, elles partent toujours d’un bon sentiment et ceux qui créent des sectes sont en général des hommes extraordinaires. Fox avait pris la route dès 14 ans. A 19 ans, il a reçu son illumination, qui était que ce qui habitait l’homme, c’était une sorte d’inconscient, de verbe intérieur, de lumière intérieure, qu’il lui fallait suivre, à laquelle il devait obéir. C’était ça, être un homme : obéir à sa conscience. Et Fox s’en allait avec sa Bible dans les villages anglais. Il lisait sa Bible aux gens en l’expliquant à sa façon. Les paysans du 17ème siècle lui disaient : fous le camp, tu nous emmerdes, et comme il ne partait pas, ils lui jetaient des pierres. Et il ne réagissait pas : c’est ça le véritable honneur. Ça rejoint la non-violence de Gandhi. Il ne faut pas réagir, il ne faut pas faire le mal. Il ne faut pas céder à la violence. Et le malheureux Fox continuait à faire ses exposés sous les jets de pierres.

Cette secte est devenue, comme souvent après la mort de son initiateur, une chose très importante, surtout en Amérique. Et un jour on a vu en Amérique deux mouvements Quakers, opposés comme toujours. Il y a un mouvement qui est allé vers le sens de la justice, de la rigueur, donc davantage vers l’égalité, et l’autre qui est allé davantage vers le sens de l’honneur, de la prise de conscience de l’individu. Et nous aurons affaire à deux sectes.

Les Méthodistes, ça aura été la même chose. Quand une secte se crée, elle tend à unir une certaine tradition biblique et une certaine exigence de l’esprit, et puis un jour ça se scinde et il y en a deux. Et dans le moindre village américain aujourd’hui, il y a des Baptistes qui haïssent les Anabaptistes d’à côté, ou les luthériens qui haïssent les calvinistes, etc. Ça ne les empêche pas de faire un barbecue ensemble, mais dans les jeunes couples américains, combien de Roméo et Juliette?

Il y a un moment où cette violence sous-jacente, qui a motivé la guerre de sécession, et qui continue d’exister dans le moindre village américain, ou dans le choix de tel Président, selon qu’il est républicain ou démocrate – selon les mots très adoucis qu’a choisis la politique – il y a un moment où ça éclate, où surgit un groupe monstrueux, ou délirant.

L’un des plus scandaleux – mais il faut tout de même l’expliquer, il faut tout expliquer, ça ne sert à rien de rejeter sans comprendre – a été le Ku-Klux-Klan.

Le Ku-Klux-Klan est né de la manière suivante : il est né de la défaite des Sudistes après la guerre de sécession. Ça a été terrible. Ce ne sont pas seulement les morts sudistes ou nordistes, c’est que quand les Sudistes ont été balayés de leur pays, de leurs plantations, de leurs domaines, de leurs maisons, ils ont été vraiment balayés. On les a complètement proscrits, comme on a pu proscrire les collaborateurs en France après la dernière guerre, ou comme on va proscrire les communistes russes demain. Dans ces cas-là, l’ennemi est bon à jeter aux chiens.

Ces planteurs du Sud, ces anciens princes, ces anciens aventuriers, ces anciens outlaws, ces anciens poètes, qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent? Ils n’ont pas de recours. Ils sont spoliés par les troupes du Nord, par les Noirs qui se vengent souvent d’injustices, évidemment, ils sont spoliés par les nouveaux gouverneurs qui vont être élus à ce moment-là.

Alors ils se réunissent, secrètement, et ils poursuivent une lutte désespérée, perdue d’avance, violente, cruelle : il faut empêcher les Noirs de voter, d’abord, il faut leur faire tellement peur qu’ils n’oseront pas voter. Donc on va les fouetter, on va les lyncher. Dès qu’il y aura une faute, un crime, on accusera le Noir. C’est horrible, ce qui a été fait. Il n’y a aucune justification du Ku-Klux-Klan. J’explique, je ne justifie pas.

D’ailleurs, ça n’a pas duré longtemps, parce que les gens du Nord, des gens très intelligents, ont dit : » Ecoutez, foutez-nous la paix avec vos fouets, vos chaînes, vos croix de feu. Qu’est-ce que vous voulez? Qu’il n’y ait pas de Noirs élus dans le Sud, et bien il n’y en aura pas. Il n’y a pas besoin de prendre des carabines ou de pendre des gens pour ça. Il y a des manières de trafiquer les élections, que tout le monde connait. Laissez-nous faire et vous verrez qu’il n’y aura pas de Noirs élus dans le Sud. »

Il n’y eut pas de Noirs élus dans le Sud, et le Ku-Klux-Klan disparut parce qu’il n’avait plus de raison d’être.

Lui aussi a recommencé d’exister en 1916, comme la plupart des sectes. Mais là c’est parce que la guerre de 14-18 a tellement terrifié les hommes que les hommes les plus sages, les plus raisonnables sont revenus aux croyances anciennes, aux sectes anciennes. Et d’ailleurs le Ku-Klux-Klan qui existe encore aujourd’hui en Amérique n’a rien de comparable comme cruauté avec le Ku-Klux-Klan de 1865. Mais il reste des racistes, il reste des gens du Sud. Ils sont assez ridicules, plus que terribles, de par leur refus inconditionnel du Noir, du Juif et même du catholique, parce qu’ils rêvent de quelque chose d’autre, ils ne savent pas trop quoi, je pense. On peut comparer ce mouvement aux derniers mouvements nazis que nous connaissons en Europe, sauf qu’il est constitué, plus cohérent, mais c’est la même chose.

Aujourd’hui, il faut bien dire qu’il s’est passé en Amérique plusieurs phénomènes – en Amérique et dans le monde – qui donnent une autre couleur à ces problèmes ésotériques dont j’ai tenté de vous parler.

Il y a le soulèvement de la jeunesse. Il y a la création de nouvelles industries. Et il y a, évidemment, la domination croissante des Etats-Unis d’Amérique sur le monde.

Et, conséquence un peu de ces trois conditions préalables, il y a un flux, un accroissement de sectes incroyable en Amérique. Actuellement, on pense qu’il y a 1 500 sectes en Europe, peut-être 1 800 puisqu’il s’en ajoute tous les ans; il y a plus de 6 000 sectes en Amérique.

La plupart de ces sectes vient des mouvements de jeunesse. J’ai écrit déjà il y a une vingtaine d’années dans certains livres, comme L’homme et les dieux, que c’était l’esclave à Rome qui avait pris la place des anciens nomades. C’étaient les nomades qui avaient détruit les villes du 4ème millénaire avant J.C., ce sont les esclaves qui ont détruit Rome par le christianisme des origines, il y a 2 000 ans – parce que la religion d’Amour est une religion d’esclaves, comme la religion judaïque ou les religions de Justice étaient des religions de nomades.

Je pense que la religion à venir, s’il y en a une qui doit venir, sera une religion de l’adolescence, de la jeunesse. Je pense que les adolescents prennent aujourd’hui la place qu’ont prise les esclaves à Rome, ou les nomades il y a 4 000 ans. Je veux dire qu’ils sont rejetés de l’état adulte, comme les esclaves étaient rejetés de la citoyenneté romaine, comme les nomades étaient rejetés des citadins.

Je dois dire que depuis vingt ans les mouvements de jeunesse – malheureusement peut-être, parce que j’avais aussi prévu que ça ne serait pas facile et que ça ne serait pas drôle, ni pour les jeunes ni pour les autres – semblent me donner raison. Mais c’est à travers mille sectes, des sectes purement juvéniles et données comme juvéniles.

Il y a eu les blousons noirs, dès 1950, ceux qui honoraient à la fois le gangstérisme et le jazz – la musique les suit ou les précède – mais aussi des héros de cinéma. Ça a commencé par le culte de Brando ou de James Dean. Et puis des poètes, des créateurs (de chansons essentiellement).

Et puis sont venus les beatniks, qui étaient plus secs, plus desséchés, plus durs. Les beatniks qui ont fait éclater le monde, qui ne s’en est pas relevé. Les beatniks ont disparu, mais la révolution qu’ils ont suscitée n’a pas fini de faire des vagues. Les beatniks ont démontré – les hippies ont suivi, plus doux, tournés vers l’Amour – en une dizaine d’années, entre 1960 et 1970, que toutes les lois sur lesquelles se fondait la société capitaliste (et aussi bien la société communiste), que toutes ces règles étaient absurdes. Qu’il n’y avait pas besoin de trois repas quotidiens. Qu’il n’y avait pas besoin d’avoir de maison où crécher, qu’il n’y avait pas besoin d’argent.

Des centaines de milliers de jeunes ont traversé le monde, sont allés d’Amérique en Asie, d’Asie en Australie, d’Australie en Europe, sans argent : l’impossible – pas réalisé par deux ou trois, mais par des centaines de milliers de filles et de garçons qui montraient par leur existence même que tous les principes sur lesquels notre société se fonde sont illusoires et qu’on peut vivre hors.

Cela s’est adouci, s’est affaibli, mais il y a eu d’autres mouvements, les hooligans, qui sont peut-être pires, plus cruels, plus violents. Mais les jeunes sont là, et croyez-moi, ils sont là pour longtemps.

Les guerres juvéniles, comparables aux guerres serviles de Rome, n’ont pas encore commencé. Si : en Chine on a tiré à la mitrailleuse sur les jeunes, et ailleurs aussi. Enfin, dans les pays « civilisés », on hésite à tirer à tirer à la mitrailleuse, quand même, sur les manifestations de jeunes. Mais ça viendra. Parce que ça ne peut pas se ralentir.

Le prolétaire, qui pour Marx était le moteur de la révolution, ne pouvait pas l’être. Parce que ce que veut le prolétaire, c’est devenir un bourgeois. Dès l’instant qu’il devient un bourgeois, c’est-à-dire dès l’instant qu’on l’assure de sa retraite, de sa sécurité sociale, de protections de toute nature, il n’a plus besoin de faire la révolution. Il fait des grèves pour avoir un peu plus d’argent, mais ce n’est rien de comparable aux grandes révolutions du siècle dernier.

Alors que le jeune – bien sûr, vous me direz : il devient adulte, donc finie la révolution. Mais non, parce que les jeunes sont la génération suivante : le jeune est toujours là.

Mouvements de jeunesse, mouvements sectaires en abondance, vous les connaissez, ce sont généralement des mouvements que je trouve ignobles personnellement, parce qu’ils cherchent justement à séduire la jeunesse, à l’endormir, à l’envoûter : toutes les sectes de Scientologie, sectes Moon, sectes krishnaïtes, etc. Il s’agit de modeler l’enfant, de le conditionner, pour qu’il serve les intérêts de quelque milliardaire.

Les jeunes marchent parce qu’ils ne savent pas ce qu’est un mythe, ils ne savent pas ce qu’est l’ésotérisme, comment on peut conditionner l’esprit humain. Alors, ils marchent; il suffit que quelqu’un leur sourie gentiment, que quelqu’un échange bien, que quelqu’un flatte l’ambition ou l’orgueil qu’il y a au fond de chacun de nous. Et puis le jeune est pris, il est emporté, il est enlevé – littéralement.

Mais enfin, des sectes comme ça, il y en a de plus en plus. Et autant j’honore le jeune dont je vous parlais – même le beatnik, même le blouson noir, même le hooligan – autant je méprise et je crains ces sectes de conditionnement. Malheureusement, l’un ne peut pas aller sans l’autre, comme la révolution des jeunes ne peut pas aller sans une recrudescence d’autres délires (de la drogue, par exemple). C’est comme ça.

C’est peut-être aussi comme ça qu’on arrive à se calmer, à se modérer, à devenir « raisonnable », dans le bon sens du mot, pas rationaliste mais raisonnable, c’est-à-dire savoir ce qui est bon et ce qui est mauvais, savoir ce qui vous détruit et ce qui vous élève. Tout ça s’apprend. C’est ce que j’essaye de faire aujourd’hui, d’ailleurs.

Mouvements de jeunesse, mouvements sectaires, mouvements de délires, de crimes. Et puis d’autres sciences, d’autres industries.

Il y a une chose qui est tout de même curieuse : ces vaincus d’hier (et eux seuls : les Sudistes, les Arabes, l’Islam, les musulmans, que la colonisation a vaincus pendant un siècle, que les Français, les Belges, les Anglais ont essayé d’asservir et de réduire à rien, c’est la même chose; gens du Sud, texans ou musulmans, rejetés par les gens du Nord, colonisés, » humanisés », « civilisés » par les gens du Nord), ces peuples-là ont relevé la tête en même temps. Pourquoi? Parce qu’ils ont trouvé le pétrole. C’est bête comme chou : le pétrole leur est tombé dessus. Et du coup, les industriels du Nord, les laineux, étaient bien embêtés, parce qu’à côté du pétrole, leurs petites industries, c’était pas grand-chose.

Alors, libération du Texas, libération de l’Islam. Il ne faut pas grand-chose pour renverser l’Histoire.

Mais c’est toujours la même chose. Dans le Coran, il y a une annonce de Mahomet, pour notre époque (je donne 19 années à peu près pour chaque sourate), il y l’annonce des jours que nous vivons : il y a la pluie bienveillante, qui va libérer l’Islam de l’esclavage. Mahomet dit que ça ne durera pas toujours.

Je dis ça pour montrer que la vision historique, économique, rationnelle de l’Histoire, et ma vision à moi, qui est mythologique, ésotérique, qui se fonde sur les pensées et non sur les richesses ou les possessions des gens, ces deux points de vue sont beaucoup moins opposés qu’on ne peut le croire, beaucoup moins ennemis.

Il y a un moment où le mythe devient réalité, il devient un Etat. Les conflits entre les mythes deviennent des guerres. La croyance en un dieu devient du pétrole.

Il vient un moment où on ne sait plus lequel conditionne l’autre.

Alors reste la grande question : les Américains n’ont jamais douté d’être la nouvelle Rome, le nouveau Grand Empire.

 

Drapeau des Etats-Unis d'Amérique

 

 

[…]

Il y a un texte peu connu d’Hegel, qui cherche quel sera l’Etat de l’avenir. Et il dit que ça ne peut pas être l’Europe, pour telle et telle raison; ça ne peut pas être l’Afrique, parce qu’elle n’est pas prête. « Je ne vois que l’Amérique », dit Hegel en 1805. C’est ce que dit Tocqueville.

Donc tout ça est très clair pour tous ceux qui pensent, au cours des âges.

Pourquoi nos gouvernants font-ils comme s’ils ne le savaient pas?  Comme s’ils n’avaient pas lu, comme s’ils ne savaient pas de quoi il s’agit? On peut se poser la question.

Est-ce qu’on ne peut pas empêcher ce destin? Est-ce que nous aurons vraiment un jour une nouvelle Rome de l’autre côté de l’Atlantique? Est-ce qu’il y aura de nouveau le panthéon des douze dieux, est-ce qu’il y aura l’attente d’un nouveau dieu, les persécutions de nouveaux apôtres? Est-ce qu’il y aura des légions – qui ont commencé, il est vrai, de bombarder ou d’envahir à droite et à gauche, mais enfin, c’est comme à Rome, d’ailleurs, sous couvert de l’égalité, de la fraternité?

Voyez Rome : 2 000 ans après, on se dit : quel pays extraordinaire, et quel courage, quelle force, comment ont-ils créé des hommes comme leurs légionnaires, qui dominaient le monde? Ils envoyaient 15 000 ou 30 000 hommes dans un pays qui comptait des centaines de milliers de gens, et le pays était soumis. Comment est-ce possible?

Les Américains, on l’a bien vu, et on le verra de plus en plus, n’ont pas besoin d’envoyer beaucoup d’hommes, en fin de compte.

Rome avait trouvé le procédé suivant : elle libérait les peuples. C’est-à-dire que quand on faisait appel à elle – ou quelquefois quand on lui déplaisait – Rome envoyait ses légionnaires, mais avec l’accord d’autres peuples, qui envoyaient des mercenaires pour les seconder. Et plus l’Empire s’est installé, plus s’est pratiquée la méthode suivante : si les peuples ne pouvaient donner des mercenaires à Rome, ils devaient payer tribut. C’est ce que nous avons vu, pour la première fois dans l’Histoire contemporaine, pendant la guerre du Golfe.

 

Jean-Charles Pichon

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Le saute-mouton

Le 19 juillet 1997, nous étions, Marie-Jo Saurin et moi, dans le bureau/salon/salle à manger d’une petite maison à côté de Blain, en Bretagne. Face à nous, devant un épais manuscrit, Jean-Charles Pichon se mit en devoir de nous présenter sa dernière oeuvre, le 3è volume de sa somme « Le rire du Verseau ». C’est un extrait de cette présentation que je vous livre ici. Sa lecture suppose une certaine connaissance des ouvrages antérieurs et du parcours philosophique de Jean-Charles. Néanmoins, il permet de constater une fois de plus l’originalité et la puissance d’une réflexion enrichissante.

Pierre-Jean Debenat

LE SAUTE-MOUTON

Il s’agit du troisième livre du « Rire du Verseau ». Le premier c’est « La question et le jeu », le deuxième c’est « Le train et le vagabond », là ça s’appelle « Le saute-mouton ».

J’ai mis en exergue ce qui est inintelligible actuellement : le rêve est la présence de Dieu dans le Je absent, en sommeil, mort. Toute œuvre humaine, cette tapisserie, est la présence de Je dans le Dieu absent, lointain ou endormi. Lorsque Heidegger pose sa question, il évidemment vu l’Etre. Lorsqu’il dit « cela », il dit l’Etre, bien sûr : est-ce que cet Etre est Dieu ou Je, c’est tout le problème, non seulement d’Heidegger, mais de tous ceux qui ont écrit sur la question, depuis la scolastique jusqu’à Lacan.

En quoi ce qu’on a dit jusqu’à présent répond-il à la question de Je et de Dieu? A la question de l’Etre? Il faut reprendre tout ce qu’on a dit, d’une autre façon, d’une façon plus simple, plus dépouillée. Nous sommes partis des Aspects, les 3 aspects de l’Objet; nous avons montré que les 3 Sens – directionnel, sémantique et sensoriel – s’ensuivent; s’ensuivent aussi les 3 Lieux : l’unité, l’appareil et le terme. Ce qu’on a ajouté à ces premières trinités, c’est la notion que la trinité est la seule façon de saisir la Personne, c’est-à-dire l’Etre en soi, en soi vis-à-vis de toi et envers l’autre. Mais, en même temps, après avoir rejeté les questions vaines, nous avons esquissé des jeux, à peu près tous les jeux de table, qui jouent des cartes, des dés et des pièces, et puis les jeux les plus complexes, du jeu de l’oie aux jeux de rôles et à l’internet. Nous sommes revenus à quelque chose que nous n’avons pas exprimé, qui devrait être commun à tous ces jeux, et que nous n’avons pas dit en réalité : cette chose commune, je l’ai dite il y a trois ans, dans une conférence-spectacle. La première scénette traitait du saute-mouton. Et c’était curieux de commencer par là, je ne savais pas pourquoi je commençais par là; en réalité, le saute-mouton s’est trouvé à la fin, quand le conférencier est rejeté, exclu par son public, lapidé, fichu hors de la scène. Je n’avais pas compris pourquoi je plaçais au début ce qui se passait à la fin. Mais, en approfondissant la notion de saute-mouton, j’y ai trouvé des notions toutes différentes : une question de sommaire, une question de sommation mathématique et une question de somme (dans le jeu de mots : une somme, un compte et un somme, un rêve).

Alors, traiter du sommaire revient à traiter de tout ce qui est écrit jusqu’à présent. C’est-à-dire qu’il y a toujours au départ une trinité, par exemple les Aspects, les aspects de l’Objet, puis la saisie de ces aspects dans les questions successives : – je rappelle la question : « Pourquoi cela est-il là plutôt qu’une autre chose? » – qu’est-ce que cela? qu’est-ce que c’est « être »? où, là? et comment répondre  à cette question. Et je répondais ou bien par le parce que, parce que c’est ainsi, le passé, l’explication, ou pour que, pour que ça serve à quelque chose, la projection.

Et puis ces 5, je les encastrais dans la notion de question et à ce moment-là j’étais amené à opposer les mêmes questions : comment est-ce qu’on répond? quelle est la réponse? quelle réponse choisir, comment la faire venir, où la faire venir? Et ces 3, de nouveau, je les encastrais dans la notion de jeux, et puis cette notion de jeux, qui contenait les 3, je la prolongeais par la notion de voyage et de meuble, etc.

De telle sorte que les sommaires de ce livre reposent sur une notion de 3, puis 2, les 3 premiers étant pris pour une première question, et les 5, à ce moment-là, en constituant 3. Plus tard, j’ai montré que cela procédait de la possibilité de trouver le 4, qui n’existe pas, par le passage du 3 au 5.

[…]

En fait, ça veut dire que le Je ne se suffit pas des 3, bien que seuls les 3 existent, il a besoin de quelque chose qui n’existe pas, le 4, et de quelque chose qui le relance, le 5. Ce n’est possible que si on admet que le Je ne dispose pas d’un seul sens, comme du signe au seuil, mais qu’il dispose d’un sens contraire, de l’inventaire à l’indivis. Il faudrait tenir compte au moins de ces deux sens.

D’autre part, ces 1, 2, 3 ne sont jamais, ou rarement, dans la même formulation. Ils ne le sont que dans le sommaire, en réalité! Mais il y a eu des combinaisons qui jouaient du 1, 3, 2 ou du 2, 3, 1, enfin des combinaisons tout à fait différentes.

Alors, ça veut dire que notre sommaire ne suffit pas, puisqu’il se base sur les 3 et se situe dans un seul sens de 1, 2, 3 et qu’en réalité c’est beaucoup plus complexe que ça.

A ce moment-là, je vais parler d’une autre approche du problème, que j’appelle les sommations, mais sommations en un sens qui n’est pas uniquement mathématique : il y a des sommations de lettres, des sommations de figures.

Qu’est-ce qu’une sommation? Je dis que la sommation, brièvement, est toujours comme un saut : c’est un saut, en réalité, d’un état à un autre, et par-dessus quelque chose, qu’on peut appeler l’adversaire, bien sûr, le sauté, mais nous verrons que c’est plus que le saut et beaucoup plus complexe que ça.

Prenons quelques exemples. Une des choses que nous avons apprises aussi, c’est qu’on n’atteint au général, au plus général, que par le plus particulier. En fait, on ne peut pas traiter du général, parce que le général est infini, bien sûr, on peut toujours y ajouter quelque chose, pour que ce soit plus général. Il ne procède pas d’une accumulation, il procède d’une saisie conjointe des choses, et finalement à un retour à l’origine, à l’indivis. Quand je dis qu’on va du signe au seuil, c’est clair, c’est l’accumulation, le développement, mais l’autre sens, de l’inventaire à l’indivis, propose un sens inverse où l’unité serait au terme. Or ça, ce n’est pas dicible dans la généralité, parce qu’il y aura toujours, encore une fois, des accumulations à l’infini. Donc il faut procéder par un particularisme de plus en plus grand.

Je vais choisir la langue française comme particularité. Je choisirai ensuite des nombres très précis dans le Zodiaque ou la Tétraktys, je choisirai aussi des figures assez précises puisqu’elles se résolvent dans le cercle, le zéro, et la croix, le X. Ce n’est pas que je réduise tout le problème à ces exemples, mais c’est que seuls ces exemples sont assez clairs pour pouvoir être développés jusqu’à leur terme.

Dans un premier temps, je vais donc traiter du langage et, tout de suite, je trouverai les deux approches du langage, le langage comme parole et le langage comme signe.

A notre époque, le dogme prépondérant, universel, c’est évidemment un thème d’accumulation. On ajoute des choses et, ajoutant les choses, on les développe, on les rend universelles. Ça va dans un sens très précis, de la cause vers l’effet. La cause est identifiée à une masse compacte, prétendument, en réalité un simple axiome – on prétend que c’est ainsi – et, à partir de ce signe, on va déduire des appareils, comme la mathématique des ensembles; et puis de cet appareil, on va rêver une fin extrêmement complexifiée, extrêmement pluralisée, et qui sera le néant en fin de compte, qui sera l’entropie, puisque cette méthode ne mène qu’à l’entropie. C’est une dispersion du signe initial, qu’exprime parfaitement notre dogme final qu’est le Big Bang. Effectivement, la théorie du Big Bang, c’est la manière dont, à partir d’une masse compacte on arriverait à créer les univers.

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

Il y a évidemment une autre notion, au contraire, c’est celle d’Edgar Poe, où, à partir de la dispersion finale, par un mouvement et des formules inverses de celles de Newton, on recréerait l’unité de départ – qui à ce moment-là ne serait pas une unité, d’ailleurs, qui serait quelque chose d’incalculable, d’innommable, d’inexprimable : l’Etre.

Ce dogme lui-même, bien sûr, vient de tout ce qui a été proposé depuis 150  ans, dans les systèmes, tout axiomatiques d’ailleurs, physiques, chimiques, linguistiques, astronomiques, etc. Donc, au terme de tous ces systèmes, on devait arriver au Big Bang, à la notion que rien ne se crée, bien sûr, sauf par dispersion, mais qu’en même temps rien ne se perd, et tout se disperse quelque part. Seulement, cette méthode part évidemment d’un monde originel, d’un état originel des choses, qu’il s’agit de retrouver à partir du présent, puisque nous ne connaissons que le présent, nous ne vivons que le présent. A partir de ce présent, on prétend réinventer, et connaître, et comprendre l’origine.

Alors ce n’est jamais réalisé, bien entendu. On trouve une pierre, l’un dira : c’est le vestige d’un temple d’il y a 4 000 ans, parce que nos ancêtres étaient des imbéciles, il croyaient dans les dieux, on en est sorti; ou bien ça c’est d’une maison, d’une cité, d’un village, sinon d’une administration, comme on dit maintenant des édifices hellénistiques, donc l’homme a toujours été raisonnable, a toujours su, a toujours vécu comme nous vivons. En réalité, personne n’en sait rien : on ne sait pas si c’est la pierre d’un temple ou la pierre d’une simple maison.

Si on prend un signe, on va le construire à partir d’une théogonie, comme Champollion, qui est d’abord un grand mythologue et qui, à partir de sa mythologie propre a « traduit » le langage égyptien. Ou bien de toute façon on peut dire n’importe quoi d’autre.

 

PHATH - SOKARI

En fin de compte, on dira ou bien c’est déjà une langue structurée, ou bien c’est un balbutiement de singe. On n’en sait rien. Ou bien on dira que l’homme est un adulte qui est né de l’enfant – et en effet l’enfant commence par des signes, puis en devenant adulte il accède à la parole. Nous dirons, ce qui est plus vraisemblable, qu’à partir de la parole actuelle, la parole des bien-entendants, on va créer des systèmes de signes pour celui qui ne parle pas. C’est-à-dire pour le singe. Et en effet, on peut éduquer un singe, à la longue, avec beaucoup de patience, à formuler quelques signes qui équivaudront à des paroles. Là encore, on ne sait pas : est-ce que le singe descend de l’homme, est-ce que l’homme descend du singe, on est absolument incapable de le savoir. D’ailleurs, est-ce que le singe fut à l’origine des choses, ou est-ce qu’il ne fut qu’une branche cassée, on ne sait rien du tout de ce qu’on prétend connaître du passé.

Là je te cite [1], parce que vraiment tu m’as apporté beaucoup de choses, et notamment cela que personne ne m’avait jamais dit, parce qu’on ne dit jamais ces choses-là, que le langage des signes n’est pas du tout une sorte de formulation universelle de ce qu’essaye d’exprimer la parole, mais qu’il y a des langues de signes à l’infini, qui dépendent non seulement de ce qu’on est lié à un pays, ou à une famille. On voit très bien que dans certaines familles, certains signes seraient prohibés. Alors je dis là que, précisément, l’internet actuel, dont j’ai émis un moment l’hypothèse que ça pouvait être l’aboutissement de notre langage, l’internet n’est qu’un internat. Ce n’est pas autre chose. C’est-à-dire qu’en réalité, nous mettons ensemble des gens de même fortune, de même civilisation, de même culture, de même religion, qui auront pour but premier de proscrire ceux qui emploieront des signes différents.

Donc il y a là quelque chose d’absolument déterminant, et si on examine un langage, comme le langage français, et bien on est incapable de dire si ce langage est sorti de signes primitifs et comment il en serait sorti, pourquoi celui-là, du moins, plutôt que le phénicien ou le grec – et, dans le sens contraire, comment est-ce qu’on va traduire ce langage français par des signes universels? On n’arrive pas non plus à le dire très clairement.

Mais je vais rester fidèle à la langue française, parce que c’est elle que je connais le mieux. Je dis que, un mot étant donné, il y a une déchéance du mot dans le sens, c’est-à-dire qu’on va lui trouver des sens de plus en plus nombreux, et qui finalement détruiront le signifiant. C’est-à-dire que le signifiant lui-même n’aura plus de sens, il n’aura que le sens qu’on lui donne. L’aboutissement de cette synchronicité, pour parler le langage de Saussure, cette synchronicité conduit évidemment à l’entropie, à l’éparpillement, à la dispersion. Donc à la mort du mot : je l’ai montré pour opus, pour prescription, pour caritas et il y en a bien d’autres…

Ce qui est important pour nous, c’est le combat entre le S et le C. Il est clair qu’à un certain moment, au départ il y a eu un S prépondérant, qui était le Sepher, qui était le Nash, et même avant on ne sait quel mot qui portait le S, le Serpent, puisque ces cultures primitives reposent sur le Serpent, la lune, la pluie, l’eau. Et puis, peu à peu, cela s’est changé, s’est transformé et dégradé, par les innombrables prétentions d’enseignement – religieux entre autres – mais, en même temps, il faut le dire, par l’éclat de vérité qui restait dans Joseph, dans Josué, le vainqueur du soleil, dans Jésus. Il y a une survivance du S à travers les âges chez les prophètes, chez les apôtres de la Vérité. Et puis, à la fin, le S est combattu par le C, le C de klino, de kliné, de culture, d’éducation, et le C à ce moment-là va jouer aussi, d’abord avec l’appui du L, dans la coulpe judiciaire et le couple chrétien. Et puis en fin de compte, le L va disparaître et on va se trouver devant la coupe du Graal. Quelque chose survit à travers tout ça, évidemment, c’est le C, CL qui peu à peu va se modifier en CP.

En même temps, on pourra voir d’autres dégradations avec le L, du lituus au licnon, etc. Par le licteur, le lithéen des Sibylles, par le lituus du loup, etc.

Alors c’est ce qui fait dire, qui faisait rêver que le temps du T revenait peut-être avec internet, retrouvant le TL de l’Atlantide primitive, etc.

Il y a donc cette déchéance qui va jusqu’au point où le S n’existe plus que dans le F, à partir du langage médiéval, on ne va même plus parler d’enseignement, mais d’affabulation, d’affection, d’affectivité et puis d’affectation pour finir.

Mais en même temps qu’il y a cette déchéance du sens, il y a des changements de lettres, des changements de formes, des inversions de lettres, etc. A ce moment-là, le langage ne se fonde plus sur des usages, sur des sens, il se fonde sur des mythologies – on peut dire des anamorphoses, où on croit voir une chose et en réalité c’en est une autre.

Apparemment, ça peut être n’importe quelle lettre, mais en fin de compte, on voit qu’on va jouer du H, on va jouer du N ou du M, du P ou du V, du J ou du R, etc. Ces lettres sont appelées à la rescousse, en réalité, à partir des dieux morts. C’est ça qui est assez curieux. On a vu la vie du S, la vie du C, mais il y a des civilisations, autres que la française, qui vont utiliser d’autres lettres pour modifier les formes. En dépit de leurs usages propres, ou de leur expansion génératrice ou généralisante, ces langues apportent effectivement quelque chose. Cet apport est étrange, il est scandaleux même, mais il apporte un panthéisme dans le monothéisme simpliste du sens.

Là, j’ai pris la langue française, mais je pourrais prendre comme exemples des langues étrangères, l’anglo-saxon, j’aurais pu le faire avec le grec et le latin, le phénicien et le cunéiforme, etc.

Cette clarté que la langue mythologique apporte ne va pas sans une certaine confusion des sens. Il y a développement, affinement de la formalité, donc il y a dégénérescence accrue du sens. Ce fut en Assyrie que le Taureau créateur s’est allié à son adversaire gémellique rejeté à Sumer, dans le Taureau ailé, le Kérubim, ancêtre du Chérubin et des autres anges sauveurs porteurs de l’S, Isaac, José, Jésus. Ce fut à Rome que le Justicier s’est associé au Créateur, le Veau d’Or rejeté par Moïse, en ce Jupin, Jovis au génitif, qui n’est différencié de Iahvé que par cette alliance justement – tandis que les deux chemins allaient devenir prioritaires dans Janus, d’où allaient sortir les deux Jean, etc.

Aujourd’hui, c’est par l’union de l’Icthus, le Christ et du Justicier biblique, ces anciens adversaires, que les Etats-Unis se sont créés, oublieux de leur mythe fondamental : la vache, le taureau, dans le cow-boy ou l’indien, mais il s’imposera de nouveau.

 

Jean-Charles Pichon 1997


[1] Jean-Charles s’adresse ici à Marie-Jo Saurin, qui lui avait donné un exemplaire de son mémoire de maîtrise en Sciences du Langage, intitulé « Le nœud gordien ».

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Machines…

MACHINES…

Dans le texte qui suit, écrit par Jean-Charles Pichon en mars 2000, il comptabilise un certain nombre de « machines ». Qu’entend-il par ce mot?

Je ne donnerai ici comme indice que la définition qu’en livre le Dictionnaire Encyclopédique Quillet (édition 1934).

Machine : n.f. (lat. machina).

1° Engin, dispositif, instrument, appareil formé de pièces assemblées et qui sert à mettre en jeu une force donnée, de façon à obtenir un travail.

2° Ensemble de parties combinées pour produire un effet, pour constituer un tout.

Pierre-Jean Debenat

 

 

Deus ex machina ?

 

 

COMBIEN? POURQUOI?

J’ai compté six types de machines en 60 ans, depuis 1940 : de Beckett, Heidegger, Daumal, Artaud, Reich et Bataille (l’Athéologie). Pourquoi cette exclusion d’Abellio, de Perec (ses innombrables) et de Cioran (ses inachevées)? Parce qu’ils ne furent pas des prophètes.

En 1940, qui donc savait que l’Empire du monde ne serait pas allemand ou russe, anglais ou français mais américain? Or, Clémenceau le savait en 1918, Hegel en 1830, Blake en 1790, Sir William Hope en 1725, Montaigne en 1580, Nostradamus en 1555, More en 1525, Colomb il y a cinq siècles tout ronds.

Les faiseurs de machines (ésotériques, dit-on).

Sans nommer le Grand Etat, non encore découvert, les machinistes du 13ème (de Flore et Gerard) l’avaient nombré cinquième après quatre autres « règnes » : le Romain Germanique, l’Espagnol, l’Islamique (turc) et la période rationaliste (française) vers 1800.

D’autres machines n’ont point porté les prophéties du Grand Etat et des Cinq Règnes : scientistes, de Copernic à Planck, de Kepler à Einstein, mais elles ont modifié le cerveau de JE, le préparant à d’autres mutations. D’autres encore, jouant des mythes plutôt que des états, ont eu pour auteurs Hildegarde et Catherine de Sienne, le cardinal de Cues, Paracelse, Jean de la Croix et la Grande Thérèse; pour noms, la Quintessence de Rabelais, les pentacles de Samuel Butler et d’Irène Hillel-Erlanger, les « célibataires » de Jarry, Kafka et Roussel.

Trente noms, si j’étais plus précis, en moins de huit siècles! Par groupes de 6, y incluant les islamiques,  en chacune des grandes périodes prémonitoires : médiévale, renaissante, franc-maçonne, du 19ème et du 20ème siècles…

Seraient-ils trois cents en huit millénaires? Pour dire d’autres pentacles et d’autres « célibataires » déjà? Peut-être. Nous ne le saurons jamais,, car seuls survivent les très grands réformateurs : Zarathoustra et Adapa, Enoch et Imouthès, Œdipe, Orphée, Salomon, Elie, Isaïe, Homère, Pindare, Eschyle, Hésiode et Confucius, Ezéchiel, Daniel, Platon après Pythagore, Jean après Virgile,, Luc ou Lucain, Mani, Saint Augustin et Mahomet. Et toutes les inspiratrices, des cabaretières aux bacchantes, des reines de Sumer aux reines d’Israël, de Cassandre à Esther par Sapho, de la Sybille de Cumes à Fatima, des lavandières du Portugal à nos prophétesses du Messie – par Jeanne, etc.

L’exclusion portant, au gré de la croyance, sur les Myriam ou les Marie, Morgane ou Marianne, Cléopâtre ou Poppée, Guenièvre ou Rosita, les sorcières ou les Saintes… Jouant du triangle (de la pyramide) ou du cercle (de la spirale), des nombres pairs ou impairs, des multiples, des premiers, tous et toutes; mais, toutes et tous, du 60 ou au 1/5 du 12, et de leurs composants : le 3, le 4.

Il resterait à dire ceux-là qui ne se révèlent que tous les deux mille ans : les Gémeaux, les Noé, Ram/Abram/Abraham, les Béliers, puis les Poissons : Bouddhas de sagesse et de compassion, Jésus du Temple puis des Evangiles, si pleins de Dieu que leurs machines s’y concrétisent – par le Reflet, la Castration, la Circoncision, la Cène, pour ouvrir l’Œil, apprivoiser le Bœuf, emmêler et défaire le Nœud, produire l’Œuf, formuler le Vœu.

Quatre en huit millénaires, cinq en comptant l’Esprit à naître ou, déjà né, à formuler. Non pas cinq empereurs ou 5 règnes mais cinq humanités, ennemies l’une de l’autre. En tout combien de machines? Au 1/10, 1/60, 1/720 du Temps, mais toujours au 1/5 ou au 1/6 de Dieu ou du Réel, selon qu’elles furent de la foi ou de la raison. Pourquoi? Pour que le devenir succède au devenu, contre l’évidence, dans un monde où nous voudrions que le passé précède l’avenir et la cause l’effet.

Y incluant les imparfaites, les sans-espoir mais scientistes et ludiques selon, les 9 en 6 (Fils du Vent, Muses, Héros, Sibylles, Mages, Fées, etc.), ou bien les 5 en 3 : la reproduction, la brisure et la création, afin que la vie se perpétue.

 

Jean-Charles Pichon Mars 2000

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

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Des machines mythologiques…

Des machines mythologiques

aux machines littéraires

par Lauric Guillaud


« Dans l’univers entier, notre univers,

il n’est plus que des mythomanes

ou des scientistes. »

Jean-Charles Pichon

La formidable croissance du monde des machines depuis le XVIIIe siècle n’a pas oblitéré les capacités humaines à construire d’autres machines fantasmatiques ou délirantes, mais tout aussi complexes. Cette aptitude à la construction imaginaire ressortit à une énergie mythique qu’on trouve à la base de machines bien réelles, celles-là. Vers la fin du XIXe siècle, plusieurs créations artistiques ou littéraires manifestent la fantastique explosion du merveilleux mécanique, révélant l’immense machinerie mentale cachée dans notre conscience. Un nouveau rapport s’établit entre deux types de création : la machine et l’écriture, révélant de troublantes analogies. Les machines deviennent des modèles qui semblent expliquer le fonctionnement de l’esprit et du corps. L’art reflète ce dialogue balbutiant comme le montrent l’avènement de la science-fiction ou l’essor du Futurisme à l’orée du siècle. La « créature » de Frankenstein ou « l’Homme invisible » de Wells, non contents d’être de simples fictions littéraires, expriment la tragique solitude d’êtres mi-humains, mi-artificiels, en fait, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Michel Carrouges, d’authentiques « machines célibataires » qui personnifient l’angoisse particulière de l’homme moderne.

 

Les machines célibataires

Dans son livre paru en 1954 et réédité en 1976, Carrouges analyse les figurations mécaniques en peinture et dans la littérature de l’imaginaire, devenus selon l’auteur les nouveaux masques des hommes en voie de mécanisation, tout en suggérant le parallélisme général des structures qui relient les machines célibataires les unes aux autres dans l’espace mental commun à tous.

Prolongeant l’exploration des mythes modernes entreprise par les Bachelard, Jung, Dumézil et Eliade, Carrouges tend à montrer l’enchevêtrement des thèmes étudiés et à dégager leurs structures comparées, démontrant que le mythe des machines célibataires signifie l’empire simultané du machinisme et du monde de la terreur, les effrayantes machines inventées par Duchamp, Hodgson, Kafka et Roussel dressant côte à côte leurs silhouettes fantastiques sur le seuil de l’ère concentrationnaire (La Maison au bord du monde est publié en 1907, Impressions d’Afrique en 1910, La Mariée de Duchamp date de 1912-1914, Locus Solus et la Colonie pénitentiaire de 1914).

Après son étude des mythes de l’humanité, contemporaine de celle de Mircea Eliade, Jean-Charles Pichon, quant à lui, dans Le Jeu de la réalité, pose la question : « Que se passerait-il s’il se révélait que des œuvres si diverses mais également folles ne cessent, au cours des siècles ambigus, de formuler une seule et même réalité, le Réel même, sauf du fanatisme religieux et de l’illusion rationaliste? »

Pichon insiste sur l’exclusion dont furent victimes selon lui des auteurs tels que Jarry, Roussel et Kafka, ridiculisés de leur vivant, avant de connaître une fin tragique. Des sept écrivains que Carrouges présente comme les « précurseurs » des machines célibataires, pas un seul ne fut toléré ni même reconnu par leurs contemporains. Ce sont : très détaché, Le Scarabée d’or d’Edgar Poe, puis L’Eve future (1886) de Villiers de l’Isle-Adam, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même de Marcel Duchamp, Les Impressions d’Afrique et Locus Solus de Raymond Roussel et La Colonie pénitentiaire de Kafka, tous antérieurs à 1914.

Dans la nouvelle version de son livre, publiée en 1976, Michel Carrouges étudie d’autres auteurs comme Apollinaire, Jules Verne, Irène Hillel-Erlanger, Bioy Casarès, mais omet William H. Hodgson, Michel Leiris et Jean Cocteau. En toutes ces œuvres, la Machine comporte quatre parties, dont le décryptage consiste uniquement en l’étude de chacune d’elles. Ces parties ont pour nom le « commandement indistinct », « la mariée » ou « le pendu », « le lit de supplice » et « le cimetière » ou « l’éclaboussure ». C’est en confrontant la toile de Duchamp, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même et La Colonie pénitentiaire de Kafka que Carrouges eut l’intuition des quatre éléments de la machine :

Mariée                                             Commandement indistinct

——————————                          ———————————–

Lit de supplice                                                      Cimetière

 

Selon Octavio Paz, la Mariée de Duchamp « est l’une des œuvres les plus hermétiques de notre siècle », et sa signification est d’autant plus complexe que tous les éléments mécaniques sont ambivalents. Dans la toile de Duchamp, entamée en 1915 et « finalement inachevée » en 1923, la machine comprend deux parties situées l’une au-dessus de l’autre (la « mariée » en haut, les « célibataires » en bas) qui son fonctionnellement unies. Dans la partie supérieure à gauche, on aperçoit la pendue femelle, le squelette de la mariée, puis un peu plus haut, vers la droite, cette espèce de dépouille de chenille appelée « voie lactée », et porteuse de l’inscription d’en haut. Graphiquement, de par sa forme menaçante vers les célibataires, le pendu femelle paraît correspondre à la herse de Kafka, tandis que l’inscription d’en haut évoque l’idée de dessin et correspond à l’emplacement du dessinateur de Kafka.

En effet, l’appareil de La Colonie pénitentiaire comprend aussi deux parties superposées. A l’étage supérieur se trouve un coffre rempli de rouages et appelé le « dessinateur » qui donne l’impulsion à une herse mobile qui pend au-dessus de lui. Dessous, sur un second coffre appelé « le lit » gît le corps du patient. Le supplice consiste en ceci que la herse est armée d’aiguilles qui inscrivent dans la chair du condamné le commandement qu’il a violé.

 

 

Marcel Duchamp La mariée mise à nu par ses célibataires, même

Pour Carrouges, la similitude dans la structure d’ensemble est remarquable. Dans les deux cas, la marche générale de la machine est animée par des « commandements » qui partent de la partie supérieure. On constate par ailleurs une même antinomie : chez Duchamp, à la notion de commandement qui, d’en haut, anime la machine, s’oppose le fait qu’il vient du squelette et de la dépouille de la mariée, de même qu’en bas les figurines simili-militaires insistent sur la notion de commandement, mais pour le pétrifier comme en témoigne leur appellation de « cimetière des uniformes et livrées ». Dans le conte de Kafka, les feuillets qui commandent la marche du dessinateur sont l’œuvre de l’ancien commandant, mais celui-ci est mort et repose dans le tombeau que visitera le voyageur avant de repartir. D’autre part, le soldat condamné pour motif de révolte contre son supérieur échappe au supplice et la machine elle-même est détruite. Nous sommes donc bien en présence d’un véritable « cimetière des uniformes ».

De même, pour Carrouges, l’éclaboussure en bas à droite évoque le souvenir du vomissement ultime et rituel des condamnés de la Colonie et les flots de sang qui jaillissent de l’officier quand les aiguilles le transpercent. Ce vomissement est suivi est suivi d’une étrange extase : « Quel calme, écrit Kafka, s’empare de l’homme à la sixième heure! La connaissance se lève comme un soleil, même pour le plus aveugle… » Chez Duchamp, l’éclaboussure correspond à un éblouissement lié à une image solaire, image que l’on pourrait rapprocher de la découverte du trésor dans Le Scarabée d’or de Poe.

En explorant d’autres œuvres littéraires de Lautréamont, Verne, Roussel et Apollinaire, Carrouges souligne la permanence des machines aux rouages comparables et dont les quatre parties semblent toujours structurées pareillement. La première partie – le « commandement indistinct » – contient la même inscription illisible au sommet droit des machines. Dans Le Scarabée d’or, l’écrit n’est pas d’abord chiffré, mais invisible. L’inscription apparait aussi indéchiffrable que celle de Kafka, et provoquée par le jeu, thème dont l’analogie avec le rôle des astres aux cimes des machines célibataires chez Kafka, Duchamp et Roussel est évidente. Dans Le puits et le pendule de Poe, le condamné est victime d’une sentence de mort édictée par l’Inquisition, inscription initiale, inexpliquée et sacrée, prononcée dans une région supérieure. Hadaly, le robot féminin de L’Eve future de Villiers de L’Isle-Adam, est tout entière cette inscription, simple ordinateur où s’inscrivent en relief « les gestes, la démarche, les expressions et les attitudes de l’être adoré ». Dans L’Invention de Morel de Bioy Casarès apparaissent les trois inscriptions d’en haut : la première, de la main même de l’homme réfugié sur l’île, figure une femme gigantesque (ce qui nous confirme son statut de célibataire), tandis que les deux autres, qu’on retrouve dans le musée, révèlent le secret de la machine de l’île.

Dans six appareils décrits, la lecture impossible se double d’un « délit » indéterminé ou d’une figure ignoble. Le condamné de Kafka est puni pour avoir désobéi à l’ordre qu’il ne pouvait connaître. Dans Locus Solus de Roussel, le crime, non moins incertain (une agression érotique manquée) vaut au « soldat d’autrefois » d’être enfermé dans la mosaïque que dessine l’appareil sur le sol. Dans L’Invention de Morel, on trouve le thème du procès à travers le personnage du fugitif condamné à la prison éternelle d’où il s’est échappé pour se réfugier dans l’île. Quant aux figures ignobles, elles sont chez Duchamp la « larve cosmique » – une préfiguration des « Grands Anciens » de H. P. Lovecraft – chez Poe, le scarabée; chez Villiers, la femme fatale est assimilée à une « chenille pestifère et brillante » (on pense à La Métamorphose de Kafka), tandis que dans Le Surmâle de Jarry, l’auteur évoque le papillon à tête de mort, « un grand sphinx atropos » entré dans sa chambre de célibataire.

Dans le dessin de Duchamp, la seconde partie se présente comme la mariée même pendue. Dans Le puits et le pendule, le prisonnier découvre, au-dessus de lui, les thèmes confondus de la herse et du pendu sous la forme d’un épouvantable instrument décrit en ces termes : « C’était la figure peinte du temps, comme il représenté d’ordinaire, sauf qu’au lieu d’une faux, il tenait un objet qu’au premier coup d’œil, je pris pour l’image peinte d’une énorme pendule, comme on en voit dans les images anciennes ». Dans Le Scarabée d’or, c’est un fil, descendu de l’arbre par « l’œil de la tête de mort » qui révèle l’emplacement du trésor. Dans La Colonie, la seconde partie de la machine est une « dessinatrice » ou « demoiselle » qui, perpendiculaire à l’inscription, va la transcrire dans la chair du condamné. La herse à aiguilles de Kafka correspond aussi à la hie de Locus Solus qui s’offre comme une triple griffe perpendiculaire, agrippante et pénétrante.

Ce bourreau féminin (la mariée, la demoiselle, la hie) est lui-même victime : le pendu. Carrouges va plus loin et suppose que le délit inconnu ou mal connu – impossibilité de lecture ou érotisme manqué – n’est jamais sans rapport avec la solitude de la demoiselle ou de la mariée, comme dans L’Eve future où l’on assiste au drame de la femme incomprise et rejetée. « Le coupable, quel que soit son crime, s’est arraché d’abord à la Nature, à l’Etre, à la loi éternelle que la femme figure : son châtiment n’est autre que son délit », affirme J.-C. Pichon.

A l’inscription illisible et au pendu en suspension, dans la partie supérieure de l’appareil, correspondent les deux parties inférieures. La première est l’endroit, couche, rigole, route où peinent les suppliciés. Dans Le puits et le pendule, c’est l’angoisse du prisonnier pris entre la faux qui le menace et le puits qui s’ouvre près de lui; dans L’Eve future, ce sera l’impuissance du héros à aimer la femme illusoire, Hadaly demeurant l’Idéal (Vierge ou célibataire, elle ne propose qu’une impossible hiérogamie). Dans Kafka, le condamné est attaché sur sa couche, nu, et un bâillon étouffe ses cris, tandis que la herse le lacère. Dans Roussel, le lieu de supplice est la mosaïque sur le sol dont est captif le vieux soldat. Dans Faustroll, Jarry décrit un bateau-lit qu’emprunte le héros pour fuir, et dans Le Surmâle, le supplice est différent : il s’agit de l’effort surhumain que s’imposent les cyclistes pour battre le train. « Mais toujours le lieu de torture est plus bas que le tourmenteur », écrit Pichon.

La dernière partie que Kafka nomme « cimetière des uniformes » est figurée par une succession de scènes ou de tableaux. C’est, d’une part, un lieu de mort, d’autre part, un lieu de traversée. La mort est partout présente. A près avoir défriché les broussailles à l’aide d’une faux, les héros du Scarabée d’or découvrent soudain un amas d’ossements et de boutons de métal, authentique cimetière des uniformes. Dans L’Eve future, la mort de l’androïde, enfermé dans un cercueil d’ébène, correspond à l’incendie qui éclate à bord du steamer. Chez Kafka, le supplice du nouveau commandant suit la mort du condamné. Dans Faustroll, le désastre est universel, et dans Voyages en Kaléidoscopie d’Irène Hillel-Erlanger, le kaléidoscope provoque la destruction de tout un quartier.

Comme l’écrit Pichon, la mort, « essentiellement est un dénuement ensemble qu’un dénouement : la nécessité absolue, en même temps qu’un enrichissement absolu ». Du coffre en forme de cercueil jaillit l’éblouissement du trésor dans Le Scarabée d’or, alors que Kafka décrit une étrange extase : « Ah! comme nous étions tous à l’affût de la transfiguration qui illuminait le visage martyrisé, comme nous tendions nos joues aux rayons de cette justice qu’on atteignait enfin et qui fuyait déjà ».

Mais vain est le suicide de l’officier qui prend soudain la place du condamné. La machine privée de sens se détraque, la herse n’écrit plus, le dessinateur vomit ses rouages. L’officier qui a renié l’ancien testament du vieux commandant meurt sans entrer dans aucun mystère et sans connaître la délivrance. Ainsi, ajoute Pichon, « pour celui qui n’est pas conforme, la quatrième partie n’est vraiment qu’un cimetière, car il n’est d’autre salut possible que la révélation de l’illisible inscription par les plaies de son propre corps ou les étapes de sa propre souffrance ou les péripéties absurdes de tous les voyages. De tous les morts des Gestes et opinions, seul le Dr Faustroll atteint à l’inconnue dimension, de tous les personnages de Locus Solus, seule Faustine connaîtra l’espoir de son futur accomplissement ».

Carrouges n’a pas tort, ici, de parler de « traversée du miroir », répétant Carroll et Cocteau. A la traversée ne survit – au-delà de la mort – que le voyageur qui sait souffrir sans s’émouvoir, ni de la douleur ni du désir ni du regret, lecteur jusqu’au bout de l’indicible. Son propre vomissement ou flamboiement, alors, n’est autre que sa délivrance.

 

Les machines de l’éternité

Dans son ouvrage en deux volumes, Le Jeu de la Réalité, J.-C. Pichon présente une étude, conclusion d’une quête de vingt-trois ans, initialement historique : la reconnaissance et le recensement des croyances humaines de tous les temps et de tous les pays. Ce recensement historique des mythes et des croyances a mis en lumière des cycles du temps et incité Pichon à étudier ceux-ci en tant que tels. Dans le tome 1, Les Précis ridicules, il nous livre les différentes approches de l’étude des cycles menée par Ezéchiel, Platon, Lie Tseu, les Hermétistes, Kant, Jung, les « Célibataires », et dans le tome 2, La Machine de l’éternité, il explore le cycle même et y découvre de surprenantes concordances entre la quête ésotérique d’une part, la recherche scientifique de l’autre. La quête de Pichon se fonde sur le jeu des nombres et vise une « approche de l’Etre » à travers ce que l’écrivain appelle lui-même sa « méthodique et ludique démarche ».

C’est à partir des Machines célibataires de Carrouges que Pichon se livre à une étude des machines contemporaines, particulièrement chez Roussel et Jarry, déplorant que Carrouges n’aille pas assez loin dans ses conclusions. Il constate que chez la plupart des auteurs évoqués, les nombres ne sont pas précisés, seulement visibles dans l’œuvre de Duchamp, et que les appareils des précurseurs, Poe et Villiers, sont simples : les quatre parties de l’appareil en découvrent tout le secret. Au contraire, Roussel est prolixe en même temps que minutieux, et Locus Solus se présente comme une description qui insiste sur la numération, le premier chapitre jouant des 3 et des 4, et le troisième du 7, avec la description de « sept ludions en suspension ».

Selon Pichon, c’est la « pataphysique » de Jarry, entièrement contenue dans les Gestes et opinions du Dr Faustroll, qui est la plus parfaite, et Pichon montre que Jarry, parodiant le langage scientifique (le calcul de la longueur d’ordre par le temps) et le langage pseudo-ésotérique (les calculs déduits des dimensions des pyramides), parvient à écrire un véritable traité hermétique à la numération rigoureuse. Se rappelant les 19 « lettres vivantes » du prophète iranien du XIXe siècle, le Bâb, et son affirmation que les lettres seront 27 le jour où le nouveau (dieu) sera survenu, Pichon établit un lien avec Jarry, dont le premier livre du Faustroll porte le nombre 27 comme la Kosmopoiia grecque, et se compose des 27 livres de la bibliothèque de Faustroll et des 27 « élus » tirés de ces livres. Pichon cite la conclusion du livre de Jarry, « Dieu est le point tangent de zéro et de l’infini », que toutes les machines, selon lui, contiennent en germe.

Reprochant à Carrouges de ne pas s’être préoccupé du sens des machines, sens soigneusement décrit par Jarry et Roussel, sinon en ce qui concerne le sens vertical de la lecture au supplice, Pichon note que dans le Locus Solus du moins, la promenade des hôtes reconduit bien du sud-est au nord-ouest (son point de départ) et chez Kafka, la fin du supplice, au sud-est, reconduit de même à la lecture de l’indéchiffrable inscription. Chez Poe, Villiers, Jarry et Leiris même (Le Point cardinal, 1927), la « résurrection » est toujours une « révélation », c’est-à-dire une lecture encore, des caractères ou du secret d’abord jugé indéchiffrable. Et Pichon de conclure : « Non seulement les machines ont une forme commune et usent des mêmes nombres, mais, évidemment ou non, elles sont régies par un seul sens de marche, défini par ce graphisme :

 

à l’exception de la partie supérieure à l’est, dont le sens est mal défini en raison de son informité ».

C’est à La Maison au bord du monde de Hodgson que Pichon emprunte son titre La Machine de l’éternité, notant qu’identique quant au rythme et à la forme aux machines de Faustroll et du Locus Solus, la machine de Hodgson s’en distingue en cela que le rire n’y a plus place. Les figures du nord-ouest (sur la montagne) sont glacées ou sinistres; les monstres qui sortent de l’abîme situé sous la maison terrifient le héros (et le lecteur avec lui). Le « voyage dans l’espace » ne lève que l’angoisse et le « retour des temps », au sud-est de la machine, n’est que la description d’une suite de malheurs : la mort du chien, le retour des diables, l’effritement de toute matière, l’incendie de la maison et la mort du héros.

Pichon suggère : « Une telle angoisse – métaphysique – fait le caractère permanent des grandes machines religieuses que sont les jardins mayas, les 10 et les 12 de la Kabbale primitive, le jeu des anges et des démons dans le Coran, les chronologies hindouistes. C’est l’étude minutieuse des numérations, à la lumière des machines hermétiques, qui amène Pichon à substituer aux quatre parties définies par Carrouges les quatre concepts d’Etendue, de Durée, d’Espace et de Temps. L' »Etendue », deuxième lieu, est le mieux connu, et désigne le monde de l’apparence; c’est le devenir, l’étiquette, le désir, mais aussi la limitation. Le lit de supplice n’est autre que la Durée, de la vie vouée à la mort, ce que Pichon compare à l’Entropie thermodynamique, à la désintégration de l’isotope, que la Kosmopoiia, jadis, figurait par les 7 rires de Dieu. Ces 7 sont, chez Roussel, les 7 ludions, chez Jarry les 7 cyclistes du Surmâle, ou les 7 jours de la mort universelle dans Faustroll.

« Durée » signifie tantôt la succession des temps, tantôt le seul temps que « dure » une chose déterminée. Selon Pichon, cette dialectique en forme de renversement est reflétée dans toutes les « machines du rire », dans cette partie au sud-ouest, où les cyclistes du Surmâle ont soudain l’impression de rouler la tête en bas, où les rires de Dieu s’inversent (du 4ème au 7ème), où l’agrément du lit de supplice, dans Kafka, cède brusquement la place à la torture, etc.

Le 4ème lieu, l' »Espace », est l’hiver parmi les 4 saisons, la « matière noire », dont l’antique alchimie faisait la pierre première/dernière des transmutations; cette « annihilation de la réalité durable de la matière », en laquelle, le 17 décembre 1907, Hodgson a vu comme « l’ossature de la machine de l’Eternité », et que, dans son « mécanisme de l’infinité », Henri Michaux considère comme le « sordide », le « pitoyable » et le « piteux », dans Misérable Miracle. C’est également l' »Invisible » de Mahomet, la chose inexprimable, d’autant plus horrible, ou l’inscription indéchiffrable que les machines célibataires placent inévitablement au nord-est de l’appareil.

Le « Temps », cité en dernier par Pichon, est pourtant le premier des quatre lieux, mais le moins concevable ou, sinon, le moins accepté. On le trouve décrit en dernier de même, sous les noms de « vomissure finale », de « l’inconnue dimension », de « l’explosion rédemptrice », de la « nébuleuse verte », et au sud-est de la machine toujours. Ce lieu est à la fois le commencement de l’ordre et la pointe aiguë du néant. Les « cimetières » de Kafka et Leiris, les tableautins de Roussel et de Jarry, les uns et les autres historiques. Mais aussi l’au-delà de la mort pour Faustroll, la renaissance de Faustine, le « final abîme dont les flammes », dit le Coran, « s’élèvent toutes droites comme des pyramides » à la dernière/première heure du jour ou que redresse en effet le cycle. Dans La Colonie pénitentiaire, une fois que l’officier s’est suicidé sur l’engin de torture, le voyageur regagne le port. Chemin faisant, on lui montre la tombe de l’ancien commandant où il peut lire : « Une prophétie nous assure qu’au bout d’un certain nombre d’années, le commandant ressuscitera et, partant de cette maison, emmènera tous ses fidèles reconquérir la colonie. Croyez et attendez ». Il faut attendre la résurrection, comme le dit aussi Jarry dans Chez la Muse : « La mort n’est pas éternelle ».

Ainsi, en ajoutant la numérotation et le sens aux machines décrites par Carrouges, Pichon nous fait basculer de la littérature vers l’ésotérisme, du moins vers la métaphysique. La nouvelle quadrilogie mise en œuvre nous invite à une lecture plus approfondie, d’une part, de certaines œuvres tenues pour négligeables jusqu’ici, et d’autre part des grands textes hermétiques de l’humanité qui montrent la permanence d’une quête commune à travers l’élaboration intuitive de la « Machine de l’Eternité ».

 

Postérité littéraire des machines

Parlant de la toile de Duchamp, Arturo Schwartz affirma un jour que l’artiste « nous avait livré l’une des œuvres les plus utiles de la pensée occidentale ». Carrouges, et surtout Pichon, nous ont indiqué la voie à suivre pour se servir de cet outil qui illumine la machinerie mentale à la base de la création. Il suffira de quelques exemples pris dans la littérature de l’imaginaire (fantastique, science-fiction) ou le cinéma pour illustrer la « méthode ludique » de Carrouges et Pichon.

Quelques œuvres connues révèlent la structure quadripartite de la « machine célibataire », ou du moins quelques composantes essentielles telles que l’inscription illisible au sommet. Dans La Chute de la maison Usher de Poe, l’inscription mystérieuse est symbolisée par les livres occultes situés dans la bibliothèque à l’étage. De même, dans La Clé d’argent de Lovecraft, Randolph Carter trouve dans un grenier un parchemin composé de « bizarres hiéroglyphes tracés au roseau dans une langue inconnue », ainsi qu’une ancienne clé qui déclenchera la quête finale de sa jeunesse perdue. En ce qui concerne les thèmes de la transgression et de la répulsion qu’on trouve associés à la partie supérieure de l’appareil, ils apparaissent dans Frankenstein de Mary Shelley, où un savant perce les secrets de la nature en étudiant « la corruption naturelle du corps humain ». Chez Wells, le héros maudit de L’Homme invisible incarne l’inscription invisible des pouvoirs qu’il a transcendés. Dans La Machine à explorer le temps, le voyageur, qui a dominé les secrets du temps, tente anxieusement de déchiffrer l’énigme de la « face blanche lépreuse du sphinx creux » qui renferme sa machine. Les protagonistes de La Maison au bord du monde de Hodgson et des Montagnes hallucinées de Lovecraft observent également d’étranges inscriptions qui prophétisent les horreurs innommables qui suivront.

Le motif menaçant de la « mariée » suspendue apparaît dans Frankenstein, le châtiment du scientifique étant lié à la menace de la créature (« Je serai avec toi le soir de ta nuit de noces »). Dans La Maison au bord du monde, le voyageur halluciné essaye désespérément d’atteindre la silhouette flottante de sa vaporeuse bien-aimée, dont les avertissements à propos de la maison maudite semblent vains. Quelque délit inconnu semble sceller le destin du héros : dans A travers les Portes de la Clé d’argent de Lovecraft, la quête de Randolph Carter est ponctuée par « le rythme anormal de cette horloge en forme de cercueil, couverte de mystérieux hiéroglyphes ».

La partie inférieure de la machine est indubitablement un lieu de tourment. Dans Usher, c’est la crypte où Madeline a été enterrée vivante. Dans Frankenstein, le savant est contraint de « passer des jours et des nuits dans des caveaux et charniers souterrains », afin de procéder à ses expériences diaboliques. Dans La Machine à explorer le temps, le monde infernal des Morlocks contraste avec la sérénité apparente du monde supérieur. Le nom même des Morlocks préfigure le dieu Moloch qui symbolise les travailleurs esclaves du monde inférieur peinant sur leurs machines pour les maîtres de Métropolis dans le film de Fritz Lang. Les monstres porcins qui assiègent la maison au bord du monde surgissent d’un puits situé sous la maison. De même, Gosseyn, le héros du Monde des non-A de Van Vogt, est emprisonné dans la section inférieure de la Machine de 7 étages qui remet en cause son identité.

Le stade final, apparemment le plus tragique, correspond à un lieu de mort, comme en témoignent la dissolution du héros de La Maison au bord du monde, confronté à la vision apocalyptique de la fin du système solaire; la vision finale de notre planète agonisante par le voyageur du temps de Wells; ou la mort du « monstre » après celle de Frankenstein. Dans Usher, l' »éclaboussure » finale (consécutive à la résurrection de Madeline et à la disparition de la maison) est « le fracas tumultueux comme la voix de mille cataractes ». Toutefois, comme le suggère Pichon, la mort débouche sur la révélation, voire la résurrection parfois. On se souvient des paroles de la créature de Frankenstein avant son suicide rituel : « Mais bientôt […], je mourrai; […] Je monterai triomphant sur mon bûcher funéraire, et je tressaillirai de joie dans l’agonie, au milieu des flammes dévorantes ».

 

La « dimension inconnue » est réservée à ceux qui survivent à la descente aux enfers, tels Allan Quater man ou Randolph Carter. Allan Quatermain, dans She et Allan De H. R. Haggard, peut certes envisager l’immortalité dans la dernière phase de son rêve, mais semble voué finalement à la solitude : Ayesha ne sera jamais à lui. Dans A la recherche de Kadath de Lovecraft, Carter le « maudit » finit par apprendre que « [sa] merveilleuse cité d’or et de marbre n’est que la somme de ce qu’ [il] a aimé dans [sa] jeunesse ». Il pourra ainsi revoir la Nouvelle-Angleterre. A la fin de Kadath, carter vit une expérience cyclique après sa chute « à travers ces vides infinis remplis de ténèbres vivantes » :  » Dans la marche lente et rampante de l’éternité, le dernier cycle du cosmos se baratta lui-même en un autre avatar passager et toutes choses redevinrent ce qu’elles avaient été d’incalculables kalpas auparavant. La matière et la lumière étaient nées de nouveau telles qu’autrefois l’espace les avait connues; les comètes, les soleils et les mondes s’élancèrent flamboyants dans la vie sans que rien ne survécût pour dire qu’ils avaient existé et avaient disparu, toujours et toujours sans commencement ni fin ». A près avoir entrevu l’avenir sombre de l’humanité, l’infortuné voyageur du temps de Wells semble condamné à errer à jamais dans quelque autre dimension; et la mort finale du narrateur de La Maison au bord du monde est le châtiment inévitable qui frappe celui qui a transgressé les secrets de l’univers. « Nul moyen d’y échapper », écrit Hodgson.

Si l’on applique la même structure au Conte de Noël de Dickens, les quatre parties apparaissent clairement, dont trois symbolisées par les trois esprits qui tourmentent M. Scrooge. On reconnaît l’Etendue et son monde profane de l’étiquette, la Durée représentée par le premier esprit qui incarne l' »incessante torture de l’univers » et montre à Scrooge sa jeunesse gâchée, notamment sa fiancée perdue. Le deuxième esprit qui figure l’Espace est l' »Esprit des Noëls passés » qui révèle à Scrooge l’hiver sordide et sombre de la pauvreté et du malheur. Le Temps, première et dernière partie à la fois, qu’incarne la Mort en personne, est le troisième esprit qui apparaît à minuit et conduit Scrooge au cimetière. Là, Scrooge déchiffre l’inscription sur une tombe : son propre nom. Terrifié, Scrooge promet : « Je vivrai dans le Passé, le Présent et l’Avenir ». Son repentir provoque sa renaissance et son extase. La vie reflue vers lui, personnifiée par le jeune Tim dont il deviendra le nouveau père.

Les héritiers de la « pataphysique » ne sont pas en reste si l’on pense aux œuvres de Boris Vian. Nous trouvons dans L’Herbe rouge une sorte de machine à explorer le temps que l’auteur compare à un « papillon » ou à une « toile d’araignée », typique des « machines célibataires ». Le « Jeu de la saignette » – jeu sadique consistant à projeter des aiguilles dans la chair de victimes ligotées et nues – nous rappelle le lit de torture de Kafka. Mais c’est dans L’Ecume des jours que se manifeste le plus tragiquement l’implication de l’homme et de la machine. Colin, le héros de Vian, condamné à la solitude en raison de la maladie incurable de sa femme Chloé, s’échine dans un atelier de cauchemar. Au-dessus de lui, quatre machines sont activées par quatre hommes, surplombant « la gueule rouge et sombre des fours de pierre tout en bas ». Des fluides passent en ronflant dans de gros tuyaux, dans la « pulsation du cœur mécanique », tandis que de longs jets d’essence traversent obliquement la pièce. Une « discordance » perce le vacarme lorsqu’un des « jets » s’arrête et reste immobile, telle une « lame de faux », provoquant l’arrêt des machines et le déchiquetage des hommes « par les engrenages avides ». Cela confirme la remarque de Linda K. Stillman : « Fondamentalement, la machine célibataire atteint précisément son zénith fonctionnel quand on la surmène, qu’elle a des ratés ou qu’elle se détraque ».

L’une des descriptions les plus fascinantes de machines cosmiques est fournie par le célèbre roman d’A. C. Clarke, 2001, Odyssée de l’espace, immortalisé par le film de S. Kubrick sorti en 1968. Nombre d’éléments de la quête de Bowman (= »l’Archer ») présentent des analogies avec nos machines : le nom même de la capsule (Discovery, ou bien Alice), la Voie Lactée, l’énigme rayonnante du monolithe, les répugnantes « limaces transparentes », le voyage de Bowman à travers « une autre dimension du temps et de l’espace », sa descente aux « Enfers » à travers « l’Abîme » et le « Pays de la Nuit », la sensation d’effectuer un voyage « préordonné », la géométrie complexe et énigmatique du « dessein cosmique », et la « leçon » finale. Le film de Kubrick, qui transcende la vision de Clarke, renforce encore les parallèles, le film étant divisé en quatre parties : « L’Aube de l’humanité », [« Le monolithe sur la Lune »], « La Mission Jupiter » et « Jupiter et au-delà de l’Infini ». Les phases les plus spectaculaires sont naturellement le temps et l’Espace, de même que le trajet initiatique de Bowman à travers l’indéchiffrable machine de l’éternité (« une machine, se protégeant des forces qui avaient défié l’Eternité »). A la fin du film, Bowman découvre qu’il fait partie d’une machinerie cosmique et cyclique qui le métamorphose en « Enfant des Etoiles ».

Il n’est pas étonnant que le cinéma reflète lui aussi notre fascination pour les machines mythiques. Métropolis de Fritz Lang était inspiré de L’Eve future de Villiers de L’Isle-Adam. Des films tels que Belle de jour (1967) de Buñuel, Le Dernier métro (1980) de Truffaut ou The Hunger (1982) de Tony Scott laissent apparaître des segments de machine. Quant au « mythe de la femme parfaite », il est au cœur de Blade Runner (nouvelle version, 1991), qui conte l’impossible union de l’homme (Deckard) et de la machine femelle (Rachel). La fin ambiguë du film souligne l’improbabilité d’une telle hiérogamie.

La « fiction cybernétique », comme l’appelle David Porush, suit parfois le sillon tracé par Carrouges. Blade Runner est tiré de la nouvelle de P. K. Dick, « Do Androids Dream of Electric Sheep« , tandis que le titre du film est emprunté à William Burroughs. Porush, étudiant la nouvelle de Samuel Beckett « Le Dépeupleur » (ca 1950), que Pichon tient lui-même pour une véritable machine littéraire, montre que l’auteur atteint à « la perfection d’un texte auto-destructeur qui détruit sa propre cybernétique ». « Le Dépeupleur« , qui invite le lecteur à « maintenir la notion » d’un énorme cylindre mécanique dans lequel une population nue est emprisonnée à jamais, est une « machine de l’éternité » qu’on peut lire comme la morne version de l’enfer mécanisé du monde contemporain. Le meilleur équivalent pourrait être l’exceptionnelle œuvre de J. G. Ballard The Atrocity Exhibition (1969), ouvertement inspirée des machines célibataires de Duchamp, Roussel et Jarry. Cette fiction déconcertante comprend plusieurs scenarii de jeux cliniques qui déconstruisent et reconstruisent la « réalité », créant une interface continue d’évènements mythiques et réalistes. Le héros suit un itinéraire grotesque dans lequel les rouages correspondent à d’absurdes « tableaux » et figures « géométriques » qui s’entrecroisent, avec pour arrière-plan un décor mécanique et technologique de folie et d’érotisme frustré – un clair avant-goût de Crash (1973) que filmera David Cronenberg.

Depuis plus d’un siècle, des œuvres étranges n’ont cessé de décrire une structure physique et métaphysique qui a modifié et parfois démantelé notre vision de la « réalité » – « la métaphysique saisie par la mécanique » comme le résume Michaux (L’Espace du dedans, 1956). Ces « machines pataphysiques », telles que nous les décrivent Carrouges et Pichon, nous indiquent une « méthode », issue de la tradition du « gay sçavoir », qui s’avère essentielle au décryptage d’œuvres provocatrices, longtemps incomprises, voire rejetées. La recherche inlassable de Jean-Charles Pichon n’est pas autre chose que cette exhortation à redécouvrir ces hommes qui ont trouvé la « forme vide » et « choisi la mort au-delà de la mort, l’Irrémédiable, allant jusqu’où personne ne va » (Les Dialectiques factrices) : Poe, Jarry, Roussel, mais aussi le Colonel Lawrence, Gilbert-Lecomte, Daumal ou Artaud.

 

Lauric Guillaud

 

Bibliographie :

Michel Carrouges, Les Machines célibataires, éd. du Chêne, Paris, 1976

J.-C. Pichon, Le Jeu de la Réalité, éd. Cohérence, Strasbourg, 1982 (2 vol.)

J.-C. Pichon, Si la notion n’est pas maintenue, non publié

Les Dialectiques factrices dans les quêtes du Graal et les alchimies, non publié

Beckett, Le Dépeupleur, éd. de Minuit

Octavio Paz, Marcel Duchamp, Appearance Stripped Bare, Viking Press, New York, 1978

David Porush, « Beckett’s Deconstruction of the machine in The Lost Ones« , L’Esprit Créateur, vol. XXVI, n°4, Louisiana State University, 1986

Arturo Schwartz, Marcel Duchamp, H. N. Abrams, New York, 1975

Stillman, Linda Klieger. 1984. « Machinations of Celibacy and Desire », L’Esprit Créateur, vol. XXIV, n°4, 1984

N.B. : La Maison au bord du monde de W. H. Hodgson est rééditée aux éditions Terre de Brume à Rennes.

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