9 – LES NOMINATIONS

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LES NOMINATIONS

 

Je ne peux imaginer, concevoir ou refléter aucune approche du réel qui ne me restitue – comme « réalité » – ce reflet, cette conception, cette imagination. A la limite, le degré de ma liberté devient un degré de liberté ou une variation de la réalité même; ou bien l’idée que je me fais du seuil que je dois ou ne peux franchir devient effectivement un passage ouvert ou fermé.

C’est pourquoi, paradoxalement, mes lectures d’un cycle me semblent déterminer non seulement le cycle en soi (dans sa modalité ou dans sa dimension) mais le cycle comme objet (dans sa relation ou dans sa position). Etant moi-même pris dans un cycle à la fois modal et relationnel, ce que je détermine me détermine aussi et réciproquement.

Si je passe du nombre au mot, du jeu de nombres au jeu de mots, le problème nouveau se pose en termes similaires. Les vocables que j’emploierai seront créateurs (signifiants) en même temps que créés (signifiés). Maître de leur dialectique première, je serai l’esclave de leur incessant dédoublement – jusqu’à ce que cette « métonymie » croissante enlève toute signifiance au signifié.

Le Même et l’Autre – Pour exemple : j’ai rappelé comment les deux cercles du premier Yi King ou, beaucoup plus tard, de Platon, le Même et l’Autre – ou le Yin et le Yang – se sont trouvés promptement dédoublés en :

la chose même, l’en soi, le sujet, le contenu;

la même chose,

la chose autre,

l’autre chose, l’extérieur, l’objet, le discontinu.

Mais, si la chose même et l’autre chose apparaissent d’abord comme des entités insécables et parfaitement définies, il n’en va pas de même pour les intermédiaires.

Car je parlerai de « même chose » à la fois pour dire : la chose analogue ou semblable et la chose qui continue (« je suis resté le même » ou « l’adolescent et l’homme, c’est le même individu »).

Et je parlerai de « chose autre » à la fois pour dire la chose non-semblable, différente, et la chose qui change, qui devient autrement.

Je ne disposerai plus de 4 vocables mais de 6 :

la chose même,

la similitude,

la conservation,

le changement,

la différence,

 l’autre chose.

Plus tard encore, je découvrirai que « la chose même » n’est que l’Unité même et que, comme l’Unité, elle n’est pas le terme (de ses composants) sans être l’origine, la cause de ses actes et de ses relations; qu’elle n’est pas « être » sans « action », un premier primordial (le meilleur, le plus grand possible, son propre « absolu ») et un premier primaire (le plus petit nombre possible, la plus petite partie d’un ensemble quelconque ou le plus relatif, au point de se confondre avec l’inverse du quantum ou le degré de liberté).

Je découvrirai que « l’autre chose », en son extrême « indifférence » ou « étrangeté », m’est un néant ou l’infini. Car ni de l’un ni de l’autre, je ne peux m’approcher.

Je ne disposerai plus de 6 mais de 8 concepts signifiés :

le primordial,

le primaire,

la similitude,

la conservation,

le changement,

la différence,

l’infini,

le néant.

Enfin, me conditionnant, les deux « choses mêmes » se dédoubleront nécessairement selon que je les considérerai du seul point de vue de la morale, de l’esthétique ou de la science, en primordial « accompli » ou « inaccompli » (un bon homme, un mauvais homme, un concept juste ou inexact, une œuvre belle ou non), ou en primaire « actif » ou « passif » par exemple, c’est-à-dire « dominateur » ou « dominé », « sujet de la phrase » ou « sujet du prince, de l’état, du laboratoire, etc. »

Inaccessibles, les deux « autres choses » se dédoubleront ou dans la contingence ou dans le contingentement; l’infini en « innombrable » et en « nombré » (par la sommation d’une série convergente), le néant en « vide » ou « chaos », selon que je n’y peux rien discerner ou que tout m’y semble incohérent.

Les 8 seront devenus 12 :

l’inaccompli,

l’accompli,

le passif,

l’actif,

la similitude,

la conservation,

le changement,

la différence,

le nombrable,

l’innombrable,

l’incohérent,

l’indiscernable.

Mais, à ce degré d’analyse, les 12 n’exprimeront plus rien de la dualité : le Même et l’Autre. Il me faudra inventer une autre dialectique, comme celle de l’observé et de l’observateur, ou celle de la statique et de la dynamique, etc.

Le plus et le moins – Ce n’est encore que le jeu, à présent bien connu, du « dédoublement infini ». J’en donnerai un autre exemple.

De la dialectique élémentaire : le Plus et le Moins, j’ai montré que se déduit la position (cardinale) d’une part, la quantité de l’autre;

de la dialectique positionnelle : l’horizontal et le vertical; de la dialectique quantitative : les deux + (plus grand, plus nombreux) et les deux – (plus petit, plus rare).

De la dialectique du plus nombreux et du plus rare (le peuplement et le dépeuplement), il me faut considérer maintenant que le peuplement reconduit, soit à l’indiscernabilité (les individus, les parties disparaissent dans le tout, dans la foule), soit à la cohérence (l’association mobilise dans un sens commun) et que le dépeuplement reconduit, soit à l’incohérence (la dissociation éparpille), soit à la discernabilité (la rareté révèle).

Dans l’étendue, le peuplement ramène les « tout » individuels à des parties : les arbres ne sont plus que des parties de la forêt, la forêt et le village des parties de la Commune, etc. Il les rend moins discernables dans un ensemble cohérent.

Dans la durée, le dépeuplement raréfie : il rend visibles – et prioritaires – tels courants de pensée ou tels souvenirs privilégiés aux dépens de la cohérence de l’ensemble.

Le dépeuplement temporel, qui raréfie, n’est donc pas le dépeuplement spatial, qui disperse. Le peuplement spatial, qui rassemble, n’est pas le peuplement temporel, qui multiplie. Dire que, dans l’étendue (ou hors de l’étendue) l’éloignement peuple et qu’il dépeuple dans la durée (ou hors de la durée), c’est dire qu’il associe dans l’étendue et raréfie dans la durée, mais dans les deux cas, il condense : vers l’indiscernable et le cohérent.

Dire que, dans l’étendue, l’approche dépeuple et qu’elle peuple dans la durée (une durée à venir), c’est dire qu’elle dissocie dans l’Espace et qu’elle multiplie dans le Temps. Mais, dans les deux cas, elle « dé-condense », elle reconduit à l’incohérence et à la discernabilité.

Or, nous sommes toujours dans la dialectique du Plus et du Moins, mais dans la dialectique quantitative de la primitive dualité, et dans l’opposition : cohérence/discernabilité qui n’est qu’un des termes de la dialectique quantitative, elle-même fragmentaire de la dialectique : quantité/position, etc.

Puis, la dialectique : convergence (condensation) et divergence (son inverse) n’est qu’un aspect de la dialectique cohérence/discernabilité. Elle recouvre exactement la dialectique de l’éloignement (qui toujours converge) et de l’approche (qui diverge toujours).

Nous dirons que la dialectique : éloignement/approche est contenue dans la dialectique : cohérence/discernabilité, celle-ci dans la dialectique quantitative : accroissement/réduction d’une part (la grandeur ou la dimension), pluralisation/raréfaction de l’autre (le peuplement ou le « nombre objectif »), et la dialectique : le nombre subjectif/le nombre objectif dans la dialectique : quantité/position, contenue dans les concepts – eux-mêmes dialectiques – le + et le -.

Nous sommes seulement passés du choix de la quantité (nombre objectif ou subjectif) au choix de la position (dans l’éloignement ou l’approche), mais c’est une position (la distance) qui ne doit plus rien aux positions premières de la dialectique Plus/moins (dans l’horizontal ou le vertical), car cette position peut être nombrée.

Le transfert nominal – Plutôt qu’un changement de « niveau » ne contredit ou n’inverse la quadrilogie précédente, il la modifie, insensiblement d’abord, par un jeu qui n’apparaît guère qu’un déplacement synonymique.

A la quadrilogie : la même chose, la chose même, l’autre chose, la chose autrement, le transfert substitue la double notion (synonyme) de similitude et de différence, en éliminant la chose même.

Mais la similitude, c’est la même chose. Si bien que la notion de « différence » en recouvre deux : l’autre chose, la chose autrement. Différente, la chose peut être « indifférente » ou complètement dissociée; elle peut être « afférente » ou fragmentairement reliée.

Paradoxalement, un tel transfert oppose la notion d’afférence à celle de similitude : ne peut être afférente que la « chose autrement », axée en sens inverse, par exemple, ou contraire.

Un monde nouveau s’ouvre : le monde de la polarité (l’électromagnétique) où, de fait, les contraires s’attirent et les semblables se repoussent.

Aux deux équivalences :

même chose = dissociation, indifférence,

chose autrement (contraire) = association, afférence,

s’oppose la seule notion d’autre chose (éventuellement confondue avec la notion de chose même) : la « différence » absolue.

Mais, déjà, la polarité a imposé le double signe + et -, pour signifier les deux pôles.

L’association et la dissociation d’une part, le plus et le moins de l’autre, ont reconduit aux Qualités d’Aristote : l’humide et le sec, le chaud et le froid, c’est-à-dire aux 4 Eléments.

Un jeu très analogue se fonde sur la substitution (synonymique) de la dialectique : sujet/objet à la quadrilogie : révélation/épellation dans la Lecture, acquisition/dépouillement dans le Délit.

En effet la lecture comme le délit opposent le sujet à l’objet. Mais, dans la lecture, le sujet est hors de l’objet (il considère celui-ci, qu’il épelle et qui se révèle : il s’en informe); dans le délit, le sujet est dans l’objet, qu’il pénètre, modifie, accroît ou diminue, contribuant, dans tous les cas, à son entropie effective.

Très vite, la « révélation » (ou l’action de l’objet sur le sujet) est laissée de côté comme transcendante. Il ne restera plus en présence que l’information/connaissance ou la lecture scientiste d’une part, et les deux formes d’entropie : l’indiscernabilité, dans le cas de l’association extrême, l’incohérence dans le cas de l’extrême dissociation.

Il faudra près de deux siècles depuis Kant (ou plus de deux siècles, car nous n’en sommes pas encore là) pour considérer l’autre sens, de l’objet vers le sujet : révélateur, si je veux traiter de la lecture, mais également délictueux, car l’objet aussi me pénètre de l’intérieur : il me découvre, et me contient, me recouvre de l’extérieur.

Si je suis sujet agissant, par les fusions que j’exerce sur l’objet : fusion/traitement (du métal) et la fusion/ordonnancement (des parties), je suis sujet/agi par les effusions qu’on provoque en moi : effusion de cœur (ma saisie) ou effusion de sang (ma destruction).

Comme, jadis, la dialectique similitude/différence fit éclater toute une vision de l’univers fondée sur le Même et l’Autre, la dialectique sujet/objet fait éclater toute une éthique fondée sur la Lecture et le Délit.

Mais quatre siècles, d’Aristote au Christ, ont été nécessaires, jadis, à l’invention de la dialectique nouvelle : afférence/indifférence. Dans deux siècles aurons-nous commencé de comprendre la dialectique de l’effusion et de la fusion?

Pour l’instant, ce ne peut être encore qu’un jeu (analogique) de mots, un transfert purement nominal.

Encore n’y jouerai-je bien qu’à condition de parler le langage de mon époque, où les concepts de fusion et d’effusion n’ont pas le caractère d’évidence que je leur donne.

Au contraire, des mots sont dans toutes les bouches :

traitement (dans le sens dévoyé de « salaire », mais aussi dans son sens premier « action sur » : le traitement médical ou chimique, les « bons » et les « mauvais » traitements),

implication, dans le sens : être tenu pour responsable. « Je ne veux pas y être impliqué »,

ordre, le grand recours des uns, le grand ennemi des autres,

manifestation, aussi, mais à l’inverse, car l’adversaire de la manifestation ne jure que par l’ordre, et l’adversaire de l’ordre ne cesse de manifester.

 

Les quatre seuils

 

Le traitement – Des quatre, le traitement est le seul qui fasse l’unanimité, bien que tout le monde n’entende pas la même chose par ce mot. Mais les uns l’entretien et les autres le changement.

Traiter quelqu’un, c’est l’entretenir. Venez dîner chez moi, dit le restaurateur (comme le prince, hier), je vous traiterai bien. En ce sens, le traitement-salaire n’a pour objet que d’entretenir l’employé en bon état, afin qu’il continue de servir, et c’est pourquoi on encourage l’écolier à bien entretenir ses cahiers et ses plumes, l’ouvrier sa machine, l’artisan ses outils, à les « bien traiter ».

Le bon traitement médical va tellement dans le même sens! On ne précise plus s’il est bon ou non. « Le traitement que je suis » ne peut être mauvais, puisque la médecine est le salut. S’il ne préserve pas le malade, en le maintenant en bonne santé, il l’y rétablit. Le rapport demeure constant entre le traitement-salaire et l’établissement qui l’assure, ou entre le traitement-soin et le rétablissement dont il assure.

Mais il est un autre traitement, celui qu’on inflige au texte ou au métal qu’on traite, pour le modifier, non pas dans son propre sens mais dans celui qu’on lui impose. Celui-ci ne va pas sans accroissement de chaleur, de température, de fièvre, selon le sujet traité. La fusion du métal exige ce brasier, et la fusion de l’esprit aussi, par la « correction » qui l’incite dans le sens voulu.

Ce correctif est toujours un « mauvais traitement » au regard de qui désire que les choses « demeurent en l’état » et qu’on laisse chacun suivre son propre sens. Aussi n’est-il plus admis qu’on « traite les âmes » comme le fer, pour les « tremper ».

Or, il n’est pas sans intérêt que les marginaux, qui font fi du traitement-salaire et, parfois, du traitement-cure, honorent ce mauvais traitement, depuis leur ascèse personnelle jusqu’à la violence effective : ils veulent traiter le bourgeois « ainsi qu’il le mérite » et la société tout entière comme un métal.

Hors du conflit qui nous divise, en opposant l’adulte et le jeune, l’homme du texte et l’homme de la marge, ne faut-il pas se l’avouer? Il n’est pas de traitement-cure qui ne soit une épreuve (et le traitement-salaire est la pire de toutes, qui brise le salarié ou en fait un esclave). Mais il n’est pas de traitement-épreuve, soit correctif, soit délirant, qui ne procure, à l’inverse, un quelconque bienfait : endurcissement, courage, liberté, reprise en main.

Le traitement archétypal se situe à la jointure, épreuve et cure tout à la fois. Transformation, sans doute, du sujet en objet (c’est la fusion), mais également passage d’une certaine lecture qu’on se fait de soi-même à l’emploi ou l’usage que l’Autre fait de soi.

En cela, toute vie est traitement, qui entretient et modifie (jusqu’à la mort). Le traitement par excellence est le seuil qui sépare la lecture (des apparences, toujours) d’un quelconque délit, d’entretien ou de rupture; c’est-à-dire, aussi bien, l’étendue de la durée.

Le point où, à l’inverse de ce qu’on pourrait croire, le Je-unité cesse d’être un objet-image pour devenir un sujet (de laboratoire, du prince) mais aussi un vivant et qui défend sa vie.

Ou qui défend son œuvre, soit en la ruminant (dans l’étable); soit en la renouvelant (sur l’établi).

Comme il n’est d’œuvre qui ne soit de maintien ou de changement, de curation ou de curage, faite pour soigner ou nettoyer, il n’en est pas qui ne soit traitement.

Les grands symboles de la création : le Taureau et Forgeron (la Vache, aussi bien, ou l’Orfèvre) se reconnaissent donc dans le vocable que tout un peuple emploie quotidiennement sans en percevoir le sens archétypal.

L’ordre – Moins innocemment l’ordre est tantôt honoré (par le plus petit nombre), tantôt détesté, très généralement.

Qui sait encore, pourtant, que l’ordre n’est pas moins double que le double traitement?

On ordonne ses pensées comme on ordonne un acte. Celui-là même qui réprouve toute sorte d’injonction ne laisse pas que d’appliquer cette jonction nécessaire entre ses arguments ou seulement les mots dont se constituent ses phrases.

L’ordre est donc seuil, d’abord, de quelque disposition à quelque imposition. Les mots le disent encore, puisque l’imposition peut être disposition (dans les arts graphiques) et la disposition, tendance, désir violent, imposition de faire ce choix plutôt qu’un autre.

Sans l’ordre de l’officier, quelle troupe peut conserver longtemps un ordre de marche? Quel ordonnancement n’exige une précise ordonnance?

Mais, à l’inverse, quelle jonction heureuse n’entraîne l’injonction, inconsciente ou non, de la préserver?

Ici, de même, un archétype contient les deux sens du mot : le dieu ordonnateur et toujours souverain que symbolise le Lion (terrestrement le Roi, astralement, le Soleil) et qu’ont nommé Nergal, Surya, Bêl, Shamash, avant que la Bible et le concile de Trente n’en fassent à nouveau le Souverain.

De tous ceux qui, au 18ème siècle, ont voulu mettre à mort le Roi, ou qui, au 19ème, ont voulu écraser le Capital ou l’Ordre, qui n’a pas reconnu dans le vocable haï l’antique archétype? Ni Saint-Just, ni Babeuf, ni Fourier, ni Proudhon, ni Marx, ni Monsieur Combes : dans le Capital, disait Proudhon, survit l’un des plus anciens dieux de l’humanité, et Bakounine le dit comme Marx.

Car il n’était pas le suprême exigeant sans être le régulateur de l’univers ou le maître de l’harmonie. Et ceux qui rejettent l’Ordre-injonction, le Roi, le Maître, sont les mêmes qui assurent préférer le désordre à la moindre injustice, s’il n’est pas de « régularité » sans règle, ni de règle sans un jeu.

Or, des 4 lieux de la Machine, la durée, sans conteste, apparaît, en effet, le moins justifié, et le moins justifiable : quoi! Je vivrai trente ans quand je rencontre chaque jour des octogénaires. Et que dire de la mort d’un enfant!

Cela est l’ordre, pourtant, qu’ordonne quelque disposition-imposition. L’intolérable « c’est ainsi ».

Une autre fusion que celle du métal, celle des parties ou partis, opère cette jonction apparemment heureuse et qui, en dépit de toutes les volontés contraires, devient l’abominable injonction : tu mourras.

L’implication – Considérons un archétype adoré – ou honoré – dans ses phases crépusculaires : le Scorpion. Sous sa figure d’Apsu, de Bès, de Basis, de Pistis, de dieu de la basilique, de la Crypte, il est d’abord le Caché, l’Obscur, l’Endormi, aussi bien que l’Eau souterraine, la Grâce secrète, l’hermétique compréhension, le Verbe johannique. Il est encore cette « chose en creux », creux, sous le nom de Kouk, l’ancien Scorpion de l’Ogdoade égyptienne; mais le K lui ouvre une autre dimension. Sous les noms de Ka, d’Enki, du Camé maya-quiché, de Vulcain plus tard, il est l’Initiateur, l’agent secret mais tout puissant, le forgeron dans sa montagne, l’âme du volcan, le génie que le Nordique a nommé Loki et le musulman Lokman. Le Verbe encore, mais créateur, inspirateur de l’orfèvre, du poète et du musicien. Le véritable Responsable, en somme, des plus hautes activités humaines.

Ce qui unissait les deux entités? La fourche qu’est sa queue, le bâton bifurquant du sourcier et du diable. Il était donc, aussi, d’abord, bifurcation, inversion, pliure : le Moyen en tant que moyenne et instrument, le Milieu en tant que centre et alentour. Caché comme centre et comme moyenne, responsable du Tout comme agent (le sujet même, l’âme pensante du monde) et agi (l’objet suprême, le monde en sa totalité). Mais quel mot peut exprimer à la fois l’Occultation, la Responsabilité et cette pliure, cette inversion en laquelle résident le Secret et l’Initiation?

C’est le mot : Implication, que découvrent nos scientistes en même temps que nos plus ardents quêteurs.

Car l’implication est le contraire de l’explication. La chose implicite est la chose non dite, et l’ordre impliqué est l’ordre invisible que nous cache l’explicite, le localisé.

Mais l’implication est aussi la complicité manifeste, au niveau de l’inspiration ou de l’agent d’exécution : être impliqué dans un délit c’est en être tenu responsable.

Pourtant, au plan du phénomène, l’implication n’est jamais qu’un renversement, comme du révolu au révolutif. On trouve une trace évidente de ce sens primitif du mot en son acception logique : il y a implication entre « je veux » et « je ne veux pas ». Une contradiction absolue.

Comme le Scorpion lui-même, le mot est donc trinitaire : à la fois sujet (l’agent), objet (et le mieux caché en l’apparence explicite) et verbe au premier chef, c’est-à-dire l’action même de retour, de conversion, de contradiction vaincue, de parfaite ambivalence.

Or, une quatrième acception du mot, toute grammaticale, en fait le lieu de réunion du sujet, du verbe et de l’attribut (ou du complément d’objet) comme dans la forme impérative : « partez », « donnez ». Cela porte le nom, on ne peut plus précis, de « proposition implicite ».

J’en dirai plus, ainsi, en disant « implication » qu’en disant le Camé ou le Basis, l’Enki ou le Bès, Vulcain ou le dieu de la basilique, puisque ces dieux ne furent que des parties du Dieu. J’en dirai tout autant qu’en disant le Scorpion, qui contint tous ces dieux.

La manifestation – Enfin, une évolution comparable (toute historique) a fait, depuis deux siècles, le destin du mot : manifestation.

A l’origine : l’action de mettre hors, l’acte par lequel une chose est arrachée à son contenant (milieu, système) pour être révélée (ou « découverte »).

Puis, cette révélation même, dans le sens religieux du mot.

Enfin, le mouvement, l’action populaire par lequel ou laquelle le droit à cette révélation est revendiqué.

Une même évolution, ou du moins parallèle, joue du mot : manifeste, de la chose déclarée, évidente : « le délit est manifeste », à l’écrit qui l’impose comme telle : « le manifeste communiste ».

En approfondissant :

a) d’une part, le motif, la figure, qu’il s’agit de mettre hors,

b) d’autre part, le motif encore, mais comme motivation, qui provoque l’écrit ou l’éclat.

Si l’Ordre s’est présenté comme l’inverse du Traitement, quoique fusions tous deux : des partis celui-là, du métal celui-ci, on voit que la Manifestation se présente comme l’inverse de l’Implication, quoique effusions toutes deux : de cœur, celle-ci, de sang celle-là.

Puis, comme le Traitement et l’Implication intériorisent, l’Ordre et la Manifestation extériorisent. Les 4 mots se contredisent donc deux à deux. Ils s’opposent, aux seuils, comme les 4 de la croix fixe ou de la 3ème personne : le Verseau et le Lion, le Scorpion et le Taureau.

Si le traitement est le seuil-Taureau (la création), pour le meilleur (cure, salaire) comme pour le pire (le mauvais traitement),

l’ordre le seuil-Lion, comme injonction et comme jonction,

l’implication le seuil-Scorpion, comme secrète et responsable,

il faut que la manifestation soit le seuil-Verseau, comme motif et motivation.

Les 3 sens qui les définissent (les deux inverses et le cens ou les deux signifiés et le signifiant) leur prêtent les 12 acceptions mythiques qui recouvrent en effet toutes les croix ou les personnes en même temps que les qualités ou éléments de l’Etre considéré comme Seuil.

le trait-esclavage (« un animal de trait »),

le Trait,

le trait-droiture ou ligne droite,

l’injonction,

le secret,

la Pliure,

la participation,

la motivation,

le Motif,

la figure.

Le passant et le lieu – On connaît le paradoxe que posent les 12 signes zodiacaux : inépuisables quant aux sens, inévitables aussi longtemps que nous remontions dans le passé enregistré de l’homme, irremplaçables pour décrypter les machines les plus diverses, depuis l’Enuma enlil jusqu’à Jarry, mais ridiculisés par tous les bons esprits, inacceptables comme structures déterminantes de l’univers, rejetés également (pour des raisons contraires) par l’homme de science et l’homme de cœur, le sceptique et le passionné.

De ce malentendu l’astrologue est sans doute le plus grand responsable, lui qui, siècle après siècle, a toujours prétendu faire des signes des lieux :

soit réels, de l’espace (s’efforçant, dans ce cas, d’y rattacher les innombrables constellations ou opposant le zodiaque tropique au sidéral),

soit structuraux et, comparables, comme archétypes, à n’importe quel autre partage de l’Unité : par exemple, aux parties du corps, aux parties du monde végétal (les plantes, les arbres), du monde minéral (les pierres de l’Apocalypse et de Joachim de Flore), du monde des sons (notes et mi-tons), des couleurs et, d’ailleurs, d’un quelconque univers parfaitement défini.

En ces lieux signifiés l’un tentera de situer, de « domicilier » les planètes et notre astre; l’autre y fera correspondre des métiers, des fonctions, des caractères, des races. On dira que le soleil ou Neptune traversent successivement les signes, puis quel homme les traverse au cours de sa vie.

Pour un tel, la naissance sera essentiellement Poisson (qui pour l’autre, sera identifié aux pieds); le Bélier influencera le cerveau ou sera le début du jour, de l’année, du cycle a.s., etc.

Il n’est qu’un malheur : le signe n’est aucunement un lieu. Au mieux peut-on le considérer comme un « passant ». S’il indique quelque chose, ce n’est jamais que le moment ou, plutôt, le degré de la quantité de mouvements, de telle évolution cyclique.

Le lieu où passe le soleil, ce n’est que notre voie lactée; le lieu où passe la terre, le système solaire; le lieu où passe ma vie, la terre ou, plus précisément, l’Europe, la France, etc.

En revanche, on pourra dire que ce signe déterminé (par exemple, le Verseau) est passé de ce lieu temporel à quelque autre : il n’est pas le même, quantitativement, en ce lieu-ci et en celui-là : en ses 12/6 en ce temps-ci – le dieu double – ou déjà en ses 5/12 dans l’apparence et dans l’étendue. Il n’était qu’en son 1/12 il y a neuf siècles mais au début de ses 12/5 dans le temps.

Le Poisson, qui atteignait à son Unité manifeste (12/12) alentour de l’an 1 000, atteint ou dépasse ses 12/7, limite de sa durée.

Il ne s’agit pourtant là que du Poisson ou du Verseau comme hôtes de l’ère précessionnelle. Mais l’Etre est soi-même en tout cycle et en mouvement dans chaque cycle, par et à travers les 4 lieux : il y a donc un Verseau et un Poisson du cycle a.s., de l’année, du mois lunaire, du jour, de la fonction (x + 1)/2 = √x et de la fonction 1/2 h barré².

Non pas liés à ce degré, ce lieu ou ce niveau, mais seulement liés au cycle que leur passage ordonne, dans le sens irrésistible de la série des moyennes, de la décroissance ici et de la croissance là, du devenir au devenu toujours.

Disons, pour être plus clair, que l’Etre n’est pas sous le même nom en divers lieux : couleur dans l’étendue et son dans la durée, ou fermion dans l’espace, quark ou quasar dans le temps.

Mais, en ce lieu défini non plus, il ne porte pas le même nom selon qu’il se formule comme signe (devenu : signifié ou devenant : signifiant), comme appareil (associatif/dissociatif), comme seuil, à la limite de la fusion ou de l’effusion, et de la fusion/traitement (la fusion d’un métal) ou de la fusion/traité (la fusion des partis), de l’effusion de cœur, qui disperse, ou de sang, qui coagule.

Il est donc les 36 (3 X 12) et les 144 (12 X 12) selon que je le partage en 36 ou 144 « états », mais, fondamentalement, les 12 : les 3 « natures » dans les 4 « lieux » ou les 4 lieux dans les 3 natures.

Et, sans doute, je pourrais dès lors localiser les 12 structures comme cette nature et ce lieu. Par exemple :

Capricorne : signe de la Terre,

Sagittaire : appareil du Feu,

Scorpion : seuil de l’Eau,

Balance : signe de l’Air,

Vierge : appareil de la Terre,

Lion : seuil du Feu,

Cancer : signe de l’Eau,

Gémeaux : appareil de l’Air,

Taureau : seuil de la Terre,

Bélier : signe du Feu,

Poisson : appareil de l’Eau,

Verseau : seuil de l’Air,

mais ce sont alors les 4 éléments que je ne pourrais reconduire aux 4 lieux : l’étendue est-elle de la Terre ou de l’Air? La durée de l’Eau (par le rythme) ou du Feu (par la brièveté)? L’espace de l’Air ou du Feu, puisqu’elle n’est que cette destruction? Le temps de l’Eau, comme le poète le dit, ou d’une symbolique différente, hors des Eléments?

Le changement de nomination, ici, est beaucoup plus qu’un transfert, plus même qu’un changement de niveau. C’est quelque chose comme un changement d’univers, selon que je perçois la Machine tout entière comme un seuil (l’élément), un appareil (la science de Boèce ou la vertu de Platon), un signe en soi.

Mais le Signe zodiacal (ou le dieu, parmi les 12 de tous les panthéons) est, en effet, éternellement, ce 1/3 X 1/4 de l’Etre-Unité : cette « nature » ou cette « personne » donnée passant par l’un des lieux déterminés dans le seul langage adéquat.

Or la Machine, ici encore, est bien la seule qui me permette de préciser, à tout moment et en tout lieu, le nom éternel et infini de l’Etre. Dans un cycle donné, mais aussi hors du cycle, sur des orbites infiniment plus vastes, dans le Temps, et, dans l’Espace, sur des orbites infiniment plus petites.

L’expérience des siècles, des millénaires me le prouve. Pourtant, j’en doute encore. Puis-je en effet atteindre à une telle précision, et comment le puis-je?

Ainsi que le disait Robert de Montesquiou de l’œuvre de Raymond Roussel (dans un jugement que l’auteur approuve entièrement) : nous sommes en présence, sous le couvert du jeu de mots, d’une équation de faits résolue logiquement.

La Machine que décrivent les « transferts sémantiques » des 3 dialectiques premières : le Même/l’Autre, la Lecture/le Délit, la Fusion/l’Effusion n’est que la Machine décrite par le transfert des nombres (de la série des moyennes, des séries convergentes, des constantes éternelles ou de la série des 12).

Mais si chaque dialectique peut recouvrir les 12, nous ne sommes plus confrontés à 12 mais à 36 « archétypes secondaires », ou 9 X 4, si je les répartis dans les 4 Lieux, que nous avons nommés par ailleurs : le temps, l’étendue, la durée, l’espace.

On reconnaît la Machine de la Kosmopoiia, de Jarry, de Roussel lui-même, etc. Les 36 Noms de dieu ou les 36 Figures dont 27 seulement nous sont perceptibles simultanément :

Plus ambitieuse, la Machine englobera les 36, en 4 X 9 ou 3 X 12, comme dans les Visions d’Ezéchiel et de Nuysement; c’est-à-dire les 3 zodiaques ou les 3 cycles : le contenu, l’unitaire et le contenant.

En ce cas, elle ne sera pas lisible seulement horizontalement et verticalement mais en profondeur, comme du plus grand (l’antérieur) au plus petit (le postérieur) ou comme du cycle d’activité solaire au mois lunaire par l’Année, ou comme de l’ère précessionnelle au cycle d’activité solaire par la « période » intermédiaire que délimitent les cycles d’aspects uraniens/neptuniens.

Esotériquement : 1 728, 144 et 12 ou 12³, 12² et 12.

En ce cas, les 9 nominations localisées en chaque Lieu donneront le produit : 9 X 4 = 36 au 1er niveau (des positions signifiées),

puis : 36 X 12 = 432 au 2ème niveau (des possibilités dynamiques),

puis : 144 X 12 = 432 X 4 = 1 728 au 3ème niveau (des conflits surmontés.

Ce qu’on exprimera uniformément par le schème des 3 zodiaques :

en attribuant aux 12 nombres leurs équivalences zodiacales.

Les 432 possibilités et les 1 728 conflits permettent de mouvoir les 12 à travers les 36 positions (et les 4 lieux), en modifiant la position, la possibilité et le conflit de chacun des 12 mais sans modifier sa nature ou sa personne (son caractère de signe, d’appareil ou de seuil).[1]



[1]  Dans le temps circonscrit (ou la durée), les 4 lieux seront perçus comme les 4 phases de l’analemme,

c’est-à-dire les 4 saisons (de 3 mois) ou les 4 quartiers lunaires ou les 4 quarts du cycle a.s. ou du cycle a.p.

Illustration Pierre-Jean Debenat

L’étendue

 

Les 1 728 nominations de conflits permettent de formuler chacun des 12 en ses 144 possibilités. Elles exigeraient donc, pour être schématisées, au moins 144 figures machinales.

Les 144 nominations de possibilités offrent de fait 12 combinaisons positionnelles, selon, par exemple, que je choisirai le sens : signe-appareil-seuil (ou appareil-seuil-signe ou seuil-signe-appareil) d’une part et, d’autre part le sens : seuil-appareil-signe (ou appareil-signe-seuil ou signe-seuil-appareil) comme les soufis jouent du je-moi, du je-toi et du je-lui ou les théologiens des Trois Personnes. 12 schèmes suffisent pour figurer les 6 transferts dans les deux sens, soit direct, soit précessionnel. Je laisserai le lecteur s’y amuser.

Mais les 36 nominations positionnelles (ou les 9 en chacun des lieux) suffisent pour définir une machine donnée, quelle qu’elle soit, puisqu’elles définissent chaque Signe triplement ou chaque vocable par les 3 acceptions qu’on y découvre toujours sans peine, à partir de sa dialectique première, évidemment.

Soit l’étendue, deuxième comme lieu, mais le mieux connu, le seul « apparent ».

L’étendue est ce qui embrasse ou contient les corps : elle sera d’autant plus grande qu’elle en contiendra plus : « le règne a plus d’étendue que l’ordre : l’animal plus que le vertébré », la voie lactée a plus d’étendue que le système solaire : elle contient plus de corps célestes.

Mais, différemment, l’étendue est ce que contient un corps défini, sa dimension : un domaine de 50 hectares est plus étendu qu’un champ de cent mètres carrés.

Elle est donc à la fois le contenant (hétérogène) et le contenu (homogène) de n’importe quelle apparence, qu’elle doit définir à la fois dans sa limitation spatiale et dans ses proportions propres.

« proportion » n’est qu’un des sens de « conformation », dont l’autre sens est « conformité », et le signe des Gémeaux comporte les 3 sens;

« conformité » n’est qu’un des sens de « mode », dont l’autre sens est « manière », l’une des acceptions de « façon », dont l’autre acception est « apparence », et tous ces mots, sauf le dernier, expriment une idée de Création, ou de créativité, sous le signe du Taureau, etc.

En poursuivant, je relie par une chaîne imbrisable de mots la proportion à la limitation, c’est-à-dire l’un des sens d’Etendue au second sens, comme le montre la série ci-dessous.

Egalement, j’y relie les 9 signes définis dans cette position (c’est-à-dire en ce lieu), dans le cadre défini de la possibilité choisie (une parmi douze) c’est-à-dire dans le sens : appareil (les Gémeaux) – seuil (le Verseau) – signe (la Balance) et l’Etendue se trouve en concordance, dans ce cas, avec l’élément d’Air, commun aux 3 structures.

La série des 9 dans le sens : appareil-seuil-signe et dans l’équivalence air-étendue :

La notion d’étendue, comme air, est ainsi contenue entre les notions contradictoires de proportion (en soi et continue) et de portion (discontinue dans un ensemble), mais aussi entre les structurations de l’Etre que sont la Semblance  et le Recouvrement , autour de la notion-seuil de Divertissement  : le jeu-diversion des apparences en leur environnement.

 

La durée

 

C’est dans sa saison d’automne que l’homme prend le mieux conscience de sa durée; dans cette même saison, les signes de la durée s’imposent le plus fortement, par l’épanouissement de la nature d’abord, puis par son déclin.

Mais cet épanouissement fut le propose de l’été, le déclin sera le propose de l’hiver. Entre les deux, le durable échappe aux apparences (de l’Unité), il n’atteint pas au grand dépouillement de la mort. Il se présente comme un accroissement invisible : une addition de moments d’abord, mais aussi d’expériences, des rêves et des mémoires dont se tisse la vie.

La Tetraktys des Grecs en a décrit le rythme, qu’inversèrent seulement les yugas des hindous : 1 + 2 + 3 + 4. Plus tard, dans le Moyen Age chrétien, le rythme s’affinera par les 5 temps d’épreuve ou les 5 royaumes, que nombrent les fractions : 12/11 – 12/10 – 12/9 – 12/8 – 12/7 dans le sens de l’accumulation et, de 12/8 à 12/7, les factorielles inverses : 1 + 1/2 (pour 12/8) + 1/6 + 1/24 + 1/120 + … à l’infini, dans le sens de l’accélération.

Comme si, autour de 12/8, la Tetraktys se transformait en Mahayuga

Or, cette dialectique en forme de renversement, le mot « durée » la porte, qui signifie tantôt la succession des temps, tantôt le seul temps que « dure » une chose déterminée. Qu’elle se modifie sans cesse ou fatalement finisse, la chose durable, ainsi, est celle qui ne dure pas.

Toutes les machines du rire en reflètent l’inversion, dans cette partie au sud-ouest, où les cyclistes du Surmâle ont soudain l’impression de rouler la tête en bas, où les rires de Dieu s’inversent (du 4ème au 7ème), où l’agrément du lit de supplice, dans Kafka, cède brusquement à la torture, etc.

Les Roues d’Ezéchiel l’expriment qui, en-dessous des Figures bestiales, vont droit devant elles et de côté, chacune pour soi. La brusque apparition des Serments (et des djinns) dès la 38ème sourate du Coran – alors que les Lettres couvrent les 68 premières sourates – dénombre la même inversion, comme du sens successif des temps à l’accélération mortelle ou de la Tetraktys aux yugas.

Nombrée, par les fractions plus grandes que l’unité et la série des factorielles inverses, située (au sud-ouest de la machine), définie ou du moins illustrée par l’automne, le crépuscule, le dernier quartier de la lune, etc., cette localisation est en-deçà des nombres, des séjours, des images : ce que je vis, ce que je suis alors que je la nombre, la localise, l’illustre, y perdant même le temps que j’emploie à la nommer.

Mais qui peut vivre d’attente, de l’attente de sa propre fin? Qui ne meurt de ne pas mourir? Un mot, donc, encore! Une action, un crime, toujours le délit, jusqu’en ce traitement-cure ou ce traitement-outrage par lequel je m’assure, je prétends m’assurer d’échapper au supplice, de vivre un peu plus longtemps, quand cette prétention m’accroît sans me ralentir, me précipite et m’achève!

Quand elle me délie de l’un!

La série des 9 dans le sens : appareil-seuil-signe et dans l’équivalence terre-durée :

Dans la première partie d’une durée (la jeunesse), l’accroissement de la personnalité, par la multiplication des expériences, participe d’un « investissement » certain. Cet intérêt se tourne vers l’Avoir : possession, titre, puissance technique, qui contribue à l’entretien de la chose même. Dans la seconde partie de la durée, la vieillesse, le désintéressement l’emporte sur l’intérêt : recherche de relations nouvelles, souci de la communication, soin, attention, application à la chose autre : la famille, la patrie, l’entreprise, un idéal quelconque. L’Etre final ou « l’être au terme » se constitue par là, matériellement.

Une durée terrestre ne peut que se réduire en cette évolution associative/dissociative de la matière même.

L’espace

Le 4ème lieu, que je nomme l’Espace, a porté, en d’autres quadrilogies, des noms bien différents : c’est l’hiver parmi les quatre saisons, le chaos de Lie tseu, la décharge de Reich (l’acte de décharger et le lieu de rassemblement de tous les immondices), cette « matière noire » dont l’antique alchimie faisait la Pierre première/dernière des transmutations.

Cette « annihilation de la réalité durable de la Matière », en laquelle, le 17 décembre 1907, William Hope Hodgson a vu comme « l’ossature de la Machine de l’éternité » et que, dans son « mécanisme de l’infinité », Henri Michaux considère comme le « sordide », le « pitoyable » et le « piteux ».

Mais c’est également l’Invisible de Mahomet, la Chose inexprimable, d’autant plus horrible, ou l’inscription indéchiffrable que les Machines Célibataires de Poe et de Carroll, de Kafka et de Roussel, de Duchamp et de Jarry, de Leiris, de Cocteau placent inévitablement au nord-est de l’appareil.

Et c’est le point le plus bas de la température où la science contemporaine situe le moins profond de l’AMOR, sinon, très au-delà, le zéro absolu où chaque particule (que définissent les Quatre) se range sur l’ultime orbite de son démembrement.

L’abîme. Et, dans l’abîme, cette chose qui abandonne sa chair et son squelette pour ne se vêtir plus que de forme : la figure du rêve ou la forme du temps, disposition plus qu’existence, dans l’immuable Histoire qui suit.

Ce « degré de liberté », le douzième de l’Etre, en quoi réside aussi, essentiellement, le pouvoir révoluteur de l’éternel renouveau.

Or, le vocable : espace rend compte de l’ambiguïté. Car l’Espace est :

– le lieu de toutes les totalités : il embrasse aussi bien le système solaire que notre galaxie, les millions de galaxies dont on se prend à rêver et l’antimatière même dont la « galaxie noire » ou le « trou noir » seraient les portes. En cette acception : le non-mesuré, sinon le non-mesurable, l’espace de phase où la particule elle-même de lumière ne peut plus être localisée, car cette localisation ne serait possible qu’avec un degré de liberté de h⁶ (quelque 12 000 unités h).

En sa valeur ésotérique : 6, h porte les puissances : h² = 36, h³ = 216, h⁴ = 1 296,

h⁵ = 7 776, h⁶ = 93 312 et nous reconnaissons tous ces nombres;

– mais aussi l’intervalle qui sépare les êtres, les choses, les particules les plus infimes ainsi que les galaxies : le vide – illusoire ou non – qui permet de distinguer les lettres dans le mot, les couleurs dans le tableau, les notes dans l’harmonie et les planètes dans le système, les systèmes dans la galaxie.

Chaos dans un sens ou néant dans l’autre, tel est bien l’espace, dont tous les vocables qui le définissent doivent exprimer l’ambivalence, depuis le point (ponction et ponctuation) jusqu’à la fin (épuisement ou finalité).

Cette suite ne joue plus que du discontinu (l’intervalle) vers le traité et du traité vers l’improbable accord (tribu, clan, famille) du Bélier. L’espace où se déroule ce processus (succession-procédé) n’est pas du temps, car il n’évolue pas du passé à l’avenir ni de l’avenir au passé. Il est, à proprement parler, instantané ou éternel comme la flamme.

Mais il n’est pas non plus de l’étendue, même lorsqu’il dévore l’espace, car, en tant qu’intervalle et en tant qu’ensemble systématique (nomenclature, partition), il est de qualité plutôt que de quantité : un feu sera de plus en plus « fort », il ne sera pas de plus en plus vaste, bien que la destruction qu’il engendre puisse l’être. Ainsi ne sera-t-il pas mesurable en soi-même mais toujours – essentiellement – dans le corps qu’il anéantit ou dans l’ensemble qu’il embrase.

 

Le temps

 

Je dois nommer en dernier le premier des 4 lieux, car il est le moins concevable ou, sinon, le moins accepté. On le trouve décrit en dernier de même sous les noms rapprochés de « 10 000 êtres », de 4ème démon, de « semblance d’un arc flamboyant », ou des pythons et des miroirs dans les machines les plus anciennes, et, sous les noms de « vomissure finale », de ‘l’inconnue dimension », de l’explosion rédemptrice, du combat des 19, de la Nébuleuse Verte, chez Villiers de l’Isle Adam, Jarry, Kafka, Roussel, Leiris, Hodgson, etc.

Au sud-est de la machine, toujours.

Moins nettement localisée, ce sera la « détente » de Reich, la synchronicité de Jung, ou même cette « génération d’ordre » dans la physique contemporaine, dont Kastler écrit que « pour l’obtenir, il faut refroidir les systèmes matériels et leur soustraire de l’entropie » ou, ce qui revient au même, leur fournir de la néguentropie, cette forme insaisissable du Temps.

Car ce lieu est à la fois le commencement de l’ordre et la pointe aigüe du néant. « Le cimetière des uniformes » de Kafka ou « les champs catalauniques » de Leiris, les tableautins de Roussel et de Jarry, les uns et les autres historiques. Mais aussi l’au-delà de la mort pour Faustroll, la renaissance de Faustine, le final abîme dont les flammes, dit le Coran, s’élèvent toutes droites comme des pyramides, à la dernière/première heure du jour, qui redresse en effet le cycle.

Sinon au sud-est de la machine, alors, au-delà de la mort et du froid (en-deçà de -273°), il n’émet pas seulement ces formes circulaires qui éternisent le temps, mais les réalités formelles – et formatives – que tous admettent, bien que le physicien les dise démunies de polarité, le théologien de substance, le philosophe hégélien de « matérialité » : la lumière, ses bosons, et la non-entropie, l’état SMOR du sommeil, le quasar, l’Etoile Absinthe et la soucoupe volante, le sommet du mont Analogue ou l’hologramme, le Phénix de l’alchimie (qui préexiste à toute « matière première ») ou l’impossible Vert (au-delà du spectre connu) où les ondes de formes se reforment en effet pour recréer l’univers.

Car le Temps est à la fois cette Histoire où tout tombe, l’immatériel passé, et le métronome que j’illustre quand je dis : « ce temps-là », hors de toutes les durées, jeune ou vieux selon le cas (mais c’est sans importance), où j’ai vécu l’amour, où j’ai créé, où je me suis oublié, l’espace d’un instant, pour que triomphe la Vérité, ou que s’instaure la Justice ou que s’établisse la Liberté.

Intervalle donc, encore, mais dans le temps cette fois, délai où je m’accorde le temps, état (le temps est beau), joint pour tout dire entre les époques ou les phases, quand l’espace n’est que le point. Détente, si l’espace fut décharge : devenir, d’abord, si l’espace ne peut être que du devenu, et le plus vaste des possibles, à l’infini, si l’espace est la mort de la probabilité.

Cette série situe le temps-eau entre les notions de pouvoir et de devoir ou de passion et de régularité, comme du sourcement à la rivière dominée de détour en détour. C’est le passage obligé, et toujours remarquable, du rythme jaillissant à la forme – cyclique – du temps hors de la durée.

Mathématiquement : de l’infini au doublement, ou de ∞ à 2.

Les acteurs – Les deux préhensions machinales, par les Seuils et par les Lieux, semblent aussi contradictoires que possible. On remarquera cependant que l’une et l’autre jouent des mêmes structures inversées. Puis, que cette inversion sémantique est telle qu’elle n’entraîne pas obligatoirement un renversement vectoriel :

a) dans la description des seuils (immuables) :

L’inversion porte sur le sens de la marche de l’archétype : par exemple, du Verseau au Taureau par Poisson et Bélier, en a) et du Verseau au Taureau, par Capricorne, Sagittaire, Scorpion, Balance, Vierge, Lion, Cancer, Gémeaux en b), mais elle ne porte pas sur le sens de la Machine, du devenir au devenu ou du contenant au contenu dans les deux cas.

Simplement, en a, l’ordre des 3 est :

Seuil – Appareil – Signe dans le sens de direction directe ou astrologique des signifiants :

Si bien que les 12 nominations suffisent pour cette définition : 3 X 4 = 12.

En b, l’ordre des 3 est :

Appareil – Seuil – Signe dans le sens systématique ou dans le sens précessionnel des signifiés ou localisés quadrilogiquement :

Si bien que les 36 nominations apparaissent nécessaires à cette définition : 3 X 12, et 144 nominations à la définition des 36 : 4 X 36, etc.

Mais, si la différence de lecture entraîne une inversion de la direction sémantique, elle n’entraîne pas contradiction de succession, car, en a :

c’est-à-dire qu’ils entrent dans le même lieu qu’ils occuperont en b.

Ils y entrent seulement à reculons, non pas dans la position du mortel (le regard direct, entropique) mais en invitant le devenir à leur suite (le regard précessionnel, résurrecteur). Ce retour n’est qu’un retournement.

On le vérifiera par le fait que, dans les nominations localisées en b, les 12 ne perdent jamais leur valeur trinitaire (portée en a).

Le Verseau est divertissement (jeu/diversion) en étendue,

attention (soin/application) en durée,

incitation (excitation/impulsion) dans le Temps,

(absent dans l’Espace ici et maintenant),

c’est-à-dire qu’il est toujours la Manifestation (motivation/motif) et le versement, l’effusion de sang.

Le Scorpion est milieu (moyenne/ambiance) en étendue,

détour (écart/bifurcation) dans l’Espace,

version (traduction/tour) dans le Temps,

(absent en durée ici et maintenant).

Le Taureau est manière (mode/façon) en étendue,

traitement (entretien/modification) en durée,

nomination (privilège/nomenclature) dans l’Espace,

(absent dans le Temps),

c’est-à-dire qu’il est toujours le Trait (soumission/entretien) et l’Œuvre, la fusion du métal ou de l’esprit.

Le Lion est identité (uniforme/quantum) en durée,

traité (engagement/précis) dans l’Espace,

cérémonie (culte/séance) dans le Temps,

(absent dans l’étendue),

c’est-à-dire qu’il est toujours l’Ordre (injonction/jonction) en même temps que la fusion des parties ou partis.

Je pourrai, jouant de 1 728 nominations, afin de définir les 144, établir des schèmes tout autres sur des équivalences diverses, durée-eau, espace-air, temps terrestre, apparence-feu ou espace terrestre, temps-feu, étendue-eau, durée astrale, etc., sans que le sens vectoriel de la machine en soit changé. Il me suffirait de localiser dans les 4 lieux les 432 nominations que me donnerait le triplement des 144.

Mais c’en est assez pour montrer que, dans leurs localisations les plus diverses, les 12 gardent leur « nature » ou préservent leur « personne ». Dans le parcours qu’ils refont – indéfiniment – ils entraînent avec eux leur caractère de seuil, ou d’appareil ou de signe, car, en chaque lieu, tout moment ou tout site peut être ce signe (par son degré), cet appareil localisé, ce seuil à quelque niveau.

Car toute machine n’est faite, en somme, que d’une infinité de machines.

Plus étrangement, d’un lieu à l’autre, les 12 conservent leur coloris, leur rythme, leur principe propre, leur forme même. Comme l’exprime le début du Yetsira, ils être l’air dans l’Eau, le feu dans l’Air, l’eau dans la Terre, etc.

Ainsi, non seulement ils ne cessent de traverser les 4 lieux, mais ils en colorent, en rythment, en informent et en formulent diversement les phases (moments ou sites).

Passants mais sujets, agis mais agents.

Or, n’est-ce pas dire que l’archétype ne peut faire l’objet d’une lecture sans être le sujet d’un délit? Que je ne peux le traiter ou l’ordonner, par une fusion quelconque, sans m’y fondre, par l’effusion? Qu’il n’est pas l’Autre chose sans être la Même chose, ni la Chose autrement sans être la Chose même?

Il me faut le nommer pourtant. Sera-ce : Celui qui revient? Celui qui ne revient pas?

Si le Christus s’instaure du Verseau à la Vierge et doit revivre les déclins des entités anciennes, de la Vierge au Bélier, Iahvé s’est instauré du Poisson à la Balance, il revit les déclins des vieilles entités, de la Balance au Taureau.

De même que l’homme, les archétypes naissent, vivent et meurent chacun à sa façon. Cette ressemblance interdit le retour : le mort ne revient pas.

Mais le dieu d’Amour ne se manifeste qu’en la Vierge (comme appareil) et en dieu d’Eau; le Justicier, qu’en la Balance (comme signe) et en dieu de Feu. Il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps.

Car, à la différence de l’homme, les dieux ne sont pas dans la germination ou l’hiver, la jeunesse ou le printemps, la vieillesse ou l’automne sans être la saison. Cette différence exige le retour : le printemps revient.

La dernière énigme.

Jean-Charles Pichon

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10 – LES CHRONOLOGIES ARCHETYPALES

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LES CHRONOLOGIES ARCHETYPALES

 

En toutes ses voies, l’étude des grandes Machines nous a reconduits seulement à la Trinité primordiale, que j’avais cru pouvoir nommer, dès le second chapitre de ce livre : le Signe, l’Appareil et le Seuil. Mais elle n’y reconduit pas sans l’inverser. Par la découverte de la série des moyennes, l’étude des seuils nous est apparue comme une extrapolation de celle de l’indéfinissable Unité. Et, par la découverte de la lecture nominale (aux 4/5 du cycle), l’étude des signes nous a paru se confondre avec celle de la succession cyclique : il n’est d’autre succession régulière que des 12 Noms (dieux, archétypes, signes zodiacaux, etc.).

Il reste qu’au cœur de l’inversion, du seuil à l’unité, du signe à la succession, la dialectique du sens demeure, en quoi consiste l’Appareil. Car, si la série des moyennes (et la machine même qu’elle supporte) impose le sens unique du devenir au devenu, du contenant au contenu, du plus grand au plus petit, par l’application de la loi de dépendance, la localisation des Noms n’a pas de sens préétabli. D’où, non seulement le phénomène de la précession (en astrologie, en astronomie, en science nucléaire), mais celui de la pœdomorphose en biologie, du sommeil AMOR, du boson, de la rétrodiction néguentropique, etc.

Cette dialectique vectorielle, propre au 2ème niveau, interdit que la loi de dépendance soit une solution comparable à la belle simplicité de la série des moyennes aux seuils et des 12 Noms au niveau du signe. Et cela, même en faisant nôtre la tendance de la science contemporaine : substituer au sens rétroactif la notion de cens, de recensement, de localisation statistique. La dualité change de nom : elle devient celle du Sens et du Cens. Mais, quel qu’en soit le nom, nous savons qu’une dialectique suffit pour rouvrir toutes les brèches : autant d’affaiblissements, de blessures, de dommages, de destructions bientôt. Car il n’est pas de dialectique qui ne se dédouble, etc.

Jouant de celle-ci, déjà j’y vois renaître la quantité de mouvements, dans le sens, et la probabilité de position dans le cens; puis l’étendue statique et l’Espace dynamique, la durée immanente et le Temps permanent. Le nombre et l’état, pour tout dire : un nombre nécessairement quantitatif, un état qualitatif par choix ou privilège, contingentement et contingence.

Même les notions les plus claires : de contenant et de contenu, d’antérieur et de postérieur ne tardent pas à s’y dissiper. Qu’est-ce qui est antérieur : le passé « chosifié », le devenir événementiel? Qu’est-ce qui est postérieur : l’avenir planifié, le devenu mortel? Qu’est-ce qui est contenu? Est-ce le simultané (des lieux ou de l’analemme) dans la Grande Succession? Est-ce le successif (des heures ou des ères) dans l’Etre simultané?

Ni le Nombre quantitatif ni l’Etat-qualité ne résolvent le problème. Bien au contraire : ils le figent, l’objectivisent en quelque sorte, en font l’expression de la « réalité ».

Cependant si tout – objet ou phénomène – se présente comme trinitaire ou trilogique, pourquoi ce problème ne le serait-il pas? Les unités n’ont pas reconduit aux seuils (et à la série des moyennes) sans que j’admette les 3 Unités : causale, quantique et potentielle. Les successions n’ont pas reconduit aux Signes sans que j’admette la triple acception de tout vocable. Ne peut-il exister une troisième perception de l’appareil qui transcende la dialectique fermée du successif et du simultané, ou de l’Etat et du Nombre?

Ce devrait être une préhension ni théorique ni expérimentale mais exactement l’une et l’une, une succession vécue dans le simultané, une simultanéité conçue – ou, sinon, mémorisée – dans le successif. Les formules s’imposent, aberrantes : un Nombre qui ne serait pas quantitatif, un Etat qui ne serait pas une qualité.

Une numération qui localiserait.

Une succession d’états qui dénombrerait ou quantifierait les mouvements de l’objet/sujet, de l’Etre étudié.

Une telle numération existe : c’est la datation.

Une telle succession d’états existe : la série des constantes, puis toute une série convergente dont une constante quelconque est la sommation, c’est-à-dire, aussi bien, la successions des Noms ou archétypes, dont chacun dénomme une « constante » ou, sinon, l’un des nombres « sommés ».

Quand je dis : le matin, le midi, le soir, est-ce que je ne quantifie pas ce moment du jour? Ou ce moment de l’année, quand je dis Janvier ou le Capricorne, Février ou le Verseau, Mars ou les Poissons? Ou telle période de l’ère précessionnelle, quand j’utilise les mêmes nominations?

Ainsi se définit la troisième perception d’une succession simultanée qui ne serait plus dialectique : chronologique mais archétypale, que nous pourrions nommer : chronotypique.

Mémoriale, plutôt que mémorielle, car la mémoire d’un homme n’y atteint pas, ou intuitive, à défaut de l’enregistrement.

Principalement mémoriale, nous la dirions « historique »; principalement intuitive, nous la dirions « légendaire ». Mais, par la chronologie, l’histoire reconduit à la succession; par l’archétype, la légende au simultané. Si l’histoire a un sens : « ce temps-ci », la légende n’en a pas : « ce temps-là » n’est qu’un recensement, un cens.

Le travail qui m’a pris la moitié de ma vie, fut-il une plongée dans l’histoire ou une saisie de la légende? Il n’a cessé de jouer des dates et des types, de nombres qui localisaient, d’états qui quantifiaient. En sorte que ces nombres étaient autant de seuils (de ce signe-ci à celui-là), ces états autant de signes mobilisés (plus ou moins progressifs ou dégressifs, continus/discontinus, en éveil/en sommeil, pleins ou nouveaux, moins éloignés de l’infini ou plus proches de l’anéantissement).

En sorte, aussi, que les Signes (mobilisés) m’apparaissent comme autant d’émanations d’un principe – régulateur – de progression ou de dégression (d’alternances) et les Nombres comme hasardeux ou contingents, hasardeusement contingentés dans le quantum choisi, de l’année, de la période, de l’ère.

Il se comprend mieux ainsi que, seul, l’ésotériste néophyte ou ignorant – que je fus longtemps et reconnais dans les astrologues du dimanche – s’obstine à jouer des 12 en leur renouvellement. Kant est tombé dans le piège, mais Jung l’a redouté. D’Ezéchiel à Roussel, les plus grands redoutent ce nombre : ils préfèrent jouer du 7, du 9, du 13. Et Mahomet en demeure aux 11 : les onze serments, les onze dernières sourates, les onze derniers versets. S’il se fonde sur les 19, il ne dit pas les 12 + 7, mais les 8 (+ 11, encore).

Il est également vrai qu’en aucune machine, la prodigieuse inversion n’est clairement définie : ni dans le Timée, ni en Lie tseu ni dans la Kosmopoiia, pour ne citer que les appareils les plus accomplis. C’est qu’aucun des cycles les mieux étudiés, la lunaison, l’année, le jour même, ne permet d’en situer le retournement avec une précision suffisante pour en déduire quelque « principe » universel.

Etrangement, il se peut que ce soit le dernier des cycles – et le plus incertain – qui nous livre la clé. Je veux parler du cycle d’aspects plutoniens, d’autant moins précisé que son étude porte à peine sur cinquante années quand la révolution de la planète semble couvrir plus de 250 ans (252, selon les estimations les plus assurées). Mais le chercheur dispose aujourd’hui de l’ordinateur et de ses surprenantes performances.

Le cycle a.p. qu’il nous révèle comporte les deux lectures classiques (lunaison/mois lunaires, taches solaires d’une part, minimum/maximum de l’autre).

L’une se réfère aux conjonctions maxima entre les lointaines planètes « lentes » : Uranus, Neptune et Pluton; l’autre, au rythme mis en lumière par P. Cormier, du plus grand dépeuplement de planètes (0) au plus grand peuplement (7).

Les deux cycles comportent l’inversion, mais elle ne se situe pas au même point dans les deux lectures.

Les séries de 0 à 7, et inversement, se reproduisent par phases fixes, ainsi que je l’ai indiqué.

Depuis -1134, ces phases (ordre + désordre) ont couvert les périodes : -1134/-642 = 492 ans, -642/-148 = 494 ans, -148/359 = 507 ans, 359/837 = 478 ans, dans un sens déterminé; puis 837/1327, 1345/1868, 1868/? dans l’autre. Le renversement se produit vers 837, reproduisant un renversement analogue, mais contraire, que les ordinateurs datent de -1137/-1134.

Différemment, les grandes conjonctions (7) obéissent au rythme suivant :

149 ans – 357 – 160 – 345 – 170 – 345 entre -602 et 926,

401 ans – 114 – 378 – 136 – 372 entre 926 et 2327(?).

Le renversement s’est donc produit, dans ce cycle, en 926.

Dans cette donnée brute, les calculs ne permettent aucun tableau de régularité. Mais les cycles lunaires, solaires et terrestres offrent la même difficulté, ce qui n’interdit pas la constitution des calendriers lunaires et solaires.

Dans le tableau qui suit, j’ai mis en parallèle les données effectives et les « régulations » que j’en tire, dans le degré de liberté accepté du 1/12 : 12/144 et 30/360.

Plus brièvement j’expose ensuite les « régulations » qui peuvent être tirées des cycles d’aspects saturniens puis du cycle d’activité solaire. Je dois souligner qu’en ces calculs, je n’ai recherché nulle confirmation de mes études historiques et mythiques antérieures, mais suivi au plus près les données que fournissent les astronomes contemporains.

1) les cycles plutoniens

2) Les cycles saturniens portent sur les conjonctions de la planète avec Uranus (45/46 ans), avec Neptune (35/37 ans) et avec Pluton (31/37 ans). Les conjonctions maxima (7) font apparaître un premier renversement autour de 1885 :

1810/1843 : 33 ans,

1843/1885 : 42 ans,

1885/1944 : 59 ans,

1944/1979 : 35 ans.

Les phases d’ordre et de désordre présentent de grandes analogies avec les phases du cycle plutonien, sur 126 ans (au 1/4 de 504). Comme les phases d’équivalence parfaite portaient, dans le cycle plutonien, sur quelque 1980 ans, elles portent, ici, sur quelque 500 ans (au 1/4), de 1320/1370 à 1819/1872 et de 1410/1461 à 1909/1974.

3) Les cycles d’activité solaire

Les deux rythmes jouent ici :

a) d’un minimum à l’autre, entre 11 et 12 ans, en moyenne, comme de juin 1953 à septembre 1964 : 11 ans et 4 mois, ou de septembre 1964 à mai 1976 : 11 ans et 9 mois.

b) de la croissance des taches solaires et de leur décroissance sur quelque 12,75 ans :

croissance de janvier 1952 à septembre 1957, sur 5 ans, 9 mois, décroissance de septembre 1957 au minimum de septembre 1964 : 7 ans, croissance d’août 1963 à 1968 : 5 ans et 4 mois, décroissance de janvier 1969 à mai 1976 : 5 ans et 4 mois.

La notation de l’apparition des taches n’étant pas antérieure à la dernière grande guerre, il n’est pas possible, aujourd’hui, de tirer du phénomène la moindre « régulation » calendérique. Mais il devait être souligné, car il suggère l’hypothèse de rythmes étroitement parallèles, dans ce cycle, aux rythmes observés dans les cycles d’aspects planétaires :

maximum/minimum d’une part,

accroissement/décroissance de l’autre.

Or, toute connaissance approfondie d’un cycle entraîne sa régulation.

Le paradoxe – Dans  ces trois cycles du moins il apparait à l’évidence que nous avons toujours en présence deux rythmes parallèles mais distincts :

a) une alternance ordre/désordre ou décroissance/croissance d’activité,

b) une succession de « manifestations » : grandes conjonctions ou maximum de taches.

Bien que l’apogée des phases d’ordre – ou des phases d’activité – corresponde sensiblement avec la manifestation, les deux rythmes ne peuvent être confondus :

1) La succession comporte une régularité plus grande que l’alternance; nous n’y notons pas les « écarts » exceptionnels qui se remarquent dans l’alternance;

une phase de désordre de 305 ans en (1), de -453 à -148, ou même de 323, de -965 à -642, ou de 316 ans, de 1011 à 1327, au lieu de 256/294 ans;

une phase de désordre en (2) de 1592 à 1706 au lieu de 37/51 ans;

des écarts saisonniers dans le cycle a.s., qui peuvent jouer de 4 à 8 ans pour une moyenne de 11,1 ans/2.

2) Ces écarts peuvent conduire à renverser le rapport ordre/désordre ou croissance/décroissance, comme de 7/5 à 5/7; mais ils n’infirment pas le sens de l’alternance : ordre/désordre ou décroissance/croissance;

au contraire, plus régulières, les successions de manifestations s’inversent brusquement, comme autour de 926 en (1) de 170 ans/345 ans à 401/114, ou comme autour de 1885 en (2), de 33/42 à 59/35 ans.

Le même renversement apparaîtra sans doute sur un certain nombre d’années lorsque l’étude des taches solaires aura couvert ce temps.

Il apparait dans l’étude des phases lunaires, où la somme : premier quartier + pleine lune peut être plus grande que la somme : dernier quartier + nouvelle lune, etc.

D’où le paradoxe : les successions de manifestations, qu’on est tenté de croire hasardeuses ou contingentes, offrent une régularité plus grande que les alternances, régies par le principe dialectique : même le renversement de « durées » qui s’y remarque ne détruit pas cette régularité (par exemple 360/144 ou l’inverse).

Mais c’est l’alternance, malgré le « quart exceptionnel », qui révèle les coïncidences significatives, comme de -3000 à -1134 et depuis 837, dans les cycles a.p. saturniens.

Les manifestations entraînent la régularité mais non pas la récurrence (ou « l’éternel retour »); les alternances entraînent cette récurrence, hors de toute régularité.

C’est donc l’imago, le « drapeau », la Forme qui constitue l’Ordre signifiant, dans le perpétuel Nouveau; c’est le principe fondamental de l’alternance qui renouvelle les temps, mais dans le désordre. Aucune de nos approches rationnelles ne nous permet de comprendre – ou seulement d’admettre – un tel paradoxe.

L’ordre et la manifestation – Pour reprendre – une fois encore – un calembour où s’incarne toute notre époque, on admettra que, selon le point de vue choisi, l’Histoire en effet se présente comme un Ordre ou comme une série de Manifestations. La croyance en l’Ordre, toujours, se fonde sur un Principe, quand le choix de la Manifestation ne va pas sans un Drapeau brandi.

Or, il n’est de principe irréfutable que celui qui se déduit des chronologies et de leurs datations, de l’aube au crépuscule, du printemps à l’hiver, de l’enfance à la sénilité, ou de la nouvelle lune à la suivante, d’un minimum d’activité solaire au minimum suivant, etc.

Historiquement, le cycle, parfois, ne déborde pas les 180 ans : celui des temps hellénistiques, de -312 (leur calendrier) à -136 (la fin de Pergame après la fin de la Macédoine et l’éclipse de Séleucos); parfois, il atteint aux 12 siècles : Rome, depuis -750 jusqu’à 480. Mais, à chaque fois, c’est bien toujours le même principe qui régit la naissance, la croissance, l’apogée et la corruption de la Cité ou de l’Empire.

Au contraire, l’archétype semble échapper à l’Ordre, ou du moins au principe : on ne le voit ni s’annoncer lentement ni lentement dépérir. Un jour, il est là, un jour il n’y est plus. Il n’est guère que son « émergence », suivie de sa disparition. Pour autant, on ne peut dire qu’il meure, comme les fruits au début de l’hiver ou un homme au bout de son temps.

Il ne cesse de renaître, au cours des millénaires. Mais il ne renaît pas non plus comme l’aurore, le printemps, le fils de son père. Il renaît différent : Arès en Marès, en Mars, en Eros, non plus le dieu de l’Arche mais le Grand Arkhon; ou Neith en Isis, Perséphone en Marié; le Vieil Arbre en Bacchus, Bacchus en Dionysos dans le Graal et le Graal en Libre Esprit.

De l’Arès à l’Eros, il y a eu corruption et dégénérescence : de l’Arbre à l’Esprit, renaissance. La Vierge mourait en Perséphone; elle revit par le fils en Marie.

Pourquoi?

Parce qu’un drapeau a survécu à l’autre; une nouvelle manifestation ridiculise l’ancienne émeute.

Parce que l’Ordre est hors de toute quantité : seulement positionnel; la Manifestation est hors de la qualité, seulement quantitative (progressive/dégressive selon son degré propre de croissance ou de décroissance). Elle est plus ou moins une quantité quelconque quand Il recense uniquement les moments de ce jour, de cette année, de cette ère.

Or, nous le savons maintenant : il n’est pas de quantité qui ne comporte un degré de liberté, une variable, une approximation. Il s’ensuit qu’il n’est pas de degré de liberté dans l’Ordre des moments (ou dans les datations incluses dans un cycle) : l’aurore suit toujours l’aube, le 3ème âge le 2ème, le Moyen Age le Royaume et l’hiver la Toussaint. Mais qu’il doit exister une approximation, ou une variable, peut-être mesurable en fonction, dans le jeu des émergences, la succession des types, des images, des drapeaux.

Le seul problème, ainsi, qu’il nous reste à résoudre, c’est celui-là : le degré de liberté des structures elles-mêmes, dans leurs apparitions et leurs disparitions : leurs degrés d’émergence. Pourquoi l’aurore fut-elle si éclatante hier? Si terne et grise ce matin?

L’interstice – La réponse est trop évidente : l’aurore de septembre n’a plus la splendeur de l’aurore d’août. Le crépuscule d’hiver est lugubre, le crépuscule d’été apaisant. Mon sommeil sera plus profond – et mon rêve, peut-être, plus significatif, à la limite de la prémonition – si je m’endors avant la phase de moindre température.

L’éveil de l’Oint ne fut pas le réveil du Justicier; l’avènement de l’Esprit est autre, bien qu’ils se situent tous trois au Grand Midi ou au solstice d’été de l’ère précessionnelle, car ils ne se situent pas dans la même « saison » de « l’année » des 26 000 ans.

Pourtant, ce crépuscule est 1, comme ce rêve ou ce dieu-là. L’Esprit ne sera pas moins l’Etre que ne le furent l’Icthus ou Iahvé.

Quelle différence quantitative peut-il exister de cette unité-ci à cette unité-là, de cet ouragan à cette brise, de ce clair message à ce cauchemar hideux? L’Unité est toujours 1.

Pourtant, le quart de la branche n’est pas le demi de la branche, ni son trentième : de ce demi je fais la hampe d’une lance, de ce quart un bâton, de ce trentième un cure-dent. Le cure-dent est 1 comme la canne et la hampe; mais je ne puis dire que leur quantité fait nomination.

Puis, tirés de la même branche, deux quarts n’auront pas la même quantité de matière : celui-ci sera épais, noueux, celui-là lisse et homogène. Je n’en ferai pas deux armes identiques, mais de l’un une sagaie, de l’autre une massue.

Littéralement, le nom les mesure, les compare, comme la loi n’est plus la justice, le savoir n’est plus la sagesse, l’aumône-charité pas encore ce que sera l’amour-caritas. Toute unité n’est qu’une partie d’une unité plus vaste et plus complexe, de laquelle elle tient l’intensité de sa couleur, son degré de cohérence, de transparence, de pureté.

La quantité archétypale, qui ne doit rien aux datations, doit tout à la position que l’archétype occupe dans le cycle supérieur ou contenant du sien : la couleur de ce mois à sa position dans l’année, le printemps de cette année à la position de l’année dans le cycle d’activité solaire qui la contient, la quantité de cet AMOR au cycle SMOR où il survient.

Si, comme le veulent tout à la fois le scientiste et le mythomane, le Principe l’emportait toujours sur le Drapeau ou l’Ordre des chronologies sur la contingence des Manifestations, le phénomène universel ne pourrait jamais s’expliquer ni même clairement se concevoir.

Sans l’écart excessif du degré de liberté qui donne tout à coup 6 jours – ou 9 – au quartier de la lunaison, 9 ans – ou 16 – au cycle a.s., 3/4 d’heure ou 1 heure 1/4 à l’heure, 18 siècles ou 25, peut-être, à cette ère précessionnelle, ne serait-il pas vrai que les Signes reviennent, identiques, d’un cycle à l’autre, ou que la « période » du carbone 14 est immuable ou que les mêmes causes déterminent les mêmes effets? Rien n’évoluerait plus : l’univers tout entier ne serait que le Principe, l’Ordre à jamais statique où nulle vie ne sourdrait.

Ce que je dis c’est que ce degré de liberté exceptionnel, tragique, qui semble détruire l’Ordre ne l’infirme même pas. Le triomphe d’exception de l’Image sur la Loi (de la manifestation sur la chronologie) n’est encore qu’une conséquence précise, et mesurable, de l’universelle harmonie : plus exactement, de la dépendance inviolable du contenu au contenant, du devenu au devenir, même alors que le triomphe de l’apparence sur la matière ou de la partie sur le tout, semble l’avoir contredite.

Puisque, cependant, le degré de liberté inconcevable n’appartient pas au nombre, il faut que sa « quantité » soit d’une autre nature : non plus un accroissement ou une réduction, mais une association ou une dissociation, une approche ou un éloignement. Pour tout dire en un mot : une distance.

Il s’agit d’une distance très petite (un degré de liberté n’est jamais très grand). Une distance très petite et non dénombrable, bien que quantitative, porte également un nom. Cela se nomme un interstice ou un espace.

Tel est le nom du degré de liberté archétypal sur lequel se fondent tous les renouveaux, sinon même cette victoire « anormale » du drapeau, ce triomphe provisoire et fragile de l’image, cette manifestation glorieuse de l’archétype, qu’on a, au cours des âges, nommé le merveilleux, le prodige, le miracle. Non destructeur de l’Ordre mais son révélateur; son rénovateur aussi bien.

 

Le miracle – S’il inverse, d’abord, l’ordre principiel des choses, il lui faut contredire, apparemment du moins, le Principe même, que nous avons nommé de dépendance, c’est-à-dire suggérer deux sens où nous savons qu’il n’en est qu’un : du devenir au devenu, du contenant au contenu. C’est-à-dire, encore, renverser le sens global de la machine universelle.

Il faut qu’un passage existe du zéro à l’infini, de la plus petite non-parcelle (ou du plus vaste interstice) à la forme la plus étendue, la plus dépourvue de matière (ou à la plus infime quantité de matière). Le zéro n’est plus que le minimum de matière dans l’espace infini; l’infini n’est plus que le maximum de formulation dans un temps réduit à zéro.

Un 4ème cercle se profile, au-delà des degrés, des lieux et des niveaux, qui les engloberait tous sans être partagé, une Figure sans degré, sans lieu et sans niveau, qui reconduirait seulement, dans la seconde et l’année, dans l’ère et le kalpa, de l’interstice à l’absolu ou de l’espace vide au temps nul.

Comme d’un fermion aboli à l’hypothèse d’un boson. Ou comme d’un « trou noir » au « quasar ».

Non seulement un tel cercle inverserait le sens global de l’univers, non seulement il en éviterait tous les seuils, mais il ne passerait point par le signe unitaire, puisqu’il serait, ne pourrait être, en soi, que le Réel : N = 2n – 1.

Innombrable, innommable, proprement insensé, il me faut le nombrer, lui donner tous ses noms, le reconduire au sens. Une fois encore, jouer avec le Joueur suprême sous l’apparence duquel, en ce 20ème siècle, l’ETRE EN SOI se fait NOUVEAU.

La dernière main – Les problèmes que se pose un esprit rationnel, de plus en plus compliqués, n’appellent pas des solutions simples – nous en avons esquissé quelques-unes – et aucune d’elles n’est proprement définitive : elle soulève autant de contradictions qu’elle en résout.

Le problème irrationnel, qu’on appellera l’énigme, ne comporte jamais qu’une solution évidente : la grille du cryptogramme ou la clé du rébus : elle éclaire le mystère définitivement.

Ainsi en est-il de la série des moyennes, de la loi de dépendance, du transfert aux 4/5, des 12 signes eux-mêmes quand l’énigme fut celle des multiples unités, de la dérobade du sens, de la succession des cycles et de leurs nominations.

L’énigme qui se présente pour finir est la plus hermétique de toutes : elle concerne la dualité des sens dans le cens unique, l’inconcevable révolte du drapeau contre l’ordre, de l’image contre le principe, ou la coexistence/non existence du même dans la diversité.

Aussi faut-il que le jeu qui permet de s’y conduire soit de tous le plus simple : ou le flush royal ou les 13 atouts dans la dernière main.

Je ne compliquerai pas à loisir l’évidence.

Soit les 12 archétypes : a, b, c, d, e, f, g, h, i, j, k, l.

Dire que ce cycle en contient 144, c’est dire que chaque intervalle de la série précédente contient aussi les 12.

En cet ordre absolu, rien ne change jamais et rien ne peut changer : chaque jour est comme la veille, chaque mois lunaire comme le précédent.

Mais nous voyons qu’il n’en est rien.

Il faut donc qu’entre b et c, l’ordre des signes ne soit pas le même qu’entre a et b. Ou que, de b à c, l’ordre s’inverse qui régissait l’intervalle a/b.

Mais il n’est qu’un seul sens, du devenir au devenu.

Comment concilier les deux évidences?

Par l’un des deux jeux suivants :

a) en réduisant les 12 à 11 :

nous aurons :

a    1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11

b   12, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10

c   11, 12, 1, 2, 3, etc.

et l’ordre des signes sera devenu précessionnel :

1 en a, 12 en b, 11 en c, 10 en d, 9 en e, etc.

b) en incluant 13 signes et non 12 dans l’intervalle :

a   1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 1

b   2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 1, 2

c   3, etc.

L’ordre sera toujours direct, mais tel qu’une structure différente colorera chaque phase de la série :

1 en a, 2 en b, 3 en c, etc.

Or, nous n’avons cessé de le vérifier au cours de nos calculs : si je traite des cycles réels : le mois lunaire, l’année terrestre, le cycle d’activité solaire, les cycles d’aspects planétaires, je ne puis jamais dire que tel cycle en contient 12 autres.

L’année terrestre comporte 13 mois lunaires; le cycle a.s. contient 11 années terrestres; et les cycles d’aspects planétaires – ou ceux, du moins, que nous connaissons – jouent de même de ce degré de liberté « élémentaire » au 1/q du cycle : 1/12 si le quantum est 12.

Les applications

Elles se déduisent des deux principes :

a) un cycle se définit comme les 12/7 (pour le nombre e-1) de son unité quantique : 7/7, c’est-à-dire comme la somme de l’Unité quantique Uq et de sa durée entropique : 7/7 + 5/7 = 12/7;

b) il se localise chronologiquement dans l’Unité quantique du cycle 12 fois supérieur, c’est-à-dire depuis les 12/1 de l’Uq du cycle étudié.

La lecture nominative se prend de 0/12 à 8/10 :

de -255 à -111 : 144 ans    de -3060 à -1332 : 1 728 ans;

dans les 11/12 du cycle, de 0/12 à 11/12 :

de – 255 à -90 : 165 ans    de -3060 à -1080 : 1 980 ans;

pour une nomination vécue (à 3 ans ou 36 ans près) depuis 9/20 :

de -174 à -30   de -2088 à -360

dans les 11/12 vécus du cycle (en durée cohérente);

de -174 à -9   de -2088 à -108.

Dans le premier cas, le temps hors-nomination se prend :

de -111 à -90 : 21 ans   de -1332 à -1082 : 252 ans,

dans le second cas :

de -30 à -9 : 21 ans   de -360 à -108 : 252 ans.

La base du cycle de 180 ans est un cycle a.p. saturnien/jupitérien de quelque 42 ans. La base de l’ère de 2 160 ans (aux 11/12 : 1 980, aux 4/5 : 1 728) est le cycle a.p. plutonien, dont l’unité saisonnière est de 504 ans.

Cette unité : 7/7 comporte une durée entropique (e-2) de 360 ans (pour 5/7) et un reste : 1 – (e-2) de 144 ans, écarts des grandes conjonctions. Elle permet une « moyenne » ou « période » de 504/2 = 252 ans.

Si la période autorise une lecture nominative du cycle, dont l’Unité quantique : 1 260 ans égale 5 X 252, le rythme 360/144 (ou à l’inverse) délimite sa nomination vécue, comme le vérifie l’étude historique de l’ère du Poisson.

Les lectures nominales du Poisson (par périodes de 252 ans) de -1008 à +1008 ont été (à 3 ans près) : -1008, -756, -504, -252, à, 252, 756, 1008 pour David, Rome, le Nouveau Temple, la naissance du Christ, l’ère des Martyrs, les Justinien, Charlemagne, la fin du Temps.

Sa nomination vécue, par tranches de 360 ans – 144 – 360 – 360 – 144 – 360 : 72, 432, 576, 936, 1296, 1440, 1800. La tranche actuelle (l’époque sans dieu) doit durer de 1800 à 2052.

Les 252 ans peuvent être pris pour la plus grande lecture des 216 ans (+36) et les 144 ans pour la plus petite lecture des 180 ans (-36), à 36 ans près :

216-180 = 36[1]


[1] Les 12/5 ne sont pas autres que la lecture aux 4/5 de 3. Le calcul porte donc sur 3 unités. Sur 3 x 1 260 ans, ici = 3 780 ans.

Aux 4/5 de 3 = 3 024 ans, comme de -1008 à 2016 (864 + 2 160 ans) ou de -1008 à 2052 (900 + 2 160 à 36 ans près).

L’inacceptable – L’étonnement ne naît pas du cycle lui-même mais de l’inattendue constance de son degré de liberté, non différent du 1/60 de l’année solaires ou des 24 minutes dans le jour établis d’autre part. Par cette constance, tout cycle se définit comme un cercle et le degré de liberté lui-même comme une autre unité quantique (la minute dans l’heure).

Différemment, ce ne sera que la saison ou le quart du cycle contenu (nominal) : le degré de liberté de 3 ans, au 1/4 de 12 et au 1/60 de 180; ou de 36 ans, au 1/4 de 144 et au 1/60 de 2 160; ou de 432 ans, au quart de 1 728 et au 1/60 de 25 920, etc.

Si bien qu’à ce 1/60 près, la machine en question s’ordonnera toujours dans la figure :

et se formulera toujours par la double inversion :

Tel est le secret du 4ème cycle ou du 4ème démon de Platon; telle est sa figure : l’horloge, porteuse des 12, des 144, des 1 728 nominations, simplificatrice et néguentropique – elle seule – dans ou plutôt autour de l’infini jeu complexe des entropies.

La véritable base de l’ambition rationnelle et la moins rationnelle de toutes les formulations.

En effet, avant de l’accepter, il me faut jouer de l’inacceptable :

a) que la numération non quantitative (la datation ou la constance) localise le cycle  comme contenant. C’est-à-dire que le principe du retour éternel n’est qu’une chronologie, alors que la coutume est d’axer au contraire tous les calendriers dans le sens progressif du passé vers l’avenir;

b) que la succession des états (archétypaux) quantifie les mouvements du cycle comme contenu dans un cycle supérieur et que la contingence même du degré de liberté y apparait contingentée. C’est-à-dire que le « drapeau » est le moteur du changement – dans le cycle – en dépit (ou à cause de) l’erreur ou le mythe (vrai/non vrai) que tout drapeau suscite.

Ce qu’un esprit sérieux ne peut pas tolérer.

Ce que j’ai moi-même contredit, tout au long de cet ouvrage, par la formulation de la série des moyennes, des degrés, des niveaux et des lieux, de l’égalité : étendue + durée = Espace + Temps, du principe de dépendance, etc.

Mais la lecture des degrés reconduit au degré de liberté (q-1)/q dans l’étendue, N – n dans la durée ou à l’inéquation d’une fraction quelconque (12/7, 12/5) et de la constante la plus proche (e-1, 2e-3).

La lecture d’un lieu déterminé inverse la nomination des autres lieux, au point même de contredire au principe d’orientation, selon lequel, par exemple, une certaine succession se maintient d’un lieu à l’autre.

La lecture des niveaux, fondée sur le principe de dépendance (si l’étendue est le double de la durée, le rapport Temps/Espace tend à l’infini révèle toujours un cas d’exception où ce principe ne se vérifie plus :

pour b = n = e-1

étendue + durée = Temps

étendue – durée (ou l’inverse) = Espace.

Le degré de liberté, l’inversion ou l’exception infirment de fait toute cohérence systématique, par une localisation plus précise d’un état de spécialisation (N) dans sa lecture n, dont la particularité même suscite une autre dynamique, c’est-à-dire, aussi bien, une autre cohérence dans une autre totalité.

Mais, si le degré de liberté, l’exception ou l’inversion se présentent eux-mêmes comme des constantes, localisantes et donc formelles, je ne pourrai plus parler de « positions » et de « mouvements », de l’apparence et de la matière, etc., je devrai parler de deux formulations, contenante et contenue.

Dans un cas, la forme contient l’être, identifiable au degré de liberté : elle est donc hors de l’être et dépourvue d’existence : systématique ou mythique par exemple, et le degré de liberté suffit pour l’infirmer. Tels sont les Principes et l’ordre qu’ils instituent.

Dans l’autre cas, la forme ne contient pas l’être. C’est une forme vide, comme le sont les Drapeaux manifestés.

Ce que révèlent ces deux lectures simultanées, c’est que le Drapeau et la manifestation qu’il entraîne ne peuvent atteindre au Principe et à l’ordre qu’il instaure sans se faire le Principe et l’ordre : en eux-mêmes, dans leur nature, ils n’y atteindront jamais.

L’étonnant est sans doute que, mathématiquement, l’ultime écart se dénombre. Par exemple, dans le Temps, une telle forme vide sera la série des moyennes au-delà de 6 : 11, 21, 41, 81, 161; une telle forme mythique sera le doublement systématique de 12 : 12/2, 12, 24, 48, 96, 192. La forme vide 11 ne contient la forme mythique 12 qu’aux 11/12, la forme vide 21 ne contient la forme mythique 24 qu’aux 7/8. Mais, à l’infini, la forme vide x ne contient la forme mythique y qu’aux 5/6, ce qui nous renvoie à la constante définie θ²/π.

Si une constante définie (h) ne ramène qu’au degré de liberté (l’indétermination de Heisenberg), l’acceptation du degré de liberté renvoie nécessairement à une autre constante. En me fondant sur une telle constante (archétypale) et sur la forme la plus vide qui soit (le cercle-horloge), je suis donc assuré d’atteindre, sinon à l’Etre, à la lecture de sa contradiction première ou à l’approche la plus grande de son inconcevable unité.

La forme vide – Au point où nous sommes parvenus, ce n’est plus seulement le jeu ou la règle du jeu (la contingence contingentée) qui apparaissent comme le seul moteur utilisable de la Machine. Mais c’est la forme vide qui naît du Temps, que figure parfaitement le Cercle, que nombre exactement le nombre constant (calendérique), que localise dans le cycle contenant la datation et que formulent d’une part l’égalité : N = 2n-1, d’autre part la double inversion :

n/(n-1) = N = 2n-1

et (n-1)/n = 1/(2n-1).

Appliquons une telle forme vide aux cycles d’aspects planétaires de 180 ans et de 2 160 ans (à 1/q) près).

Le cycle de 180 ans (à 3 ans près)

n = 180, 1 = 105/108, n-1 = 75/72, N = 2n-1 = 360 – 105/108 : 255/252.

A – dans le Temps :

Si n nombre le cycle vide, l’Unité nombre le temps écoulé depuis 0 et n-1 le temps qui demeure éventuel dans le cycle.

B – dans l’étendue :

1 ne nombre plus l’unité quantique (Uq) mais l’Unité cyclique (Ucy) jusqu’à son expansion maxima (inaccessible).

C – dans la durée (q/(q-5)) :

Exactement, si j’effectue ce dernier calcul sur la valeur réelle de √tau-1 = 1,0777, je trouve :

pour 1 : 969, pour n : 969 + 75 = 1 044 et pour N : 1 044 + 75 = 119.

2 n-1 = 2 088 – 969 = 1 119.

La « durée » effective m’est donnée triplement :

par 1 : 969 – 105 = 864,

par n : 1 044 – 180 = 864,

par N : 1 119 – 255 = 864.

Différemment, la succession abstraite ou « vide » du temps, de l’étendue et de la durée calculable (depuis 12/11) me donne :

de 0/5 à 5/5 : 105 ans,

de 7/12 à 12/12 : 75 ans,

de 12/11 à 12/7 : 720 ans (comme de 825 à 105 ou de 900 à 180).

La sommation est ici : 105 + 75 + 720 = 900 ans.

864 = 72 X 12,

900 = 75 X 12,

864/900 représente la valeur n-1 pour un cycle 12 fois plus grand que le cycle de 180 ans (2 160 ans).

Le cycle de 2 160 ans (à 36 ans près)

A – dans le Temps :

Le nombre constant N vaut 3 024/ 060,

1 croît de 0 à 1260/1296 en 1260/1296 ans,

n croît de 1 512 à 2160,

n-1 décroît de 1512 à 864/900.

B – dans l’étendue :

Le nombre constant n vaut 2160,

1 (Ucy) croît de 1260 à 2160,

n-1 décroît de 900 à 0,

N décroît de 3060 à 2160.

C – dans la durée :

La durée effective : 10 368 (= 864 X 12) de √tau-1 à 12/7 reconduit à la valeur n-1 : 10 368/10 800 du cycle supérieur de 25 920 ans.

Mais simultanément et dans des Temps différents,

a) les 72/75 ans de la petite durée des 180 ans (nomination : 144) se présentent comme la grande durée du cycle de 15 ans (nomination : 12) :

b) les 864/900 de la petite durée des 2 160 ans (nomination : 1 728) se présentent comme la grande durée du cycle de 180 ans (nomination : 144) :

c) les 10 368/10 800 de la petite durée des  25 920 ans (nomination : 20 736) se présentent comme la grande durée du cycle de 2 160 ans (nomination : 1 728).

La dialectique future  – Avec toute la précaution qu’exige le maniement des nominations  temporelles, il se pourrait avancer que, dans les siècles prochains, le principe de la machinerie ésotérique se fondera sur la dialectique du contenant et du contenu (distinguée de la dialectique sujet/OBJET et de la dialectique même/AUTRE).

A) En effet, dans la mesure où le cycle se reproduit, il contient un nombre constant d’états, comme depuis le Verseau (janvier/février) jusqu’au Capricorne (décembre/janvier) dans le sens astrologique :

En ce sens, le Lion se situe immuablement en juillet/août ou du 7/12 au 8/12 de l’Unité cyclique, Ucy. Au plus haut de l’été, selon le Coran, au Grand Midi selon Michelet et Nietzche.

Soit, dans l’ère de 2 160 ans, à la jointure de la formulation de l’Unité quantique (Uq) et de la petite durée (900/864 ans) à 36 ans près :

B) Mais, dans la mesure où le cycle se distingue de tous les autres, il est contenu dans le cycle 11 fois supérieur. Ici, la succession des cycles s’opère aux 11/12 du grand cycle (1 980 ans sur 2 160 ans, 165 ans sur 180, 13,75 sur 15). C’est-à-dire que le grand cycle procède toujours du petit, dans le sens précessionnel, ce petit cycle n’étant plus que l’un des états de l’alternance interne au grand cycle.

Dans le tableau suivant, j’esquisse le jeu complexe des petites phases de 180 ans  et de leurs grandes durées dans le carde des grandes durées des ères de 2 160 ans, considérées comme de tels du dieu des 25 920 ans (d’une glaciation à l’autre).

Les grandes durées précessionnelles se prennent hors des 3 024 ans : 1296 +  1728. Dans le sens précessionnel :

Nous savons cependant que, si au siècle prochain, une telle forme vide pouvait satisfaire même « l’esprit sérieux », elle ne comblerait plus l’esprit épris de Dieu, car, si Dieu n’était que cela, sans être son contraire, il ne serait pas Tout (et, s’il n’était que Tout, il ne serait pas Rien).

Une quadrilogie, seulement ludique d’abord, verra sans doute le jour, qui jouera des deux formes et des deux mouvements, dans l’éternel Verseau. Mais nous ne jouons jamais qu’au jeu qui nous importe, en ce seul cycle-ci, dans le seul moment du Temps.

Nantes. Du mois de septembre 1980 au mois d’avril 1982.

Jean-Charles Pichon

Illustration Pierre-Jean Debenat

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LA KABBALE DENOUEE

Lorsque ce texte est publié en 1984 par les Editions COHERENCE, l’auteur suppose que le lecteur a pris connaissance de l’ouvrage antérieur « Les Précis ridicules »; il mentionne fréquemment des notions qu’il y a développées, et qu’il considère comme acquises.

 

LA KABBALE DENOUEE


LA KABBALE DENOUEE PAR HEIDEGGER

C’est bien souvent qu’au cours d’un séminaire ou d’une rencontre, l’un de mes auditeurs m’a demandé de lui expliquer la Kabbale. Il ne pouvait comprendre que, m’étant attaqué aux Machines les plus hermétiques ou les moins connues, de l’Odyssée à Jarry, je pusse négliger le splendide appareil de l’ésotérisme juif.

Mais, très précisément, le caractère hermétique de certaines Machines et le caractère secret – voire inconnu – des autres encourageaient l’audace. Il n’en est pas ainsi de la Kabbale, dont tout le monde sait, ou croit savoir, quelque chose, et que cent exégètes, naïfs ou maladroits, ont explicotée à leur gré. Encombré de tels délires et de tant d’interprétations diverses, je redoutais sans doute l’échec. Ce m’était assez de connaître la succession, tout historique, des kabbales, par les seuls commentaires de prix (depuis le grand ouvrage de Guershom Sholem, en 1950, jusqu’au petit ouvrage de Guy Casaril, onze ans plus tard) et c’était ce dernier livre que je conseillais aux impatients (*).

Soyons plus simple! Le goût me manquait pour ce travail, le goût que d’aucuns nomment  « inspiration » et que motive toujours une rencontre opportune. Ce fut celle de l’Introduction à la métaphysique, de Heidegger, retrouvée, par hasard pur, au milieu de vingt ouvrages techniques dans la petite bibliothèque d’un technicien, en Belgique, chez Hoyoux, où j’animais un séminaire sur le Verseau.

Quel rapport peut-il exister, de la Machine de Heidegger aux perles rares de la Kabbale, dont le philosophe ne dit pas un mot? Il pourrait m’être personnel et tenir à mes études – les plus récentes – sur les problèmes de l’Informatique, dans le sens proposé par Herbert A. Simon. Le fait est que l’essai du philosophe allemand m’a dénoué la Kabbale et que mon petit ouvrage doit tout à ces trois livres :

L’Introduction à la métaphysique par Heidegger (10/18),

(*) Rabbi Siméon bar Yochaï et la Cabale (Maîtres spirituels, Le Seuil),

La science des systèmes : introduction critique à l’analyse des systèmes, 1969, (traduction J. L. Le Moigne, 1974, Paris, Epi Ed.).

Quant au reste, la rencontre, elle n’est sûrement le fait ni de ces auteurs, ni de moi-même.

 

LA KABBALE DENOUEE

L’enfance a ses problèmes : sensuels, de subsistance et d’affectivité; l’adolescence a les siens : plus abstraits mais déjà sexuels, de subsistance encore, mais surtout de cohérence, liés à la pensée. Dans le temps de l’adulte, les problèmes sont tout autres : essentiellement abstraits et de cohérence encore (non distingués de la subsistance, du maintien de la « personnalité »), mais aussi de conflit et liés à la crainte déjà, de la vieillesse et de la mort. Dans la vieillesse, cette crainte se fera préparation, tolérance, sagesse – ou refus et désespoir.

La moindre étude des cycles montre qu’il en est de même en toutes les phases d’un cycle. Les problèmes que pose la lune dans le cycle mensuel ne sont pas ceux que posent les saisons dans le cycle annuel. Les problèmes qui se posèrent à la Rome républicaine ne furent pas ceux qui se posèrent aux Rome successives : royale, républicaine, impériale, en douze siècles d’existence. Les problèmes de la petite civelle (et, d’abord, rejoindre une rivière) ne sont pas ceux de l’anguille adulte : vivre en rivière, puis la quitter avant la fraie, etc.

Il s’ensuit que tout problème qui se pose à l’esprit comporte deux solutions : l’une qu’on peut nommer la solution-in et qui résout le problème propre à ce cycle-là (sans le résoudre nécessairement en d’autres phases), l’autre qu’on nommera la solution-ex et qui prétend résoudre le problème pour l’ensemble de la succession des cycles.

Si je traite de la sensibilité de l’enfant, une permissivité excessive pourra sembler une solution-in très acceptable; mais une telle solution pourra ne point préparer au passage de l’adolescence et détruire l’adulte.

Au contraire, la volonté prématurée de faire de cet enfant-là un « homme » dans la conscience des âges qui suivront, pourra se présenter comme une solution-ex; mais l’expérience prouve qu’elle peut détruire l’enfant.

Il n’est pas possible, dans un cycle lunaire, de ne pas tenir compte du cycle des saisons, si l’on se veut du moins un bon agriculteur. Mais le dédain absolu du cycle mensuel ne permet peut-être pas de faire produire à la terre son meilleur rendement, comme les Anciens le savaient mieux que nos contemporains.

Les problèmes propres à la République exigeaient certainement la solution de Brutus. Mais cette solution (in) servit-elle ou non les destins de Rome?

C’est-à-dire que toute solution (in ou ex) n’est pas nécessairement la bonne – ou la mauvaise. Une autre notion intervient ici : la conciliation. Certaines solutions (in ou ex) permettent la liaison et concilient de fait des problèmes in et ex; d’autres solutions demeurent opposées, contradictoires, comme de rigueur et de clémence dans l’éducation de l’enfant, de superstition (la lune rousse) et de trop grande rationalité, de justice et d’ordre, etc.

Cette autre dialectique : liaison/opposition témoigne d’une autre réalité : la permanence de l’objet à travers les cycles successifs (l’individu, la lune, Rome, à travers l’enfance et les autres âges, ou d’un mois à l’autre dans l’année, ou de la Royauté à l’Empire), et les métamorphoses de l’objet d’un cycle à l’autre. Si celle-là exige la solution-ex, seules les solutions-in tiennent compte de celles-ci. Elles seront donc, les unes et les autres, bonnes (conciliables) ou mauvaises (inconciliables) selon qu’elles traitent de la permanence ou des avatars de l’objet.

Le risque d’erreur est double :

soit nier le Contenant (ex) et tenter d’extrapoler le problème d’un cycle donné à l’ensemble des phases dont il n’est qu’une partie. Ce sera, par exemple, l’infantilisme de ceux qui continuent de considérer, comme actuels, en l’âge adulte, les problèmes affectifs (ou physique, anal, oral) de la prime enfance; ou le fanatisme d’une Eglise pour laquelle le dieu de l’Intemporel, Dieu, ne peut être que son dieu propre;

soit tenter de résoudre le problème-in d’un cycle donné par des considérants ou des données d’un cycle tout autre, comme lorsqu’on veut prêter à l’enfant les besoins sexuels de l’adulte (toute la psychanalyse freudienne s’y corrompt). Ou comme lorsqu’on traite la terre d’automne comme au printemps, une république comme un empire.

Des notions demeurent actuelles de ce cycle-ci à celui-là : les plus individuelles généralement, la santé, la vocation, le complexe héréditaire, ou la « nature » de Rome. D’autres notions doivent être renversées ou inversées : les moins individuelles généralement, liées à l’âge, aux phases du temps, comme d’un besoin sensuel à un besoin affectif ou comme du culte de la similitude (et de la fraternité) à celui de la cohérence (et du savoir).

Distinguer celles-ci de celles-là, les ex des in, et les conciliables des inconciliables, c’est tout l’art du « dénouement », en quoi réside l’ésotérisme universel.

 

LE DENOUEMENT

Douze siècles recouvrent la Kabbale proprement dite, du 6ème au 18ème siècle, si l’on entend par ce vocable l’étude ésotérique sui se fonde sur les 22 lettres hébraïques et les 10 premiers nombres ou Sephiroth. Mais cette conservation des modules de base ne constitue que cette Machine-là. Elle n’entraîne pas la préservation d’une seule notion cohérente ou, plutôt, elle n’entraîne que la préservation d’une seule notion : celle de dénouement, dans le double sens du mot : l’action de défaire un nœud (le détachement) et la formulation d’un évènement final ou terme : le Royaume, le Retour de Iahvé, l’avènement d’un Messie qui conclura la pièce.

On notera tout de suite qu’en ces douze siècles, le peuple juif n’a cessé de vivre l’alternance de périodes fastes, de conciliation (d’éclat, d’intelligence, de création) et de périodes néfastes, de non-conciliation entre le détachement et le terme, que l’Histoire recueille sous le nom de « périodes de trahison ».

Dans les périodes de conciliation, les deux acceptions de « dénouement » ne se distinguent pas l’une de l’autre : c’est par l’acte de défaire le nœud que le messianisme s’assure ou que l’intelligence de ce messianisme donne la bonne méthode pour défaire le nœud.

Au contraire, dans les périodes néfastes, l’une des acceptions de « dénouement » s’oppose à l’autre : le détachement n’est plus alors qu’une notion morale, qui signifie : abandon, mise à l’écart, dénuement, sainteté, et, finalement, « rupture »; en tant que « rupture », précisément, le terme n’est plus que la partie d’une phase ou d’une opération, dont jouera le cabaliste, dans l’ivresse du jeu.

Quand le dénouement intellectuel (le détachement) se dévoie ainsi en « partage », « séparation », « rupture », que le séparé soit le Peuple, par la diaspora, ou une partie du Peuple comme en Espagne (la sepharad) ou Dieu même, comme l’En sof, le dénouement spirituel ou messianique (le terme) se dévoie en la croyance en l’éternel Retour de ce terme-là, Sagesse, Justice, IAV, comme d’une structure éternelle.

Mais « défaire un nœud » n’est pas « perdre le fil » : le dénouement n’est pas rupture. Et le terme – dénouement ne peut être le Retour, car la distinction même des joyaux du collier, ou des fleurs du bouquet interdit que le nouveau collier ou le nouveau bouquet, au terme, soit le même qu’avant le dénouement.

Le double dénouement s’oppose tout à la fois à la perte et au retour.

C’est cela qu’ont su les véritables kabbalistes, dans les périodes fastes : du Yetsira, du Zohar, de Safed, de la libération juive. C’est cela qu’ont oublié ou nié les autres, dans les périodes de conversion, de persécution, de rationalisme, que je nomme les périodes intermédiaires. Si bien que l’étude de la Kabbale, ou plutôt des kabbales, réside toute en l’étude des perles de collier, des fleurs de ce bouquet, des pétales de la fleur. Mais cette Histoire même est contenue dans une autre, comme le cycle mensuel dans l’annuel ou comme l’enfance dans la vie de cet individu-là.

Les 50 chapitres de la Genèse (les 5 dizaines) contiennent la Tradition; les 5 livres du Pentateuque la loi. Les 5 grands prophètes d’Israël et de Juda : Elie, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel et Daniel, racontent les combats du Peuple pour la préservation de sa foi au temps des destructions d’Israël, puis de Juda. Cinq joyaux de la Kabbale, dont le cinquième est à venir, disent ou diront la survie de son espérance depuis l’avènement de l’Amour.

L’ensemble relie 5 ères précessionnelles, sur quelques 7000 ans d’Histoire :

I – du Formateur au Créateur : la Genèse

II – du Créateur au dieu de Justice : le Pentateuque

III – du dieu de Justice au dieu d’Amour : les Prophètes

IV – du dieu d’Amour au dieu-Esprit : la Kabbale.

En ce temps-là, mythique, tout le reste est accessoire : les déluges, l’histoire des Sémites en Egypte, celle des rois hébreux (les Chroniques), les prophètes mineurs, les cabalistes de la rupture et du retour.

Ce décompte n’est pas l’objet de mon livre : le recensement des connexions-in, propres à la Kabbale. Pour l’éclairer, il faudrait bien d’autres histoires, des périodes anecdotiques précisément, controversées, intermédiaires, que furent les deux généalogies de Seth et de Caïn, le temps des Hyksos, les hérésies des Reines, la formulation du Talmud, et d’où surgirent le premier chapitre de la Genèse, l’Exode, Elie, le Yetsira.

Mais il est nécessaire de le garder en mémoire, pour saisir les connexions-ex de la Kabbale avec le cycle qui la contient : l’approche, la présence et l’absence du dieu de Justice, sur 6480 ans, ou dans cette « saison-ci » (l’Eté) de la présente Grande Année… Un peu comme le Saint-Empire, le califat turc, la Révolution française et les délires de notre époque ne se comprennent, ne se saisissent que dans le double sens d’un autre dénouement.

 

LE YETSIRA

A l’origine de toute science est la formulation du « système de symbole » dont elle use. L’ésotérisme des Tribus, prédominant depuis Joseph jusqu’à Ezéchiel, ne peut exister avant l’invention des 12 Tribus, ni la physique nucléaire avant la constante de Planck. Quelle que soit la date de son écriture, le Sepher Yetsira, ainsi, est à l’origine de toute kabbale, car il n’est rien que l’exposé du système de symbole que la Kabbale parle et commente.

Il s’agit d’un petit précis de quelques pages (six courts chapitres) qu’on date communément de l’achèvement du premier Talmud et du temps où va débuter la retranscription de la Bible massorète. Un temps fertile en évènements : les dates 500/560 circonscrivent la fin des Celtes, la mort d’Arthur, la première tradition du Graal, l’avènement et la fin des Justinien; les dates 570/622 concrétisent la mort du Roi (le Roi fait néant), l’avènement de la Chrétienté avec Grégoire le Grand, la naissance de Mahomet, la révélation du Coran et l’Hégire même.

Avant ces dates, le Royaume d’Amour est attendu. La fin n’en sera pleurée qu’alentour de l’an 1000.

Cependant, l’auteur du Yetsira est inconnu. En dépit de nombreuses allusions au livre, pendant la période Gaonim, en Mésopotamie, il ne sera commenté et ne commencera d’être répandu qu’au 10ème siècle.

En effet, les 7ème, 8ème et 9ème siècles auront été tout absorbés par les conquêtes de l’Islam, puis, à partir du schisme (756) par le triple triomphe de l’Amour chrétien (les Carolingiens), islamique (la doctrine du Cœur des Abassides) et juif (les Caraïtes d’Anan ben Joseph). Ailleurs, par le triomphe  du Grand Véhicule du Bouddha de Charité, des prêtres Jean en Afrique et des dieux d’eau, chimus, mayas en Amérique du Sud.

Devant la mystique nouvelle (du Poisson), toutes les sectes s’aboliront et tout ésotérisme perdra de son intérêt. L’Amour est compréhension bien plutôt que connaissance : Pistis s’y fait la Pitié. La Volonté même, d’Arès, l’ancien Archer, s’y fait la bonne volonté d’Eros. Ni la Vierge et le Semblable d’une part, ni le Verbe de l’autre, ces alliés de l’Amour, n’avaient été ceux de Jéhovah.

Pour le Yetsira déjà – c’est son génie – les 3 agents de Dieu ne sont plus les 3 Rayonnants de Loth (les structures de Feu) mais ce sont les 3 Sepharim : Sephar, Sipour et Sepher, très comparables aux 3 Personnes du Trismégiste : Sator, Soter et Saturne, les structures d’eau, qu’il nomme en son premier chapitre.

Ce premier chapitre prononce les 32 sentiers de Sagesse : les 22 lettres hébraïques et les 10 Sephiroth, qu’il créé sur le modèle des 10 premiers nombres : 4 d’une part, 6 de l’autre (les dimensions doublées).

Le 2ème chapitre chante les 22 et en isole l’Aleph, le Mêm et le Shin, qu’il nomme les trois Mères et que le 3ème chapitre signifie.

Des 22, le 4ème chapitre isole également les 7 lettres doubles, et ce n’est pas une petite preuve de la persistance de l’influence du Yetsira depuis quinze siècles que l’on continue de nommer « doubles » les 7 lettres, bien que l’une d’elles, le Reh, ne soit plus double depuis mille ans. Le chapitre identifie les 7 aux 7 planètes dans l’Espace, aux 7 jours de la semaine dans le Temps et aux 7 « portes de l’âme ».

Le 5ème chapitre dit les 12 lettres restantes : 22 – (3 + 7), formulatrices du Zodiaque, des 12 mois dans l’année (des 12 heures de l’horloge, des 12 ères de la Grande Année, etc.) et des 12 « sens » de l’homme très comparables aux 12 « causes » bouddhistes.

Le 6ème chapitre établit le rapport constant (les connexions in et ex) entre le Un-totalité, les 3 lettres-mères, les 7 et les 12 : 1 sur 3, 3 sur 7, 7 sur 12.

Le Yetsira ne dit pas, mais il est impossible de n’y pas songer, que les inverses de ces rapports donnent : 12/7 ou (e – 1), sommation des factorielles inverses et limite de toute durée radioactive, 7/3 ou 2,33, pour (2e – 3 = 2,436) et 3/1 = 3, les trois constituants de l’Unité. Quant à 22/7, c’est le nombre Pi, à 0,004 près.

Ce cercle de valeur Pi, que constituent les 22/7, le Yetsira le nomme l’enceinte et lui prête 231 portes.

Hors de l’Unité (le dieu infini ou l’En sof) :

7 X (12 – 1) = 77.

Au double, les 7 étant redoublées et 22 recouvrant l’ensemble des lettres :

14 X 22 = 308.

Le petit cercle contient les 77 et la totalité des 308 portes. Le grand cercle contient donc : 308 – 77 = 231 portes.

Ce jeu peut apparaître sans intérêt. Mais, si je double à nouveau les 14 et les 22, j’obtiens : 28 X 44 = 1 232, le « temps de présence » de Dieu pour les prophètes médiévaux.

1232 – 308 = 924, la dégénérescence du dieu mais l’incubation de l’entité suivante selon Joachim de Flore.

L’ensemble : présence/entropie constitue l’ère du dieu :

1 232 + 924 = 2 156, le nombre de Platon et la constante 1 000 Tau ou 1 000 fois 3(e – 2).

En l’an mil, le temps est venu de tels calculs, comme on le voit par les œuvres du musulman Biruni et du chrétien Glaber, par l’œuvre du juif Gabirol aussi, qui, toutes, reconnaissent la succession des ères, affirmant venue la fin du Temps d’Amour (ou du Poisson) et annoncent pour bientôt le difficile Passage. Il ne semble pas qu’alors les 231 aient étonné l’ésotériste conscient. Le scandale du Yetsira est autre.

Savant ou non, le juif a honte de la longue conversion caraïte (trois siècles) au dieu d’Amour; il ne souhaite rien que l’oublier. Tel est le premier point.

Le second point est que, déjà, le kabbaliste s’effraie de l’annonce d’un autre dieu dont on ignore tout, mais dont les symboles renaissants (l’Arbre, le Graal, l’Esprit Libre bientôt) ne paraissent en rien annoncer le retour de IHV-Jéhovah. Que va-t-il se passer maintenant? Quand le Peuple va-t-il recouvrer la Maîtrise, la Domination du monde?

Le juif a besoin d’une science de la succession : il ne peut admettre le Yetsira, son seul « lexique », que s’il y découvre les clés d’une succession telle que son dieu se retrouve au terme.

D’où la prétention, dès le 11ème siècle, de faire ou des 3 lettres-mères ou des 4 nombres-dieu les premières lettres ou les premiers nombres. Puisque les 10 se lisent, comme lettres : 3 + 7, ou comme nombres : 4 + 6, il s’en déduira la figure qui dominera jusqu’au Zohar :

 

Si les trois sont 1, 2 et 3, les 7 sont : 4, 5, 6, 7, 8, 9 et 10.

Si les quatre sont 1, 2, 3, et 4, les 6 sont : 5, 6, 7, 8, 9 et 10.

Les 12 sont les canaux qui mènent de 1 à 2 et à 3, de 2 et de 3 à 4, de 4 à 5 et à 6, de 5 et de 6 à 7, de 7 à 8 et à 9, de 8 et de 9 à 10.

Il n’est qu’un malheur : ni les 3 mères ni les 4 souffles-dieu ne peuvent être les premières lettres et les premiers nombres.

Les Quatre sont en Dieu (le Souffle, le Souffle du Souffle, l’Eau du Souffle, le Feu de l’Eau) et, comme tels, ils équivalent l’Unité.

Très précisément : comme 1, 4, 7 et 10 équivalent 1 dans la règle des Trois ou la preuve par 9.

Aleph, Mêm et Shin ne sont pas les 1ère, 2ème et 3ème lettres de l’alphabet. Elles s’incorporent aux 7 lettres doubles. Mêm vient après les quatre premières (Beth, Guimel, Dalèt et Kaf) : elle est donc la 5ème dans les 10. Shin vient avant la dernière, Tav : elle est donc la 9ème dans les 10.

Dans le premier calcul, Aleph est hors du compte, qui commence à Beth; dans le second, Aleph est la première lettre des 10. C’est-à-dire qu’Aleph est double : l’Unité-totalité d’une part, l’Unité-origine de l’autre.

Dès son premier chapitre, le Yetsira semble avoir averti de se garder de telles interprétations, « de ne point en parler et de ne point y penser »(I, 7), car la pensée s’y perd, la bouche est impuissante. Le jeu par lequel les Aïons (les éléments du Temps) vont et reviennent ne sont pas de l’ordre de la raison : l’Alliance en a tranché.

Mais, si une telle foi était de nouveau concevable au temps du Yetsira, à la veille du Royaume, elle ne l’est plus cinq siècles plus tard, alors que l’accord de la Forme et de la Substance ne se conçoit que malaisément.

On admettrait que les Trois puissent être tantôt cela (les Sepharim), tantôt ceci (les lettres-mères), et même qu’ils soient les 3 dimensions, dans les 6 : haut/bas, Levant/Ponant, Nord/sud, comme les 2 sens du Temps et un cens dans l’Espace. Mais comment peuvent-ils s’identifier aux 4, l’Aleph comme Souffle, le Mêm comme Eau, le Shin comme Feu?

Comment comprendre cette quadruple lecture des 3? Par le jeu des questions et des réponses.

En effet, le merveilleux agencement se conclut par trois énigmes apparemment insolubles :

a) les 3 font-ils une cohérence, telle qu’ils ne peuvent être saisis que tous les 3 ensemble : les 3 Rayonnants, dans le Feu, ou les 3 Sepharim, tout hermétiques – ou doivent-ils être distingués l’un de l’autre comme l’Aleph du Mêm et du Shin?

b) les 4 sont-ils les quatre premiers nombres, dans la succession, comme l’affirme le premier chapitre, ou les équivalences unitaires (1, 4, 7 et 10) dont témoigne leur imbrication : le Souffle, le Souffle du Souffle, l’Eau du Souffle, le Feu de l’Eau?

c) l’Unité elle-même, par suite, est-elle la totalité de l’ensemble et, donc, le plus grand nombre 10 (sinon l’exaltation des 10) ou le nombre 1, premier de toute série?

On voit que les trois énigmes se ramènent à une seule :

A – Le Yetsira décrit-il une succession de modules distincts, calendériques, depuis l’origine unitaire? Il joue alors des 4 premiers nombres (+ 6) ou des 3 premières lettres (+ 7);

B – ou décrit-il une simultanéité cohérente en l’Unité-totalité, telle que les 3 y doivent être saisis dans leur trinité, créatrice des 4, des 7 et des 10?

L’énoncé même des deux questions montre qu’elles peuvent être prononcées autrement et inversées :

C – le Yetsira décrit-il une succession cohérente, axée depuis l’incohérence ou la dualité Bèt vers un dénouement final : Aleph, la totalité de l’ensemble?

D – ou décrit-il une simultanéité de modules distincts, comme par exemple, les 6 termes des 3 dimensions, qu’épellerait le dénouement des structures par l’établissement d’un sens inviolable?

Les trois ne sont alors que les 3 questions a, b et c.

Les quatre sont les réponses A, B, C et D.

A – la succession distincte (calendérique),

B – la simultanéité cohérente qu’est le complexe vivant, en sa durée,

C – la succession cohérente vers une finalité sensée,

D – la simultanéité discernable par l’autre dénouement-déliement.

Non seulement les 3 reconduisent aux 4, mais ils les contiennent, un peu comme dans l’alchimie déclinante (l’autre ésotérisme de l’époque), les 3 : le mercure, le soufre et le mixte, reconduisent aux 4 Qualités d’Aristote : le chaud, le froid, le sec, l’humide et contiennent les 4 modes de la réalité : la Forme, la Substance, l’apparence (ou la forme sans la substance) et la matière (la substance sans la forme).

Il est temps de marquer un arrêt.

 

INTERLUDE I : LES QUATRE SCISSIONS

Avant que d’étudier l’histoire des Kabbales (ce qu’il est advenu de l’ésotérisme du Yetsira), interrogeons-nous sur ce lexique même : que signifie-t-il?

Dans son Introduction à la métaphysique, le philosophe allemand Heidegger ne dit pas un mot de la Kabbale, lui préférant les Grecs Parménide et Sophocle. Mais il se fonde sur la même question qu’elle : pourquoi cela est-il là plutôt qu’autre chose (ou rien)?

Un autre penseur contemporain, le prix Nobel Herbert A. Simon voit en cela le fondement de toute informatique, ésotérique (une conte de fées) ou scientifique (un problème mathématique) et il le nomme : « symbole » ou, plutôt, « système de symbole » physique.

Puis il précise que le caractère physique du système de symbole dote l’informatique de son efficacité. Car, si le système n’est pas un tel objet physique (gène, corpuscule, élément chimique, neuro-biologique, etc.) l’information sera n’importe quoi, n’importe quel délire mythomaniaque à la limite.

Mais Simon n’ignore pas que tout substrat physique tend à son extinction, au terme de sa « durée », c’est-à-dire qu’il n’a d’autre avenir que la fin de son cycle propre. Or, le système de symbole déborde cette durée. Simon cite à cet égard le système informatique BACON, qui permet de retrouver des formulations aussi diverses qu’une équation de Kepler, vieille de quatre siècles, une équation d’Ohm, vieille de plus d’un siècle, et une équation récente, relative à la chimie des gaz. Et j’ai moi-même montré, dans le même esprit, comment l’ésotérisme universel des 12 recouvre aussi bien celui des Tribus, dans l’ère de Iahvé, celui des Opérations de l’alchimie, vieux de dix siècles, et celui des Catégories de Kant.

Concrètement lié à l’objet physique, en sa durée, le système de symbole déborde l’objet. On peut même dire qu’il s’arrache à toute causalité scientiste, dont le terme est justement la mort, et c’est pourquoi Herbert A; Simon ose écrire : les lois découvertes par un programme informatif quelconque ont beaucoup plus l’allure de lois descriptives que de lois explicatives. « Que ta bouche, ici, se taise, dit le Yetsira, et que ta pensée n’aille pas au-delà ».

Heidegger va au-delà.

Dans la mesure, dit-il, où cela est du Temps, cela ne peut être exclu de son apparence (éventuellement physique) et de sa durée. La considération révèle l’apparence (en comprenant le mot : ce qu’on voit, ce qu’on considère, mais également ce qui est « considérable », qui peut être considéré, ce qui est important, « à considérer » et qui doit être considéré, cela plutôt qu’autre chose); la pensée révèle la durée, plus que toute autre la pensée savante, qui ne connaît qu’un sens, de la cause à l’effet.

Mais le Temps n’est pas seulement saisi par cette considération et par cette pensée. Hors du cycle déterminé de cette durée-là, le Temps englobe l’ensemble des cycles, ne serait-ce qu’en son devenir, de ce cycle-ci à celui-là. Enfin, surtout peut-être, il est la fin du jour et son retour, si bien que ce retour ne serait pas possible sans cette fin : il est nécessité, devoir, et c’est ce devoir qui justifie ceux admettent la nécessité de leur fin pour un autre réveil, comme Antigone.

Telles sont les 4 scissions par lesquelles Heidegger formule cela : le rapport du Temps à l’apparence, à la durée, au devoir et à l’éternel devenir.

Il se constate au premier regard que les 4 scissions du philosophe présentent la même difficulté de figuration graphique que les 4 « réponses » du Yetsira. Car les scissions comme les réponses font appel à deux ordres de dialectique distincts mais imbriqués : le successif et le simultané d’une part, le discernable et le cohérent de l’autre.

Il est clair que la « fin nécessaire », dont Heidegger fait le Devoir suprême, est le terme obligé de toute durée cohérente, c’est-à-dire que, dans le successif, l’incohérence achève toute pensée (ou l’entropie le cycle-in de toute matière).

Mais dans ce même cycle-in et simultanément, l’objet est discerné, par l’apparence, en même temps qu’il poursuit sa vie.

L’apparence est alors comme le terme contingent – ou hasardeux – du temps horloge : le matin donne sa couleur au ciel, le midi son éclatante lumière, le soir son bleuâtre achèvement. Il y a eu succession du temps indiscernable (cyclique) au discernement de l’apparence.

Mais, simultanément, le temps calendérique (le cycle-ex) a poursuivi sa ronde en même temps que ce jour-là, ce mois-là, cette année-là allait vers sa « fin nécessaire ». Plus : en chaque phase de ma durée (en mon enfance, mon adolescence, mon âge mûr, en la vieillesse commençante), j’ai vécu de nombreuses fois la fin et le début du jour, le renouvellement du mois, le recommencement du cycle d’activité solaire.

Des choses du Temps seront donc successivement indistinctes puis distinctes (le jour en soi, le jour venu), et d’autres cohérentes puis incohérentes (la durée de ma vie, sa fin).

Mais ces mêmes choses seront simultanément plus ou moins discernables et plus ou moins cohérentes, dans le rapport exact où la fréquence (musicale) diminue quand la longueur de la corde croît, ou la longueur de l’onde qui situe la couleur. Comme le jour qui atteint à sa plus grande lumière ou le mortel qui atteint au midi de sa vie n’ont déjà plus que la moitié de leur durée à vivre.

En situant horizontalement le schème que la Kabbale situe verticalement, je ne formulerai pas seulement l’ordonnancement des 4 scissions ou des 4 réponses, mais celui des « Quatre en Dieu » :

Ici, de nouveau, les 4 se sont faits 3 : le Souffle, le Feu et l’Eau, comme les 4 réponses sont contenues dans les 3 questions, ou comme Heidegger lui-même en reviendra aux 3 à partir des 4. Mais la démonstration n’en serait pas évidente en ce moment de mon livre, plus qu’elle ne l’était sans doute pour le kabbaliste du 11ème siècle, démuni à nouveau de la science des Tribus et de celle du Yetsira.

Ce qui lui importait – ce qui nous importe – c’était, et c’est, de devenir précisément cela, l’objet physique sans lequel tout système de symbole n’introduit qu’au délire.

 

LE 13ème SIECLE

Quelque chose achève sa durée, dont le crépuscule est déjà là : le Temps du Poisson, de l’Ichtus, de la Charité-Charitas, de l’Osmose de la Forme et de la Substance, dont on ne saisit plus l’alliance sans l’intervention d’un « mixte ». Le dieu n’éclaire plus les hommes. Mais la fin de la clarté n’est pas la fin du jour, le denier éclat reste à venir : le festoiement du ciel après le coucher de soleil, le chant du cygne alors que l’oiseau semblait mort.

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

C’est après l’Eden de Jamdet-Nash (-3700/-3300) que s’est institué le royaume de Kish, de Gilgamesh (vers -3200). C’est après la Terre de Justice (la Terre promise des Juges) que s’est établie Jérusalem, le royaume de David et de Salomon (-1030/-930). C’est après la Toussaint (le Temps de tous les saints, le Temps d’amour ou du Bon Dieu, selon Michelet) que s’ouvre le siècle merveilleux dont certains datent le début de la « Grande Résurrection » (1164), comme les schismatiques de l’Islam, et dont tous datent la fin de 1260.

Car le siècle englobe tout à la fois les derniers Saints populaires (les autres seront canonisés par Rome) et les plus grands prophètes de l’Islam et de l’Orient, de la Chrétienté et du Peuple :

– fondateurs de la Bonne Volonté au Japon, puis Bushido et samouraïs, bouddhisme des Song en Chine,

– Ramanuja, Madhva, Nichiren dans l’Inde,

– Shorow ardi, Ibn Arabi, Rumi, Attar et les derniers soufis dans l’Islam,

– sainte Hildegarde, sainte Brigitte, Joachim de Flore, le Graal cistercien, l’Esprit Libre dans la chrétienté,

– de Maïmonide à Aboulafia, vingt kabbalistes de première grandeur au profond du peuple.

Ils proposent tous le même message : la fin éblouie de l’Amour (la queue du Paon) et le point zéro, dans l’autre sens, de l’Arbre régénéré. Vingt ouvrages porteront ce titre : l’Arbre, de Nichiren, du Bushido, de la Kabbale, tout un chapitre de la Queste cistercienne, etc. Ce qu’ils entendent par ce symbole? Les uns, le futur Bouddha, les autres le futur Christ, ou le Mystérieux Inconnu du Zohar, le nouveau Krishna (le Noir), le dernier Imâm (selon les schismes de l’Islam, soit le 7ème, soit le 12ème). Pour les plus audacieux, un dieu tout autre : l’Esprit de liberté, le Libre Esprit, le Graal même, ou l’Urne du Génie, le Vase régénérateur, le Verseau. Mais toujours l’Arbre Ancien, le Kish-kanu de Sumer, ou le Bacchus, le Dionysos, renés de l’Arbre (les deux fois, cinq fois, sept fois nés), dont les Eglises triomphantes, chrétiennes, bouddhistes, coraniques font la Figure la plus redoutable du Diable, du dia-bole.

De toutes les Eglises, c’est naturellement la plus humiliée, celle des juifs, qui rejette avec le plus d’horreur le pressentiment, car elle n’attend rien de plus du Verseau que du Poisson, rien de plus de l’Esprit que du Fils.

Mais, de l’avis commun, le temps de son Avènement n’est pas proche. Selon le Coran, 44 surates de 19 ans (44 X 19 = 836 ans) séparent la dernière trilogie A.L.M. du premier Serment signifiant, de la 33ème à la 77ème. Selon Joachim de Flore, les cisterciens et les grandes saintes, 900 ans d’incubation séparent 1260 de l’Avènement futur.

Selon les Amauriciens et autres « spirituels », cinq épreuves sont à venir, qui couvriront chacun 180 ans. En se fondant sur la Kabbale calendérique 10 X 216 = 2160 et sur les 231 du Yetsira depuis la Reconstruction du Nouveau Temple, on obtiendrait les dates :

-516               (-15 : -531, la fin de la Captivité de Babylone),

-300               (les royaumes hellénistiques et la corruption de Juda),

-84                 (+15 : -69 la conquête romaine),

132                (la dernière révolte, + 30 : la Diaspora),

348                (+ 45 : 393, les Nouveaux Patriarches, et les Mishna),

564                (+ 60 : 624, Mahomet, le Coran, le « Roi fait néant », etc.),

780                (+ 75 : 855, le Royaume d’Amour, l’hérésie caraïte),

996                (+ 90 : 1086, la nuit de Dieu, la Fin du Temps),

1212              (+ 105 : 1317, le Temps des Prophètes, le Chant du Cygne),

1428              (+ 120 : 1548, la Renaissance Universelle, qui sera – mais les                           kabbalistes l’ignorent, la Grande persécution du Peuple),

1644              (+ 135 : 1779, le Renouveau attendu, qui se présentera comme un               nouveau rationalisme, les kabbalistes le savent),

1860              (+ 150 : 2010, l’aggravation du rationalisme jusqu’à son inverse : le             matérialisme des sans-dieu),

2076              (+ 165 : 2241, le futur Messie), etc.

Selon un tel décompte, les 10 Sephiroth couvrent les 2 160 ans, de -516 à 1644 : un messie Zwi s’en souviendra. Mais, à 150 ans près (10 X 15), ce pourra être en 1494 : des kabbalistes y croiront, ou en 1794 : un Baal Shem en sera sûr.

Neuf siècles, ou huit, ou sept, est-ce trop pour formuler l’Objet dont il s’agit? Pour préparer le dénouement – déliement des lettres, le dénouement-terme futur?

En effet, quand s’achève le siècle prodigieux, par la fin de la Chrétienté, des Song et des Zaguès, des Saints et des Prophètes, vers 1260/1270, quel en est le fruit? Dans le monde entier, le nouvel Objet de la Queste, en prenant le mot dans son triple sens :

a) ce qui se présente comme « autre » en marge du « même », c’est-à-dire un système de symbole nouveau;

b) ce qui se présente comme un but, l’objectif, c’est-à-dire un seuil à franchir, un renversement à faire;

c) ce qui, hors du sujet, peut se manier, objectivement, parce qu’on en a fait le tour, en a dénoué les composants.

Comme tous les prophétismes chrétiens, islamiques ou indiens (sans oublier le délire mongol, aztèque, inca, ou des Royaumes noirs en Afrique), la Kabbale se fonde sur le triple objet : signe, seuil et appareil. On le nommera : les Sephiroth, le Mystérieux Inconnu et les techniques de dénouement de la fin du siècle, pour cette nouvelle « grammaire » qu’est le Bahir, cette nouvelle « rhétorique » qu’est le Zohar, cette nouvelle dialectique qu’Aboulafia porte en sa perfection.

L’objet-signe : les Sephiroth

Second dictionnaire de la Kabbale systématique, le Sepher ha Bahir fut l’œuvre des juifs de Provence, que développera d’abord le Foyer de Gérone, entre 1180 et 1250.

La raison d’être de ce second vocabulaire est essentiellement le rejet des 12 (lettres simples) d’une part, la simplification du double ésotérisme du Yetsira de l’autre : le successif et le simultané, le cohérent et le discernable.

Le rejet des 12 se déduit du rejet de l’hypothèse « Verseau »; le souci d’une simplification, évidemment rationnelle, de la volonté de comprendre l’inexplicable (de « connaître » Dieu). Le rejet prétend modifier le « dénouement-terme », la volonté de simplification tend à mettre à la portée de tous le jeu des nombres et des lettres. Les commentaires naïfs de la promesse coranique y aident, qui, depuis le 10ème siècle, ont remplacé les 12 et les 7 par les 10 « Intelligences ». Toute pensée rationnelle, dès ses débuts, se fonde sur un système décimaire : elle joue des 10 Pi plutôt que des 12 Nombres d’or au carré, puisque l’un et l’autre produit donnent : 31,416.

 

Les Sephiroth ne sont donc plus ni des Nombres ni des Lettres, mais 10 notions ou vertus, dont la disposition présente deux embranchements de 3 sephirot chacun, de part et d’autre d’un « tronc » de 4 sephirot.

Les 4 au centre sont : I Kether (la Couronne), VI Tiphereth (la Beauté), IX Yesod (le Fondement) et X Melchouth (le Royaume).

A la droite du lecteur sont les propriétés (positives) de la Clémence : II Hochma (la Sagesse), IV Ghedoula (la Clémence), VII Netsach (le Triomphe).

A la gauche du lecteur sont les propriétés (négatives) de la Rigueur : III Bina (l’Intelligence), V Gheboura (la Rigueur) et VII Hod (la Gloire).

Des deux voies, celle-là est en somme la voie « progressive » de l’antique sagesse hébraïque au futur Triomphe, par la clémence caraïte, piétiste ou hassidim, que suivent surtout les juifs du Nord, de l’Allemagne ou de la Pologne. Celle-ci est la voie dégressive, rétrograde et nostalgique, mais rigoureuse, que suivent les juifs du Sud (en Provence, en Espagne), de la future Intelligence de l’Esprit, déjà entièrement pressentie, à l’ancienne Gloire hébraïque, par la rigueur des Kabbalistes véritables.

Si cette interprétation est bonne, la kabbale du Bahir et ses commentateurs perçoivent encore les Sephiroth dans un ordre chronologique, ou plutôt dans un sens et dans l’autre du Temps. Mais déjà cette même kabbale joue de la simultanéité dans l’Espace et l’Intemporel. Les 4 au centre sont pris alors pour les 4 Eléments-Souffles du Yetsira, les 6, de part et d’autre du « tronc », pour les 3 Dimensions dédoublées dans les 6 : Haut/Bas, Nord/Sud, gauche/droite.

Cela semble d’autant moins douteux que les 22 lettres subsistent ici : elles se trouvent être les 22 Canaux qui unissent chaque sephira à ses 2, 3 ou 4 voisines : I à II et III, II à I, III et IV, etc.

En même temps et dans le même espace que comme successions de valeurs les 10 sont donc saisis sans le simultané d’une Machine comparable à la double hélice macrobiologique de Watson.

L’objet-but : l’Arbre

Au contraire, le Zohar est par excellence le livre prophétique, le messianisme du Dénouement futur, mais c’est un messianisme quasi instantané, car toute respiration fait cycle (par l’inspiration et l’expiration) : le dénouement-terme, ici, n’est pas une autre chose que le dénouement-déliement; ou bien le Terme n’y est pas la fin sans être l’épellation de ce terme-là, de ce nom de Dieu.

Comment le Zohar y parvient-il?

D’une part, il condense et synthétise dans l’Arbre des Sephiroth toutes les tentatives faites depuis mille ans : les Talmuds, le Yetsira, les espoirs caraïtes puis hassidim pour définir l’Esprit à naître (le Mystérieux Inconnu). Il se donne donc pour auteur non plus l’auteur réel, peut-être Moïse de Léon (1240/1305), mais un auteur de légende, Siméon bar Yochaï, un talmudiste du 2ème ou 3ème siècle, montré ici comme une synthèse des patriarches et de Moïse, des Rois et des Prophètes, ou comme L’homme qui a vu de l’antique Sumer, l’Ulysse de l’Odyssée, le Simbad des Mille et Une Nuits, ce Coran de la Kabbale. Son ampleur seule – trois mille pages – exige de telles comparaisons mais aussi – soyons justes! – la splendeur de son style, la pénétration de sa pensée.

Il annule la dialectique entre le Successif et le Simultané.

Quand, dès sa première page, il partage non seulement l’Histoire du Peuple, mais l’Objet de sa quête, la réalité, en Clémence et Rigueur, il propose, pour montrer la permanence de sa dialectique, le symbole de la Rose, blanche ou rouge mais faite de splendeur et d’épines. Si les couleurs se suivent, par substitution, c’est ensemble que s’offrent les épines et la fleur.

Ce qui fut jadis pour le Peuple une alternance de peines (la captivité en Egypte, la captivité de Babylone, puis dans le monde entier par la Diaspora) et de joies, de triomphes, de Glorification : les Patriarches, puis Moïse, puis les Rois, le Nouveau Temple après l’ancien, la Kabbale même, n’est plus perçu temporellement mais spatialement, car toujours la Rose fleurit au milieu du buisson d’épines, non seulement portée mais protégée par elles, qu’elle soit rouge ou blanche.

La dialectique : rigueur/clémence, péché originel/rachat n’est plus seulement la conséquence temporelle de l’éternelle justice divine : elle est la preuve de sa mansuétude, de son amour, car c’est en même temps que la rigueur s’impose (de la durée de l’Objet à sa fin) et que la clémence règne (par le retour de la Lumière dans le jour, dans l’année, dans l’ère).

La branche centrale de l’Arbre – son « tronc » – est alors perçue comme le Souffle premier, la Balance, l’Equilibre, entre la voie de la Clémence, de sa Sagesse et son Triomphe, et celle de la Rigueur, de sa Gloire et de son Intelligence. C’est très exactement le Mixte entre le Mercure (l’humide, la matière) et le Soufre (le sec, les apparences), survivances dérisoires de la Substance et de la Forme.

Et ce sont les 4 Premiers du Yetsira entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest, le haut et le bas.

Ou bien, si les branches externes ne sont que les 4 (de la Croix), le Tronc central recouvre les 6, comme les 3 Sepharim en dehors, puis le Mêm, le Shin et l’Aleph (identifié à la 10ème Lettre, le Royaume).

Le Bahir a supprimé les 12, le Zohar supprime la succession des ères, des noms de Dieu. Il substitue aux causes (ceci avant cela) la simultanéité du déchirement, de l’opposition, et de l’accord, de la liaison toujours possible, par la Clémence, des voies contraires. A la pression, au conflit, il substitue la pulsion, le carrefour.

Car ce fut toujours dans les temps d’épreuve, de rupture, que s’annonça le merveilleux déliement du nœud, du Connaître Dieu, révélé par les Patriarches, par les Prophètes, Esdras ou Bar Yochaï, par le Zohar aujourd’hui. Midi flamboie dans la journée du vieux comme dans celle du jeune homme; l’été a connu ses nuits comme l’hiver.

Conséquence directe : l’Esprit, l’Arbre n’est pas à venir, mais il est déjà là; il y a toujours été. Mille ans plus tôt, dit le Zohar, un jour que Bar Yochaï et ses disciples étaient réunis pour parler de Dieu, un Inconnu est venu, le Fils du Grand Poisson, pour leur rappeler la loi de la Clémence. Un autre jour, ou le même, cheminant, Eléazar et Abba rencontrent de nouveau l’Inconnu : au terme de leur chemin est la colline aux Arbres où le Vent soufflant les transporte d’émerveillement et de terreur. A leur arrivée, Yochaï leur révèle qu’ils ont entendu et « vu » face à face la Lumière de la Loi, Dieu même.

Quand une pensée juste (exacte) s’accomplit, dit l’Inconnu, cet accomplissement fait un « ciel nouveau ». La Présence n’est plus le fruit d’une attente rarement satisfaite, plus souvent déchirée, rejetée à l’origine : elle est le fruit de l’Equilibre vécu dans l’éternel, hic et nunc, ici et maintenant. La merveilleuse Trinité, des Rayonnants, des Sepharim ou des Souffles, ne fait plus, successivement, les 3 moments du jour, de l’année ou de l’ère des 2 000 ans, mais les 3 moments de tout cycle, y compris celui d’une respiration, au 1/ 25 920 du jour.

A la limite, l’Objet n’est plus du temps, mais il est n’importe quel objet physique ou non : une simple pensée, la Rose ou l’Or rouge. Il peut être le corps humain et le temps approche où l’Arbre des sephirot se transmutera en ce corps, sans que le schème se modifie, des 3 et des 7, des 10, depuis la 10ème sephira, le Souffle vital, sexuel, jusqu’au Feu de la Tête, par les 3 Serpents sepharim (l’Eau du Souffle) situés du thorax à la gorge.

Pour l’astrologue et l’historien ésotériste, les 12 sont le produit des 3 et des 4, si bien que chacun des 12 est, d’une part, l’un des 4 (par exemple, Eléments), d’autre part l’un des 3 (Têtes d’Hécate ou Grues, Sepharim, Rayonnants). Le Zohar refuse ce décompte, qui le reconduirait aux 12, rejetés. Mais il reconnaît les 3 en n’importe quel ensemble de 3 lettres : par exemple Aleph, Yod et Noun, qui donne aussi bien l’En sof que l’En Soi (AIN ou ANI) ou n’importe quel ensemble de 3 notions liées à des lettres, comme les 3 composants de Scheschina : Kaddosh-Hou-Barouch (le dieu immanent ou femelle) inversent le dieu transcendant : Kaddosh-Barouch-Hou.

Au dangereux remplacement modal des 3 « mesures » d’une phase d’un cycle à l’autre, la Kabbale tirée du Zohar préfèrera la permutation d’une des 3 Lettres, qui fera l’essentiel du Tserouf.

 

L’objet-outil : le Sepher ha Tserouf – 1290

Cette œuvre est l’une de celles, nombreuses, pour la plupart impubliées, d’Abraham Aboulafia, le mendiant de Dieu, qui vécut dans la seconde moitié du 13ème siècle et qu’on donne pour le fondateur de la kabbale extatique.

Le Tserouf ou méthode de combinaison des Lettres n’est cependant qu’un des objets de maniement du prophète. On y distingue les trois moyens : la ghémétrie, qui joue du nombre de la lettre, le notarikon, qui joue des initiales des mots, et la temoura ou permutation des lettres et des nombres.

A ces pratiques objectives s’adjoint une ascèse personnelle ou contrôle du « verbe » intérieur, qui autorise le saut d’un plan d’univers à l’autre (le Dilloug).

Ce que cela signifie? Que le jeu est plus complexe que le Zohar ne l’imagine. Le rouge et le blanc ne sont pas nécessairement successifs : une rose rose contient l’un et l’autre à la fois. Mais la constatation de la splendeur et la dure épreuve des épines ne sont pas vraiment simultanées : je n’admire pas dans le temps que je suis piqué. Car nul objet n’est perçu que par un sujet, qui inverse – volontairement ou non – la coexistence en une succession, ou à l’inverse.

On pourrait dire, ainsi, qu’aucune des deux méthodes n’est seulement objective, bien qu’elles tendent toutes deux à l’objectivité. Le Dilloug n’est autre que le Saut par lequel Platon et plus tard Kant, mais aussi Pascal, Nietzsche et Camus caractérisent le passage d’une orbite de pensée à l’autre (Idées, Catégories, champs de la Grâce, Révélations). Or, ce saut n’est pas possible en tout moment du jour ou de l’année, ni sans doute en tout moment de l’ère : il demeure lié au conditionnement cyclique du sujet.

Et le Tserouf n’est guère qu’un recensement ludique de l’objet, comme dans les pratiques des Correspondances (Baudelaire), des Symboles (Mallarmé), des sur-réalités (Breton) ou des constituants du Grand Jeu (Daumal).

Jusqu’où peut mener un tel maniement, Roussel et Jarry nous le montrent, mais aussi les textes hermétiques ou zen, les recherches de Jung sur les archétypes. Ici de même, par ces exemples, nous voyons que l’époque n’est pas indifférente, qu’il s’agisse des 3ème et 2ème siècles avant J.-C., ou de nos 19ème et 20ème siècles. C’est-à-dire qu’en tout temps, le quêteur n’est pas disposé à de tels jeux.

Vers 1260, ainsi, il semble que, par la triple saisie de l’Objet (Signe, Seuil et Appareil) le temps soit venu de formuler l’Attendu. Mais la même impression s’impose à la lecture de l’Evangile Eternel de Joachim de Flore, du Colloque des Oiseaux d’Attar ou de la Queste du Graal cistercienne. Les uns seront oubliés, comme le Bahir, d’autres aussi mal compris que le Zohar. Une sainte Hildegarde ou un Rumi dans l’Islam demeureront aussi solitaires qu’Abraham Aboulafia, rarissime accord de la Science et de la Sainteté, de la Rigueur et de la Clémence, du Tserouf et du Dilloug, entre un Maïmonide au 12ème siècle et un Louria au 16ème siècle.

Si cependant, il fallait choisir entre les trois sources de la cabale contemporaine, ce n’est pas Aboulafia que nous choisirions, car, mieux que lui, les safedistes et le Besht parleront de l’objet-outil. Ce n’est pas non plus le Bahir, car l’objet-signe du Yetsira demeure incomparable. Ce serait le Zohar qui, seul, assigne au quêteur conscient le parfait objet de sa quête : la formulation, la compréhension et la création de l’Attendu, qu’on entende par ce mot le dénouement-terme des millénaires ou le terme-mot que suscite toujours un déliement judicieux.

 

INTERLUDE II – LES TEMPS

Le double effort de connaissance et de messianisme qui fait l’essentiel de la Kabbale se brise en la fin du 13ème siècle. Il ne renaîtra que deux siècles et demi plus tard (231 ans) au milieu du 16ème siècle.

En ces deux siècles, le Peuple a été écrasé :

1) par des fléaux communs à toute l’humanité : les ruées mongoles, puis turques (sous d’autres noms ailleurs), les Grandes Pestes du 14ème siècle, qui ont détruit le tiers de la population mondiale,

2) par un fléau particulier au Peuple : les persécutions, institutionnelles d’abord (les décrets d’expulsion de France et d’Angleterre), plus ou moins inappliquées, puis trop réelles à partir de 1391 en Espagne.

Les conversions que ces persécutions entraînent ne sont en rien comparables au grand mouvement populaire et spontané du 8ème siècle : les Caraïtes. Le nouveau converti, le Marrane, cède pour préserver sa vie, et non plus pour « vivre avec Dieu » comme l’homme qui connut le Royaume. Très souvent, rassuré, vivant dans un pays où l’on ne persécute pas encore, il reniera sa conversion, portée au compte de la terreur.

Mais cette Peur a le même effet que la conversion caraïte : elle brise la quête, elle dénonce l’erreur du Bahir et du Zohar.

Une erreur double : le système de symbole physique dont ils usent n’est ni assez systématique, ni assez physique, et tout s’ensuit.

a) Il n’est pas assez systématique. La nomination des Sephiroth le corrompt. Car on peut jouer – à l’infini – des Lettres doubles et des Mères ou des dix Nombres, mais on ne peut jouer à l’infini de la Rigueur et de la Clémence.

Car la rigueur fut d’un temps et la clémence d’un temps autre : ce furent le temps de la Justice ou celui de l’Amour, le Bélier ou le Poisson. Mais voici, en ce cycle, venue l’heure du loup, vers les trois heures d’horloge, le siècle des fléaux et de l’épouvantement. Où localisera-t-on la Peur parmi les 10?

Si la Peur dénature l’Intelligence, la Compromission achève la Rigueur; il n’y a plus de retour à la Thora. Si elle ridiculise la Clémence, il n’y a plus de Royaume à venir : l’abandon de la Sagesse divine interdit le cheminement hasardeux de l’utopie.

Il faudrait dire que l’une des deux voies est éternelle, inévitable, maintenue d’un temps à l’autre, de la durée à la mort (à l’entropie), et je pourrai la nommer la voie de la Rigueur, ou du Devoir, comme Heidegger; mais que l’autre voie peut être ceci ou cela, rouge ou blanche, ainsi qu’un mélange des deux, rose du rouge au blanc, car il n’est rien, en ce sens, que des apparences, des couleurs, changeantes comme le ciel au cours d’une journée. Si l’une des voies est celle de la matière, l’autre est celle des formes.

b) Or, si je traite des apparences et de la matière, des accidents et de l’essence, de l’Autre et du Même, l’objet ne peut être trop physique. Ce n’est pas assez que le nommer vertu : la Clémence, la Rigueur, ou « mania » comme Platon : le Risque, le Combat, ou « science » comme Boèce : le Rythme ou le Nombre. L’objet de toute quête est ce vivant, cet homme, cet Etat, cet Empire. Ici, le Peuple.

Ce véritable objet de la quête kabbaliste est en effet livré au temps qui le manie, accroît ou réduit sa forme, le charge ou le décharge d’énergie. Comme le vent fait de la feuille et l’automne du fruit. C’est lui, le Peuple, qui dégénère en même temps que son dieu (autrefois IAV, maintenant Jéhovah); c’est lui qu’on persécute et qui trahit, comme le vieillard trahit la vie, en vieillissant.

Dans son Introduction, Heidegger effleure seulement la dialectique temporelle. Il la définit cependant, et c’est par une trilogie.

Dans un sens le Temps évolue de ce qui ne fut pas encore le Maintenant (l’Avant) vers ce qui ne l’est plus (l’Après). Dans l’autre sens, il évolue de ce qui n’est plus (l’Après) à ce qui sera (Devant).

Sans qu’il en soit dit davantage, il me semble clair, tout à coup, que ces deux sens du temps exigent le dédoublement de l’Avant en passé et devenir, le dédoublement de l’Après en devenu et avenir.

Dans un sens, tout se situe après l’actuel (hic et nunc) : la chose devenue et l’utopique avenir. Dans l’autre sens, tout se situe avant l’actuel : ce qui l’a précédé, le passé, et ce qui le formule : le devenir.

Mais, d’autre part, si je considère l’actuel comme le renversement même, du devenir au devenu, ce qu’il est indiscutablement, je dois « penser » le passé et l’avenir comme des phases du temps autres, hors de l’actuel, sinon hors de ce cycle-là.

L’objet-même n’a ni passé ni avenir. Je vais fumer cette cigarette ou enflammer cette allumette. Plus tard, l’une sera fumée, l’autre enflammée; elles ne seront plus. Mais aussi ce qu’elles seront devenues, cendre, n’aura pas été avant d’être. Au contraire, un autre objet aura pu être une autre cigarette, une autre allumette, destinées à être fumée ou enflammée, au passé. Il sera cendre à l’avenir.

Le cycle fait de cette cigarette, de cette allumette, une chose autrement, non plus tabac ou bois mais cendre. Il fait de l’autre objet un même objet, dont la destinée sera semblable à celle de l’objet même.

Par exemple, ce jour fut hier, mais je ne le considérais pas comme un hier quand je le vivais : il n’a pas de passé; il ne sera pas demain et n’a donc pas d’avenir. Au contraire, un autre jour sera demain, à l’avenir; après-demain, il ne sera plus qu’hier, au passé. En cela, il est, sera, fut le même jour (ou très semblable) que celui que je vis, qui était à venir, devient, est devenu, toujours autrement.

Ici, et maintenant, l’actuel m’apparaît tantôt comme un nunc, du devenir au devenu, tantôt comme un hic, d’où je considère les autres objets ou cycles, passés ou avenirs.

Dans le cycle même s’ordonne une succession, que l’objet même dote d’une cohérence (jusqu’à la fin du cycle : (e – 1) ou 12/7).

Dans l’autre cycle – ou dans les autres, innombrables – s’ordonne une simultanéité de passés (les cigarettes non fumées, les allumettes non enflammées) et d’avenirs (le prochain souffle, le prochain feu).

Cherchant à représenter ces 3 : l’Avant, l’Après, l’Actuel, ou ces 6 : devenir/devenu, passé/avenir, hic/nunc sous le couvert des 4 ou de la dialectique dédoublée, je ne peux réaliser une autre figure que celle-là :

En diagonale se révèle la lecture troisième : du passé au devenir, avant l’actuel; du devenu à l’avenir, après l’actuel.

L’actuel/l’inactuel, le devant/le derrière, l’avant/l’après redéfinissent les 3, par trois acceptions différentes de chacun des 4 : le devenir, le devenu, l’avenir et le passé dans les 3 lectures : horizontale, verticale, et diagonale. Mais ces 3 lectures ne sont pas plus la passé, le hic et l’avenir, ou le devenir, le nunc et le devenu que les 3 Mères ne sont les 3 Rayonnants ou les 3 Sepharim.

Il est clair, ce schème admis, que le dénouement des nœuds auquel procède le sage ne joue jamais que du passé atropique (la Thora, le Talmud, le Yetsira, le Zohar) vers un éventuel devenir topique, par un tserouf, sans parvenir à le rendre assez systématique. Et que l’attente d’un dénouement final, dont procède l’espérance du saint, ne joue jamais, par utopie, que de quelque avenir, entropique pour l’objet physique qu’est le Saint lui-même. C’est-à-dire que le Sage joue de l’Avant et le Saint de l’Après, alors qu’ils croient jouer à l’inverse.

Tout cela ne peut que finir mal.

 

SAFED

Voilà un Peuple qui, depuis cinq mille ans en tant que sémite, trois mille cinq cents ans en tant que fils d’Abraham, trois mille en tant qu’hébreu, deux mille en tant que juif, porte non seulement l’héritage du « premier » homme, mais la mission de conserver la Parole de création, puis l’Alliance de justice, puis la Nouvelle Alliance de Miséricorde.

 

Machine d'Alliance

Or, le Nouveau Temple n’a pas détruit l’Ancien, ni cet Ancien l’Arche de Moïse, ni cet Arche le Pacte d’Abram. Mais, si ce Pacte fut l’œuvre du dieu-voix El et le transfert du Pacte à l’Arche l’œuvre de l’Inspiration Interne d’Isaac, Jacob et Joseph, puis l’Arche l’œuvre de l’Archer, le dieu du Nombre, puis l’Ancien Temple le triomphe de la Terre Promise et le Nouveau fondé sur l’attente de l’Arbre-Esprit, il faut bien que l’Inconnu, le fils du Grand Poisson, « sorti comme une flèche dans la main de l’Archer » (selon le Zohar), prépare à la suprême Sagesse, au triomphe de la Clémence, après laquelle sera le Messie-Bélier revenu.

Du Souffle-dieu à la future Justice, cinq entités portent l’histoire du Peuple : la Ténèbre Mi (en El-Mi, Qui suis-je?), l’Archer, la terre Première, l’Arbre, le Poisson, dans la suite directe des signes zodiacaux, comme de la Balance au Bélier.

Mais, en même temps, nous savons que la kabbale du 13ème siècle a rejeté les 12. Elle se fonde d’une part sur les 10 « caractères » ou « valeurs » qu’elle nomme les Sephirot, d’autre part sur les 3 « mesures » que définissent diversement les « modalités » successives de Mi, l’Archer, de la Terre Première, du Souffle dans l’Arbre, du Fils du Poisson, « Sepharim » dans le Mi et dans l’ère du Poisson mais éternellement Aleph, Yod et Noun (en Sof et En Soi).

Les composants de l’ésotérisme sont donc au nombre de 13 : 3 + 10.

Dès la fin du 13ème siècle, un Gikatila, disciple d’Aboulafia, démontrait par ces 13 la permanence de la Sagesse divine :

L’Unité (Echad) est composée des lettres A/E =1, Heth = 8 et Dalèt = 4.

L’Amour (Ahabah) est composé des lettres A = 1, Hé = 5, Beth = 2 et de nouveau Hé.

1 + 8 + 4 = 1 + 5 + 2 + 5 = 13.

L’Amour n’est autre que l’Unité.

Il est trop évident que, par les 13 (au lieu des 12) et par le sens direct des Signes (au lieu de leur sens précessionnel), un tel ésotérisme ne portait plus en rien la Marche de l’Histoire : ce faux déliement ne pouvait projeter qu’un terme faux.

Mais le Peuple n’en prit conscience qu’en 1492.

Car la double série, des 231 (voir plus haut) et des nouvelles structures, sur quelque 6 000 ans donnaient toutes deux les dates 1488/1492 pour l’avènement de la Justice triomphante, la Jérusalem nouvelle. La croyance au Retour ne démentait pas ces dates, car c’était vers -672/-668 que le Taureau Mardouk avait vaincu le Bélier (Kingu) par le renouveau de Babylone : 70 ans plus tard, Jérusalem rasée, le Peuple était captif en Babylone. L’expansion, quasi universelle, du Pentateuque et des prophètes, par l’imprimerie, attestait de fait le renouveau proche.

En 1492, les Souverains très Chrétiens, libérateurs de l’Espagne, en rejetaient les juifs et ouvraient le cycle de leur plus terrible persécution. Ce ne fut pas seulement la déception, mais le désespoir.

Mais, la même année, Colomb découvrait l’Amérique.

Personne ne semble avoir noté que le double évènement : la libération de l’Espagne et la « trouvaille » de l’Amérique, portait le double avenir du Peuple :

a) lointain, une Terre Nouvelle, dont les émigrés juifs, des le 16ème siècle, faisaient leur terre d’asile,

b) presque immédiat, le retour en Palestine, que, désormais, les Purs ne quitteraient plus.

Quant à savoir laquelle des deux Terres porterait le triomphe juif, la question reste posée quatre siècles plus tard. Disons que, sans les Etats-Unis, son œuvre rationnelle, le juif n’aurait jamais atteint à sa domination intellectuelle sur le monde (de Lincoln à Einstein), et que, sans la communauté de Safed, Israël n’eût jamais été.

Or, dans le même temps qui sépare les premiers émigrés juifs en Amérique (vers 1530) du « May Flower », cent ans plus tard, Safed est né, a crû, s’est assoupi. C’est sensiblement le temps qui sépare le premier « messie » juif Molcho du dernier, Zwi. Et, plus étrangement, inconcevablement, c’est le temps même où, sur la terre entière, prolifèrent les prophètes de l’Arbre ou de l’Esprit : Sikhs et Tantriques de l’Inde, le nouveau zen et la Triade en Chine, More, Ulrich, Paracelse, Rabelais, Boehme, Fludd, Andrea et vingt autres en Occident, un Kepler, un Campanella. La Rose-Croix est née d’un emblème de Luther, en 1525 : elle disparaîtra – pour près de deux siècles – en 1624. Le concile de Trente et les nouvelles Inquisitions l’auront tuée.

Ce messianisme universel n’affirme rien que la kabbale de Safed n’ait confirmé.

Etrangement aussi, un seul homme, le talmudiste Joseph Caro (1488/1575) a été le pont entre le faux messie Molcho (1530) dont il fut l’ami, et le créateur de l’esprit de Safed : Cordovero, dont le beau-frère et le maître, Alkabetz, fut également son ami.

Avec la même rigueur, trois temps contiennent tout l’esprit de Safed :

Cordovero, le théoricien,

Louria, l’apôtre, dont la pensée nous sera transmise par son disciple Vital,

le temps des commentateurs, dont un Herrera fut au nombre des plus grands.

Moïse Cordovero (1522/1570), auteur du Verger des Grenades, put n’apparaître, à l’époque, que comme un codificateur du Zohar, dont il conserve le vocabulaire et les sens. Du moins en rétablit-il la signification réelle, en un temps où l’annonce essentielle du Zohar : l’immédiateté de l’Attendu était reçue comme une promesse de Régénération immédiate. Non seulement, dit Cordovero, l’Arbre n’est pas, historiquement, là, mais il n’est pas près de naître.

Pour la première fois dans l’histoire des kabbales, le dieu transcendant (l’En Sof) se présente clairement comme entièrement séparé du monde créé. Si, d’une certaine manière, il continue de contenir toute la réalité potentielle, toute la réalité actuelle, en Lui, n’est pas de Lui.

De cette doctrine, un siècle plus tard, Spinoza tirera son Ethique : modalités de Dieu, les mondes ne sont cependant que des « modes » de ses Attributs : l’Etendue et la Pensée. De ces modes, l’humanité joue comme elle le peut, tantôt par le réalisé dans l’Etendue, tantôt par le passé-devenir ou l’avenir-devenu par la Pensée.

Pour apprécier le caractère révolutionnaire de ce message, il faut se rappeler que, depuis les origines, le Peuple ne doutait pas d’avoir été rejeté de Dieu pour ses trahisons successives. Cordovero dit : « Non. C’est Dieu lui-même, l’Inconnaissable, qui, en certaines périodes, se retire du monde. Lorsque le monde chute, tous les peuples souffrent de l’exil, non pas le juif seulement ». La doctrine porte absolution : le Peuple n’est plus coupable de ses trahisons successives, il a vécu successivement les temps où il ne pouvait pas ne pas trahir.

Plus exactement, cette « succession » des jours, des ans, des ères et des signes ou des dieux n’est pas ce qui importe à Cordovero. Comme tous les grands prophètes du 16ème siècle, et les moins grands : de More à Scève, il lui faut distinguer le moment où la nuit cède à l’aube dans le jour, le doux hiver au temps des ravages dans l’année. Son dieu retiré du monde, c’est positivement la fin de la Substance, de l’Essence, de l’Infini. Voilà les temps de la Raison, dit-il, avec les mêmes mots – ou presque – que Thomas More recréant l’Utopie ou que Paracelse annonçant, en 1535, l’éloignement du serpent Sator, la vaine croissance et le déclin du Lys, le prochain obscurcissement du Roi ou l’agonie du Lion…

Mais accessoirement, isolées de l’Aleph, les Sephiroth ne sont plus que 9 (4, 7 et 10 au Centre; les 6 mutantes dans les deux sens du Temps). Trois canaux unissent les 3 lettres premières; si l’une manque, les 3 manquent aussi. Les 22 ne sont plus que 19 : 22 – 3, et le Coran a déjà prévu ce temps où les gardiens de l’abîme ne seront plus que les 19 (surate 74).

Différemment, les 32 voies (que multiplient 10 = 320) ne seront plus que 32 X 9 = 288. Sur ce nombre s’établit la nouvelle kabbale, de Louria, de Vital et des autres.

L’apôtre de Safed, Isaac Louria (1534/1574) est de la race de Bar Yochaï, de Maïmonide, d’Aboulafia. Il vit la Quête : il ne l’écrit pas.

De ce que publiera son disciple Haïm Vital (1543/1620), nous ne savons pas exactement ce qui appartient au disciple, au maître. Mais on tient le calcul pour fidèle dont traitent Les vases brisés.

Puisque Dieu s’est retiré du monde, disent Louria et Vital, les hommes – et les structures qu’ils utilisent – sont des graals, des vases au-delà de la rupture, Shevrath Kelim où les lumières qu’ils continrent se sont répandues dans l’Univers. L’éloignement de Dieu est la lumière du monde mais c’est une lumière dispersée, sans cohérence. Chacun y prend l’éclat qu’il veut, pour en faire l’image, le reflet de son dieu (Partsoufim).

Plus précisément, Vital dit que, délivré de son enveloppe brisée, le génie-lumière révèle sa nature profonde, qui rejette ou hait la Forme et ne vit que d’énergie/lumière, de matière libérée. Si Dieu n’est plus qu’un point (le point de tangence entre zéro et l’infini, dira Jarry), les 288 Eclats peuvent être des « propriétés » de la chose brisée, ou des jours dans l’année, ou des années dans l’ère.

Etrangement, le nouveau décompte recouvre les 12 en même temps que les 9 (10 – 1). Si la Grande Année de 25 920 ans contient 12 ères de 2 160 ans, elle contient aussi 9 ères de 2 880 ans; et de même, les 25 920 respirations qu’est le jour comportent 9 fois 2 880 respirations ou 90 fois 288.

Au tiers, 8 640 ans ne contiennent plus 4 ères de 2 160 ans mais 3 ères de 2 880. Ici, Kepler aidant, Vital peut recouvrer le calcul précessionnel; car les 3 ères en question furent, sont et seront celles de l’Eclat divin de IAV, comme de -3 600 à -712, destruction d’Israël, du Retirement de Dieu, comme de -712 à +2 176, et du Renouveau de l’En-Sof/couronne par le Royaume/Scheschina (non plus seulement le Verseau ou la Caper, mais la partie femelle de Dieu, la Matière de nouveau substantielle dans l’Urne restaurée). Aux quatre ères qui mènent du Veau d’Or au Bélier, du Bélier à l’Agneau-Poisson, du Christ à l’Arbre et de l’Arbre à la Jérusalem future, le nouveau kabbaliste a substitué les trois qui mènent, dans un sens, du Devenu à l’Avenir et, dans l’autre sens, du Passé au Devenir. Sans trahir l’attente messianiste qui date le futur Avènement du 22ème siècle.

Par un tour de force singulier, la succession calendérique des couleurs, du Rouge au Blanc, ne contredit plus à l’autre succession quasi instantanée, de la Splendeur et de l’Epine. Car c’est dans le même temps que l’hiver s’achève et le printemps commence d’une part, et que, d’autre part, se succèdent Janvier, Février, Mars, Avril.

Un premier dévoiement du Yetsira a été le refus des 12. De nombreux commentateurs non-juifs vont commencer, dès le milieu du 16ème siècle, à construire une « cabale » occidentalisée, où les 12 signes zodiacaux, créations des 12 lettres simples, vont s’identifier non seulement à ces 12 lettres, mais aux 12 « démons » de Ronsard ou aux 12 premiers tarots (Blaise de Vigenère). Les lettres sont 13 si j’y adjoins l’Aleph, première des 10 (les 3 Mères et les 7 Redoublées) : Yod est 7ème des 13 et Noun 9ème. Mais Yod est 6ème et Noun 8ème dans les 12, etc.

On trouvera de tels décomptes chez la plupart des « rose-croix » qu’inspire la Kabbale : Andrea, Fludd, Boehme.

Un second dévoiement, plus typiquement juif, se fait jour d’abord en Palestine, puis en Europe, par l’Italie. On citera les noms de Berouchim et de Vital à Safed, puis d’Israël Sarroug, d’Abraham Cohen Herrera, d’Isaïe Horovitz.

La clé numérique de cette kabbale est le 9 (10 – 1), les 10 Sephiroth moins l’Aleph. Le Tserouf s’y exprime par un dénouement trilogique indéfiniment reproduit.

Le tiers de 288 est 96, le tiers de 96, précisément les 32 voies.

Or, 288 = 2 X 12², 32 = 2 X 4². A la limite, la dialectique fondamentale : mâle/femelle ou transcendance/immanence est le produit : 2 X 1²  = 2.

Depuis la plus peuplée, celle des 288, jusqu’à la moins peuplée, celle de la dialectique fondamentale, les orbites de restitution (des lumières en Dieu-Un) obéissent à la fonction 2n², dont Mendeleieff se souviendra :

On peut construire topologiquement une telle suite à la manière dont nos informaticiens modernes disposent leurs modules ou leurs termes syntagmiques.

Etrangement, les deux dévoiements ne sont des erreurs que s’ils s’excluent : les 12 jouent des 4 et les 9 des 3. Alliées, les deux méthodes reconduisent à une nouvelle appréciation du successif et du simultané.

 

a) Si je traite d’une seule entité ou d’un seul visage (partsoufim) comme des 12 lettres simples dans ce système de symbole physique-là, la Lettre est d’abord devenante, du passé au devenir, puis déclinante ou séparée, du devenu à l’entropie finale (à venir), comme la civelle devient anguille.

(L’auteur a développé cette image du 1 et du 2 dans son Procès ontologique, et dans Le petit métaphysicien illustré).

b) Si je traite de deux entités, comme des 2 séries de 12² : 144 + 144, l’une décline et va vers la mort de l’anguille ou le retirement du dieu tandis que l’autre croît et de civelle devient anguille ou du dieu projeté (messianique) devient le dieu réalisé.

Dans le 2, la mort de l’anguille (zéro) et commencement de la civelle (infini) demeurent inconciliables. Mais dans le 1 et autour du 1, l’Unité devenante, somme des fractions qui la constituent, et l’Unité devenue, premier terme de toute série factorielle ou entière, s’associent nécessairement (en la civelle/anguille).

Or, en dehors de l’introuvable Unité, l’Aleph, les 12 peuvent équivaloir les 9 : 12 X 216 = 9 X 288 = 2 592 ou 12 X 2 160 = 9 X 2 880 = 25 920. Le successif et le simultané ne sont donc pas vraiment inconciliables.

Une très belle symbolique rituelle de l’alliance est la Fête de l’Arbre de splendeur, le seul rituel juif, en notre époque, à survivre à l’ésotérisme de Safed. Il se fête le 15 shevath (l’entrée dans le zodiaque du Verseau). Il comporte la boisson de 4 coupes, dont la première ne contient que du vin rouge (le Sang), la 2ème et la 3ème des mélanges de rouge et de blanc, au 1/9 de blanc, puis au 1/3, et la 4ème du blanc pur (le vin libérateur, des « fous », ou la Coupe elle-même, le Graal, dans le délire de la Liberté). Ici, le Blanc succède au Rouge, bien que, simultanément, on boive l’un et l’autre.

Mais ce sera le seul vestige durable de la prodigieuse construction de Cordovero et de Louria (avec les restes scientistes de la série de Mendeleieff ou l’informatique des syntagmes). Tandis que débutent le pogroms du Peuple en Europe orientale, vers 1650, les dévoiements de la Kabbale ne cessent de s’accentuer, soit par le refus de l’Arbre Merveilleux et du Verseau, soit dans un sens que certains jugent pire : l’acceptation de l’insensé renversement et la volonté de vivre, comme un Joseph de la Reyna, qui prétendra soumettre le Mal, Satan, pour l’aider à regagner le sein de Dieu (ou du dieu à venir) : le chemin du Golem, la débauche, la folie, le suicide.

Les deux voies ne se rejoindront qu’une fois, dans le dernier « messie », Sabbataï Zwi, que tout le Peuple adorera avant son reniement, moins d’un an après sa proclamation (septembre 1665). Il y aura suffi que Mustapha Pacha offre au prophète le choix : ou se convertir ou mourir. Zwi choisit l’Islam.

Non seulement son disciple « aimé », Nathan de Gaza, continuera de propager la doctrine de son maître, mais il fera de la trahison la preuve du messianisme : comme l’humiliation est pire que la mort, Zwi surmonte Jésus, car la Liberté ne sera pas aussi longtemps que l’amour-propre ne sera pas vaincu et le « démon intérieur » conquis.

Le fondateur des Quakers, Fox, et les grands piétistes (Mmes Bourignon et Guyon) ne parlent pas autrement que Nathan, ni, au siècle suivant, Rousseau, Restif et Sade, ni les grands romantiques d’Allemagne, d’Angleterre et même de France (Le Lucifer racheté de Goethe, Byron ou Hölderlin, Musset, Hugo, Vigny) ni, plus près de nous, Swinburne, Masoch, Lautréamont, Jarry, Vaché, Daumal, Blanchot, Cioran, Beckett, etc., parmi cent.

Le chemin que suit la Kabbale est autre. Mais, avant d’y guider le lecteur, il faut – pour la dernière fois – en revenir à Heidegger.

 

INTERLUDE III : LES POINTS DE REPERE

Une fois nommés les 4 scissions et les 3 Temps (dédoublables en 6) – ou les 4 premiers nombres et les 3 dimensions du Yetsira – peut-on dire que la Machine universelle est constituée? Les incertitudes de la cabale blanche et les échecs, pires, des « messies » montrent que non.

C’est que ces 4 et ces 3 demeurent inconnectables, sinon par l’algèbre ludique des trois acceptions (horizontale, verticale et diagonale), qu’aucune cabale ne semble avoir imaginée.

La véritable trouvaille de l’Introduction à la métaphysique est la constitution d’une synthèse parallèle aux 4 scissions et aux 3 Temps.

Celle des 7 points de repère :

a) l’opposition entre les scissions,

b) leur liaison,

c) leur connexion constante avec un quelconque système de pensée, qu’on pourrait nommer la connexion-in,

d) leur connexion « originaire » avec toutes les formulations, systématiques ou non, de la réalité : le tout faire et le tout dire, qu’on devrait dire la connexion-ex,

e) la maintenance des scissions, en leur opposition, liaison, connexion in et ex; ou, si l’on veut, la permanence de la Machine et de ses modules sur cinq millénaires au moins, depuis Sumer,

f) leur ordonnancement historial, très comparable au principe d’exclusion de Pauli. Les modules s’y suivent toujours dans le même ordre, comme mardi après lundi, février après janvier, mais aussi comme l’aurore après l’aube, l’adolescence après l’enfance, etc.,

g) la patéfaction qui les caractérise, ou le pouvoir de faire patent, manifeste, réel, le jeu machinal le plus abstrait, puisqu’il suffit d’en revêtir un objet physique quelconque.

Heidegger donne cette synthèse en sa conclusion, sans commentaire superflu. L’évidence ne s’explique pas plus qu’elle ne se raisonne. Elle se situe dans la synchronicité, la non-causalité jungienne, où les choses se constatent seulement. Mais il n’est pas défendu de l’éclairer par l’analogie.

Du Yetsira jusqu’à Vital, la Kabbale nous a proposé le double support de tout ésotérisme cyclique : l’Unité ou la Maintenance de l’En Sof à travers les cycles qui le constituent, comme la permanence de ce jour-là à travers les deux fois 12 heures de l’horloge. Et la Dualité du Jour ou de l’En Sof, tantôt dans le monde, tantôt hors du monde, Yin et Yang, continu et discontinu, lumière et ténèbre, etc., dualité qui semble douée d’un pouvoir de patéfaction ou de recréation au terme du cycle.

Ce sera, très généralement, une solution de liaison et une solution d’opposition, comme d’une part l’enfant devient un homme et, d’autre part, cet homme fait un enfant. Mais aussi comme le devenir devient le devenu dans l’actuel (en l’Unité) et comme le passé s’oppose à l’avenir dans l’inactuel.

Certains termes, ou modules, alors, apparaîtront communs à ce cycle-là et à ceux qui le suivent ou le précèdent, comme les besoins naturels à l’enfance, à l’adolescence, à l’âge adulte, à la vieillesse ou la présence de la lune aux différentes phases du mois lunaire, ou ce mois-là, d’août, en tous les jours du mois. Connexions-ex, en ce qu’elles débordent ce cycle ou cette phase, elles font la cohérence du cycle supérieur, même lorsque l’objet s’y présente autrement, dans le successif (de la civelle à l’anguille).

Mais d’autres termes ou modules apparaîtront divers d’un cycle à l’autre, les distinguant en effet. Ce pourront être la perception sensorielle de la première enfance, demi-concrète de l’adolescence, abstraite de l’âge adulte; ou la pleine lune ici, le dernier quartier là, la dormance ou l’élongation du bulbe de tulipe, la civelle ici, l’anguille là. Ces connexions-in, propres à chaque cycle, à chaque phase du cycle, à chaque degré de la phase, permettent la distinction entre divers objets, seraient-ils, grossièrement, les mêmes cycles.

Nous disons qu’une machine ésotérique fonctionne quand ses éléments, facteurs ou modules se présentent à la fois comme connexes à ce système-ci (par exemple le Pentateuque) et, au-delà de tout système, dans le tout-faire et le tout-dire, comme connexes à plusieurs ensembles, plusieurs cycles, qui ne sont en fait que des phases dans un cycle supérieur, comme la Création, la Justice, l’Amour en cette Grande Année.

Une bonne éducation, ainsi, tiendra compte de ces connexions-in avec le système de symbole physique propre à l’enfance et de ces connexions-ex avec l’ensemble des systèmes, de l’adolescence, de l’âge adulte, de la vieillesse, qui feront de l’enfant cet homme-là. Tout le monde sait que, si les connexions-in exigent que soit respecté le cycle d’alternance ou d’activité propre à l’enfant (qu’il dorme son compte d’heures, mange régulièrement, soit distrait ou laissé en repos), les connexions-ex demandent que soit réalisée, au devenir, prophétisée sa vie entière, dont le cycle d’enfant n’est qu’une partie : ce pourra être par l’enseignement de techniques précises, mais aussi par le transfert du savoir universel, des archétypes fondamentaux de la connaissance, de la similitude, de la création, de la justice, etc., comme par les contes de fées d’abord, les grandes œuvres sacrées ensuite.

Ce qui est bon pour cet objet, cet enfant-là, le sera pour un tout autre objet, comme l’Energie, qui se définit comme une « liaison » entre les termes : l’Energie est à la fois « vitesse » (e = hf) et « masse » (E = MC²) et une « opposition » entre eux : la vitesse n’est pas la masse, puisqu’on distingue l’objet doué d’une masse (le fermion) de l’objet sans masse mais doué d’une vitesse (le photon).

Comme toujours, la cohérence ici naît de la connexion-ex, qui unit, par l’énergie, toute masse à une vitesse; le discernement naît de la connexion-in propre à l’énergie-masse (la formule d’Einstein) ou propre à l’énergie-fréquence (la formule de Planck).

Or, le parcours de la Lumière traverse de fait les 4 scissions :

a) la Lumière-vitesse comme constante (dénuée de masse),

b) la Lumière-couleur ou apparentielle, rejetée de la matière,

c) la Lumière engrenée dans la matière, l’énergie-masse de la durée,

d) l’énergie libérée de la matière (ionisée) qui semble retourner à l’Espace, ou la Lumière sans doute redevient vitesse.

Si, de la vitesse à la masse, il y a patéfaction, création de matière, de la masse à la nouvelle vitesse constante il y a maintenance du phénomène, mais le double parcours, le double sens n’est constaté que dans « l’ordonnancement historial » : la succession calendérique de l’un à l’autre, l’horloge, la double liaison, les quelque treize mille ans qui séparent la fin d’une glaciation du début de la suivante et que tous les peuples nomment « la vie totale d’un dieu ».

Dieu se retire du monde, ont dit Cordovero, Vital et Herrera : voilà le temps de la grande chaleur, de la lumière dispersée, de l’août septembre de la Grande Année. Mais ce retirement même, il faut le nommer du nom d’un autre dieu, dira Baal Shem Tov ou le Besht (1700/1760).

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

BAAL SHEM

Une seule considération pourrait interdire d’inclure le Besht parmi les grands de la Kabbale. Le Yetsira est antérieur à toutes les quêtes kabbalistes; le Bahir et le Zohar, Cordovero et Louria sont les contemporains du prophétisme universel du 13ème siècle ou de l’ésotérisme – non moins commun à tous les peuples – de la seconde moitié du 16ème siècle. On peut même dire que le Bahir (les Sephiroth-vertus) et Le Verger des Grenades (Dieu séparé) ont été les initiateurs des prophétismes de leur temps. Mais Baal Shem n’invente pas l’essentiel de son message : le recours aux Gémeaux, à la Similitude, à la Fraternité.

Lorsque naît le Besht, vers 1700, tout le 17ème siècle a retenti de l’attente du Retour de la Colombe, prophétisé par les Carmes (et la grande sainte Thérèse déjà), par les « Compagnons » de Safed et ceux de saint Vincent de Paul, par la Cité du Soleil de Campanella, réalisé par les deux Témoins revenus, par les sectes de fraternité, par l’Imitation/conformité des saints, par le nouveau principe de causalité de Newton (les mêmes causes produisent les mêmes effets), etc.

Lorsque paraît la vie du Besht (en 1760) le mythe est si répandu qu’il nourrit les œuvres d’un Jean-Jacques Rousseau, d’un Mendelssohn et des recenseurs de l’Encyclopédie, qu’il a fait éclore le temps des Lumières. Pour ne rien dire de la Franc-maçonnerie spéculative (de « speculum » le spectacle, le regard, le reflet), dominante dans les Loges depuis 1728.

La différence entre ces novateurs et Baal-Shem est que les premiers sont revenus aux Gémeaux par un élan mystique (de la grande Thérèse à Vincent de Paul), puis par l’exercice même d’une pensée rationnelle (de Newton à Mendelssohn). Mais la pensée du Besht demeure essentiellement kabbaliste. Il unit seulement en lui, comme Aboulafia ou Louria, le messianisme des Hassidim du Nord et la sagesse des hommes du Sud, de la Sepharad (Espagne) et de la Palestine. C’est par le chemin du dénouement-déliement ou du tserouf qu’il atteint au saut du dilloug vers le dénouement-terme.

En un sens, il mène à son terme l’intuition de Cordovero, Louria et Vital. Puisque l’En Sof s’est retiré du monde, jusqu’à n’être plus qu’un point et puisque les Vases sont cassés, le Retour exige que les 288 « reflets » de Dieu reviennent un jour en leur origine, ne fût-ce que sous cet aspect ou sous ce nom-là. Car les étoiles dispersées se rejoignent en une autre galaxie; les structures ionisées (fermions) ont reconstitué leurs orbites, ce sont ces vitesses sans masse (photons) qui se réordonnent, en tant que telles, autour du dieu abandonné et reconstituent, par leurs éclats, la lumière même.

C’est ici la notion de Vase (anciennement le Graal et, bientôt, l’Urne aux Voix des Républiques) qui se substitue à la symbolique de l’Arbre. Renversé, l’Arbre puisait dans le ciel, dans l’En Sof, et nourrissait l’homme de ses fruits; maintenant, le mouvement se fait ascensionnel. La chute n’interdit pas la capillarité.

Mais, dans l’autre sens, du Tserouf, le prophète demeure un kabbaliste. Car, nécessairement, le renversement de sens entraîne l’inversion des vocables, et leur renouvellement. Aux délais sans cesse élargis que l’échec des prophètes et des messies impose au Peuple, le Besht oppose l’emploi de relais, calendériques, astrologiques, dans le sens du Retour. En bref : il ne suffit plus de défaire les nœuds : quand le monde est entré dans le temps de la dispersion, il faut tendre au rassemblement, à l’enchâssement des structures. Mais, également, il faut passer du temps de la connexion-in, de la cohérence passée, à la connexion-ex ou au discernement, qui seule peut ordonner le devenir.

Il faut reconnaître les structures pour ce qu’elles sont.

Or, c’est-à-dire qu’intuitivement ou par logique, le Besht réinvente ou pressent le vocabulaire de Heidegger, déjà contenu dans le Yetsira. La connexion-in (ou la Cohérence), qui assure la maintenance du cycle dans les cycles, conduit à l’opposition entre les termes, les modules, les scissions, et finalement, les cycles. Elle ne mène qu’à la Séparation, de Dieu du monde, et, dans le monde, du Peuple d’entre les peuples. Au contraire, la connexion-ex (ou le discernement), qui naît de l’opposition, assure la patéfaction de la nouvelle structure, en une nouvelle liaison.

Car un dieu ne dégénère pas, en cette phase de son entropie (le Besht dit : en sa caducité), pour ceux qui veulent le maintenir à force, sans qu’une autre phase du dieu ne s’annonce, patéfactrice ou créatrice d’une autre splendeur.

La Kabbale du Bahir et du Zohar, celle de Safed encore, annonçaient le Royaume pour plus tard; mais elles le voyaient comme une maintenance, un accroissement des biens et des trésors, ou un simple Retour de la foi d’Abraham, du génie de Moïse, de la gloire de David et de Salomon. Le Besht proclame l’Age d’Or imminent (puisque l’opposition exige le discernement, la connexion-ex), mais il prêche aussi que la future liaison ne naîtra pas de la maintenance ou du retour à des espérances dépassées.

Une de ses paraboles – la plus connue – raconte l’histoire du Roi qui fit construire autour de son château des remparts et des murs fictifs et entoura cette illusion de tous les trésors du royaume. Ceux qui venaient pour voir le Roi ramassaient quelque coupe d’or et s’en retournaient, comblés par le don. Quand le Fils viendra, il négligera le trésor, vestige d’un autre temps, il traversera les murs fictifs et sera reçu par son Père.

Fictives, les murailles n’en existent pas moins dans l’esprit de la Masse populaire, avide de posséder le vieil objet de son désir : elles sont le trésor même. La tâche des Justes doit être de montrer à la Masse l’énormité de son erreur, pour qu’elle secrète le Prince (mais viendra-t-il avant que le Trésor soit épuisé?).

Prophète, nous l’avons dit, le Besht n’en est pas moins l’un de ces Justes/Sages qui pratiquent rigoureusement le Tserouf, l’art des permutations. Ce qu’il invente vraiment, c’est que le retirement de l’En Sof et son futur englobement (la chute du monde et sa renaissance) demeurent des illusions ou des délires aussi longtemps que ne sont pas nommées – afin d’être discernées – les étapes du retirement et de la restitution, dans l’ordonnancement historial de l’horloge ou du zodiaque, qu’en d’autres livres j’ai nommé la forme vide N.

Dans cette « forme vide », la lumière sans masse, les entités-phases se suivent dans l’ordre immuable des 12, soit dans un sens direct : les Gémeaux après le Taureau, soit dans un sens précessionnel, à l’inverse. Dire que le Taureau rejoint les Gémeaux, c’est dire qu’il rejoint la phase de dégénérescence que viennent d’occuper les Gémeaux, comme l’adulte devient le vieillard que fut son père : ici, Dieu se retire et le monde chute. Dire que les Gémeaux se transforment en Taureau, ou le Poisson en Verseau, c’est dire que Dieu rejoint le monde ou que le monde se régénère. On trouvera plus loin le Tableau que suggère cette alternance (dans les Confections d’inventaire). On y verra comment les Gémeaux, puisqu’il s’agit d’eux, quittent la 4ème lettre (parmi les 4, dans le Poisson) pour épouser la 5ème lettre (parmi les 3, dans le Verseau); ou comment le Verbe-Pistis-archetypus, le Scorpion des Ténèbres, quitte la 9ème lettre (parmi les 3, dans le Poisson) pour accéder à la 10ème lettre (parmi les 4, dans le Verseau).

Le Verbe, Baal Shem l’a gardé pour lui : il est l’intuition des Justes. Mais le Semblable, il l’a répandu. Si tous les hommes sont frères, le juif n’est plus exclu, il n’est plus séparé. Par cette union nouvelle se fera la nouvelle Alliance du monde avec Dieu. Réintégrant l’humanité, le juif démontre que l’humanité peut et doit réintégrer Dieu.

Mais comme le Yetsira, le Zohar, le Verger des Grenades, l’enseignement du Besht n’est pas compris.

J’ai avancé, en d’autres livres, que toute la science du 19ème siècle, de Darwin à Freud, a eu pour objet d’innocenter le Père (le Peuple) du crime d’avoir trahi Dieu, par la circonstance atténuante (Dieu n’existe peut-être pas), par l’annulation de la loi ancienne, au profit de la révolution marxiste, et par l’inexistence même du crime, que le Père n’a pas commis, en sorte que sa mort, par la main d’Œdipe, n’est pas un châtiment, une malédiction divine, mais une persécution humaine, inadmissible : le complexe même du racisme, au regard du juif « frère » de tout homme.

Mais, tandis que le rationaliste (Engels, Marx, Freud) travaille à cette œuvre de justification, le Juste, encore religieux, affronte un autre problème : si le juif n’est pas à part, s’il n’est pas « autre », maudit, comment le dire encore l’élu? En vain les Purs de Vilna auront, dès 1722, opposé cet argument aux Hassidim de Baal Shem. Il ne peut être question de détruire une doctrine qui libère le Peuple (dès 1792/93, par les décrets de la Révolution, qui font du juif l’égal de tous les hommes) : il faudra « faire avec.

Très vite, la solution religieuse du problème sera le partage que nous avons dit : entre la Masse et le Juste (Tsaddik). Si, collectivement, le Peuple, devenu la Masse, seulement avide de participer aux biens répandus, se reconnaît, se veut semblable aux autres hommes, trahissant ainsi l’ancien anathème de IAV contre l’Idole, l’Image et la peur d’Isaïe (les deux Maîtres) et l’effroi d’Ezéchiel (Gog et Magog, démagogie et magie) et le refus même du Golem, les Justes, individuellement, garderont la parole sacrée.

Puisque les frères gémeaux (Abel/Caïn, Jacob/Esaü, les Dioscures, Romulus et Remus, les Deux témoins et les Deux Jean) ne firent jamais qu’opposer le conflit et la trahison, l’indifférence, la persécution au dieu de Justice, ils ne peuvent être les alliés du Messie à venir, de la Cité Nouvelle ou renouvelée, au temps de la Scheschina/Caper. Et, de fait, dans le Royaume du Capricorne, de la Terre Première, les Gémeaux occuperont la 6ème lettre, hors des 4 et des 3.

Il convient de le reconnaître : si la Masse rationaliste, et désormais sans Dieu, du petit tailleur jusqu’au banquier, ne va plus se soucier que du trésor, les Justes et les Lumières, par une autre corruption, vont changer la face – politique – du monde.

Du Bahir aux disciples d’Aboulafia, la kabbale du 13ème siècle avait mis en évidence le double sens du « dénouement » : le déliement et le terme. De l’incompréhension de cette scission, les Marranes étaient sortis.

Safed a mis en évidence le double sens de « terme » : d’une part, la limite, l’achèvement, qui conclut toute « maintenance », d’autre part l’inachevé, la partie de la phrase ou du problème mathématique, vocable, nombre ou phase (ce terme-là) et, de l’incompréhension de cette scission sont nés les faux messies, de Molcho à Zwi.

Baal Shem a mis en lumière le double sens d' »achèvement » : la rupture, la séparation et l’opposition, dans le sens de Vital, l’accomplissement, l’englobement, le recouvrement, vers une liaison nouvelle. Ou : l’échec, le découvert d’une part, le regain, le recouvrement comptable de l’autre.

Mais, si la rupture fait le découvert (l’isolement et le pogrom), elle ne fait pas nécessairement la découverte : les Justes ne trouvent rien que d’infinies controverses quant à la place des lettres, des nombres et des mots. Si le remembrement fait la recouverture (de l’alibi ou de la justification entre autres), il ne fait pas nécessairement le recouvrement-regain. Dans un cas, le discernable devient l’incohérent; dans l’autre le cohérent devient indiscernable. Les uns ne savent plus comment utiliser les 3, les 7, les 10, les 12; les pseudo-Justes. L’autre, la Masse, ne sait pourquoi elle œuvre et quelle sera la fin.

Ainsi se noue le Nœud nouveau, non plus entre la Forme et la Substance, comme au Temps de Tous les Saints, mais de l’Objet, incohérent ou contingent, au sens kantien, et du Sujet nécessaire, trop vite indiscernable. De la probabilité de position et de la quantité de mouvements de l’incommensurable « énergie », cette forme inlocalisable (elle n’est qu’une vitesse) ou cette matière incohérente (elle n’est que cette masse-là).

Le complexe se partagera toute la pensée occidentale d’abord, entre les théories de l’évolution et celles de la « catastrophe », entre le marxisme et le capitalisme, entre Freud et Jung aussi bien; puis, la pensée universelle. A la Masse, désormais hantée par le mythe de Justice, ne s’oppose plus le nouveau Juste : Abraham Lincoln ou Lénine. Mais s’y opposent le Planteur du Sud, le Mormon et l’Indien aux U.S.A. ou le Géorgien et l’Ukrainien, l’Afghan en U.R.S.S. : l’homme du pays à l’Etat, ou l’individualiste au démocrate ou l’orthodoxe au bolchevik, l’homme de Sion ou l’Ancien Juif à l’Etat d’Israël sans dieu.

Pas plus que les anciennes dialectiques du Séparé au Sud et de l’homme « pieux » au Nord, ou de la Rigueur et de la Clémence, la dialectique nouvelle, de la Masse et du Juste, ne rassemble le Peuple, ni, au-delà du Peuple, chaque peuple de l’Univers. Elle ne crée que l’horrible partage des « pays doubles » que sont l’Irlande et la Pologne, la Belgique, la Corée, le Congo, le Centre-Afrique, la Chine, le Nigéria jusqu’à l’extinction du Biafra, le Cambodge jusqu’à son martyre. L’Etat au Nord toujours (Moscou ou Washington), le pays du Sud (Géorgie ou Texas).

Frères Jumeaux mais ennemis…

La nouvelle cabale a recouvert le monde : elle ne sait que le déchirer.

 

Le palimpseste

Il serait cependant une autre vision de l’histoire des diverses kabbales en ces quinze siècles. En cette vision, de l’échec caraïte à celui des Marranes, des Marranes aux faux-messies et de ceux-ci aux Justes, l’effort des kabbalistes apparaît de plus en plus semblable au travail du fouilleur de ruines, en quête de la première des villes établies et qu’il nomme la 6ème, la 7ème, la 8ème, à mesure qu’il creuse plus profond, découvrant toujours d’autres ruines.

La Première ville, ou la dernière découverte, est toujours le Plus Grand Ancien, le dieu que le juif adore en ce moment de la quête, depuis qu’il a perdu le sien : le Souffle du Yetsira, le Min ténébreux du Zohar, que les Sumériens nommaient Enki et que d’autres circoncis d’Afrique nomment toujours Enkai, le Feu premier, l’Archer de Judah Halévy ou le Messie-roi à renaître, la Terre Première enfin, le plus antique royaume de la Scheschina de la cabale moderne.

Mais, tout le temps qu’il remonte ainsi les Temps, comme de la « science de la Balance » au Royaume de la Caper – par le Mi-Verbe et par l’Archer – vers le crime premier, le péché originel qui l’a privé de Dieu, l’homme de la Kabbale continue de pécher. Il continue de désespérer et de périr, car il continue de durer, de plus en plus mal, de plus en plus vieux et de plus en plus condamné, comme le fut, il y a quatre mille ans, puis trois mille, puis deux millénaires, le rejeton honteux de Sumer, l’ultime serviteur du Taureau, le chaldéen émasculé.

Chaque jour qu’il consacre à sa quête, à ses fouilles, est un jour qui l’approche un peu plus de sa fin. Car la voie qu’il choisit et que sa quête lui impose le situe dans le sens entropique des Temps (Balance – Scorpion – Archer – Caper) et non pas dans le sens révélateur ou précessionnel des ères (Bélier – Poisson – Verseau). En ce sens de la mort, il ne trouve que sa mort, frère en effet de tout homme, victime de son impatience ou de son désespoir.

Il est vrai que, successivement, la rose est rouge ou blanche, comme se succèdent les jours ou les peuples ou les hommes, et que, simultanément, sont l’épine et la fleur, comme la nuit qui revient et le jour qui s’en va, ce peuple qui dépérit et celui-là qui se lève. Mais c’est ensemble que sont la rose rouge et la blanche, c’est successivement que la lumière croît et qu’elle dépérit.

Dès la préface de ce livre, il a été noté que le dénouement-déliement n’est pas une rupture, car le fil demeure, et que le dénouement-terme n’est pas un retour, car une couleur différente succède à celle qui précéda, le Nouveau toujours à l’Ancien. Il faut aller plus loin : contrairement à ce que croit le mauvais cabaliste, le dénouement-terme fait rupture : lorsque l’objet physique finit, il n’est plus là, qu’il s’agisse d’une fleur ou d’un cycle ou d’un peuple. Mais le dénouement-déliement fait retour, car il n’est qu’une manière de dénouer la faveur qui liait le bouquet.

Ce secret que, du Yetsira au Besht, ont redit vingt quêteurs pénétrants, il suffisait, pour qu’en retentisse de nouveau l’écho, de la rencontre hasardeuse d’un mot de H.A. Simon, du beau livre de Casaril et d’une œuvre de Heidegger dans un esprit disposé.

Mais on sait bien qu’en ce point, l’autre versant de la Masse n’est plus du tout le Juste, ni même l’homme du pays, c’est le témoin du dehors, l’homme de la Machine, que furent aussi Jarry, Roussel, Kafka ou Reich, le marginal que rejettent – avec quelle virulence! – la gnose scientiste et juive de Princeton et, derrière elle, le Peuple libéré, fraternel et maître du trésor.

 

Jean-Charles Pichon      7 août – 26 septembre 1984

LA MACHINE DU YETSIRA ET DE HEIDEGGER

Légende :

Les 3 Sepharim (ou Rayonnants) etc. sont 1, 2 et 3 ou 1, 11 et 12,

c’est aussi le passage, dans l’Actuel, du devenir au devenu,

mais aussi la Liaison, en Aleph.

Les 4 scissions ou 4 en Dieu sont I (les Transformations du Temps-Vitesse), II (ses formes dans l’étendue ou Apparence-Couleurs),

III (le Temps-durée, en pensée et en masse), IV (la fin de toute durée, l’ionisation de la masse ou la suprême Nécessité), ou le Souffle, le Souffle du Souffle, l’Eau du Souffle, le Feu de l’Eau.

Mais ces 4 se situent dans les deux sens : du Passé au Devenir (la patéfaction) et du Devenu à l’Avenir (la maintenance),

en 5, la maintenance est Mêm, en 9 la patéfaction est Shin,

la troisième lettre-mère, Aleph s’identifie au cercle 10 : l’ordonnancement historial.

Les 7 sont alors ces 3 points de repère et les 4 nombres : 1, 4, 7 et 10 :

1 en liaison,

4 en connexion-in,

7 en opposition,

10 en connexion-ex.

Par exemple, les 3 sont en IAV les 3 de Feu (Bélier, Lion, Sagittaire) et les 4 sont les 4 de Vérité : Bélier, Cancer (en in), Balance (en opposition), Capricorne ou la Scheschina (en ex).

Le Souverain-Lion est en 5 (Mêm) et le Sagittaire en 9 (Shin) : c’est le dieu du Nombre ou de l’Arche.

Les 3 sont en l’Ichtus d’Eau (Poisson, Cancer, Scorpion ou le Soter, la Sagesse et le Verbe). Les 4 sont les 4 du Bien : Poisson, Gémeaux (in), Vierge (en opposition), le Grand Arkhon (en ex).

L’Arche Arkhon est monté de 9 (parmi les 3) à 10 (parmi les 4),

le Cancer (Serpent puis Sagesse) est tombé de 4 (parmi les 4) à Mêm en 5 (parmi les 3).

Le Scorpion, Pistis-Verbe, absent du décompte de IAV (en huit) est maintenant en 9, le Shin parmi les Trois.

Absents également du décompte de IAV, en 3, les Gémeaux sont tombés en 4 (parmi les Quatre).

Absente du décompte de IAV (en 6), la Vierge est tombée en 7 (parmi les Quatre).

Les 3 sont en l’Esprit Libre d’Air (Verseau, Gémeaux, Balance pour Liberté, Fraternité, Egalité). Les 4 sont d’Harmonie ou du Beau : Verseau, Taureau créateur (in), Lion-hiérarchie (en opposition), Scorpion ou Lumière interne (ex en tant qu’Archetypus).

Les Gémeaux sont tombés de 4 (parmi les Quatre) en 5 (Mêm, parmi les Trois); le Scorpion-Verbe est monté de 9 (parmi les Trois) en 10 : connexion-ex et ordonnateur historial.

Etc.

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

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LES PRECIS RIDICULES – I (1) –

 

Créées par Elisabeth Meichelbeck, les éditions Cohérence ont publié, dans les années 80, d’importantes oeuvres de Jean-Charles Pichon. C’est avec l’aimable autorisation de Jean-Charles Brickmann que j’entreprends de mettre en ligne certaines d’entre elles.

1982

Préface

 

1

 

Le but de toutes les quêtes humaines : mystiques ou mythologiques, philosophiques ou scientifiques, est la connaissance ou la reconnaissance ou la naissance (création) de ce qui est.

Or, selon les époques, ne sont glorifiées que celles-ci ou celles-là : tantôt les quêtes irrationnelles, totémiques, religieuses, théologiques, théosophiques, tantôt les quêtes rationnelles des philosophes ou des savants, technites macédoniens, urbanistes, médecins, techniciens, technocrates.

Pour n’étudier que l’histoire des quatre derniers millénaires, nous voyons que la quête irrationnelle a dominé l’humanité de – 2 000 à – 500 plus ou moins et, de nouveau, depuis l’an 0 jusque vers 1650. La quête rationnelle a dominé dans les cinq derniers siècles avant J.-C. et, de nouveau, depuis 1650.

Mais que s’est-il passé à la jointure de ces périodes, vers – 600/ — 550 ou vers 1560/1610, puis vers – 250/200 ou depuis 1900? C’est-à-dire : comment l’humanité passe-t-elle de l’irrationnel au rationnel et à l’inverse? Cela n’est jamais éclairci.

En effet, le rationalisme se présente toujours comme un progrès définitif sur l’obscurantisme médiéval : il n’est donc pas question qu’il s’étudie lui-même, dans ses prolégomènes ou dans ses origines.

A l’inverse, l’irrationnelle croyance au dieu nouveau : IHV, l’IHS ou l’Esprit (pour ne parler que des dieux occidentaux) se présente comme un salut définitif : il rejette dans le paganisme ou la mythologie les ésotérismes antérieurs.

Pour le double motif, les œuvres de transition ne sont pas étudiées ou ne le sont pas sérieusement. Les vocables qui les caractérisent : visions, fantasmes, délires, ne tendent qu’à en affirmer le caractère ridicule, d’autant plus ridicule que les ouvrages transitoires se prétendent plus précis.

En notre époque, tout particulièrement, on dira que ce dédain ne se conçoit que trop bien. Comment prendre au sérieux un système du monde fondé sur les visions d’Ezéchiel ou celles d’un libertin, les 12 de Platon ou les 12 de Kant, les simplifications d’un Lie Tseu ou d’un Jung, les hallucinations de la Kosmopoiia ou de Marcel Duchamp?

Autant vaudrait croire à l’ésotérisme des tribus ou à l’alchimie médiévale, à l’idéalisme, au catégorisme, au taoïsme, aux archétypes, aux structures de l’hermétisme ou à celles du Grand Jeu!

Dieu merci, nous n’en sommes plus à croire en Dieu!

Mais est-ce bien sûr?

Que se passerait-il s’il se révélait, au contraire, que des œuvres si diverses mais également folles, ne cessent, au cours des siècles ambigus, de formuler une seule et même réalité, le Réel même, sauf du fanatisme religieux et de l’illusion rationaliste?

Aussi bien les religions successives que les périodes sans dieu n’auraient-elles pas pour principal souci de rejeter ou d’abolir de tels appareils systématiques, moins ridicules que maudits?

Cette malédiction se présente comme permanente, bien qu’elle s’applique de manière toute différente selon l’époque et selon l’appareil.

1) Tantôt, comme dans le cas d’Ezéchiel ou de Nuysement, l’œuvre n’est pas entièrement ignorée, mais réduite au niveau de l’élucubration, ce qui interdit qu’elle soit sérieusement étudiée. Vision de poète ou d’occultiste, voilà tout!

2) Tantôt, la gloire du philosophe, Platon ou Kant, interdit le mépris. C’est alors sous le poids des commentaires et des études qu’on tente d’étouffer le précis, les nombres de Platon, les catégories de Kant, présenté comme un jeu ou comme la faiblesse d’un esprit génial par ailleurs. Des dizaines d’ouvrages ne citent même pas, consacrés à Platon, les Cercles du Timée, ou, consacrés à Kant, les tableaux de celui-ci.

3) Mais la méthode la plus courante est l’exclusion.

a) Lie Tseu n’est pas reçu dans les Annales de Se-ma-t’seu; à de certains moments son existence est niée. L’ouvrage de Jung et de Pauli n’est pas encore traduit de l’allemand en français trente ans après sa parution, etc.

b) Le plus surprenant des textes hermétiques, la Kosmopoiia, est demeuré inconnu ou noyé dans les lourds recensements d’érudits, qui le sacrifient volontiers à un quelconque « traité de teinture ». L’admirable étude de Carrouges sur Les machines célibataires de Jarry, de Roussel, de Kafka, etc., est encore inconnu, vingt-six ans après sa publication.

Jarry, Roussel, Kafka eux-mêmes, ridiculisés de leur vivant, ne sont étudiés que littérairement et non comme les prophètes qu’ils furent. S’ils ne sont pas morts jeunes et misérables, ils ont achevé leur vie par un suicide (Roussel, Kammerer).

Une si permanente malédiction infirme l’hypothèse que les huit précis puissent être seulement ridicules : on ne maudit pas l’imbécile et moins encore huit imbéciles qui, par des cheminements différents, en sont venus à dire la même chose.

La peur et non le mépris explique que les hermétistes ignorent la Kosmopoiia, les officiels chinois Lie tseu, l’ésotérisme kabbalistique Ezéchiel, les alchimistes Nuysement, les philosophes le Nombre de Platon et la grille de Kant, nos académies Jung, nos universités Carrouges, etc.

La peur de quoi?

Jung lui-même donne ici une première réponse : « Ce n’est pas dans un domaine déjà connu que l’on découvre de nouveaux points de vue, mais c’est dans des endroits délaissés, évités et même discrédités ». Ne sont-ils pas discrédités à cause des points de vue qu’ils présentent?

Car, ce qui est vrai des huit précis l’est de bien d’autres, dont certains datent de quatre mille ans et plus : les terres cuites de Sumer, les 12 inversés de Tâbi-Outoul-Enlil, et dont les autres : l’Alice de Lewis Carroll ou l’Igitur de Mallarmé, sont de même détournés de leur sens, pour ne point parler des grandes œuvres mathématiques d’un Wronski ou d’un Heaviside, dont la simple mention est toujours interdite.

2

 

Mais, parmi tant de précis, pourquoi seulement les huit que présente ce livre?

Je pourrais dire qu’il fallait se restreindre, sous peine de s’égarer et d’égarer le lecteur par un trop grand nombre de textes. Je pourrais aussi donner le choix comme prémédité, puisqu’il promène l’esprit à travers des époques, des peuples, des fonctions les plus divers, démontrant ainsi la pérennité et l’universalité de la quête en question.

La vérité est autre : je n’ai pas choisi.

Des huit appareils étudiés, à l’exception de l’ouvrage de Jung, sept ne m’ont pas quitté pendant vingt ans, malgré une fuite parfois éperdue devant les exigences de mon temps et les contraintes de l’Etat, de Paris à Neuville, de la Nièvre à la Bretagne, des Cévennes en d’autres lieux.

Ils avaient chacun son histoire.

Ma première bible m’a été donnée par mon premier ami; Les machines célibataires par l’une de mes premières amies. Le livre de Lie tseu fut aussi un don, le don involontaire d’un voleur, et le Festugière qui contient la Kosmopoiia fut le produit d’une erreur, car ce n’était pas l’ouvrage que j’avais voulu me procurer. Vingt fois en ces vingt ans, j’ai entrepris l’étude de la Critique de la Raison pure ou de la République de Platon sans parvenir à prendre au sérieux les tables de l’une et les calculs de l’autre.

De même, c’est bien souvent que j’ai relu le Livre d’Ezéchiel, le Locus Solus de Roussel, le Docteur Faustroll de Jarry ou la Kosmopoiia de Leyde avec la volonté de comprendre.

Mais, en moins d’une semaine, du 4 au 10 mai 1979, les sept œuvres me sont apparues claires et, au bout de la semaine, Jean-Marie Lepeltier m’apportait le huitième appareil, le livre de Jung, introuvable en France. La même semaine enfin, un autre de mes amis, André Bouguenec, m’avait prêté le Janus d’Arthur Koestler, sachant que le dénuement où je vis m’interdit d’acheter des livres.

Ridicule?

Ou bien quoi?

 

 

Première partie

 

DU MEME

A L’AFFERENT

 

I

Les juifs :

EZECHIEL

 

Le texte :

4 – Je vis, et voici un vent de tempête venant du nord, et une grande nuée, avec des fulgurations d’un feu tout resplendissant; et elle renfermait une sorte de métal brillant, en plein feu.

5 – Les 4 vivants – Elle contenait aussi la ressemblance de quatre être vivants et voici quel était leur aspect : ils ressemblaient à des hommes. 6 – Chacun avait quatre faces et chacun avait quatre ailes. 7 – Leurs jambes, bien verticales, avaient des sabots de bovins et étincelaient comme l’airain poli. 8 – Des mains d’homme prolongeaient leurs ailes sur leurs quatre faces, les quatre ayant leurs faces et leurs ailes. 9 – Leurs ailes étaient jointes l’une à l’autre : ils ne tournaient pas en marchant, chacun allait droit devant soi. 10 – Et voici la ressemblance de leurs faces : une face d’homme, une face de lion à droite (à tous les quatre), une face de taureau à gauche (  ) et une face d’aigle (  ). 11 – Et leurs ailes (  ) étaient déployées, deux se joignant par le haut et deux couvrant leur corps. 12 – Chacun allait devant soi; là où l’esprit les faisait aller, ils allaient, ils ne se retournaient pas. 13 et 14 (dans la version des Septante) – Et, au milieu des êtres vivants, était comme une forme de charbons ardents, comme un aspect de lampes circulant au milieu des vivants et (ou) un éclat de feu, et du feu sortait l’éclair.

15 – Et je regardai les vivants, et voici sur le sol une roue auprès d’eux, sur leurs quatre faces.

16 – Les 4 roues – L’aspect des roues et leur matière étaient comme du tarchich, et toutes quatre étaient semblables; leur aspect et leur structure étaient comme une roue engagée dans une roue. 17 – Elles allaient sur leurs quatre côtés et ne se retournaient pas dans leur marche. 18 – Leurs jantes étaient d’une hauteur effrayante, entièrement recouvertes d’yeux.

19 – Quand les vivants allaient, les roues allaient à côté d’eux; quand ils s’élevaient, elles s’élevaient aussi. 20 et 21 – (redites).

22 – Au-dessus des têtes des vivants, il y avait comme un firmament, pareil à un cristal éblouissant, au-dessus des têtes. 23 – Et, sous le firmament, se dressaient leurs ailes, l’une contre l’autre, et chacun en avait deux (autres) qui couvraient leur corps. 24 – Le bruit – Et j’entendais retentir leurs ailes, quand ils allaient, tel le bruit des grandes eaux, tel le tonnerre du Tout-Puissant; tel le tumulte d’une armée quand ils s’arrêtaient et laissaient retomber leurs ailes. 25 – (redite).

26 – Le trône – Au-dessus du firmament, qui était sur leurs têtes, se voyait comme un saphir qui ressemblait à un trône. L’homme de métal – Et, sur cette semblance de trône, il y avait comme une apparence de semblant d’homme. 27 – A l’intérieur et à l’extérieur (de l’homme) je vis du métal brillant, semblant de feu, depuis ce qui paraissait ses reins vers le haut; et, depuis ses reins vers le bas, je vis un semblant de feu, qui rayonnait autour de lui.

28 – L’éclat – Tel l’arc dans la nuée en un jour de pluie, tel apparaissait l’éclat dont il resplendissait. Telle était l’apparence de la gloire de Yahvé (IHV).

Reçue par Ezéchiel dans la trentième année (selon le verset 1) ou dans la cinquième année du roi Yoyakin (selon le verset 2), cette vision est le premier appareil minutieusement décrit par lequel on a tenté de définir l’Etre en soi. La première date donne : – 568, la seconde : – 593.

Ces deux dates englobent tout le Livre d’Ezéchiel, dont les visions s’échelonnent entre la 6ème année (- 592) et la 25ème (- 573). Si la vision de l’appareil est antérieure à toutes les autres, le Livre n’en est que l’éclaircissement; si elle leur est postérieure, le Livre est le récit de la quête qui y conduit.

Dans tous les cas :

a) historiquement, la vision et le livre se situent dans les trente premières années de la Captivité de Babylone (- 598/568),

b) matériellement, la vision décrit les 3 et les 4, alors que le livre ordonne essentiellement les 12 (tribus).

Les 3 de la vision sont : les Vivants, les Roues et les Semblances, chacune de ces structures étant au nombre de 4.

Seules, les 4 faces vivantes et les 4 semblances sont définies, les 4 roues simplement nombrées.

Les 4 faces sont le Taureau (de Terre), l’Aigle (d’Air), le Lion (de Feu) et l’Homme : elles se réfèrent à la très ancienne symbolique des quatre Eléments, où l’Homme fut toujours le Poisson (Dumuzi, Oannès, Ounis/Osiris).

Les 4 semblances sont le Bruit (des ailes), le Trône, l’Homme et l’Eclat.

Les 3 semblances du bruit sont : les grandes eaux, le tonnerre et le tumulte d’une armée,

les 3 semblances de la partie supérieure sont le Firmament, la Pierre (cristal ou saphir) et le Trône,

les 3 semblances de l’Homme sont l’homme lui-même, le métal et le feu,

les 3 semblances de l’Eclat sont l’arc, la nuée et la pluie.

Les 4 semblances, ainsi, sont 12, comme les tribus, mais également comme le produit 3 X 4.

Le Trône (firmament/saphir) est au-dessus du Bruit; l’Homme (métal/feu) est sur le Trône; l’Eclat (dans la nue et la pluie) enveloppe l’Homme. Plutôt qu’ascension d’une trinité à l’autre, il y a englobement d’une trinité par l’autre, du Bruit par le Firmament, du Firmament par l’Homme, de l’Homme par l’Eclat.

A l’inverse, les quadrilogies sont contenues dans chacun des trois : les 4 faces en chaque vivant, les 4 roues sur les 4 côtés de chaque vivant, les 4 semblance en l’Etre.

Enfin, chaque vivant lui-même est défini triplement : par les 4 faces, les 4 ailes et les charbons-lampes.

C’est-à-dire qu’aucun des 4 n’est défini autrement que par les 3, aucun des 3 autrement que par les 4; le 12, jamais nombré, ne cesse d’être présent.

Les roues ne sont pas aussi nettement trinitaires que les autres symboles. Le prophète distingue en elles, pourtant, les trois composants de tout être : leur aspect (de roues), leur structure et leur sens (ou le sens de leur marche, dialectisé).

En cette symbolique, l’aspect, la structure et le sens des roues ne sont pas autres que les faces, les lampes et les ailes des vivants, ou les trois semblances du Bruit (le tonnerre, les eaux, l’armée), les trois semblances du Supérieur (le saphir, le trône et l’homme), les trois semblances de l’Homme (en soi, le métal et l’éclat) et les trois semblances de l’Eclat (l’arc, le métal et la pluie).

Enfin, toutes ces trilogies fragmentaires ne sont pas autres que la trilogie-totalité : les Vivants, les Roues, les Semblances.

Le Nombre de l’ensemble est :

1 X 3 X 4 X 3 = 36,

lisible aux quatre niveaux :

– en l’Unité au 1er niveau : l’Etre,

– en la Trinité au 2ème,

– en la Douzaine au 3ème,

– dans les trois douzaines au 4ème.

Le livre d’Ezéchiel

Au premier regard, le Livre d’Ezéchiel semble d’un autre auteur. Ne s’y retrouvent ni les décomptes ni la symbolique même de la première/dernière vision. Une lecture plus approfondie situe cependant l’œuvre sur les 3 plans de l’Histoire (ou du sens), de la Vision (ou de l’aspect) et de la Symbolique (ou de la structure), ainsi que l’Introduction.

1) dans le sens, le Livre raconte l’histoire de l’Etre IHV à travers ses divers séjours, depuis l’antique Babylone, la cité taurique ou khérubine, jusqu’à l’époque d’Ezéchiel : la captivité de Juda en cette même Babylone. Puis, il prophétise l’avenir de Jérusalem sur 430 ans : 390 ans de désastres (-593/ -203)  et 40 ans de « retournement » (-203/ -163), à travers les grandes invasions perses, égyptiennes, hellénistiques (Gog et Magog), etc., jusqu’à la Jérusalem future.

2) dans la vision, le Livre décrit les 4 séjours en les situant :

– au Nord, la cité khérubine, de Terre,

– à l’Orient, la vision des deux Aigles et de l’Arbre, symboles d’Air,

– au Midi, la Jérusalem nouvelle, que symbolisent le Trône, le Roi et le Lion, symboles de Feu,

– à l’Occident, les grandes Eaux, par l’inondation desquelles renaîtra la race du Seigneur, ou, d’une manière plus générale, l’Homme (Poisson).

3) dans le symbole, les clés du Livre demeurent les structures d’Israël : les 12 tribus.

Ces 12 tribus ne sont pas immédiatement identifiables aux 4 X 3 de l’Introduction. Mais :

a) les 4 de l’Introduction se répartissent sans peine entre les 4 Eléments : le Taureau/Chérubin est de Terre, l’Aigle d’Air, le Lion de Feu, l’Homme d’Eau,

b) les Eléments se juxtaposent aux Cardinaux,

c) les 12 tribus se répartissent dans les Cardinaux et cette répartition conclut le Livre.

Le problème est ici que, tout au long du Pentateuque, les 12 tribus n’ont pas présenté la même signification. La Tradition y reconnaît 4 symboliques différentes, la 4ème étant la figure d’Ezéchiel :

la 1ère (Genèse, 29-30 et 35, 16-18) raconte les naissances des Enfants de Jacob,

la 2ème (Genèse, 49, 1-28) est contenue dans les bénédictions de Jacob à ses fils,

la 3ème (Deutéronome, 33) est contenue dans les bénédictions de Moïse aux tribus.

De même que l’explication de l’Introduction renvoie au Livre, celle du Livre renvoie à la Bible tout entière. Car, à l’inverse de l’analyse rationnelle, qui procède du Tout vers la partie, l’explication symbolique procède de la partie vers le Tout : aucune symbolique ne s’éclaire hors de l’Etre.

La Genèse

La figure d’origine donne è enfants à Lia, première épouse de Jacob :

4 fils dans un premier temps : Ruben, Siméon, Lévi, Juda,

2 fils et 1 fille dans un deuxième temps : Issachar, Zabulon et Dina,

2 fils à la servante de Rachel (Zilpha) : Gad, Aser,

2 fils à Rachel, la seconde épouse : Joseph, Benjamin.

Chacun de ces enfants, à l’exception de la fille, est défini par une bénédiction soit de Lia, soit de Rachel. Mais ces bénédictions ne peuvent être rattachées aux grandes symboliques, élémentales ou zodiacales entre autres.

Au contraire, ce rattachement est aisé dans les bénédictions de Jacob sur son lit de mort, bien que celles-ci ne soient plus que 11, car Jacob lui-même est le Patriarche, le Bélier.

Le parallélisme entre les deux séries de bénédictions révèle déjà comme une première évolution dans la symbolique des 12 fils.

Gustave Doré Prière de Jacob

 
 
 
 

Ruben rachète de l’Humiliation – Jacob le nomme : l’Eau Profonde,

Siméon rachète de la Haine et Lévi attache ou « est attaché » – Jacob les        nomme Frères (jumeaux),

Juda est la Louange – Jacob le nomme le Lion,

Dan est la Justice – Jacob le nomme la Vipère,

Nephtali est le fruit du Combat – Jacob le nomme Biche (ou le Chêne,           dans une version première?),

Gad est la Bonne Fortune – Jacob le définit par la Balance,

Aser est le Bonheur – Jacob le définit par le Pain,

Issachar est le Salaire – l’Ane selon Jacob,

Zabulon est l’Honneur – le Rivage, selon Jacob,

Dina n’est pas bénie,

Joseph rachète de la Honte – Jacob le nomme le « rejeton de l’Arbre »,

Benoni, le Béni, devient Benjamin, le Bien-Aimé, pour Jacob, qui le définit   par le Loup.

Dans le zodiaque de Sumer, ainsi que dans la tradition grecque, le Loup (Lycus) a le sens de l’Archer, du Sagittaire, signe de Feu.

Ainsi, les fils de Rachel/Bilhia sont d’eau (Dan), d’air (Nephtali, l’Arbre ou le Verseau), de terre (Joseph ou la Caper, rejeton de l’Arbre) et de feu (Benjamin).

Ruben est d’eau, Siméon/Lévi d’aire (les Gémeaux), Juda de feu,

Gad est d’air (la Balance), Aser de terre,

Issachar est de terre, Zabulon d’eau.

3 sont de terre : Joseph, Aser et Issachar,

3 d’eau : Ruben, Dan et Zabulon,

3 d’air : Nephtali, Siméon/Lévi, Gad,

3 de feu : Benjamin le Loup, Juda le Lion et Dina l’innommée.

Celle-ci écartée, Jacob lui-même sera la 3ème structure de feu : le Bélier.

Les bénédictions de Jacob seront tenues pour prophétiques, car les maudits (Ruben, Siméon, Lévi) et l’oubliée seront de fait exclus des syncrétismes béliques. Les quatre glorifiés se partageront la gloire d’Israël : Joseph au temps du triomphe en Egypte, Benjamin au temps de Moïse, Dan au temps des Juges et Juda au temps des Rois.

Les Nombres

Le dieu de Moïse, l’Arche, est un dieu de Feu, parmi les Eléments. C’est aussi un dieu du Nombre, parmi les Sciences. Les bénédictions de Moïse, ainsi, ne sont plus fondées sur le zodiaque mais sur les nombres.

Deux recensements les explicitent. L’un au départ du Sinaï (Nombres, 2); l’autre à l’arrivée à la Terre Promise, quarante ans plus tard. Les deux dénombrent un peu plus de six cent mille hommes adultes; mais ils révèlent aussi comment certaines tribus ont crû pendant l’Exode, et d’autres se sont affaiblies.

a) 4 ont décrû : Siméon (de 37 000 hommes), Ruben, Gad et Nephtali,

b) 4 ont crû très modérément, de 300 à 3 000 hommes : Ephraïm, Dan, Juda et Zabulon,

c) 4 ont gagné de 10 000 à 12 000 homes : Benjamin, Aser, Issachar et Manassé.

Les deux tribus de Joseph : Ephraïm et Manassé, sont donc celles qui reçoivent les bénédictions les plus éclatantes. Joseph possède les fruits de la terre, le Taureau le symbolise.

Glorieux aussi sont Benjamin, le gardien de l’Arche; Aser, la Préservation, que protègent ses verrous et dont les pieds baignent dans l’huile; Issachar, aux tentes bien remplies.

Zabulon domine dans les « traversées », Dan n’est plus le Serpent mais le Lion. L’ancien Lion de Jacob, Juda, est humilié : qu’il prenne sa cause en mains!

A Ruben est souhaitée non seulement une longue vie, bien que son nombre ait diminué. Son territoire sera occupé en partie par le Moabite. Gad n’est pas prolifique mais « il accomplit la justice ». Nephtali prendra possession de la mer.

Le plus malheureux, Siméon, est considéré comme maudit : Moïse l’exclut de ses bénédictions.

Il est clair que ces trois premières définitions des tribus recouvrent :

1 – la réalité structurelle ou succession des naissances,

2 – la symbolique élémentale et zodiacale (les bénédictions de Jacob),

3 – l’évolution historique, car c’est l’obéissance même des tribus aux ordres de IHV, leur force, leur puissance, leur foi qui motivent leur croissance ou leur déclin.

Juda et surtout Siméon n’ont pas réalisé les espérances que Jacob avait placées en eux. Joseph a conquis le royaume terrestre, en Egypte. L’exode ne l’a pas abattu, mais, en quarante ans, ses tribus ont crû de 72 700 hommes adultes à 85 200.

La tribu de Benjamin n’a gagné que 10 000 hommes (de 35 400 à 45 600), mais c’est en elle que Moïse place son espoir : dans l’ancien Loup devenu le lieu de l’Arche.

Désormais, l’ancien ésotérisme est révolu. Renonçant au partage élémental, Moïse lui-même instaure l’ésotérisme nouveau.

Les cardinaux

Le nouvel ésotérisme est cardinal. Dès le départ du Sinaï, Moïse en a posé les termes, par l’ordre de marche des tribus.

Avant sa mort (et le franchissement du Jourdain), il en ébauchera la seconde figure, par le partage des territoires transjordaniens, et le Livre de Josué tout entier ne sera guère que l’achèvement de cette seconde figure.

Le tableau terminal d’Ezéchiel en constituera la troisième, ouvrant sur un ésotérisme tout autre.

A – au départ du Sinaï (Nombres, 2), l’ordre de marche est tel :

à l’orient : Juda, Issachar, Zabulon (de Lia),

au midi : Ruben, Siméon, Gad (de Lia et Zilpha),

à l’occident : Ephraïm, Manassé (= Joseph) et Benjamin (de Rachel),

au nord : Dan, Aser, Nephtali (des servantes).

B – l’ordre de partage est tel :

à l’orient du Jourdain, Moïse a remis les territoires conquis

aux 3 tribus : Manassé, Gad et Ruben,

à l’occident du Jourdain,

3 tribus : Benjamin, Juda et Siméon auront le Midi, qui englobera Jérusalem et Bethléem,

3 tribus auront le Septentrion : Nephtali, Zabulon, Issachar,

3 tribus auront l’Occident et les rivages, du nord au sud : Aser, Joseph (Ephraïm/Manassé) et Dan.

C – A la fin de son Livre, ayant partagé toute la Palestine, de Hamath à Cadès, du septentrion au midi et de l’orient vers l’occident, entre les 12 tribus, Ezéchiel prophétise que la Cité future s’ouvrira par 12 portes :

au nord, les portes de Ruben, Juda et Lévi (jusqu’alors dépossédé de tout territoire, comme tribu des prêtres ou lévites),

à l’orient, les portes de Joseph, Benjamin et Dan,

au midi : les portes de Siméon, Issachar et Zabulon,

à l’occident, les portes de Gad, Aser et Nephtali.

A première vue, rien ne permet de comparer les 3 figures : la 1ère est une figure de combat, la 2ème une figure de possession, la 3ème toute symbolique. En outre, le double jeu Siméon/Lévi et Manassé/Ephraïm (ou Joseph) modifie même, d’une liste à l’autre, les dénominations tribales.

Cependant, cette confusion n’est somme toute que l’effet du partage quadrilogique. Le regroupement trinitaire des tribus y révèle d’évidentes correspondances.

Par exemple :

de A : Juda, Issachar, Zabulon

et de C : Siméon, Issachar, Zabulon

révèlent que Juda et Siméon sont la même « personne » triadique.

De A : Dan, Aser, Nephtali

et de C : Gad, Aser, Nephtali

révèlent qu’il en est de même pour Dan et Gad.

Puis, de A : Ephraïm, Manassé (= Joseph), Benjamin

et de C : Dan, Joseph, Benjamin

révèlent que Dan et Ephraïm sont de même personne.

Le rapprochement des deux premières figures révèle d’autres correspondances.

De A : Juda Issachar Zabulon

et de B : Nephtali Issachar Zabulon,

que Nephtali supplée à Juda.

De A : Dan Aser Nephtali

et de B : Dan Aser Joseph,

que Joseph supplée à Nephtali.

Enfin, le rapprochement des trois figures fait découvrir d’autres constantes : Aser et Benjamin ne se retrouvent jamais dans la même trinité, c’est-à-dire que l’un supplée à l’autre; Zabulon et Issachar sont toujours associés : ils ne peuvent donc se suppléer, etc.

L’ésotérisme d’Ezéchiel

Au temps de la captivité de Juda, les tribus ont été depuis longtemps dispersées. Presque toutes ont connu leur période de rejet ou d’exil : Siméon, Benjamin, Juda. L’ésotérisme en est entièrement aboli et le Douze lui-même est devenu inintelligible, car les tribus ne sont plus 12, mais 13, en dédoublant Joseph en Ephraïm ou Manassé, ou 11, en comptant Joseph pour 1 et en dépossédant Lévi.

Plutôt que le temps des 12 dieux homériques, c’est le temps des 7 Sages en Grèce.

D’où la nécessité d’un autre ésotérisme.

Si en -573, Ezéchiel tente encore de ressaisir les 12 tribus par l’ésotérisme cardinal, en -568 il en rejette la possibilité.

Les 3 sur lesquels il fonde son appareil sont le Vivant, la Roue et la Semblance, non différents des anciens Ka (le pouvoir, la vie), Akh (la connaissance/vérité) et Ba (l’âme/reflet de l’Etre ou la vertu de similitude) de la Grande Egypte.

Des équivalences définies :

a) Joseph Nephtali Juda Siméon,

b) Dan Gad Issachar X,

c) Aser Benjamin Zabulon Y,

se déduit la symbolique trinitaire des Portes.

Vivants                                 Roues                        Semblances

Joseph                                  Dan                            Benjamin

Nephtali                                 Gad                                 Aser

Siméon                               Issachar                        Zabulon

Juda                                   Ruben         ou Lévi

en sorte que, à chacune des Portes, se retrouvent les 3 structures de l’Etre.

Mais le même jeu sera jouable si je remplace

Joseph par Nephtali, Siméon ou Juda                                    3 X 4 = 12,

Dan par Gad, Issachar ou Ruben (Lévi)                                 3 X 4 = 12,

Benjamin par Aser, Zabulon ou Lévi (Ruben)                      3 X 4 = 12,

_____

36.

Au-delà, je peux remplacer

Nephtali, Gad ou Aser par les 3 autres structures de même personne               36

Siméon, Issachar ou Zabulon                                                                                       36

Juda, Ruben ou Lévi                                                                                                       36

_____                                                                                                                                             144.

Le jeu semble dérisoire. Il l’est si peu qu’il contient l’une des clés de l’ésotérisme universel.

Par exemple, Benjamin, maître au tir à l’arc (Chroniques, I, 8, 40) et dépositaire de l’Arche jusqu’au règne de David, a incarné le Feu dans l’Elément, ou le Sud dans l’ésotérisme cardinal, conjointement avec le Lion et le Bélier. Dans l’ésotérisme trinitaire, il est le prophète du Messie (Elie, Tobie sont de cette tribu), c’est-à-dire une Semblance, un Ba, conjointement avec Aser, Zabulon et Lévi (ou Ruben).

Aser, de Terre en Ishtar ou Esther (Isis ailleurs), est maintenant la Vierge d’Israël, de laquelle doit naître l’Oint, selon Isaïe.

Zabulon, d’Eau en Oannès-Ounis, deviendra le Poisson même ou l’Ichtus Jésus.

Rejeté pendant deux millénaires, l’antique Seigneur de l’Eau Profonde Basis-Ruben sera un jour Pistis, la Pitié, par le daïmon de Socrate, puis le Verbe de Jean.

Mais le 4ème composant du Ba ou de la Semblance sera le dieu du Double, gémellique (les Deux Témoins, puis les Deux Jean) en qui revivront les Frères Siméon et Lévi.

De son choix entre ces entités Ezéchiel ne fait pas mystère. C’est la Semblance qu’il situe au-dessus des Vivants et des Roues; et, parmi les semblances, c’est l’Arc, dans la nue un jour de pluie, qu’il choisit pour symboliser l’Eclat divin.

Cet Arc, cependant, n’est plus celui du Grand Guerrier Arès, mais c’est celui d’Eros. Ou celui de l’Ixion mis en croix de Pindare. Platon s’en souviendra.

Quatorze siècles d’ésotérisme (-2 000/ -600) s’abolissent ici, qui se fondèrent sur la matière : la Terre Promise. Car, toutes les traditions le disent, la Vierge est morte, l’antique Vierge de Terre, et l’heure n’est pas venue de la mère virginale du Bouddha ou de l’Hermès : Maya/Maïa/Maria.

Maintenant, toute matière s’abolit : la nielle détruit le blé, la rouille ronge le fer. Seuls les nombres demeurent pour restaurer les formes éternelles, au-delà des apparences. Le dieu de Feu encore, en tant que dieu du Nombre, en sa tribu privilégiée : Benjamin.

La mort

Un dernier mot : la destruction de la matière entraîne l’incompréhension de la vie et, donc, le refus épouvanté de la mort. Dans les temps qui vont suivre, de -600 à -200, la mort sera unanimement proscrite. Mais Ezéchiel encore ne cesse d’y revenir. Elle est présente tout au long de son Livre, salvatrice et renouvelante.

L’Arbre de l’Orient meurt, mais Dieu le plantera de nouveau, quand l’heure en sera venue (dans l’ère du Verseau, où règnera Nephtali). A chaque massacre succède une sorte de renaissance : les ossements même retrouvent leur chair et se rassemblent, au lendemain du grand combat. Quand son épouse meurt (XXIV, 17), Ezéchiel reçoit l’ordre du Seigneur « de ne pas porter le deuil, de se couvrir la tête, de se chausser, de ne pas voiler sa barbe et de ne pas accepter le pain qu’apportent les gens ». Car il ne convient pas de pleurer les morts.

Quatre siècles passeront avant qu’un tel message soit de nouveau compris, et  six siècles, de -600 au Christ, avant qu’il retentisse par la voix même d’un dieu : « Laisse les morts enterrer les morts ».

Jean-Charles Pichon 1982

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LES PRECIS RIDICULES – I (2) –

II

Les Grecs :

PLATON

 

Le texte

Pour la génération divine, il y a une période qu’embrasse un nombre parfait. Pour celle des hommes, au contraire, c’est le plus petit nombre dans lequel certaines multiplications, dominatrices et dominées, progressant en trois intervalles et quatre termes, arrivent finalement, par toutes voies d’assimilation, croissance ou décroissance, à établir, entre toutes les parties de l’ensemble, une correspondance rationnellement exprimable.

La base épitrite (de ces opérations), accouplée à cinq, multipliée trois fois, fournit ces deux harmonies, dont l’une est faite d’un nombre également égal et de cent pris autant de fois, alors que l’autre est faite, partie de facteurs égaux, partie de facteurs inégaux, à savoir de cent carrés de diagonales rationnelles de cinq, chacun diminué de un, ou de cent carrés de diagonales irrationnelles, diminuées de deux, et de cent cubes de trois.

C’est ce nombre géométrique tout entier qui possède une telle vertu, de commander aux bonnes et aux mauvaises naissances, et quand, par ignorance, vos gardiens accoupleront à contretemps des jeunes femmes à des jeunes hommes, il en naîtra des enfants qui ne seront favorisés ni de la nature ni de la fortune (République, VIII, 546 a-c).

Numériquement, les deux harmonies sont donc telles :

a) un nombre inconnu mais quantique, c’est-à-dire défini par son quantum, comme 12, en tant qu’Unité, n’est que 12 fois son 1/12 – multiplié cent fois,

b) une succession de facteurs égaux : 100 X 3³ = 900 et une succession de facteurs inégaux, que Platon tente d’égaliser par les deux calculs : 100 carrés de diagonale 5, c’est-à-dire de surface : 12,5, puisque, selon le théorème de Pythagore, C² + C² = D² et que la surface égale C². A 1/12,5 près;

ou 100 carrés de diagonales irrationnelles, non définies, à 2/x près.

Le nombre approché est ici : 12,54 X 100 = 1 254.

Harmonique de 1 254 + 900, le nombre inconnu ou parfait des générations divines est alors 2 154, aux approximations humaines près. Mais, jouant des 3, des 4, des 5 et des 12, le nombre ne peut être que 2 160, à 6/2 160 ou 1/360 près.

Le 1/3 de 2 160 est 720,

le 1/4 de 2 160, 540,

le 1/5 de 2 160, 432 ou 216 X 2.

Le 1/12 de 2 160 est 180 : le quantum du nombre « tout entier ».

L’addition des deux successions humaines peut s’écrire :

5/12 + 7/12 = 12/12,

au lieu de 900 + 1 260 = 2 160.

L’appareil se présente sous la forme numérique :

Ce sera ce nombre, 2 160, que retiendront la plupart des platoniciens : Cicéron, Ptolémée. Quant aux astronomes, de Hipparque à Kepler, leurs propres calculs les conduiront à des nombres divers, plus proches de 2 160 ans chez Hipparque, plus proches de 2 150 ans chez Kepler.

Je remarquerai que, si l’on choisit pour « nombre des générations divines » 2 154, le 1/100 en est 21,54, et sa « base épitrite » est la racine 21,54 : 4,64,

en sorte que le nombre harmonique est : 4,64 X 4,64 X 100.

Or, ces deux nombres fondamentaux : 4,64 et 2,154, présentent des particularités remarquables, à ma connaissance uniques.

L’un est – en absolu – le carré de l’autre, à l’infini :

0,464 X 0,464 = 0,2154,

4,64 X 4,64 = 21,54,

46,4 X 46,4 = 2 154, etc.

Mais les puissances de 2,154, à l’infini, donnent une série répétitive des 3 nombres : 2 154, 464 et 1 (ou 10 en ses puissances) :

2,154 X 2,154 = 4,64,

4,64 X 2,154 = 10,

10 X 2,154 = 21,54,

21,54 X 21,54 = 46,4,

46,4 X 2,154 = 100,

100 X 2,154 = 215,4,

215 X 2,154 = 464,

464 X 2,154 = 1 000, etc.

Si bien que le calcul de Platon n’est pas seulement valable pour l’ère précessionnelle de 2 154 ans, mais pour bien d’autres temps, ésotériques ou non, telles les successions scientistes utilisées en biologie et dans l’étude des ondes hertziennes entre autres : 10², 10³, 10⁴,10⁵, etc.

Il se conçoit sans peine pourquoi le philosophe, s’il n’est pas mathématicien, se scandalise d’un tel texte, et en souffre s’il honore Platon : il préfère le passer sous silence, ainsi que quelques autres nombres, non moins ridicules (5 040, le 4ème démon, 360).

Une réponse à ce philosophe risque d’être plus longue et plus confuse qu’un simple commentaire mathématique[1]. Elle ne peut se fonder que sur l’œuvre entière de Platon, et particulièrement les trois ouvrages où interviennent des nombres : la République, le Politique, le Timée.

Mais, d’abord, il faut expliquer la quadrilogie « nouvelle » que dénomme le texte cité : l’assimilation, la désassimilation, la décroissance et la croissance. Ce ne peut être sans dire quelques mots des deux siècles qui séparent Ezéchiel de Platon.

Les précurseurs

Tout l’ésotérisme des tribus s’est fondé sur deux réalités (successivement et simultanément) : leur répartition, zodiacale, élémentale ou cardinale d’une part, leur peuplement ou malédiction temporelle.

Mais la Justice réelle, matérielle, a été la fusion de cette répartition et de cette dynamique dans une seule entité : le Foyer, le Clan, la Phratrie, la Tribu, d’où le maudit était exclu et les restants re-répartis, soit comme Siméon et Lévi en Un (les Frères), soit comme Joseph en Deux (Ephraïm et Manassé).

Hors de la Justice, une telle fusion n’est plus réalisable, puisque les Tribus n’ont plus de sens défini et que les Clans ont disparu d’Egypte, sont menacés dans l’Inde, n’existent plus en Grèce.

Quand naît Platon, les Eléates, puis les Sophistes n’ont cessé, depuis un siècle, de disserter de la figure (localisable) et du mouvement (cohérent ou incohérent) comme d’entités contradictoires, antinomiques.

Les partisans de la Figure en sont venus à ne plus croire qu’aux sensations (particulièrement la Vue), c’est-à-dire au reflet, qui double le modèle, à l’image, à l’idole. Les partisans du Rythme en sont venus à ne plus croire qu’aux sens vectoriels, que doivent révéler des lois ou principes applicables à chaque cohérence.

Les fondements de la dialectique platonicienne, ainsi, sont les deux sens : sensoriel dans le visible (la voie de l’Opinion), rythmique dans l’invisible (la voie de la Vérité).

Parménide est l’auteur de la distinction entre Opinion et Vérité : c’est assez dire laquelle des deux voies il choisit.

A l’inverse, Héraclite affirme que « nous nous baignons et ne nous baignons pas dans le même fleuve », car, si le fleuve en soi est toujours le même (la Vérité de Parménide), les eaux, en leurs figures, y sont toujours diverses. Si les lois nous ramènent à l’éternel retour, les figures nous font accéder aux mondes de la métamorphose.

Illustration Pierre-Jean Debenat

« Et les âmes, ajoute-t-il, s’exhalent de l’humide ». C’est-à-dire que les figures s’exhalent du sec.

De -500, l’époque de Parménide et Héraclite, à l’époque de Platon, d’innombrables philosophes ont répété le premier et proscrit la Figure au nom de la Vérité. Moins nombreux mais plus géniaux, cinq ou six mythologues ont poursuivi leur quête dans la voie de l’Ephésien : Pythagore, Diotime, Empédocle, Socrate. Ils ont multiplié sans fin les figures de la métamorphose et annoncé le dieu futur, soit sous sa figure de Poisson (Pythagore), soit par la loi nouvelle qu’il viendra instaurer : la Sympathie d’Empédocle, l’Amour-daïmon de Diotime et de Socrate.

Entre les deux sens, Platon ne choisit pas. Il voit clairement que la voie savante se résout en sophisme. Car l’enchaînement nécessaire (de la cause à l’effet) est une vue de l’esprit, et c’est ainsi que, successivement, les Eléates ont pu démontrer que tout naît de l’Eau ou du Feu ou de l’Air.

Mais la voie de l’Opinion n’est pas plus sûre. Car elle permet de constater les choses mais non d’établir entre elles le moindre enchaînement logique. En outre, ce qui est constaté n’est pas nécessairement ce qui est. Dans l’apologue de la Caverne, Platon compare les voyants à des gens enfermés, enchaînés, dans une grotte où passent des ombres qu’ils prennent pour les ombres de leurs gardiens. Mais ce ne sont que les ombres des figurines que leurs gardiens promènent au-dessus d’un mur.

Ni Parménide ni Héraclite, du reste, n’ont ignoré la relativité de leur doctrine propre. Pour ce qui est, au-delà du dicible ou la cohérence, ils s’en sont remis à la déesse virginale, dominatrice à leur époque. Si Parménide met son propos dans la bouche de la déesse, c’est à l’Artémis d’Ephèse que Héraclite dédie son œuvre.

Mais Platon n’adore pas la Vierge morte et qu’il sait éclatée en déesse matérielle, toute livrée au profane (l’antique déesse de Terre), et la spirituelle, peut-être porteuse du futur daïmon. Son dieu est l’antique dieu des combats, Arès, dont il fait le dieu du Bien : Eros, toujours archer mais dont les flèches touchent au cœur.

Or, en l’Arche, l’Archer est aussi le dieu du Nombre, et le dieu de la direction, du Sens, en tant que Sagittaire : Celui qui envoie (la flèche ou le messie).

Pour Platon, la Dialectique se fonde sur ce Nombre, dissociatif ou associant, qui permet de situer les figures, et sur ce sens ou Direction, progressif ou dégressif, croissant ou décroissant, qu’il nomme, conjointement, l’Idée, tout à la fois figure, puisque localisable, et rythme cohérent : métaphore et vérité.

De ces deux directions numériques,

a) l’une mène du monde sensible des figures au monde éternel des lois (toujours exprimées par des nombres),

b) l’autre mène du monde cyclique des lois à la succession des figures, que les nombres permettent aussi de localiser.

Si les figures se multiplient, par désassimilation, les directions perdent de leur cohérence (et, surtout, cette seule direction qu’a proclamée une loi particulière, telle que la loi de causalité). La loi ne se vérifie plus.

Si les figures se raréfient, par assimilation, les nombres retrouvent une cohérence (parfaite quand la figure ne se distingue plus) et la loi se vérifie.

Les deux directions numériques dès lors se présentent également comme axées de l’Unité vers le Multiple, ou du Multiple vers l’Unité; ou de l’Invisible au Visible et à l’inverse; ou du Même à l’Autre et de l’Autre au Même, etc.

Dans tous les cas, l’intervalle « moyen », dialectique, s’impose comme une 3ème voie ou dimension. Par exemple, l’Etre et le Non-Etre sont présents à tous les degrés de la pensée (cohérente ou non) et de l’espace (discernable ou non). Ou bien : le devenir n’est nulle part sans matière, ni la matière sans devenir. L’intervalle moyen (l’Instant) situe le point où les contraires : le passé en figure et ou possible s’équilibrent, non plus dans l’espace mais dans le temps.

Aux 4, devenus des termes ou limites, de l’association, de la dissociation, de la croissance et de la décroissance, s’adjoignent les 3 intervalles ou dimensions, que Platon nomme toujours le Vrai (de la loi), le Beau (de la figure), mais aussi le Bien : l’accord ou l’équilibre.

Si, cependant, Platon parle souvent des 4 Termes et des 3 Dimensions, il ne s’en explique pas davantage, sinon confusément. Car le Vrai n’est lui-même qu’une des Idées dont la somme dialectique est le Bien; et les 4 seuils ou termes de l’Harmonie ne sont pas autre chose que des passages (ouverts au saut) du Vrai au Bien, du Bien au Beau, du Beau au Vrai ou à l’inverse.

Après avoir longuement tenté de définir les 4 par les Eléments, puis par des volumes réguliers : Terre = Cube, Air = Octaèdre, Feu = Tétraèdre, Eau = Icosaèdre, Platon renoncera à toute figuration des 4 qui ne soit circulaire ou sphérique (dans le Timée).

Le 1er appareil : mathématique

Les nombres « nuptiaux », des générations divines : 2 154, et des générations humaines : 1 254 et 900, ont hanté Platon toute sa vie. Après avoir tenté de leur donner une base mathématique dans la République, il tentera de leur donner une base cosmologique dans le Politique, puis d’en créer une figure géométrique, dans le Timée.

Comme ces œuvres s’échelonnent entre -368 et -361, dans la pleine maturité du philosophe, il faut bien croire que les nombres représentent l’essence même de sa philosophie.

Le plus difficile est assurément de concevoir comment ils sont venus à sa connaissance. De même que la Vision d’Ezéchiel, il se peut qu’ils lui aient été imposés, par intuition, puis vérifiés par l’expérience ou confirmés par diverses théories.

Mais, sinon ces nombres mêmes, les rapports qui existent entre eux ont pu être le fruit d’une recherche mathématique, dont le nombre 5 040 nous livrerait la clé.

En effet, établissant numériquement sa Cité des Idées, Platon écrit que « les chefs de l’idéale cité sont au nombre de 5 040 ».

Or 5 040 est le nombre de combinaisons obtenues avec 7 composants :

1 X 2 = 2 combinaisons,

1 X 2 X 3 = 6 combinaisons,

1 X 2 X 3 X 4 = 24 combinaisons,

1 X 2 X 3 X 4 X 5 = 120 combinaisons,

1 X 2 X 3 X 4 X 5 X 6 = 720 combinaisons,

1 X 2 X 3 X 4 X 5 X 6 X 7 = 5 040 combinaisons.

L’inversion de ces nombres donne la série des factorielles inverses qui, à l’infini, rend compte de la durée d’un corps radioactif et que Platon semble prendre comme le terme de toute Durée :

1/1 + 1/2 + 1/6 + 1/24 + 1/120 + 1/720 + 1/5 040, etc.

Ce terme est (e-1) ou 1,718 à l’infini.

Platon ignore le nombre e-1 mais il connaît la fraction 12/7, équivalente (1,714), obtenue dès 1/5 040.

Si je donne à l’Unité la valeur : 1 260 = 7/7, 12/7 = 2 160 et la série des factorielles inverses, moins l’Unité, vaut : 2 160 – 1 260 = 900.

Corrigés de 12/7 à e-1, ces nombres seront : 1 256 + 904 = 2 160.

Il suit que, des deux nombres humains, l’un, 1 254 exprime l’Unité (l’être en soi) ou la période harmonique où l’Etre se manifeste et se révèle, et l’autre, 900, nombre la durée matérielle de cet Etre, dans une harmonique divine de 2 154 = 1 254 + 900.

Mais que se passe-t-il dans l’intervalle entre 1 254 et 900?

Ou, si l’Unité d’un homme s’accomplit en 125,4 ans et si durée est de 90 ans, que se passe-t-il, au-delà de sa mort, dans les 35,4 ans qui restent?

Pas plus que le commun des mortels, Platon ne peut répondre à cette question. Il dirait que son propos n’est pas la vie de cet homme-là, mais la vie d’un dieu, sur 2 154 ans.

Le 2ème appareil : cosmologique

Qu’est-ce que la vie d’un dieu pour l’humanité, sinon le temps où ce dieu se manifeste, se révèle et dure?

Sur un peu plus de 2 000 ans, le Créateur avait régné, sous la forme zodiacale ou matérielle du Taureau, du 5ème millénaire au 3ème; puis, sur un peu plus de 42 générations de 49 ans selon les juifs, le Justicier achevait son cours, comme de -2 100 à 0, sous la forme zodiacale du Bélier ou matérielle de la justice tribale.

Platon invente le nombre 2 154.

Mais il sait que, sur ce temps, 1 254 ans ont formulé et révélé le dieu, à travers les 12 figures (4 X 3) et 900 ans contiennent sa dégénérescence, à la fois par la multiplication dissociative de ses figures et la décroissance de ses œuvres ou de ses tribus.

Il y a donc un temps où les Idées adviennent, s’organisent, se réalisent et un temps où elles dégénèrent, perdant de leur cohérence à cause de leur dissociation.

Si le premier temps est celui des figures mythologiques, harmonieuses, unies et désunies, le second est celui des lois, de la nécessité que nous nommons durée et où les phénomènes n’opèrent qu’en un seul sens, de la cause à l’effet, du passé à l’avenir, selon les lois.

On sait que Platon nomme « Cercle de l’Autre », le monde des figures, où s’opposent la même chose et la chose contraire, selon que les figures sont associées ou dissociées; et qu’il nomme « Cercle du Même », le monde des lois ou de la science, où la même cause produit toujours le même effet, dans l’Etre même.

Il imagine que, lorsque Dieu commande (le temps de la Hiérarchie et de l’Ordre), un rapport constant s’établit entre la même figure et la figure différente, dans l’Autre. Alors, l’humanité accomplit l’Etre, par la Création, la Justice ou l’on ne sait trop quoi encore, qu’Empédocle a nommé la Sympathie et Diotime l’Amour.

Lorsque Dieu et les dieux s’absentent, s’éloignent ou abandonnent, seule la nécessité des lois commande, que les Hellénistiques bientôt nommeront Tyché, la Fatalité. L’homme a l’illusion, ou peut-être le pouvoir de régir seul sa destinée, qu’achève nécessairement la mort.

Platon a donné le nombre : 1 254 à la première période et le nombre 900 à la seconde. Entre les deux périodes (1 254 – 900 = 354) quelque chose s’instaure, qui n’est pas l’harmonie divine de l’ancien dieu et pas encore l’harmonie divine du prochain; ni la figure dépassée (le Passé) ni le devenir encore seulement probable (l’Avenir).

La Loi permet le passage. Elle en inverse le sens, car elle ne connaît pas le temps réel (du devenir au devenu) mais seulement le temps inverse, rationnel (du passé-cause à l’avenir-effet).

C’est ce passage rationnel que Platon veut établir numériquement mais aussi cosmologiquement, puisque le rationnel a besoin d’une explication, d’une causalité.

Il écrit, dans le Politique : « Cet univers, le nôtre, tantôt la divinité guide l’ensemble de sa marche et conduit l’ensemble de sa révolution circulaire; tantôt elle l’abandonne à lui-même, une fois que la révolution atteint en durée la mesure qui sied à cet univers; et il recommence alors à tourner dans le sens opposé, de son propre mouvement ».

Le sujet du chapitre où s’inscrit cette phrase est l’inévitable passage de la Royauté à la Polis à un certain moment de l’Année ou Ere que nous appelons « précessionnelle », passage qu’ont marqué, à la fin du 6ème siècle, les disparitions du Roi dans la Rome étrusque, dans Juda libéré, à Sparte et dans bien d’autres lieux légendaires ou non. Mais, ayant raconté longuement l’Histoire de l’humanité « depuis les origines » et montré qu’un même rythme, infiniment plus vaste, préside aux renouveaux et aux effondrements des civilisations, Platon signale « quelle lourde faute il a commise en rattachant ce rythme à deux espèces d’homme : le royal et le politique », car le propos va bien au-delà.

S’il est notable dans la destinée de tout Etat et dans le cadre de l’ère de 2 154 ans, il l’est également dans des périodes plus longues (la Grande Année de 12 ères) et des périodes beaucoup plus courtes, telles que l’année solaire ou le jour de 24 heures.

Dans tous les cas, semble dire Platon, une Unité de temps étant déterminée et la durée totale trouvée, aux 12/7 de cette Unité, un renversement se produit dans la période qui sépare l’Unité, 7/7, de sa lente destruction, 5/7. Cette période vaut évidemment 7/7 – 5/7 = 2/7.

Dans le cadre de l’Etre, elle vaut :

1 254 ans – 900 ans = 354 ans.

Ce décompte n’est pas donné dans le Politique, mais dans le Timée : il y est précisé que le nombre du renversement n’est autre que le nombre commun aux révolutions des 8 corps célestes : le Soleil, la Lune, la Terre, Mercure, Venus, Mars, Jupiter et Saturne, c’est-à-dire, ces deux dernières révolutions étant considérablement plus longues que les autres, le nombre commun aux révolutions de Saturne et de Jupiter.

Selon les estimations contemporaines, la révolution de Jupiter s’accomplit en 11 ans et 265 jours, celle de Saturne en 29 ans et 166 jours. Au temps de Platon, ces estimations étaient un peu moins précises (ou les révolutions des deux astres différentes) : elles correspondaient à peu près à 12 ans pour Jupiter et 29,5 pour Saturne.

12 X 29,5 + 354[2].

Le 3ème appareil : ludique

Relativement précis dans sa formulation mathématique, le 2ème appareil cependant ne se laisse pas aisément représenter ni concevoir.

Si, en effet, le temps se retourne au terme d’une certaine période (les2/7 de l’Unité), est-ce à dire que, pendant cette période, les vieillards vont rajeunir, les enfants redevenir fœtus et les fœtus néant? Non seulement Platon le suggère, mais il ne craint pas de décrire minutieusement l’impossible phénomène (impossible selon la loi) : sur des millénaires dans le cadre de la Grande Année, sur des siècles dans l’Ere précessionnelle, sur des années au cours d’une vie d’homme, sur des mois dans l’année, sur des heures dans le jour, la lumière, la nature, la puissance de l’esprit, le dieu qui la dispense, Dieu qui contient les dieux se restaurent, se régénèrent, contre toutes les lois savantes.

On voit bien qu’il en est ainsi dans le jour de 24 heures, dans l’année de 12 mois. Il peut s’admettre qu’il en soit de même dans certaines existences animales ou humaines, mais comment le concevoir au-delà, à l’échelle de l’humanité?

Puis, ce mystérieux temps de renversement, où le prendre? Si je soustrais les 354 ans des 1 254, une période de 900 ans (1 254 – 354) s’ajoute à la période dégressive de 900 ans, et le nœud de renversement se situe entre la renaissance et le déclin. Si j’ajoute le nœud aux 900 ans de déclin, le plaçant entre le crépuscule et l’aube, il ne tient plus en l’éclatant Midi de l’ère mais en son Minuit.

Enfin, si je suppose deux nœuds, aux antipodes du temps, il me faut soustraire non pas 360 ans de 2 160 (ou 354 de 2 154), mais deux fois 360 ans. Je ne joue plus des nombres : 1 260 et 900, mais des nombres : 900 + 360 + 900 + 360, sur 2 520 ans et non plus 2 160, etc.

Mais, surtout, je ne fais pas comprendre comment, dans un cercle défini, tel celui des 24 heures, jouent en réalité deux cercles : l’un, de croissance et de décroissance de la ténèbre, l’autre de la croissance et de la décroissance de la clarté, car ces deux cercles ne sont qu’un.

Le Timée tente de répondre à ces questions. Il y parvient de deux manières : par la démonstration géométrique et par l’invention d’une mathématique nouvelle. Mais, à y regarder de près, la démonstration et l’invention ne sont que des jeux.

a) le jeu géométrique. Les deux cercles du Timée ne sont qu’un en même temps que tangents et inscrits l’un dans l’autre. Ils sont aussi sept cercles (pour dix divisions), et l’on comprend que tous les commentateurs du texte y perdent leur grec.

Pourtant, comme toujours, Platon est d’une précision extrême dans la description de sa « machine ».

Le premier cercle est constitué d’une bande (d’étoffe ou de papyrus) retournée et collée en ses extrémités l’endroit contre l’envers.

Si je partage cette bande retournée, que nous appelons aujourd’hui bande de Moebius, dans le sens de la longueur, je n’obtiens pas deux cercles, mais un seul cercle, double du cercle primitif.

Un nouveau partage dans le sens de la longueur me donne enfin deux cercles, inscrits l’un dans l’autre. Etc.

Ce sont ces deux circonférences que Platon nomme le Cercle du Même (ou de la science) et le Cercle de l’Autre (du reflet, de l’opinion droite), c’est-à-dire le Cercle de la Loi et le Cercle de la Figure.

Toute disposition des deux cercles dans la 2ème dimension ou le plan place l’un des diamètres en prolongement de l’autre, avec un chevauchement d’autant plus important que l’inscription sera plus prononcée.

Les précédents calculs de Platon ont donné les nombres : 900, 354 et 1 254 ou, en arrondissant aux nombres fractionnellement divisibles : 900, 360 et 1 260.

Pour un diamètre de 1 260, la partie inscrite du diamètre est 360 (CB) :

Si AD + 2 160, ou 12 X 180,

AB et CD égalent 1 260 ou 7 X 180,

AC et BD égalent 900 ou 5 X 180,

CB = 360 ou 2 X 180.

CB n’égale plus 2/7 de l’Unité 1 260, mais 2/12 de l’ensemble 2 160.

Ce n’est cependant qu’une des positions réciproques possibles des deux cercles.

Si le cercle circonscrit CD est toujours égal à lui-même (de diamètre 1 260), les deux parties du cercle inscrit AB croîtront ou décroîtront inversement l’une de l’autre. C’est-à-dire que, si AC décroît, CB décroît, et à l’inverse.

b) le jeu numérique. Dans le même Timée, Platon s’efforce de déterminer certains de ces emplacements privilégiés de C.

Il établit que, si A est en 1 (l’origine) et D à l’infini (Q/0), B se trouve nécessairement en 2 et C en 12/7 de la totalité ou 5/7 depuis A.

Il suit que, de B à D, les nombres clés seront toujours des nombres entiers, que Platon définit comme des puissances de 2 : 4, 8, 16, 32 ou des puissances de 3 : 9, 27, 81, etc.

Et que, de A à B, les nombres clés seront des racines de 2 et de 3, carrées, cubiques, etc.

Mais, naturellement, Platon ignore les puissances et les racines. S’il retrouve, comme par intuition, les nombres : 2, 3, 4, 8, 9, 16, 27, il ne peut qu’approcher les racines, par les fractions qu’il invente :

12/7 ou 1,714 pour racine de 3 : 1,732,

7/5 ou 1,4 pour racine de 2 : 1,414,

etc[3].

Si bien qu’un 3ème schème vient s’adjoindre aux deux précédents :

Que l’appareil fût apparu pendant vingt siècles comme le plus ridicule des Précis, cela n’a rien de surprenant. Mais, dans ce cas, sont ridicules de même les logarithmes de Neper, le nombre e-1, ou 1,718 comme terme de la série des factorielles inverses (comprise entre 1,5 ou 12/8 et 12/7) ou le nombre 2n2 = 8 pour n = 2 dans la double série des corps chimiques et des électrons orbitaux.

Pour le savant contemporain comme pour Platon, la limite différentiel/intégral est le nombre 2, et le spin 2 différencie l’électron localisable (fermion) de celui qui ne l’est pas (boson).

Quant au nombre 7/5, localisé aux 6/10 de la durée d’un électron (sur 12/7), il est encore sensiblement le point où apparaît la première résonance de l’électron entré en précession, c’est-à-dire le point de sa première néguentropie ou retour à la cohérence dans le cours normal de son entropie ou processus de destruction.

Il faut cependant reconnaître que de telles recherches ne sont pas le propos de Platon que, dans le Timée, anime l’esprit de jeu et non de science.

On le constate par l’étrange série de nombres qui conclut sa quête et que personne n’a su expliciter :

1  9/8  81/64  4/3  27/16  243/128  2  3  4  8  9  16  27  32  64  81

Il est remarquable, ici, que, si la série des nombres entiers se compose de puissances de 2 et de 3 (ainsi, naturellement, que des puissances de 4), les fractions comprises entre 1 et 2 établissent une série de rapports entre puissances, mais cette série n’apparaît pas comme régulière, si bien qu’elle a pu ne pas être remarquée.

Mon hypothèse, fondée sur l’obsession platonicienne de découvrir un rapport constant entre 3 et 4, est que :

a) dans un premier temps, Platon a tenté d’établir une succession régulière entre les puissances de 3 et les puissances de 4, telle que :

et il a découvert qu’elle était décroissante.

b) dans un deuxième temps, Platon a tenté d’établir une succession régulière entre les puissances de 2 et les puissances de 3, telle que :

3/2² = ¾ = 0,75, 3²/2³ = 9/8 = 1,125, 3³/2⁴ = 27/16 = 1,687

et il a été surpris de la découvrir croissante,

bien que deux nombres au moins fussent communs aux deux séries :

3³/4² = 3³/2⁴ = 1,687,

3⁴/4³ = 3⁴/2⁶ = 1,265.

En établissant son étrange série autour de 4/3 = 1,333 :

1  9/8, 81/64, 4/3, 27/16, 243/128, 2,

il établit de fait une série telle qu’elle est progressive en valeur, de 1 à 2, mais progressive, inversée, puis de nouveau en termes de puissances :

Si la bande de Moebius supprime l’antinomie de l’association et de la dissociation (puisque le partage du cercle en 2 redonne un seul cercle), le rapport des puissances de 3 et de 2 abolit l’antinomie de la croissance et de la décroissance : il rend évidente, au plan mathématique, la possibilité d’une inversion de sens entre 1,265 et 1,687 dans le cadre d’un sens unique, celui de la progression.

Celui qui a permis ce double prodige n’est ni le dieu du Même ou du Rythme, ni le dieu de l’Autre ou des Figures; c’est une troisième entité, le dieu de la Création, de l’Imagination, du Jeu, que Platon nomme le démiurge, puisque, en -360, l’ancien Créateur taurique n’est plus que ce démon.

Les 3 et les 4

Nombrer le prodige est une chose, le définir philosophiquement une chose toute différente. D’une certaine manière, toute l’œuvre de Platon se résume en cette prétention.

a) Le Politique et les Lois traitent du Cercle du Même et montrent comment les civilisations, puis les humanités se détruisent et se recréent, comme la nuit détruit et recrée le jour.

b) La République, Le Banquet, le Phèdre décrivent comment les Figures se succèdent, s’associent et se dissocient, d’une Idée-dieu à l’autre, dans le Cercle de l’Autre. Ces œuvres également annoncent le futur : l’Amour de Diotime et de Socrate, en même temps qu’elles attestent que le Renouveau a commencé de retentir, aux 5/7 de la durée du Justicier (Iové ou Iavé, Amon, Brahma en d’autres lieux).

c) Le Timée est par excellence l’étude de la voie troisième, celle du Créateur déchu et qui n’est plus qu’un Joueur, car partout s’annonce la « mort » du vieux Taureau, Mardouk, Apis ou Bêl, dont seuls les chaldéens gardent la nostalgie.

Quant aux œuvres mineures : Gorgias, Menon, Phédon, Parménide, Sophiste, etc., elles tentent le plus souvent l’impossible synoptée des 3 et 4.

S’amusant à recenser les grands thèmes de Platon, Diogène Laërce remarquera que :

1) 3 sont :

les conseils, les biens, les contraires, les mauvaises administrations, les bonnes administrations, les arts, les civilités, les bonnes rhétoriques, les mauvaises rhétoriques, les âmes (intelligence, instincts, volontés), les beautés (esthétique, pratique, conforme), les musiques, les justices, les savoirs, etc.

2) 4 sont :

les voix, animées (articulée ou inarticulée) et inanimées (le son musical, l’écho),

les choses divisibles (homogènes ou hétérogènes) et indivisibles (l’en-soi et la relation),

le Bien (ce qui possède la vertu, ce qui est la vertu, les possessions ou utilités, les arts publics),

les discours : ce qu’il faut dire, comment, à qui et quand,

les bonheurs : la santé, le bon sens, la réussite, l’approbation, etc.

Mais Laërce ne tirera rien de cette confusion, et d’autant moins qu’il réduit certaines quadrilogies à des dialectiques doubles ou associe certaines de ces dialectiques à des trilogies toutes différentes pour en tirer le nombre 5.

Il ne saura pas voir que :

s’il y a 3 sortes d’âmes : intelligence, instinct, volonté, il y a quatre sortes d’intelligences, quatre sortes d’instincts, quatre sortes de volontés;

s’il existe 3 Idées : le Bien, le Beau, le Vrai, chacune se subdivise en 4 termes.

Si, au contraires, les Voix sont 4 : animée articulée, animée inarticulée, le son musical et le bruit, il y a 3 musiques : vocale, instrumentale, mitigée, etc.

Les vertus sont 4 : sagesse, justice, courage, tempérance, mais les sagesses sont 3, et de même les trois autres vertus.

Platon ne perd pas de vue les 12, qu’il ne nomme jamais.

Comment les nommerait-il?

Nous l’avons vu définir les 3 par les 3 dimensions humaines ou par les 3 temps : devenu, devenir, instant, mais aussi par le Même ou la loi, l’Autre ou la figure et « l’intervalle confus, originel, où rien n’est approché que par l’imagination, le rêve ou le jeu ». En même temps que dimensions ou lieux, les 3 ne cessent jamais d’être les 3 Idées que Platon nomme le Vrai, le Bien et le Beau.

De même, chacune de ses approches lui a révélé une quadrature différente : a) nuptiale ou d’accouplement : l’association/la dissociation, la croissance/la décroissance, b) cosmologique, dans le cercle – le Même – des révolutions planétaires : le 1/2, le 1, le 2, le Zéro/infini, ou 6/12, 12/12, 12/7 – 12/6, 12/0 – 0/12 : les termes; c) ludique et telle que les termes se concrétisent en jeux (Mania) : le Vertige qu’il attribue à l’antique Héra taurique, l’agon ou le Combat, domaine du dieu de Feu, léonin ou solaire, l’aiea ou l’Aléa, domaine du dieu d’Eau, Héphaïstos ou Toth, et le mimecry, à la fois le Travesti et le Mime, domaine de Dionysos.

Ces quatre dieux ont constitué l’antique panthéon de Sumer : la Vache ou Dame de la Montagne, le dieu solaire ou souverain Bêl, le dieu de l’Eau profonde Enki-Apsu et l’Arbre Kish-kanu, première figure de Bacchus-Dionysos.  Ils sont les composants élémentaux – à l’Origine ou dans le Devenu – du Créateur taurique Mardouk, le démiurge du Timée.

Or, il est clair que les 4 Jeux constituent une quadrilogie équivalente aux 4 Termes, mais ceux-là appréciés dans l’univers du Beau ou dans le passé mythologique, ceux-ci conçus dans l’univers du Vrai ou de l’éternelle mathématique, assimilables aux Nombres du Pentateuque, tels que les 4 Cardinaux. Enfin, les 4 de la République : association/dissociation, croissance/décroissance reconstituent une semblable quadrilogie, mais vécue dans le devenir : la future République où s’épanouira le Couple (les deux moitiés du fruit).

Il peut se montrer de même que les 3 dimensions du temps, les 3 univers ou domaines et les 3 Idées ou Vertus ne recomposent, éternellement, qu’une identique trinité.

Mais il s’en déduit que, pour atteindre à l’ensemble de tous ces ésotérismes, les 12 ne suffisent plus. Car les 12 dieux du panthéon ne distribuent les 4 dans les 3 que sous l’angle mythologique, ludique ou de l’imagination; les 12 nombres, de 1 à 12, ne distribuent les 4 dans les 3 que sous l’angle mathématique ou scientifique, dans le Vrai; les 12 dialectiques déductibles des 2 dialectiques nuptiales (les 24 combinaisons issues de 4 composants) n’établissent la répartition des 4 que sous l’angle dialectique, à venir ou du Bien.

Comme dans Ezéchiel, les 12 (4 X 3) sont devenus 36 (12 X 3), en attendant de s’affiner en 144 (36 X 4).

On cite parfois la plainte de Platon, dans le Timée, qui semble témoigner d’une démence sénile, touchant « le 4ème rebelle, qui ne se laisse annexer au mélange des 3 que par force ». Mais on cite moins volontiers son admirable aveu, dans la Septième Lettre :

« Il n’y a de moi aucun écrit sur les choses principales et il n’y en aura point. Car, sur ces choses-là, on ne doit pas s’exprimer en termes d’école, définis, comme en d’autres enseignements ».

Ces choses-là, dit-il, on ne s’en approche point par le raisonnement, mais on y est porté à de certains moments par la Flamme qui éclaire tout. Cette flamme, naturellement, est celle de l’antique dieu-lumière Arès ou Wra, devenu Eros, l’Envoyeur du Messie. Saint-Augustin et les augustiniens entre autres s’en souviendront pendant huit siècles, faisant de Platon leur second maître (immédiatement après les Evangiles).

Le philosophe, pendant quatorze siècles, honorera en Platon le maître incontesté de la logique mathématique; et l’ésotériste, pendant vingt siècles, le maître des jeux.

Les successeurs : Aristote

Mais d’abord – et longtemps – le Jongleur des Idées restera incompris; ses disciples, les platoniciens, seront chargés de tous les péchés (d’Amour) : pédérastie, amour lesbien. On les décrira comme des paresseux, malpropres et ignorants, quand ce ne sera pas comme des insensés. Son école, l’Académie, sera plusieurs fois sans maître et, finalement, dissoute, submergée par la gloire grandissante du Lycée, l’école d’Aristote.

Quand Platon meurt, en -347, sont élève a déjà commencé de poursuivre dans un tout autre sens la quête du socratique. Aux jeux naïfs du Maître, il oppose la saisie concrète de la science. Aux timides conseils de Platon aux tyrans, il oppose l’enseignement méthodique d’Alexandre, le nouveau maître du monde. Aux jonglages des figures et des nombres, il oppose la connaissance des lois.

Ce n’est pas que lui-même et ses élèves, les Lycéens, rejettent les découvertes de Platon : ils les exploitent et les inversent.

Par exemple, ils admettent les 4 sens de l’Etre : association, dissociation, croissance et décroissance mais ils refusent d’en faire des termes figurés. Ce sont les volumes et non les apparences qui s’associent et se dissocient, croissent et décroissent.

L’humide associe les volumes et les confond; le sec les dissocie et les oppose; la chaleur augmente les volumes, le froid les réduit : ce sont là des réalités.

Les 4 Qualités : sec, humide, chaud et froid, remplacent les anciennes figures ésotériques, mythologiques, élémentales.

Puis, il est vrai que tout ce qui existe comporte dans un certain rapport le sec (le minéral, la poudre sulfureuse) et l’humide (le liquide, mais aussi le métal dans la mesure où celui-ci est ductile et fusible, par la partie d’humidité qu’il contient). Si je considère un corps quelconque, comme un tel composé de sec ou d’humide, il est vrai que la part humide constitue les 5/7 de l’ensemble (0,71) mais c’est une coïncidence si ce rapport inverse les ± 12,54/9 de Platon et l’on ne saurait en déduire que l’unité du corps humain ou du globe terrestre est 1 + 0,71 ou 12/7.

Il est vrai que l’intervention soudaine du froid ou du chaud interrompt brusquement la croissance ou la décroissance des volumes, mais cela n’a rien à voir avec les deux sens du temps. D’ailleurs, le temps n’a pas deux sens mais un seul : de la cause à l’effet, du passé à l’avenir, et la mort est au bout.

Il est donc vrai que tout se recommence sans cesse, selon la Loi. Mais cette même Loi permet d’améliorer le bien-être de l’homme, d’accroître ses richesses, ses biens (le mot ne s’emploie plus qu’en ce pluriel) et de guérir ses maux.

Platon avait prophétisé le temps d’orgueil, le temps où le Cercle du Même domine sur le Cercle de l’Autre, mais avait-il prévu la part que prendraient dans ce retournement l’ancien démiurge et ses prêtres : les chaldéens?

Ils sont partout.

Alexandre lui-même a voulu être intronisé Grand-Prêtre de Mardouk ou de Baal, à Carthage, à Louxor, à Babylone même. Puisque Aristote fut son maître, on peut croire que cette obsession lui venait du disciple de Platon, en révolte contre l’Idéaliste.

Avec une habileté extrême, les chaldéens ont commencé par affirmer que le dieu futur – le Poisson – ne saurait naître que du dieu de Sumer. Bérose rappelle que le premier Poisson, Oannès, ancêtre de l’Ounis-Osiris égyptien, a été l’un des hommes-dieux de Sumer (qui connaissait, de fait, les 12). A Rome ne sont-ce pas les chaldéens qui imposèrent la Vache d’Empire, au temps de Servius, en même temps qu’ils y révélaient le dieu d’Eau : Hermès?

Mais, puisque les hommes s’éloignent des dieux (ou les dieux des hommes), ne parlons plus de panthéons! C’est la matière, de nouveau, qu’il convient d’honorer, une matière régie par la loi. Le chaldéen s’est fait technite : urbaniste, hygiéniste, médecin, physicien, constructeur de navires, architecte.

Quand il reconstruit ses villes, Ourouk et Our, détruites depuis dix-neuf siècles, vers -220, il est bien assuré de les reconstruire, cette fois, pour l’éternité.

Mais c’est alors que s’achèvent les 390 ans de dégénérescence prédits par Ezéchiel (depuis -598) ou les 360 ans de Platon (depuis l’apogée des 7 sages : -568) et qu’une fois encore, le temps se retourne, de la voie de la caducité à la voie de la renaissance.

 

Jean-Charles Pichon  1982

 

 


[3] On peut négliger 4 dans cette double suite : les puissances de 4 sont contenues dans la puissance de 2, et racine de 4 = 2.


[1] Si l’invention des nombres 900 et 2,154 demeure inexplicable, il est de fait que le nombre 12,54 n’a rien de mystérieux. C’est la circonférence ou la surface d’un cercle dont le rayon est 2. Après correction de π, seulement approché au temps de Platon : 3,1416 X 2R = 3,1416 X R² = 12,56. D’où le degré de liberté d’1 degré, au 1/360 du cercle.

[2] Bien que cette remarque soit tout à fait hors de propos, je ne peux me retenir de signaler qu’un homme au moins, l’abbé Trithème, a pris très au sérieux le calcul de Platon. Affinant le nombre 354 à 354,33, puis le transposant en 354,33 jours (l’année lunaire), il a prétendu en faire la base d’une succession du type : 1 X 2 X 3 X 4, etc., telle qu’elle embrasserait toutes les révolutions planétaires du système solaire. En effet : 88,58 (la révolution de Mercure) X 2 = 177,166 jours.

177,166 X 2 = 354,33. 177,166 X 2 X 3 = 1 063 jours, embrassant les révolutions de Mercure, Vénus, la Terre et Mars, 177,166 X 2 X3 X4 = 4 252 jours, embrassant au surplus la révolution de Jupiter; 177,166 X 2 X 3 X 4 X 5 = 21 260 jours ou 58,24 ans, embrassant toutes les révolutions connues au temps de Trithème. Ce que l’ésotériste médiéval ignorait, c’est que, en poursuivant le calcul : 177,166 X 2 X 3 X 4 X 5 X 6 donnent quelque 350 ans, une durée qui contient toutes les révolutions connues au 20ème siècle, y compris Pluton.

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LES PRECIS RIDICULES – I (3) –

III

Les Chinois :

LIE TSEU

Le texte

Maître Lie tseu dit : « Les anciens sages voyaient dans lumière et ténèbres, Yang et Yin, les principes régulateurs du monde. Or, tout ce qui a un corps naît de l’incorporel : ainsi d’où serait né le monde? C’est pourquoi (je ne me fonde pas sur les 2 mais sur les 4) je dis : « Il y eut une grande Mutation, un grand Commencement, une grande Genèse, une grande Création ».

En la Mutation la force ne se manifeste pas encore : le Commencement est la source de la force.

De la Genèse naît la forme.

La matière jaillit de la Création.

L’état de non-séparation de la force, de la forme et de la matière est dit Chaos. On appelle Chaos l’état dans lequel les dix mille êtres n’étaient pas encore séparés.

Si on regarde on ne voit rien. Si on écoute on n’entend rien.

Ainsi nomme-t-on Mutation l’état où l’être, changeant, ne peut être situé en aucune forme.

Changeant, cet être mue et devient Un.

Le Un change et devient Sept.

De Sept il devient Neuf.

Il change de nouveau et redevient l’Un.

Cet Un est le Commencement de la transformation des formes.

Le pur-léger monta et devint le Ciel.

Le trouble-lourd descendit et devint la Terre.

En se mélangeant harmonieusement les souffles intermédiaires produisirent l’homme,

et de même, ciel et terre contenant les germes, les dix mille êtres naquirent par Mutation ».

(Le vrai classique du vide parfait, I, 2 : Genèse des mondes).

Illustration Pierre-Jean Debenat

Le commentaire

Ezéchiel a établi le pont entre la quadrilogie cardinale et celle des Eléments 5LA Terre au Nord, l’Air à l’Orient, le Feu au Sud, les Grandes Eaux à l’Occident). ON peut retrouver sans peine l’équivalence que Platon maintient entre les Eléments et les Jeux, en rattachant le Vertige à la déesse de Terre, le Combat au dieu de Feu, le Risque au dieu d’Eau, le Mimecry au dieu ou aux dieux de la métamorphose, qui se trouvent être des dieux d’Air : le Souffle formateur, les Gémeaux, Dionysos.

La quadrilogie d’Aristote elle-même, bien qu’elle soit rationnelle et non mythologique, se réfère sans difficulté aux Eléments. Car le Feu est nécessairement chaud, l’Eau humide et la Terre sèche. L’Air sera donc considéré comme froid (humide ou sec).

Il n’en est pas de même pour la quadrature de Lie tseu ou, du moins, le rapport n’est pas évident qui s’établit entre les Eléments d’une part, le Commencement, la Création, la Genèse et la Mutation de l’autre.

Pour y voir plus clair, il convient de revenir à des textes antérieurs à Platon, et même à Ezéchiel, dont l’un des plus connus – et des moins anciens (9ème siècle) – pourrait être Les neuf livres de la chronique de Sanchoniaton, sans doute d’origine phénicienne.

Selon ce texte, le Chaos a été un « air » ténébreux et subtil.

En sortit un limon aqueux qui, sous l’influence de l’affinité ou de la sympathie, devint le principe de toutes choses : le Commencement.

Les astres commençant à luire, leur chaleur se répandit dans l’air. Les vents circulèrent, des nuées se formèrent qui retombèrent en pluie.

Animées par l’ardeur du soleil, les eaux remontèrent au ciel et donnèrent naissance aux éclairs. Animés et « réveillés » par l’orage et le tonnerre, « les animaux intelligents commencèrent de se mouvoir sur la terre, dans les airs et dans les eaux ».

L’ordre élémental est ici :

Air – Chaos

Eau – Commencement

Feu – Formation et Animation

Terre – Création des êtres matériels,

mais, à l’intérieur de la 3ème phase : Feu (du soleil), Eau (en vapeur et en pluie), Air (nuées, vents).

Eternellement répété, un double mouvement reconduit, matériellement, au sens : Air – Eau – Feu – Terre, et formativement au sens inverse : Feu – Eau – Air.

Ainsi est-il très difficile de donner un seul sens au texte cité de Lie tseu.

Du Chaos naît le Commencement (1), dit-il;

puis, par la Création, ce 1 devient 7 (matières),

et 9 (formes) par la Genèse.

Enfin, par l’action de la force, ces 9 retournent au Chaos, mais comment serait-ce possible sans que ces 9 redeviennent les 7; et les formes, matières – pour se retrouver Un (l’Unité informelle)?

Le jeu des 4 Lieux et des 3 (formes, matière et force) semble aussi compliqué, pour le moins, que celui de Platon.

On notera qu’au surplus, les 12 ne sont pas nommés. Les deux termes du double transfert, au sens platonicien du mot, sont la somme de 3 et de 4 : 7 et le carré de 3 : 9.

Qu’est-ce que, par cette machine, Lie tseu essaie de nous faire entendre?

Les précurseurs

L’Extrême-Orient a connu les mêmes événements mythiques ou avatars que la Palestine ou la Grèce. A la disparition de la Grèce homérique, à la destruction d’Israël ont correspondu la fin des Brâhmanas dans l’Inde, la fin des Tchou en Chine, et toujours : a) la dissolution des Clans, des Tribus, des Castes, b) la dégénérescence de la Justice-dieu, c) le chaos des croyances.

Au renouveau – d’abord messianique – des Chaldéens ou de la Vache d’Empire à Rome, du Taureau de Ptah en Egypte, de Mardouk même à Babylone, ont correspondu dans les Gaouatas, dont l’un est devenu le premier Bouddha Gautama; en Chine, les fidèles du Taureau Vert, dont le plus illustre fut le créateur du taoïsme : Lao tseu.

Sans doute, pas plus que les héritiers de Parménide en Grèce ou les fidèles de Jésus en Palestine (le Jésus du Livre de la Sagesse) ne rendent un culte à Mardouk ou Apis, les bouddhistes de l’Inde n’honorent le Taureau de Civa, Naudin, ni les taoïstes chinois l’Empereur Vert : nulle part, le culte taurique n’a débordé le 6ème siècle.

Au 3ème siècle avant notre ère, les hommes n’ont plus aucun dieu. La seule entité qu’ils admettent est le Tout-en-Un, la Sagesse réduite à la loi; le Serpent Jaune ou le Tao en Chine, équivalents du Naga de l’Inde, du Toth d’Egypte, de l’Hermès grec, du Sepher juif, ont cédé aux serpents guérisseurs ou marins. Le Grand Python de Delphes, dont les anneaux se lovaient sur l’Egide d’Athéna, n’est plus que le très humain savoir.

Mais ce savoir n’est pas statique. Puisque la chaleur dilate les volumes et que l’humidité permet l’assimilation des contraires, c’est très rationnellement de l’Eau que naît la vie et c’est le Rythme primordial qui préside au mouvement. L’Autre, le sec, le yang, l’image, l’analogie, l’idole ne suscite rien que l’incohérence; mais le Même, l’humide, le yin, la loi, le rythme rend compte des fluctuations de la réalité. Entre le reflet et l’onde, nul homme de raison ne peut hésiter, s’il faut choisir.

Mais Lie tseu n’est pas un homme de raison. Il pense, comme Héraclite, que le fleuve est toujours le fleuve même, bien qu’on ne se baigne jamais dans le même fleuve. De sorte que le yin, peut-être, n’exprime pas le Tout de la réalité.

On le considère souvent comme un maître taoïste et, de fait, il ne renie pas Hoang-ti, le Serpent Jaune, non plus que le Tao, son dieu. Mais c’est un taoïste bien étrange, qui parle avec respect de l’Image, de la Magie, du Miroir, si bien que les taoïstes n’ont cessé de le proscrire, de l’oublier dans leurs Annales ou de mettre en doute son existence.

Pourtant, il ne pouvait espérer la reconnaissance de leurs adversaires, les « bons », disciples de Confucius et de Maître Mo, qui ne voyaient en Lao tseu que « le grand dragon ». De sorte que son œuvre, Tchoung hiu-tchen king, étrangement traduite par « Classique du vide parfait », est demeurée inconnue ou incomprise dans la majeure partie des deux millénaires suivants, seulement honorée par les souverains du Grand Véhicule bouddhiste, du 8ème siècle au 12ème siècle.

A peine sait-on quand Lie-Tseu a vécu. Certainement après Maître Mo, mort en -380, qu’il cite en II, 21(Mei Ti) et avant Hoai Nan tseu, qui le cite (vers -135). Peut-être au temps des grands annalistes Se-ma Tan et T’seu, le père et le fils (-240/-180), qui, naturellement, ne le citent pas…

Les sept degrés

Ezéchiel nomme et nombre les 12 (4 X 3) : les 12 Tribus.

Platon nombre les 3 et les 4; il les nomme diversement : les 4 en regard de chacun des 3, les 3 en regard de chacun des 4. Mais il ne nomme pas les 12.

Lie tseu nomme les 4 : le Commencement, la Mutation, la Création et la Genèse d’une part, et les 3 de l’autre : la matière, la forme et la force. Mais il ne semble même pas imaginer les 12. Il ne parvient qu’aux 7 structures, identifiées aux 7 héros de son livre :

lui-même, Lie tseu, en I : sa révélation de l’Appareil, à 40 ans,

Houang-ti en II : l’empereur Jaune s’ouvre au Tao, et Yin, l’étudiant, s’y ouvre de même, mais ils n’en découvrent que la limite : la « sainteté » dialecticienne de Confucius et de maître Mo;

le roi Mou de Tcheou en III : ce livre est consacré à la magie mais également à l’illusion des apparences et au rêve;

Confucius en IV : Kong tseu découvre la vanité de la connaissance mais également une dialectique plus réelle que la naïve dualité des formes, telle que celle du noir et du blanc ou de la nuit et du jour;

T’ang en V : ce livre traite de divers sujets, apparemment sans lien entre eux : la succession et la séparation, le même et la différence, la nécessité et la liberté, l’équilibre, la musique et l’arc;

Ming (le Destin) en VI : presque entièrement consacré aux ducs de Ts’in  (-800/-250) et, plus particulièrement, au duc de Ts’i (-547/-489), ce livre traite de la fatalité;

Yang Tchou en VII : c’est le matérialisme conscient, qui certainement domine au temps de Lie tseu.

Le VIIIème livre ne traite pas d’un homme mais, bizarrement, traduit « Discours sur les conventions et le destin »; son titre, Chouo-fou, se réfère à la coutume chinoise qui veut que, pour conclure un contrat, un bambou soit brisé en deux et chacune des moitiés remise à l’une des parties en cause. Le livre devrait donc se nommer : De la rupture du bambou.

Ce n’est que l’extrême aboutissement de l’esprit de causalité, en un temps d’analyse et de mauvaise foi, qui cherche dans le « particulier » un refuge contre l’angoisse croissante de ne plus accéder au Tout.

Les 7, ainsi, au plan de l’Histoire, décrivent d’abord une décadence depuis le temps légendaire du Serpent Jaune jusque vers -200 :

les rois Tcheou ont régné de -1080 à -800,

Confucius a vécu au 6ème siècle et sa rencontre avec Lao tseu se situe en   -516,

les princes de Ts’in couvrent la décadence chinoise, depuis la dialectique de T’ang jusqu’à la fatalité de Ming.

Mais, selon une autre lecture, cette dégénérescence (de la vérité, de la Justice, du Temps du Dieu) s’est accompagnée d’un mouvement inverse, messianique, où Mou, Confucius, T’ang, Ming et Yang Tcheou lui-même symbolisent des étapes vers un nouvel Esprit, comme Hésiode, Pythagore, Platon et ses disciples en Grèce ou les prophètes juifs, d’Elie à Malachie en Israël puis en Juda.

Il y a chez Lie tseu comme un effort constant et impuissant pour rattacher les 7 héros à 7 des structures éternelles. Mais il ne serait ni facile ni assuré d’y faire correspondre 7 des Tribus ou des Signes, à l’exception du Serpent Jaune et de Dan, la Vipère : le Sepher kabbalistique, l’Hermès-Toth des Grecs et des Egyptiens. Car Lie tseu n’est pas un ésotériste ou un mythologue. S’il approche des problèmes fondamentaux, c’est par le biais de la fable ou de la parabole plutôt que par l’invention d’un panthéon nouveau.

Les quatre premiers livres

Sous les dehors de la conception personnelle de Lie tseu, de la conception mythologique de Houang-ti, le Serpent Jaune, de la conception magique de Mou et de la conception dialectique de Confucius, les quatre premiers livres ne traitent que de l’évolution de l’antinomie du Yang et du Yin depuis les temps légendaires jusqu’au conflit de Lao tseu et de Confucius, vers -516. Mais, ce faisant, ils approfondissent l’antinomie, non différente de celle de l’Autre (le Yang) et du Même (le Yin) chez les Eléates et leurs successeurs.

Le 1er livre oppose la dialectique dynamique du Yin, « inengendré intransformable », à la dialectique de localisation du Yang, « engendré transformable ». C’est-à-dire, d’une part, la croissance et la décroissance dans le Yin, l’hypothétique solitude, l’esprit de la profondeur, l’éternel féminin; d’autre part, l’assimilation et la désassimilation (des figures) dans le Yang.

Mais Lie tseu refuse de privilégier l’un aux dépens de l’autre et, curieusement, il s’en justifie par la loi même du Yin : comme le jour et la nuit en vingt-quatre heures, « l’un ne croît pas sans que l’autre décroisse » (I, 10, reporté en VII, 20 dans certaines adaptations et traductions).

Ainsi est-il faux de dire que le monde finira, mais également faux de dire qu’il ne finira pas (I, 11). Car la Forme finit, pour revenir au Sans-forme, mais le Tao (Yang et Yin) ne finit pas, car le Yin n’a pas de fin, n’ayant pas de commencement (I, 4).

Comme les phases du jour ou les saisons de l’année se succèdent les âges de l’homme : l’enfance, l’âge adulte, la vieillesse et la mort. Mais, si la vieillesse est la fin de l’énergie, elle est aussi le temps où les désirs, les soucis s’affaiblissent, où « les êtres et les choses ne sont plus des obstacles ». La mort n’est pas le repos sans être le nouveau départ (I, 4).

Ainsi rien n’est-il en propre à l’homme (I, 12). Tout le monde vole : certains, les biens transmissibles : l’or, l’argent, des bijoux, les autres les biens intransmissibles : l’air, l’eau, les fruits de la terre, qu’indûment le vivant s’approprie (I, 13).

Le 2ème livre oppose la diversité des formes (yang) à l’identité de la connaissance (yin), II, 18.

La connaissance des lois révèle le possible et l’impossible (dans le Même et hors du Même). Mais celui qui épouse les formes, animales, végétales, élémentales, épouse en même temps le rythme propre à cette forme-là : il ne connaît pas la peur, tombe sans se blesser, vit sous l’eau, traverse le feu, dompte les fauves et se fait entendre des oiseaux (7, 8, 9, 10, 11, 12).

Un tel homme se fait lui-même taureau ou serpent, et il comprend pourquoi l’Empereur Jaune fut un serpent ou l’Empereur Vert un Taureau (18). Il sait que, sous la diversité, un rythme est commun à toutes les existences, qui n’est pas la loi mais le Tao; par la modestie de sa conduite et l’inconscience même de ses actes, il s’identifie à ce rythme éternel (II, 15, 16, parfois transposés en VII, 22 et 23).

Le 3ème livre étudie la confusion fréquente entre la forme et l’apparence; il la compare à celle qui s’opère entre la veille et le rêve.

Dans le royaume du sud-ouest, les gens ne font que dormir et rêver : c’est, pour eux, le rêve qui est réalité;

dans le royaume du nord-est, les gens dorment très peu : ils redoutent le rêve et se veulent réalistes (durs, agressifs, praticiens);

dans le royaume du milieu, les gens partagent le temps, également, entre le Yin et le Yang. Ils tiennent pour distinctes les formes perçues en état de veille et pour confuses les images du rêve (II, 5).

Mais, distinguées, les figures de l’état de veille ne sont pas réelles pour autant : elles peuvent n’être que des apparences. Confuses, les figures du rêve ne sont pas irréelles pour autant : elles peuvent être prémonitoires ou libératrices. Il se peut donc que la part réelle de la veille (les formes) ait pour objet de corriger les illusions du rêve, et que la part réelle du rêve (par exemple, la prémonition) ait pour objet de corriger les illusions de la veille. Celui qui vit intégralement sa veille, en s’oubliant soi-même, a-t-il encore besoin de rêver? (III, 4)

Illustration Pierre-Jean Debenat

Ayant montré que tout le rêve n’est pas une erreur, non plus que toute la veille vérité, Lie tseu atteste qu’il en est de même pour la mémoire et l’oubli (III, 8), pour la folie et le bon sens (III, 9), pour la magie même et la connaissance (III, 10) dont nul ne peut dire avec certitude laquelle est la plus illusoire.

4ème livre

Jeune, Lie tseu cherchait l’accomplissement dans le voyage. Puis, son maître lui a révélé sa vanité, car où serait le but ultime du voyage? Quand l’homme pourrait-il dire : je me suis accompli?

Lie tseu n’est plus sorti de chez lui. Alors, le maître lui a découvert que le but du voyage est dans le voyage même, en chacune de ses étapes, « dans l’ignorance du but et la contemplation des choses formelles » (IV, 7).

La chose qui finit, elle eut une origine. C’est sa causalité qui permet sa mort. Mais une vie n’a ni terme ni cause : c’est le Tao (IV, 9).

Or, toute chose qui atteint son terme connaît le retour : la loi de la durée est cyclique (IV, 10). Mais le Tao n’est pas ce miroir sans être le fleuve en son mouvement : « Dans son mouvement il est comme l’eau, dans ses repos comme un reflet dans un miroir et dans ses réponses comme l’écho. Si les choses (formelles) s’opposent au Tao (en tant que Yin), le Tao ne s’oppose pas aux choses, dont il est une fidèle image » (IV, 15).

Le 4ème livre a renversé la dialectique taoïste entre la dynamique femelle du Yin et la statique (mâle) du Yang. Si le Yin est la loi, il reconduit seulement à l’éternel retour du cycle : les mêmes causes produisent les mêmes effets. Mais le Yang non plus n’a pas l’immutabilité que le taoïste lui prête : par leurs reflets et par leurs échos mêmes, les formes suscitent un monde sans borne, où tout est toujours différent.

La dialectique de la réalité ne se situe plus entre le Yin et le Yang mais entre le Miroir (le semblable) et le Fleuve (la diversité). Mais c’est la Loi qui crée le Même, et la Forme qui suscite l’Autre.

Le Même et l’Autre

Les quatre premiers livres ont approfondi la dialectique du Yang (engendré, transformable, figuré, multiforme) et du Yin (inengendré, informel, identique, solitaire), jusqu’à l’illusion des apparences l’un, jusqu’au retour éternel de la loi, le second. Mais aucun des quatre livres n’a tenté de décider de leur prééminence.

Le 5ème livre (celui de T’ang) est essentiellement le livre du choix. Lequel fut à l’origine, de l’Identique ou du Différent (V, 1)? Naturellement, les êtres sont-ils semblables ou différents (V, 2)?

La tradition de King dit qu’il y eut un grand arbre, « dont le printemps durait huit mille ans et l’automne huit mille ans encore »; puis des champignons naquirent de la pourriture. Celle du Nord stérile parle d’un grand Poisson, puis d’un Oiseau immense : k’ouen et p’eng.

Mais d’autres pays auraient connu les quinze tortues, puis les géants. « La grive ne passe pas le fleuve Ts’i; le tapir meurt s’il franchit le fleuve Wen. Chaque espèce se plaît en son temps et en son lieu ». Comment donc savoir s’il y a un critère absolu pour grand et petit, long et court et (même, au-delà) pour semblable et différent? (V, 2)

S’il en est ainsi des figures, à plus forte raison en est-il ainsi des opinions, diverses à l’infini (V, 7), mais également des lois données pour scientifiques. Si bien que le rapport le plus simple : chaleur/grandeur, froid/petitesse, est contredit par l’apparence : quand le soleil paraît le plus grand, à son lever, c’est alors qu’il est le moins chaud (V, 8).

De tous les arts humains, l’un surtout, la Musique, infirme la prétention des philosophes (la supériorité du Même). S’il chante et danse, l’automate de Ning che bat toutes les inventions des mages, car, par le jeu des notes, la musique suscite l’eau, la forêt, la tempête, la douleur et la joie (V, 12, 13 et 14).

Faite de figures (les sons), mais de figures mutantes, soumises à des lois, elle figure elle-même : le bruit du vent, la source, le chant de l’oiseau; une musique évoque l’été, l’autre l’hiver; celle-ci éveille la peine et celle-là le plaisir.

Dira-t-on qu’elle est yang, formelle, diverse, ou yin, informelle, définie par le rythme? Elle n’est ni l’un ni l’autre ou tous les deux à la fois : le Tao. Elle n’est ni forme ni matière mais force. Toute dialectique se dissipe ici, au profit de la Trinité.

Mou, le roi mage, possédait une épée qui coupait le jade et une étoffe incombustible. Houang tseu ne croit pas à l’existence de ces objets, il les tient pour des traditions mensongères; mais Siao Chou dit : »Houang tseu a trop confiance en lui-même et dans de faux principes » (V, 18).

Au 3ème siècle avant notre ère, le temps de Mou est bien éloigné; le temps de Confucius et de Lao tseu l’est aussi. Seuls quelques philosophes non moins obtus que Houang tseu se passionnent encore pour le jeu de l’Autre et du Même ou de la figure et de la loi. Les hommes n’ont plus besoin des dieux, ni des idées. Mais, informulés ou naïfs, leurs problèmes quotidiens demeurent dialectiques : ils se fondent sur la diversité de leurs natures et sur l’identité de leur destin (de la naissance à la mort).

Ainsi, la dialectique du 6ème livre joue-t-elle de la nature (li) et du destin (ming).

C’est toujours l’antinomie du Yang et du Yin, mais en quelque sorte inversée, dans la mesure où le Yang peut être le Même (le semblable, la même chose) et le Yin l’altérité parfaite (l’indifférence).

Car le Destin ignore la dualité de la forme (le semblable et le différent) mais il n’est pas la chose même sans être indifférent aux problèmes de justice (le bien/le mal) et de fidélité ou d’infidélité. Ming dit : je mène à son terme ce qui est droit et je redresse le tordu (par le cycle), mais je ne crée pas le droit et le tors; je prends les formes, et les rapports entre les formes, pour ce qu’ils sont. Je me soumets seulement aux distinctions de natures, dont j’ignore le pourquoi (VI, 1).

Dix anecdotes illustrent ce point, que l’homme du destin, le sage, est triste, inquiet, souvent « puni » par son indifférence aux fééries des couleurs, qu’il tient pour apparences; et l’insensé heureux, satisfait de son sort, comblé d’honneurs, habile au jeu des formes et des contrats. Mais il n’en peut être autrement; de cette injustice, le Destin ne se reconnaît pas responsable.

A la volonté (de gain, d’artifices particuliers, de réussite sociale et d’accaparements) et à la passivité du sage se substituent d’autres dialectiques : de l’humide et du sec, de l’achèvement et de l’inachèvement, de l’affinité et de l’hostilité, de l’accord et du désaccord, auxquelles Lie tseu ne donne encore leur véritable nom (VI, 14).

La force : electra

Des historiettes précédentes on pourrait dire du moins qu’elles présentent quelque intérêt philosophique ou moral. Mais ce n’est pas le cas de toutes, loin de là!

Devant réduire la nourriture de ses singes, leur maître leur annonça d’abord qu’il ne leur donnerait plus que trois châtaignes le matin et quatre le soir. Comme prévu, les singes se révoltèrent. Le maître, alors : « Très bien! Vous en aurez quatre le matin et le soir trois », ce qui mit fin à la révolte.

Morale : sans changer le nom ni la chose, mais seulement leurs localisations, le cheng-jen (saint, plutôt que sage) rend la foule des naïfs heureux ou mécontents (II, 19).

Pour dresser un coq de combat, il faut rendre celui-ci complètement indifférent aux chants des autres coqs (II, 20).

Recette pour devenir un bon archer : apprendre à voir grand ce qui est petit, distinctement l’invisible. On y parvient en contemplant pendant trois ans un pou suspendu à un fil (V, 15).

Pour devenir un bon cocher : ne faire qu’un avec ses chevaux. On y parvient en marchant sur une poutre étroite (V, 16).

Un chien ne reconnaît pas tout de suite son maître quand celui-ci change d’habit et, de blanc, devient noir (VII, 30 – De la réalité et de l’apparence).

Les disputes suivent le profit, qui suit la renommée, qui suit le bien qu’on fait, quoique les disputes n’aient rien à voir avec le bien (VII, 31).

Etc.

La dialectique commune à toutes ces fables est clairement celle du Même et de l’Autre. Mais ce « même » n’est plus le cercle de Platon et d’Aristote : la chose même, matière ou loi. C’est le semblable ou la même chose, opposé au contraire ou à la différence.

Ainsi se formule une trilogie nouvelle, contenue dans la dualité :

Si la chose même se présente comme une expression de la loi, du rythme interne à la matière et, finalement, de la matière même, la figure se dédouble en « contraire » et « semblable », et cette dialectique seconde se présente comme la force ou comme la dynamique contenue en la forme, que nous nommons aujourd’hui polarité.

Il serait sans doute ridicule d’avancer qu’au 3ème siècle avant notre ère, des hommes connaissaient le champ magnétique, les lois de polarité et l’électricité, bien que le paratonnerre existât certainement et, très probablement, une manière de « pile ».

Du moins existait l’electra, l’ambre, dont une tradition plausible fait de Thalès l’inventeur en Grèce et, en Chine, le roi Mou de Tcheou.

Au 5ème siècle, déjà, Empédocle a fondé son système du monde sur les forces contraires de répulsion et de sympathie (ou d’attraction). Démocrite sait que les contraires s’attirent et que les semblables se repoussent.

Vers -200, alors que Lie tseu écrit son livre, un Hellénistique, Bolos, fonde son œuvre sur le double principe de la répulsion et de l’affinité.

Or, ce principe fait éclater toute la science aristotélicienne. Par le transfert que la polarité opère de la matière aux formes. La force de mutation qui ordonne et meut l’univers n’est plus une force de création mais une force polarisante liée aux formes semblables et aux formes différentes.

La différence

Sans doute, si l’on rejette la loi, tout devient confus et inclassable. C’est ce que révèle le 5ème chapitre de la 5ème partie.

Le grand Yu dit : « Dans l’espace compris entre les 6 points cardinaux (les 4, plus le haut et le bas) et à l’intérieur des 4 mers, toute lumière provient du soleil et de la lune; le temps est fixé par les corps célestes et la ronde des saisons, toute nécessité découle du cycle de la Grande Année ». Ce Yu s’exprime comme Aristote.

Mais Hio Ko dit qu’il est des êtres qui ne doivent rien aux divinités, des formes existent qui ne dépendent pas du Yin et du Yang (le rythme intérieur, inversant du cycle?). Des lumières ne proviennent pas du soleil ou de la lune : celle des lampes. Des morts sont prématurées et de longues vies ne doivent rien aux soins qu’on leur dispense. On peut se nourrir sans consommer aucune des cinq céréales. On peut se vêtir sans étoffe, voyager sans bateau ni char. « Le Tao est la liberté que le sage lui-même ne comprend pas ». Car cette liberté de mutation n’est pas la connaissance des lois mais l’acceptation des formes différentes.

Or, si la différence détient une telle vertu, l’erreur et le mal ne résideraient-ils pas dans la ressemblance ou même chose?

Un autre texte l’affirme, VI, 11, précisément titré : « L’erreur naît de la ressemblance ». Lie tseu le démontre de la sorte :

La perfection de l’être, le non-être et toutes les modifications de l’en-soi, gains ou pertes, découlent de la chose même.

C’est la différence qui unit les êtres, et toutes les dialectiques dynamiques se retrouvent en elle, particulièrement dans la différence temporelle, entre l’inopportun et l’opportun.

Une autre fable illustre ce point. Yuen, prince de Song, enrichit un jongleur et en condamne un autre à mort, bien qu’ils eussent présenté tous deux les mêmes tours, parce que le premier est venu à propos, non le second.

Au contraire, l’erreur naît de la ressemblance, car ce qui paraît presque achevé ou presque manqué ne l’est pas dans son principe (en soi-même). Les ressemblances ne sont que des degrés ou des moments de l’En-soi. Prendre ce provisoire pour l’éternel, telle est l’erreur. Mais, en-soi, chaque être ne peut qu’être différent de tout autre (sans quoi, il ne serait pas distingué).

Lie tseu, ainsi, transgresse la dialectique de la figure-reflet et de la matière-loi, du Miroir et du Fleuve. Il y adjoint la différence, en quoi réside la force.

Aussitôt s’impose la réalité des 4 Portes : la Création, la Genèse formatrice, le Grand Commencement et la Mutation.

Car, ni liée au semblable ni liée à la matière, la force se présente comme un incessant passage de l’un à l’autre, à travers les 4 seuils, selon que les figures l’emportent, en leur diversité, celle-ci dominant sur celle-là, ou que le rythme matériel, la loi, recrée l’en-soi, la chose même.

Les 7 et les 9

Mais quel rapport trouver de cette démonstration en forme de paraboles à l’étrange décompte des 7 matières et des 9 formes dans le chapitre d’introduction? Le moins qu’on puisse en dire est que le rapport n’est pas évident.

Pour le lecteur superficiel, la seule leçon à tirer des fables est que rien n’en peut être tiré, car les transformations formelles ne succèdent pas aux transitions de la matière, mais les unes coexistent avec les autres : l’épanouissement et la décrépitude s’engendrent et se tuent perpétuellement (VII, 20).

Si l’erreur naît de la ressemblance, l’erreur est créatrice de bien des inventions, dont toutes ne sont pas des maux. Ainsi la Force n’est-elle pas dans le serpent des apparences sans être dans le miroir qui reflète le modèle, ou dans l’union de l’un et de l’autre. Puisque les contraires s’attirent et, par là, stoppent tout mouvement, il faut parfois se fier aux semblables, qui se repoussent et, par là, relancent le mouvement.

Ainsi, des 3 relations : la même chose, la chose même et la différence, ce ne serait pas agir en sage-saint que préférer toujours la troisième. Car, à force de rompre le bambou (pour concrétiser le contrat), il ne reste plus de bambou : si la réalité réside dans la dialectique infinie, elle ignore la justice et la fidélité. Elle tombe au chaos (VII, 18).

C’est pourquoi Lao tseu a dit : « Le nom est l’hôte de la réalité ». Il n’est pas la réalité. Celui qui répète le nom ne doit donc pas se plaindre s’il se trouve en péril et condamné. Au contraire, « celui qui renonce à la gloire (du nom) est sans tristesse », mais c’est à chacun de savoir s’il veut la joie ou l’amertume (VII, 19).

Le vrai sage/saint n’est pas celui qui choisit à tout coup la vérité ou l’erreur; la tristesse ou la joie, le divers ou le semblable, mais c’est celui qui s’adapte aux circonstances.

Ce recours permanent à l’Etre (matière/forme) est le fait d’une certaine habileté, qui tient de l’occasion extérieure et de l’opportunité mais – aussi – de la connaissance exacte des cycles, des heures du jour, des saisons, car « les circonstances favorables font la réussite et, défavorables, la ruine » (VIII, 7).

Aussi faut-il admettre l’utilité du nom, mais admettre que le nom change quand le moment est venu d’en changer. Si, hors de la volonté de l’homme, dans le sens de la décrépitude, le mouvant contraint d’accéder – successivement – aux 7 états de la matière, comme de l’enfance à la mort, il est vrai que le nom (la forme) en se répétant suspend la dégradation matérielle. Aux 7 s’adjoignent les 2 du reflet ou de l’écho. Encore faut-il admettre alors les différences qui font des 9 (7 + 2) non plus des matières, soumises à la loi, mais des formes métamorphosantes où résident la force et la joie.

L’appareil de Lie tseu épouse ce schème :

Jean-Charles Pichon

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LES PRECIS RIDICULES – I (4) –

 

IV

Les Hellénistiques :

LA KOSMOPOIIA

 

Le texte :

Je t’invoque, toi qui enveloppes tout l’univers, en toute langue, en tout dialecte, en la façon dont t’a chanté d’abord celui que tu as établi et qui a reçu de toi toute l’autorité souveraine, HELIOS ACHEBYKRÖM, de qui la louange est aaa, ééé, ôôô, car c’est grâce à toi qu’il a été glorifié comme le producteur des choses de l’air, puis des étoiles à la figure étincelante, et comme le créateur, par la lumière divine, du monde, iii aaa ôôô, dans lequel toi-même, tu as tout partagé, SABAÖTH ARBATHIÖ ZAGOURE;

Voici quels sont les premiers anges apparus : ARATH, ADÖNAIE, BASEMON/IAÖ.

Le premier ange crie dans la langue des oiseaux « araï », ce qui signifie : « malheur à mon ennemi! » et tu l’as établi sur les Punitions. HELIOS te (le) chante dans la langue des hiéroglyphes Laîlam, et en langue hébraïque par le même nom « Je suis (36 lettres) », ce qui signifie : « Je te précède, Seigneur, moi qui me lève sur la barque, le disque solaire, grâce à toi ». (Car) ton nom magique est en égyptien ALDABIAEIM (9 lettres).

Celui qui apparaît sur la barque, accompagnant le soleil dans son lever, est un renard cynocéphale. Il te salue, en sa langue propre, par ces mots : « Tu es le nombre de l’année ABRASAX ».

Et celui qui est de l’autre côté (de la barque), le faucon, te salue en sa langue et crie vers toi pour obtenir sa nourriture : hi hi hi hi hi hi hi, tip tip tip tip tip tip tip.

Et le dieu aux neuf métamorphoses te salue en langue hiératique MENEPHÖIPHÖTH, ce qui signifie : « Je te précède, Seigneur ».

Ayant dit, il applaudit trois fois et Dieu rit sept fois : ha ha ha ha ha ha ha. Et, pendant que riait Dieu, il naquit sept dieux qui enveloppent le monde. Ce sont les dieux qui apparurent en premier.

1 – Au premier éclat de rire de Dieu, Phôs (la Lumière) parut et illumina l’univers. Il devint le dieu de la domination et du feu (Besum berithen bério).

2 – Dieu éclata de rire une seconde fois et tout devint eau. Au bruit, la Terre poussa un cri d’appel et s’éleva en masse ronde, et l’eau se divisa en trois parties. Un dieu parut, qui reçut le commandement sur l’abîme, car, sans lui, l’eau ni n’augmente ni ne se tarit. Son nom est Eschakléo. Car tu es, toi, ôéai, tu es l’Etre : béthellé.

3 – Alors que Dieu se proposait d’éclater de rire pour la troisième fois, par sa colère apparut Nôus (l’Entendement) tenant en mains un cœur. Il fut appelé Hermès, il fut appelé Sémésilam (l’atmosphère).

4 – Dieu éclata de rire pour la quatrième fois, et il apparut Genna, tenant la semence. Elle fut appelée Badètophôth Zôthaxathôs (celle qui conserve ou renaît toujours).

5 – Dieu rit pour la cinquième fois et, tout en riant, s’assombrit et il apparut Moïra tenant en mains une balance pour manifester qu’en elle réside la justice. Mais Hermès entra en rivalité avec elle, disant : « C’est en moi que réside la justice ».

Dieu dit : « De vous deux naîtra la justice, mais l’humaine sera sous la domination de Moïra ». Et ce fut elle qui reçut le sceptre du monde, elle dont le nom en forme d’anagramme est grand, saint et illustre (49 lettres).

6 – Il éclata de rire pour la sixième fois et montra une grande joie. Et il apparut Kairos, tenant le sceptre qui signifie la royauté, et ce dieu remit au dieu premier-créé le sceptre. Celui-ci le prit et dit : « Tu seras près de moi, toi qui t’es revêtu de la gloire de Phôs » (36 lettres).

7 – Dieu ayant éclaté de rire pour la septième fois, il naquit Psyché, et tout en riant Dieu pleura.

A la vue de Psyché, Dieu siffla et la Terre s’éleva en masse ronde et enfanta le serpent pythien qui sait d’avance toute chose. Dieu l’appela Ilillou (répété quatre fois), puis Ithôr (lumière étincelante), Phôchô, Phôbôch.

A la vue du dragon, Dieu, saisi de frayeur, fit claquer sa langue et, à ce claquement de langue, il apparut un individu armé qui est appelé Danoup Chratôr Barbali Barbith.

A la vue du guerrier, Dieu fut de nouveau saisi d’épouvante, comme s’il avait aperçu un être plus fort (que lui) : il craignit que la terre n’ait excrété un dieu. Jetant les yeux vers la terre, il dit Iaô, et de l’écho (du nom) naquit un dieu, qui est le seigneur de tous.

Danoup entra en rivalité avec lui, disant : « C’est moi le plus fort », mais Dieu lui dit : « Toi, tu es né du claquement de langue, lui de l’écho. Vous dominerez l’un et l’autre sur toute Nécessité.

De ce moment le dieu (double) fut appelé Danoup Chrâtor Berbali Balbith Iaô.

Seigneur, je reproduis ton image par les sept voyelles, viens à moi, écoute-moi, a éé èèè iiii ooooo uuuuuu ôôôôôôô.

« Quand le dieu sera venu, baisse les yeux et écris ce qu’il dit, ainsi que son propre nom, qu’il te donne. Et qu’il ne sorte pas de ta tente avant de t’avoir dit exactement ce qui te concerne ».

Dans une variante, il est dit que, ayant nommé Danoup Chrâtor Berbali Balbith Iaô, Dieu lui donna puissance sur les neuf dieux et fut appelé Bosbéadii. Puis, quand il eut fait de même pour les sept planètes, il fut appelé :

Aéèiouô Eèiouô Eiouô Iouô, Ouô, Uô O

Ouôiéèa Uôiéèa, Oiéèa, Iéèa, Eèa, Ea A

7 + 6 + 5 + 4 + 3 + 2 + 1 = 28 (2 fois).

Quant à son nom le plus grand, il contient 27 lettres (à la fin Iaô). Sous une autre forme : à la fin les 7 : aéèiouô.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Premier commentaire

Les figures de la divinité s’établissent à quatre niveaux :

a) les 3 dans les 4

En sa quadrilogie fondamentale : le louangeur HELIOS ACHEBYKRÖM et la louange aaa ééé ôôô, le monde partagé iii aaa ôôô et la partageur SABAOTH ARBATHIAO ZAGOURE, l’Etre seulement triple, car le partageur est aussi le louangé.

Les 3 sont :

1) Créateur louangeur, Hélios,

2) partageur louangé, Sabaoth Arbathia Zagouré ou aaa ééé ôôô,

3) créé partagé, iii aaa ôôô.

Mais les 4 sont eux-mêmes dédoublés dans les 3, en 2 signifiés ou formes et 2 non-signifiés;

puis les 2 signifiés sont formulateur (Hélios) et partageur (Sabaoth), par le Nom et le Nombre,

les 2 non-signifiés sont la substance du langage ou la louange : aaa ééé ôôô, et la substance de la matière ou le créé : iii aaa ôôô.

Aux deux Formes : le nom et le nombre s’opposent les deux substances : le langage et la matière.

La trilogie est alors :

1) Celui qui nomme,

2) Celui qui partage,

3) L’informe, dont sera tiré le formulé : aaa ééé ôôô ou iii aaa ôôô, selon le sens, composé des 4 voyelles : a, é, i et ô ou des 4 facteurs : l’inversible, les 2 interchangeables et l’immuable (le Vivant, la Semblance et la Roue d’Ezéchiel, en tant que trilogie).

D’une autre manière, les composants du formulé sont donc 7 (4 + 3) et les composants de l’informulé 9 : aaa ééé ôôô ou iii aaa ôôô.

b) les 4 dans les 3

Au niveau des Anges primordiaux, le texte ne permet pas de décider s’ils sont 3 : Arath, Adonaié, Basemon Iao, ou 4 : Araï, le Singe, le Faucon et Iao.

S’ils sont 3 :

Arath est Araï, en même temps que Laïlam, le Disque solaire et Aldabiaiem (les 4 composants de la 1ère personne),

Adonaié est l’ange de la 2ème personne, le Dialecticien, singe et faucon,

Basemon Iaô est l’ange des métamorphoses (9), c’est-à-dire l’informulé, à la fois langage et matière, l’éternel Vivant.

S’ils sont 4 :

2 sont prédécesseurs : Arath et Iao, leur nombre est 9;

2 ne sont pas prédécesseurs : le renard cynocéphale et le faucon, leur nombre est 360 (le nombre de l’année) et 14 (7 X 2).

Les 4 sont ici : la voie directe et la voie inversée, comparables à aaa ééé ôôô et à iii aaa ôôô, le Singe et le Faucon d’une part, Arath et Iao de l’autre,

puis le continu (le disque solaire, l’année) et le discontinu (le Faucon, en ses deux fois 7; Iao en ses métamorphoses).

Nous savons, par les 4 Qualités d’Aristote, que le continu (l’humide) et le discontinu (le sec) se rattachent à l’Eau et à la Terre, et que les deux voies, croissante et décroissante, se rattachent au chaud et au froid, c’est-à-dire au Feu et à l’Air.

Les Anges sont donc à la fois les 3 Personnes et les 4 Eléments.

c) 4 + 3, dans la succession

Au niveau des entités :

Lumière est Phôs; Eau est Eshakléo; Air est Nous; Terre est Genna.

Mais, dans les 3 : Moïra/Hermès est à la fois la Balance et le Sepher (ou Sophia), constitutifs de la 1ère personne; Kairos, le Souverain, est aussi Phôs, celui qui vainc; Psyché, la Vierge en pleurs, exprime la miséricorde en même temps que le sentiment : la nature qui charme.

Rattachés à l’astrologie, les 4 premiers dieux se succèdent dans le sens de la précession :

le Sagittaire (Phôs), le Scorpion (Eshakléo), la Balance (Nous), la Vierge terrestre (Genna);

les 3 derniers dieux se succèdent sans le sens zodiacal :

le Cancer (Hermès), le Lion (Kairos) et la Vierge de Bien (Psyché).


Le retournement du sens est en Genna (de la Balance à l’Hermès).

d)  4/3 dans le simultané

Comme le temps se retourne dans la Vierge Genna, de la Lumière Kairos à l’Hermès, la réalité se partage en Psyché, l’autre Vierge, dans les 4 Pythons, le symbole de Hermès, et les 3 Clartés, nées de Hairos-Phôs : Ithôr, Phôchô et Phôbôch.

C’est ensemble qu’ils surgissent de la Vierge éplorée et c’est ensemble qu’ils sont nommés, 4 fois du même nom les Pythons et de 3 noms différents le Reflet.

Le temps n’évolue plus dans aucun des deux sens. Il se répète comme le Jour, l’Année ou l’Ere dans la statique de la Datation.

Ce point nous est confirmé par les deux dernières formulations de Dieu : le claquement de langue et l’écho.

Le dernier dieu, Iao, se retrouve être l’ange aux 9 métamorphoses (les 7 + 2) en recouvrant l’ensemble des entités.

Si je considère les 4 niveaux comme les 4 lieux possibles de l’Etre : sa manifestation divine, son apparence angélique, les entités de sa durée et les dates de sa datation, l’ensemble de l’Etre est comme le Jour, l’Année (les 360 jours), l’heure (les 3 600 secondes) ou le Cercle (les 360 degrés), mais surtout comme le Mois, de 4 semaines. Chaque semaine contient les 7 jours, comme chaque « saison » de l’ère divine les 7 entités.

L’ensemble vaut alors : 7 X 4 = 28 ou, plutôt, 28 – 1 (l’Etre même) : les 27 noms de Dieu;

l’Etre est 4; les Anges sont 4; les rires sont 7; les Pythons et les Clartés, 7; le Recouvreur est (4 + 1 = 5) : Danoup Chrâtor Barbali Balbith Iao :

4 + 4 + 7 + 7 + 5 = 27.

Si je considère les 3 mouvements de l’Etre : les deux sens et le cens comme successifs, l’ère se partage en 3 phases, de 120 sur 360, et chaque phase recouvre 9 entités :

3 X 9 = 27.

L’époque

Aussi bien les derniers livres de la Bible que les historiens romains du 1er siècle avant notre ère donnaient quelque deux siècles à « l’absence des dieux ou de Dieu » : de -400 à -200 le livre des Maccabées et 175 ans Varron, de -385 à -210.

Du cœur de cette période, vers -275/-265, sont datés : « la fin de la Thora » par les juifs, la mort du dernier prêtre Tcheou par les Chinois, le deuxième concile bouddhiste, le plus rationaliste, par les Indiens, la destruction des derniers temples, comme d’Apollon à Delphes, par les Grecs, etc.

Les dernières entités qui survivent alors : le Tao, le Nous, le Logos, la Sagesse du bouddhisme ou Hermès-Toth ne sont guère que l’Ultime Connaissance, but des savants et des technites plutôt que divinité. Aussi les divers peuples lui rattachent-ils toujours un Grand Ancien, considéré comme l’initiateur de la Science : l’un des Sept Sages en Grèce, le Bouddha ou Lao tseu, sinon Hermès, Toth ou le « prince » Houang-ti, identifiés à des hommes.

Presque à l’égal de ces fondateurs sont honorés ceux qui ont transmis leur message : Tchouang tseu ou Pétosiris, Nectanébo ou Démocrite, au début de l’époque rationaliste : -400/-350.

Mais, à partir de -230/-210, une nouvelle entité paraît : « Hermès trois fois nommé », qui n’a plus rien d’humain. Au nom de cet Hermès Trois Fois Maître ou Trismégiste vont être écrites des œuvres entièrement nouvelles, connues sous le nom d’hermétiques et qui se multiplieront jusqu’aux grandes gnoses du 2ème siècle après Jésus-Christ.

Tous ces traités ont le même but : la formulation d’un autre ésotérisme, mais les méthodes en sont infiniment diverses. Celui-ci traite des 12 lieux et des 7 sorts; celui-là des 12 signes et des 7 planètes. Des ouvrages établissent d’étranges correspondances entre :

– les 12 signes et les parties du corps humain (le livre sacré d’Hermès à Asklépios),

– les 7 planètes et les fleurs (le texte de Salomon),

– les 15 étoiles fixes et les pierres précieuses (texte de Mashalla),

– les 15 étoiles et les 7 planètes, etc.

La plupart de ces ouvrages ne sont connus que par des traductions très postérieures, du 3ème au 5ème siècle, et l’on ne peut décider de leur fidélité au texte primitif.

C’est ainsi que le Liber Hermetis du British Museum (version latine), la synthèse la plus complète de ces traités, fut presque certainement traduit d’un choix de textes grecs, qui lui-même n’était pas antérieur au 5ème siècle après Jésus-Christ. Il couvre donc quelque sept siècles d’hermétisme.

Les 12 lieux sont ici partagés en 36 décans, assimilés à des démons qui ont domination sur les 7 planètes.

« En outre, ils (les fils des Décans) engendrent des astres qui leur servent de sous-ministres et ils ont des serviteurs et des soldats. D’eux proviennent les destructions des êtres vivants et le fourmillement de bêtes qui gâtent les fruits de la terre ».

Ni cette démonologie ni cette attestation d’une pollution universelle ne peuvent être antérieures au 2ème siècle avant notre ère, non plus que postérieures au 1er siècle, où disparaissent les technites et leurs inventions : turbines à vapeur, automates, navires monstrueux, piles, paratonnerre, engrenages divers.

En effet, le catalogue des astres (les étoiles brillantes) témoigne de l’ancienneté de cette partie de l’ouvrage, car il ne correspond pas aux conclusions de Ptolémée (touchant à l’Harmonie universelle) mais aux conclusions de Hipparque (-167/-127) et même, pour 31 étoiles, aux estimations des astronomes Timocharis et Aristyle (-270).

S’il fallait donner un seul créateur à l’hermétisme pré-chrétien, ce serait sans doute Bolos le Démocritien (vers -200). Nommé aussi Bolos de Mendes, cet esprit universel a précédé tous les grands mythologues des 2ème et 1er siècles : Ennius, Carnéade, Varron, etc. Comme on ne prête qu’aux riches, il n’est guère de physica, de mystica, de traités sur les rapports entre les plantes et les astres, de traités d’alchimie primitive (la recherche de la matière ou substance commune) dont l’origine ne lui soit rapportée. De rares textes qui portent sa marque ou sa signature, la plupart sont traitent des forces polarisantes : affinité/répulsion; ils portent témoignage de la mysticité la plus ardente, révolutionnaire pour l’époque.

Quant à la Kosmopoiia, la date en demeure des plus imprécises.

Mais, pour la plus ancienne version (de Leyde), découverte à Thèbes en même temps que deux « traités de teintures » écrits par la même main, on en fixe la date entre le début du 3ème siècle et sa fin. On donne pour transcripteurs successifs de l’ouvrage : Bolos le Démocritien, puis Anaxilos (28 av. J.-C.).

De fait, la triple mention des 36, des 27 (36 – 9) et des 7 rattache le texte aux plus anciennes parties du Liber hermetis (-200/-170). Son originalité – la préférence donnée à une chronologie démoniaque sur une chronologie zodiacale – interdit qu’il puisse être postérieur à Hipparque. Enfin, les noms des dieux-anges (Araï, Adonaïé, Iao) et des dieux-démons (Phôs, Nous, Genna, Kairos) le rattachent également au 2ème siècle avant notre ère, bien que des additions (Abraxis) soient certainement postérieures.

Dans les recettes chimiques qui l’accompagnaient, et dont l’une au moins est certainement de Bolos, on lit cette phrase d’introduction : « Oui, je viens moi aussi en Egypte, j’y apporte la science des vertus occultes afin que vous vous éleviez au-dessus de la curiosité multiple et de la matière confuse ».

Suit le récit de la quête des « livres cachés » dans le Temple, que Bolos – ou le chercheur inconnu – ne peut lire aussi longtemps qu’il n’a médité la formule : « Une nature est charmée par une autre nature, une nature vainc une autre nature, une nature domine (contient) une autre nature ».

On ne peut attribuer de manière certaine la Kosmopoiia au Démocritien. Mais l’ésotérisme des 3 Natures est la clé de toute son œuvre connue en même temps que l’une des clés les plus visibles de la partie trinitaire de la Kosmopoiia :

Si les anges ne sont que 3, l’un domine (Araï), le second charme (Adonaié), le troisième vainc (Basemon Iao). Des 3 derniers dieux-rires, l’un contient (Moïra/ Hermès), le deuxième vainc, comme Phôs lui-même (Kairos) et la troisième déesse charme (Psyché). Ce sont enfin, non définis, les trois Reflets nés de Psyché, ainsi que la Trinité de l’Etre en Dieu.

Si l’on se souvient que les Mania ou termes de Platon se plaçaient sous l’invocation des 4 dieux élémentaux et que les 3 natures recréent les 3 d’Ezéchiel :

la nature qui possède ou tient : la chose même, la Roue,

la nature qui vainc : la chose différente, le Vivant,

la nature qui séduit en reflétant mais aussi divise et sépare : la même chose, la Semblance,

on comprend mieux ce que sont les 7 rires de Dieu :

le Chaud, l’Humide, le Sec et le Froid, selon Aristote, d’une part;

la chose même (dans le Même) et les deux polarités, d’attraction et de répulsion (dans l’Autre).

Mais ce sont aussi les 7 planètes, 7 des 12 signes et les 7 degrés de toute durée (selon Platon et Lie tseu).

Le rire

Plus que ces arguments – logiques ou analogiques – un caractère du texte lui impose pour date le tout début du 2ème siècle avant notre ère. Car, si du 5ème au 2ème siècle il n’est plus guère question des dieux (et pas question du tout de leur consacrer un hymne aussi étrange), à partir de -150, le monde hellénistique éclaté et Rome désormais toute puissante, il ne sera plus question de rire ainsi des dieux.

Le rire est la vraie date du texte.

Ce Dieu informel en 9 voyelles (ou en 27), ces rires de Dieu qui se trouvent être le Feu, l’Eau, l’Air, la Terre Première, ce claquement de langue et cet écho qui organisent l’univers, ce Serpent et ce Guerrier qui épouvantent l’Etre, ils ne sont imaginables à aucune autre époque, depuis le panthéisme d’Homère jusqu’à l’ésotérisme byzantin ou chi’ite, le panthéisme ludique des libertins.

Aristote est sérieux; saint Augustin est grave. Les disciples du premier ne sont que des pédants; les précurseurs du second des hommes illuminés (y compris les plus purs poètes de l’Amour : Caton, Catulle, Ovide ou Luc).

Le rire naît du désastre : il ne le précède pas. Il précède la Foi et ne peut la suivre.

Ezéchiel ne riait pas, si étranges que fussent les faces des Vivants, les Roues et les Semblances; Platon jouait dans le Timée mais sans s’interdire la prise au sérieux, fût-ce de la bande de Moebius ou de ses jeux numériques. Lie tseu sourit souvent, de la bêtise humaine, de l’amour-propre de l’un et de la naïveté de l’autre, mais son appareil demeure pesant.

L’auteur – ou les auteurs – de la Kosmopoiia s’amuse – ou s’amusent. Ils s’enivrent des jeux de lettres et de nombres. Ils donnent leur appareil, d’abord, pour insensé, car on ne peut parler de l’Etre d’une manière sensée, mais cette folie ne les gêne pas, car le sérieux de la science a montré sa limite, en ce temps où le vieux monde s’effondre (le Grec, l’Hellénistique, le Carthaginois) sans cesser de discuter sérieusement les trouvailles de ses destructeurs : le technite, le politicien, le savant.

La merveille est que, sous le sarcasme, la rigueur de l’architecture demeure sans faille, la précision, parfaite des nombres et des noms.

C’est ainsi que l’appareil ne joue pas seulement des 4 et des 3 en chacun de ses niveaux; mais il n’est que ce jeu, en ses 4 niveaux : (4 X 7 = 28) – 1, et en ses structures :

– l’Etre même, le Cercle de 360° ou de 36 décans,

– la Croix aux quatre termes,

– la Dialectique, diversifiée à l’infini, des informulés et des formulés, de la louange unificatrice et du partage, des Eléments et des Natures, de la statique et de la dynamique, du plus et du moins, des deux sens du temps, de la répétition et de la diversité, du discontinu et du continu, par le simple jeu des 4 et des 3.

L’une de ces dialectiques est purement numérique : les 7 de la matière (3 + 4) et les 9 de la métamorphose des formes(3²). Elle architecture l’appareil tout entier (contenu dans le Cercle et polarisé par la Croix) :

a) l’appareil des 7 :

b) l’appareil des 9 :

Les deux appareils donnent le même nombre : 27.

(7 X 4) – 1 ou 9 + 9 + 4 + 4 + 1.

Et c’est-à-dire qu’un cycle étant choisi : la Grande Année, l’Ere précessionnelle ou la période des 180 ans, son partage en 27 phases recouvrira les deux appareils :

1) dans la Grande Année de 25 920 ans :

25 920 ans/27 = 960 ans,

la Grande Année se partage

– soit en 3 X 8 640 ans, à raison de 960 ans X 9 : 9 entités par huit millénaires,

– soit en 4 X 6 480 ans, à raison de 3 ères de 2 160 ans par « saison » de six millénaires.

2) dans l’Ere de 2 160 ans :

2 160 ans/27 = 80 ans,

l’Ere se partage

– soit en 3 X 720 ans, à raison de 80 ans X 9 : 9 entités par période de 720 ans,

– soit en 4 X 540 ans, à raison de 3 « mois » de 180 ans par saison de cinq siècles.

3) dans la période de 180 ans :

180/27 = 6,666 ans,

la période se partage

– soit en 3 X 60 ans, à raison de 6,666 X 9 : 9 entités par phase de 60 ans,

– soit en 4 X 45 ans, à raison de 3 « petites périodes » de 15 ans par saison de 45 ans.

Tout cycle formulant l’Unité temporelle, le calcul ne vaut pas seulement pour les 960 ans, 80 ans ou 6,666 ans, mais aussi bien pour les 11 520 ans (960 X 12) ou pour 6,666/12 = 0,555, etc., dans les deux sens, à l’infini.

D’où le rire.

Il ne naît pas de l’étrangeté de la construction, dont l’une des Personnes de Dieu (le partageur) est précisément l’architecte, mais de la vanité de l’homme, inconscient du partage et qui toujours se flatte soit de prolonger ce qui s’achève, soit d’avancer le terme de ce qui se continue. L’homme est puissant : il peut se donner des chefs, mais ce sont là des élections que compensent un claquement de langue ou son écho.

Si bien qu’elles n’ont de sens, vers la caducité, qu’en la durée humaine, non pas dans le temps de Dieu, différent à ce point qu’il ne daigne même plus être le Créateur.

Ce que l’appareil apporte

On peut voir au premier coup d’œil ce que l’appareil de la Kosmopoiia doit à ceux d’Ezéchiel, de Platon et de Lie tseu. Avant tout : les 4 et les 3, mais aussi la répartition cardinale des 4 : au nord-est, au nord-ouest, au sud-ouest, au sud-est; puis, l’imbrication de la trinité à la fois en chacun des 4 et dans l’ensemble de la quadrature, elle-même contenue en chacun des 3.

Plus profondément, on peut dire que l’appareil n’apporte aucune révélation qui ne soit suggérée dans les trois précédents. Mais il en développe les apports de telle sorte qu’ils semblent originaux.

Ce sont particulièrement : l’asymétrie des seuils, la dualité des sens, la diversité des figures.

a) l’asymétrie des seuils

Elle est notable chez Platon : les 900 et les 1 260 dans l’ère précessionnelle ou les diamètres chevauchants des cercles inscrits, ainsi que chez Lie tseu : les 7 et les 9. Mais elle ne se révélait alors que dans la partie inférieure de l’appareil. Ni le nombre des générations divines ni la Mutation et le Grand Commencement ne semblaient concernés par cette asymétrie.

Les 7 et les 9 de la Kosmopoiia la soulignent en haut comme en bas, interdisant de situer les seuils centraux au 1/2 (entre 0 et 1) ou au doublement 2 (comme entre 1 et 4).

Plus précisément, nul calcul unique ne paraît convenir aux 4 Lieux.

La suite des nombres entiers ou de leurs inverses rend compte de l’univers des dieux en Dieu et de l’univers de la répétition (des Pythons et des Reflets); mais elle ne tient pas compte des deux autres univers.

Au contraire, les deux équations pythagoriciennes : (q – 1)/q et q/(q – 1) rendent compte des univers des Anges et de celui des Rires, mais non pas des deux autres.

b) la dualité des sens

Elle n’est que suggérée chez Ezéchiel et proclamée chez Platon, nominalement dans le Politique, numériquement dans le Timée.

Dans la Kosmopoiia, elle est clairement définie : deux Anges sur quatre sont prédécesseurs, et non moins précisément nombrée : le nombre des prédécesseurs est 9.

Si, donc, le partage en (4 X 7) – 1 est à prendre dans le sens direct des signes (le sens des aiguilles d’une montre), le partage en 3 X 9 est à prendre dans le sens inverse.

C’est en même temps que les signes se succèdent zodiacalement et précessionnellement.

Les deux cercles inscrits ne tournent pas dans le même sens, ce que Platon n’avait pas clairement précisé, le laissant à deviner au lecteur.

c) la diversité des figures

Elle ne peut être plus grande qu’en Ezéchiel (jusqu’à 144) sans être à l’infini, comme par les puissances de 2, 3 et 4 chez Platon. Mais le jeu de la Kosmopoiia : 28 – 1 d’une part et 2 X (4 + 9) + 1 de l’autre, en jouant de – 1 et de + 1, conduit à la fois au nombre : 27, ainsi qu’à l’infini des puissances : 36 = 6⁶, 49 = 7⁷, etc., entre 2/1 et 1/0, et à l’infini des deux équations : (q – 1)/q de ½ à 1 et q/(q – 1) de 1 à 2.

Car l’appareil n’impose jamais le nombre (3 et 4) sans donner toute sa part à l’informel : aaa iii ôôô, l’Ange des métamorphoses, le dieu des métamorphoses, les deux fois 27 voyelles du Nom total de Dieu, etc.

Si le semblable, le Miroir ou la chose identique séparent les corps, le Même est comme la qualité du Sec chez Aristote : il conduit à l’hétérogène, à la diversité des formes.

Si le contraire rapproche les corps, l’Autre est comme l’Humide chez Aristote : il conduit à l’homogène, à l’indiscernabilité du Yin ou de la matière substantielle.

Mais une telle prétention est une absurdité. Il est trop évident que, distinguées, les formes ne peuvent être qu’autres; indistinctes, fondues dans le Même.

Dès lors, une autre distinction s’impose entre l’Indifférent et l’Afférent.

Dans l’afférence, les mêmes choses séparent et les choses contraires rapprochent. Le Même est comme le Sec, et l’Autre comme l’Humide.

Dans l’indifférence, la chose même unifie, elle rassemble et associe; la chose différente – et indifférente – s’isole et se laisse dissocier. Le Même est comme l’Humide et l’Autre comme le Sec.

Ce qui ne fut qu’une dialectique : le Même et l’Autre, puis une trilogie, la chose même, la même chose et la différence, est devenue une quadrature :

Il faut inventer une autre trinité.

Nous savons que ce sera celle des 3 natures d’abord, puis celle de la Trimurti en Orient (Vichnou, Brahma, Civa), celle des Trois Personnes : le Père, le Fils et l’Esprit à partir de Nicée.

L’Amour

Ainsi se résume l’histoire de quatre siècles (- 580/ – 180), vécus dans le messianisme, puis l’utopie de l’Amour, et dans l’éloignement des dieux. Comme par un retournement de la dialectique verticale : Nord/sud à la dialectique horizontale : Orient/Occident.

Au plan idéologique : du Même et de l’Autre à l’Afférent et à l’Indifférent.

L’appareil de la Kosmopoiia rejoint le précis d’Ezéchiel. Comme la Vision, il ne traite des 3 que par les 4, et des 4 que par les 3. Et les 3 dont il joue sont encore la Roue (les 360°), la dialectique de la Semblance et la diversité de la Vie. Mais, sur ces 3, les 4 se fondent : les deux Mêmes et les deux Autres. La seule réalité des Anciens : la chose même est devenue le mal par excellence : l’Indifférence, de sorte que le dernier soutien des technites : le Logos, l’Etre en soi, s’abolit.

Dieu est louangeur (partagé) ou partageur (loué), mais il ne crée plus : il formule, par la louange, par le partage, par le rire, le claquement de langue, l’écho. Il est redevenu le dieu magicien qui a précédé le Taureau.

Sans doute, en -220/-180, le démiurge n’est pas mort, ni Baal ni le Taureau. Ce ne sera qu’en -105 que Marius ôtera le Minotaure des enseignes. Et ce sera seulement le panthéon des empereurs qui exclura des 12 toute figure taurique.

Pour ou contre le chaldéen se battent encore le Séleucide Antiochos III, leur adversaire, et le Macédonien, leur défenseur; ou Carthage et Rome. Les plus longues guerres de l’Antiquité ne prendront fin qu’en -146, par la destruction de la Macédoine, de Corinthe et de Carthage entre autres.

Deux siècles passeront avant que l’Amour ne s’incarne sous la figure de l’Attendu : le Bouddha de Charité ou le Christ. Mais, déjà, le nouveau métier est formulé, où les fils qui tissent les destins des hommes ne sont plus le Même et l’Autre mais le Contraire et le Semblable, unis dans le Prochain.

 

Jean-Charles Pichon

Photo Pierre-Jean Debenat

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LES PRECIS RIDICULES – II (1) –

Deuxième partie

DE L’OBJET

AU MOTIF

 

 

I

Les Alchimistes

NUYSEMENT

 

 

Le texte : Les visions hermétiques, du sire Heurtier de Nuysement (1620).

Deux textes marquent l’origine et la fin de l’alchimie ésotérique. Le premier est un apocryphe de Démocrite : le livre de Démocrite à Leucippe, certainement antérieur au Christ. Le deuxième est L’entrée ouverte au palais fermé du roi, du mystérieux Philalète, certainement postérieur à 1620.

Le premier n’est que l’un des innombrables traités de teinture répandus du 2ème siècle avant Jésus-Christ au 2ème siècle de notre ère. Selon le R.P. Festugière, qui les recense [1], la majorité de ces traités répartissent les opérations de l’Œuvre en 4 phases :

a) de l’antimoine, le plomb le plus riche en eau, le plus ductile et fusible, est tirée la matière première (au noir),

b) devenu fluide, le plomb s’unit aux substances qui ont affinité avec lui et le blanchissent (œuvre en blanc),

c) la cuisson fait passer le noir premier, devenu blanc, par toute la gamme des couleurs (autour du jaune), que l’apocryphe de Démocrite nomme le Caméléon,

d) à la fin des opérations, la teinture est réalisée. Selon le but recherché et les corps employés, en argent, or, pierre précieuse ou pourpre.

Nous ne savons pas quelle date donner à l’apocryphe, mais nous savons que, dès -220, les « teintures » étaient pratiquées, puisque Archimède est l’auteur d’un petit traité qui expliquait comment distinguer un or ou un argent véritables du métal teint.

Du 23ème chapitre au 30ème, le second texte énumère les mêmes phases de l’Œuvre, mais en détaillant la troisième (c), que les alchimistes médiévaux avaient appelée : l’Arc-en-ciel :

œuvre au noir :

le régime de Mercure, 50 jours,

le régime de Saturne ou le travail du plomb, 40 jours,

œuvre au blanc :

le régime de Jupiter ou le travail de l’étain, 21 jours,

le régime de la Lune ou de l’argent philosophique,

l’arc-en-ciel :

le régime de Vénus ou du cuivre, le vert, de 10 à 20 jours,

le régime de Mars ou du fer, le jaune ou la Queue du Paon, 40 + 14 = 54 jours,

la 4ème phase :

le régime du Soleil ou de l’or philosophique, 14 + 26 + 3 = 43 jours.

Le caractère le plus remarquable de l’Entrée ouverte est que le traité unit en un seul symbolisme celui des 7 planètes, des 7 matières (mercure, plomb, étain, argent, cuivre, fer, or) et celui des 7 couleurs du spectre. Il faut y adjoindre le fait que l’ensemble des opérations couvre les huit mois et que Philalète conseille d’entreprendre le travail en Mai. Or, de Mai en Décembre, les Signes auront été : Taureau, Gémeaux, Cancer, Lion, Vierge, Balance, Scorpion et Sagittaire, adjoignant une quatrième symbolique aux trois précédentes.

Entre l’apocryphe de Démocrite et le traité de Philalète, cinquante autres successions auront été proposées, fondées sur les 4, les 7 ou les 12. Mais, parmi ces dernières même, l’ordre des 4 est demeuré immuable, comme on le voit par la plus récente, celle de l’ésotériste italien Evola[2] :

Il est certain que les 12 Principes de Lulle (1312) ou les 12 Clés de Valentin (1550?) nommaient différemment les Douze et, même, se fondaient sur des bases différentes : Lulle sur la Forme et la Matière, Valentin sur les 3 Matières : le Mercure, le Soufre et le Sel. Mais la succession des 4 s’y retrouve sensiblement la même, ainsi que chez le commentateur le moins qualifié de la Grande Œuvre :

a) putréfaction,

b) volatilisation,

c) solidification,

d) ultime combinaison[3].

Si l’abondance et la diversité de ces traités et commentaires posent un problème, on prend conscience que celui-ci tient moins aux matières employées et aux dénominations des phases qu’à la succession des couleurs.

En effet, du Noir au Blanc se déploie déjà un premier « arc-en-ciel » que certains confondent avec le second, ou « grand ». Puis, certains, comme Philalète, ont tendance à contenir les 4 dans les 7, quand les 7 couleurs s’échelonnent dans la 3ème opération parmi les 4 :

1) – L’œuvre au noir (1),

2) – l’œuvre au blanc, nécessairement double : a et b (ou 2 et 3),

3) – l’arc-en-ciel : les 7 régimes, de 4 à 10,

4 – le passage à l’état final et cet état : 11 et 12.

Il n’est donc d’alchimie qui puisse s’analyser sans qu’il soit tenu compte des deux sens des couleurs.

L’un de ceux qui en ont traité le mieux est certainement Georges Lanoë-Villène, dans les 7 volumes dans son Livre des Symboles[4].

Les traités de teintures

Il est difficile pour un esprit du 20ème siècle de se faire une idée de l’importance prise par les couleurs de -200 à +200 plus ou moins, c’est-à-dire depuis Bolos jusqu’aux pierres précieuses de l’Apocalypse. Mais l’ésotérisme d’un Ovide ou d’un Virgile y puise non moins assurément que la « science » encore naturaliste d’un Lucrèce ou d’un Pline.

La difficulté provient en partie de ce que cet ésotérisme n’est pas homogène, il joue des 3 couleurs chez l’un (le Vert, le Rouge et le Jaune), de 7 chez l’autre, des 12 pierres précieuses chez l’apocalyptique ou l’astrologue. S’y adjoint et le complique l’ésotérisme des métaux (de l’Or au Plomb) et, parfois, des plantes (Jacinthe = Hyacinthe = le rouge tirant vers le violet).

Une autre difficulté est que le spectre est inconnu de la plupart des Occidentaux : les couleurs ne s’échelonnent pas du rouge au violet, par l’orangé, le jaune, le vert et le bleu, mais elles forment le cycle, le bleu se situant alors au-delà du violet : bleu, violet, rouge.

D’où, une importance du violet – plaque tournante – complètement rejetée par la suite, quand Apollon – l’Or rouge – a triomphé de Hyacinthe. Mais le mythe du Violet rédempteur, au-delà de la mort, survivra chez de nombreux auteurs, comme chez Pline, qui distingue cinq teintures, toutes violettes : le rouge de crocus, l’améthyste, l’héliotrope, la mauve et la « violette tardive ».

Quant à l’origine du mythe, on doit la faire remonter jusqu’à Hésiode : « Les sots ne savent pas combien la moitié vaut mieux que le tout, ni quelle richesse se cache dans la mauve et l’asphodèle » (Les Travaux et les Jours, 40).

Nous savons que la durée, de l’Unité à la mort, tient entre le 1 et 12/7 (ou e-1). Le nombrement du Violet au 1/2  situe donc cette couleur bien en deçà de l’Unité, et en deçà de la Durée. Même quand le Mauve aura disparu de l’ésotérisme et le spectre pris la place du cycle, le Violet demeurera le symbole de la résurrection, de la plus haute spiritualité, comme une nostalgie du malheureux Hyacinthe, de l’époque révolue où les couleurs formèrent le cercle.

Ce sera dès lors le Jaune qui deviendra le « Centre », le point de retournement entre les deux processions, du violet au rouge ou du rouge au violet, sinon du spirituel au matériel ou à l’inverse.

Mais, pendant tous ces siècles, les Orientaux semblent avoir maîtrisé plus assurément et continûment le neuf ésotérisme : le Chinois par la tradition des Cinq Empereurs, et l’Indien par le panthéon de la Trimurti, dont le Jaune, couleur de Houang-ti ou de Brahma, fut toujours le Centre.

Illustration Pierre-Jean Debenat

L’ésotérisme des couleurs

Selon le sens choisi, d’augmentation de la longueur d’onde lumineuse (de 0,4 à 0,7 microns) ou de la réduction de la longueur d’onde (de 0,7 à 0,4), on sait que l’ordre des couleurs s’inverse : infrarouge, rouge, orangé, jaune, vert, bleu, violet, ultraviolet ou de l’ultraviolet à l’infrarouge.

La « plaque tournante » ou point de résonance est ici le Jaune, en 0,6.

En des temps où l’on peut penser que le spectre n’était pas connu (on le nomme autrement avant Newton), il reste que le Jaune garde cette situation privilégiée.

Les Chinois de l’âge archaïque connaissaient les 5 Empereurs : le Noir, le Rouge, le Blanc, le Jaune et le Vert.

Dans le sens de la Grande Année, ces correspondances zodiacales devaient leur être attribuées :

La Vierge (ou la Bannière) Noire au Noir,

Le Lion le Cheval ou le Souverain au Rouge,

Le Dragon volant (ou nos Gémeaux) au Blanc,

Le Taureau au Vert.

Le Serpent Jaune Houang-ti (notre Cancer) se situait alors entre le Rouge et le Blanc. Il avait suivi le temps solaire, vers -11 000/-9 000, et précédé le temps gémellique, vers -7 000/-5 000.

Mais les souverains de l’an 1 000 de notre ère, les Tcheou, avaient honoré le Serpent Jaune, et les rois précédents, les Yang, avaient honoré le Dragon volant.

L’ordre était alors :

les Han, sous le signe du Taureau vert, vers -3 000,

les Yang, sous le signe du Blanc, au 2ème millénaire avant Jésus-Christ,

les Tcheou, sous le signe du Jaune, entre -1 080 et -780,

les princes Ts’in entre -780 et -230, sous le signe du Rouge, ou, plutôt les signes successifs du Jaune, du Blanc et du Rouge, par renouvellement successif des symboles-maîtres, dans le sens des couleurs à nouveau inversé.

Soit,

sur 10 000 ans, l’ordre : Noir, Rouge, Jaune, Blanc, Vert,

sur 2 000 ans, l’ordre : Vert, Blanc, Jaune, Rouge, (Noir),

sur 500 ans, l’ordre : (Vert), Jaune, Blanc, Rouge.

Ces changements, peut-être, seraient sans importance si, dans la Grèce d’Homère, d’Hésiode et de leurs successeurs, ils n’expliquaient l’étrange ballet que présentent les trois divinités : Apollon (le Feu rouge, dévastateur), Aphrodite ou Vénus (déesse des blés d’or) et Vulcain ou Héphaïstos (le Feu jaune, forgeron, bienfaisant, mais aussi le dieu des Profondeurs, l’antique Apsu-Bès et, comme tel, plus verdâtre que jaune).

Ici encore le Jaune de la déesse tantôt se situe entre le Rouge et le Vert et tantôt à l’inverse, selon que le Feu de la lumière ou le Feu profond, ténébreux, forgeron ou vulcanique l’emporte. C’est ainsi que l’Eté se situe entre le Printemps ou l’Eveil de la Lumière et l’Hiver ténébreux, mais également entre l’Hiver et l’Automne fructueux.

Or, si la succession des Eres, dans la Grande Année, ou des Jours dans la Semaine se présente comme une telle métamorphose des figures ou des noms, renaissants en chaque éveil d’un dieu ou chaque aurore, la succession des phases de la journée ou de l’ère offre la déchéance inverse, de la première heure à la dernière, ou de la première à la douzième, par le royaume (Krîta), la corruption (Trêta), la division (Dvapara) et l’âge de mort (Kâli). Si les Figures ordonnent l’éternelle renaissance, les Lois de la matière précipitent chaque phase en sa destruction.

L’histoire des 12 Opérations, en cela, se révèle pareille à celle des 12 Tribus.

La forme et la substance

Néanmoins, il n’est d’autre point commun que leur nombre aux 12 Fils de Jacob d’une part et aux 12 Tribus cardinales de l’autre. De même n’est-il d’autre communauté que le nombre 12 entre les Pierres Précieuses de l’Apocalypse, par exemple, et les Opérations médiévales.

Entre les deux premiers ésotérismes tribaux s’était situé le temps mystérieux des Juges ou de la divine Terre Promise : les Fils l’ont espéré; à partir de Samuel les Tribus le regrettent. Ainsi, le premier ésotérisme fut d’espoir, mais le second de nostalgie.

Entre les deux ésotérismes opérationnels se situe le temps de Tous les Saints, ou le temps de la Forme/Substance.

A – L’origine peut en être prise du 5ème siècle, où Zozime proclame la prééminence du Soufre, l’exhalaison sèche, le minéral, par opposition au Mercure (la part humide du métal), selon les Qualités d’Aristote; puis, Synésius proclame la prééminence du Mercure. Car « il blanchit les corps et attire leurs âmes. Il les digère par la cuisson et s’en empare. Il en est le fond permanent (la substance) tandis que les couleurs (formelles) n’ont pas de fondement propre »[5].

Esotériquement, les figures, les couleurs, les formes qu’emprunte le Soufre (ou le minéral en poudre) constituent réellement la succession visible des métamorphoses, mais par la grâce ou la vertu de l’élément contraire, liquide, ductile et fusible, que symbolise le Mercure des philosophes.

B – La fin peut en être datée de l’an 1 000, où les alchimistes arabes, par Avicenne, identifient de nouveau le Mercure à la substance et le Soufre à la forme, recréant de la sorte les 4 Qualités.

En 1 050, la notion de l’Etre en-soi redevenue inconcevable, il ne sera même plus question de substance mais de lois causales, comme l’indique le conseil de Michel Psellus au patriarche Xiphilin : « L’alchimie ne se fonde pas sur les formes mais sur des causes rationnelles : la nature des 4 Eléments, dont tout vient par combinaison et de qui tout retourne par dissolution ».

Dès lors renaîtra l’ésotérisme des 12 (Pierres Précieuses de Marbode et de Joachim de Flore ou Opérations de Bacon et de Villeneuve), mais il ne sera plus que nostalgique, en la fin du Doux Temps d’Amour, quand l’hermétique et le gnostique avaient tendu au Royaume.

En cette acception de l’Etre le temps se referme comme une année de mars à mars (l’ère précessionnelle) ou d’Ezéchiel aux Rose-Croix autour d’un point X : la Toussaint ou, pour l’Islam, l’Hégire :

le Printemps : de la réforme de Josias au panthéon d’Auguste,

l’Eté : du panthéon au 5ème siècle (Zozime),

l’Automne ou le temps de l’Etre : de Zozime à Avicenne,

l’Hiver : d’Avicenne au Concile de Trente.

Puis, le cycle sera nié, au profit de l’Histoire.

Une histoire de l’alchimie

Lorsque le sire Heurtier de Nuysement compose ses poèmes, entre 1590 et 1620, l’origine historique de la Science des sciences : les traités de teinture hermétiques, est entièrement proscrite ou ignorée. Aux nouveaux « chimistes » il faut des filiations plus glorieuses.

1 – Selon une première tradition, l’alchimie a eu pour père Moïse et c’est son enseignement, transmis par Marie la juive, qui a permis de renouer, par-delà le christianisme, avec la science trois fois millénaire, en établissant le transfert du 3 au 4 par adjonction de l’unité.

Les défenseurs de cette tradition vont valoir que les 3 matières, Soufre, Mercure et Sel ne sont autres que les 3 Lettres hébraïques Aleph, Shin et Mêm ou les Lettres brahmaniques A U M, elles-mêmes symbolisantes de la Roue, du Cœur et du Dragon (la Roue, la Semblance et le Vivant d’Ezéchiel).

Mais, alors que Ezéchiel savait jouer de ses 3 structures et des 4 Eléments, l’alchimiste du 17ème siècle ne sait plus comment jouer des 3 et des 4. Exactement, il ne sait comment remonter de la matière à la Forme. Selon le mot de Gérard Dorn (De tenebris contra Naturam, 1602), « la décision est impossible entre la Trinité et le Dragon à 4 cornes ».

2 – Selon une autre tradition, l’alchimie ne viendrait pas des juifs mais de l’Islam, par le prince Khalid et Djâbir ibn Hayyan (8ème siècle). De fait, la science de la Balance, vers 750, semble bien correspondre à la création d’un nouvel ésotérisme, entièrement symbolique ou mathématique, dont le fondement n’est pas les 3 mais les 4 Qualités d’Aristote : le froid/le chaud, le sec/l’humide.

Mahomet lui-même n’a-t-il pas défini l’Etre par la quadrilogie du Visible et de l’Invisible, du Premier et du Dernier?

Fondamentalement attachés à la notion de Substance, ces ésotéristes – islamiques, puis scolastiques – n’ont cessé, tout au long du Moyen Age, de l’opposer aux « apparences », en opposant le sens invisible du Dernier au Premier au sens visible, inverse. Mais eux non plus ne sont pas remontés des apparences à la Substance, et les ésotérismes se sont multipliés sans s’éclairer l’un par l’autre.

Les deux traditions ne sont pas contradictoires, à condition de considérer qu’elles ne se situent pas dans le même plan.

Comparons :

Les tribus                                                     L’alchimie

a) le passage Sumer/Patriarches                      a) le passage Bible/Evangile

b) Jacob, vers -1900                                            b) la 1ère kabbale vers 250

c) Moïse, vers -1400/-1340                              c) la Balance, 750/820

le partage cardinal des tribus                            les 4 Qualités

d) Ezéchiel, -580/-560                                        d) les Rose-Croix, 1580/1600

Une première lecture des deux chronologies est d’ordre symbolique, mais il est vrai qu’en ce plan, l’évolution, de Bar Yochaï à Nuysement, renouvelle seulement l’évolution notable de Jacob à Ezéchiel. Au contraire, une lecture historique ou causale des deux suites fait apparaître deux évolutions très différentes l’une de l’autre : depuis Moïse, le jeu des Cardinaux; depuis la science de la Balance, le jeu des Qualités.

Dans cette seconde lecture, le jeu des Cardinaux divise la phase (c)  en 4 périodes :

1) le partage des tribus par ordre de marche,

2) le partage territorial,

3) l’éclatement des tribus,

4) les partages symboliques et la formulation nouvelle des 3; les derniers prophètes : -600/-540.

Sur ce modèle, depuis la science de la Balance jusqu’aux derniers Rose-Croix, quatre périodes apparaissent clairement, qu’on ne peut plus confondre dès qu’elles sont révélées.

1 – L’alchimie arabe s’est fondée sur les 4 Qualités d’Aristote en même temps que sur les 4 de Mahomet. Si les premières définissaient les états substantiels de l’Etre, les seconds définissaient les sens formels de ce qui est, soit du visible à l’invisible, soit à l’inverse, selon que le Visible ou l’Invisible était considéré comme premier temps.

Cette osmose Forme/substance était à ce point indivise qu’il n’était pas possible de distinguer l’une de l’autre. D’où, l’absence d’une 3ème matière.

Si l’alchimiste parle de Mercure et de Soufre, il entend par Mercure (tiré de l’argent) la part féminine, substantielle de l’Etre, que symbolise également la Lune; par Soufre (tiré de l’or) la part virile, formelle de l’Etre que symbolise également le Soleil.

Si le trinitaire s’exprime en cette période, du 8ème au 10ème siècle, c’est seulement par les 3 natures de Bolos : celle qui contient, celle qui vainc, celle qui unit : la Grammaire, la Rhétorique et la Dialectique de Boèce, ou le Vrai, le Beau et le Bien de Platon.

2 – La seconde alchimie, scolastique, est revenue aux 4 Eléments, préférés aux 4 de Mahomet, et, de ce fait, a perdu la notion de Substance/Forme, désormais inintelligible (au point que la trans-substantion eucharistique est discutée, dès 1080, puis dévoyée, dénaturée, niée).

Que la dialectique nouvelle soit celle de la Forme et de la matière (la Substance moins la Forme) ou celle de la Substance et de l’apparence (la Forme moins la substance), un troisième terme devient nécessaire pour unir l’une et l’autre. On ne le nomme pas encore le Sel mais le mixte : c’est le miracle du Cœur ou de la Semblance (l’analogie).

En cette même période cependant, du 12ème au 14ème siècle, se révèlent les premiers ésotéristes alchimistes chrétiens, non seulement praticiens, Arnault de Villeneuve, Roger Bacon, mais théoriciens et théologiens : saint Albert, saint Thomas. Tandis que les premiers jouent de la matière et de la forme, les seconds jouent de la substance et des apparences, ainsi que les scolastiques dominicains.

Les 12 opérations des uns (Roger Bacon) ou les 12 Pierres des autres, héritées de l’Apocalypse, de Marbode et de Joachim de Flore (chez le Grand Albert encore) se déduisent soit des 4 Eléments et du Mercure, du Soufre et du Mixte, soit de 3 Vertus (dureté, pureté, transparence) et de 4 couleurs (généralement le vert, le bleu, le jaune et le rouge).

3 – Les alchimistes de la 3ème période ont affiné sans fin les 12 opérations, depuis les Douze principes de Raymond Lulle (1313) jusqu’aux Douze clés de la Philosophie, de Basile Valentin, vers 1540.

C’est alors que, d’une part, l’abondance des symboles et, de l’autre, la multiplicité croissante des opérations dépouillent les premiers de toute matérialité, les secondes de toute rigueur ésotérique. Seul Raymond Lulle, par sa mathématique des combinaisons, semble renouer avec les quêtes de Pythagore, Platon et Djâbir; mais son partage dialectique des 12 entre la forme et la matière atteste que le sens de la substance est bien perdu.

Au début du 16ème siècle il n’est plus possible de retrouver une répartition des 12 opérations dans les 4 d’Aristote, de Mahomet, de Boèce, qu’au temps de Josias il ne l’était de répartir les 12 tribus dans les 4 Cardinaux.

4 – C’est alors que Valentin lui-même, ou Paracelse selon une autre version, invente la 3ème matière : le Sel, vers 1530/1550.

Née de la trinité scolastique, le Corps, l’Ame et l’Esprit[6], la trilogie nouvelle renouvelle évidemment les 3 Lettres kabbalistiques mais, en l’abolition de l’osmose Forme/Substance, sa définition n’en est pas éclaircie pour autant.

Si la Forme n’est plus que l’apparence, l’ancienne Forme islamique, le Soufre, n’est plus que l’antique Semblance d’Ezéchiel, le Cœur ou le Shin de la trilogie; le Mercure est la matière, le Mêm ou le Dragon, et le Sel est le nouvel Aleph (ou la Roue qui ferme le cycle).

Au contraire, si le Sel prend la place du Cœur (de l’Hermaphrodite ou du Re-bis), le Mercure n’est plus que la matière des Philosophes (ce qui demeure de l’ancienne Substance), et le Soufre épouse le Serpent des apparences, Mêm ou le Dragon.

Les 3 matières ne peuvent se ramener assurément aux 3 symboles d’Ezéchiel, ni même aux 3 natures. Mais il y a pire.

La confusion du Mercure avec la femelle et du Soufre avec le mâle ne simplifie pas la quête mais la complique. Car la Terre et l’Eau sont femelles, comme l’humide et le froid, l’Air et le Feu sont mâles, comme le sec et le chaud.

Dès son invention, ainsi, le Sel doit s’identifier à l’un des éléments. Cherchant à formuler clairement les 3 matières, Paracelse lui-même n’a-t-il pas inventé l’étrange image du bois qui brûle et qui se révèle comme triple, dans la flamme qu’il nourrit, la fumée qui l’évapore et les cendres qu’il devient? Ici, le Soufre est comme la flamme, le Mercure comme la vapeur, le Sel comme la cendre.

Comme toujours, la volonté de ramener le Trois à 3 des 4 annule tout ésotérisme.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Des teintures hellénistiques et des métaux romains, vers -200, jusqu’aux ouvrages alchimistes de la période 1600, un immense travail a été poursuivi, dans l’accord recherché, puis aboli, de la Substance et de la Forme : il n’a cessé de s’épanouir, au 8ème siècle, que pour se dissoudre en toutes les folies coutumières aux esprits dépourvus du sens de l’éternel.

Non seulement, vers 1600, la Forme et la Substance ne risquent plus de s’unir, mais elles n’existent plus, ni l’une ni l’autre. En leur place, les Trois ne sont plus que des matières; les Quatre, ou ce qu’il en reste, ne sont plus que d’incertains symboles, que démentent sans fin les apparences.

Or, si les visions d’Ezéchiel ont achevé l’ésotérisme, élémental puis cardinal, des tribus, ce sont les Visions hermétiques de Nuysement qui mettent un terme à l’ésotérisme des couleurs, des pierres et des opérations.

Illustration Pierre-Jean Debenat

De Scève à Nuysement

Certaines périodes-charnières de l’Histoire se signalent par une floraison éblouissante d’ouvrages insolites, par un renouvellement radical de l’ésotérisme ancien : le romantisme allemand dans les quinze dernières années du 18ème siècle ou « les machines célibataires » dans les quinze premières années du 20ème siècle.

Il en est ainsi pour les quinze premières années du 17ème siècle, où paraissent coup sur coup l’œuvre d’Andrea, celle de Gérard Dorn (1602), le De la Nature de Sethon (1604), le Discours des Sorciers de Henry Boquet (1610), Le Miroir d’Alquimie de Jean de Mehun (1612) et ces retentissants apocryphes : Le livre des figures hiéroglyphiques de Nicolas Flamel (1612) et L’Œuvre royale de Charles VI (1618). Chacun de ces livres, à sa façon, traite du problème insoluble des 3 et des 4, et l’on ne voit pas, à première vue, pourquoi l’on préférerait celui-ci à celui-là.

D’une certaine manière, dès 1545, le poète libertin Scève a recouvert d’avance toutes ces tentatives dans son œuvre extraordinaire : Délie, dont le complexe appareil joue de 504 structures mythiques :

(12 X 5) + (9 X 49) + 3.

Non seulement nombrées mais nommées, ces structures composent l’ésotérisme des végétaux (l’absinthe, l’aloès, l’ambre, le cèdre, le dictame, la marjolaine, la myrrhe, l’œillet, la pomme), l’ésotérisme bestiaire (le lion, le basilic, la chèvre, le corbeau, l’hydre, le lièvre, le loup, le lynx, le papegai, le phénix, la salamandre, le serpent), l’ésotérisme des 12 Pierres, celui des 7 couleurs, l’ésotérisme topologique des Anciens (l’Arabie, le Béthys, l’Egypte, l’Etna, le Gange, Paphos, la Lybie), etc., mais leur ensemble recueille tous les vocabulaires mythiques en usage depuis des millénaires, à l’exception de la symbolique zodiacale, trop éclairante.

Mais, précisément, la Délie révèle l’insignifiance des nomenclatures en l’absence de toute quadrilogie consciente. Car, dans la suite des nombres qui l’ordonnent : 3, 5, 7, 9, 12, et leurs carrés, 9, 25, 49, 81, on ne peut pas ne pas remarquer le défaut du 4.

Les métamorphoses de l’Esprit-JE qu’exige un tel ensemble ne peuvent, en fin de compte, qu’éparpiller le JE, comme Scève lui-même l’avoue :

« Rien, ou bien peu, faudrait pour me dissoudre,

D’avec son vif ce caduque mortel… »

Car, toute affirmation est niée par son contraire, simultanément vrai :

« Quand, sur la nuit, le jour vient à mourir,

Le soir d’ici est aube à l’Antipode. »

La Haute Science de Scève, ainsi, retombe au « Gay Sçavoir » de Rabelais, sinon à la « docte ignorance » du cardinal de Cues.

Quand, en 1562, dix-sept ans plus tard, Scève publiera son Microcosme, il ne sera plus question d’ésotérisme mais d’une prospective quasi scientifique, d’un regard déjà savant jeté sur l’avenir progressiste et mécanique de l’humanité[7].Le seul « appareil » retenu est le « quadrivium »  et le « trivium » de Boèce : les 4 sciences et les 3 arts. Quant au langage sacré des symboles, devenu inconcevable ou pleinement oublié, il ne peut être d’aucune utilité à l’Adam foudroyé qui,

« Ne sachant que son dieu qui en Dieu le forma,

En langage de Dieu tous ces brutaux nomma,

Selon le propre nom de leur propre nature ».

Le courage d’un Nuysement est autre, et son génie plus ferme.

En effet, le même processus a reconduit jadis des figures aux lois, qui reconduit à présent des analogies à la science. Mais, contre l’Histoire, c’était aux figures qu’Ezéchiel donnait sa confiance, comme Nuysement donne la sienne aux analogies.

Car, dans le dépérissement de la Matière (la mort de la Vierge), on ne savait pas lesquelles, des lois ou des figures, susciteraient l’Ordre nouveau. Et, dans l’abolition de l’Objet, en sa structure ou sa substance (la mort du Roi, de la Hiérarchie), on ne sait pas laquelle, de la métaphore ou de la métonymie scientiste, suscitera le nouvel Esprit.

Chacune des « visions hermétiques » ne définit pas seulement un ésotérisme particulier comme les poèmes de Scève, mais raconte l’opération même par laquelle l’analogie se transforme et se perpétue.

Je n’en donnerai que ce seul exemple : la transmutation des oiseaux bicolores, par la vertu de l’arbre, en un nouveau phénix :

« Au-dessus de ce nid, je vis, sur une branche,

Deux oiseaux se piller et se donner la mort,

L’un de couleur de sang, l’autre de couleur blanche,

Et tous deux, en mourant, prendre un plus heureux sort.

Je les vis transmuer en blanches colombelles,

Puis en un seul phénix toutes deux se changer,

Qui, semblable au soleil, sur ses brillantes ailes,

Affranchi de la parque, au ciel s’alla ranger. »

Donné pour une description poétique de la transmutation alchimique du Blanc et du Rouge en l’Or philosophal, le poème conte de fait l’accord des deux mythes ailés : la Fraternité et l’Egalité (les deux Aigles d’Ezéchiel) dans le Libre Esprit, par la vertu de l’Arbre.

Car aucun des dieux passés n’a embrassé les 4 (Eléments, Cardinaux, Qualités, Sciences) sans être en soi les 3 Personnes ou Natures :

le Créateur : la Vierge, la Mère ou Caper Ea et le Taureau lui-même;

le Justicier : le Souverain, l’Arche et le Bélier;

le dieu d’Amour : la Sagesse Sophia, le Verbe Basis et le Poisson.

Toujours : le Cœur (Vierge, Archer, Poisson), en même temps que la Roue (Ea, le Bélier, la Sagesse) et le Vivant (Taureau, Souverain, Verbe-Substance).

Ainsi, l’Esprit que tous espèrent devra être tout à la fois de la 1ère, de la 2ème et de la 3ème Personne, bien qu’en tant que 3ème Personne (le nouveau Christ ou le Verseau, l’Esprit Saint) il doive également recouvrir les 4, en leur formulation nouvelle.

Ayant acquis une pleine maîtrise dans le jeu des 3, c’est à cette formulation des 4 que le poète doit s’attaquer.

Les victoires sur la mort

 

Nous avons vu que, pour le prophète du 18ème siècle : Joachim, Albert, les couleurs, réduites à 4, pouvaient recouvrir les Eléments :

rouge est le Feu,

jaune la Terre,

verte l’Eau,

bleu le Ciel.

Mais cette symbolique, imparfaite, a été promptement oubliée. Au point que l’alchimiste ne joue plus que du Noir, du Blanc, de l’Arc-en-ciel et du Rouge.

Au milieu du 16ème siècle, un homme cependant s’en est souvenu : Paracelse. Si les Couleurs ne symbolisent plus les Eléments, ne serait-il pas possible d’archétyper ceux qu’elles vêtent? D’imaginer que des habitants divers hantent les Eléments?

En effet, chacune des 4 phases de l’Œuvre ne s’achève-t-elle pas comme la vie, par une réelle mise à mort? Les Couleurs, ici, cependant, ne sont plus celles des scolastiques : le bleu, le vert, le jaune, le rouge, ou elles ne le sont que dans la 3ème phase, dite : l’Arc-en-ciel. Deux « œuvres » l’ont précédée : au Noir, puis au Blanc; une 4ème la suit : la sublimation finale.

Identifiant les 4 phases aux 4 Eléments, Paracelse y a vu d’abord comme une succession de la Terre ou matière première (l’Œuvre au noir) au liquide ou Lait de la Vierge (l’Œuvre au Blanc). Puis, par l’action de la cuisson du Feu, l’accession à l’Or Philosophal ou spirituel.

Il a nommé Pygmées ou Gnomes les habitants de la Terre Profonde,

Ondins ou Nymphes les habitants de l’Eau,

Salamandres ou Vulcains les habitants du Feu,

Sylphes ou Phénix les habitants de l’Air (Les Grimoires).

Nuysement retient certains de ces noms et en invente d’autres, quand, faisant parler l’Esprit attendu, le nouveau Christ, il écrit :

« Je suis donc le Phénix qui renaît de sa cendre,

Le Grain qui, pour produire, en la terre pourrit,

Je suis ce Pélican et cette Salamandre

Qui au feu prend naissance et du feu se nourrit. »

Je dis qu’il invente : à peine! Car, les nouveaux symboles sont déjà longuement explicités.

a) l’œuvre au noir se résout en la putréfaction du minéral premier par adjonction d’un métal ou d’un liquide, dont l’union constitue le mercure des philosophes et que Jean de Mehun a nommé le Grain :

« La Pierre est une et trine, ayant quatre éléments. Elle est aussi appelée le grain du froment qui, s’il ne meurt, demeurera seul » (Le miroir d’Alquimie).

b) l’œuvre au blanc se réalise par une série de distillations du Mercure des philosophes, d’autant plus efficaces qu’elles sont plus nombreuses. Cette lente et laborieuse préparation s’accomplissait dans l’appareil que l’alchimiste nommait un Pélican, sorte d’alambic multiple où la vapeur récupérée par « le feu constant et fort » retombait en eau, blanchissant de plus en plus le produit. Pratiqué, à une autre échelle, dans toutes les distillations industrielles, le procédé donne toujours le même résultat.

Comme le Pélican s’ouvre le ventre pour nourrir de sa propre chair sa progéniture, le bec de l’alambic nourrit de sa vapeur-eau la matière qu’il blanchit et rend de plus en plus « subtile ».

c) les Hellénistiques déjà nommaient : le caméléon la phase que d’autres alchimistes ont nommée le Serpent ou la Salamandre, et un Pline l’Ancien croyait que ce dernier animal peut traverser le feu. C’est en effet la phase des métamorphoses, où le corps précieux passe par le spectre des couleurs : le vert, le jaune, l’orangé.

d) arraché à sa propre cendre, sauvé du feu, le Phénix prend enfin son envol, et sa couleur, rouge sombre ou pourpre, « la plus belle couleur du monde », témoigne que l’Œuvre est achevé.

Or, les 4 symboles : Grain, Pélican, Salamandre, Phénix, recouvrent les vocables de Paracelse et de ses successeurs. Mais également ils symbolisent les 4 victoires sur la mort du Mercure des philosophes, du corps, de la matière mutante et de l’Or obtenu :

a) le Grain meurt pour produire,

b) de son propre sang, le Pélican nourrit ses enfants,

c) ses mutations sont autant de renaissances pour celle que le feu métamorphose,

d) de sa propre cendre renaît l’oiseau divin, comme le savait déjà l’égyptien de Sésostris (et Tacite, deux mille ans plus tard).

Ce qui meurt dans un sens du temps, selon les lois de la matière, renaît dans un sens inverse, en son éternelle figure.

 

Ezéchiel et Nuysement

L’erreur du progressiste est de croire que les temps ne se répètent pas; l’erreur de l’adepte de l’éternel Retour est de croire que les formes se répètent.

Il est aujourd’hui neuf heures comme hier (dans le Jour même) mais l’éclat du ciel y est différent et je n’y ressens pas le même bonheur, parce que aujourd’hui n’est pas le même jour qu’hier.

L’éclatement du cercle des Tribus (le zodiaque) avait conduit les juifs à restreindre les 12 aux 4, élémentaux, puis cardinaux. L’éclatement du cercle des Couleurs (Hyacinthe ou la Substance au cœur) a ramené les 12 ou les 7 aux 3 : le Vert, l’affinité, la sève ou la nature qui charme, le Jaune au centre, et le Rouge, la nature qui combat.

D’où, la nécessité pour Ezéchiel, de recréer les 3 disparus (le Vivant, la Roue et la Semblance) et, pour Nuysement, de formuler à nouveau les 4 : le Pélican, le Grain, la Salamandre et le Phénix. Le temps de Nuysement renouvelle le temps du prophète juif, dans le Temps même; cependant, ce n’est pas le même temps et l’exigence formelle y est tout autre.

D’une ère à la suivante, les deux voies sont substantiellement identiques (dans la matière et la loi) et formellement inversées. Pour le comprendre, ni le jeu des tribus ne suffit, ni le jeu des couleurs ou des opérations. Il faut se référer à la « science des structures » en laquelle aussi bien Nuysement qu’Ezéchiel ne cessent de puiser.

a) En la mort de la Vierge, l’ancien dieu Sagittaire, Arès-Horus-Wra, demeure prisonnier de l’élément de Feu : il ne peut plus accéder au Bien ou à la 2ème Personne, c’est-à-dire devenir Eros, le Grand Arkhon.

Par l’invention de la Semblance, Ezéchiel (puis, par le recours au Nombre Platon) n’autre but que de permettre ce renversement de l’Elément à la Personne.

Ce ne peut être sans recréer l’ésotérisme trinitaire, par le Vivant, la Roue ou la Semblance, ou par le Beau, le Vrai et le Bien, ou la chose différente, la chose même et la même chose plus tard.

b) En la mort du Souverain (le Lion, le Roi), l’ancien dieu scorpionnaire, l’Apsû, Basis, Bès ou Pistis, demeure prisonnier de l’Hermès Trismégiste, le dieu d’Eau : il ne peut plus accéder à la 3ème Personne, c’est-à-dire devenir le Verbe Interne ou le Libre Esprit.

Par l’invention de l’Archétypus, Scève et Nuysement, entre autres, n’ont d’autre but que de permettre ce renversement de l’Elément à la Personne.

Mais c’est-à-dire faire du Verbe ou de l’Esprit Saint, l’un des 3 dans le Trismégiste, quelque chose d’autre : l’un des 4 dans le Verseau. D’où la nécessité de recréer une quadrilogie conforme aux nouveaux archétypes.

En effet, concrètement, la mort de la Vierge s’est manifestée par la destruction d’une certaine réalité (la Terre Promise), ne laissant plus subsister que ces abstractions : le Même et l’Autre, dont Eros a dû jouer, par la Semblance, l’Idée, la Polarité enfin.

Différemment, la mort du Souverain se manifeste par la destruction de l’harmonie universelle, le Royaume de Dieu ou la Forme/Substance. Elle laisse en vis-à-vis l’Externe (l’objet) et l’Interne (le sujet) ou, plus naïvement, le corps et l’esprit.

On remarque, sous cette optique, que les 4 morts de Nuysement s’opposent deux à deux : le Grain et le Pélican survivent par l’objet ou en dehors de soi, en tant que plante ou nourriture; la Salamandre et le Phénix survivent par soi ou en soi-même, par la métamorphose ou la résurrection.

Mais c’est là encore une vue extérieure ou objective, superficielle des choses.

Subjectivement substantielles, l’œuvre de la Salamandre et celle du Grain sont leurs : ils y perdent leurs formes (couleurs ou qualités). Si bien que le rationaliste lui-même reconnaît l’existence de ces regains : la mutation, la germination, par-delà une mort corporelle.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Subjectivement formulées, l’œuvre du Pélican (l’osmose d’Amour) et celle du Phénix (le prodige de la Libération) ne laissent pas leur substance intacte. Les petits du Pélican ne ressuscitent que sa forme et non pas son en-soi; rejailli de ses cendres, le Phénix est seulement comme l’analogie de ce que furent ses ancêtres, en une même renaissance et non dans cette renaissance même. Si bien que, seul, un mystique croit en l’éternité de ces retours : la race ou la libération, par-delà même la mort du JE.

Dès lors, les séjours des 4 ne sont plus ni les Eléments ni les Cardinaux (qui ne se fondaient pas sur la dialectique du sujet et de l’objet), mais les phases successives de l’Œuvre Universelle, en ses sens inversés : du passé à l’avenir d’une part, du devenir au devenu, de l’autre :

 

L’ARCHETYPUS

A partir de Nuysement, Basilicus, l’ancien Verbe, n’est plus seulement le dieu de la crypte, de la subterrestre ténèbre, de l’eau profonde, qu’il était à Byzance encore. Mais il est le dieu que, déjà, Ignace de Loyola et Luther ont nommé le Verbe Intérieur et que Boehme et Campanella, Fox et Milton vont nommer le dieu du subconscient, le véritable esprit créateur.

Subjectivement appréhendé mais objectivement révélé, après sa mort, par la nourriture qu’il offre, la race qu’il porte, les métamorphoses qu’il assume, la libération qu’il permet.

Si l’archétype, en tant qu’analogie ou métaphore, rénove de l’oubli les formes, contre la fuyante métonymie et l’inévitable entropie (des notions inconnues de Nuysement), il suscite, en tant qu’esprit créateur, contre la diversité des formes, le rythme substantiel qui triomphe de l’oubli.

C’est, au-delà des lois scientistes, la matière même qui perdure, en toutes ses figures imaginables (y compris celle de l’énergie), en dépit de la mort certaine.

Ou, contradictoirement, au-delà des apparences c’est l’essence de l’Etre qui survit, comme le JE à travers les visages successifs de l’enfant, de l’adolescent, de l’adulte, du vieillard.

Car, en son dernier état comme dans l’état d’origine, l’Etre englobe les « quatre éléments », ainsi que le disait Jean de Mehun. Il est aussi « un et trine » ainsi que s’en prévaut l’Esprit de Nuysement :

« En trinité unique et trine en unité ».

Mais le problème est de maintenir cette Essence-Pierre vivante, au-delà de ses quatre morts, car

« Tout le monde à vil prix m’achète et me possède,

Mais c’est après ma mort et quand seulet je suis.

Qui doncques me prend vif et sait ce que je suis

Peut dire qu’aux trésors des élus il succède ».

On l’a beaucoup écrit, on l’écrira encore : la Pierre n’est pas de l’or vulgaire. Lorsqu’un alchimiste commence d’en faire (Nicolas Flamel) le temps de la Substance est déjà terminé. Le but de l’Œuvre est la transmutation de l’alchimiste lui-même. Mais ce but n’est pas l’Azoth sans être l’Alpha. Ce dernier est un premier : le JE fondamental, antérieur à l’enfance et aux trois autres phases.

Par cette vie renaissante et par ces 4 morts, qu’on les prenne dans l’année (les 4 saisons), dans la durée d’une vie (les 4 âges) ou dans une ère précessionnelle ou dans une Grande Année, c’est toujours l’Etre qui survit : la nature d’une année à l’autre; le vivant par ses enfants et par ses œuvres; ce dieu-là, le Taureau, IHV ou l’IHS dans ses métamorphoses; une « race » humaine ou un « état » de l’évolution, d’une période interglaciaire à la suivante, etc.

Toujours en vie, comme grain ou salamandre, pélican ou phénix, parce que toujours Unique et Trine, dans ses trois Natures ou ses trois Personnes : les trois dimensions de Platon, les trois symboles d’Ezéchiel…

La figure que suggèrent les poèmes de Nuysement est apparemment tout autre que celle du prophète juif, non seulement par les symboles retenus mais par l’architecture choisie :

Mais le résultat est le même : la recréation des 12 : mois dans l’année ou heures dans l’horloge, années dans le cycle solaire, phases dans la vie, ères précessionnelles dans la Grande Année, comme jadis des 12 tribus dans la Jérusalem nouvelle.

 

Jean-Charles Pichon


[1] La révélation d’Hermès Trismégiste (Gabalda, 1950).

[2] Rapporté par Elisabeth Antebi, dans Ave Lucifer (Calmann-Lévy, 1970).

[3] Voir l’article « Alchimie » dans Dictionnaire des symboles, de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant (Robert Laffont, 1969).

[4] Le Livre des symboles, dictionnaire de symbolique et de mythologie (Editions Brossard, 1930).

 

[5] Cité dans le remarquable ouvrage de Lucien Gérardin, L’alchimie (Bibliothèque de l’Irrationnel, 1972).

[6] On trouve chez Lulle (Le codicille) cette mention alchimique d’un corps (la matière première), d’un esprit purifié (par la distillation) et de l’âme que fixe l’opération finale (à travers les métamorphoses de l’Arc-en-ciel). Mais le mot Corps n’a plus que le sens qu’il aura en imprimerie, le mot Esprit que le sens qu’on lui trouve en « esprit de vie » ou « eau de vie », le mot Ame que le sens qui subsiste encore dans les expressions : « l’âme du canon », « l’âme d’un violon », etc.

[7] La même période (1549/1563) est celle où siège le concile de Trente et où s’imposent les théocraties calvinistes, également destructeurs de la « divine science » et pourvoyeurs des nouvelles inquisitions.

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LES PRECIS RIDICULES – II (3) –

 

III

Les scientifiques

JUNG


 

Le texte (dans sa traduction anglaise, texte définitif) : The structures and dynamics of the Psyché (Collected Works, London, 1960).

Les structures de la psyché

Comme, de l’inintelligible transcendance, Kant isolait le Transcendantal, puis, de celui-ci, l’Entendement, le rationaliste du siècle dernier découpe dans le Tout de l’univers un « ensemble » systématique ou non; puis, de cet ensemble pris pour le Tout, il isole ce que son entendement peut concevoir, nécessairement axé dans le sens cause/effet ou passé/avenir.

Mais Kant ne pouvait agir différemment, puisqu’il se fondait sur le JE sujet/objet, contenu dans l’Inintelligible comme étendue et contenant de l’Intelligible comme pensée, alors que le scientiste élimine le JE (voir Alain) et que son découpage procède de l’artifice.

Il suit que, lorsque Kant en vient à identifier ses jugements catégoriques aux catégories de la réalité, il n’est coupable que de naïveté : son malentendu est inévitable, mais la quadrilogie qui le fonde (quantité/qualité, modalité/relation) demeure inattaquable, au plan qu’il a choisi.

Au contraire quand, objectivement, Marx ou Engels, Darwin ou Freud prétendent identifier les « seuils » de leur système – exclusivement causal – aux seuils de la réalité, ils se rendent coupables d’une imposture déterminée, dans le désaveu du triple malentendu qu’ils entretiennent : entre la totalité et l’ensemble, puis, dans l’ensemble, entre le cens et le sens, puis, dans le sens, entre celui de la renaissance et celui de la destruction.

Car ils ne s’avouent pas qu’ils sont eux-mêmes dans le coup mais prétendent opposer un jugement non mythique (le leur) aux mythes qu’ils dénoncent.

D’où, le caractère à la fois précis dans le particulier et dérisoire ou désastreux dans le général des quadrilogies sémantiques : signifiant/signifié, diachronie/synchronie, ou physiques : masse/énergie, espace/temps, ou politiques, économiques, psychanalytiques, publicitaires, etc., bientôt annulées pour être remplacées par d’autres quadratures : métaphore/métonymie, agglutination/syntagme, ou lumière/matière, électrodynamique/gravitation, etc.

Rares sont les chercheurs de bonne foi, comme Jean Rostand s’avouant tout naïvement que, s’il refuse de croire aux « caractères acquis et transmissibles par l’hérédité », c’est que cette croyance remettrait en cause la sienne : « L’universelle fraternité entre les hommes considérés comme biologiquement égaux ».

Par l’étude du technite hellénistique nous avons effleuré le problème et pressenti qu’il devait être non seulement universel mais éternel, ou reproductible en certaines époques.

Quand les technites aristotéliciens prétendaient connaître « tous les secrets de la nature, en eux-mêmes », ils se fondaient sur un mythe, l’Hermès-Toth, que les plus naïfs identifiaient au Logos en Occident ou au Tao en Orient. Cet Hermès était l’Unité suprême, mais non différente, comme Un, de toutes les unités concevables.

Il s’ensuivait que l’Univers était immuable : « Rien ne change, tout se perpétue ». La connaissance des lois qui ordonnaient la chute des cheveux ou les tremblements de terre n’était pas autre que la connaissance de l’Etre en soi – le Noûs ou le Tao.

Malheureusement – l’ouvrage de Lie tseu le démontre – le concept du Tao n’est pas simple. S’il fut le Serpent Jaune Houang ti, ou l’Okeanos, qui encercle le monde (le cercle du Même), en une très antique tradition,

– il n’est, en tant que figure ou signe, qu’une des 12 figures zodiacales (notre Cancer), que symbolise le Singe ou le Renard cynocéphale Toth,

– et, finalement, en une époque rationaliste, que la loi causale qui ramène tous les phénomènes au même rythme. Il n’exprime plus la chose même, l’Etre en soi, mais la même chose (dans l’Autre), et le Yin, avec lequel il se confond, doit se soumettre au Yang, le Destin à la Nature.

Le même processus se reproduit depuis le 17ème siècle où, vers 1651, reparurent les Deux Témoins (Reeve et Muggleton à Londres) et Digby formula la loi nouvelle : « Les mêmes causes produisent les mêmes effets ». Donné comme base à ses recherches par Newton (la lune est comme la pomme), ce principe de causalité, fondé sur la similitude, sera la pierre d’angle de tous les systèmes rationalistes, anglais, puis français, puis européens, pendant le siècle des Lumières, ainsi que des réformes catholiques (la conformité avec Dieu), islamiques (les shakyes), juives (Baal Shem), chinoises (la loge du Lotus Blanc), etc.

Le Miroir de la franc-maçonnerie spéculative, en 1781, en sera le symbole éclairant; l’invention de Campanella, l’Observation, le fondement scientiste; la trilogie républicaine : Egalité/Fraternité/Liberté, le fondement moral. Mais, dès 1656, les asiles de fous et les Petites Maisons auront résolu le problème : celui qui vit hors des normes est un malade, un aliéné, qu’il faut exclure.

En physique et en chimie, le principe de Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée », a répété l’axiome aristotélicien. En biologie, l’évolutionnisme créateur de Lamarck a été condamné par le progressisme statisticien de Darwin. Puisque rien ne se crée, il faut que les structures adultes d’une espèce donnée se maintiennent en leur état de « spécialisation maxima ». Comparable à la Norme des économistes, « une muraille proprement métaphysique : la barrière de Weissmann, écrit Koestler[1], est censée isoler du reste de l’organisme les cellules reproductrices, vecteurs de l’hérédité ». Les caractères acquis ne sont pas transmissibles héréditairement.

Seul d’abord, en 1919, Kammerer se dresse contre le dogme : il s’y brise et doit se donner la mort, car on ne va pas contre la norme.

Mais que peut être la Norme, dans un monde où le sujet n’appréhende pas l’objet en soi et où l’entendement ne peut aller que d’un malentendu à l’autre, sinon l’application d’un mythe aussi contraignant que l’Hermès hellénistique? Le support – rationalisé – de ce dernier avait été la loi d’identité technite, ou le Même, ou le Yin en Chine. La justification de la Norme se nomme la probabilité.

En effet, le mythe antique de la Similitude, les Gémeaux, ne peut être honoré par des rationalistes sous cette figure légendaire. Le Semblable n’est plus l’un des 12, mais l’Observation recouvre toute la quête scientifique, et l’Observance constitue la seule loi morale.

Une loi scientifique se justifie quand son approximation n’excède pas un certain seuil (du 1/10 au 1/20). Il en va de même pour toutes les lois morales et, de fait, toutes les institutions, justifiées quand une majorité de citoyens en acceptent la sujétion.

Scientifiquement, la loi de probabilité entraîne la nécessité d’un nombre croissant d’observations – jusqu’au point où l’importance quantitative des exceptions oblige à transformer le système choisi.

Politiquement, la loi entraîne la nécessité d’un nombre croissant d’élections ou de référendums ou de sondages statistiques – jusqu’au point où la majorité bascule et remet le système en question.

Car le principe de base de la normativité : »Les mêmes causes produisent les mêmes effets », exige que les causes – et les effets – demeurent les mêmes ou que, problématiquement, il en soit ainsi. Or, dans le sens causal, la loi est que la probabilité décroît quand croît le nombre des expériences combinatoires : elle est du 1/2  pour 2 composants, du 1/6 pour trois, du 1/24 pour quatre, du 1/120 pour cinq, etc.

Mais, s’il se révèle impossible, à long terme, de justifier une science quelconque (en son système), il est toujours possible d’exclure la science fautive.

En 1979, les prétentions de Darwin et de ses successeurs semblent bien controuvées; Lamarck revient à l’honneur; on réhabilite Kammerer. La biologie ne fournit plus la preuve que nos pontifes en attendaient. Qu’importe? Il suffit de décréter que « le recours à la biologie est une attitude fascisante »! Comme quoi la dure bonne foi de Jean Rostand ne fut qu’une charmante naïveté…

Les précurseurs

Dès qu’on échappe aux lois de la causalité ou, ainsi que l’écrit C.-G. Jung, « dès qu’on entame l’étude du hasard, on voit s’imposer la nécessité d’une évaluation numérique des événements », qui porte précisément le nom de Probabilité. A la nécessité causale s’oppose non pas la contingence (hasardeuse) de Kant mais le contingent, dans le sens de « limitation numérique ».

Mathématiquement, il n’est pas d’infini qui ne se heurte à un nombre, comme l’infini décimal à 1, la série infinie des factorielles inverses à e-1, la série infinie des fonctions fuchsiennes à 2, etc.

Les « explications » qu’on donnera de ce fait seront, par exemple, celles de Kammerer : l’accumulation, la sérialité, l’imitation, l’attraction, l’inertie, par opposition aux caractères de la causalité : l’unicité, la reproduction, la spécialisation, la polarité, le mouvement. Mais on voit que ces « explications » ne sont rien que des « contenus psychologiques prêtés à la coque vide du contingent sériel ».

Aussi Jung, dès l’abord, ne cherche-t-il pas ses « preuves » dans l’évolution moderne des mathématiques mais chez d’étranges précurseurs qui se situèrent à la limite de la norme et de l’anormalité.

Au premier chef, Kant lui-même (Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves de la métaphysique), puis Schopenhauer (Parerge et Paralipomena), puis Dariex, Flammarion, Richet, Wilhelm von Scholz, Siberer, Rhine, etc. Plusieurs des expériences les plus curieuses sont postérieures à 1911. Jung date l’origine de ses propres recherches des années 20.

On s’étonnera toutefois que Jung ne cite même pas d’autres précurseurs, certainement inconscients de leur quête mais dont les découvertes, fondées sur la probabilité pascalienne (causale), ont littéralement volatilisé celle-ci.

C’est aux environs de 1800 que René-Just Haüy a inventé la cristallographie, une science entièrement nouvelle qu’il faut situer au germe de toutes les sciences « quantiques »[2].

Peu de temps après, un physicien, Avogadro, a eu l’idée de traiter n’importe quel volume de gaz comme un cristal (ensemble de ses prismes) par l’invention d’un « quantum » répétitif : l’atome. Une constante, le nombre d’Avogadro, N, dont la valeur actuellement admise est 6,028 X 10²³, validait la loi dite d’Avogadro-Ampère :

« Tous les gaz, à la même température et à la même pression, contiennent dans des volumes égaux un nombre égal de molécules » (1811/1814).

Un siècle plus tard, Planck traitera n’importe quel corpuscule énergétique comme les volumes de gaz de Haüy c’est-à-dire comme un semble contingenté d’un certain nombre de quanta, par l’invention de la constante h, telle que :

e (l’énergie) = f (la fréquence) X h.

Or, ces trois découvertes, de la cristallographie, du nombre d’Avogadro et de la constante de Planck bouleversent entièrement les lois de la probabilité.

En effet :

1) Depuis Pascal, la loi était que la probabilité décroît quand le nombre des combinaisons croît, dans le système connu des factorielles inverses : une probabilité sur deux si je joue de deux composants (en 2 combinaisons), une sur six si je joue de trois composants (en 6 combinaisons), une sur vingt-quatre si je joue de quatre composants (en 24 combinaisons), théoriquement à l’infini, mais pratiquement jusqu’au nombre e-1, limite à l’infini des factorielles inverses et, dans l’usage courant, jusqu’à l’inverse du nombre de Platon, 1/5040, avec 7 composants.

2) Mais, dans l’univers du cristal, d’Avogadro ou de Planck, la probabilité ne croît ni ne décroît :

a) Si la probabilité d’une série ABCDE… est de 1/y dans un ensemble quantique de x composants, elle sera de 2/2y en deux ensembles, de 3/3y en trois ensembles, etc.

b) Une application immédiate de cette loi est l’invention de la constante quantique : N, h, e-1, etc., qui représente en somme la « probabilité constante » en un ensemble quantique quelconque.

Par exemple, la série des factorielles : ½, 1/6, 1/24, 1/120, etc., à l’infini, comporte un facteur commun : 1/12, en sorte qu’elle peut s’écrire :

6 X 1/12, 2 X 1/12, 1/2 X 1/12, 1/10 X 1/12, 1/60 X 1/12, etc.

1/12 est la constante de n’importe quelle série combinatoire fondée sur la suite des nombres entiers.

c) Ce qu’on sait aujourd’hui, grâce à Kammerer entre autres, c’est que, si une série combinatoire comporte, en tous ses facteurs, une telle constante, la probabilité demeurera constante non seulement d’un ensemble à l’autre mais de la partie au tout.

Par exemple, si un échantillonnage d’individus x comporte une probabilité du 1/6, vingt échantillonnages (20 x) comporteront la même probabilité. Il n’est pas d’autre fondement à la statistique, dont nous faisons l’abus que l’on sait.

3) S’il est établi que toute série combinatoire comporte une constante, telle que 1/12, apparente dans la série : 2, 1/2, 1/10, 1/60, il s’ensuit que le rapport entre cette nouvelle série et la série causale : 1/2, 1/6, 1/24, 1/120, etc., se présentera comme une fonction croissante (la suite des nombres entières) et non plus décroissante :

1/2 = 3 X 1/12 X 2,

1/6 = 4 X 1/12 X 1/2,

1/24 = 5 X 1/12 X 1/10,

1/120 = 6 X 1/12 X 1/60, etc.

Une troisième probabilité se révèle ainsi, non plus constante ni inversement proportionnelle à l’accroissement des combinaisons mais proportionnelle à cet accroissement.

Connu sous le nom de « loi des grands nombres », le principe est ici qu’à partir d’une certaine quantité d’observations ou d’expériences, la probabilité a crû de telle sorte qu’elle est devenue certitude : chaque jour, les Londoniens perdent le même nombre de chiens ou le même nombre d’agressions se commettent à New-York, avec une variable presque insignifiante. La variable serait inappréciable à l’infini (sur des milliards d’individus).

Il apparaît que tout facteur inverse (1/2, 1/6, 1/24, etc.) se présente comme le produit des trois probabilités : constante (1/12), décroissante (2, 1/2, 1/10, 1/60) et croissante (3, 4, 5, 6, etc.).

Une conséquence en a été, vers 1860, la découverte de Clausius.

Puisque la chaleur dilate les volumes, elle modifie le nombre d’Avogadro : les molécules ne sont plus au repos dans un volume qu’elles emplissaient, mais erratiques dans un volume dilaté. A la cohérence du gaz se substituent des mouvements contradictoires ou non, qui entraînent un désordre croissant dans le corps étudié : s’il s’agit d’un liquide, on dira qu’il bout; d’un métal qu’il accroît – ou non – sa ductibilité.

A l’inverse, si un courant électrique passe dans un métal, il s’ensuivra un réchauffement de la partie traversée (effet Joule), qui correspondra de fait à de l’énergie perdue (en chaleur).

Mais, si l’on refroidit le corps, accroissant la cohérence des mouvements atomiques, jusqu’à l’inertie, on réduit son volume, rendant moins discernables ses composants, jusqu’à l’homogénéité parfaite.

Il se révélait ainsi que, non pas une, mais deux indéterminations contraires menacent le chercheur : l’une proportionnelle à la température du corps, par dispersion de l’énergie et incohérence des mouvements (à une certaine température cette indétermination est telle que le calcul devient impossible), l’autre inversement proportionnelle à la température, jusqu’à l’indiscernabilité absolue (au zéro absolu, -273°C).

Alors que le physicien nucléaire se félicitait d’avoir inventé un monde – le subatomique – où la double entropie ne se manifestait plus, aux alentours de 1930/50, W. Heisenberg prouvait que, tout au contraire, les deux indéterminations y jouent de même; et que leur produit n’est autre que la constante de Planck, h, comme dans l’équation : h² X 1/h = h.

Une conséquence de cette découverte est que, dans l’univers subatomique comme dans l’univers thermodynamique, l’improbabilité du phénomène acausal (la position) n’est jamais sans rapport avec la probabilité du phénomène causal (la quantité de mouvements), ou la discernabilité sans rapport avec l’incohérence, ou, à l’inverse. Quand une probabilité croît, l’autre décroît.

Or, Jung et son co-auteur, le physicien Pauli, ne traitent jamais – dans le détail – des trois probabilités. Mais leur objet, avoué ou non, est manifestement de montrer que, dans l’univers humain, il en va de même que dans les univers de la physique classique et de la physique nucléaire.

Car, ici de même, tout se ramène à des quantités de mouvements dans le temps et à des probabilités de position dans l’espace. La probabilité spatiale ne décroît pas sans que la probabilité temporelle croisse.

Je vois la preuve de cette ambition de Jung dans le fait que, citant les précurseurs de l’a-causalité, il saute brusquement des contemporains aux grands médiévaux : Avicenne, saint Albert le Grand, pour lesquels la synchronicité des phénomènes (causaux et acausaux) se présentait essentiellement comme un tel rapport entre l’espace et le temps : « L’âme désireuse de la chose qu’elle veut opérer… sait d’elle-même l’heure astrologique la plus importante et la meilleure, qui gouverne aussi les choses qui conviennent le mieux à l’affaire » (De mirabilibus mundi).

Si lui-même, Jung, par la suite, s’intéresse tant au phénomène astrologique, c’est qu’il y voit l’une des plus claires applications de l’union – et de la négation – des deux indéterminations, spatiale et temporelle, dans la troisième, constante, qu’il rêve de découvrir.

S’il n’y est point parvenu, non plus que Pauli, c’est peut-être que ni l’un ni l’autre, malgré leur intérêt pour tout ésotérisme (astrologie, mythologie), n’ont su réinventer, au départ de leur quête, les structures éternelles, sans lesquelles tout travail de cette nature est vain.

Au contraire, dès 1600, bien avant Haüy, Nuysement avait écrit, définissant l’Archétypus :

« J’assouvis de trésors les âmes plus avares,

Je comble de santé les corps plus abattus,

J’exalte le cristal sous les gemmes plus rares,

Universel en force et unique en vertu » (Les visions).

Trouvant ainsi, d’emblée, l’équivalent de l’ambre (electra) dans les grandes quêtes pré-chrétiennes : le merveilleux cristal.

Mais comment le cristal peut-il être à ce point révélateur?

L’alibi de la sensibilité

[…]

Quand Jung entreprend ses travaux, vers 1920, la vieille dialectique kantienne n’est plus connue que des philosophes; ou, plus exactement, « l’homme de la rue » l’a complètement inversée. Car la causalité demeure pour tous le seul sens imaginable. Mais ce n’est plus l’entendement seulement qu’on prétend axer en ce sens; et, pour le scientifique, ce n’est plus l’entendement du tout, dont les lois nouvelles, de relativité, de probabilités distinctes, d’indétermination causale, ont modifié radicalement les cadres de pensée. C’est la sensibilité, que cent romans, dits naturalistes, et mille feuilletons mélodramatiques ont ré-formée dans le sens de la causalité (Emile Zola).

On veut bien que toutes les sciences se fondent sur approximations de plus en plus incertaines – et finalement controuvées – à mesure que les sciences se spécialisent et se multiplient : qu’importe si le rendement d’un moteur n’est pas celui qui fut prévu ou si les gisements miniers s’épuisent plus vite que prévu? Quoiqu’il arrive, « on ne va pas contre le progrès » : à ces sources énergétiques, d’autres succèderont.

Mais il faut que le moindre sentiment soit justifié.

Il ne peut l’être que de trois manières : par la circonstance atténuante ou l’excuse, par la normalisation ou la loi, par l’innocence ou l’acquittement.

[…]

Quand Jung connaît le vrai crime d’Œdipe : l’accomplissement de la prophétie et, par là même, du châtiment de Laërte, le criminel, par la main « conduite » du fils, il saisit brusquement l’imposture freudienne, car Freud a gommé le crime de Laërte et ramené ainsi le châtiment divin aux bornes d’un complexe. Jung ignorait sans doute ce que nous savons maintenant : le crime effectif du père de Freud et le soigneux oubli dont Freud l’a recouvert. Mais il en savait assez : le puritanisme exacerbé, le culte de la statue, la terreur maladive de voir celui qu’il soignait, la profonde névrose (au seuil de la psychose) de médecin viennois.

Ici, non seulement la causalité justifiante est le seul fondement du sentiment mais le sentiment est le seul fondement de la causalité imposteuse.

C’est alors que, dans tout l’Occident, on demande au roman, au film, à la photo, puis à l’audiovisuel, au « témoignage » de fonder une telle causalité, ou fausse ou vraie mais utilisable dans l’instant; et c’est alors que les livres d’Histoire eux-mêmes, selon l’époque, exaltent ou excluent telle République ou tel tyran : Hitler, Staline, considéré comme Père du peuple ou comme le Démon fait homme.

Naturellement, les individus agissent tout de même : ils s’innocent du crime, dont ils chargent la Droite, s’ils sont de Gauche, le patron s’ils sont prolétaires, le Blanc s’ils sont Noirs, l’Homme s’ils sont femmes, ou à l’inverse, dans la plus parfaite mauvaise foi.

Or, Jung ne fut pas un juge, non plus qu’un philosophe, mais seulement un médecin. Ce n’est point par moralité ou par rigueur philosophique, d’abord, qu’il dénonce le piège. Il lui est bien indifférent qu’on charge le fils pour innocenter le père, ou qu’on accable l’humanité entière pour justifier cette race, ce sexe ou cette fonction. Il voit seulement que cette attitude conduit à la névrose, et pire : qu’elle inverse littéralement le sens du mot : aliénation.

Car l’aliéné, ici, c’est Freud. Et sa méthode, loin de guérir des malades, ne peut qu’aliéner les bien-portants.

Puis, remontant de Freud à Marx et à Darwin, Jung s’interroge sur la nature du crime (la mort du mythe) et sur sa justification (l’inexistence de Dieu). C’est-à-dire qu’il remonte du mal (l’émotivité justifiante) à son origine historique : le besoin d’une causalité, soit métaphysique : Dieu, soit biologique : le singe.

Au sens causal, dès lors il ne peut qu’opposer le cens de l’a-causalité; à l’émotivité, le motif archétypal et sa profonde « motivation ». Dès lors, l’affect n’est plus seulement l’état d’involution où se dégrade la pensée normalisée (consciente), mais c’est le processus par lequel l’entendement regagne les zones de la motivité, de l’a-causalité et du mythe.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Jung et Lie tseu : les archétypes

Il l’avoue lui-même : il ne peut atteindre aux 12; les douze signes astrologiques le gênent; s’il était astrologue, les 7 planètes antiques suffiraient à ses constructions, avec une prédilection marquée pour le soleil et pour la lune (dans leur relation avec les problèmes du Couple, entre autres).

Comme Lie tseu, il joue librement des 3 et des 4, mais il ne peut même comprendre les catégories de Kant, qu’il n’a peut-être pas étudiées. Il faudrait connaître toute son œuvre –ce n’est pas mon cas – pour y découvrir une formulation précise des structures éternelles qu’il nomme les Archétypes ou Grandes Images.

Il ne les présente pas comme des dieux mais comme, semble-t-il, car cela n’est pas clair, des approches, humainement formulables, de l’Etre (l’Archetypus de Nuysement, de Scève et de Kant).

« Nous devons admettre, écrit-il, que l’inconscient est parfois capable d’assumer une intelligence une volonté supérieures à l’intuition consciente ».

Et ces lignes qui ont fondé ma propre quête, il y a vingt ans :

« Si l’inconscient pouvait être personnifié … ce serait un rêveur de rêves séculaires et, grâce à son expérience démesurée, un oracle aux pronostics incomparables ».

Ce fait, dans lequel il voit « un phénomène religieux fondamental », conditionne la quête jungienne, et c’est en quoi il se distingue d’Adler, qui lui aussi considère que le conditionnement social est le grand obstacle « à la décharge naturelle de la poussée libératrice » mais qui ne va pas jusqu’à comprendre que ce conditionnement social épouse la double forme de la causalité assertorique et de l’émotivité justifiante.

Jung lui-même sait-il qu’il se fonde sur l’Archetypus d’une part et sur l’Image de l’autre, c’est-à-dire sur l’ancien Basis scorpionnaire et sur les dieux gémeaux? Du moins sont-ils tous deux parmi les mythes qu’il a parfaitement définis : la Vieille Mère, le Grand Guerrier, le dieu de la Ténèbre, la Vierge, le Prince,  le Sage et le Grand Frère, c’est-à-dire : la Caper, le Sagittaire, le Scorpion, la Vierge, le Lion, le Cancer et les Gémeaux. Mais on ne le voit élever au rang des archétypes ni le Créateur/Dispensateur (Taureau/Verseau), son dieu, ni le Justicier (Bélier) devenu le démon de la justification.

Le 11ème archétype tient dans l’œuvre de Jung une place singulière : on peut dire qu’il ne l’y situe pas; soit l’archétype imprègne tout un ordre de recherche (les bonheurs et malheurs du Couple), soit il lui est comme imposé. Il lui faut conter en quelles circonstances, le 1er avril 1949, qui se trouvait être un vendredi, 7 coïncidences ont replacé le Poisson sous ses yeux : le rêve d’une patiente, le plat du vendredi, l’attrape du 1er avril, la légende de cette institution, un squelette sur un rivage, etc. On ne peut pas ne pas songer au Léviathan de Hobbes, à la Baleine Blanche de Melville, au Grand Poisson de Hemingway, au Bateau-lit de Jarry, thèmes primordiaux de quatre chefs-d’œuvre, bien qu’aucun des quatre auteurs ne puisse être tenu pour un écrivain chrétien.

Serait-ce donc, comme l’écrira Jarry, « qu’en quelque sorte, dans nos temples actuellement, l’amour est Dieu encore, quoique, j’en conviens, sous des formes absconses quelque peu » (Docteur Faustroll)?

Quant au 12ème signe, la Balance, il est de fait que Jung semble l’ignorer. Ce serait à tort, cependant, qu’on s’y laisserait prendre. Jung ne rejette pas plus le mythe que Lie tseu n’a rejeté le Tao. L’adversaire du Chinois était le taoïste rationaliste, dont le Tao s’identifiait avec le Yin, le cycle éternellement reproduit, le cercle du Même, mais il n’était pas l’antique Sagesse qui assume la forme en même temps que la matière et le Miroir avec le Fleuve, comme on l’a vu.

L’adversaire de Jung, clairement, est l’égalitarisme justificateur qu’il a retrouvé au cœur de toutes les aliénations; mais il n’est pas l’autre Equilibre, qu’il nomme « l’énergie indestructible », ultime avatar de l’antique Souffle (Amon, avant qu’il ne fût la Balance).

Au contraire, quand, revenant sur les grands précurseurs, Jung en dresse la liste, nous retrouvons en tous cette même notion d’une Compensation, d’une Correspondance nécessaire, en quoi réside tout équilibre et, partant, toute liberté.

Au départ, Jung ne cite pas Lie tseu, qu’il ne connaît pas, mais Lao tseu et Tchouang tseu, puis le plus grand disciple d’Aristote, Théophraste (-370/-288). Il découvre chez eux le principe de « correspondance », que reprendra Niels Bohr, dès 1914, pour caractériser le lien entre le discontinu (des particules) et le continu (de l’onde), bien avant que de Broglie n’invente le concept de « complémentarité »; et même un principe de « communauté » pour relier le suprasensible au sensible.

Plus : par-delà saint Albert, déjà cité, Jung analyse longuement l’idée de Nicolas de Cues, qu’il ne connaît que par Pic de la Mirandole : la coïncidence de « l’homme intérieur », comme maximum de ses degrés d’évolution, et de « l’homme extérieur », comme minimum ou plus petite partie de tout ensemble en l’Unité 1.

Parmi les autres précurseurs, de la Renaissance (Paracelse, Johann Kepler), Jung fait une place toute particulière à l’ésotériste peu connu Agrippa ab Nettesheym, auteur d’une table de correspondances ou « coïncidences signifiantes » dans le cadre des 12 (1533). Il n’étonne pas davantage que Leibniz ne soit pas oublié, dont les « harmoniques », sans les répéter, renouvellent les correspondances et coïncidences précédentes.

Il n’est pas besoin de longs commentaires pour faire apparaître dans cette liste même une parfaite « harmonique » avec la liste de Lie tseu, révélatrices toutes deux de la même dégradation et du même messianisme, du Tao ici, de la Compensation Motivante là :

1) Lie tseu                                                   1) Jung

2) Houang-ti                                               2) Lao tseu ou : l’Antique; Théophraste

3) le roi Mou, vers -900                          3) Albert, vers 1260

4) Confucius                                                           4) De Cues

5) Tang (-580/-540)                                 5) Paracelse, Agrippa avant 1620

6) Ming                                                        6) Kepler

7) Yang tseu                                                           7) De Schopenhauer à Rhine : les Temps                                                                       Modernes

Il reste qu’un dépassement est ici nécessaire. On l’aurait su sans prendre connaissance de l’appareil de Lie tseu et de l’appareil de Jung, car ni l’un n’a parlé de l’ambre, ni l’autre du cristal. Ni le premier, par suite, ne définit clairement la notion d’afférence (le contraire et le semblable), ni le second la notion de probabilité (dans le sens et dans le cens, ou dans la discernabilité).

Il manque à ce dernier de reconnaître son propre mythe d’abord, puis de le localiser parmi les autres structures, dans le temps; c’est-à-dire, selon le mot de Hoéné Wronski (1776/1853), un précurseur que Jung ne cite pas : « La reconnaissance de la loi téléologique du hasard comme base de la réforme du calcul des probabilités »[3].

L’appareil

Il est dans la nature de tout précis ontologique d’être ridicule, ainsi que nous l’avons – six fois – constaté. Mais il sera d’autant plus risible que son auteur voudra l’expliquer, puisque l’explication ne peut être que causale. En cela les « machines » de Platon, de Lie tseu et de Kant apparaissent plus probantes que les systèmes qui les fondent, et celles d’Ezéchiel et de Nuysement plus acceptables, parce qu’elles sont entièrement irrationnelles.

Ici, l’ambiguïté s’affine, car l’appareil de Jung et de Pauli est double. Sans pouvoir le prouver, je crois que la première figure est l’œuvre du médecin, peu soucieux de convenir aux systèmes de son époque, non plus qu’à son vocabulaire : l’espace/temps, l’énergie, et que la seconde figure est l’œuvre du physicien, évidemment soucieux de conformité.

Elles sont toutes deux quadripartites, mais diversement formulées.

Quant aux « explications » pseudo-scientifiques des auteurs, il me semble inutile de tenter de les éclaircir : elles n’ont convaincu personne. Le plus honnête est de les citer.

L’hypothèse de base semble être qu’une perception à la fois causale et synchronique pourrait, en certains cas (évanouissement, hystérie) couvrir les deux secteurs. Si l’on comprend bien, il se pourrait qu’une a-perception globale, de l’espace et du temps à la fois, permette de saisir l’Etre en soi de Spinoza, Etendue et Pensée. Jung cite à ce propos le professeur M.-A. Dalcq, qui « comprend la forme, malgré son lien avec la matière, comme une continuité placée au-dessus de la matière vivante ».

Or, il est exact que la saisie des plans archétypaux, comme dans l’usage de certaines drogues « dures » ou dans le rêve prémonitoire, embrasse non seulement les figures mais leur substance même, dans un champ inimaginable rationnellement, où la causalité ne s’oppose plus aux connexions synchroniques, ni d’ailleurs l’espace au temps. Mais, hors Baudelaire, Michaux et quelques poètes, quel drogué a réussi, en pleine conscience créatrice, de telles expériences?

Jung le reconnaît quand il avoue que l’énergie indestructible exigerait d’être exprimée par un nouveau langage conceptuel, la « langue neutre », comparable au « champ neutre » par lequel Wronski prétendait unir le Savoir et l’Etre, ou la 3ème matière de Lupasco et de Begbeider. Jung n’a pas de peine à démontrer qu’une telle langue se fonderait sur les 4 et non sur les 3.

« La synchronicité, écrit-il, se comporte par rapport aux trois autres principes comme l’unidimensionnalité du temps par rapport à la tridimensionnalité de l’espace », ou comme « le quatrième rebelle de Platon, qui ne se laisse annexer aux trois que par force ».

Mais lui-même ne se laisse pas prendre à cette explication encore trop rationnelle, puisque, après avoir évoqué Platon, il se réfère aux 3 + 1 de Marie la Juive, à la scène des Cabires dans le second Faust et au dilemme de l’alchimiste Dorn entre la Trinité et le Serpent à quatre cornes. C’est alors qu’il observe, rejetant toute prudence :

« Ce n’est pas en général dans un domaine déjà connu que l’on découvre de nouveaux points de vue, mais dans des endroits délaissés, évités ou même discrédités » : les précis ridicules. Dans lequel de ces précis, lui qui ne cite ni Ezéchiel ni Lie tseu ni Nuysement et n’analyse ni les 12 de Platon ni les 12 de Kant, a-t-il trouvé le modèle du sien?

A-t-il, d’une manière plus surprenante, conçu que la 4ème partie de son appareil (la connexion synchronique) était « le lieu universel où s’accomplissent tous les actes de création » et que « l’archétype est la forme reconnaissable par l’introspection de l’arrangement psychique a priori »?

Nous comprenons, sans qu’il le dise expressément, qu’il n’a pas trouvé ce modèle ou conçu ces nouveaux principes dans une érudition très riche mais incomplète, ou trop tardive. Il les a trouvés ou conçus, d’abord, dans son expérience personnelle, l’observation constante, renouvelée, de ses malades.

Il n’est pas venu par système à l’ésotérisme éternel qui l’attire et qu’il ne comprend pas. Mais par une ignorance admise de bonne foi, devant les problèmes – innombrables – que la maladie contemporaine lui posait.

Le scarabée

Jung fut d’abord un médecin.

Si la révélation du véritable mal dont souffre l’humanité contemporaine (l’émotivité justifiante) lui est venue par la – lente – observation de son maître Freud, c’est une circonstance tout à fait hasardeuse qui lui révèle le pouvoir thérapeutique de la « coïncidence significative ».

La femme semblait inguérissable (Jung la soignait de longue date) car elle n’était même plus capable de considérer un évènement quelconque sans le rattacher à une causalité précise, non seulement esclave de la pseudo-responsabilité où s’enferment de tels malades, mais émotivement justifiée par cette aliénation même.

Alors qu’elle contait à Jung un rêve qu’elle venait d’avoir, où intervenait un grand scarabée, à la fenêtre du cabinet de consultation retentit le « tip tip » de la Kosmopoiia. Levant simultanément les yeux, le médecin et sa patiente virent le scarabée – celui-là, pas un autre – qui cognait à la vitre.

Dès lors, la femme pouvait guérir et Jung affirme qu’en effet, le traitement psychanalytique commença d’agir désormais. A l’émotivité aliénante de la malade le motif archétypal, tout nu, tout inconcevable, de la coïncidence avait apporté le seul remède nécessaire (en même temps que contingent).

Or, accumulant les « rencontres » de ce type, Jung se borne à constater que les « synchronicités » peuvent emprunter les formes les plus diverses : ses propres rencontres du Poisson ou la coïncidence d’un grand rassemblement d’oiseaux avec la mort (que j’ai vérifiée moi-même sous les fenêtres de Colette, le matin qui suivit sa mort) mais qu’elles se présentent toujours comme une telle rencontre de l’espace objectif (le phénomène constaté) et du temps subjectif (l’état d’esprit de l’observateur, le rêve, la prémonition).

Car, de fait, l’entendement est accoutumé à ce que l’espace et le temps ne se rencontrent jamais. Dans le temps il n’est de pensée que mouvante ou, physiquement, que des ondes de vibration; dans l’espace il n’est que des volumes, plus ou moins bien localisés, ou des corpuscules dans le subatomique. Les deux univers ne semblent jamais devoir correspondre, pas plus que, dans le système kantien, la nécessaire causalité, subjective, et l’objective contingence.

D’où, la première quadrilogie de Jung – et de Pauli, le physicien – : espace/temps, causalité/a-causalité.

Pour les deux chercheurs, en somme, les deux seules sciences concernées ici, outre la psychanalyse, seraient d’une part la biologie, science de la vie, et la physique nucléaire, science de la matière et de l’énergie. L’étonnant est que, de ces deux sciences même, ils ne tirent pas les arguments les plus propres à nous convaincre.

S’ils connaissent, en biologie, les grandes séries de Kammerer, ils semblent ignorer la pœdomorphose. En physique, Jung cite sir James Jeans, selon lequel « la décomposition radioactive se présente comme un effet sans cause », de sorte que « les ultimes lois de la nature ne seraient en aucun cas causales » (1944) et l’on sait que Pauli est, entre autres, l’inventeur du « principe d’exclusion », selon lequel deux électrons de mêmes facteurs ne se maintiennent pas sur la même orbite, de sorte que, sur une orbite quelconque, l’ensemble ABCD se présentera toujours dans cet ordre et jamais dans l’ordre ACDB par exemple (ce qui supposerait deux B diversement localisés, entre A et C, et C et D).

Mais, en aucun point de leur ouvrage commun, ils ne traitent du phénomène connu sous le nom de « résonance ».

Pœdomorphose et résonance : la précession

Au fondement de l’étude de la décomposition radioactive (ou désintégration) d’un isotope quelconque, tel que le carbone 14, est le nombre e-1 (1,718), limite de sa durée ou, si l’on veut, de sa probabilité d’existence, dans la réduction croissante de cette probabilité :

1/1 + 1/2  + 1/6 + 1/24 + 1/120 + 1/720 + 1/5 040, etc.

Mais il se trouve qu’au cours de cette durée ou de cette entropie la particule opère un « redressement » irrationnel, comme du sens cause-effet au sens inverse; ou, si l’on veut, elle cesse de se « dépeupler » pour en revenir à une néguentropie très éphémère qu’on nomme la Résonance : lumineuse, on l’utilisera dans le laser, acoustique dans le maser.

Ce point de résonance se situe à 0,6 de la durée du corpuscule.

S’il se réalise, naturellement, par un renversement du sens normal de la particule (précession de Larmor), on l’obtient ou le prolonge, artificiellement, par un peuplement de la « phase » atomique, c’est-à-dire soit par l’intervention d’une lumière extérieure, soit par un refroidissement du corps.

C’est le seul cas, dans le monde subatomique, où l’énergie cesse de se disperser, par exemple en chaleur (le cas d’entropie le plus connu), pour produire un effet notable : couleur ou son.

Parallèlement, dès les années 20, alors que Kammerer formulait sa théorie des sériels, un autre biologiste, Garstang, révélait l’existence d’un phénomène inaperçu dans l’évolution des espèces : la pœdomorphose. Plus tard, Gavin de Beer et des biologistes russes vérifièrent le phénomène et formulèrent la loi : « Une espèce peut rajeunir en expulsant de la fin de leur ontogénèse le stade adulte de ses individus; elle peut rayonner alors dans toutes les directions ».

Fondée sur l’étude de certains oursins, très éloignés de l’état adulte et qui s’offrent alors à toutes les mutations héréditaires, la théorie ne cessera plus de croître et de s’affirmer. En 1952, Julian Huxley proposera le néologisme : « juvénilisation »; mais, entre 1930 et 1952, Bolk aura déjà démontré que le cerveau de l’homme ressemble plus à celui de l’embryon de singe qu’à celui du singe adulte.

En bref, si les structures adultes présentent une « barrière de Weissmann » et n’obéissent pas aux lois de Lamarck, il se révèle que les structures juvéniles, adolescentes ou embryonnaires, au stade de la non-spécialisation, ignorent une telle barrière et permettent l’acquisition de caractères que leur répétition peut rendre héréditaires. Comme l’écrit Koestler, « l’homme ne descend pas du singe adulte, mais peut-être d’un embryon de singe ».

S’il y a mutation, ce n’est pas au stade adulte, terminal, des individus ou des espèces. Mais, avant cet état adulte, il existe une probabilité d’involution, dans le sens contraire de l’évolution, qui replace l’individu – ou l’espèce – dans un état non sélectif ou non diversifié, c’est-à-dire non entropique.

Le cristal, entre le règne minéral et le règne végétal, et le corail, entre le règne végétal et le règne animal, démontrent que la loi ne vaut pas seulement pour les mutations d’espèces, mais également pour les passages d’un règne à l’autre. Car le cristal, en ses prismes, et le corail, en ses polypes, ne sont pas autre chose que des « états non différenciés » de la matière ou de la vie.

Dans tous ces, si divers! de la résonance paramagnétique, de la pœdomorphose, du cristal et du corail, se retrouvent les mêmes caractères que dans la synchronicité jungienne : involution, que Jung nomme l’affect, non-spécialisation et retour au Motif, réitération du motif enfin (prisme, polype, peuplement paramagnétique, archétype révélé, etc.).

Enfin, c’est tout récemment (1960) qu’en mathématique de même, a été inventé le fractal. Réitération d’un motif quelconque, angle sur le côté d’un carré ou bris sur la face d’un cube, le fractal crée en effet une nouvelle dimension, inférieure à 2 dans un cas, inférieure à 3 dans l’autre.

Fractale

Ainsi que Jung l’a pressenti, le phénomène s’observe donc à la fois dans l’espace et dans le temps. Ce que Jung ne pouvait imaginer : des deux techniques utilisables, la réitération et la précession, la première prévaut dans l’espace (le fractal), la seconde dans le temps (la pœdomorphose). Dans le monde microscopique, subatomique, et dans l’univers humain, il semble que les deux techniques soient utilisables : peuplement dans l’espace et précession dans le temps, avec le même résultat : la néguentropie ou la guérison.

On ne doit pas douter, par suite, que si Jung pouvait, aujourd’hui, corriger à nouveau son schème, il le présenterait sous une forme encore différente, la forme d’une figure axée. Par exemple :

L’acquis : le semblable créateur

Faute d’avoir su, en sa figure, maîtriser les deux sens et le cens du Tao (le contraire, le semblable et la chose même), Lie tseu n’avait pas atteint à la notion d’afférence, recensant seulement tous les facteurs qui devaient en effet la révéler.

De même, faute d’avoir axé son schème, Jung n’a pas inventé la trinité du semblable :

1) les Frères ensemble ou le Signe des Gémeaux;

2) les Frères séparés :

a) le tendre et fraternel, dans l’émotivité et la causalité qu’on a nommé Abel, Amphion, Jubal, Castor aussi ou Esaü le naïf : l’émissaire;

b) le conquérant, le solaire, mais aussi le froid réitérant, qu’on a nommé Caïn, Zétos, Tubal le constructeur, mais aussi Pollux et Jacob, Romulus beaucoup plus tard (contre Rémus) : le commissaire.

Il a cependant vu que l’espace et le temps peuvent être traités soit simultanément, soit séparément, sans aller jusqu’à concevoir qu’il en va de même pour toutes les dialectiques, dont une étude approfondie fait à coup sûr une trinité.

Mieux : il n’a pas craint de publier ses découvertes, témérairement il y a trente ans,

– en recensant les grands précurseurs de la notion de « semblable créateur », depuis Albert le Grand jusqu’à Rhine

– en révélant le pouvoir salvateur de l’archétype et même d’un processus involutif (l’affect) dans la révélation du monde archétypal,

– en opposant à la causalité, logique puis émotionnelle, une autre réalité : le synchronisme a-causal ou synchronicité, considérée comme liée aux grandes lois sérielles, sinon au « contingent » quantique,

c’est-à-dire, consciemment ou non, en distinguant dans le mot : nécessité, les deux sens : nécessité causale, au sens kantien, et dénuement, besoin, au sens où le physicien parle de « dépeuplement » et, dans le mot : contingent, les deux sens : « hasardeux » au sens kantien, et « limité » au sens quantique : plus exactement, « limité dans le peuplement ».

Si le motif archétypal, en tant que figure, se présente évidemment comme ainsi limité, contingenté, il crée, en tant que mouvement, une motivation a-causale, affective mais non émotionnelle, involutive mais créatrice de nouveaux processus psychologiques, de résonances en physique optique et acoustique; d’espèces ou de règnes encore inconnus, ou de nouvelles dimensions mathématiques.

Jung a ignoré la majeure partie de ces phénomènes, mais il les avait suggérés par la notion de « l’énergie indestructible », que la raison ne conçoit pas mais que trop de phénomènes révèlent pour qu’elle soit niée.

Non moins subjective qu’objective, cette énergie est observable dans le sujet (par le rêve) mais également dans l’objet (par la loi des grands nombres, le sériel, la résonance ou la pœdomorphose comme par la coïncidence furtive des synchronicités). Dans tous les cas, motif spatial ou motivation temporelle, elle s’oppose en tant que « contingentée » à la contingence hasardeuse et, en tant que motivité, à l’émotivité causalisante.

Quant à montrer jusqu’à quel point peuvent être menées l’involution motivante et la répétition motive, ce ne pouvait l’œuvre d’un scientifique, fût-il aussi « ouvert » que Jung ou Pauli.

Ce devait être l’œuvre toute différente que Carrouges a su nommer, voilà vingt-six ans déjà, la machine célibataire.

Les 7 Poissons du vendredi 1er avril 1949 ont fait éclater la distinction kantienne entre une causalité nécessaire d’une part, une sensibilité tout hasardeuse de l’autre; et, dès lors, Jung a cessé de voir dans l’a-causalité un cas particulier de la biologie ou de la physique nucléaire pour en faire le « véritable champ universel de l’accomplissement individuel et de la créativité collective ».

Il est donc « naturel » que, dans ce champ ré-ouvert, ce soit le créateur, le poète, qui effectue le dernier pas.

Jean-Charles Pichon


[1] Arthur Koestler, Janus (Calmann-Lévy, 1978).

[2] Et de la nouvelle biologie, comme on le voit par la « double hélice » de Watson, fondée sur la cristallographie.

[3] Balzac aurait pris Wronski pour modèle de La recherche de l’absolu. On a retrouvé en Louis Lambert des traits du mathématicien maudit. Cela ne surprendrait pas de l’auteur de la doctrine du hasard conçu comme « l’incidence forcée des accidents partiels » (dès 1818 dans son premier ouvrage : Sténie).

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LES PRECIS RIDICULES – II (2) –

 

II

Les Philosophes

KANT

 

Texte : La critique de la raison pure (1781)

Le problème

Le problème irrésolu devant lequel se retrouve Kant après un siècle et demi de rationalisme croissant est l’antinomie du sujet et de l’objet. Descartes l’a clairement posé par son cogito, ergo sum : je pense en fonction de ce que je suis, c’est-à-dire que ma perception de l’objet n’est qu’une abstraction subjective qui correspond ou non à l’objet.

Dans quelle mesure y correspond-elle?

Sur cette question, depuis Descartes, toute la philosophie s’est partagée. Alors que les rationalistes : Locke, Hume et les encyclopédistes français répondent : elle y correspond étroitement, comme le reflet à son modèle, une autre voie, de Spinoza à Leibniz, continue de prétendre que « la pensée » est autre chose que « l’étendue » et que l’une et l’autre ne peuvent s’allier qu’en Dieu. C’est donc par la contemplation de l’Etre inscrit en moi (Leibniz, Crusius) que ma pensée subjective conçoit – fragmentairement, spatialement – l’objet.

Au plan de la métaphysique, seul Spinoza a, sinon résolu, envisagé le problème dans sa totalité en faisant de l’Etre le produit du Même (par la Pensée) et de l’Autre (par l’Etendue). Dès lors, JE ne peut approcher ces attributs de l’Etre que par ses propres modalités, analogues aux modalités des attributs de l’Etre : l’Entendement, par la pensée, le Tout du Monde dans l’étendue et la Dialectique ou Analogie, qui établit de fait le rapport constant entre l’Etre et Moi, comme elle établit, dans l’Etre, le rapport constant entre ses attributs.

Kant rejette cette vue transcendante de l’Etre : il ne cite jamais Spinoza mais nous verrons qu’il l’utilise. Ou du moins, il ne considère cette vue que comme « transcendantale », c’est-à-dire comme le fruit d’une pensée.

Ma perception de la réalité objective, dit-il, y correspond absolument dans la mesure où celle-ci m’est donnée par la transcendance essentielle; elle n’y correspond que relativement dans la mesure où la forme transcendantale que je donne à la réalité est la création de ma pensée.

Plutôt que du Sujet et de l’Objet, ainsi, il ne prétend traiter que des processus qui s’établissent de l’un à l’autre.

Il nomme sentiment (de la matière) le processus objet-sujet, indépendant de la pensée, contingent ou hasardeux, que procurent les sensations mais également la sensibilité, et, finalement, le tout du Monde de Spinoza, dans ses rapports avec JE.

Il nomme entendement (des formes) le processus sujet-objet, par lequel JE impose à l’univers ses catégories et ses lois, en donnant au mot, somme toute, le même sens que Spinoza.

Aux deux « directions » de Platon se comparent et s’opposent les deux termes de la « scission première » de Kant entre le sujet et l’objet. De la même manière que Platon refusant de choisir entre les deux voies de Parménide et de Héraclite, Kant refuse la voie causale de Descartes et la voie mystique de Spinoza. Si l’Entendement œuvre dans le sens sujet/objet en réinventant les formes de l’étendue, la Sensibilité œuvre dans le sens objet/sujet en imposant au Je-sujet la matière même de l’existence.

Il s’ensuit que « l’objet de la pensée » est la forme, non la matière.

Kant fait apparaître ainsi la nécessité de cadres de la pensée (les catégories) tels que ce cadres satisfassent la logique de l’entendement (donnent une forme nécessaire à la réalité) et recueillent l’essence matérielle de l’Etre, c’est-à-dire laissent ouvertes les portes par lesquelles l’Etre me communique son sentiment, malgré l’apparente contingence de la sensibilité.

Il fait de la relation sujet/objet, l’Entendement, une nécessité formelle et, de la relation inverse, une contingence matérielle dont l’accord autorise le JE, tout à la fois, à recevoir la substance de l’Etre et à lui inventer des formes.

On a noté que le choix des Idées formelles contre la Matière invisible n’entraînait pas le philosophe grec à nier l’existence de l’Invisible; car, derrière les ombres formelles que distinguent les habitants de la caverne se tient l’immortel Eros, le dieu du Nombre et de la Direction.

De même, le choix de la forme catégorielle contre le Sentiment matériel n’entraîne pas Kant à nier cette matière « transcendante », cette substance de l’Etre; car, derrière les catégories que l’Entendement crée se tient l’Archetypus intellectus ou Intuition des Archétypes, le Verbe Interne des Rose-Croix, l’Harmonie créatrice de Leibniz et Crusius.

Si la raison permet de construire de construire les Idées ou les Catégories de l’Etre, l’appréhension de l’Etre demeure hors de la raison : elle est nommée un « saut » chez les deux philosophes, c’est-à-dire une rupture dans la démarche causale, par laquelle JE passe de la causalité à l’a-causalité ou du « sens » au « cens ».

Néanmoins, Platon n’a pas laissé trace du raisonnement par lequel il en est venu à formuler ses 4 termes et ses 3 dimensions : il les avait reçus, comme une évidence éternelle, des prêtres égyptiens et des mythologues grecs qui l’avaient précédé.

Kant rejette au départ tout cet ésotérisme, celui des musulmans comme celui des scolastiques, et l’héritage de Dante non moins que celui des Grecs. C’est logiquement qu’il veut en venir à l’Appareil dont il ressent l’impérieux besoin.

Le contenant et le contenu

Aucun des grands philosophes systématiques : Descartes, Spinoza et Kant ne parle expressément du Contenant et du Contenu de JE, mais ils ne cessent de s’y référer.

Quand Descartes parle des « substances » : la pensée et l’étendue, il entend le contenu de JE (la pensée) et son contenant (l’étendue). De même Spinoza; à cela près qu’il fait de la Pensée le contenu de l’Etre même et de l’Etendue ce qui émane de l’Etre, en tant que même chose ou chose différente, mais toujours autre.

Par suite, quand Spinoza traite des modes de la Substance : le temps ou la nécessité, la dialectique, le « tout du monde », il n’en fait pas les modes d’un seul des attributs mais des deux attributs ensemble : ce sont à la fois les modes de la Pensée et de l’Etendue.

Quand il dit l’Entendement (du sujet vers l’objet), Kant parle d’une voie du contenu de JE vers son contenant. Et il parle d’une voie du contenant de JE vers son contenu quand il dit la Matière ou la Sensibilité. Mais il n’oublie jamais que son système n’est que le produit de son entendement (y compris l’idée qu’il se fait de la voie inverse). Plutôt, ainsi, qu’il ne traite du Contenant de JE et de son contenu, c’est le JE lui-même son seul objet, à la fois comme contenu dans l’étendue et contenant d’une pensée.

En tant que contenu dans l’Etendue, Je n’est qu’en relation avec l’Autre; en tant que contenant d’une Pensée, JE n’est que mode ou une modalité de l’En-soi ou de soi-même, et cela qu’il soit en relation avec le « Tout du monde » ou avec une réalité transcendante; que l’objet de sa pensée soit abstrait ou concret.

Les deux premiers cadres catégoriels doivent donc être, nécessairement, la Relation et la Modalité.

Néanmoins, en tant que cadres catégoriels, elles ne sont, l’une et l’autre, que des modes de la Pensée; et, en tant qu’elles reflètent la réalité matérielle, extérieure à JE ou intérieure à lui (ses organes, son sang, ses cellules, ses états), elles se présentent, l’une et l’autre, comme des relations du sujet et de l’objet.

Comme Spinoza rattache les modes de l’Etre non pas à l’un de ses attributs (l’Etendue ou la Pensée), mais aux deux attributs joints, Kant doit y rattacher non seulement les modalités mais les relations.

Aux 3 modes de Spinoza : Entendement, Tout du monde et Dialectique (mouvement/repos) correspondent donc chez Kant trois catégories de la Relation et trois catégories de la Modalité.

Il imagine que l’Etre est à la fois une subjective modalité et une objective relation. En tant que modalité, c’est l’antique substance de Spinoza ou la nouvelle causalité de Descartes, mais toujours continue, comme le fut autrefois l’exhalaison « humide » d’Aristote, et comme l’est aujourd’hui la loi de causalité. En tant que relation, c’est l’antique forme ou figure, soit l’exhalaison « sèche » d’Aristote soit la forme catégorielle, mais toujours discontinue, c’est-à-dire possible ou impossible, existante ou inexistante.

Mais cet Etre transcendant n’intéresse pas Kant, dont le seul propos est le JE, qui inverse ces approches de l’Etre, comme la vision inverse de l’objet. C’est alors dans la relation que JE saisit quelque chose des modalités de l’Etre, comme substance ou causalité; c’est dans sa modalité propre que JE assume le probable et l’improbable, l’existence ou l’inexistence.

Car il est lui-même, JE, extérieurement discontinu (un corps parmi les autres corps) et, comme aspect, une simple partie de l’Etendue, mais intérieurement continu (substantiellement et rationnellement) et, comme état, la totalité de ses pensées et de ses organes.

Dès lors, aux deux relations subjectives (substance/causalité) le philosophe adjoint la réciprocité; ou, au catégorique et à l’hypothétique, le disjonctif (ni, ou).

Aux deux modalités objectives (possible/impossible, existence/inexistence), il adjoint la modalité synthétique : nécessité/contingence. C’est-à-dire : à l’assertorique, qui affirme, et problématique (qui doute), l’apodictique ou l’irréversibilité.

Mais, dans ce système, que devient l’Objet?

Illustration Pierre-Jean Debenat

Quantité et qualité

En l’éclatement de l’Etre (forme/substance), consécutif à la fin du Temps d’Amour, la Forme est devenue l’objet et la Substance le sujet.

Puis, le Sujet s’est scindé en matière et nature (essence, loi, en-soi, être même), l’une et l’autre continues.

En même temps, l’Objet se scindait en apparences (qualités, couleurs) et nombre (la quantité), les unes et l’autre discontinues.

Depuis le 16ème siècle, ridiculisées par les libertins, les formes-nombres sont presque entièrement abandonnées; elles ne subsistent plus que comme « états de caducité » ou comme « quantités de mouvements » (par exemple, dans les lois de Galilée), c’est-à-dire dans le sens passé-avenir, de la cause (l’origine) à l’effet (la mort).

Un Spinoza, au contraire, loin de relier les Qualités aux apparences, en a fait des degrés de perfectionnement (donc, numériques). Pour le mythologue, la forme n’est plus que Nombre, et le mythologue se fait mathématicien, de Neper à Gauss, par Newton et Boscovitch. Pour le rationaliste, la forme n’est plus que la Qualité apparente, donc observable et reproductible.

Ici encore, Kant ne suit aucune des deux voies. Gardant les vocables « quantité » et « qualité », il les rattache non aux formes extérieures mais au JE même, considéré comme un objet.

Nous avons vu que JE, tout à la fois, est contenu dans l’Etendue et contenant d’une Pensée. Il est donc, à la fois, partie et totalité, comme l’est d’ailleurs toute Unité.

Dès le 15ème siècle, le cardinal de Cues avait conçu que l’Un est ce primordial, comme maximum de toutes les fractions moindres que l’Unité, et ce primaire, comme minimum de tous les ensembles imaginables, plus grands que l’Unité. Kant ne cite pas de Cues, mais peut-être le connaissait-il par Leibniz, pour qui le Un, également, est, quantitativement, cette partie et ce tout :

1 = q X 1/q,

c’est-à-dire que, dans l’unité de l’Etre, le nombre q ne croît pas sans que la fraction 1/q décroisse.

La vraie trouvaille de Kant est d’avoir découvert que, en tant que totalité, JE affirme « son » existence; en tant que partie, il nie ce qu’il n’est pas.

Toute quantité est donc l’une de ces trois :

a) le 1, plus petite partie de tout ensemble, et tous les nombres entiers plus grands que 1,

b) le 1, maximum de toutes les fractions ou décimales inférieures à l’unité,

c) le singulier, à la fois partie et totalité, comme contenu et contenant.

Toute qualité est l’une de ces trois :

a) vue par la JE totalité : la réalité subjective ou l’affirmation de cette réalité,

b) vue par le JE partie : la négation de ce qu’il n’est pas,

c) l’infinité de la pensée-totalité et la limite qu’impose à ce qu’il n’est pas le JE-partie.

Aux 4 cadres catégoriels, nécessaires et suffisants, qu’il nomme : Relation, Modalité, Quantité, Qualité, Kant juxtapose les 3, non pas à l’un ou l’autre des cadres mais aux 4 ensemble.

Il les nomme :

généralité, partie, singulier dans la Quantité,

affirmation, négation, infini/limite dans la Qualité,

catégorie, hypothèse, disjonction dans la Relation,

problématique, assertorique, apodictique (ou irréversible) dans la Modalité.

Enfin – et c’est là le point faible dans son système – le philosophe affirme qu’aux 12 jugements (subjectifs) correspondent en effet les 12 catégories, constitutives de la réalité :

au jugement catégorique (A = B), le rapport substance/accident,

au jugement hypothétique (s’il y a, il y a), le rapport causal,

au jugement disjonctif (ou… ou…), la réciprocité,

au jugement assertorique, l’existence ou l’inexistence,

au jugement problématique, le possible ou l’impossible,

au jugement apodictique, la dualité nécessité/contingence,

au jugement particulier, la pluralité, ensemble des parties,

au jugement général, la totalité,

au jugement singulier, l’unité (partie ou totalité),

au jugement affirmatif, la réalité,

au jugement négatif, la négation ou l’irréel,

au jugement infini, la dualité limite/infini.

Et il en déduit les 3 schèmes :

 

C’est-à-dire que, de 3 schèmes construits sur le modèle :

contenant

________

contenu

il fait le schème de la réalité contenante ou étendue (a), le schème de la pensée contenue (b) et le schème du JE lui-même, contenu dans l’étendue et contenant de la pensée (c). Mais c’est ce qu’aucun raisonnement ne l’autorise à faire. Car son système ne reflète pas la réalité.

Les malentendus

Ontologiquement, le système kantien se présente comme une restriction en 3 points de la réalité :

a) elle exclut la transcendance (l’Etre en soi) pour se satisfaire d’une approche formelle, transcendantale, de l’Etre;

b) dans le transcendantal, elle exclut le sens objet/sujet ou la sensibilité pour se satisfaire de l’entendement (le rapport sujet/objet);

c) dans l’entendement, elle prétend identifier les jugements catégoriels aux catégories mêmes de la réalité.

Il s’ensuit qu’en regard de la réalité, le système n’est qu’un immense malentendu. Or, Kant n’en nomme pas 3 mais 4.

Soit le schème général :

En 2, le malentendu est métaphysique : il joue de l’en-soi, la chose même, là-bas, à l’extérieur, et de son aperception ici, à l’intérieur de JE.

Kant corrige le malentendu, dans la relation, en 3, par le rapport causalité/substance et la croyance en une réciprocité entre l’Etre comme cause et comme en-soi.

En 3, le malentendu est logique : il joue de l’objectivité perçue comme apparence formelle (les mêmes causes produisent les mêmes effets) et de l’objectivité réelle ou substantielle (A n’est que A).

Kant corrige le malentendu, dans la Quantité, en 1, par le rappel que l’exigence logique se situe hors du rapport réel sujet/objet : le saut est constamment requis de la simple logique formelle (où le contenant contient le contenu) à une logique transcendantale (où le JE contenant de l’en-soi est contenu dans le hors-soi).

En 1, le malentendu est méthodologique : il procède de l’anticipation de la pensée sur l’acte, si bien que JE ne retrouve dans la connaissance (en tant que totalité) que ce qu’il y a lui-même inclus (en tant que partie).

Kant corrige le malentendu, en 4, par le saut qui fait passer des hypothèses rationnelles ou numériques (par exemple, en mathématique) à l’hypothèse d’une totalité transcendantale, qui recouvrirait les fondements mêmes de la pensée.

En 4, le malentendu est psychologique : il consiste en la création – réactive – de la réalité extérieure. C’est l’impossibilité d’objectiver sa pensée sans la trahir, en se considérant soi-même comme extérieur à la réalité (observateur ou juge) et contenant de la notion prise alors pour l’objet, ou de la carte prise pour le territoire.

Kant corrige le malentendu, en 2, par le rappel de la validité objective de la pensée, transcendée par la prise de conscience de la « constitution du sujet », limité et non infini.

Mais on voit qu’ainsi, le remède au malentendu psychologique, en 4, reconduit au malentendu méthodologique, en 1 : l’anticipation de la pensée sur l’acte;

que le remède au malentendu méthodologique, en 1, reconduit au malentendu logique, entre la cause et toute hypothèse rationnelle d’une part, et la substance matérielle et toute assertion existentielle de l’autre;

que le remède au malentendu logique, en 3, reconduit au malentendu métaphysique ou à l’impossible rapport entre là-bas et ici;

que le remède au malentendu métaphysique, en 2, reconduit au malentendu psychologique, la création réactive de la réalité extérieure.

Kant a fait tourner l’appareil dans le sens précessionnel : 2 – 3 – 1 – 4 – 2,

alors qu’il tourne dans le sens des aiguilles d’une montre (dans le schéma choisi) : 4 – 1 – 3 – 2 – 4.

Or, ces malentendus, relatifs aux 4 seuils, et cette erreur, plus grave, relative aux 2 sens, n’ont qu’une seule origine : le non-renversement du schème des jugements subjectifs au schème des 12 catégories objectives (constitutives de la réalité).

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

 

L’inversion

Si la complexité des 4 malentendus peut se réduire aux 3 restrictions du système kantien, il ne doit pas être impossible de remédier à ceux-là en supprimant celles-ci. C’est-à-dire :

a) en définissant le transcendantal comme une « relation » typiquement kantienne et en le resituant dans l’Etre informel (la transcendance rejetée),

b) en définissant l’entendement comme relationnel et modal : la totalité des pensées mais une partie dans le transcendantal,

c) en définissant le système catégorique comme un état ou mode de la pensée, lié à un moment (de l’histoire calendérique), en même temps qu’à l’Etre formel, mais immatériel, que Kant a nommé l’Archetypus Intellectus.

Mais cela ne se peut sans définir le double rapport entre la Forme et la Substance d’une part, la Pensée et l’Etendue de l’autre. Or, ce n’est pas le plus aisé.

Dans la voie cartésienne, seule la matière est objective, étendue, toute pensée se présente comme subjective, essentielle.

Dans la voie de Spinoza, l’étendue est également extérieure à l’Etre (son émanation) et la pensée interne à l’Etre, mais l’une et l’autre sont des attributs de la Substance, c’est-à-dire seulement substantielles.

Pour Kant, les choses de l’étendue sont formelles, dans le transcendantal, et le jugement du même ne s’exprime que par des formes catégorielles.

Toute sa pensée, ainsi, se réduit au triple schème :

la transcendance (hors du connaissable : informelle)

l’Archetypus (hors de l’étendue : immatériel).

On voit que, dans un tel système, non seulement l’Etre comme informel mais l’Archetypus, comme immatériel, sont tenus en dehors de la réalité (de la Pensée ou de l’Etendue). D’où son caractère paradoxal et irréel.

Car le contenant (la totalité) ne peut être considéré comme intérieur au contenu (la partie), même s’il en est ainsi pour un JE objectif auquel JE ne peut atteindre sans cesser d’être JE.

Le schème 2, ainsi, doit être inversé en :

Et, dès lors, il ne subsiste aucun des 4 malentendus.

Mais, contradictoirement, dès lors, le système cesse d’être induit de l’expérience, où le JE-unité est partie relationnelle dans la Relation et totalité modale de ses modes, selon le schème :

En identifiant le jugement catégoriel à la catégorie constitutive (en dépit de sa mise en garde de ne pas confondre la notion ou le rapport sujet/objet avec le fait ou le rapport objet/sujet), Kant a posé deux axiomes inconciliables, tels qu’il ne peut à la fois admettre l’un et l’autre, car l’Entendement oppose nécessairement le contenu au contenant, ne serait-ce que pour les distinguer. Si bien qu’une partie relationnelle dans la Relation ou une modalité dans le Mode ne sont pour l’Entendement que des tautologies.

Soit une série constitutive corporelle :

l’épiderme > le sang (dans la veine ou l’artère) > le globule (dans le sang) > la cellule, le noyau, etc.

3 termes de cette série sont effectivement constitutifs, mais le 4ème est relationnel (l’épiderme), et c’est en tant que relation avec l’étendue que le corps tout entier est perçu.

Soit une série constitutive immatérielle :

les archétypes initiaux < les associations de pensée (hasardeuses) < les syntagmes logiques ou grammaticaux < le jugement.

3 termes sur 4 de cette série sont constitutifs et le 4ème seulement est modal (le jugement), mais c’est en tant que mode de pensée, d’ailleurs conforme ou non à la mode du temps, que la série entière est perçue.

Or, la seconde série s’exprime comme un acheminement de la particularité (cet archétype-là) à la généralité du jugement; la première série se formule comme une succession matérielle des cellules à la totalité de l’individu.

Mais elles sont toutes deux, à la fois, des modalités et des relations, alternativement solides et liquides ou hasardeuses et nécessaires (dans le sens kantien du vocable).

Le seul schème qui tiendrait compte de cette dialectique, à l’infini, ne serait pas dialectique mais quadrilogique :

A ce schème et à celui-ci seulement pourraient se juxtaposer non seulement le 3ème tableau de Kant mais ceux de Platon et de Lie tseu :

Immédiatement perçu par un ésotériste, un tel schème ne peut être considéré par la raison que comme follement imprécis (jusqu’à l’absurde), puisque la raison ne reconnaît qu’un seul sens sur les deux, des aiguilles d’une montre ou à l’inverse.

Platon et Kant

Cette imprécision n’enlève rien à la perfection de l’ensemble, mais elle enlève, en quelque sorte, tout support rationnel au système kantien. Le philosophe en était assez conscient pour, ne mettant jamais en doute le caractère universel de ses tableaux, reconnaître en plusieurs occasions qu’il ne pouvait « ni les démontrer rationnellement ni en justifier les rapports ».

Le 4ème révolté est de nouveau à l’œuvre, que Kant honore à sa façon quand, se référant à Platon, il affirme que « notre raison s’élance tout naturellement vers des connaissances qui vont trop loin pour qu’un quelconque objet fourni l’expérience puisse coïncider avec elles, (mais) qu’elles n’en ont pas moins leur réalité propre et ne se réduisent pas à des chimères ».

De fait, Kant ne cesse pas de se comparer au philosophe grec et de tenter de comprendre, par suite, ses 3 Idées. Si son domaine est l’Entendement, auquel il a réduit le Vrai, il ne craint pas de s’évader vers le Beau ou vers le Bien :

« Deux choses remplissent mon âme d’admiration et de respect, le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi » (Critique de la raison pratique).

S’il voit dans le Beau le plus haut terme de l’objectivité parfaite, lié à un Chiffre qu’il ne connaît pas, il fait du Bien le plus haut terme d’une « subjectivité collective » qu’impose à l’âme l’Impératif Catégorique, recréant de la sorte, sinon trois dieux, trois entités : l’Impératif, l’Archetypus Intellectus et le Chiffre de l’harmonie.

En dépit de ces tentatives – et tentations – non seulement le philosophe allemand ne répète pas le Grec, mais leurs systèmes sont exactement antinomiques.

a) Platon diversifie à l’infini les 12, au point de ne pouvoir les nommer; Kant s’en tient, toute sa vie, à la formulation qu’il définit;

b) Platon a ignoré le Sujet : son système se veut totalement objectif; Kant ignore l’Objet : son système se veut uniquement subjectif;

c) Platon se fonde sur le Nombre, Eros; Kant sur le dieu du subconscient : l’Intelligence des archétypes.

Si Platon n’a conçu le Verbe Intérieur (Basis ou Héphaïstos) que comme un « 4ème rebelle » ou le serviteur du Démiurge, exactement le daïmon de Socrate, Kant ne conçoit le Nombre que comme un chiffre ou une clé pour décrypter le subconscient. Où le premier dénombre, le deuxième déchiffre.

Or, précisément, c’est le mépris de la « dialectique profonde » au profit du Nombre qui a fait l’échec de Platon quand il tentait de formuler son utopie : la République. Car la cité future, d’Amour, devait être essentiellement dialectique et polarisée. Mais il manquait à Platon la connaissance ou la compréhension de cette polarité, encore inconnue ou à peine suggérée par Empédocle, si bien que son Eros demeure hermétique ou savant.

De même, c’est le mépris du nombre (et, particulièrement, son ignorance du maniement de l’inversion mathématique) au profit de la « dialectique profonde » qui fait l’échec de Kant, quand il tente de créer son utopie : la Société Civile. Aux 3 restrictions qu’il s’impose correspondent les 3 visions de l’Histoire future auxquelles il parvient :

a) une caducité croissante : ce sera l’entropie, que révèlera la 2ème loi de la thermodynamique. Toute causalité étant nécessité et le sens du temps cause/effet ne conduisant qu’à la mort, il n’y a pas de renaissance possible. L’humanité ne peut aller que d’un âge d’or originel (la cohérence parfaite) à un désordre croissant;

b) une amélioration constante (depuis l’hétérogénéité d’origine), ce sera la notion matérialiste du Progrès, tendant de fait à une homogénéité parfaite, à une autre sorte de mort paradisiaque : le futur âge d’or;

c) un éternel balancement du pire au mieux.

Le philosophe rejette comme monstrueuse la première hypothèse et, comme irréalisable, la seconde. Si le chemin de la perfection est imaginable, sa finalité nous échappe; ou, pour mieux dire, « la perfection n’est qu’une idée, elle n’est pas une possibilité réelle ».

Quant à la troisième hypothèse, l’alternance, elle ne conduit qu’à un étatisme d’où seraient exclus à la fois « le droit à la révolte » et « le droit à la tyrannie ». En sorte que l’Archetypus de Kant demeure seulement dialectique et son Utopie une conformité, alors que la cité future (de Liberté), si elle advient, devra être créatrice et potentialisante.

Illustration Pierre-Jean Debenat

En 1796, s’avouant que la Raison demeure impuissante ici – et sa propre Critique dérisoire – Kant ne craindra pas de prévoir une « nouvelle scolastique », un simple « langage d’école » dans les sociétés de l’avenir[1].

Dès 1784, il aura glorifié l’absolutisme des Princes et refusé le chemin de la tolérance au profit de la soumission. Son époque est « mauvaise », « atteinte de barbarie », mais il continue à croire en l’avenir. Lorsque cette croyance se fera totalement utopique, il devra renoncer à l’enseignement (1796).

De 1798 à sa mort (1804), il sombrera dans une démence sénile. Ce sera dans cette période qu’il tentera – vainement – d’atteindre au Chiffre.

Ses œuvres les plus importantes auront tenu en ces quinze ans : 1781/1796, 2159 ans  après l’œuvre de Platon (-378/-263 pour l’essentiel) et sa mort est survenue 2 151 ans après celle du Grec (-347/1804). Kant a vécu 80 ans et Platon 83 ans, en sorte que 2 154 ans séparent leurs naissances : -430/1724).

Telle est la correspondance la plus notable entre les deux philosophes. L’un a vécu la fin de la Vierge et l’autre la fin du Roi, au seuil tous deux de la même « saison » précessionnelle : le triomphe universel de la Raison.

Quand meurt le Grec l’étoile d’Alexandre se lève; celle de Napoléon quand l’Allemand meurt.

Les successeurs : Hegel

A la correspondance des temps s’en ajouteront bientôt cent autres.

Avec Philippe et Alexandre, la Macédoine prend sur la scène du monde la place qu’y ont tenue naguère encore la Grande Perse, puis les cités grecques : l’avenir est aux petits Etats hellénistiques, dont les technites chaldéens feront ce qu’on sait.

Avec les armées de la République, du Consulat et de l’Empire, la France prend la place qu’ont tenue naguère encore la Grande Espagne et les divers Islams : l’avenir est aux petits Etats européens dont quinze ou vingt esprits judaïsant : Darwin, Marx, Freud, Einstein, Lénine feront ce que nous voyons. C’est la Révolution française qui a donné aux juifs leur statut de citoyens, mais c’est Napoléon qui les a libérés dans toute l’Europe, instituant leur Sanhédrin et glorifiant au-dessus de toutes les entités leur dieu de Justice.

Pas plus qu’Aristote n’était chaldéen, Hegel n’est juif. Mais, comme le système du premier ramenait des formes platoniciennes à l’exaltation de la matière, le système du second ramène de la subjectivité kantienne à l’objectivité scientiste.

Comme, aux 4 de Platon, mal définis, Aristote substituait les Qualités, d’où allait naître toute la science technite, aux 3 de Kant, mal définis, Hegel supplée par la Thèse, l’Antithèse et la Synthèse, d’où naîtront non seulement la science académique du 19ème siècle mais, en menant jusqu’à son terme le recours au Fait (contre le Mythe), toute l’économie marxiste, l’évolutionnisme darwinien et la psychanalyse freudienne.

Pour Aristote comme pour Hegel, c’est d’abord le recours à la causalité. Mais c’est aussi la haine de la voie inverse : le rejet du délirant (platonicien naguère, aujourd’hui marginal, idéaliste, rétrograde, à enfermer).

Retenant seulement du système kantien la mise en parenthèse de la  « transcendance », mais niant la priorité du subjectif sur l’objectif, mille savants prétendront que l’Objet est connaissable – ou observable, sinon – et le prouveront par un flot de trouvailles techniques sans exemple dans le passé.

Pas plus qu’Aristote naguère, Hegel n’a désiré de tels disciples. La preuve en serait aisée à administrer : par son sens rigoureux, encore kantien, de la Loi; par sa connaissance des Eres successives de l’humanité et de leur déclin fatal, suivi d’un renouveau; par son affirmation que l’En-soi se réalise, de même que l’humanité, par cycles successifs et que le JE est nombre; par le sens prophétique qu’on ne peut lui dénier (l’Avenir appartient à l’Amérique du Nord), etc. Mais, plus que tout autre, il a omis de se considérer comme contenu dans le Réel (espace et temps); il s’est cru en mesure de décréter des lois qui régiraient l’univers. En oubliant qu’on ne juge que du dehors et que nul homme ne peut se dire hors de ce qui est.

Par cette brèche se sont engouffrés toutes les sciences d’abord, puis tous les systèmes politiques, économiques, sociologiques, ethnologiques, astrophysiques et médicaux qui n’ont pas fini de proliférer. Or, à chaque système correspond une application restreinte, puis universelle. A chaque application une nouvelle restriction de la liberté individuelle, une nouvelle hécatombe, une nouvelle pollution, une nouvelle destruction de biens irrécupérables, dans le renversement du progressisme juif à l’expression contemporaine de la Tyché des Hellénistes : « On n’arrête pas le progrès ».

Puis, ce temps aussi se retourne, et de nouveaux précis ridicules voient le jour, qu’il reste à étudier.

Jean-Charles Pichon


[1] On ne compare pas sans surprise cette vision à celle de Nietzsche, dont la philosophie ne doit guère à Kant; c’est la même société « non vraie » et sans vertu, en laquelle les deux penseurs voient l’antichambre de la Liberté. Cette socialisation, d’une part fanatisée et de l’autre imposteuse, que seront, d’une manière quelconque, tous les Etats de la Terre avant la fin de ce siècle…

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